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Wokisme et théorie critique de la race (par Thierry Foucart)

Thierry Foucart1 se penche sur la théorie critique de la race et ses appendices « wokistes » ; il analyse notamment les arguments de « l’autodépréciation » et de « la société blanche » pour en montrer les biais, les incohérences, et les points aveugles. Par ses nombreuses confusions, cette théorie ne respecte pas les règles les plus élémentaires des sciences sociales. En attribuant un comportement odieux à un groupe uniquement d’après la couleur de la peau de ses membres (ce qui n’est rien d’autre que du racisme), elle avoue son caractère purement idéologique.

La théorie critique de la race, apparue au milieu des années 1980 aux États-Unis, est peu à peu diffusée dans l’ensemble du monde occidental. Bien qu’elle se présente comme une théorie scientifique, elle exerce son influence par l’exploitation de l’empathie des individus, par la satisfaction de leurs désirs conscients ou inavoués, et perçoit les sociétés occidentales comme une gigantesque conspiration agissant dans l’intérêt de la « société blanche ». Sa défense systématique de personnes se considérant comme des victimes lui assure un succès dont on doit s’inquiéter. En confondant l’inégalité et l’injustice, le savoir et la croyance, le ressenti et la réalité, la relation numérique et la relation causale, l’incertitude et la vérité, l’intuition et l’esprit critique, la neutralité et l’engagement, elle ne respecte pas les règles les plus élémentaires des sciences sociales. En justifiant les actions « wokistes » comme les dégradations de statues de personnages historiques jugés racistes ou les contestations virulentes de la compétence de certains professeurs, elle n’apporte aucune solution aux difficultés qu’elle prétend résoudre.

Multiculturalisme et théorie critique de la race

L’idée fondatrice du multiculturalisme est une théorie de la construction des identités individuelles et communautaires2. Selon cette théorie, ces identités dépendent du regard que les autres, famille, amis, relations, collègues de travail, membres d’une autre communauté, portent sur chacun. Ce regard peut avoir un effet bénéfique s’il est valorisant, ou inversement négatif lorsqu’il est méprisant, agressif ou systématiquement critique. Dans ces derniers cas, il suscite “l’autodépréciation” de la personne ou de la communauté observée, que les psychologues définissent par l’atteinte de l’estime de soi conduisant l’individu à majorer ses difficultés et son impuissance à les régler. Cette autodépréciation peut être provoquée, selon cette théorie, par l’entourage : « Une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes. La non-reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate de l’identité d’un individu peut lui causer du tort et constituer une forme d’oppression en l’emprisonnant dans une manière d’être fausse, déformée et réduite »3.

Cette théorie est déjà appliquée dans les sociétés occidentales, où il existe des lois interdisant les commentaires négatifs sur toute communauté : on a le droit de critiquer une religion, une idéologie, pas ceux qui les défendent et les diffusent. C’est une nuance parfois difficile à comprendre, et la confusion entre communauté de croyants et croyance suscite de nombreux recours judiciaires. La liste des personnalités accusées et parfois condamnées pour ce genre de déclaration est impressionnante. Anne-Marie Le Pourhiet en donne une liste qui n’a cessé de s’allonger depuis sa publication en 2005 : « Renaud Camus, Michel Houellebecq, Oriana Fallaci, Edgar Morin, Olivier Pétré-Grenouilleau, Max Gallo, Élisabeth Lévy, Paul Nahon, Alain Finkielkraut »4. Le cas de l’historien anglo-américain Bernard Lewis, condamné en 1995 en France pour avoir nié le caractère génocidaire du massacre des Arméniens au début du XXe siècle (avant le vote de la loi interdisant cette contestation), est typique de cette difficulté : on lit, dans les attendus du jugement, que « ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation »5. Inversement, la publication par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet a très profondément blessé les musulmans, mais dans ce cas précis, la justice n’a pas condamné cette publication. On peut s’interroger sur la cohérence entre ces deux jugements.

Cette construction de l’identité donne une interprétation particulière des faits historiques énoncés et admis par Taylor6 :

  1.  « Dans les sociétés patriarcales, les femmes ont été amenées à adopter une image dépréciative d’elles-mêmes. »
  2.  « Une analyse a été faite à propos des Noirs : depuis des générations, la société blanche a donné d’eux une image dépréciative à laquelle certains n’ont pas eu la force de résister.»
  3.  « Récemment, une analyse similaire a été faite pour les peuples indigènes et colonisés en général. On estime que, depuis 1492, les Européens ont donné d’eux une image inférieure et “non civilisée” et qu’ils ont été capables d’imposer cette image aux peuples subjugués par la force. »

Initialement, c’était la réalité humaine et sociale aux États-Unis que prétendait représenter cette théorie. Elle est complétée depuis les années 1980 par la théorie critique de la race, qui « est à l’évidence un phénomène typiquement américain et stipule que le racisme serait omniprésent et agirait à chaque instant et sans relâche en défaveur des personnes de couleur, qui en sont conscientes, et au profit des Blancs. Ces derniers compteraient parmi leurs nombreux privilèges le fait de pouvoir vivre sans ne jamais avoir à prendre conscience de l’ampleur de ce racisme ambiant jouant à leur avantage »7. Ces nombreux « privilèges » constituent ce qui est appelé couramment « le privilège blanc », bien qu’il n’existe aucune disposition administrative ni législative qui avantage les Blancs par rapport aux autres. Les populations victimes de ce racisme en Amérique seraient les descendants des Amérindiens à partir du XVIe siècle et des esclaves originaires d’Afrique noire, et en Europe, les immigrés qui arrivent des anciennes colonies et les populations de ces dernières. Malgré cette différence essentielle entre l’Amérique, colonie de peuplement, et l’Europe, pays d’immigration, le multiculturalisme et la théorie critique de la race se répandent peu à peu partout sous l’influence culturelle des États-Unis.

Les femmes et les sociétés patriarcales

Les études féministes sont à l’origine du premier point évoqué ci-dessus. La situation des femmes dans les sociétés patriarcales des siècles passés les aurait conduites à s’autodéprécier. Se référer aux libertés individuelles pour analyser les conditions de vie des femmes dans l’histoire n’a pas de sens, parce qu’elles n’existent que depuis le XIXe siècle. Les rôles sociaux étaient jadis répartis entre les sexes suivant des critères imposés par les religions, croyances, traditions et les conditions matérielles. La vie sociale répond maintenant à d’autres normes concernant la vie courante : la sexualité, la liberté religieuse, l’exercice du pouvoir, le partage des tâches et des responsabilités, la répartition des richesses, etc. Le renouvellement de la population n’est plus un objectif primordial des sociétés d’aujourd’hui, et la religion n’a plus du tout la même influence sur la mentalité de la population. L’autodépréciation des femmes du passé est un sentiment reconstruit par les féministes d’aujourd’hui.

On pourrait aussi examiner la condition masculine. Lorsque les femmes étaient considérées comme des « ventres » par Napoléon8, les hommes n’étaient que de la chair à canon : ce n’était pas plus flatteur. Pourtant, Taylor ne considère pas que les hommes souffrent maintenant d’autodépréciation.

De nombreuses analyses contemporaines prétendent démontrer l’autodépréciation des femmes auxquelles sont préférés des hommes pour occuper des postes particulièrement prestigieux « quand bien même elles [en] ont les qualifications »9. Leurs auteurs interprètent directement ces inégalités comme des injustices et en déduisent l’autodépréciation de leurs victimes. Cette interprétation n’est pas toujours avérée et demande une analyse approfondie des causes des inégalités très souvent absente. Une femme peut avoir les qualifications requises pour occuper un poste de prestige, sans pour autant se dévaloriser si sa candidature n’est pas retenue. Deux femmes dans cette situation peuvent réagir de façon opposée, l’une en s’autodépréciant, l’autre en dépréciant ceux qui l’ont écartée, et les hommes sont confrontés en permanence à cet arbitrage sans rechercher un critère de discrimination comme la taille, l’âge, etc. Le sentiment d’injustice, justifié ou non, n’a pas de lien avec l’autodépréciation.

Les Noirs, les peuples indigènes et la « société blanche »

Le second point est l’affirmation qu’en Amérique, la société blanche serait responsable de l’autodépréciation de « certains Noirs », « depuis des générations ». Cela semble plus vraisemblable. Les conditions de vie des esclaves américains étaient indignes et leur statut de marchandise humiliant. Cela n’implique pas que la majorité d’entre eux s’autodépréciait. Leurs nombreuses révoltes sont au contraire des réactions de refus et montrent une grande force de caractère – la répression était féroce – incompatible avec l’autodépréciation qui rend difficile une rébellion. Cela n’excuse pas bien sûr les Blancs de l’époque qui, le dimanche, allaient à l’église, et, le lundi, faisaient travailler leurs esclaves sous le fouet.

L’esclavage aux États-Unis a existé jusqu’en 1865 et été remplacé par la ségrégation raciale jusqu’en 1968. L’égalité des droits est dorénavant assurée. Les conséquences de l’esclavage peuvent se faire encore sentir, par la transmission intergénérationnelle de l’autodépréciation chez les Noirs et du racisme chez les Blancs. On ne peut en déduire une autodépréciation généralisée qui se manifesterait par l’absence de réaction collective, pas plus qu’un racisme d’une majorité de Blancs. « Black lives matter » n’est pas une manifestation d’autodépréciation, qui consisterait plutôt à s’autoflageller, mais l’inverse.

Accuser la société blanche d’être responsable de l’autodépréciation des Noirs, c’est oublier aussi que les propriétaires d’esclaves étaient peu nombreux et que l’immigration blanche européenne en Amérique a continué bien longtemps après l’abolition de la traite et de l’esclavage. Beaucoup de Blancs d’Amérique du nord sont donc complètement étrangers à cette autodépréciation, par exemple les millions d’Irlandais qui ont immigré aux États-Unis à la suite de la grande famine de 1845. La théorie critique de la race en rend pourtant leurs descendants responsables puisqu’ils font partie de la société blanche.

Les Amérindiens ont connu des conditions de vie différentes. La colonisation de l’Amérique a été une colonisation de peuplement, violente comme partout à l’époque, a privé les populations autochtones des terres qu’elles exploitaient, et les a parquées dans des réserves en Amérique du Nord, après de nombreux massacres. Ces réserves existent toujours. Les peuples indigènes ont le choix de les quitter et de s’intégrer dans la population occidentalisée ou d’y rester. L’autodépréciation est peut-être l’explication de la persistance de ces communautés, bien que leurs revendications culturelles, qui montrent plutôt une forte volonté de préserver leur passé, soient incompatibles avec cette mésestime de soi. Le refus d’Amérindiens de s’intégrer dans la culture majoritaire est peut-être aussi la conséquence de la discrimination positive dont ils bénéficient, et qu’ils perdraient en quittant la réserve. C’est un comportement caractéristique de l’autodépréciation.

En Amérique latine, les révoltes d’esclaves ont été nombreuses, et certaines ont chassé les Européens comme à Haïti. L’abolition de l’esclavage, dont les Amérindiens étaient exemptés à la suite de la controverse de Valladolid (1550), a été plus tardive (en 1888 au Brésil), mais n’a pas été suivie d’un régime d’apartheid. La violence que l’on reproche aux envahisseurs occidentaux était également celle des Amérindiens, qui pratiquaient par exemple des sacrifices humains, et l’effondrement démographique des autochtones a été dû surtout aux maladies comme la variole importées par les Européens, de la même façon que la Peste Noire, venue avec les invasions mongoles, a presque divisé par deux la population de l’Europe au XIVe siècle.

Les populations amérindiennes et européennes se sont mélangées assez rapidement dès le début de la colonisation, sous la pression des papes et des rois d’Espagne voulant diffuser le catholicisme, de même d’ailleurs que les populations noires et européennes : « une seule goutte de sang blanc » suffisait pour que quelqu’un soit classé parmi les Blancs au Brésil. Le métissage des populations a été un signe de fusion des communautés, et non d’autodépréciation. Il semble ralentir maintenant, peut-être sous l’effet des politiques de discrimination positive.

D’autres anciennes colonies européennes de peuplement comme Les Caraïbes, la Nouvelle Calédonie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, etc. sont dans une situation plus ou moins analogue à celle de l’Amérique du Nord.

La traite des êtres humains

La traite atlantique et la colonisation seraient aussi des causes de l’autodépréciation des populations d’Afrique. Il faut replacer ce commerce devenu honteux dans le contexte de l’époque.

La traite atlantique a duré du XVIe au XIXe siècle. Les Européens achetaient les esclaves le long des côtes d’Afrique occidentale aux trafiquants noirs et arabo-musulmans qui les avaient capturés à l’intérieur du continent, au cours de guerres et de razzias, laissant souvent les villages désertés, les cultures détruites, les troupeaux abattus et les populations massacrées. D’après T. N’Diaye10, l’Afrique noire en subirait encore les conséquences économiques et démographiques, mais cette affirmation est contestée par Pétré-Grenouilleau11. Considérés comme des marchandises, les esclaves bénéficiaient, lors de leur transport en Amérique, de conditions matérielles parfois moins mauvaises que celles des marins recrutés de force sur lesquels les capitaines des bateaux avaient droit de vie et de mort. Leur statut indigne de marchandises ne les empêchait pas de se révolter pendant leur transport.

Du VIIIe au XIXe siècle, la traite arabo-musulmane a prélevé sur les populations noires d’Afrique centrale et orientale plusieurs dizaines de millions de captifs vendus sur les marchés de Marrakech, de Tunis, d’Alger, de Tripoli, du Caire, de Zanzibar et d’ailleurs pour être expédiés au Proche-Orient et en Arabie, parfois jusqu’en Inde et en Chine, dans des conditions épouvantables12. Les captifs de sexe masculin étaient émasculés dans des souffrances atroces, avec un taux de mortalité très élevé (T. N’Diaye, M. Chebel). Cela explique l’absence actuelle de Noirs au Proche-Orient et en Arabie.

Les pays européens, en particulier l’Espagne et l’Italie mais aussi la France et l’Angleterre, ont souffert des pirates barbaresques et ottomans basés en Afrique du nord de 1500 à 1800 environ13. Les razzias prélevaient des populations parfois entières de villages côtiers, tandis que les galères barbaresques capturaient les pêcheurs en mer, parfois jusqu’en Islande, s’emparaient des bateaux de commerce et vendaient leurs équipages et passagers sur les marchés aux esclaves d’Afrique du nord. De nombreux esclaves blancs repartaient comme galériens, d’autres étaient utilisés dans le bâtiment et l’agriculture dans des conditions d’autant plus ignobles que leur valeur marchande était faible, et les femmes servaient de personnel domestique ou étaient envoyées dans des harems qui pouvaient regrouper plusieurs milliers de personnes. L’opposition religieuse entre chrétiens et musulmans aggravait les conditions de vie des esclaves. Cette traite, souvent ignorée, a provoqué l’abandon d’une partie de la côte méditerranéenne en Italie et en Espagne malgré la présence de tours de guet dont certaines existent encore. Les esclaves européens ont représenté jusqu’à 25 % de la population d’Alger, et de 10 % à 20 % des populations de Tunis et de Tripoli14. Cette piraterie n’a disparu que vers 1825. Selon les registres européens, souvent incomplets, il y aurait eu plus d’un million d’esclaves capturés au cours de ces années. Les musulmans ont agi comme les chrétiens, en allant à la mosquée le vendredi et en faisant travailler le lendemain leurs esclaves sous le fouet.

Des Blancs, des Arabes, des Berbères, des Ottomans, des Noirs, des Asiatiques ont donc été coupables d’esclavage et de traite. Des catholiques, des orthodoxes, des musulmans, des païens, des juifs, en ont été victimes. La traite et l’esclavage ont été des pratiques universelles dans l’espace et dans le temps. Pour Pétré-Grenouilleau, « l’Afrique noire n’a pas été seulement une victime de la traite, elle a été l’un de ses principaux acteurs »15. Elle en a été surtout la principale victime, mais les responsabilités de ce trafic sont partagées entre tous. La traite et l’esclavage sont depuis la Déclaration des droits de l’homme de 1948 des crimes de l’humanité contre elle-même.

On ne peut condamner les négriers occidentaux sans condamner les pirates barbaresques, les trafiquants arabo-musulmans et les négriers africains, d’autant moins que ce sont les pays européens qui ont interdit ce trafic abominable les premiers, à partir du XIXe siècle, sous la pression du mouvement abolitionniste apparu en Europe dès le XVIe siècle, et que l’esclavage arabo-musulman a perduré en Afrique jusqu’à une période récente. Dans son compte rendu d’une conférence de l’ONU sur l’esclavage tenue à Genève en 1956, le journaliste Émile Roche écrit : « on prend des Noirs en Afrique, et plus particulièrement dans nos possessions. On les dirige vers la mer Rouge, qui est franchie dans des bateaux spécialement équipés à cet effet, et on les vend sur des marchés d’esclaves qui n’ont rien de clandestin, de l’autre côté de la mer »16. L’esclavage n’a été interdit au Pakistan qu’en 1962, au Yémen qu’en 1992, en Mauritanie qu’en 200717. Il semble resurgir à l’heure actuelle en Libye et en Afrique de l’Est.

La colonisation et « l’autodépréciation » des immigrés

Comme la traite et l’esclavage, la colonisation a toujours existé depuis les temps préhistoriques. L’Europe a été colonisée par les Barbares après la chute de l’Empire romain. L’Afrique du Nord et la péninsule ibérique ont été conquises par les Arabes à partir de 650. L’Empire ottoman a ensuite colonisé une grande partie de l’Europe et de l’Afrique du Nord jusqu’en 1915. En colonisant l’Algérie, la France n’a fait que succéder aux colonisateurs précédents ottomans, arabes, barbares, romains, carthaginois, etc.

Évidemment, la colonisation provoque des drames, par la guerre et l’occupation. La spoliation des terres par les colons est un fait. Elle est aussi à l’origine d’un développement culturel et scientifique, mais elle est accusée d’être responsable des difficultés que rencontrent les anciennes colonies devenues indépendantes depuis plus de soixante ans.

La conquête de l’Algérie, contrairement à ce que l’on dit, n’a pas été particulièrement violente pour l’époque18. Brazza a libéré de nombreux esclaves africains en créant Libreville. Les Anglais ont interdit l’esclavage à Zanzibar. Le Gabon et le Congo français ont été colonisés pacifiquement avec l’accord de rois locaux19. « On ne saurait ignorer, pour ce qui nous intéresse ici, que c’est la colonisation européenne qui mit entièrement fin à la traite arabo-musulmane »20.

Pour Taylor, « le colonialisme aurait dû se replier pour donner aux peuples de ce que nous appelons aujourd’hui le tiers monde leurs chances d’être eux-mêmes libres »21. Taylor montre ici une méconnaissance totale des conditions de vie des peuples d’Afrique noire avant la colonisation, décrites par des explorateurs comme Livingstone, Sydney, Brazza, parmi d’autres : guerres intestines, famines et épidémies récurrentes, maladies endémiques comme la lèpre, mutilations sexuelles, esclavagisme, anthropophagie, parmi d’autres coutumes qui nous paraissent bien cruelles (par exemple, les femmes girafes et les femmes à plateau). La colonisation a au contraire accéléré la libération des peuples de ces pays. Prétendre l’inverse est d’autant plus contestable que revendiquer cette libération revient à accepter ce concept de l’humanisme occidental. Elle est considérée maintenant comme un paternalisme de mauvais aloi. Ce n’était pas l’avis des patients du Dr Schweitzer au Gabon, ni des esclaves libérés par les Européens. Les missions chrétiennes avaient pour objectif la christianisation, mais le moyen était l’aide aux populations locales. Cette affirmation est pourtant reprise dans les discours de responsables politiques africains et nord-africains, et même fréquemment en Europe et encore plus souvent en Amérique du Nord.

La colonisation de la péninsule ibérique et de l’Afrique du Nord par les Arabes, puis de l’Europe orientale et centrale et du Maghreb par les Ottomans sont oubliées. La colonisation européenne est la seule à être condamnée. C’est un parti pris évident qui cache la réalité : les migrations suivent toujours la même direction, des pays pauvres vers les pays riches, mais aussi des pays soumis à des régimes dictatoriaux corrompus vers les pays démocratiques. Les victimes se réfugieraient-elles chez leurs bourreaux ?

L’autre cause de l’autodépréciation des immigrés serait l’existence en Europe de discriminations en fonction de l’origine ethnique et de la religion. Quoi de plus normal que les immigrés venant d’Afrique aient du mal à s’intégrer en Europe ? Croit-on qu’il n’existe pas de “privilège noir” dans les pays d’Afrique noire, musulman dans les pays musulmans, chinois en Chine ? Les démocraties occidentales sont peut-être les seuls pays où les discriminations ethniques et religieuses sont interdites par la loi. En Europe, les droits civils des étrangers en situation régulière sont quasiment les mêmes que ceux des nationaux. C’est très loin d’être partout le cas, en particulier dans les pays d’où viennent les immigrés. Avant de protester contre les discriminations dont il souffre en France, un Afghan pourrait penser à la condition des femmes dans son pays, un Algérien accepter que son voisin soit catholique, un Marocain laisser sa fille libre d’épouser un athée, un Turc admettre l’homosexualité de son fils.

L’autodépréciation des immigrés, si elle existe, est peut-être plus la conséquence de l’incapacité de leurs pays d’origine à résoudre leurs difficultés depuis leur indépendance il y a plus de soixante ans, que des conditions de vie qui leur sont faites actuellement dans les pays occidentaux.

Les règles de la théorie de l’identité

Taylor déduit trois règles de la théorie de l’identité évoquée précédemment :

  1.  L’exigence de reconnaissance positive d’un individu par les autres ;
  2.  La construction d’une identité individuelle originale et la fidélité à soi-même ;
  3.  Le lien entre la construction de l’identité et les rapports humains et sociaux.

Ces règles sont celles du multiculturalisme. Taylor les complète par le « droit à la différence », et la théorie critique de la race par « le droit à la réparation ».

Le premier point limite la liberté individuelle. Il impose une appréciation systématiquement positive de chaque individu pour éviter son autodépréciation. La théorie critique de la race, en dévalorisant la société blanche, ne le respecte pas du tout.

Le second point instaure un régime communautariste. Les individus et les communautés doivent à la fois reconnaître les autres positivement et être fidèles à eux-mêmes : « les Allemands ne doivent pas essayer d’être des Français dérivés et inévitablement, de second choix »22. Ils doivent donc rester allemands, les Français rester français, etc.

Le troisième point est l’affirmation de la construction de l’identité par les rapports humains et sociaux. Les rapports les plus fréquents sont entre les membres d’une même communauté, ce qui augmente l’emprise de cette dernière sur ses membres.

L’objectif du multiculturalisme est la cohabitation de communautés fortes et séparées, alors que les démocraties sont fondées sur la tolérance et la liberté individuelle.

Le droit à la différence n’est possible que si toutes les communautés reconnaissent « les similitudes essentielles que réclame la vie collective »23, par exemple la monogamie, l’égalité des sexes, la liberté de religion. Une reconnaissance positive généralisée est difficile si les cultures communautaires sont très différentes, et la présence d’une communauté dominatrice ou sous une autorité étrangère, évoquée par Locke dans sa Lettre sur la tolérance (1689), crée un danger sur le caractère pacifique de la cohabitation. Ce droit crée inévitablement des inégalités que l’on ne peut donc qualifier d’injustices puisqu’elles résultent de son exercice.

La séparation des communautés peut avoir des conséquences opposées à l’objectif recherché. Un exemple est donné par l’enseignement des mathématiques présenté dans le fascicule Pathway24 : « Soutenant que le recours à des problèmes écrits au contexte fictif ou artificiel plutôt qu’à des problèmes étroitement inspirés de situations faisant partie du vécu des élèves serait une manifestation de la culture de suprématie blanche (p. 59), les auteurs suggèrent de pallier ces importantes lacunes en incorporant dans la pratique enseignante des activités éducatives comme utiliser des tissus imprimés servant à la fabrication de pagnes africains (Ankara fabric) pour “enseigner les concepts mathématiques tels que les pavages, les fractions, l’aire, les pourcentages, etc.” ».

Respecter ces consignes dans l’enseignement donné aux minorités ethniques suivant la tradition de chacune, réserverait aux élèves occidentaux l’apprentissage de l’abstraction, en priverait les autres, et accentuerait le “privilège blanc” puisque l’aptitude à l’abstraction acquise en résolvant « des problèmes écrits au contexte fictif ou artificiel » est fondamentale en mathématiques.

L’histoire des mathématiques montre au contraire la similitude de pensée des êtres humains quelle que soit leur culture, c’est-à-dire l’universalisme non des règles de justice ni des normes, mais de la pensée logique et abstraite. Cette faculté intellectuelle est constitutive de l’être humain au même titre que ses organes, et la développer dans une communauté particulière est une discrimination négative.

Le droit aux réparations (ou au dédommagement) ne concerne pas les différences précédentes. Il prévoit l’indemnisation des préjudices dont la société blanche serait responsable. Les recours judiciaires engagés par le Mouvement international pour les réparations (MIR) ont échoué en France25. Il est impossible logiquement de réclamer des réparations aux Blancs vivants qui ne sont pas responsables des préjudices subis jadis par les femmes, les Noirs et les Amérindiens, et d’indemniser les descendants de ces derniers qui ne les ont pas subis. La théorie critique de la race replace les préjudices du passé dans le présent en leur substituant l’autodépréciation considérée comme leur conséquence sur les générations actuelles.

L’autodépréciation est une disposition psychologique particulière qui empêche l’individu de faire face à ses difficultés, et n’a pas de lien avec la légalité. Considérer un regard dévalorisant comme cause de l’oppression encourage la revendication de la réparation et augmente paradoxalement l’autodépréciation. La loi ne peut juger la pensée ni de l’oppresseur présumé, ni de l’opprimé prétendu.

Dans la logique du droit aux réparations, il est nécessaire de développer au sein de la majorité blanche un sentiment de culpabilité suffisamment fort pour que les réparations soient acceptées. Pour cela, on attribue aux Blancs une responsabilité morale complètement orientée idéologiquement des tragédies du passé et on les accuse de racisme dans le présent. La conséquence est la naissance d’un conflit entre les communautés incompatible avec leur cohabitation pacifique.

La théorie critique de la race ne respecte pas les normes élémentaires de la scientificité et attribue un comportement odieux à des gens uniquement d’après la couleur de leur peau de ses membres : c’est la définition même du racisme. C’est une théorie idéologique dont l’application concrète ne peut aboutir qu’à créer de nouvelles difficultés.

Ces difficultés apparaissent dans les comportements individuels. Ce que l’on appelle en France le wokisme est une « désobéissance civile » appliquant concrètement la théorie critique de la race : dégradations d’œuvres d’artistes accusés de racisme, exclusions de certains auteurs des programmes d’études secondaires et supérieures, autodafés de livres jugés « inappropriés », interruptions de certaines manifestations scientifiques et artistiques etc. Il n’existe aucune justification rationnelle de ces passages à l’acte qui ne font que répondre au mal-être de leurs auteurs sans leur apporter de solution.

Cette théorie a donné naissance au décolonialisme et à l’indigénisme politique. Ce n’est plus dans les anciennes colonies qu’il faudrait éliminer les effets néfastes de la colonisation, mais dans les pays anciennement colonisateurs qui accueillent maintenant des réfugiés issus de leurs anciennes colonies. Les « indigènes de la République », par un retournement du sens du mot « indigène », ne sont plus les Français de « souche », mais des immigrés et des « racisés » qui croient trouver dans cette théorie la réponse à leurs difficultés d’intégration. Ils ne font que les accentuer.

Notes

1 – Thierry Foucart est agrégé de mathématiques et habilité à diriger des recherches. Il se consacre depuis sa retraite de l’Université à l’épistémologie dans les sciences humaines et sociales. 

2 – Taylor C., 1994, Multiculturalisme, Différence et démocratie, Flammarion, Paris.

3Id., p. 41-42.

4 – Le Pourhiet A.-M., « L’esprit critique menacé », Le Monde du 3 décembre 2005

5 – Jugement du 21 juin 1995, 1re chambre, 1re section du TGI de Paris.

6 – Taylor C., op. cit., p. 42.

7 – Morneau-Guérin, F., Santarossa, D., Boyer, C., 2022. « Le démantèlement du racisme dans l’enseignement des mathématiques et l’effet cobra », Éditions de l’apprentissage, Montréal.

8 – Héritier F., 2001, « Privilège de la féminité et domination masculine », entretien avec Esprit n° 3-4, p. 77-95.

10 – N’Diaye T., 2017, Le g=Génocide voilé, Gallimard.

11 – Pétré-Grenouilleau O., 2004, Les Traites négrières, Gallimard, Folio histoire, Paris.

12 – Chebel M., 2010, L’Esclavage en terre d’Islam, Arthème Fayard/Pluriel, Paris.

13 – Davis C.R., 2006, trad. Tricoteaux M., Esclaves blancs, maîtres musulmans, l’esclavage blanc en Méditerranée 1500-1800, éd. Jacqueline Chambon, Paris.

14Id., p. 173-174.

15 – Pétré-Grenouilleau O., 2004, op. cit., p. 556.

16 – Roche É., « Anticolonialistes… mais esclavagistes ! », Le Monde, 14 septembre 1956.

17 – Chebel M., op. cit.., p. 408.

18 – Lefeuvre D., 2006, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Paris.

19 – Génin É., 1885, éd. 2013, Les explorations de Brazza, Hachette livre BNF, Paris.

20 – N’Diaye T., op. cit., p. 261.

21 – Taylor C., op. cit., p. 48.

22 – Taylor C., op. cit., p. 48.

23 – Durkheim É., 1922 (éd. 2013), Éducation et sociologie, Presses universitaires de France, Paris, p. 42.

24 – Cité par Morneau-Guérin et al., op. cit.

25 – Vincent J., « L’argent de l’esclavage, débat sur une compensation historique », Le Monde du 2 juin 2023.

Pour la République et contre l’antisémitisme, marchons ! le 12 novembre, on y va !

Le 7 octobre 2023, 1400 personnes ont été massacrées, dont 40 Français, dans les pires tourments, par une organisation terroriste islamiste qui avoue fièrement son projet politico-religieux pour en finir avec l’État d’Israël, les juifs, les mécréants et toute la « communauté de l’infidélité ». 240 personnes sont prises en otage, dont 9 Français.
Et il faudrait se tâter, bien réfléchir avant d’aller marcher en se pinçant le nez, le 12 novembre « Pour la République et contre l’antisémitisme » ?

Non seulement les terroristes islamistes massacrent, violent, éventrent, démembrent et torturent des vivants avant de s’acharner sur leurs cadavres, mais ils se vantent de le faire, ils s’en réjouissent publiquement par de grands éclats de rire témoignant qu’ils vivent un des plus beaux moments de leur vie. Ils surclassent ainsi leur modèle nazi qui opérait dans le silence et pratiquait l’effacement des traces.

Les actes antisémites se multiplient sur le territoire national : leur nombre excède en un mois le nombre de ceux qui ont été relevés l’année passée.

La représentation nationale, par la voix des présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, appelle à une marche dimanche 12 novembre Pour la République et contre l’antisémitisme – antisémitisme qui inspire ces horreurs et qui se répand à haut bruit. Des cortèges se formeront dans toutes les villes de France.

On y va. Ça va de soi. On se munit du drapeau bleu, blanc, rouge que chaque Français, chaque personne vivant sur le territoire national, possède au moins depuis janvier 2015 – vous n’en avez pas ? ça ne fait rien, venez comme vous êtes, sans autre drapeau, sans autre signe. On met des chaussures confortables. Et on y va.

Mais non, vous n’y pensez pas, sortez de ce simplisme, le plus important n’est pas d’aller marcher comme ça sans réfléchir. Le plus important est de montrer qu’on est nuancé, intelligent, que « c’est plus compliqué que ça », qu’il faut faire des distinctions, et que même si finalement on y va, ce sera en se pinçant le nez et en faisant bien attention de ne pas côtoyer d’autres citoyens, des fois qu’ils sentiraient mauvais ou qu’ils auraient des punaises. Le plus important, en fait, est de dissuader les citoyens d’y aller.

Qui nous explique cela doctement, qui prodigue cette exquise leçon de bonnes manières en forme de valse-hésitation indécente arrosée de moraline ? Je ne parle pas de ceux qui ont déjà tombé le masque depuis des années, et qui, agenouillés devant les dévots sanguinaires et leur projet total, oublient avoir chanté il n’y a pas si longtemps « il n’est pas de sauveur suprême, ni dieu, ni césar, ni tribun ». Non je parle des experts, des gens intelligents (tenez, il y a même des ministres, alors!), de ceux qui savent ménager la chèvre et le chou, faire le grand écart, des équilibristes du « en même temps » . De ceux qui savent manier délicatement la culpabilisation afin de retenir ce grand peuple de faire un malheur : de s’unir ! Car à bien y réfléchir, ce serait un malheur pour eux que cette union du peuple qu’ils ne cessent d’appeler et qui, dès qu’elle se profile, affole leur trouillomètre en menaçant leurs strapontins.

Conviée par la représentation nationale, et alors que je suis encore capable de rester debout et de marcher quelques heures sur le pavé, j’irai, avec mon petit drapeau. Et pour la sono, s’il y a lieu, je m’en tiendrai à La Marseillaise, dont les paroles simples et fortes sonnent aujourd’hui, à nouveau, avec tant de justesse et de gravité : « contre nous, de la tyrannie, l’étendard sanglant est levé ».

Le « racisme systémique » selon Éric Fassin (par B. Straehli)

En analysant minutieusement un article où Éric Fassin tente d’exposer et de justifier la notion de « racisme systémique », Benjamin Straehli1 en montre les incohérences et révèle l’inconsistance logique de son emploi. La force de la démonstration qu’on va lire vient de ce qu’elle prend au sérieux, en les appliquant rigoureusement, les critères et les propriétés qu’un défenseur de ce prétendu concept définit lui-même. On a là un cas d’école qui illustre « la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs ».

Introduction

Dans un article publié en 20222, Matt Lutz met en question de façon pertinente la notion de « racisme systémique ». D’un côté, reconnaît-il, le phénomène que cette expression est censée désigner existe bel et bien : dans les sociétés occidentales, les personnes non blanches sont surreprésentées parmi les chômeurs, les prisonniers, les pauvres… Il y a donc bien un ensemble d’inégalités sociales corrélées à l’origine ethnique ou à la couleur de peau. D’un autre côté, dénonce-t-il, le vocable est trompeur, car il donne l’impression illusoire que l’on a expliqué le phénomène, quand on lui a simplement donné un nom. Son emploi incite en effet à dire que les personnes non blanches sont discriminées parce qu’il y a un racisme systémique ; mais si on demande ce que veut dire l’expression « racisme systémique », on s’entendra répondre : cela signifie que les personnes non blanches subissent des discriminations. Matt Lutz rapproche ce discours de la merveilleuse explication qu’offre, dans Le Malade imaginaire de Molière, la médecine au sujet du pouvoir soporifique de l’opium : il fait dormir parce qu’il y a en lui une substance dormitive dont la vertu est d’assoupir les sens. Dans les deux cas, relève-t-il, il ne s’agit que de donner un faux vernis scientifique à une plate tautologie. Un tel procédé détourne les esprits d’une véritable recherche des mécanismes qui produisent ou entretiennent le phénomène ainsi nommé, tout autant que d’une recherche rationnelle des meilleurs moyens de le combattre.

L’effet souligné par Matt Lutz a de quoi susciter la perplexité. Pourquoi l’expression « racisme systémique » est-elle spontanément perçue comme véhiculant une certaine explication d’un phénomène social, et non comme un simple nom donné à ce phénomène par pure convention ? La réponse est sans doute que le mot même de racisme est également, et même d’abord, porteur d’autres significations : il désigne aussi les théories affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines, ainsi que des comportements punissables selon la loi. Il n’y a personne qui, face au mot « racisme », pense uniquement à un ensemble d’inégalités sociales, indépendantes des intentions des membres de la société ; le mot évoque inévitablement une intention malveillante de défendre une prétendue supériorité blanche, et c’est bien pourquoi, en disant que « la société est raciste de façon systémique », on produit l’illusion d’avoir expliqué les difficultés rencontrées par les personnes non blanches, même si on n’a fait que leur donner un nom.

Néanmoins, pourrait-on se demander, ne s’agirait-il pas là, tout simplement, d’un échec du grand public à saisir le sens exact d’une notion, ou même d’une confusion entretenue à dessein par les adversaires de cette dernière, pour la discréditer ? L’objet du présent article est de montrer que la confusion conceptuelle peut bien venir, au contraire, de défenseurs de la notion, et non des plus ignares. J’entends le faire en prenant pour exemple un article d’Éric Fassin, « Les coupables, ce sont les victimes », publié d’abord sur le site de l’Obs- 3 le 9 avril 2021, puis republié sur son blog le 9 juin 2021 sous le titre « Qu’est-ce que le racisme ? La définition en procès »4 . Ce texte relève de ce que l’on pourrait appeler de la vulgarisation militante ; l’auteur, enseignant-chercheur en sociologie, s’appuie sur ses compétences en ce domaine pour s’adresser au grand public et le persuader qu’il est pertinent de parler de racisme systémique, ainsi que de prendre parti pour différents mouvements ou individus qui disent le combattre : le comité Adama Traoré, Sud-Éducation 93, Taha Bouhafs, etc. Ce que j’appelle ici vulgarisation militante est une démarche parfaitement légitime : si un chercheur estime que certains faits ou notions, dont ses travaux l’amènent à prendre connaissance, justifient certaines prises de position politiques, il est normal qu’il le fasse savoir à un large public, pourvu que sa présentation de l’état des connaissances soit juste. Mon propos n’est donc nullement d’accuser Éric Fassin de confondre recherche et militantisme ; c’est à dessein que je prends pour objet d’étude un texte qui ne prétend pas appartenir à la littérature académique : il s’agit pour moi de mettre en évidence les failles d’un discours adressé au grand public, par quelqu’un dont les titres feraient espérer la meilleure qualité possible dans cet exercice.

Controverse théorique ou querelle de mots ?

Dès le début de son texte, Éric Fassin présente l’introduction de l’expression « racisme systémique », non comme une simple convention terminologique, mais comme un progrès dans la connaissance. Il va jusqu’à parler de « changement de paradigme », indiquant ainsi qu’il y aurait eu un bouleversement dans la compréhension théorique que l’on peut avoir du racisme : jusque dans les années 1980, on aurait cru que le racisme était une idéologie partagée par certains individus, puis on se serait rendu compte qu’il était en réalité un ensemble de mécanismes sociaux produisant des discriminations dont sont victimes les personnes « racisées », et ce même si elles ne sont pas confrontées à des partisans de l’idéologie raciste.

Une telle présentation des choses a de quoi étonner. C’est un fait qu’il y a des discours affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines. C’est aussi un fait que dans la société, les personnes d’une certaine origine ethnique ou d’une certaine couleur de peau peuvent rencontrer plus de difficultés que les autres, même si elles n’ont affaire qu’à des interlocuteurs rejetant l’idéologie raciste. Il y a donc là deux phénomènes, entretenant sans doute entre eux des rapports complexes, mais pouvant probablement exister indépendamment l’un de l’autre. Le bon sens suggérerait de donner un nom distinct à chacun des deux. Pour qu’il y ait là, au contraire, deux théories sur la nature de quelque chose qui s’appellerait « racisme », encore faudrait-il qu’il y ait d’abord un consensus pour appeler de ce nom un seul et même phénomène ; on pourrait alors, dans un second temps, s’interroger sur la nature de ce dernier. Mais la raison d’être de l’article d’Éric Fassin est justement l’absence d’un tel consensus : son but est de contester que Linda Kebbab soit victime de racisme quand Taha Bouhafs la traite d’« Arabe de service »5 ; il n’y a donc pas deux théories concurrentes de la même chose, mais une controverse quant au choix de ce qu’on appellera d’un certain nom. Un esprit soupçonneux pourrait se demander si, en tentant de faire passer cela pour une révolution scientifique, Éric Fassin ne cherche pas tout bonnement à masquer le véritable but de la manœuvre : pouvoir décider arbitrairement à qui on va infliger ou épargner le qualificatif infamant de « raciste ».

L’usage incohérent d’une notion

Cette première critique est cependant insuffisante. Il faut en effet nous pencher sur la justification qu’Éric Fassin donne de ce choix terminologique. Il s’agit, selon lui, de changer la question que l’on se pose : « Non plus : qui est raciste ? Mais : qui subit le racisme ? C’est donc renverser le point de vue, en délaissant l’idéologie pour s’attacher à l’expérience des discriminations qui constitue ces personnes que l’on nomme désormais racisées. » On aurait donc là une définition minimale du phénomène qu’il conviendrait d’appeler « racisme » : l’expérience des discriminations. Le progrès théorique aurait alors consisté à comprendre que les discriminations n’étaient pas systématiquement dues à l’idéologie des gens, mais à des mécanismes structurels indépendants de cette idéologie. Il y aurait donc bien remplacement d’une théorie par une autre, quant à la cause d’un certain phénomène.

Un tel point de vue peut être cohérent dans l’absolu ; néanmoins, dans le contexte de l’engagement militant d’Éric Fassin, il crée une grave difficulté. En effet, s’il faut appeler racisme les mécanismes qui conduisent à la discrimination de certaines populations, il faut s’attendre à ce que, parmi ces causes, puissent également figurer certaines conduites des populations en question. S’il faut, comme Éric Fassin y invite, qualifier une institution de « raciste » dès lors que les personnes « racisées » y sont sous-représentées, il est tout à fait possible, par exemple, que cette sous-représentation soit en partie due à une pression des communautés détournant les individus de s’engager dans cette institution. On en viendrait alors à considérer des victimes de racisme comme coupables de racisme envers elles-mêmes. La notion de racisme systémique, telle qu’Éric Fassin l’explique, mène logiquement à une telle conclusion.

Or c’est précisément contre cette idée que son texte est écrit. Comme le montre le premier titre de l’article, l’objectif affiché est de lutter contre un discours qui ferait, de ceux que l’auteur considère comme les victimes du racisme, ses nouveaux responsables. On comprend alors aisément le parti qu’il croit pouvoir tirer de l’idée de racisme systémique : suivant cette notion, les militants noirs ou arabes qui ont la sympathie d’Éric Fassin ne sauraient être coupables de « racisme anti-Blancs », puisque les Blancs, n’étant pas victimes de discriminations systémiques, ne peuvent pas être victimes de racisme.

Mais la notion de racisme systémique n’est ni suffisante, ni toujours d’une grande aide, pour qui veut ainsi laver les militants ou les « racisés » de l’accusation de racisme, et les contorsions auxquelles l’auteur se livre pour y parvenir sont frappantes. Relevons en premier lieu ce qu’il dit de l’antisémitisme. Selon lui, le travestissement des victimes de racisme en coupables se serait fait en plusieurs étapes :

« La première, c’est l’invention du « nouvel antisémitisme », que Pierre-André Taguieff qualifie plus précisément de « nouvelle judéophobie » : à la différence de l’ancien, dont il prendrait le relais, il serait ancré à gauche ; en outre, c’est dans les « banlieues », autrement dit les classes populaires issues de l’immigration, qu’on le rencontrerait surtout. Sur ces deux points, c’est bien l’ancêtre de l’islamo-gauchisme, notion que l’on doit aussi à Pierre-André Taguieff. Or les enquêtes empiriques de la CNCDH « nuancent » pour le moins cette hypothèse : selon le rapport annuel de 2016, aujourd’hui comme hier, « le rejet des juifs va de pair avec celui des musulmans, des étrangers, des immigrés. » Le vieil antisémitisme n’a pas été remplacé par le nouveau. »

À lire ces lignes, qui ne croirait que le rapport de 2016 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a montré l’absurdité de la notion de « nouvel antisémitisme » ? En citant entre guillemets le verbe « nuancent », effectivement employé dans le texte de la Commission à ce sujet6, et en ajoutant « pour le moins », Éric Fassin suggère que ce verbe serait un euphémisme. En réalité, pour qui prend la peine de lire ce rapport, les choses apparaissent sous un jour bien différent. La Commission conteste bien que le nouvel antisémitisme chasse l’ancien, en relevant que « les opinions restent structurées par les stéréotypes liés au pouvoir, à l’argent, à la suspicion de double allégeance, bref au vieil antisémitisme »7. Mais c’est après avoir souligné, dans la même phrase, qu’il en va tout autrement des « actes antisémites, très liés, depuis le déclenchement de la Seconde Intifada, aux péripéties du conflit israélo-palestinien ». Ce rapport reconnaît donc bien la réalité du « nouvel antisémitisme » ; on pourrait, en conséquence, faire ironiquement remarquer à Éric Fassin que cette notion semble être au moins aussi légitime que celle de « racisme systémique ».

Mais ce dernier concept conduit, pour sa part, à une étrange contradiction quand il s’agit de laver Taha Bouhafs de l’accusation de racisme. Rappelons que le texte a été republié sur le blog de l’auteur, peu de temps avant le procès qui a abouti à la condamnation du militant pour avoir traité Linda Kebbab d’ « Arabe de service ». Cette insulte faisait suite à une déclaration de cette porte-parole du syndicat policier Unité SGP FO, contestant que les circonstances de la mort d’Adama Traoré soient comparables à celles de la mort de George Floyd. Taha Bouhafs insinuait ainsi que Linda Kebbab n’aurait été qu’une marionnette aux mains d’un pouvoir blanc, mise sur le devant de la scène pour dissimuler le racisme de la police. On comprend bien que le fait d’avoir à subir ce genre d’insulte constitue, pour une femme arabe, un obstacle à surmonter pour s’engager dans la police et y prendre des responsabilités professionnelles ou syndicales. Si l’on prend au sérieux la justification donnée par Éric Fassin lui-même de la notion de racisme systémique, à savoir qu’il faut prendre en compte l’expérience réelle des personnes « racisées », la conclusion logique serait que la syndicaliste est bel et bien, en l’occurrence, victime de racisme. Les insultes dont les policiers arabes peuvent être la cible, de la part d’autres Arabes, en tant que prétendus traîtres à leur ethnie, font manifestement partie des mécanismes sociaux qui peuvent, en dissuadant de s’y engager, contribuer à la sous-représentation des Arabes dans la police, et donc à son « racisme systémique ».

Il était donc impossible de s’appuyer vraiment sur cette notion pour innocenter Taha Bouhafs, et c’est pourquoi, sans le dire, Éric Fassin change subrepticement sa définition du racisme quand il commente cette affaire. Son argument consiste en effet à dire que l’insulte ne vise pas « tous les Arabes », mais un trait accidentel de certains d’entre eux (être au service d’une institution jugée raciste) ; l’insulte serait donc politique et non raciste. On voit que suivant ce raisonnement, pour être raciste un propos ou un acte doit viser tous les membres d’un groupe ethnique, en raison de leur appartenance même à ce groupe, et non en raison d’un comportement particulier de certains d’entre eux. Un tel critère n’a évidemment rien à voir avec la définition du racisme donnée au début de l’article, à savoir les mécanismes sociaux conduisant à la discrimination de certains groupes ethniques. On pourrait, bien sûr, se dire que, puisqu’il s’agit d’une affaire devant être jugée au tribunal, ce qui compte est le sens que le législateur donne à la notion d’injure à caractère raciste, et non la définition du sociologue. Mais le texte d’Éric Fassin n’invite nullement à faire cette distinction, et présente les choses comme si son explication même du « racisme systémique » ruinait l’accusation de racisme portée contre Taha Bouhafs.

L’incohérence devient plus forte encore si, armé de ce nouveau critère de racisme, on se penche sur d’autres exemples donnés précédemment dans le texte. Comme on peut s’y attendre, l’article ne manque pas de présenter les « lois à répétition visant le voile » comme l’expression d’un racisme d’État. D’après la définition donnée du racisme systémique, cela pourrait encore se comprendre : on pourrait dire, par exemple, que la loi interdisant à une lycéenne de l’enseignement public d’entrer voilée dans son établissement, en s’opposant à une prescription religieuse, crée une difficulté que rencontreront surtout des élèves arabes ou noires, malgré le nombre non négligeable de converties blanches. Bien sûr, on pourrait toutefois s’amuser à renverser le raisonnement, et soutenir que dans une institution qui prétend éduquer les élèves à l’égalité entre hommes et femmes, ce serait faire preuve de racisme systémique que de s’accommoder de la présence du voile : en effet, cela contribuerait à présenter l’égalité comme un privilège de Blanche, tandis qu’il serait normal que des Arabes et des Noires se soumettent à une règle issue de traditions misogynes de l’Antiquité, et justifiée aujourd’hui encore par des discours ouvertement sexistes (que l’on songe aux inénarrables prédicateurs appelant à considérer la femme comme une perle précieuse à protéger, et non comme une marchandise sur un étalage). Mais tâchons maintenant d’appliquer le critère au nom duquel Éric Fassin innocente les insulteurs tels que Taha Bouhafs : une loi comme celle de 2004 ne vise pas toutes les musulmanes, encore moins toutes les Arabes ou toutes les Noires, et elle ne s’en prend qu’à un trait accidentel, pour parler comme l’auteur, de certaines d’entre elles, la décision de se soumettre à une certaine prescription religieuse, décision qui est loin d’être partagée par toutes. Selon ce critère, il faudrait alors conclure que cette loi n’a rien de raciste.

Conclusion

Confusion savamment entretenue entre convention terminologique et controverse sur la nature d’un phénomène, incohérences répétées dans l’usage de la notion de racisme et dans la manière de la définir, zeste de mauvaise foi sur la question de l’antisémitisme : l’article d’Éric Fassin, dont l’auteur a visiblement été suffisamment fier pour le publier deux fois, est particulièrement mauvais. Il constitue un véritable cas d’école, s’il s’agit d’illustrer la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs.

Il n’y a, certes, aucune conclusion à en tirer quant à la qualité de ses travaux académiques, dont ce texte ne fait pas partie. Et il serait hasardeux d’en tirer des conclusions générales sur la notion de racisme systémique, qui ne peut être tenue pour responsable de tout ce que l’on écrit sur elle. La question qui a servi de point de départ à mon examen était de savoir si la confusion que semble véhiculer cette notion, et qui est relevée par Matt Lutz, provient uniquement d’une incompréhension de la part du grand public. Une lecture critique de l’article d’Éric Fassin suggère une autre hypothèse : le mal pourrait venir de la façon même dont les promoteurs les plus experts de la notion en font la publicité. Cette hypothèse ne pourrait être confirmée que par l’examen d’un grand nombre d’autres textes ; je ne peux conclure ici qu’à l’inconsistance de celui que j’ai critiqué.

Notes

1 – Benjamin Straehli est professeur de philosophie au lycée Jean Zay de Jarny (Meurthe-et-Moselle).

2 – Matt Lutz, « The Problem With Systemic Racism” », Persuasion, mis en ligne le 24 janvier 2022, URL : https://www.persuasion.community/p/the-problem-with-systemic-racism (consulté le 29 octobre 2023)

5 – Taha Bouhafs avait qualifié ainsi Linda Kebbab en 2020, sur Twitter, après une déclaration de cette dernière visant à défendre la police. Il a été condamné pour cela en 2021, quelque temps après la publication de l’article d’Eric Fassin.

6 – Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2016, Rapport présenté à Monsieur le Premier Ministre, La documentation Française, 2017, p. 116. Rapport téléchargeable sur le site https://www.cncdh.fr/publications/rapport-2016-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie, consulté le 29 octobre 2023.

7 – Ibid.

« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

IEP Grenoble. À quoi sert le mot « islamophobie » ? Halte à l’intimidation !

À nouveau, l’accusation d’islamophobie frappe. Charb en faisait déjà l’analyse dans son livre posthume Lettre aux escrocs de l’islamophobie1. Deux professeurs ont vu ces derniers jours leurs noms placardés sur les murs de l’IEP de Grenoble sous ce grief qui se veut infamant et par lequel un groupuscule tente, toute honte bue, de déclencher un mouvement qui s’apparente à un lynchage. Allons-nous encore longtemps laisser les lieux académiques livrés à de telles intimidations ? Comme l’écrit l’historien Eric Anceau dans un tweet : « tout universitaire qui se respecte, et ce quelles que soient ses idées, devrait se sentir solidaire et soutenir ces deux collègues que je ne connais pas »2.

On sait que l’accusation d’islamophobie a pour fonction de fermer la bouche à toute critique de l’islam ou de ce qui se prétend islamique. On sait qu’un tel appel au silence et à la contrition peut encourager le meurtre soi-disant vengeur d’une prétendue offense requalifiée mensongèrement en « racisme » et de ce fait déguisée en délit.

Quoi de plus légitime que de s’interroger sur ce mot et sur son usage ? S’interroger sur la pertinence du terme islamophobie : c’est précisément ce que les prétendus étudiants inquisiteurs reprochent à un des professeurs dont le nom est sauvagement livré à l’opprobre3… l’autre professeur étant tout simplement accusé d’avoir soutenu le premier !

C’est peut-être inconvenant aux yeux des nouveaux inquisiteurs (dont on espère qu’ils sont d’opérette, mais l’histoire récente a hélas montré qu’on peut craindre que non), mais il n’est pas raciste de remarquer que le mot islamo/phobie (je l’écris exprès en deux parties) ne peut jamais, pour des raisons lexicales que tout lecteur peut comprendre et a fortiori des universitaires, viser une phobie ou une haine à l’égard de personnes4. Car, en français, le mot « islam » ne désigne pas des personnes mais une doctrine, une religion, un corps de propositions qu’on a parfaitement le droit de craindre et même de haïr. Un universitaire qui les critiquerait, les interrogerait et exercerait sur eux un examen raisonné, ne ferait que son devoir.

Plus généralement, et au niveau du simple citoyen, on a le droit d’être islamophobe sans être pour cela antimusulman : on sait que Henri Pena-Ruiz s’est fait traîner dans la boue pour avoir osé rappeler une distinction élémentaire qui fonde la non-reconnaissance du « blasphème » en droit républicain5. On sait ce qu’il en coûte à Mila d’avoir exercé sa liberté en vertu de cette distinction6.

Se demander si tel ou tel professeur, si tel ou tel citoyen a tenu des propos islamophobes (qu’il faut distinguer de propos antimusulmans), c’est manipuler un processus d’intimidation et de justification de la censure, pour ne pas dire plus. Car même si de tels propos étaient avérés, en quoi seraient-ils constitutifs d’un délit7 ? En revanche, les injures publiques, les diffamations, les menaces sont des actes délictueux : n’inversons pas les rôles et ne nous laissons pas intimider.

J’apprends à l’instant que le parquet de Grenoble ouvre une enquête pour « injures publiques et dégradations ». Les messages menaçants (qui appelleraient peut-être d’autres qualifications) ont été effacés8. Et si l’intimidation avait cessé de fonctionner ? Et si les professeurs cessaient de courber l’échine et de raser les murs ? Et si on cessait de se sentir coupable devant le moindre index imbu d’une fausse science ?

Notes

1 – Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Paris : Les Echappés, 2015. On rappellera aussi, entre autres, Kamel Daoud qui parlait d’inquisition en 2016, Elisabeth Badinter et Caroline Fourest.

3Sur les tenants de l’affaire, lire l’article détaillé d’Hadrien Brachet publié le 5 mars sur le site de Marianne https://www.marianne.net/societe/grenoble-les-noms-de-deux-professeurs-accuses-dislamophobie-placardes-sur-les-murs-de-liep . Voir aussi l’article de Paul Sugy dans Le Figaro du 5 mars https://www.lefigaro.fr/actualite-france/deux-professeurs-de-sciences-po-grenoble-accuses-d-islamophobie-sur-les-murs-de-l-iep-20210305

4 – À la différence de homo/phobie dont le premier composant ne peut désigner que des personnes (car l’homosexualité n’est pas une doctrine). À la différence aussi de christiano/phobie dont le premier composant peut désigner tantôt une doctrine, tantôt des personnes. Le terme islamo/phobie n’est nullement équivoque : en aucun cas il ne peut s’agir de personnes. [Edit 8 mars 21] Ajoutons que le mot « Islam » avec une majuscule initiale désigne une aire d’extension de la religion qui s’écrit « islam » avec une minuscule initiale.

5– Voir sur ce site https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ . Dans les commentaires du même article, on lira une discussion animée dans laquelle un commentateur prétend que l’islamophobie est un racisme et que le site Mezetulle mériterait un « signalement » pour ce motif.

6 – Voir sur ce site « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème » https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/

7 – Voir sur ce site l’article très argumenté et documenté de François Braize et B.B. magistrat : « Islamophobie : un délit ? » https://www.mezetulle.fr/islamophobie-un-racisme/

8 – De même une collègue (mais oui, le monde universitaire est peuplé de bisounours antiracistes et antifachos!) des deux professeurs visés, les traitant par tweet daté du 6 mars de « négationnistes », a supprimé son compte Twitter. On dirait que les adeptes du Bien commencent à paniquer devant la résistance à l’intimidation en milieu académique et la parole argumentée, documentée, qui se libère à ce sujet : voir l’excellent site Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

Université et recherche : procès en « conscientisation » et intimidation

Suite du programme de rééducation

Cet article fait suite à celui où, en juin 2020, j’analysais comment une activité académique ayant pignon sur rue, au motif légitime de faire obstacle à d’éventuelles discriminations, s’engage dans une entreprise d’ordre moral reposant sur l’auto-accusation identitaire1. Le recours à un programme expiatoire de culpabilisation comparable dans ses procédés à celui d’une inquisition ou, plus proche de nous, à celui d’une « rééducation » est désormais banal. Non seulement des objets d’étude et d’intérêt deviennent suspects par eux-mêmes, mais encore et surtout, des personnes sont soupçonnées d’être par nature et de manière inconsciente des opérateurs de discrimination et de domination du fait de leur origine, de leur couleur de peau, de leur « ancrage ». Et mieux vaut ne pas se défendre : toute argumentation est d’avance disqualifiée comme un symptôme de crispation versé au dossier de l’instruction à charge.

Identité et « conscientisation » : une instruction à charge

Dans un article de Philosophie Magazine2, Michel Eltchaninoff interroge Jean-François Braunstein au sujet du lancement de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires3. L’auteur de La Philosophie devenue folle dénonce le « mélange entre politique et science » […] « À l’intérieur d’un cercle de studies, tout le monde est d’accord. Le problème est l’homogénéité du recrutement dans ces départements. Nous assistons à une tentative de reconstruction radicale épousant leur seul point de vue. Bref, nous sommes dans une forme de lyssenkisme, qui opposait sous Staline “science bourgeoise” et “science prolétarienne” : même les sciences les plus objectives sont regardées à travers le point de vue de l’identité de genre ou de race de leurs auteurs. »

Ce n’est pas seulement, on l’aura compris, le contenu des recherches et de l’enseignement qui est passé au crible d’une lecture idéologique comme le faisait naguère une orthodoxie se réclamant du marxisme, et où l’on distinguait savamment l’être de classe de la position de classe. Un problème majeur est que ce filtrage s’effectue aussi en vertu de l’identité, réelle ou supposée, de ceux qui mènent les recherches et les enseignements.

Appelée dans la suite de l’article à répondre à J.-F. Braunstein, Soumaya Mestiri4 tient des propos qui témoignent du basculement dans le moment infalsifiable l’accusation s’en prend à une position assignée que l’accusé, même (et surtout) s’il se défend, ne peut jamais réfuter  : « Ces gens estiment être porteurs d’une mission civilisatrice. Leur habileté est de faire passer une vision du monde bien particulière, celle où l’homme occidental domine, pour un pur cadre, universel. Du coup, ils font preuve d’injustice épistémique. […] Le pire est que les gens qui font preuve d’injustice épistémique croient sincèrement que le savoir qu’ils détiennent est un savoir universel et universalisable. Or il est tout aussi local et particulier que celui qu’ils méprisent ».

Passons sur la « mission civilisatrice » dont on est bien en peine de trouver la moindre trace chez « ces gens ». À moins qu’on leur reproche une filiation avec les colonisateurs européens des siècles passés, et donc une culpabilité transmise par héritage ? Mais si cela était recevable, faudrait-il se croire autorisé à se mettre en quête de la descendance des Africains et des Arabes trafiquants d’esclaves5 ?

Au fait, si le savoir de X est particulier, qu’en est-il de celui de Y qui entend le disqualifier ? La question, probablement trop biaisée, trop confiante dans le partage égal du logos entre les hommes, n’est pas posée6. Et de conseiller à J.-F. Braunstein, égaré dans la naïve bonne foi qui l’aveugle, de « se décentrer » : « Il faudrait faire un retour sur soi et prendre en considération l’existence d’un certain nombre de rapports de domination ».

« Se décentrer », « faire retour sur soi » pour faire remonter à la conscience les rapports de domination dont on est porteur malgré soi et qu’on déguise en savoir universel. De telles recommandations, pour être avancées ici sur un ton feutré, font appel non pas à une critique de type intellectuel et théorique où l’on reviendrait sur une erreur, sur des hypothèses mal fondées, sur une théorie fragile, mais bien à une auto-critique dont l’objet est.. soi-même ! L’intérêt principal n’en est pas le progrès de la recherche, mais le mouvement moral d’auto-accusation requis non pas pour se forger une crédibilité, mais pour échapper au discrédit.

Charitablement mené par des procureurs extra-lucides guidés par la lumière du juste soupçon contre [ ici, au choix : le racisme, le colonialisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie…, suivi de  « systémique » ou « invisible » ] un procès en « conscientisation » devrait vous révéler ce que vous ne voulez pas savoir mais que, eux, savent infailliblement d’avance à votre sujet.

Jadis, cela s’appelait une opération d’exorcisme et naguère un programme de rééducation. Aujourd’hui on parle de « détoxification du discours »7.

Intimidation

Il y a un peu plus de dix ans, Mezetulle s’honorait de publier un article d’André Perrin analysant minutieusement la réception orageuse du livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel (Paris, Seuil, 2008). Cette réception conduisit certains universitaires à pétitionner pour réclamer notamment une enquête approfondie sur les fréquentations de l’auteur. On peut lire ce texte, toujours en ligne sur le site d’archives sous le titre « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs ». André Perrin en a repris l’essentiel dans le premier chapitre du livre qu’il a publié ultérieurement sous le titre Scènes de la vie intellectuelle en France8.

Dans la conclusion de son article, André Perrin remarquait que l’affaire Gouguenheim mettait en évidence le « climat délétère d’intimidation intellectuelle qui règne aujourd’hui ».
Depuis 2008, les choses se sont certes aggravées, aussi bien en étendue (d’autres disciplines que les sciences humaines sont touchées9) qu’en intensité, quittant, parfois comiquement, le terrain de l’argumentation pour en arriver à celui de l’injonction pure et simple10.

Mais ce qui est vraiment nouveau dix ans après, ce ne sont pas les progrès effectués par la « conscientisation » des incriminés ni ceux de leur empressement à s’auto-flageller : c’est le constat que l’inquisition à laquelle ils ont affaire n’a pas d’autre arme que leur sensibilité à l’intimidation.

Notes

2 – « La guerre des identités aura-t-elle lieu ? », Philosophie magazine n° 147 mars 2021, p. 66 et suiv.

3 – Jean-François Braunstein, professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, auteur de La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris : Grasset, 2018.
– « Observatoire du décolonialisme et des idéologiques identitaires » : http://decolonialisme.fr/ .
Peu après, plusieurs universitaires et chercheurs ont signé une tribune (Le Monde 22 février 2021, texte repris avec la liste des signataires – dont je fais partie – sur le site de l’Observatoire du décolonialisme http://decolonialisme.fr/?p=2699 ) intitulée « Le problème n’est pas tant ‘l’islamo-gauchisme’ que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ».
On lira une histoire détaillée de la censure universitaire « Des atteintes à la liberté académique : de la censure policée à la censure sauvage » par Wiktor Stoczkowski.

4 – Soumaya Mestiri, professeur à l’Université de Tunis, auteur de Élucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir (Paris, Vrin, 2020.)

5 – On se souvient de l’accueil mouvementé reçu par les travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau en 2006.

6 – Pour la poser en termes philosophiques actuels, on conseillera la lecture de l’ouvrage de Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris : Fayard, 2020.

7 – Voir cet article que The Conversation, sous la bannière de son « expertise universitaire », a publié le 20 juillet 2020 : « Les ravages du racisme invisible ou la partie cachée de l’iceberg« .

8Paris, éditions du Toucan, 2016. Voir la recension sur Mezetulle.

9 – On lira par exemple l’article très documenté d’Andreas Bikfalvi « La médecine à l’épreuve de la ‘théorie critique de la race’ ».

10 – J’en ai commenté un exemple dans l’article de juin 2020 cité à la note 1. Comme souvent, les États-Unis font la course en tête ; on peut en trouver d’autres : « Les profs de maths, ces nouveaux suppôts du suprémacisme blanc » par Benoît Rittaud, où le document référencé (un pdf de 80 pages Dismantling Racism in Mathematics Instruction) est plus qu’édifiant.

Comment peut-on être inhumain ? (un livre de D. Livingstone Smith lu par T. Laisney)

Dans On Inhumanity. Deshumanization and How to Resist It1, le philosophe américain David Livingstone Smith (né en 1953), qui nous confie avoir été entouré dans son enfance de gens qui « marinaient de la naissance à la mort dans l’idéologie selon laquelle l’oppression raciale faisait partie de l’ordre naturel des choses », David Livingstone Smith s’adresse aux artisans de la déshumanisation que nous sommes tous en puissance. Mieux comprendre la déshumanisation, c’est être mieux à même d’y résister.

À la mémoire de Samuel Paty, victime de l’inhumanité

L’auteur relève qu’il y a de nombreuses définitions de la déshumanisation – une notion qu’il faut d’ailleurs distinguer, souligne-t-il, d’autres attitudes dépréciatives, comme le sexisme, le validisme ou la transphobie. Celle qu’il retient ne désigne pas une manière particulière de traiter mais de concevoir quelqu’un : « Déshumaniser une personne, c’est la considérer comme une créature sous-humaine. » On confond trop souvent, selon lui, le mal avec ses symptômes, la déshumanisation avec ses effets. La déshumanisation, qui peut être asymptomatique, ne consiste donc pas à traiter cruellement les autres, elle est le processus – indissociablement psychologique et politique – qui conduit à penser qu’on peut le faire légitimement. Pour les nazis, les juifs étaient de la vermine, des porcs, des « Untermenschen » ; aux yeux des Américains, les Japonais étaient des rats, des singes, des insectes ; pour les Hutu, les Tutsi étaient des cafards, des serpents. Dans l’esprit de leurs bourreaux, les Noirs qui furent victimes de lynchages – lesquels n’étaient pas « que » des exécutions sommaires mais se traduisaient par d’épouvantables sévices – étaient moins que des êtres humains : des brutes, des animaux, des monstres.

Psychologie 1

Mais comment est-il possible que des êtres humains ne voient pas en leurs semblables d’autres êtres humains ? Selon Smith, deux mécanismes mentaux sont à l’œuvre, auxquels nous ne pouvons échapper qu’au prix de grands efforts : la pensée hiérarchique et l’essentialisme psychologique.

La pensée hiérarchique, d’abord. Nous avons beaucoup de mal à ne pas considérer la vie humaine comme supérieure à celle de tous les autres animaux, alors même, écrit l’auteur, que cette supériorité est impossible à justifier – souvent avancé, le critère de la rationalité ne vaut rien de ce point de vue. L’idée d’une « chaîne des êtres » structure, aujourd’hui comme hier, notre pensée et nos comportements. Pour nous tous ou presque, certaines sortes de vies comptent et doivent compter plus que d’autres. Ainsi, l’acte de tuer n’est pas facile à réaliser ; mais, sous prétexte que cette activité est nécessaire à la survie humaine, nous nous accordons le droit de tuer des êtres moins qu’humains (et même, dans certains cas, des êtres humains) et nous cherchons à rationaliser cette attitude. Pour l’auteur, remettre en cause ce cadre général (qui, de la nature, étend ses ravages dans toutes les sphères de la vie humaine) serait un premier pas dans la lutte contre la déshumanisation.

L’essentialisme, ensuite : la tendance irrépressible à regrouper les choses en types naturels et à penser que ce qui fait qu’un individu appartient à l’un ces types est le fait qu’il en possède l’essence. Et s’il ne se comporte pas conformément à ce que lui dicte son essence, alors il doit être vu comme anormal. Selon Smith, la reconnaissance de notre tendance à essentialiser (qui, par ailleurs, nous est indispensable dans notre vie de tous les jours) est une étape cruciale contre la déshumanisation.

Race

Or, l’idée de « race » est fondée sur une essence raciale. D’après Smith, la répartition des hommes en races est le premier pas sur la route de la déshumanisation. Pour lui, les opinions sur la race et les attitudes racistes sont inséparables. « Racisme » est, lui aussi, un mot polysémique. Smith en donne la définition suivante : « Le racisme est la croyance qu’il existe des races et que certaines sont intrinsèquement supérieures à d’autres ». La haine, l’hostilité, tout cela n’est pas en cause, mais l’idée que certains êtres ont moins de valeur du point de vue de leur humanité même (quand bien même, sous d’autres rapports, on leur reconnaîtrait des aptitudes particulières). Ainsi, pour Aristote, comme bien plus tard pour certains colonisateurs, il existe des esclaves par nature, chez qui la volonté d’échapper à leur condition ne pourrait que relever d’un désordre psychiatrique. Smith distingue le racisme de la déshumanisation en ces termes : « Le racisme est la croyance que certaines races se composent d’êtres moins humains, la déshumanisation est la croyance que les membres de certaines races sont moins que des êtres humains. »

Pour l’auteur, la théorie populaire de la race et la science sont irréductibles l’une à l’autre. Les races sont des inventions humaines. Les couleurs de peau, en particulier, sont parfaitement naturelles, mais les frontières qu’on trace entre elles sont artificielles – et la même chose est vraie de tous les autres traits « raciaux ». Loin de les conforter, les modèles de variation génétique qu’ont dégagés les généticiens remplacent et annulent les notions ordinaires de race. Nous avons tous les mêmes gènes mais certains d’entre eux présentent des versions différentes : les allèles expliquent la diversité biologique humaine, mais ils n’ont rien à voir avec l’idée selon laquelle les membres d’un groupe appartiendraient à une race déterminée : la plupart des variations génétiques se rencontrent au sein des groupes racialisés et non entre eux. En outre, la race ne peut être considérée comme la propriété d’un individu, au sens où celui-ci aurait une race ; tout ce qu’on peut dire, c’est que les individus appartiennent à des races (si elles se définissent comme des groupes de populations). Mais il faut bien comprendre que n’importe quel groupe peut être racialisé.

La distinction – qui nous est familière – entre l’apparence et l’être est au cœur de la pensée raciste. L’auteur cite Carl Schmitt : « Certains des êtres qui ont un visage humain ne sont pas humains. » Ainsi les juifs, avant même le nazisme, ont-ils pu être considérés comme des porcs à visage humain. Si certains êtres ne sont humains qu’en apparence, s’ils constituent une race de sous-hommes déguisée en race humaine, alors le pire devient possible. Pour combattre la déshumanisation, affirme Smith, il est essentiel de comprendre que ceux qui la réalisent « croient réellement que ceux qu’ils persécutent sont moins qu’humains. Et c’est pourquoi la déshumanisation a un pouvoir destructeur tellement grand ». Elle n’est pas qu’un alibi permettant de justifier certains actes, elle est moralisatrice au plus haut point : il s’agit pour ses acteurs de délivrer le monde d’un mal terrible. Le chemin d’Auschwitz, a pu écrire l’historienne Claudia Koonz, est pavé d’exhortations à la vertu. Les victimes de la déshumanisation sont, aux yeux de ceux qui l’entreprennent, des sous-hommes passant pour des hommes. Cette prétendue dissimulation est un problème pour tout régime raciste. En témoigne cette phrase dans un film de propagande nazie de 1941 : « Le trait principal du juif est qu’il tente toujours de cacher son origine quand il se trouve parmi des non-juifs. »

Idéologie

La psychologie ne fait pas tout, et la question de la « race » nous plonge déjà au cœur de l’idéologie. Pour Smith, la déshumanisation est une réponse psychologique à l’exercice de forces politiques. Les croyances déshumanisantes sont des croyances idéologiques. Encore un mot polysémique, remarque l’auteur : l’idéologie, vue de façon péjorative, est ce qui s’oppose aux faits ; elle peut désigner aussi l’ensemble des opinions d’une personne. Smith adopte une définition différente : pour lui, les idéologies sont des croyances qui ont pour fonction de favoriser l’oppression. Il souligne qu’une chose, quelle qu’elle soit, conserve sa fonction même quand elle ne peut la réaliser. À la manière des fonctions biologiques, les idéologies se reproduisent et se répandent dans la population. Selon Smith, nous « ne choisissons pas plus nos idéologies que nos infections virales » : elles s’apparentent à des « épidémies cognitives ».

Par exemple, le suprémacisme blanc trouve ses racines dans la traite négrière et le colonialisme européen. Les bénéficiaires de l’esclavage furent légion. Comme, pour la plupart, ils n’étaient pas des monstres moraux mais des « gens ordinaires », l’idée de l’infériorité des Noirs proliféra comme un virus : sans cette croyance opportune, l’esclavage eût été intolérable aux yeux de beaucoup. C’est par ce type de biais idéologique que des gens ordinaires peuvent se rendre complices d’actes monstrueux. L’oppression est donc l’addition des tendances psychologiques évoquées plus haut et de forces politiques déterminées. Selon l’auteur, il ne faut surtout pas avoir trop confiance en notre capacité à ne pas y céder. Placés dans certaines circonstances, aurions-nous su ne pas profiter de l’esclavage ? Pour Smith, rien n’est moins sûr : il est facile d’être un héros dans ses fantasmes.

Selon David Livingstone Smith, la catégorie de l’humain elle-même est une construction idéologique et non scientifique. Ainsi tous les scientifiques, d’un point de vue historique, n’incluent-ils pas dans le genre Homo les mêmes espèces. (Il y a d’autres exemples de classifications populaires qui n’ont pas de correspondance scientifique. Smith prend celui des « mauvaises herbes », qui ne sont qualifiées ainsi qu’en vertu du rôle qu’elles jouent dans certaines de nos pratiques sociales.) C’est pourquoi il n’est pas efficace, selon l’auteur, d’invoquer une humanité commune pour combattre la déshumanisation : les frontières du concept de l’humain changent en même temps que les relations de pouvoir. Ce n’est pas de faits qu’il faut débattre, mais de conceptions du monde dans lequel nous voulons vivre.

La déshumanisation s’accompagne de ce que l’auteur appelle des « discours dangereux », dont l’actualité nous offre des exemples quotidiens ; des discours où la propagande se mêle à l’idéologie et agit de la façon suivante : elle nous fait d’abord sentir un danger, puis elle fournit le moyen d’y échapper. Il arrive que des idéologies délétères dorment longtemps avant que ne les réveille un climat politique favorable : « Le discours dangereux enflamme et organise la violence qui est latente dans des idéologies préexistantes. » Aujourd’hui, souligne Smith, la déshumanisation est le plus souvent indirecte ; plutôt que de se référer aux membres d’une population comme à des animaux ou à des monstres, on les décrit d’une manière telle que les images correspondant à ces catégories surgissent dans l’esprit des auditeurs : cruauté bestiale, prédation, parasitisme, saleté, maladie. On parle d’invasion, on pointe la vitesse alarmante de leur reproduction pouvant mener à un « grand remplacement », etc. Le déshumanisateur, n’ayant pas dénoncé quelque « vermine » que ce soit, pourra ainsi se défendre d’avoir eu de telles idées en tête. Si une population est dite « violente » et que ceux de ses membres qu’il côtoie ne le sont pas, comment le déshumanisateur s’arrangera-t-il de cette contradiction ? Rien de plus simple : il prétendra que la violence est en eux et que, pour se manifester, elle attend seulement l’occasion propice.

Psychologie 2

Revenant sur le versant psychologique, l’auteur accorde une importance particulière à ce qu’il voit comme une autre contradiction : les acteurs de la déshumanisation semblent affirmer presque simultanément que leurs cibles sont des êtres humains et ne sont pas des êtres humains. Il ne faudrait pas en déduire, écrit Smith, que la déshumanisation se résume à une expression de mépris, de dégoût, qu’elle n’est finalement qu’une façon de parler. Cela reviendrait à ignorer le témoignage des déshumanisateurs eux-mêmes : nous n’aurions pas agi ainsi si nous les avions reconnus pour humains. D’autre part, la contradiction – inconsciente ou assumée – n’est pas étrangère à la psychologie humaine. Par exemple, regardant un film, nous n’aurons pas de mal à considérer des zombies comme à la fois morts et vivants. Smith nous invite à penser à un magicien, qui nous fait presque croire que l’impossible s’est produit lorsque s’entrechoquent en nous deux croyances : celle des sens et celle de l’esprit.

Il en va de même dans le cas de la déshumanisation : nous voyons à la fois des hommes (nous ne pouvons pas faire autrement) et, par l’intermédiaire de croyances théoriques, des monstres, des démons à forme humaine – la cruauté que déchaîne la déshumanisation n’aurait probablement pas lieu sans ce dédoublement. Ces êtres, selon Smith, représentent en même temps une menace physique et une menace métaphysique : ils remettent en cause notre vision de la structure fondamentale de la réalité. Si les roses, suggère l’auteur, peuvent chanter et les chiens parler, alors n’importe quoi peut se produire. Aujourd’hui, dans un monde plus profane qu’hier, les monstres ont cédé la place aux criminels, auxquels on prête parfois des super-pouvoirs ; on parlera ainsi de « super-prédateurs ». Selon Smith, la figure du criminel racialisé est l’incarnation contemporaine de la monstruosité dans les nations développées.

La déshumanisation a pour fonction – autre phénomène psychologique – de désinhiber les pires de nos pulsions. Empruntant une distinction qui a été proposée entre prohibition et inhibition, l’auteur juge que la résistance que nous pouvons opposer à nos propres actes de violence relève de la seconde et non de la première. De la même façon, Hannah Arendt montre que la répugnance instinctive que nous inspirent certains actes n’implique pas que nous les désapprouvions moralement : on trouve le crime légitime mais on serait incapable de l’accomplir soi-même.

Ayons soin de ne pas déshumaniser les déshumanisateurs, car nous sommes tous – c’est la leçon de ce livre – susceptibles de déshumaniser notre prochain. Reprenant en le modifiant un propos moins volontariste de Martin Luther King, David Livingstone Smith estime en conclusion que l’arc de l’histoire ne tendra vers la justice que si nous poussons très fort dans ce sens. La seule connaissance du passé ne nous vaccinera pas contre la déshumanisation ; et une foi naïve en l’avenir ne nous sera pas d’un plus grand secours.

 

1 – David Livingstone Smith, On Inhumanity. Deshumanization and How to Resist It, Oxford University Press, 2020.

François Rastier à l’ENS-Lyon : la meute et le conférencier (par Jean Szlamowicz)

Analyse rhétorique d’une hystérie idéologique

Jean Szlamowicz1 a assisté à la conférence « Race et sciences sociales » que François Rastier a donnée à l’ENS de Lyon le 24 novembre 2020. Après de multiples attaques à la suite de la publication d’une série d’articles dans Non Fiction2, la conférence de François Rastier a de nouveau été l’occasion de protestations et d’assauts « qui avaient peu à voir avec un débat normal ». L’auteur en livre ici l’analyse, qu’il fonde sur l’examen de leurs « techniques argumentatives », lesquelles n’ont d’autre objet que de faire taire toute contradiction et de mettre en place une idéologie d’éradication de la culture.

François Rastier, sémanticien, auteur entre autres de monographies sur Heidegger et Primo Levi, a récemment été victime d’attaques pour ses articles parus dans Non Fiction portant sur les dérives des sciences sociales vers le militantisme décolonial3. Ces attaques ont été le préambule de protestations contre sa conférence à l’ENS-Lyon (24 novembre 2020, « Race et sciences sociales »), dénoncée par un communiqué inter-associatif de l’ENS. La conférence s’est tenue, mais il a dû subir des assauts lors du débat qui a suivi qui avaient peu à voir avec un débat normal étant donné leur caractère outrancier. La violence des attaques s’est poursuivie sur Twitter et — ce qui prend une ampleur se rapprochant de la censure — par l’ENS même qui a refusé de mettre en ligne sa conférence et s’était initialement refusée à la lui fournir. Il l’a finalement obtenue, mais elle n’est pas diffusée sur le site de l’ENS comme c’est l’usage4. Comment en arrive-t-on à la damnatio memoriae dans une institution censément garante d’une réflexion intellectuelle de haut niveau ?

Nous avions déjà réagi à la pauvre argumentation qui avait suivi la publication des articles de François Rastier dans un article intitulé « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique »5. Le présent article en est le prolongement et se concentre à nouveau sur les techniques argumentatives (je n’ai pas dit les arguments, qui sont aux abonnés absents)6.

Stratégie rhétorique de base

Quand la rhétorique a uniquement pour objectif de délégitimer l’adversaire et ne se soucie ni d’en dévoiler l’argumentation ni de faire valoir les idées qu’on lui oppose éventuellement, on tombe dans un dispositif discursif qui n’a plus rien à voir avec le cadre de la discussion raisonnée telle qu’elle se pratique dans la recherche.

Nous l’avions déjà noté7, la caricature des arguments de François Rastier et l’hyperbolisation des critiques contreviennent fondamentalement au débat qui n’a, dès lors, plus lieu d’être. Si les attaques ne reposent que sur l’agressivité et non la démonstration, alors la mauvaise foi bloque la possibilité d’un échange et la production de la pensée — ne reste qu’un pugilat rhétorique sans intérêt. C’est d’autant plus troublant que le communiqué préalable à la conférence8, les réactions des personnes présentes et les attaques sur Twitter affichent une incompréhension complète des propos de François Rastier.

La paraphrase excessive et axiologisée, en résumant la pensée de François Rastier par des raccourcis réduits à des mots clés (« homophobe », « nazi », « dérive droitière »), en déforme le contenu. En effet, au lieu de rendre compte des propos incriminés, il s’agit uniquement de les qualifier de manière négative : cette condensation mal intentionnée repose sur le déni des propos réellement tenus et de leur intention argumentative.

Nous avons remarqué, en temps réel, une incroyable surdité de personnes qui, même face au démenti et aux explications patientes de François Rastier, répétaient les mêmes reproches sans entendre ni comprendre les réponses.

Association incantatoire et allusion déformante

Quand un tweet9 se déclare écœuré par « un flot ininterrompu de références nazies », l’allusion suffit à associer la conférence au nazisme, alors qu’elle en constituait précisément une critique. Un tel rapprochement allusif, en commettant un contresens volontaire, porte la malhonnêteté et la mauvaise foi au pinacle.

En effet, François Rastier retrace la généalogie philosophique des idées contemporaines, qu’il fait remonter, via Derrida, à Heidegger qui masquait dans le jargon philosophique un principe völkisch, c’est-à-dire un ancrage ontologique dans l’expression du peuple, spécifiquement allemand. En résulte un projet de destruction de la rationalité propre aux sciences de la culture qui, selon le point de vue heideggerien, sont à remplacer par l’exaltation mystique du génie du peuple. François Rastier montre comment le projet heideggerien s’incarne aujourd’hui dans la célébration identitaire et le retour du racialisme dans le champ politique, citant effectivement des auteurs pour qui « la race, cela existe ».

Évidemment, cette conception de la race est sociale et non plus génétique : ce tour de passe-passe assez faible continue néanmoins à se fonder sur la couleur de peau, articulant ainsi par un binarisme que rien ne justifie factuellement une opposition entre « Blancs » et « Racisés », polarisation simpliste, ethnocentrique, trompeuse et sans la moindre prise en compte des variations socio-historiques (comme si toutes les sociétés occidentales étaient les mêmes, comme si le reste du monde était exempt de racisme, etc.). La philosophie de la déconstruction pratique ainsi des dénonciations sélectives de l’oppression, lesquelles ne visent que l’Occident. À cet égard, la seule mention du « post-colonialisme » est en soi frauduleuse en ce qu’elle conceptualise l’idée de colonisation par l’article défini : la colonisation implique qu’il n’y en a qu’une et promeut ainsi l’idée manichéenne d’un Occident malfaisant tout en taisant l’incidence qu’une telle théorie devrait accorder à l’impérialisme ottoman, chinois ou islamique. Il en va de même de « l’esclavage », dont l’article défini renvoie là aussi au seul commerce triangulaire et non à la généralité de la pratique esclavagiste dans l’histoire de l’humanité — et à sa continuité contemporaine, notamment dans des contextes islamiques (Mauritanie, Soudan, Libye…).

Il s’agit donc d’associer une connotation de négativité au nom de François Rastier auquel on reproche simultanément un « point Godwin » et de procéder à des « rapprochements « à la louche » entre le nazisme de Heidegger, les propos de Houria Bouteldja, le terroriste Carlos ou encore les Principes de la communauté chez Pétain ». Ses propos, loin d’être « à la louche », procèdent justement de l’analyse des textes et sont étayés par des citations et des propos de penseurs décoloniaux revendiquant une lecture raciale s’appuyant sur un vocabulaire explicitement essentialisant (« blanchité », « racisé »). L’emploi de la locution « à la louche » a deux effets : par son registre, la formule discrédite le conférencier, comme s’il ne méritait pas une analyse plus fouillée ; par l’expression imagée et hyperbolique, on lui impute une approximation qu’on s’abstient ainsi de démontrer précisément parce que la formulation en souligne l’évidence. Ce niveau de langue a donc une véritable efficace argumentative et permet de brûler les étapes de la démonstration pour directement accuser un discours et une personne.

Dans le communiqué inter-associatif des étudiants de l’ENS (voir documents en Annexe 2 ci-dessous), on note l’accusation d’une « conception discriminatoire des sciences sociales ». Que peut bien signifier discriminatoire dans ce contexte ? Le propos critique de François Rastier est justement — comme en témoigne sa conférence elle-même — de replacer l’humanisme, les données, la méthode au cœur des sciences sociales afin qu’ils ne se transforment pas en chantier d’essentialisation du genre et de la race. Comment peut-on lui imputer un discours inverse ? En quoi est-ce « une lecture passéiste et réactionnaire » ? Ces derniers adjectifs ont-ils la moindre portée apodictique ?

Le conférencier est par ailleurs qualifié comme étant « une des voix minoritaires mais sur-médiatisées ». Considérer François Rastier comme surmédiatisé par rapport aux militants décoloniaux que sont Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo relève, là encore, de la mauvaise foi. Ou alors, je ne m’étais pas aperçu de l’omniprésence télévisuelle de mon collègue. C’est évidemment un argument d’autorité inversé qui valide les opposants en les posant comme victimes d’un courant dominant omniprésent.

Remarquons aussi l’allusive accusation de « contradictions logiques » qui sont d’autant moins démontrées qu’elles ne sont même pas citées. Le tweet a ceci d’efficace qu’il permet l’indignation sans avoir à s’en expliquer…

L’accumulation d’épithètes négatives (« nazi », « réactionnaire », « surmédiatisé », « passéiste ») crée un effet d’abondance qui vaut argument en lui-même. On parle en rhétorique de conglobation pour caractériser cette façon de décliner la même idée de multiples manières. Ici, le procédé permet de produire de la négativité par association. Mêmes faibles, les arguments finissent par paraître irrésistibles du fait de leur seul déploiement quantitatif.

La délation cool

Le tweet déjà cité et reproduit sur Academia s’accompagnait d’une image de pompe à merde. L’écœurement n’est pas un argument et l’hyperbole dont il témoigne entend délégitimer le discours, comme si l’image scatologique était le seul équivalent pensable au discours tenu durant la conférence. Mais pourquoi pas, après tout ? Le procédé imagé et potache pourrait refléter une forme d’humour si son systématisme ne trahissait une volonté d’éviter l’argumentation pour privilégier la pure indignation morale. C’est du reste l’un des thèmes de la conférence que d’avoir souligné l’utilisation du pathos comme argument, de l’émotion comme principe et de la leçon de morale comme axe fondateur.

Le langage familier, voire ordurier, n’est pas innocent. C’est précisément parce qu’il abolit le registre scientifique ou philosophique qu’il acquiert une fonction argumentative : en ne se plaçant pas sur le terrain langagier du conférencier, on dénie à ce dernier la spécificité de son expression et on lui substitue un niveau de langue avilissant. L’image se substitue à l’argument. La figuration de l’abject tient lieu de démonstration.

Corollaire scandaleux, ces divers commentaires se livrent sans vergogne à des clichés âgistes qui contredisent toutes les prises de position soi-disant ouvertes, pluralistes et généreuses des militants. On frémit de constater qu’ils peuvent délégitimer quelqu’un non pour ses arguments mais pour son âge : on peut deviner ce que seraient les réactions si on disqualifiait quelqu’un pour son poids, son sexe, sa couleur de peau. Mais, pour l’âge, tout est permis : le sémanticien est donc qualifié de « papy » (avec orthographe modernisée ?), ce qui laisse penser toute l’affection que les normaliens peuvent avoir pour leurs propres grands-parents.

Ils rappellent que François Rastier est une « personne retraitée de 75 ans continuant de se prévaloir du titre réglementaire de ‘directeur de recherches émérite au CNRS’, comme si ce titre était décerné à vie ». Proposent-ils donc qu’on lui dénie toute existence sociale ? Qu’on appose une date de péremption sur ses futures conférences ? Il n’est pas le seul visé puisqu’il fait partie de ces « universitaires du siècle dernier » qu’il s’agit de conspuer. L’argument de la nouveauté, nul et non avenu sur le plan intellectuel, est pourtant revendiqué de façon redoublée (« renouveau des sciences sociales », « la recherche contemporaine », « en prise avec son époque »). Croire que la nouveauté serait la preuve de quoi que ce soit, c’est croire en une religion du progrès qui se confond avec l’âge que l’on a. Visiblement, ce sont les hormones du narcissisme social qui parlent ici. N’ont-ils donc pas conscience que leur jeunesse est appelée à se périmer ?

Un niveau de langue et de péjoration où l’on décrit une pensée à l’aide de qualificatifs comme connerie, bête, nauséabond fait l’ellipse de la démonstration. L’intensité descriptive mime l’indignation comme si elle était au-delà de toute démonstration. Mais l’ironie et l’hyperbole ne sont pas des arguments. Certes, ce ne sont pas non plus des traits d’expression indignes car les figures de style ne sont pas en soi à condamner — est-il seulement possible de s’exprimer sans hyperbole ou sans ironie ? Le problème est qu’elles constituent ici un masquage argumentatif, transférant les idées dans l’inargumentable et l’indicible. Si l’on est en droit de juger qu’une idée est « une connerie », il faut normalement le prouver si l’on se situe dans le débat d’idées. Or, le propre de ces discours est qu’ils jugent mais ne débattent pas. Ils ne s’adressent qu’à leurs « potes ». C’est un discours de la connivence et non de la démonstration. Le problème est qu’il est public et qu’il revendique une censure sans avoir d’autre étayage que la seule indignation de son entre-soi idéologique.

L’aveuglement sémiotique

Cette indignation signalétique est en outre assortie d’une bonne dose d’ignorance. Les militants confondent les mots et les choses. Quand François Rastier parle du concept de race pour en évoquer le caractère éventuellement fragile, on lui rétorque « alors vous niez le racisme ». François Rastier a beau expliquer que les identités ne sont pas des essences, les militants croient que les mots désignent des choses. Les concepts sont des constructions sémantiques et culturelles, grammaticales et idéologiques. C’est peine perdue que de tenter une clarification tant il n’est pire sourd que celui qui refuse d’entendre ce qui contrecarre ses préjugés. On notera donc que ces gens-là ne font pas de différence entre onomasiologie (partir d’une idée) et sémasiologie (partir de l’examen du signe linguistique). On peut étudier « le racisme », mais il faut, tout de même, comprendre que le mot racisme a des usages variés… Cela fait quelques décennies que l’on a parlé de linguistic turn pour cette conscience de la matérialité langagière des concepts philosophiques.

Mais, réagissant avec la virulence pavlovienne d’idéologues qui prennent les mots pour des signaux, ils aboient en retour « nazi », « homophobe », « connerie » et prétendent que pour François Rastier, « le racisme n’existe pas » alors qu’il expliquait la nuance entre le concept et la chose. On entend les militants répéter : « C’est une construction sociale », sans que cela participe d’un propos autre que mécanique. Car, dans la société, qu’est-ce qui pourrait relever d’autre chose que de l’élaboration culturelle et échapper à ce diagnostic ? Depuis la culture des petits pois jusqu’à l’antisionisme, qu’est-ce qui n’est pas une construction sociale ?

On aussi entendu des reproches proférés dans une langue pseudo-technique, mal maîtrisée et prétentieuse. Un auditeur jouait les donneurs de leçons en confondant « épistémique » et « épistémologique », ignorant des usages du mot différents en philosophie et en linguistique. Sa question acerbe mais peu claire lui permit de se déclarer peu satisfait de la réponse. Il n’utilisait de toute manière sa formulation contournée que pour faire chic, pour donner une impression de hauteur dédaigneuse. C’est assez mal venu quand on parle à un sémanticien tel que François Rastier avec l’œuvre qu’on lui connaît !…

L’argument d’autorité

La récurrence d’accusations d’incompétence a priori est un topos de la critique militante dans le champ de la recherche universitaire. Il faut toujours accuser l’autre d’incompétence. Le communiqué considère donc que François Rastier est « invité sur une thématique extérieure à son champ de spécialité »10.

Un champ de spécialité indique une connaissance qui peut effectivement être mal maîtrisée par d’autres et il est normal qu’un expert en statistiques, par exemple, puisse corriger l’usage profane fautif qui serait fait de données par des non-spécialistes11. Cela ne constitue pas pour autant un talisman sanctifiant une parole, sauf à considérer que seuls les étudiants de Sciences Po auraient le droit de parler de politique.

Qu’un linguiste s’exprime sur la méthodologie des sciences de la culture ne semble pas sortir de son champ. Et on ne voit pas pourquoi un physicien, un biologiste ou un économiste n’auraient pas le droit, eux, d’en parler. Si on considère que les domaines sont étanches entre eux, il va falloir interdire à beaucoup de gens de parler de beaucoup de choses — et au passage considérer que les gens sans diplômes n’ont le droit de s’exprimer sur rien. Il est surprenant de voir des étudiants décider de qui a le droit de parler de quoi. Cette conception hautaine et technocratique du savoir n’est qu’une confiscation de l’argument d’autorité par une caste de donneurs de leçons. A exhiber un tel mépris , les normaliens ne se grandissent pas.

Les spécialités intellectuelles impliquent une expertise, pas des pouvoirs magiques ni une infaillibilité doctrinale : tous les économistes, historiens, linguistes n’ont pas la même vue sur tous les sujets. L’argument ad hominem est donc non seulement infondé, mais mesquin et prétentieux. Venant d’étudiants, l’argument d’autorité est même passablement risible et largement auto-invalidant.

Pire encore, les attaques qui ont visé François Rastier ont pris la forme de mises en cause s’attaquant à la respectabilité de sa personne. Avant même que la conférence n’ait eu lieu, on a pu lire une virulente diatribe anonyme de la « revue d’idées » (sic) nommée Argus qui a publié sur sa page Facebook les propos suivants, à la fois agressifs, dénués d’arguments concrets et à la syntaxe surprenante :

« François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? […] Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale. Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider. » (sic) (voir publication Facebook dans les documents en Annexe 2 ci-dessous).

Argument d’autorité, argument ad personam, apodioxe : c’est là toute la panoplie rhétorique de la bassesse. L’exhibition de l’exaspération s’autorise de son indignation pour ne ressasser qu’une évidence agonistique incapable de se fonder en raison : ces opposants ne sont pas d’accord avec François Rastier, mais l’enflure hyperbolique et insultante de leur propos est la seule justification qu’ils parviennent à donner à leur désaccord.

L’hémiplégie idéologique ou la censure revendiquée

« Nous sommes attaché.es à la promotion d’une recherche pluraliste, […] dès lors il n’est pas acceptable que notre école […] donne sa caution à la dérive droitière de quelques chercheurs-euses s’exprimant à tort et à travers sur des sujets de société : l’exigence d’une institution universitaire n’est pas celle des plateaux télévisés ou des essais d’extrême droite »

Une simple remarque : dans la même phrase, on revendique au nom du pluralisme de ne pas inviter des conférenciers au motif d’une étiquette qu’on leur attribue. Une telle logique est, en soi, dirimante.

De plus, considérer que des concepts-épouvantail aussi simplistes que l’étiquetage « droite » et « extrême droite » constituent un fondement de consensualité, c’est avoir le narcissisme de croire que tout le monde possède le même système de valeurs et de référence. On pourra se reporter à l’ouvrage de Simon Epstein Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008, Albin Michel) pour explorer l’inanité de telles catégories. Outre le caractère peu opérant de ces notions, qui ne sont d’ailleurs utilisées ici que pour leur valeur d’insulte, François Rastier est justement occupé à dénoncer les dérives totalitaires, antisémites et racialistes de sciences sociales qui se fondent sur l’identitarisme et un sentiment de supériorité morale et non plus sur un protocole méthodologique vérifiable et falsifiable.

On note aussi le chantage désormais bien établi consistant à réclamer une réponse et un débat a priori : « Nous regrettons l’invitation de ce chercheur à s’exprimer sans contradiction possible ». Cette lamentation attristée fait mine d’être victime d’une parole omnipotente écrasant la liberté d’expression… dans un communiqué réclamant sa censure ! Leur partialité est telle qu’elle ne se rend même pas compte de sa contradiction.

Il s’agit là d’un artifice d’intimidation. Cela revient à considérer que toute prise de parole (adverse, bien sûr…) devrait être accompagnée d’une tutelle permettant de l’annuler et ne saurait se formuler que dans un cadre imposé et nécessairement conflictuel. C’est une conception du débat dénuée d’horizon heuristique, qui relève du spectacle et de la confrontation et ne cherche pas véritablement à construire une pensée dans le dialogue. Si chacun devait s’exprimer sous la surveillance d’un adversaire malveillant en maraude, on imagine assez le peu de conférenciers qui accepteraient une telle pression. C’est bien un rôle de surveillance et de milice intellectuelle que s’octroient ces partisans de la liberté académique, de l’émancipation et de l’esprit critique (ce sont les termes qu’ils choisissent pour se représenter : les mots du marketing idéologique, créateurs d’un consensus manipulateur — qui serait contre ces notions ?).

La démarche consistant à vouloir faire taire quelqu’un pour les opinions qu’on lui attribue témoigne d’une conception totalitaire puisqu’on ne tolère en fait que les opinions qu’on partage. Une conception aussi limitée du pluralisme ne peut aboutir qu’à la radicalisation et à l’exclusion : l’adversaire est nécessairement une ordure à éliminer (le mot ordures est revenu dans les tweets). Cette absence de demi-mesure est le signe même de la radicalité et du fondamentalisme. Le décolonialisme en est donc déjà là. De la Sainte Ligue jusqu’à l’islamisme, en passant par le nazisme et le stalinisme, les idéologies radicales n’envisagent pas la différence d’opinion comme tolérable. C’est précisément en cela que de telles idéologies doivent être combattues par les démocraties dont le principe place le débat au centre de la dynamique politique.

Dans ces formations discursives intolérantes (comme chez Heidegger), il n’y a pas de débat, il n’y a que des vérités. C’est précisément ce dispositif que François Rastier avait rappelé en montrant que les cultural studies devenues militantes posaient un rapport de domination a priori et le déclinaient, proposant de vérifier des préjugés et non de construire des données et des interprétations selon une méthode. Le militantisme décolonial et inclusiviste de ceux que j’appellerai désormais les « déconstructeurs » n’est que la sempiternelle reconduction d’un discours qui s’auto-valide, discours prophétique qui, ivre de sa vertu, propose ni plus ni moins d’éliminer jusqu’à la mémoire de ses adversaires. Cancel culture, c’est-à-dire l’idéologie de l’éradication.

En une forme de manifestation involontairement exemplaire, les propos et les comportements des militants, ainsi que leurs pressions sur les institutions — dont on attend qu’elles parviennent enfin à s’extraire de leur lâcheté — constituent la démonstration même de leur nocivité agressive qui précarise la liberté d’expression. C’est donc bien une preuve patente que les militants se réclamant de la déconstruction décrite par François Rastier n’ambitionnent pas de faire œuvre scientifique, mais de faire taire toute contradiction.

Annexes

1 – Quelques écrits de François Rastier

2 – Documents

  • Vidéo de la conférence de François Rastier sur la chaîne Youtube du Réseau de Recherche contre le racisme et l’antisémitisme https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE
  • Communiqué interassociatif contre la venue de F. Rastier à l’ENS (copie d’écran) :

  • « Argus, revue d’idées »
    Publié le 24 novembre à 9h34 sur la page Facebook de la revue
    « Argus participe au communiqué inter-associatif contre la venue de François Rastier à l’ENS de Lyon pour une « Conf’apéro » sur le thème : « Race et sciences sociales ».

Nous sommes les premiers à à se battre pour un débat d’idées, pour la transmission du savoir et la lecture des oeuvres d’autrui. Or, nous sommes alors les premiers à dire que ces éléments s’inscrivent toujours dans un contexte, entre certains groupes sociaux et bel et bien selon un rapport de force. Ces choses là sont acquises y compris dans les éthiques de la discussion les plus consensuelles comme celle d’Habermas.

François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? Il y est intéressé en raison de sa participation au Manifeste des 100, tribune signée par d’anciens et anciennes universitaires et beaucoup d’essayistes contre « l’islamo-gauchisme » rampant au sein de l’ESR français autour de ces questions.

Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale.

Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider.

Ici, ce n’est pas François Rastier en tant que chercheur qui est invité, c’est le polémiste. L’ENS de Lyon n’a pas à inviter un polémiste qui attaque et méprise un monde qui l’a pourtant soutenu et nourri. »

Notes

1– Linguiste, traducteur, auteur de Le sexe et la langue (2018, Intervalles – voir la recension sur Mezetulle par Jorge Morales) et de Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021, PUM).

2Mezetulle a fait état le 1er décembre de cette série de 4 articles parus sur Non Fiction, dont on trouvera les références ici : https://www.mezetulle.fr/sexe-race-et-sciences-sociales-quatre-etudes-de-francois-rastier/

3Voir la note précédente.

4La vidéo de la conférence de François Rastier est en ligne sur la chaîne Youtube du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA Université de Picardie Jules Verne) : https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE

5 – Jean Szlamowicz « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique », Perditions idéologiques, 22 novembre 2020 https://perditions-ideologiques.com/2020/11/22/nouvelles-techniques-de-surveillance-et-de-denonciation-ideologique/

6 – Je le fais à partir de ma prise de notes de la conférence et des éléments publiés sur Twitter [voir notamment les documents à l’Annexe 2 ci-dessus] et sur le site Académia (plateforme Hypothèse.org https://academia.hypotheses.org/28984 ) qui reproduit, non sans prendre ses distances, le communiqué interassociatif, et qui fournit également le lien vers la présentation de la conférence sur le site de l’ENS Lyon.

7 – Voir référence à la note 4.

9 – Voir les documents ci-dessus en Annexe 2.

10 – On notera que Lilian Thuram peut parler de « pensée blanche » à l’EHESS sans qu’on lui fasse de remarque sur son champ de compétence.

11 – On peut par exemple reprocher à des non-linguistes de ne pas connaître certains fondements du savoir linguistique… Ce qui ne change rien au fait que des linguistes soient également capables de sortir des âneries en rupture avec le savoir établi, par exemple les inclusivistes, comme je le démontre dans « L’inclusivisme est un fondamentalisme ».

« Sexe, race et sciences sociales » : quatre études de François Rastier

Analyse critique des recherches postcoloniales

À partir de publications récentes et de projets de recherche en cours, l’étude magistrale en quatre volets menée par François Rastier1 évalue nombre de prétentions scientifiques avancées par les recherches postcoloniales. En France, elles sont financées et soutenues notamment par le CNRS et l’Agence Nationale pour la Recherche. Au-delà même des questions académiques, la question des standards scientifiques s’impose, dès lors que les revendications idéologiques font fi de la complexité des objets de recherche, des principes méthodologiques, sans même évoquer les normes du discours rationnel.

Sous le titre général « Sexe, race et sciences sociales », l’étude se décompose en quatre livraisons publiées sur le site Nonfiction dont voici les références et auxquelles j’emprunte quelques citations.

1 –  Sexe, race et CNRS, le soutien des tutelles

Dans ce premier volet , l’auteur interroge le soutien marqué mais contestable que les recherches postcoloniales reçoivent, à commencer par celui du CNRS. Il analyse notamment un ouvrage collectif paru aux Éditions du CNRS et préfacé par son Président : Sexualité, identité & corps colonisés. L’ouvrage fait une large place aux rapports sexuels interraciaux. En quoi par exemple la pornographie interraciale américaine actuelle, qui fait l’objet d’un chapitre majeur, éclairerait-elle la colonisation européenne depuis cinq siècles ? Cela semble acquis pour les auteurs de Sexualité, identité & corps colonisés.

« Alors que la pensée rationnelle distingue pour articuler, la pensée assimilative multiplie les renvois d’un domaine à l’autre, procède par métaphores ou transforme des analogies en intersections pour constituer des totalités identitaires. »

« Ainsi, tantôt la race entre guillemets est dénoncée dans le discours colonial, tantôt elle est mobilisée sans guillemets dans le discours décolonial. Cette incohérence assumée ne serait-elle pas l’indice d’un double langage ? »

« Pour les auteurs, le lien entre identité de genre, orientation, préférence et tendance sexuelle reste si incontestable qu’ils semblent renoncer à les différencier. »

Lire l’intégralité de la première étude sur le site Nonfiction.

2 – Révisions historiographiques 

De longue date, des historiens spécialistes de la colonisation ont critiqué les simplifications des théoriciens décoloniaux. Ceux-ci gardent notamment le silence sur l’histoire de l’esclavage, de l’Antiquité à nos jours, pour ne retenir que l’esclavage occidental à l’époque coloniale. Leur silence s’étend aux mouvements abolitionnistes […] Le silence s’étend à l’esclavage moderne, toujours présent dans des pays islamistes comme la Mauritanie ou l’Arabie Saoudite. Pour ce qui concerne la colonisation, les colonisations non occidentales, ottomane, japonaise, chinoise notamment, sont si rarement évoquées qu’un critère racial implicite semble à l’œuvre dans la définition même de l’objet d’étude : il n’y aurait de véritable colonisateur que blanc, donc les Blancs seraient par essence colonisateurs.

« la figure inversée du racisme scientifique reste un racisme à prétention scientifique qui renverse simplement la hiérarchie des races, en passant de la race biologique à la race mentale. »

« Dans la pensée décoloniale, le monde humain se divise sans reste en deux catégories, les racisés et les racistes. Comme les racistes sont blancs, mais non les « racisés », l’antiracisme se résume à dénoncer le privilège blanc, l’oppression blanche, etc. »

Lire l’intégralité de la deuxième étude sur le site Nonfiction.

3 – Enjeux managériaux et politiques

Au-delà des postes académiques, un secteur économique décolonial est en train de se créer, avec ses community managers, ses animateurs, ses influenceurs, ses grands frères, voire ses grandes sœurs. François Rastier détaille leur agenda politique et l’essor de leur secteur économique.

« On ne s’étonnera pas que l’idéologie décoloniale et identitaire nord-américaine soit devenue un des instruments du soft power « de gauche ». Des fondations généreuses attribuent volontiers des bourses d’études aux chercheurs pour les former au Community management »

« On en vient à douter du propos politique des études décoloniales et plus généralement de la déconstruction qui en constitue le fondement théorique, depuis que Derrida a dénoncé la « colonialité essentielle » de la culture. Elles constituent un puissant moyen de liquider non seulement le marxisme, qui n’est plus un adversaire d’importance, mais l’héritage des Lumières, puisque la rationalité s’oppose encore au règne de la post-vérité, et que les droits humains (récusés au nom de la lutte contre l’universalisme blanc) restent honnis par les tyrannies. »

Lire l’intégralité de la troisième étude sur le site Nonfiction.

4 – Contre les sciences de la culture

Une pensée postcoloniale conséquente se doit de « déconstruire » — sinon d’éradiquer — la culture au nom du combat antiraciste. C’est l’effet, sinon le programme explicite, de la cancel culture.

« Pour des théoriciens décoloniaux comme Ramon Grosfoguel, les cultures sont des « ontologies », donc des essences permanentes, liées à des groupes identitaires. La vérité consiste dans l’autoaffirmation de l’Être propre du Peuple : elle n’est que le reflet de sa vision du monde, comme l’affirmait Heidegger dans son séminaire sur l’essence de la vérité, à l’hiver 1933. On va plus loin que l’affirmation que « la science ne pense pas » (Heidegger), puisqu’elle devient une émanation de l’ennemi occidental : pour de théoriciens décoloniaux comme Grosfoguel, c’est la connaissance même qui est un complot colonial et l’on tient pour acquise « la colonialité de la connaissance »

« Sous couleur de décoloniser des imaginaires largement imaginés, la confusion constante entre l’objet et le discours qui le configure permet, à partir d’une histoire révisée et narrativisée, de constituer un monde de substitution, simpliste, où des affrontements se préparent et se légitiment par avance. »

Lire l’intégralité de la quatrième étude sur le site Nonfiction.

 

1 – Publiée en octobre 2020 sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/fiche-perso-1913-francois-rastier.htm
Voir les articles de François Rastier publiés sur Mezetulle.
Sur la question des études décoloniales, voir aussi « S’armer contre l’idéologie décoloniale« .

Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique

L’exemple d’une société savante

Voici un exemple – probablement banal – de la vague (prétendument) antiraciste et « inclusive » qui déferle sur le monde universitaire, de la recherche et de la culture, à grand renfort de culpabilisation et d’auto-flagellation1. Cet article commente la Lettre (publiée ci-dessous) que le président de la Society For Seventeenth-Century Music, société savante basée aux États-Unis, a adressée récemment à ses adhérents2. Consécutive à l’horreur qu’a inspirée la mort atroce de George Floyd, elle entend affirmer une politique antiraciste au sein des activités et des chercheurs de cette société. Tout en rappelant opportunément l’antiracisme comme principe universel, le programme exposé s’engage dans une entreprise d’auto-accusation identitaire qui a quelque chose d’expiatoire et propose, pour orienter aussi bien ses objets d’étude que ses participants, de recourir à un critère discriminatoire. Mais le texte de référence dont la Lettre se réclame, et qu’elle encourage ses destinataires à lire, la surpasse largement.

La politique antiraciste d’une société savante dix-septiémiste

Le 16 juin 2020, le président d’une société savante états-unienne, la Society For Seventeenth-Century Music, écrit à ses adhérents avant son colloque annuel qui se tient en visioconférence une dizaine de jours plus tard. Il les informe que le bureau compte engager une politique affirmée d’antiracisme et d’« inclusion ». On se doute que les chercheurs, et particulièrement ceux qui sont citoyens des États-Unis, ont été horrifiés par l’agonie de George Floyd étouffé par un policier durant de longues minutes : résister à la violence extrême de ce qui apparaît comme un meurtre officiel à caractère raciste s’impose. L’antiracisme, que cette Lettre s’efforce de transposer au domaine propre à cette société de musicologues, n’est donc nullement hors de propos. La Lettre affirme à fort juste titre, dans une déclaration qui a été ajoutée aux statuts le 26 juin, l’adhésion au principe universel de l’antiracisme2b :

« The Society for Seventeenth-Century Music is committed to the principles of inclusion and access, and it rejects discrimination against anyone on the basis of race, color, religion, national origin, disability, age, sexual orientation, [added: gender identity], ideology, or field of scholarship. »

En vue de mettre en œuvre cette profession de foi, et afin qu’elle ne reste pas dans la généralité, la Lettre se présente comme un texte d’orientation académique qui, à travers la mise en place d’un « Comité de la diversité et de l’inclusion », propose de favoriser des chercheurs et des objets d’étude relevant de groupes minoritaires (« issus de la diversité », dirait-on en France). Intention louable qui cependant aboutit à un paradoxe final en contradiction avec la déclaration de principe.

Je résume à ma manière le raisonnement : puisque nous avons été jusqu’à présent complices et agents involontaires d’un privilège blanc (la « whiteness as the norm ») dans le choix de nos objets d’étude comme dans celui des chercheurs que nous soutenons, prenons des mesures pour que ces choix soient à l’avenir guidés par un critère opposé et volontaire : le dé-centrement de la blancheur (« de-centering whiteness »).
On ne passe donc pas d’un critère discriminatoire impensé (le privilège blanc) à son abolition vigilante, comme le voudrait la déclaration de principe, mais à son inverse qualitatif et tout autant excluant : un critère discriminatoire explicite. Le grand bouleversement antiraciste consiste à inverser des attributs (blanc, inconscient / non-blanc, conscient) et à conserver la substance (discrimination). Ce mouvement de bascule, qui entend corriger une faute en en commettant une autre de même nature mais symétrique, qui prétend combattre une attitude en la reproduisant et en la déplaçant, n’est pas nouveau : on reconnaît le schéma classique de la bien nommée discrimination positive, la positivité est une forme d’exclusivité.

Quel progrès. Quelle application fidèle de la déclaration de principe. Quel exemple de liberté dans la recherche scientifique.

Une démarche de type inquisitorial

Je m’attarderai sur ce que je juge encore plus inquiétant dans cette Lettre que les mesures programmatiques proprement dites. Il s’agit de l’exposé des motifs par lequel est encadré et justifié le programme d’orientation sous la forme d’un programme de moralisation.

Si les Blancs jouissent d’un privilège (la « blancheur comme norme »), il faut assurément le combattre prioritairement et concrètement, en chaque occurrence, par l’application stricte du principe d’égalité et des lois qui condamnent le favoritisme, surtout si ce dernier repose sur un critère racial. Ce qui implique qu’on soit vigilant et qu’on se pose inlassablement des questions, lesquelles valent pour tous, quelle que soit leur origine, leur couleur, etc. A-t-on écarté un candidat à cause de ce qu’il est et non parce que son dossier était insuffisant ? A-t-on fait obstacle à un domaine de recherche, négligé un objet, récusé une méthode ou un courant de pensée pour des motifs extérieurs à la validation scientifique ? Mais tel n’est pas exactement le programme de la Lettre : elle vise à installer des mesures relevant de l’affirmative action en les appuyant sur une culpabilisation.

Une démarche de type inquisitorial s’introduit alors par la mise en place d’un sentiment de culpabilité générale, laquelle est liée par essence à une couleur de peau3. Le choix des mots est habile, car on ne parle pas expressément de culpabilité – en l’occurrence de racisme avéré, susceptible d’enquête débouchant éventuellement sur une sanction – mais plus subtilement d’une complicité diffuse avec le racisme, l’esclavagisme et le colonialisme en général, et plus particulièrement relatifs au passé. La notion de complicité n’a pas ici son sens judiciaire ; elle a pour vertu de permettre des rapprochements, notamment dans le temps – d’où l’on peut conclure que l’étude du XVIIe siècle peut s’en trouver opportunément rattrapée, pas si innocente que ça. Elle permet, en l’occurrence et de proche en proche jusqu’au plus lointain, de considérer quelqu’un comme lié par héritage (« legacy ») à des crimes, des délits, des fautes commis par ses ancêtres proches ou lointains (ou par l’un des « siens », ceux qui lui ressemblent), mais qu’il n’a pas commis lui-même ! Faisant partie d’un groupe « predominantly white » même si vous n’êtes pas coupable directement de racisme, vous êtes coupable de ne pas reconnaître la filiation du racisme en vous. Il s’agit donc de vous mettre en état d’effectuer cette reconnaissance, d’en faire l’aveu.

Un point fort de l’écriture de la Lettre est la qualification de cette complicité. Elle est inconsciente par définition (« unintentional complicity ») et englobe donc le milieu académique ou tout autre milieu que l’on voudra, pourvu qu’on puisse y déceler une trace de « whiteness as the norm », pourvu qu’on puisse le cataloguer par une assignation désormais infamante. Il n’y a pas lieu d’établir une telle complicité, la Lettre la présente comme un phénomène social général auquel « nous » n’échappons pas : s’érigeant en analyste sauvage qui sait vous dire votre vérité, elle se fait procureur qui saura vous la faire avouer. On peut ainsi décider que quelqu’un, du fait même qu’on l’assigne à un groupe, est impliqué par essence dans un dispositif répréhensible. Il s’agira alors de lui faire prendre conscience de sa faute, de sa position « inappropriée », et non de mener une enquête à charge et à décharge sur plainte recevable en vertu d’une loi préalablement promulguée. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant : il faut donc lui ouvrir les yeux, en commençant, par exemple, par une Lettre bienpensante. Mené par des procureurs dont la conscience lucide autoproclamée n’est pas effleurée par le doute mais guidée par le soupçon, la suite d’un tel procès en « conscientisation » n’est pas nécessairement pénale, elle est avant tout morale. L’histoire enseigne qu’elle en vient vite à la violence physique : c’est l’exorcisme, c’est l’expiation, c’est la rééducation (selon l’époque et l’objet mais le schéma est le même.). Que la démarche se donne l’auto-culpabilisation comme l’un de ses moyens, cela n’est pas nouveau non plus.

Dix commandements aux universitaires blancs

Devant ce politiquement correct (devenu banal et pas seulement outre-Atlantique) venant d’une tranquille société savante de taille modeste (250 membres) consacrée à un objet spécialisé à mille lieues de l’agitation sociétale, on peut penser à un affichage précipité, à une mesure de protection hâtive contre un courant qui devient de plus en plus menaçant.

Il faut lire le texte ostensiblement « recommandé » avec un lien actif dans la Lettre4 pour apprécier l’insécurité morale et intellectuelle qui s’abat sur le monde académique. Cité comme arrière-plan doctrinal destiné à appuyer la démarche de prise de conscience, ce texte surclasse de loin en vigueur la Lettre qui s’en prévaut. Il ne s’embarrasse pas de susciter un scrupule moral – qu’il traite au demeurant et assez plaisamment comme une contorsion dérisoire. C‘est une série d’injonctions comminatoires, de sommations sans appel. Les dix commandements adressés aux universitaires blancs sur ce qu’ils doivent faire afin de « s’améliorer » n’admettent a priori aucune réserve, aucune critique. On y apprend que l’auto-flagellation et la repentance ne sont que des manières de rester centré sur soi-même et de prolonger, sur un mode larmoyant, le privilège blanc : plus fort encore que dans la procédure de l’Inquisition, l’aveu de la faute est encore une faute, un péché narcissique5. Il tend un miroir féroce à nos musicologues dix-septiémistes, renvoyés à un nombrilisme pleurnichard. Toute objection est d’avance disqualifiée comme relevant de ce que, en France, on appellerait une « crispation de privilégiés ». On en a connu naguère la version stalinienne classique qui qualifiait de « petite-bourgeoise » toute velléité critique. Le gauchisme militant en reprit bientôt le schéma par la fameuse et systématique interrogation : « D’où parles-tu ? » .

En lisant ce texte de référence, je pouvais croire à une fiction, comme j’ai pu le croire en regardant la fameuse vidéo sur l’université Evergreen6. Mais ces nouveaux inquisiteurs sont bien réels. La question n’est plus de savoir si les ordres qu’ils donnent ont pour finalités l’égalité des droits, la justice sociale et la concorde : on sait bien qu’ils ont pour effet (et souvent pour objet) d’installer la segmentation de l’humanité, sa partition. Elle est de savoir si ceux qui les donnent ont le pouvoir de les faire respecter.

Revenons à notre modeste société savante. Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste du XVIIe siècle pour lire la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » et en extraire le principe accusateur identitaire « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère […] C’est donc quelqu’un des tiens ». Mais il sera intéressant de voir si le ballet du Bourgeois gentilhomme sera réexaminé au sein de la Society For Seventeenth Century Music : appropriation culturelle occidentalo-centrée ou satire de l’Empire ottoman esclavagiste ?

Notes

NB – Je tiens à préciser, s’il en était besoin, que la critique ci-dessus n’affecte en rien l’estime que je porte, par ailleurs, à la SSCM, aux chercheurs qui y travaillent, à son activité de recherche, et à l’ensemble des travaux qu’elle propose, qu’elle conduit et qu’elle soutient.

1 – De très nombreux textes et interventions font état de ce mouvement et de son expansion depuis des années, et en proposent des critiques argumentées. Je ne fais, avec le présent article, que me joindre à eux mais l’exemple que je commente me touche plus particulièrement du fait que je travaille aussi sur des objets de recherche proches de ceux qui intéressent  la SSCM (la musique de l’âge classique) – voir NB ci-dessus.
Parmi les récentes publications et interventions, on pourra consulter : les vidéos du colloque « L’université sous influence » du Comité laïcité République, 15 juin 2019 http://www.laicite-republique.org/-colloque-du-clr-l-universite-sous-influence-.html ; « Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique » par Laurent Bouvet, Nathalie Heinich, Isabelle de Mecquenem, Dominique Schnapper, Pierre-André Taguieff, Véronique Taquin, L’Express, 26 décembre 2019 https://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-bonimenteurs-du-postcolonial-business-en-quete-de-respectabilite-academique_2112541.html ; « L’universalisme dans le piège de l’antiracisme » par Cincinnatus, Cinvivox 29 juin 2020 https://cincivox.wordpress.com/2020/06/29/luniversalisme-dans-le-piege-des-racistes/ ; le dossier « Nouvelles censures » n° 82 (2020) de la revue Cités (compte rendu par V. Taquin en ligne sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/article-10386-nouvelles-censures-identitaires-sous-pretexte-demancipation.htm ) ; le blog d’Emmanuel Debono Au cœur de l’antiracisme et en particulier son article du 28 juin « La blanchité ou l’incrimination à fleur de peau » https://www.lemonde.fr/blog/antiracisme/2020/06/28/la-blanchite-ou-lincrimination-a-fleur-de-peau-5-7/ .

Pour une mise en perspective fondamentale, on lira l’importante étude de Gilles Clavreul « Radiographie de la mouvance décoloniale » sur le site de la Fondation Jean Jaurès (décembre 2017) https://jean-jaures.org/nos-productions/radiographie-de-la-mouvance-decoloniale-entre-influence-culturelle-et-tentations et le livre magistral de Francis Wolff Plaidoyer pour l’universel (Fayard, 2019) https://www.mezetulle.fr/plaidoyer-pour-luniversel-de-francis-wolff-lu-par-philippe-foussier/ .
Dans un autre registre, j’ai plaisir à rappeler la comédie-bouffe de François Vaucluse Arbitres de la race en ligne sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/arbitres-de-la-race-comedie-bouffe-par/

2 – Voir l’encadré ci-dessous. Le site de la SSCM la signale dans la partie administrative de son colloque annuel 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf et en propose le téléchargement public : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
[Edit du 13 février 2021] Le téléchargement public du document est à présent inaccessible sur le site de la SSCM !

2b – [Note ajoutée le 2 juillet]. Plus exactement, il s’agit du principe de non-discrimination dans lequel s’inscrit l’antiracisme. Merci au commentateur qui a attiré mon attention sur ce point. 

3 – « as a predominantly white Society studying predominantly white artists and cultures, we unwittingly uphold whiteness as the norm ». C’est moi qui souligne le pronom we (nous).

4 – Jasmine Roberts, « White Academia : Do Better », at https://medium.com/the-faculty/white-academia-do-better-fa96cede1fc5

5 – Le terme de « dé-centrement » utilisé par la Lettre prend alors toute sa dimension. Il ne s’agit pas seulement de revenir sur une erreur, mais de se soumettre à une forme de thérapeutique.

6 – Voir l’article de la Tribune de Genève du 10 juillet 2019, il contient le lien vers la vidéo. https://www.tdg.ch/monde/ameriques/une-video-raconte-derives-ideologiques-universite-americaine/story/17388943

Annexe. Document : Lettre du président de la SSCM sur la diversité (à télécharger ici).

Téléchargement proposé au public sur le site de la SSCM : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
NB. février 2021. Le document, longtemps accessible, ne peut plus être téléchargé sur ce site : le lien aboutit à un message d’erreur indiquant que le document est « dans la corbeille » !

[Edit du 5 juillet] Cet exemple n’est pas isolé. Voici le message du bureau de la Society for Interdisciplinary French Seventeenth-Century Studies, laquelle comprend beaucoup d’adhérents,  notamment universitaires, de nationalité française. https://earlymodernfrance.org/message-executive-board-society-interdisciplinary-french-seventeenth-century-studies .

[Edit du 11 juillet] Merci à Causeur.fr d’avoir publié le 10 juillet une version légèrement abrégée de cet article : https://www.causeur.fr/antiracisme-society-for-seventeenth-century-music-178960

[Edit du 13 février 2021] La Society For Seventeenth-Century Music a retiré du téléchargement la « Diversity Letter », toujours mentionnée à l’heure actuelle dans le programme du colloque annuel du 26 juin 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf  à la rubrique « Business Meeting » : le lien aboutit à un message indiquant que « le document est dans la corbeille du propriétaire ».

Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.

Soutien à Henri Pena-Ruiz, visé par une tribune dans « Libération »

Le 4 octobre, la version en ligne du journal Libération publiait une tribune signée par un « collectif d’élus et d’acteurs associatifs », intitulée « Islamophobie à gauche : halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité ». Cette publication, qui appelle à faire de « l’islamophobie » un délit raciste, ne se contente pas de rabâcher les thèmes du retournement victimaire chers à la mouvance dite « décoloniale » et à l’idiotie utile de l’islamisme meurtrier, elle ne se contente pas de donner une fois de plus les leçons de morale qui excusent l’inexcusable. Elle s’en prend à la personne de Henri Pena-Ruiz1.

En plaçant en « accroche » la photo de Henri Pena-Ruiz agrémentée d’une citation tronquée, en cautionnant les accusations indignes et les violents propos par lesquels certains militants s’en sont pris à lui lors d’une de ses récentes conférences, le texte invite, entre autres, à poursuivre et à accentuer la campagne publique de dénigrement calomnieux dont sa personne est l’objet. Pendant qu’on y est, pourquoi ne pas lui mettre directement une cible dans le dos ? On se demande vraiment qui tient un « discours de haine ».

Avec un remarquable sens du moment opportun, la tribune est publiée le lendemain du massacre au couteau qui a eu lieu à la préfecture de police de Paris2. La deuxième partie de son titre, rédigée dans un crescendo alarmant (« halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité »), pourrait être reprise et retournée aux signataires d’un texte qui donne l’exemple même des procédés qu’il prétend dénoncer.

Notes

2 – Evénement tragique qui s’inscrit dans une série sanglante et à propos duquel est enfin posée publiquement et sans les circonlocutions habituelles la question de l’aveuglement, du déni et de la complicité dont le bras islamiste meurtrier bénéficie depuis tant d’années. Voici ce que j’écrivais sur ce site en janvier 2015 après le massacre à Charlie-Hebdo :

[…] suffira-t-il d’un revers de main pour déraciner les Bastilles qu’on voit s’édifier sous nos yeux depuis belle lurette ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que les accusateurs bienpensants cessent de plastronner et de faire des leçons de morale progressiste, eux qui ont désigné aux tueurs, d’un index coupable, la cible prétendue « islamophobe » ? Est-ce d’un revers de main que nos concitoyens musulmans secoueront l’omerta qui depuis des années les amalgame, tout aussi coupablement, à ce que l’islam a de plus réactionnaire ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que nos concitoyens de culture musulmane engagent massivement le travail critique sans lequel toute religion hégémonique cède à ses monstres ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que ceux qui, parmi eux, effectuent ce travail au risque de leur vie, soient enfin entendus ? Quand cessera-t-on de cautionner le fanatisme au prétexte d’éviter la « stigmatisation » ? 

Edit 12 octobre. À lire aussi
La tribune « Nous apportons notre total soutien à Henri Pena-Ruiz », inspirée par le texte ci-dessus et signée par de nombreuses personnalités, est en ligne sur le site de Libération.

« Arbitres de la Race », comédie bouffe (par François Vaucluse)

Après « Les Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, la troupe de théâtre antique Démodocos a été physiquement empêchée de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Cela s’inscrit dans une série d’actions de censure au nom d’un prétendu « antiracisme » qui organise et arbitre une inquiétante compétition victimaire dont le principe est la segmentation de l’humanité en « identités » intouchables. On ne s’étonnera pas que le théâtre, « lieu de la métamorphose et non pas des identités »1, soit éminemment visé. Sabine Prokhoris a publié ici même un article consacré à Kanata de Robert Lepage2.
Mezetulle s’honore d’accueillir à présent, pour la première fois, un texte dramatique. Écrite par François Vaucluse3, Arbitres de la Race est une brève, hilarante et grinçante comédie bouffe où les personnages s’avancent démasqués. Dans le Nota bene  qui suit la distribution, l’auteur précise que bien des passages sont empruntés à des propos « publics et authentiques, orthographe comprise » ; s’il n’avait pris soin de les placer entre guillemets, il pourrait être taxé d’outrance et d’invraisemblance !

 

François Vaucluse4

Arbitres de la Race

Comédie bouffe en un prologue, trois scènes et un épilogue

Argument

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, les comédiens de la troupe Démodocos ont été physiquement empêchés de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Un communiqué d’étudiants daté du 28 mars a remercié les auteurs de ces voies de fait et ceux qui ont « soutenu notre mobilisation », en mentionnant la Brigade anti-négrophobie, l’association les groupes « La BAFFE, RAFFAL, maisnoncestpasraciste, le CRAN » ; la section locale de l’UNEF a renchéri. La Brigade anti-négrophobie a également soutenu, sinon revendiqué, ainsi que la Ligue de Défense des Noirs Africains : « Victoire on a obtenu l’annulation de la pièce de théâtre à La Sorbonne qui voulait utiliser du Blackface ! »

Début mars, peu après l’ouverture de l’exposition Toutânkhamon à la Grande halle de la Villette, la Ligue de défense des noirs africains manifestait à plusieurs reprises pour en interdire l’accès et dénoncer « la falsification & le blanchissement de l’histoire Africaine ».

Enfin, dès le 4 avril, dans une tribune largement diffusée, deux universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau avaient demandé qu’un tableau de Hervé Di Rosa, commémorant la libération de l’esclavage, et qu’ils jugeaient raciste, soit retiré de l’Assemblée nationale.

En moins d’un mois, largement soutenues sinon inspirées par les milieux indigénistes et décoloniaux, ces trois actions médiatiques concomitantes se sont accompagnées de campagnes diffamatoires et de diverses menaces sur les réseaux sociaux. Ciblant des institutions symboliques, la Sorbonne, le Musée de la Villette, l’Assemblée nationale, elles concourent à accréditer la thèse d’un racisme d’État.

Sous protection policière et sur invitations, une unique représentation des Suppliantes s’est tenue enfin le 21 mai à la Sorbonne.

 

Distribution de la première 

  • La ligue ADN : Ligue de Défense des Noirs Africains.
  • J’ai-du-cran : Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN).
  • L’arbitre fascinant : Éric Fassin, professeur de sociologie.
  • La fille en trans·e : La porte-parole LGBT de l’UNEF.
  • L’Ombre de la Sulamite : Naomi Campbell.
  • L’Ombre de Darius : Jafar Panahi.
  • L’Ombre d’Eschyle : Démosthène Agraphiotis.
  • Brunet-latin-grec : Philippe Brunet, alias Brunetto Latini.
  • Les 343 racisé·e·s : Mediapart5.
  • Le Grand Ancien : Kémi Séba (inspirateur de la Brigade Antinégrophobie et de la LDNA, alliées du CRAN)6.
  • Le thiase des sycophantes : LeGnoo (pseudonyme collectif)7.
  • Luneffe : La porte-parole LGBT de l’Union des étudiants de France (UNEF).
  • Le diable blanc (cornes carmin, masque de céruse) : [nom de l’auteur].
  • Le kebab.
  • Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne ».
  • Un Péruvien masqué.
  • L’ombre de Toutânkhamon.
  • Les fantômes de l’Opéra.
  • Le récitant.
  • La récitante.

N.B. : Tous les passages entre guillemets sont publics et authentiques, orthographe comprise.

 

Prologue, devant le rideau

Luneffe : « Communiqué de presse concernant la pièce de théâtre « Les Suppliantes », possiblement représentée à La Sorbonne lundi, qui a fait usage du blackface, un choix de mise en scène raciste sur lequel nous interpelons. »

Brunet-latin-grec : Dans Les Suppliantes, « il est question d’immigrés d’abord mal accueillis par un roi autochtone. Puis qui tentent d’imposer leurs lois à leur terre d’accueil. Cette pièce parle aussi de femmes qui ne veulent pas se faire dicter leurs comportements par des hommes et qui sont d’ailleurs prêtes à recourir à la violence pour s’en affranchir. Ces thèmes mériteraient de nourrir le débat. Nous devons nous emparer de ces sujets si nous ne voulons pas que la société se défasse ».

Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Nous affirmons avec force et fermeté que ces événements constituent une double injure. Il s’agit d’une injure aux valeurs fondatrices de Sorbonne Université, qui s’affirme depuis sa création comme le fer de lance de l’innovation, de la recherche et de la création dans les Arts, en France comme en Europe ; mais aussi une insulte au rôle de Sorbonne Université dans la société ».

Le diable blanc : Ces « événements » ?
Ces voies de fait où J’ai-du-cran voit sa « victoire » ?

Les z- « étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Les choix scéniques de M. Brunet portent atteinte aux valeurs de l’institution. […] La Sorbonne, la troupe Démodocos et M. Brunet ont eu un an pour s’interroger sur la pertinence de la mise en scène des Suppliantes. Une année sacrifiée et gâchée par un aveuglement sourd, cette situation en est une conséquence logique. Tant qu’il n’y aura pas remise en question, nous, Étudiantes et Étudiants de Sorbonne Université, refusons toute représentation de la pièce. »

Le diable blanc : J’entends cet aveuglement, bien qu’il soit sourd.

L’Ombre d’Eschyle : « Notre cité n’apprécie pas les longs discours ».

Les 343 racisé·e·s : « Des militant·e·s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet. Spectacle dans lequel les comédiennes à la peau blanche interprétant les Danaïdes étaient grimées en noir et portaient des masques cuivrés ».

Le diable blanc : Bigre, blanches noircies, portant « masques cuivrés » :
ces trois couleurs décèlent des chattes diaboliques ;
par bonheur, grâce à vous nul n’a vu ces horreurs.

Les 343 racisé·e·s : « Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste. Cher·es signataires de la tribune “Pour Eschyle”, bonjour à tous·tes. Dans votre monde en décrépitude, nous n’existerions pas : il faudrait alors nous singer, nous grimer, nous imiter ? »

Le diable blanc : Vous n’existeriez pas, pourtant je vous imite ?
Sacrebleu, me voici au royaume des ombres.

 

Scène 1. À l’Université de Saint-Denis

L’arbitre fascinant (docte et portant beau dans sa toge noire) : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? »8.

Le diable blanc : L’État, bien que civil,
m’a donc fait naître à la date qu’il veut.
Donc la vie et la mort, catégories du savoir, sont instituées par l’État.
Car son Reich éternel a droit de vie et mort ?

L’arbitre fascinant : « Celui-ci a le pouvoir de le redéfinir en reconnaissant d’un côté la possibilité du changement de sexe, de l’autre l’existence de personnes intersexuées, soit deux manières de remettre en cause l’évidence d’un ordre binaire réputé  ’’naturel’’ »9.

Le diable blanc : L’État se contredit ou a-t-il l’esprit large ?
Voulez-vous à sa place
pouvoir arbitrer les sexes et les races ?

L’arbitre fascinant : « Dans le champ scientifique, le sexe peut désormais être appréhendé comme une construction – non seulement sociale mais aussi politique ».

Le diable blanc : Idole du forum, reine du trot aux courses,
est bien une pouliche,
et l’on parie sur elle, non sur lui.
Ou la biologie n’est-elle plus une science ?
Regrettons le bon temps de l’amibe asexuée,
Pullulons désormais par scissiparité.

L’Ombre de la Sulamite : « Nigra sum »10.

L’arbitre fascinant : « Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. Ainsi, quand on étudie la « blanchité », l’abstraction du concept protège d’une vision substantialiste (« les Blancs ») ».

Le diable blanc : Ouf, je suis un concept et point une substance.
Et concept dominant !
Mobutu, Mugabe, vous étiez donc des Blancs ?

Le Grand Ancien : «  L’homme blanc est le diable »11 ; Susan Sontag l’a dit :
« La race blanche est le cancer de l’espèce humaine »12.

Luneffe : « On ne peut pas parler de racisme envers les personnes blanches »13. « Les dominé·e·s étant assimilé·e au personne non blanches et les dominant·e·s aux personnes blanche »14.

Le diable blanc : Je vous sens quelque peu
fâché·e·s avec le nombre, sinon avec le genre.
L’orthographe est sans doute un complot dominant,
solécismes en renfort, décolonisons-la !

Le Grand Ancien : Jacques Derrida n’a-t-il pas dénoncé « la colonialité essentielle de la culture »15 ?

Le thiase des sycophantes : « Face à la suprématie blanche, voilà ce qu’on propose »16 :

J’ai-du-cran : Pour sauver notre race, détruisons la pensée.
L’inculture abattra l’impérialisme blanc.

Le thiase des sycophantes : « Les fondations de l’Opéra de Bordeaux sont celles des bateaux des traites négrières […]. C’est de pareilles présences du passé que vient PAR ESSENCE le patrimoine occidental dont presque tous les Occidentaux se glorifient çà et là »17 . 

L’arbitre fascinant : « Le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale ».

Le diable blanc : Vrai sexe et fausse race ? Passons un compromis :
J’invente donc le sexe et vous créez la race.
Que vous semble à présent cette co-construction ?

L’arbitre fascinant : « L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique ’’politique’’ ».

Le diable blanc : La « figure inversée » est celle de Narcisse :
Identité chéri·e, qui « connaît un·e Écho ».
Foin du racisme scientifique, le voici politique.
Hitler disait des Juifs qu’ils sont « race mentale ».
Ma race est donc mentale, suis-je alors condamné ?

Le Grand Ancien : « Je rêve de voir les Blancs, les Arabes et les Asiatiques s’organiser pour défendre leur identité propre. Nous combattons tous ces macaques qui trahissent leurs origines, de Stéphane Pocrain à Christiane Taubira en passant par Mouloud Aounit. […] Les nationalistes sont les seuls Blancs que j’aime. Ils ne veulent pas de nous et nous ne voulons pas d’eux. […] Parce qu’il y aurait eu la Shoah, je n’ai rien le droit de dire sur mon oppresseur sioniste ? »18.

J’ai-du-cran : « Philippe Brunet, descendant de samouraï japonais19 dans la mise en scène de cette présentation, est la transfiguration de l’Antillais tel que décrit par Frantz Fanon : ’’L’Antillais se caractérise par son désir de dominer l’autre’’ »20.

Brunet-latin-grec : Vous m’aviez blanchisé, me voici Antillais ?
Magies du métissage !

 

Scène 2. Place de la Sorbonne

Le diable blanc (essoufflé) : Dernière nouvelle, Martin Sellner, chef des identitaires autrichiens, a voulu empêcher qu’on représente une pièce de Jelinek au Burgtheater.


J’ai-du-cran : Il défendait son identité blanche contre une juive nobélisée et antinazie.
Et nous, notre identité noire contre Eschyle. Chacun son bonhomm·e !

Le diable blanc : Mais Jelinek mettait en scène des demandeurs d’asile, tout comme les Danaïdes suppliantes !
Et Sellner est l’ami de Tarrant, le tueur de Christchurch, correspondant fidèle et qui l’a financé.

J’ai-du-cran : Tarrant se défendait contre les racisé·e·s musulman·e·s.

Le diable blanc : Moi, comment me défendre ?
Suis-je diable, contre les anges ?
Ou blanc, contre juifs et muslims ?

Les 343 racisé·e·s : Diable intersectionnel, défends-toi contre tous.

Le diable blanc (racinien) : Mais un Blanc est coupable et ne peut se défendre.
Que ne suis-je, mon Diable, une diablesse trans ?
À défaut genderfluid, queer, bigenr.e, asexuel.le ?
(À part, en bafouillant) : La peste soit ce rôle écrit en inclusif·ve,
Je me perds, à vrai dire, dans ces sexes des anges,
Quarterons bi·s, mulâtre·esse·s genré·e·s.
Mon binarisme impur me condamne à jamais.
Je ne connais qu’un genre, et c’est le genre humain.

Le thiase des sycophantes : « Il y a aussi un effacement des genres et des positions sociales, une femme n’est socialement pas un homme, une domestique n’est pas une danseuse, un soldat n’est pas une nourrice, une travailleuse du sexe n’est pas une acrobate »21.

La fille en trans·e : « En tant que femme transgenre racisée, je suis intersectionnelle. Mais ma racisation fait de moi une personne plus privilégiée qu’une personne afro-descendante et c’est à cause du colorisme qui crée un privilège entre les personnes racisées ».

L’Ombre de la Sulamite : Qu’est-ce que le colorisme ?

La fille en trans·e : Tous ces grands blacks me snobent,
pourtant je suis lesbienne. Et mexicaine, en plus !

Le diable blanc : Certes au nom fort latin.

La fille en trans·e : Et pourtant Guevara…

J’ai-du-cran : Qu’il reste sur son mur avec son béret basque,
et donc blanc.
Les Danaïdes sont filles de l’Égypte, et donc noires.

L’Ombre de la Sulamite : Comme elles, « je suis noire et belle »22.

J’ai-du-cran : Et tu fricotes avec un Salomon ?
Filles de Danaos, vous devez être noires !
Refusez le blackface !
(D’un ton sentencieux) : Timéo Danaos et dona ferentes23.

L’Ombre de la Sulamite : Mais qu’est-ce que le blackface ?

Le diable blanc (à part) : Des comédiens grimés, cela vient d’Amérique.

J’ai-du-cran (qui a entendu) : Nous nous l’approprions ! C’est dans notre culture.

Le diable blanc : Mais l’Othello de Welles ?

J’ai-du-cran : Nous abhorrons ce Blanc
né dans le Wisconsin et mort à Hollywood :
que cet illusionniste, élève d’Houdini,
cède à Sidney Poitier une tombe usurpée !

L’Ombre de Darius : J’étais l’empereur perse ;
il fallait bien qu’un vivant me secoure,
car seul un acteur vif sait incarner une ombre.

L’Ombre d’Eschyle : Tu dis bien, Darius. Mais les ombres n’ont pas
de chair, et le poète les rend visibles à tous.

Les fantômes de l’Opéra : Nous refusons bien haut qu’on s’approprie nos spectres !
Nos syndicats sont là pour vous en dissuader.

Le thiase des sycophantes (ils sortent à l’aveuglette) :
Pour jouer Œdipe roi,
On cherche parricides
(grecs bien évidemment) ;
il faut qu’ils soient aveugles
ou du moins non-voyants.

Le diable blanc (à part) :
Puisqu’on choisit son genre, on peut choisir sa race
Alors c’est décidé, ma transition commence !
Mais puis-je me noircir sans risquer le blackface ?
Hélas un dominant à jamais le demeure,
Je reste condamné par ma propre blancheur.
(il reste pensif un moment) :
Les nouveaux-nés sont-ils de futurs dominants ?
Le rappeur Nick Conrad a chanté la réponse (il allume un ghetto blaster, à tue-tête) :
« Je rentre dans des crèches, je tue des bébés blancs,
attrapez-les vite et pendez leurs parents,
écartelez-les pour passer le temps,
divertir les enfants noirs de tout âge petits et grands.
Fouettez-les fort faites-le franchement,
que ça pue la mort que ça pisse le sang »24.

Le thiase des sycophantes (revenu sur scène, en chœur, sur les premières notes de la Cinquième de Beethoven) :
Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame !
C’est au second degré ! C’est au troisième degré !
Nick l’a bien dit sur RTL : « Je ne cherchais pas le buzz, ce clip est supposé amener à réfléchir et pas rester en surface. Je ne comprends pas les gens qui ne vont pas chercher en profondeur ».
Compris, diable herméneute au sabot fourchu ? Littéraliste obtus !

Le diable blanc : Deux questions me tracassent. Les Juifs sont-ils des Blancs ?
Comme Hérode faut-il tuer les innocents ?

Le thiase : Le privilège blanc doit s’expier au plus tôt !
« Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. »
« Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille »25.

L’Ombre de la Sulamite (visiblement dépassée) :
Reine du Cantique des cantiques,
Je suis belle, je suis noire et je suis presque juive,
Bref intersectionnelle, et mes gens d’Éthiopie
Suivent les lois de Moïse.
(Soudain prise d’un doute) :
Qu’appelez-vous le rap ? La harpe de David ?

(Le thiase s’esclaffe pendant que le rideau tombe).

 

Scène 3. Pendant ce temps, au snack de la Villette

Un Péruvien masqué : Vous mangez donc des frites ?
Louche appropriation : la patate est notre œuvre.
Vous l’avez extorquée pour pallier vos famines,
et McDo à présent nous revend des french fries.

Le diable blanc : La sauce des pizzas, c’est le sang des Incas ?
La tomate est andine et le cheval mongol,
la poule indochinoise et le vin géorgien…

Le kebab : Mais moi, je suis partout, gyro grec, shawarma arabe, al pastor espagnol.
Dönerwetter ! Suis-je donc ottoman ?

L’ombre de Toutânkhamon : Ôtez-moi d’un grand doute,
les quatre boomerangs retrouvés dans ma tombe,
à qui faut-il que je les rende ?

La Ligue ADN : Tu es des nôtres, pharaon noir.
Nous avons inventé le boomerang et les
Aborigènes viennent d’Afrique, à pied sec.
Les archéologues ont voulu te blanchir,
reviens pour les hanter !

Le diable blanc : Mais moi aussi, je viens d’Afrique !
C’était Lucy, ma grand-mémé,
comme celle de Yoyotte, l’antillais26.

La Ligue ADN : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur »27.

Le diable blanc : Le racisme nous tue, et non pas le génome.
Vous parlez donc anglais ?
C’est dans votre ADN ou dans mon DNA ?

La ligue ADN : Les Égyptiens sont noirs, donc nous les défendons.

Le diable blanc : Quand la statue du Pharaon est sombre, c’est la couleur du limon fertile qu’il fait abonder.

La ligue ADN : Faux, car l’on a brisé son nez bien négroïde.

Le diable blanc : Halte aux stéréotypes,
les nilotiques l’avaient grec,
et Leni Riefenstahl en atteste.
La victoire de Samothrace a bien perdu son nez
et comme vous la tête. D’ailleurs, Cheikh Anta Diop
a fait analyser une momie entière,
l’ADN a parlé, il est intarissable.
(à la cantonade) Mais chut ! Ces gens étaient berbères.

La ligue ADN (qui a entendu) : Mensonge d’Africains hâtivement blanchis !
Ce Brunet-latin-grec est un « sionniste » (sic) honteux !
Qu’il finisse en Enfer, Madame Belloubet !

Brunet-latin-grec : Hélas, j’y suis déjà, Dante m’y avait mis28.

La ligue ADN : « Seule la Justice, bonne et bienveillante envers les vraies victimes des délinquants ethnohiérarchistes mettra fin à ce malaise sociétal qui se focalise sur le débat autour des choix d’une mise en scène d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne ».

Le diable blanc : Eschyle, délinquant ethnohiérarchiste ?
Tout s’éclaire, à présent. Il est vrai que les Grecs
Avaient colonisé Marseille et Syracuse,
inventé les barbares et la démagogie.
Ils ne blanchiront pas l’Égypte et la Sorbonne…

L’ombre d’Eschyle : « Je vois partout des problèmes désarmants ; tel un fleuve, une masse de malheurs s’abat sur moi ; je suis embarqué sur des abysses d’égarements, sur d’infranchissables flots sans havre pour les malheurs ».

La ligue ADN : « La #guerreÉgalitariste nous l’avons déjà gagnée par disruptivité de nos concepts et de nos idées »29.

Le thiase des sycophantes : « Mais le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »30.

Les 343 racisé·e·s : « Aujourd’hui, nous sommes outré.e.s, mais surtout fatigué.e.s. Nous n’avons pas l’énergie de vous rappeler que la censure est un outil d’État, et non pas le fait de quelques militant.e.s usant de leur droit à la protestation et à l’insurrection face à des représentations négrophobes et racistes. ».

Le diable blanc : Prenez quelque repos avant l’insurrection.

Les 343 racisé·e·s : « Nos identités sont des cloîtres ».

Le diable blanc : Vous vous êtes reclus·e·s,
Méditez-donc dans leur silence.

Le rideau tombe.

 

Épilogue. L’humanité retrouvée

Préambule dit le 15 mai 2019, lors de la première représentation à la Sorbonne,
par Philippe Brunet, metteur en scène des Suppliantes, et Dido Lykoudis, comédienne.

La récitante : 
Je suis Philippe Brunet. Helléniste, né français d’une mère nippone.

Le récitant : 
Je suis Dido Lykoudis, comédienne, j’ai deux mères, la Grèce et l’Éthiopie. Je viens apporter le soutien de l’amitié à Eschyle.

La récitante : 
Le grec ancien est la source à laquelle j’ai voulu boire, comme les japonais boivent à la source du bouddhisme et de Dionysos.

Le récitant : 
L’Amharic est la langue qu’on entend quand je parle le grec d’Eschyle, je me suis abreuvée aux sources du Nil, là où poussent les flûtes de l’Abyssinie ; un jour, j’ai fui jusqu’aux rives de France.

La récitante : 
Dans la langue française, j’ai entendu les pas des poètes qui scandaient jadis en latin, en grec ancien : je les entends qui cheminent encore sur les passerelles de soie que tissent les caravanes entre l’Europe et l’Asie.

Le récitant : 
J’ai fui l’Éthiopie parce que le corps devenait tabou, parce que je ne voulais pas transformer ma culture en folklore, parce que mes cousins les Égyptiades voulaient m’enfermer, j’avais 20 ans, j’ai erré, aujourd’hui mon visage d’Iô a l’âge de mon errance…

La récitante : 
Je ne bougerai plus de ce sol, j’ai mille visages, noirs, blancs, rouges, mille coiffes, mille porte-voix grimaçants, mille pieds qui arpentent pour moi les pontons du théâtre.

Le récitant : 
Je me ressouviens exactement du moment où j’ai posé mes pas d’étrangère sur cette terre d’asile, étrangère parce que noire, barbare parce que grecque.

La récitante : 
Je suis nègre de toutes les souffrances et de toutes les beautés de la négritude, barbare parlant grec devant l’assemblée incrédule des enfants de Platon et d’Érasme,

Le récitant : 
Je suis libre, mes tresses d’abyssinienne répondent au sourire des statues archaïques de l’Acropole, si colorées que Charles Maurras les traitait de chinoises, je suis donc chinoise aussi,

La récitante : 
Insulté, menacé, je tresse des strophes pour vous saluer et vous implorer la bienvenue, et d’avance, Mme la Ministre, M. le Ministre, M. le Recteur, M. le président de Sorbonne Université, MM. les professeurs d’Université, etc., chère Ariane, cher André, Mmes et MM. les professeurs, les journalistes, les comédiens, les saltimbanques, les étudiants, les élèves, de toutes couleurs, et par delà les murs de cette salle prestigieuse, tous les Noirs, et tous les autres, vous tous, les Argiens réunis en assemblée, ce soir vous adresser tous mes remerciements…

Le récitant : 
Mes yeux, agrandis par le maquillage, tentent d’échapper aux cent yeux du chien mauvais qui me surveille et me traque.

La récitante : Je suis le masque.

Le récitant : Je suis la Suppliante.

Notes

1 – [NdE] Selon le mot de Philippe Brunet (texte publié sur sa page Facebook), directeur de la compagnie Démodocos et metteur en scène des Suppliantes. La pièce a finalement été représentée le 21 mai 2019 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous protection policière et sur invitations, à l’initiative du Ministère de la culture, du Ministère de l’Enseignement supérieur, de l’innovation et de la recherche, de la Chancellerie des universités de Paris et de Sorbonne université. Dans le texte qui ouvre le programme, Philippe Brunet écrit : « Le spectateur d’aujourd’hui est conscient de l’histoire qui a connu la traite et la colonisation. Mais il est aussi héritier de la tradition du théâtre grec, qui définit l’art comme imitation, comme rejeu, un art de représenter l’Ancêtre dans le temps, ou l’Autre dans l’espace, par le récit, par le chant, par le jeu théâtral, par le mime et la grimace. […] J’ai utilisé hier le maquillage facial, j’utilise aujourd’hui le masque, non pour cacher des acteurs qui ne seraient pas à leur place, mais pour donner naissance à des personnages. Le personnage, qui n’est pas la nature, est un défi à atteindre, à construire, pour l’acteur qui le porte. »

3 – [NdE] François Vaucluse, traducteur et écrivain. Dernier ouvrage paru : Mondes menacés, La rumeur libre, 2018.

4 [NdE] Voir la note précédente.

6 – Kémi Séba, à la ville Stellio Capo Chichi, naguère membre de Nation of Islam, est un suprématiste noir panafricain proche de Dieudonné. Aux USA, les suprématistes blancs ont prétendu que les Juifs avaient importé des esclaves noirs pour abatardir la race blanche. Reformulant à leur usage cette allégation, les suprématistes noirs accusent les Juifs d’être à l’origine de l’esclavage. En raison de son activisme antisémite et anti-occidental, Kémi Séba a été invité à Téhéran par Mahmoud Ahmadinejad et à Moscou par Alexandre Douguine, eurasiste extrémiste apprécié par l’extrême droite internationale. Kémi Séba figure en page d’accueil du site officiel de la LDNA. Son mouvement, la Tribu Ka, a naguère été dissous à la suite d’une expédition « punitive » rue des Rosiers.

7« LeGnoo est ici sur Mediapart le pseudo d’hommes et de femmes partageant les opinions de gens comme Olivier Cyran, Éric Vuillard, Françoise Vergès, les membres du Collège de la diversité et de Décoloniser les arts, vers qui je vous renvoie si vous vouliez bien faire un minimum d’efforts pour rendre nos sociétés moins érectilement (moins pyramidalement, moins verticalement) racialisantes. […] comme dans le Chant des Partisans, quand l’un·e tombe, un·e autre sort de l’ombre à sa place ».

8 – Éric Fassin, Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019.

9Op. cit. Toutes les citations suivantes sont prises à la même source.

10Cantique des cantiques, 1, 5-6.

11 – « L’alliance des extrémistes noirs et blancs », Le Monde, 23 septembre 2008.

12Partisan Review, hiver 1967, p. 57.

14 – Tract de l’UNEF, Luttons contre le racisme dans nos Universités, 2019, s.l.n.d.

15Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

16 – Patrick Simon, directeur de recherche CNRS, responsable du projet ANR Global Race, prestation au QG Décolonial, #3, en ligne, 48e minute :  https://www.youtube.com/watch?v=QI3UJ8CnMoM 

17 – LeGnoo, forum de Racisme dans les arts: le Manifeste des 343 racisé·e·s, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/270419/racisme-dans-les-arts-le-manifeste-des-343-racise-e-s

18 – In Mourad Guichard, « L’ex-Tribu Ka de retour sur la même ligne », Libération, 18 janvier 2007.

19Allusion étrange au fait que la mère de Philippe Brunet est japonaise.

22 – L’hébreu donne chehora ani ve nava ; je ne suis donc pas la traduction de saint Jérôme.

23 – Pris d’un bizarre accès de pédantisme blanc, J’ai-du-cran cite ici l’Énéide (II, 49), mais dans la leçon fautive (timéo pour timeo) de Tragicomix, enrôlé de force dans une légion du colonialiste César (cf. Astérix légionnaire, Dargaud, 1967).

24 – Clip intitulé PLB (Pendez les Blancs), diffusé sur YouTube en septembre 2018.

25Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2017, passim.

26Égyptologue, Professeur au Collège de France.

27 Banderole déployée devant la Villette et reprise sur le site de la LDNA.

28 – Brunetto Latini est le maître auquel Dante rend hommage au chant XV de l’Enfer.

29 – Tweet diffusé au lendemain de la représentation des Suppliantes à la Sorbonne.

30Paul B. Preciado, philosophe, « Le corps de la démocratie », Libération, 31 mai 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

© François Vaucluse, Mezetulle, 2019.

S’armer contre l’idéologie « décoloniale »

Un article magistral de Gilles Clavreul

« Prendre le corpus de l’idéologie des décoloniaux au sérieux », tel est le programme d’un texte magistral de Gilles Clavreul. Une tâche de défense intellectuelle a été trop longtemps différée, balayée par des incantations appelant aux « valeurs », et par un prêchi-prêcha qui confine parfois à une condescendance paresseuse. Combattre une idéologie n’est pas étranger à l’art militaire : on n’affronte pas un adversaire sans en étudier la nature et les mouvements. La connaissance est indispensable et la défense intellectuelle ne peut se passer d’analyse ni de concepts.

L’arsenal, heureusement, se constitue et s’étoffe de jour en jour. Mezetulle a déjà signalé les ouvrages récents de Nedjib Sidi Moussa, de Fatiha Boudjahlat , de Sabine Prokhoris et de Martine Storti1. Gilles Clavreul vient de publier sur le site de la Fondation Jean-Jaurès un article très approfondi intitulé « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »2.

En voici quelques extraits qui sont loin d’en refléter la richesse et la pertinence.

« Le trait principal de la mouvance décoloniale réside dans une tentative de synthèse entre l’expression d’une radicalité militante en germe dans les quartiers populaires des grandes métropoles françaises, principalement en région parisienne, et une théorisation assez poussée de la question identitaire, dans ses dimensions à la fois raciale et religieuse. Le but plus ou moins assumé est de supplanter la grille de lecture marxiste qui plaçait les infrastructures socioéconomiques au cœur des mécanismes de domination.
Par « mouvance », il faut entendre qu’il ne s’agit pas d’un ensemble stable et ordonné comme peut l’être un parti politique ou un syndicat. Il s’agit plutôt d’une constellation d’entités distinctes, avec un noyau dur formé d’individus et de collectifs qui revendiquent l’étiquette décoloniale, comme le PIR, le Camp d’été décolonial ou encore le collectif Mwasi. Des organisations agissent sur une thématique spécifique, comme Stop le contrôle au faciès (violences policières), le CCIF (islamophobie), la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou La voix des Rroms, mais sont en pratique quasi systématiquement associées aux premiers cités dans les mobilisations.
S’ajoutent des universitaires, chercheurs militants ou intellectuels dont on retrouve la signature au bas des pétitions de soutien et qui participent aux initiatives décoloniales, ou les soutiennent. Enfin, un réseau plus lâche d’alliés, sans faire partie de la mouvance, reprend volontiers les thématiques des décoloniaux, affronte les mêmes adversaires (les « laïcistes », les « républicanistes », etc.). On trouve parmi eux des artistes et des chroniqueurs jadis fédérés autour de l’association Les Indivisibles de Rokhaya Diallo, des médias, certains apportant ouvertement leur soutien comme Politis, Mediapart ou le Bondy Blog, d’autres manifestant une certaine bienveillance, et enfin des sites d’information ou des blogs comme Orient XXI, Paroles d’honneur, Oumma.com, Al-Kanz… »

À partir de cette description, Gilles Clavreul retrace la généalogie de l’idéologie décoloniale en pistant ses sources d’inspiration. Y apparaît notamment la figure du sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, qui, à la faveur de la distinction entre « colonialisme » et « colonialité », élabore une pensée extrémiste pour laquelle les discriminations ne doivent pas être comprises comme des reniements de l’universalisme républicain, mais comme faisant partie de leur substance.

« Sans surestimer l’importance de cet auteur que sans doute peu de militants ont lu, quelques traits de sa pensée retiennent l’attention : le caractère à la fois structural et global du fait colonial ; le primat de la dimension idéelle, que l’auteur qualifie encore d’« épistémique », sur la dimension matérielle, ce qui explique, entre autres, que l’on trouve des partisans de l’oppression au bas de l’échelle sociale, mais également des représentants de l’élite capables d’être réceptifs au discours critique des Indigènes. D’où l’importance accordée au travail de conviction à accomplir auprès des intellectuels et du monde universitaire. Houria Bouteldja a nettement placé son ambition dans le sillage de Ramón Grosfoguel en donnant, avec d’autres militants comme Sadri Khiari et Saïd Bouamama, une armature théorique aux écrits du PIR. Son dernier essai, Les Blancs, les Juifs et nous, multiplie les références intellectuelles et se place sous les figures tutélaires de Césaire, Fanon, Genet ou encore Abdelkébir Khatibi, sociologue et romancier marocain. »

Dans ce tour d’horizon édifiant, Gilles Clavreul n’oublie pas nos compatriotes :

« Une autre source d’inspiration théorique est plus proprement française, même si elle puise aussi aux cultural studies américaines. C’est la critique des « races sociales » dont Didier et surtout Éric Fassin se sont faits les spécialistes, dans une volonté affichée de saisir la spécificité des émeutes qui ont agité les banlieues françaises en novembre 2005. Pour eux, il ne s’agit pas d’opposer la classe à la race, mais de les articuler : la race n’est pas un fait biologique, mais un construit social destiné à produire des effets dans la réalité, en racialisant les rapports de domination. »

Ainsi s’articulent plusieurs courants ; ils reçoivent le soutien de l’islam politique, du féminisme essentialiste et de l’antisémitisme contemporain pour se rejoindre dans la remise en cause et le test systématique de tout ce qui a une odeur républicaine et laïque. Tout en analysant leurs sources et leurs forces, l’auteur souligne leurs divergences, leurs fragilités, leurs paradoxes et leurs contradictions. Il s’interroge finalement sur la capacité de la mouvance décoloniale à mener un projet politique.

Ces quelques lignes ne font que donner un aperçu d’un texte indispensable qu’il convient de lire intégralement, et de méditer : Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »

À l’université, attention à la banalisation de l’antisémitisme (par A. Policar et E. Debono)

Tribune publiée par ‘Le Monde’ du 30 novembre 2017

Dans une tribune au Monde, un collectif d’intellectuels s’indigne de la multiplication de colloques à visées militantes. Un nouvel antiracisme assimile juifs et oppresseurs et ravive ainsi des clichés antisémites.
Englobant l’antisémitisme, c’est une idéologie « racialiste » qui se diffuse et qui obtient la caution de milieux universitaires (ou du moins un silence qui vaut approbation), au prétexte d’une indifférenciation des « opinions » : s’aviser de les hiérarchiser serait même un acte d’oppression post-coloniale. Mais comme le dit fort bien le texte repris ci-dessous, « Il y a des chercheurs pour lesquels […] le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. »
Après l’avoir relayée sur Twitter dès sa lecture, Mezetulle signale son soutien à cette tribune en publiant le texte intégral, transmis par Alain Policar.

Nous souhaitons vivement attirer l’attention sur certains ­processus de banalisation de l’antisémitisme à l’université depuis quelques années. Fin 2012, à l’université de La Rochelle, des étudiants voulant critiquer la marchandisation du monde montaient une pièce de théâtre dans laquelle le prétendu rapport des juifs à l’argent était présenté comme une évidence. Malgré les protestations, l’université était restée impassible.

L’invitation d’Houria Bouteldja à l’université de Limoges, le 24 novembre, obéit à une logique semblable. Pour en défendre l’opportunité, le président de l’université – qui a dû, face aux protestations, se résoudre à annuler l’événement – a argué que « les séminaires de recherche doivent être l’occasion de discuter sans préjugés de l’ensemble des idées aujourd’hui présentes dans notre société et, si elles sont contraires à nos valeurs, c’est aussi l’occasion de les combattre, mieux que par la censure ».

Discuter de tout est une chose. La question est de savoir avec qui et dans quel but. Quand approfondit-on la recherche et la visée de connaissance ? A partir de quand bascule-t-on dans l’idéologie et la propagande ? Peut-on suggérer, pour une prochaine rencontre, un débat entre un représentant du créationnisme et un théoricien de l’évolution ? Ou ­entre un négationniste et un historien de la Shoah ?

Car après avoir officiellement soutenu la « résistance du Hamas », déclaré, en 2012, « Mohamed Merah, c’est moi », après avoir fièrement posé à côté d’un graffiti « Les sionistes au goulag » et ­condamné les mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu, dans son dernier livre, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), renvoyer à longueur de pages les Blancs à leur indépassable « blanchité » et exprimer son obsession des juifs.

Elle se dit capable de reconnaître les juifs « entre mille », par leur « soif de vouloir se fondre dans la blanchité ». L’antisémitisme serait l’apanage des Blancs, l’antisionisme étant au contraire un instrument d’émancipation : « L’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la ­libération des damnés de la terre. »Propos présentant l’intérêt d’être discutés « sans préjugés » ou appels caractérisés au mépris sinon à la haine ?

Certains chercheurs ont répondu à cette question en trouvant quelque vertu à la pensée de la présidente du Parti des indigènes de la République (PIR). Déjà le 19 juin, sur Le Monde.fr, ils furent quelques-uns à lui témoigner leur soutien dans ce qui se voulait une vigoureuse défense de l’antiracisme politique. La pensée de la militante était alors promue comme le début d’un travail d’émancipation à l’égard des catégories oppressives.

Critiquer cette perspective, c’était se détourner de la lutte en faveur des plus démunis, « prolétaires, paysans, chômeurs, laissés-pour-compte, sacrifiés de l’Europe des marchés et de l’Etat ». Qui trop embrasse… On voit mal pourtant comment concilier la mixophobie revendiquée et la « politique de l’amour ­révolutionnaire » chantée par l’auteure. Aveuglés, nous avions osé penser qu’il s’agissait là d’idées incompatibles !

D’étranges syndicalistes

La banalisation de l’antisémitisme emprunte le chemin d’une confusion des genres, d’un refus de hiérarchiser, lorsque l’université et certains de ses acteurs ne distinguent plus la recherche scientifique de l’activisme. La multiplication, depuis quelque temps, de ­colloques ou de journées d’études à visées militantes, faisant intervenir des proches du PIR ou des partisans de ses théories, a de quoi inquiéter.

Le phénomène a son pendant dans l’enseignement secondaire, où d’étranges syndicalistes ont tenté d’organiser des ateliers « en non-mixité raciale ». Car ce nouvel « antiracisme » a la particularité de réinvestir la pensée essentialisante et racisante, en circonscrivant la pro­blématique du racisme dans un rapport dominants-dominés que nourriraient l’ethnocentrisme, le capitalisme et les survivances du colonialisme.

Comment dès lors s’étonner que l’antisémitisme soit relativisé voire invisibilisé, les juifs étant assimilés, dans la pensée indigéniste, à un groupe auxiliaire des « dominants » et à des colonialistes ? Force est alors de constater que les antisémites sont légion, mais que l’antisémitisme a disparu.

Il y a des chercheurs pour lesquels l’obsession d’une « question juive », l’idée d’un affrontement émancipateur entre « sionistes » et « indigènes », le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. Aussi ne sait-on plus vraiment si les propos antisémites, sexistes, homophobes ou encore xénophobes font partie des « opinions » ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom de la loi et des principes de la démocratie.

Le texte publié ce 24 novembre par ­Libération (« Contre le lynchage médiatique et les calomnies visant les anti­racistes ») participe de ce brouillage. Il ne serait pas permis de condamner, comme nous venons de le faire, les vecteurs de l’antisémitisme ordinaire sans être englobés dans la sphère identitaire fondamentalement xénophobe. Nous ne sommes pas de ceux-là : notre combat contre les idéologies d’exclusion profondément antirépublicaines, lesquelles témoignent de l’intolérance à la diversité visible, est sans concession.

 

Alain Policar est Sociologue et Emmanuel Debono Historien
Sont également co-signataires de cette tribune : Joëlle Allouche (psychosociologue), Claudine Attias-Donfut (sociologue), Martine Benoit (historienne), Antoine Bevort (sociologue), Claude Cazalé Bérard (italianiste), Vincenzo Cicchelli (sociologue), André Comte-Sponville (philosophe), Claudine Cohen (philosophe et historienne), Patricia Cotti (psychopathologue), Stéphanie Courouble Share (historienne), Laurence Croix (psychologue), Danielle Delmaire (historienne), Gilles Denis (historien et épistémologue), Michel Dreyfus (historien), Alexandre Escudier (historien et politiste), Christian Gilain (mathématicien), Yana Grinshpun (linguiste), Valérie Igounet (historienne), Gunther Jikeli (historien), Yann Jurovics (juriste), Andrée Lerousseau (germaniste), Jean-Claude Lescure (historien), Françoise Longy (philosophe), Marylène Mante Dunat (juriste), Céline Masson (psychopathologue), Isabelle de Mecquenem (philosophe), Sylvie Mesure (sociologue et philosophe), Denis Peschanski (historien), Christine Pietrement (pédiatre), Valéry Rasplus (sociologue), Bernard Reber (philosophe), Myriam Revault d’Allonnes (philosophe), Sophie Richardot (psychosociologue), Maryse Souchard (sciences de la communication), Christophe Tarricone (historien), Francis Wolff (philosophe), et Paul Zawadzki (politiste).

Source Le Monde http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/11/30/4cc7150483a4d7594c8ed942abfce926_5222572_3232.html

Heidegger et « l’impensé judaïque » ?

Edith Fuchs s’interroge avec une amère ironie sur quelques événements heideggeriens récents : parution des premiers « Cahiers noirs » et de deux essais de Peter Trawny, plus un colloque tenu à la BnF et au Centre culturel irlandais. Elle rappelle combien nazisme radical, antisémitisme virulent et obscurantisme ont imprégné la pensée de Heidegger.

L’année 2014 a vu la parution des premiers « Cahiers Noirs » de Heidegger (la suite étant prévue pour 2015) : ces carnets à couverture noire contiennent le journal que tint continûment, entre 1930 et 1970 environ, Heidegger, pour n’en autoriser la publication tardive qu’en guise de couronnement à son œuvre.

Or le virulent antisémitisme de plusieurs passages, écrits entre 1938 et 1941, constitue à la fois une énigme et un choc. Pourquoi en effet Heidegger a-t-il tenu à rendre publique son hostilité aux Juifs ? Comment d’autre part les admirateurs inconditionnels de Heidegger vont-ils affronter le fait de ne plus pouvoir soutenir que, si Heidegger adhéra au national-socialisme, ce fut sans adhésion à son antisémitisme exterminateur ?

Sans énumérer toutes les contributions pro et contra qui fleurirent lors de l’année écoulée, il faut nommer deux essais, traduits en français, dus à Peter Trawny, responsable de l’édition de ces « Cahiers Noirs » : plutôt destiné à des spécialistes, son Heidegger et l’antisémitisme – sur les « Cahiers Noirs »1 se distingue de La liberté d’errer avec Heidegger2 en ce que ce bref opus évite la technicité pour se livrer à un vibrant éloge d’une liberté an-archique, sans responsabilité ni culpabilité3.

En outre, on ne vit pas seulement le « cas Heidegger » relancé par la parution des premiers « Cahiers Noirs », mais un grand colloque fut consacré au thème : « Heidegger et « les Juifs » » qui s’est tenu à Paris à la Bnf ainsi qu’au Centre culturel irlandais du 22 au 25 janvier 20154.

Tout cela suscite les quelques considérations qui suivent.

Un colloque dont l’objet laisse rêveur

Que les libertés académiques, la liberté d’expression et toutes les libertés républicaines bénissent ce qui les raille, et en particulier le grand théâtre d’idolâtrie heideggerienne qui vient de se tenir à Paris, sous les espèces d’un colloque soutenu par de grands médias comme s’il s’agissait de la représentation d’un onéreux opéra !

L’objet de ce colloque laisse à soi seul rêveur : « Heidegger et les « Juifs » ». Ce titre est emprunté à Jean-François Lyotard5 et à l’idée d’une « dette impensée » de Heidegger ; on voit bien qu’une grande partie des conférenciers se sont, en effet, attachés à montrer que le judaïsme aurait, à son insu, nourri Heidegger. Et d’ailleurs parmi les élèves et « disciples » de Heidegger, beaucoup ont des noms juifs, sans que tous, indifféremment, aient à voir avec le judaïsme ; mais si la majorité des adulateurs, ce que fut par exemple Arendt, sont des Juifs, on ne saurait taxer leur « grand modèle » de véritable et dangereux antisémitisme.

On sait bien que, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ou quasi, Heidegger jouit d’un succès continu, qui fut d’abord savamment orchestré par Arendt elle-même, par beaucoup d’autres ensuite en particulier en France. Les philosophes ne furent pas seuls ; peu à peu, tout « intellectuel » digne de ce nom se sentit tenu de faire appel à l’autorité de Heidegger pour dénoncer les sciences, « la » technique, les horreurs de la pensée qui calcule et de celle qui argumente.

Or, pour évoquer les tollés déjà anciens, il convient de rappeler les ouvrages parus en français, ceux de Pierre Bourdieu, de Jean-Pierre Faye, de Victor Farias par exemple6, qui « apprirent » à un public français, sourd à ce que d’autres savaient de longue date, que Heidegger avait été non pas brièvement nazi, mais fort sérieusement et jusqu’au bout, un nazi radical. Les différentes positions de repli des adulateurs, et parmi eux les plus sectaires, peuvent être résumées comme autant de dénégations à partir desquelles leur contre-attaque se fit de plus en plus véhémente.

Dénégations et contre-attaques

Premier pas : Heidegger ne fut, disait-on, que brièvement nazi et ce fut là une « grosse bêtise » qui n’entamait évidemment en rien la grandeur de sa pensée. C’est l’argument d’Arendt par exemple dans son hommage pour le quatre-vingtième anniversaire de Heidegger où elle invoquait le grand exemple de Platon à Syracuse7.

Deuxième pas : on finit par reconnaître – et savoir- que Heidegger avait payé sa cotisation au Parti scrupuleusement jusqu’en 1945 et qu’il saluait « la grandeur interne du mouvement ». Les travaux universitaires, les sources historiques attestaient que le nazisme de l’ancien recteur de l’université de Fribourg ne pouvait plus être tenu pour une « brève escapade » selon le mot de Hannah Arendt dans l’hommage évoqué. Mais alors, disait-on, et dit-on toujours, quel rapport avec la grandeur de sa philosophie ? On peut bien avoir été, et même être nazi, criminel ou Dieu sait quoi ET être un immense philosophe. Ceux qui disent le contraire sont de niais moralisateurs conventionnels : purs ignorants, ainsi que Peter Trawny vient de le défendre sous le chef de la « liberté d’errer » en brodant sur un aphorisme que Heidegger s’appliquait sûrement à soi-même : « Qui pense grandement, erre grandement ».

Troisième temps : parution en 2005 du travail d’Emmanuel Faye « Heidegger, l’Introduction du nazisme dans la philosophie – Autour des séminaires inédits de 1933-1935 »8. Cet ouvrage, animé par le souci constant de mettre toutes les pièces à portée du lecteur, montre que le nazisme imprègne les écrits et l’enseignement de Heidegger. Il faut donc lire Heidegger sans innocence : c’est-à-dire qu’il faut connaître la littérature de la « révolution conservatrice » et du nazisme pour saisir combien sa langue et sa pensée en sont nourries.

En 2014, Emmanuel Faye publie aux éditions Beauchesne un recueil fait de contributions internationales regroupées sous le titre Heidegger : le sol, la communauté, la race. Cette fois il est impossible de prétendre avoir affaire à des folies qui marqueraient « l’entreprise Faye » ainsi que les détracteurs osent dire pour parler de Jean-Pierre Faye, de ses travaux majeurs sur le « totalitarisme », et maintenant d’Emmanuel Faye. Le recueil qui vient de paraître contient des articles de chercheurs venus de multiples horizons. La contre-attaque n’a toutefois cessé de grossir avec d’autant plus d’ardeur qu’avec la parution des premiers Cahiers Noirs advient en pleine lumière le virulent antisémitisme de Heidegger, sans fard et de toujours.

Un antisémitisme « historial » – vous avez dit « raciste » ?

D’où le sentiment de contre-offensive que donne le colloque qui vient de se tenir, contre-offensive à la fois rétrospective et prospective : en 2015 aura lieu la parution d’autres Cahiers Noirs et leur traduction en français est confiée par Gallimard à un homme « sans parti-pris » puisqu’il s’agit de François Fédier. Cette fois, comme il vient d’être rappelé, non seulement Heidegger serait imprégné de judaïsme, mais encore, puisqu’il récuse le racisme « biologique » des nazis, son hostilité aux Juifs n’aurait rien de raciste : c’est d’un antisémitisme historial, tenant à l’histoire de « l’estre », qu’il s’agit. Il ne saurait, ainsi que le nazisme grossier les pratique, en appeler à la persécution et à l’assassinat. Avec cela, on sait fort bien quels brefs propos scandaleux Heidegger a tenus en guise de « kaddish » : son inoubliable formulation « fabrique industrielle de cadavres » pour statuer sur les chambres à gaz qui relèveraient de la « même » essence que l’agriculture motorisée9, a tellement séduit, que Arendt n’a cessé de la répéter au point que cette « profonde » pensée lui est souvent attribuée à elle, en tant que diagnostic sur le nazisme.

Or, dans les deux essais de Peter Trawny qui viennent d’être cités, on apprend par exemple que « la Seconde guerre mondiale et les camps d’extermination relèvent de l’« accomplissement de la métaphysique » (p.38) parce que c’est « l’histoire de l’estre qui jette les dés » (p.60). Il semble bien qu’en ce cas, aucune pratique politique, sociale, économique ou éducative ne saurait jouer de rôle en une histoire dont les hommes sont absents, dont ils sont non les acteurs, mais les jouets. Celle-ci, aussi bien, conformément au scepticisme « méthodologique » dominant, n’est rien qu’un récit, un grand récit « plein de fantasmes, de fictions et de mensonges » (p.62). Comment d’ailleurs départager virtuel et réel ? « le virtuel décompose depuis longtemps un réel toujours moins solide » (p. 62). Au paragraphe 19, consacré aux rapports entre « Histoire et culpabilité », Trawny demande : « Qui porte la culpabilité de l’histoire » ? et de juxtaposer les phrases interrogatives qui sont, on le sent bien, de simple rhétorique. « Hitler a-t-il mis le feu à la planète ? » par exemple n’a évidemment rien d’une question d’historien. Cette phrase est juxtaposée à une autre de même farine : « Ou bien est-ce Mao ? Eichmann est-il responsable d’Auschwitz ? Et la responsabilité de Birkenau, qui l’endosse ? La conférence de Wannsee ?10 Ou bien les Allemands ? ». À tout cela Trawny finalement objecte : « Avons-nous besoin de coupables ? Sommes-nous rassurés d’avoir pu les identifier ? Ce sont les victimes qui donnent de la gravité à ces questions ; elles qui dissuadent de les poser ; elles qui peut-être les font apparaître comme inhumaines.. les victimes sont la trace d’une histoire qui nous met au défi de trouver ces coupables. Mais où finit cette trace ? Se perd-elle jamais ? » (p. 50). Ce qui signifie fort nettement que les archives, les témoignages, toutes les sources analysées et critiquées par les historiens, toutes les pièces produites par les magistrats qui conduisirent et conduisent les procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, tout cela ne permet aucunement de dénicher responsables et coupables. Pire : envisager de chercher des coupables serait « peut-être », à soi seul, chose « inhumaine ».

L’inhumanité cesse donc, selon ces propos, de qualifier les crimes contre l’humanité mais ce sont au contraire les questions des magistrats, à Nuremberg, à Francfort, à Jérusalem, qui seraient, elles, inhumaines.

Errance sans responsabilité et pathos obscurantiste

Quant aux grands penseurs dont Heidegger est par excellence le représentant, « plus ils pensent grandement plus ils errent grandement ». Soulignons que l’idée de « grandes pensées » est accordée sans plus : il ne faut pas demander si par exemple, la pensée du double mouvement de la Terre fut pour Galilée une « grande pensée » ; ou encore celle des nombres irrationnels. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que ces « grands penseurs » sont grands justement en ce qu’ils ne fuient pas, eux, leur liberté laquelle est, par statut, liberté « an-archique » sans arché, ni norme ni finalité – de sorte que, dans cette errance qui lui est propre, une telle absolue liberté est dépourvue de toute responsabilité, comme de toute culpabilité.

Je n’ignore pas l’intérêt que portent beaucoup de philosophes et de professeurs aux écrits de Heidegger et en particulier à son tableau de la « modernité » comme d’un désastre qui, débutant à Descartes – cet honni -, peut bien nous faire remonter au-delà même de Platon – de sorte que, hormis Heidegger dans un tel désert, seuls resteraient debout « les présocratiques », c’est-à-dire des fragments. Les pages couperet sur « la » technique ont du succès – beaucoup plus que la lecture des travaux de Simondon par exemple. Le célèbre « la science ne pense pas », qui paraît une variante de la distinction kantienne entre « connaître » et « penser », donne lieu à des convictions tout bonnement obscurantistes. Faut-il rappeler que si la misologie et l’obscurantisme n’avaient pas été combattus aussi haut qu’on remonte dans l’histoire des connaissances, s’ils n’avaient pas été finalement largement battus en Europe et en France, il n’y aurait ni lycées ni professeurs de philosophie y enseignant.

Quant aux considérations épistémologiques portant sur l’écriture de l’histoire, elles ne devraient pas conduire à faire sombrer paresseusement l’établissement des faits dans le fantasme. Ainsi par exemple, le Front populaire en 1936 ou l’hitlérisme en Allemagne ne sont pas des inventions d’historiens en mal de « grand récit ». C’est a contrario, précisément parce que ces deux configurations ont fait et font l’objet de multiples récits, imageries, symboles, représentations et mises en scène divers, qu’il y a urgence à ne pas confondre l’imaginaire politique, social, passionné d’une époque avec l’établissement critique des faits, sans cesse remis en chantier. À cet égard, la leçon de Marc Bloch dans son Apologie pour le métier d’historien demeure sans égale – comme l’est la leçon que fit Braudel sur le siège de Toulon dans une classe de collège. Or, présenter ce genre de choses à des élèves prend du temps, oblige à répondre aux interrogations ; au contraire, asserter péremptoirement, comme le fait Trawny, conformément à l’heideggerien mépris de tout argument11, que « la Seconde guerre mondiale et l’extermination » sont l’« achèvement de la métaphysique » a quelque chose de grandiose qui cloue d’avance le bec à toute perplexité, parce qu’elle sera taxée de vulgaire trivialité.

Il serait grand temps que les grandiloquentes et péremptoires obscurités cessent de chercher à capter l’admiration fascinée, surtout celle des débutants : en quoi les esprits sont-ils éclairés par l’énigmatique « l’histoire de l’estre » et son ésotérique « oubli » au profit de l’« étant » ? En quoi l’éloge vibrant d’une errante liberté sans responsabilité arme-t-il pour conduire sa vie et trouver quelque intelligibilité dans ce qui s’offre à nous ? On voit combien le pathos « romantique » du « drame de la pensée » relève d’un humus intellectuel que tout sépare de la tonique vigueur cartésienne et combien, en ce sens, ce « pathos » prolonge, en pleine post-modernité, le vieil anti-rationalisme des anti-Lumières qui, sous des visages variés, irait de Herder à Spengler, si proche quant à lui de Heidegger.

Notes

1 – PeterTrawny : Heidegger et l’antisémitisme – sur les « Cahiers noirs »- traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Paris : Le Seuil 2014.

2  – Peter Trawny, La liberté d’errer avec Heidegger, traduit de l’allemand par Nicolas Weil, Indigènes éditions- septembre 2014.

3  – « celui qui erre, erre dans l’innocence » – « qui entend habiter la pensée de Heidegger doit abandonner les attentes de la responsabilité et de la culpabilité » : deux exemples de ce que Peter Trawny écrit p. 58-59 op.cit. note 2.

4 – Le programme détaillé de ce colloque est disponible sur le site de la Bnf http://www.bnf.fr/documents/programme_heidegger_juifs.pdf

5 – Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris : Galilée 1988.

6 – P. Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris : Minuit- 1988. Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris : Hermann 1972 . Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Lagrasse : Verdier 1987.

7 – Hannah Arendt,  Heidegger a quatre-vingts ans , in Vies politiques, traduit de l’allemand et de l’anglais par Eric Adda, Jacques Bontemps, Barbara Cassin, Didier Don, Albert Kohn, Patrick Lévy, Agnès Oppenheimer-Faure, Paris : Gallimard 1974, p. 307-320.

8  – Sur le site Paroles des Jours http://parolesdesjours.free.fr/mecanique.pdf (réf. p.25 note 15 juin 2005) François Fédier publie sous le titre « Faux procès » un texte qui « garde la trame », selon les mots de l’auteur, de sa « Mécanique de la diffamation » entièrement dirigé contre Emmanuel Faye et son travail, texte qui fut refusé par Gallimard et publié donc sous une nouvelle version et un nouveau titre chez Fayard. François Fédier témoigne en particulier en faveur de Jean Beaufret qui « n’a jamais nié l’extermination de millions de victimes juives pendant le nazisme. Je me souviens très précisément l’avoir entendu dire sans la moindre ambiguité : ce n’est pas le recours au gaz pour mettre à mort qui fait de cet assassinat un crime. Je ne suis évidemment pas le seul à pouvoir en témoigner. J’ajoute que je ne suis pas non plus le seul à partager l’opinion selon laquelle ce n’est pas l’arme au moyen de laquelle est perpétré un crime qui en fait un crime – même si la barbarie peut encore en accentuer l’atrocité ». On est au regret de devoir dire à François Fédier qu’il se trompe gravement :l’usage du gaz a, au contraire, considérablement contribué au quasi succès de ce que Raul Hilberg nomme La destruction des Juifs d’Europe.

9 – Voir en particulier in Emmanuel Faye, Heidegger introduction.. p .660-661 de l’édition de poche de 2007 les épisodes de la publication des Conférences de Brême de 1949 , le texte allemand de ces lignes désormais fort connues sur les chambres à gaz, ainsi que l’analyse que Emmanuel Faye en propose.

10 – Peut-être faut-il rappeler que : 1° La célèbre conférence de Wannsee, contrairement à une opinion répandue n’a aucunement marqué la décision de ladite « Solution finale ». En 1942, celle-ci était déjà largement en cours à l’Est, comme on disait- c’est-à-dire que les grands massacres des Einsatzgruppen avaient déjà eu lieu dès l’invasion de l’URSS. Wannsee ne fit qu’obtenir la collaboration des divers Ministères du Reich pour l’extermination sur la terre entière, si le Millénaire Reich parvenait à y établir sa domination. Eichmann fut le secrétaire de cette conférence et le Mémoire qu’il rédigea prévoyait l’extermination de plus de 11 millions de Juifs. 2° Birkenau est, dans l’immense complexe d’Auschwitz, le camp d’extermination par la chambre à gaz.
Par ailleurs : ne peut-on objecter à Trawny qu’il n’est pas nécessairement « rassurant », contrairement à ce qu’il affirme, de bien prendre conscience que des hommes tels que Eichmann ou Stangl sont nos semblables (cf l’admirable travail de Gita Sereny :  « Au fond des ténèbres- un bourreau parle : Franz Stangl, commandant de Treblinka », éditions Denoël 2007.).

11 – Rappelons que le dernier paragraphe 26 de l’essai de Peter Trawny paru aux éditions Indigène consiste en une attaque, assez confuse selon nous, mais très intense, de l’argumentation. Il paraîtrait, déclare l’auteur que « nous vivons dans le monde de l’argument » et que « le drame de la pensée s’est évaporé dans (son) univers ».

© Edith Fuchs et Mezetulle, 2015