Le « racisme systémique » selon Éric Fassin (par B. Straehli)

En analysant minutieusement un article où Éric Fassin tente d’exposer et de justifier la notion de « racisme systémique », Benjamin Straehli1 en montre les incohérences et révèle l’inconsistance logique de son emploi. La force de la démonstration qu’on va lire vient de ce qu’elle prend au sérieux, en les appliquant rigoureusement, les critères et les propriétés qu’un défenseur de ce prétendu concept définit lui-même. On a là un cas d’école qui illustre « la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs ».

Introduction

Dans un article publié en 20222, Matt Lutz met en question de façon pertinente la notion de « racisme systémique ». D’un côté, reconnaît-il, le phénomène que cette expression est censée désigner existe bel et bien : dans les sociétés occidentales, les personnes non blanches sont surreprésentées parmi les chômeurs, les prisonniers, les pauvres… Il y a donc bien un ensemble d’inégalités sociales corrélées à l’origine ethnique ou à la couleur de peau. D’un autre côté, dénonce-t-il, le vocable est trompeur, car il donne l’impression illusoire que l’on a expliqué le phénomène, quand on lui a simplement donné un nom. Son emploi incite en effet à dire que les personnes non blanches sont discriminées parce qu’il y a un racisme systémique ; mais si on demande ce que veut dire l’expression « racisme systémique », on s’entendra répondre : cela signifie que les personnes non blanches subissent des discriminations. Matt Lutz rapproche ce discours de la merveilleuse explication qu’offre, dans Le Malade imaginaire de Molière, la médecine au sujet du pouvoir soporifique de l’opium : il fait dormir parce qu’il y a en lui une substance dormitive dont la vertu est d’assoupir les sens. Dans les deux cas, relève-t-il, il ne s’agit que de donner un faux vernis scientifique à une plate tautologie. Un tel procédé détourne les esprits d’une véritable recherche des mécanismes qui produisent ou entretiennent le phénomène ainsi nommé, tout autant que d’une recherche rationnelle des meilleurs moyens de le combattre.

L’effet souligné par Matt Lutz a de quoi susciter la perplexité. Pourquoi l’expression « racisme systémique » est-elle spontanément perçue comme véhiculant une certaine explication d’un phénomène social, et non comme un simple nom donné à ce phénomène par pure convention ? La réponse est sans doute que le mot même de racisme est également, et même d’abord, porteur d’autres significations : il désigne aussi les théories affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines, ainsi que des comportements punissables selon la loi. Il n’y a personne qui, face au mot « racisme », pense uniquement à un ensemble d’inégalités sociales, indépendantes des intentions des membres de la société ; le mot évoque inévitablement une intention malveillante de défendre une prétendue supériorité blanche, et c’est bien pourquoi, en disant que « la société est raciste de façon systémique », on produit l’illusion d’avoir expliqué les difficultés rencontrées par les personnes non blanches, même si on n’a fait que leur donner un nom.

Néanmoins, pourrait-on se demander, ne s’agirait-il pas là, tout simplement, d’un échec du grand public à saisir le sens exact d’une notion, ou même d’une confusion entretenue à dessein par les adversaires de cette dernière, pour la discréditer ? L’objet du présent article est de montrer que la confusion conceptuelle peut bien venir, au contraire, de défenseurs de la notion, et non des plus ignares. J’entends le faire en prenant pour exemple un article d’Éric Fassin, « Les coupables, ce sont les victimes », publié d’abord sur le site de l’Obs- 3 le 9 avril 2021, puis republié sur son blog le 9 juin 2021 sous le titre « Qu’est-ce que le racisme ? La définition en procès »4 . Ce texte relève de ce que l’on pourrait appeler de la vulgarisation militante ; l’auteur, enseignant-chercheur en sociologie, s’appuie sur ses compétences en ce domaine pour s’adresser au grand public et le persuader qu’il est pertinent de parler de racisme systémique, ainsi que de prendre parti pour différents mouvements ou individus qui disent le combattre : le comité Adama Traoré, Sud-Éducation 93, Taha Bouhafs, etc. Ce que j’appelle ici vulgarisation militante est une démarche parfaitement légitime : si un chercheur estime que certains faits ou notions, dont ses travaux l’amènent à prendre connaissance, justifient certaines prises de position politiques, il est normal qu’il le fasse savoir à un large public, pourvu que sa présentation de l’état des connaissances soit juste. Mon propos n’est donc nullement d’accuser Éric Fassin de confondre recherche et militantisme ; c’est à dessein que je prends pour objet d’étude un texte qui ne prétend pas appartenir à la littérature académique : il s’agit pour moi de mettre en évidence les failles d’un discours adressé au grand public, par quelqu’un dont les titres feraient espérer la meilleure qualité possible dans cet exercice.

Controverse théorique ou querelle de mots ?

Dès le début de son texte, Éric Fassin présente l’introduction de l’expression « racisme systémique », non comme une simple convention terminologique, mais comme un progrès dans la connaissance. Il va jusqu’à parler de « changement de paradigme », indiquant ainsi qu’il y aurait eu un bouleversement dans la compréhension théorique que l’on peut avoir du racisme : jusque dans les années 1980, on aurait cru que le racisme était une idéologie partagée par certains individus, puis on se serait rendu compte qu’il était en réalité un ensemble de mécanismes sociaux produisant des discriminations dont sont victimes les personnes « racisées », et ce même si elles ne sont pas confrontées à des partisans de l’idéologie raciste.

Une telle présentation des choses a de quoi étonner. C’est un fait qu’il y a des discours affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines. C’est aussi un fait que dans la société, les personnes d’une certaine origine ethnique ou d’une certaine couleur de peau peuvent rencontrer plus de difficultés que les autres, même si elles n’ont affaire qu’à des interlocuteurs rejetant l’idéologie raciste. Il y a donc là deux phénomènes, entretenant sans doute entre eux des rapports complexes, mais pouvant probablement exister indépendamment l’un de l’autre. Le bon sens suggérerait de donner un nom distinct à chacun des deux. Pour qu’il y ait là, au contraire, deux théories sur la nature de quelque chose qui s’appellerait « racisme », encore faudrait-il qu’il y ait d’abord un consensus pour appeler de ce nom un seul et même phénomène ; on pourrait alors, dans un second temps, s’interroger sur la nature de ce dernier. Mais la raison d’être de l’article d’Éric Fassin est justement l’absence d’un tel consensus : son but est de contester que Linda Kebbab soit victime de racisme quand Taha Bouhafs la traite d’« Arabe de service »5 ; il n’y a donc pas deux théories concurrentes de la même chose, mais une controverse quant au choix de ce qu’on appellera d’un certain nom. Un esprit soupçonneux pourrait se demander si, en tentant de faire passer cela pour une révolution scientifique, Éric Fassin ne cherche pas tout bonnement à masquer le véritable but de la manœuvre : pouvoir décider arbitrairement à qui on va infliger ou épargner le qualificatif infamant de « raciste ».

L’usage incohérent d’une notion

Cette première critique est cependant insuffisante. Il faut en effet nous pencher sur la justification qu’Éric Fassin donne de ce choix terminologique. Il s’agit, selon lui, de changer la question que l’on se pose : « Non plus : qui est raciste ? Mais : qui subit le racisme ? C’est donc renverser le point de vue, en délaissant l’idéologie pour s’attacher à l’expérience des discriminations qui constitue ces personnes que l’on nomme désormais racisées. » On aurait donc là une définition minimale du phénomène qu’il conviendrait d’appeler « racisme » : l’expérience des discriminations. Le progrès théorique aurait alors consisté à comprendre que les discriminations n’étaient pas systématiquement dues à l’idéologie des gens, mais à des mécanismes structurels indépendants de cette idéologie. Il y aurait donc bien remplacement d’une théorie par une autre, quant à la cause d’un certain phénomène.

Un tel point de vue peut être cohérent dans l’absolu ; néanmoins, dans le contexte de l’engagement militant d’Éric Fassin, il crée une grave difficulté. En effet, s’il faut appeler racisme les mécanismes qui conduisent à la discrimination de certaines populations, il faut s’attendre à ce que, parmi ces causes, puissent également figurer certaines conduites des populations en question. S’il faut, comme Éric Fassin y invite, qualifier une institution de « raciste » dès lors que les personnes « racisées » y sont sous-représentées, il est tout à fait possible, par exemple, que cette sous-représentation soit en partie due à une pression des communautés détournant les individus de s’engager dans cette institution. On en viendrait alors à considérer des victimes de racisme comme coupables de racisme envers elles-mêmes. La notion de racisme systémique, telle qu’Éric Fassin l’explique, mène logiquement à une telle conclusion.

Or c’est précisément contre cette idée que son texte est écrit. Comme le montre le premier titre de l’article, l’objectif affiché est de lutter contre un discours qui ferait, de ceux que l’auteur considère comme les victimes du racisme, ses nouveaux responsables. On comprend alors aisément le parti qu’il croit pouvoir tirer de l’idée de racisme systémique : suivant cette notion, les militants noirs ou arabes qui ont la sympathie d’Éric Fassin ne sauraient être coupables de « racisme anti-Blancs », puisque les Blancs, n’étant pas victimes de discriminations systémiques, ne peuvent pas être victimes de racisme.

Mais la notion de racisme systémique n’est ni suffisante, ni toujours d’une grande aide, pour qui veut ainsi laver les militants ou les « racisés » de l’accusation de racisme, et les contorsions auxquelles l’auteur se livre pour y parvenir sont frappantes. Relevons en premier lieu ce qu’il dit de l’antisémitisme. Selon lui, le travestissement des victimes de racisme en coupables se serait fait en plusieurs étapes :

« La première, c’est l’invention du « nouvel antisémitisme », que Pierre-André Taguieff qualifie plus précisément de « nouvelle judéophobie » : à la différence de l’ancien, dont il prendrait le relais, il serait ancré à gauche ; en outre, c’est dans les « banlieues », autrement dit les classes populaires issues de l’immigration, qu’on le rencontrerait surtout. Sur ces deux points, c’est bien l’ancêtre de l’islamo-gauchisme, notion que l’on doit aussi à Pierre-André Taguieff. Or les enquêtes empiriques de la CNCDH « nuancent » pour le moins cette hypothèse : selon le rapport annuel de 2016, aujourd’hui comme hier, « le rejet des juifs va de pair avec celui des musulmans, des étrangers, des immigrés. » Le vieil antisémitisme n’a pas été remplacé par le nouveau. »

À lire ces lignes, qui ne croirait que le rapport de 2016 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a montré l’absurdité de la notion de « nouvel antisémitisme » ? En citant entre guillemets le verbe « nuancent », effectivement employé dans le texte de la Commission à ce sujet6, et en ajoutant « pour le moins », Éric Fassin suggère que ce verbe serait un euphémisme. En réalité, pour qui prend la peine de lire ce rapport, les choses apparaissent sous un jour bien différent. La Commission conteste bien que le nouvel antisémitisme chasse l’ancien, en relevant que « les opinions restent structurées par les stéréotypes liés au pouvoir, à l’argent, à la suspicion de double allégeance, bref au vieil antisémitisme »7. Mais c’est après avoir souligné, dans la même phrase, qu’il en va tout autrement des « actes antisémites, très liés, depuis le déclenchement de la Seconde Intifada, aux péripéties du conflit israélo-palestinien ». Ce rapport reconnaît donc bien la réalité du « nouvel antisémitisme » ; on pourrait, en conséquence, faire ironiquement remarquer à Éric Fassin que cette notion semble être au moins aussi légitime que celle de « racisme systémique ».

Mais ce dernier concept conduit, pour sa part, à une étrange contradiction quand il s’agit de laver Taha Bouhafs de l’accusation de racisme. Rappelons que le texte a été republié sur le blog de l’auteur, peu de temps avant le procès qui a abouti à la condamnation du militant pour avoir traité Linda Kebbab d’ « Arabe de service ». Cette insulte faisait suite à une déclaration de cette porte-parole du syndicat policier Unité SGP FO, contestant que les circonstances de la mort d’Adama Traoré soient comparables à celles de la mort de George Floyd. Taha Bouhafs insinuait ainsi que Linda Kebbab n’aurait été qu’une marionnette aux mains d’un pouvoir blanc, mise sur le devant de la scène pour dissimuler le racisme de la police. On comprend bien que le fait d’avoir à subir ce genre d’insulte constitue, pour une femme arabe, un obstacle à surmonter pour s’engager dans la police et y prendre des responsabilités professionnelles ou syndicales. Si l’on prend au sérieux la justification donnée par Éric Fassin lui-même de la notion de racisme systémique, à savoir qu’il faut prendre en compte l’expérience réelle des personnes « racisées », la conclusion logique serait que la syndicaliste est bel et bien, en l’occurrence, victime de racisme. Les insultes dont les policiers arabes peuvent être la cible, de la part d’autres Arabes, en tant que prétendus traîtres à leur ethnie, font manifestement partie des mécanismes sociaux qui peuvent, en dissuadant de s’y engager, contribuer à la sous-représentation des Arabes dans la police, et donc à son « racisme systémique ».

Il était donc impossible de s’appuyer vraiment sur cette notion pour innocenter Taha Bouhafs, et c’est pourquoi, sans le dire, Éric Fassin change subrepticement sa définition du racisme quand il commente cette affaire. Son argument consiste en effet à dire que l’insulte ne vise pas « tous les Arabes », mais un trait accidentel de certains d’entre eux (être au service d’une institution jugée raciste) ; l’insulte serait donc politique et non raciste. On voit que suivant ce raisonnement, pour être raciste un propos ou un acte doit viser tous les membres d’un groupe ethnique, en raison de leur appartenance même à ce groupe, et non en raison d’un comportement particulier de certains d’entre eux. Un tel critère n’a évidemment rien à voir avec la définition du racisme donnée au début de l’article, à savoir les mécanismes sociaux conduisant à la discrimination de certains groupes ethniques. On pourrait, bien sûr, se dire que, puisqu’il s’agit d’une affaire devant être jugée au tribunal, ce qui compte est le sens que le législateur donne à la notion d’injure à caractère raciste, et non la définition du sociologue. Mais le texte d’Éric Fassin n’invite nullement à faire cette distinction, et présente les choses comme si son explication même du « racisme systémique » ruinait l’accusation de racisme portée contre Taha Bouhafs.

L’incohérence devient plus forte encore si, armé de ce nouveau critère de racisme, on se penche sur d’autres exemples donnés précédemment dans le texte. Comme on peut s’y attendre, l’article ne manque pas de présenter les « lois à répétition visant le voile » comme l’expression d’un racisme d’État. D’après la définition donnée du racisme systémique, cela pourrait encore se comprendre : on pourrait dire, par exemple, que la loi interdisant à une lycéenne de l’enseignement public d’entrer voilée dans son établissement, en s’opposant à une prescription religieuse, crée une difficulté que rencontreront surtout des élèves arabes ou noires, malgré le nombre non négligeable de converties blanches. Bien sûr, on pourrait toutefois s’amuser à renverser le raisonnement, et soutenir que dans une institution qui prétend éduquer les élèves à l’égalité entre hommes et femmes, ce serait faire preuve de racisme systémique que de s’accommoder de la présence du voile : en effet, cela contribuerait à présenter l’égalité comme un privilège de Blanche, tandis qu’il serait normal que des Arabes et des Noires se soumettent à une règle issue de traditions misogynes de l’Antiquité, et justifiée aujourd’hui encore par des discours ouvertement sexistes (que l’on songe aux inénarrables prédicateurs appelant à considérer la femme comme une perle précieuse à protéger, et non comme une marchandise sur un étalage). Mais tâchons maintenant d’appliquer le critère au nom duquel Éric Fassin innocente les insulteurs tels que Taha Bouhafs : une loi comme celle de 2004 ne vise pas toutes les musulmanes, encore moins toutes les Arabes ou toutes les Noires, et elle ne s’en prend qu’à un trait accidentel, pour parler comme l’auteur, de certaines d’entre elles, la décision de se soumettre à une certaine prescription religieuse, décision qui est loin d’être partagée par toutes. Selon ce critère, il faudrait alors conclure que cette loi n’a rien de raciste.

Conclusion

Confusion savamment entretenue entre convention terminologique et controverse sur la nature d’un phénomène, incohérences répétées dans l’usage de la notion de racisme et dans la manière de la définir, zeste de mauvaise foi sur la question de l’antisémitisme : l’article d’Éric Fassin, dont l’auteur a visiblement été suffisamment fier pour le publier deux fois, est particulièrement mauvais. Il constitue un véritable cas d’école, s’il s’agit d’illustrer la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs.

Il n’y a, certes, aucune conclusion à en tirer quant à la qualité de ses travaux académiques, dont ce texte ne fait pas partie. Et il serait hasardeux d’en tirer des conclusions générales sur la notion de racisme systémique, qui ne peut être tenue pour responsable de tout ce que l’on écrit sur elle. La question qui a servi de point de départ à mon examen était de savoir si la confusion que semble véhiculer cette notion, et qui est relevée par Matt Lutz, provient uniquement d’une incompréhension de la part du grand public. Une lecture critique de l’article d’Éric Fassin suggère une autre hypothèse : le mal pourrait venir de la façon même dont les promoteurs les plus experts de la notion en font la publicité. Cette hypothèse ne pourrait être confirmée que par l’examen d’un grand nombre d’autres textes ; je ne peux conclure ici qu’à l’inconsistance de celui que j’ai critiqué.

Notes

1 – Benjamin Straehli est professeur de philosophie au lycée Jean Zay de Jarny (Meurthe-et-Moselle).

2 – Matt Lutz, « The Problem With Systemic Racism” », Persuasion, mis en ligne le 24 janvier 2022, URL : https://www.persuasion.community/p/the-problem-with-systemic-racism (consulté le 29 octobre 2023)

5 – Taha Bouhafs avait qualifié ainsi Linda Kebbab en 2020, sur Twitter, après une déclaration de cette dernière visant à défendre la police. Il a été condamné pour cela en 2021, quelque temps après la publication de l’article d’Eric Fassin.

6 – Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2016, Rapport présenté à Monsieur le Premier Ministre, La documentation Française, 2017, p. 116. Rapport téléchargeable sur le site https://www.cncdh.fr/publications/rapport-2016-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie, consulté le 29 octobre 2023.

7 – Ibid.

2 thoughts on “Le « racisme systémique » selon Éric Fassin (par B. Straehli)

  1. Ping : “Racisme systémique” : avec Benjamin Straehli, les glissements de la critique explicite à la négation implicite, par le jeu de la division “républicaine” entre “racisés”… – Du racisme social en Europe e

    1. Benjamin Straehli via Mezetulle

      Mezetulle a reçu la réponse de Benjamin Straehli à l’article référencé par le « ping » ci-dessus :
      ******
      Réponse à une réfutation

      Un auteur de blog anonyme m’a fait l’honneur de publier un article entier consacré à la réfutation de mon texte sur Éric Fassin. Curieusement, tout en rejetant ma thèse, selon laquelle la notion de « racisme systémique » véhicule, dans le débat public, des confusions qui proviennent de la façon même dont ses promoteurs l’expliquent, l’auteur semble surtout chercher à confirmer cette thèse par son propre exemple.

      Comme je soutenais que le propos d’Éric Fassin était truffé d’incohérences dans la façon de définir le racisme et d’employer le mot, on aurait pu s’attendre à ce que le contradicteur montre en quoi ce reproche serait infondé. Au lieu de cela, il propose une autre explication de la notion de racisme systémique : elle ne désignerait, certes, pas simplement les théories sur l’existence et l’inégalité des races, mais pas seulement non plus les comportements qui peuvent conduire à ce que des personnes soient discriminées en raison de leur prétendue race ; le racisme serait « l’articulation entre ces pratiques et ces théories ». Ce qu’il faut entendre par « articulation » n’est pas précisé. Que penser de cette explication ? On pourrait sans doute décider d’employer l’expression « racisme systémique » en ce sens, mais cela ne semble guère cohérent avec ce qu’en dit Éric Fassin. Ce dernier, en effet, insiste sur l’indépendance des mécanismes discriminatoires à l’égard de l’intention des agents qui les perpétuent, et renvoie à un de ses articles plus anciens, où il affirme qu’il est justifié de parler de « racisme sans racistes ». Mais on ne voit pas bien comment ce serait possible si, comme mon contradicteur anonyme, on définissait le racisme par l’articulation de ces pratiques sociales avec des théories raciales. Considère-t-il donc qu’Éric Fassin aurait mal expliqué la notion de racisme ? Visiblement non, puisqu’il affirme que le sociologue ne ferait que « rappeler des évidences ». Comprenne qui pourra.

      Il semble d’ailleurs, à lire cet article de blog, que l’adjectif « raciste » ait encore un sens tout autre que la définition qui a été donnée du racisme. Sinon, comment pourrait-on y trouver l’affirmation que « des Blancs peuvent être visés par un propos raciste, […] mais ils ne peuvent jamais faire l’expérience d’un racisme anti blanc » ? Il faut donc comprendre qu’un propos raciste, ce n’est pas nécessairement du racisme. Hormis une poignée de militants, qui adoptera, ou même prendra au sérieux, une manière de parler aussi étrange ? L’auteur déclare ne pas saisir ce que vient faire la référence à Molière dans le texte de Matt Lutz et le mien. En effet, dans son propre cas, on songerait plus encore à un autre satiriste du Grand Siècle. Devant l’usage qu’il fait des mots, comment ne pas le rapprocher des dominicains tels que Pascal les présente dans les Provinciales, qui décident d’appeler « grâce suffisante » une grâce qui selon eux ne suffit pas ? Le plus drôle est que cette bizarrerie n’était nullement nécessaire pour exprimer ce que l’auteur veut apparemment dire dans ce passage, à savoir que se faire traiter occasionnellement de « sale Blanc » crée beaucoup moins de problèmes, dans l’existence, que se voir refuser un logement ou un emploi en raison de sa couleur de peau, expérience que les Blancs ne risquent guère de faire. Il n’y avait certes pas besoin, pour formuler cette vérité, de le faire en cultivant le paradoxe jusqu’à une ridicule contradiction dans les termes.

      Mais s’il vaut la peine de répondre à cet article, c’est surtout parce qu’il témoigne d’un malentendu que bien des lecteurs pourraient commettre de bonne foi, et ce, qu’ils soient favorables ou hostiles à mon propos. Rappelons ce dont il s’agit dans mon texte. Je m’efforce de montrer que l’usage que fait Éric Fassin de la notion de racisme est inconsistant, puisque les définitions qu’il en donne semblent pouvoir entraîner tout aussi bien des conséquences contraires aux conclusions qu’il défend, et que d’un cas à l’autre, il fait varier les critères en vertu desquels il déclare que quelque chose est raciste ou ne l’est pas. En tirant ainsi les conséquences de ses propres définitions, je ne les reprends donc évidemment pas à mon compte, mais je ne cherche pas non plus à les remplacer par une autre : on ne trouvera, dans mon texte, aucune définition du racisme qui serait la mienne. En conséquence, aucun des jugements envisagés sur les cas évoqués (l’affaire opposant Linda Kebbab à Taha Bouhafs, et la question du voile) n’est affirmé pour vrai. Je ne fais qu’indiquer comment on pourrait les tirer des arguments de l’auteur que je critique. Mon seul but est de mettre en évidence l’arbitraire des jugements qu’il soutient lui-même, en montrant que ses propres principes autoriseraient tout autant des conclusions opposées. Cette méthode ne peut pas, logiquement, trancher entre les divers jugements possibles, et mon contradicteur s’abuse quand il commente ces exemples en m’attribuant la volonté de montrer dans quel camp je me situe à ce sujet.

      De même, quand l’auteur du blog anonyme prétend que selon moi, les inégalités s’expliqueraient « principalement » par les comportements des personnes « racisées », il formule là une thèse que je n’ai nullement avancée. Je me suis contenté de souligner que, si on entend par « racisme systémique » l’ensemble des mécanismes sociaux produisant les discriminations raciales, alors il était logiquement possible que cela nous amène à qualifier aussi comme racistes certains de ces comportements, si un lien causal peut être établi entre eux et ces mêmes discriminations. Il se pourrait, bien sûr, que cette possibilité théorique ne corresponde à aucune réalité, et que l’enquête sociologique aboutisse à la conclusion que seule la politique des institutions, ou encore les efforts des classes favorisées pour défendre leurs privilèges, expliquent ces inégalités. C’est ce que semble suggérer l’auteur anonyme. Mais le fait-il parce que c’est effectivement ce que la recherche a établi, ou est-ce simplement une décision prise a priori, quand on parle de « racisme systémique », de n’envisager que les facteurs dont on peut attribuer la responsabilité à ceux qui sont en position de pouvoir au sein du « système » ? Soulever cette question, ce n’est aucunement nier l’existence de ces facteurs, contrairement aux intentions que me prête l’auteur.

      Soutenir une thèse sur ces réalités impliquerait, de ma part, non seulement de donner moi-même une définition du racisme, ce que je ne fais pas, mais aussi, et sur ce point je peux donner raison à l’auteur, d’examiner la littérature académique sur les discriminations. Ce n’était pas mon propos, même si j’admets que ce serait là un travail plus important et plus intéressant que celui que j’ai effectué ; mais je le laisse à ceux qui ont pour cela « les capacités » qui me manquent selon mon contradicteur. Il m’était néanmoins possible, et je ne m’en suis pas privé, de faire remarquer que dans son usage des sources concernant les faits, Éric Fassin peut se montrer singulièrement cavalier, par exemple quand il cite le rapport de la CNCDH au sujet de l’antisémitisme. Sans rien répondre à cette remarque, l’auteur anonyme prétend que si j’ai cité ce rapport, ce ne serait pas pour critiquer l’usage qu’en fait le sociologue, mais pour me donner l’air de dénoncer l’antisémitisme, afin de masquer ma supposée proximité idéologique avec l’extrême-droite. Cette interprétation saugrenue ne suffisant apparemment pas encore à m’accabler, l’auteur m’attribue la thèse fantaisiste selon laquelle « le racisme, de la part de Juifs, n’existe pas », ce que je n’ai bien sûr écrit nulle part.

      Malgré les multiples aberrations que contient la critique, il valait la peine d’y répondre, car on pourrait de bonne foi commettre le contresens auquel elle invite : croire que mon texte vise à soutenir une thèse sur les causes réelles des discriminations, ou sur le caractère, raciste ou non, de certains faits. L’auteur commet-il réellement ce contresens ? Il est bien conscient que je ne tiens pas les propos qu’il me reproche, aussi soutient-il que je veux les insinuer. Toutes les précautions que je prends pour indiquer les limites de mes conclusions sont interprétées par lui comme une posture hypocrite. Il n’y a aucun moyen de convaincre ceux qui décident d’adopter un tel principe d’interprétation ; le véritable débat n’est possible que si l’on admet qu’un texte peut ne rien vouloir dire de plus que ce qui s’y trouve écrit.

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