L’urgence de transmettre… des contresens ?

Critique des écrits de François-Xavier Bellamy sur l’école

Il y a bien longtemps que Mezetulle s’indigne devant une politique scolaire qui tient pour suspecte la transmission des savoirs et qui ne cesse de livrer l’école à son extérieur. De nombreux ouvrages et travaux se succèdent depuis une quarantaine d’années, annonçant et analysant l’effondrement scolaire que l’on constate1. On serait tenté d’y joindre des écrits de François-Xavier Bellamy – notamment Les Déshérités et Éduquer avec Rousseau. Or Benjamin Straehli montre que le problème est que F.-X. Bellamy y recourt avec une grande désinvolture à une généalogie absurde, attribuant les maux actuels de l’école directement à Descartes, Rousseau et Bourdieu ; il reprend ainsi (ou même forge) des clichés fondés sur ce qui ne mérite même pas le nom de lecture.
Même si certains lecteurs feront observer un décalage entre les deux premières références et la troisième, même si je ne souscris pas à l’intégralité de ce qui suit, il n’en reste pas moins qu’un auteur reconnu mérite d’être lu et médité, et qu’on ne peut pas réclamer à grand bruit un renouveau de la transmission des savoirs en malmenant des textes qu’il s’agirait d’étudier, et non de juger sommairement sur la foi de quelques idées reçues pour embrigader leurs auteurs dans des troupes ennemies. Ce faisant, F.-X. Bellamy discrédite la thèse même qu’il prétend soutenir.

Descartes, Rousseau et Bourdieu rejettent l’instruction : vraiment ?

Dans un essai publié en 20142, François-Xavier Bellamy a soutenu au sujet de l’école un ensemble de thèses, que l’on peut distinguer de la manière suivante. La première est que l’Éducation nationale est imprégnée d’une idéologie qui condamne la transmission du savoir. La deuxième est que c’est justement à l’influence de cette idéologie que sont dus les déboires de l’école. Ces deux premières propositions ont bien sûr été soutenues dans de nombreuses publications avant celles de M. Bellamy3. C’est la troisième qui fait son originalité : il affirme que cette idéologie néfaste trouverait son origine dans les écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu. Il s’est vu décerner pour cela, en 2015, le prix Henri-Malherbe de l’Association des écrivains combattants, et le prix d’Aumale de l’Institut de France. Dans une conférence à destination des parlementaires, organisée par le réseau SOS Éducation et prononcée le 20 mai 2015, il réitérait ce propos, mais en affirmant cette fois que c’était de Rousseau que cette idéologie à la mode se rapprochait le plus4. Selon la conception dénoncée par M. Bellamy, l’école ne devrait rien transmettre à l’enfant, mais le laisser construire son savoir tout seul. Contre une telle idée, les deux ouvrages de notre auteur invitent à valoriser la transmission de la haute culture, des grands classiques, et de la science.

On pourrait tout à fait approuver cet appel à la transmission, et le saluer d’autant plus que M. Bellamy reconnaît la présence, dans son propre camp politique, d’un travers auquel cela le conduit à s’opposer : celui de vouloir réduire l’instruction à l’acquisition de compétences professionnelles, immédiatement exploitables par un employeur5. Il n’y aurait certes pas à se plaindre que cette idée, répandue à droite, se trouve combattue au sein même de la droite ; et, pourrait-on ajouter, il serait également souhaitable que ce combat soit mené au sein de la gauche, qui se laisse tout aussi bien séduire par cette conception étroite de l’instruction. Ce qu’il est, en revanche, impossible d’approuver, c’est la généalogie absurde que l’auteur propose en prétendant que le rejet de l’instruction trouverait son origine chez Descartes, Rousseau et Bourdieu.

Le sens même de cette thèse n’est pas absolument clair. Il serait difficile de croire que la politique scolaire puisse s’expliquer avant tout par l’influence de deux philosophes et d’un sociologue. Aussi, dans bien des passages, M. Bellamy semble-t-il simplement vouloir dire que la pratique effectivement adoptée dans l’Éducation nationale serait conforme aux recommandations que l’on pourrait tirer de leurs ouvrages, tout en laissant en suspens la question de savoir s’il y aurait là un lien de cause à effet. Toutefois, il arrive que ce lien causal soit bel et bien affirmé, notamment en ce qui concerne Bourdieu, dont M. Bellamy constate qu’il est une référence importante pour de nombreux cadres de l’Éducation nationale, ce qui l’amène à dire que « l’œuvre de Bourdieu […] a produit exactement l’école qu’elle voulait condamner6 », c’est-à-dire une école qui renforce les inégalités sociales. Mais qu’il présente ou non ses trois cibles comme la cause des maux de l’école, M. Bellamy soutient toujours que la politique qu’il critique serait conforme à leurs vœux. Il n’envisage jamais, par exemple, que ceux qui se réclament de Bourdieu aient pu mal comprendre ses thèses.

Résumons donc la thèse soutenue dans Les Déshérités : Descartes, Rousseau et Bourdieu condamnent la transmission de la culture ; l’Éducation nationale s’est collectivement ralliée à cette condamnation ; c’est ce qui explique la crise actuelle de l’école. C’est la première de ces trois propositions qui sera ici examinée en détail ; la critique des deux autres exigerait une enquête sociologique que je ne saurais mener. Mais il faut remarquer que M. Bellamy lui-même se dispense entièrement d’une telle enquête ; pour établir le renoncement collectif à la transmission, il se contente de quelques anecdotes personnelles, déclarant que ses formateurs à l’IUFM l’invitaient à ne pas se considérer comme détenteur d’un savoir à transmettre7, et qu’une de ses amies, enseignant à l’école primaire, s’est entendu conseiller par une directrice de ne pas parler d’histoire à ses élèves s’ils ne s’y intéressent pas8. Il ne semble pas se demander si on tenait vraiment le même discours dans tous les IUFM, et si ce discours avait réellement beaucoup d’influence sur la pratique des professeurs. On pourrait assurément donner d’autres exemples des propos que dénonce M. Bellamy ; il ne s’agit pas d’en nier l’existence. Mais cette hostilité envers la transmission du savoir n’a jamais été unanime au sein de l’Éducation nationale, et il n’est donc pas certain du tout qu’il y ait eu un véritable renoncement collectif à l’instruction, ni que cette hostilité soit la cause principale des maux de l’école. En tout cas, les faits sur lesquels s’appuie l’auteur sont très insuffisants pour étayer un tel diagnostic.

Le présent article s’attache à établir que le commentaire que fait M. Bellamy des écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu, n’est qu’une succession de contresens, si grossiers, pour certains d’entre eux, qu’on se demande comment ils ont pu être commis. On pourra se demander s’il vaut vraiment la peine de consacrer plusieurs pages à cela ; il me semble que oui, d’abord en raison du retentissement que les prix littéraires qu’il a obtenus ont donné à ses affirmations, et d’autre part, ses titres de normalien et d’agrégé de philosophie peuvent faire croire à un public non averti qu’il serait une source fiable au sujet des auteurs qu’il cite.

La défense de l’école et de la transmission culturelle méritant de meilleurs arguments que les siens, j’espère que cette réfutation du propos de M. Bellamy sera également une invitation à réfléchir plus sérieusement aux problèmes soulevés par Descartes et Rousseau concernant la nature du savoir, sa valeur et son acquisition ; ainsi qu’à ceux que Bourdieu et Passeron ont soulignés concernant l’institution scolaire.

Descartes, malin génie de l’école

Selon M. Bellamy, Descartes serait le précurseur d’un vaste mouvement de destruction des écoles.

Cette affirmation s’appuie au fond sur trois arguments, que l’on distinguera ici par commodité, même s’ils ne sont pas tout à fait séparables en réalité. Tout d’abord, on sait que dans le Discours de la méthode, Descartes critique sévèrement l’instruction qui lui a été donnée, estimant qu’on lui a surtout transmis des opinions incertaines, ainsi qu’un art de parler de ce qu’on ignore. Il n’en fallait pas plus à M. Bellamy pour conclure que selon Descartes, toute transmission par le biais de l’école serait condamnable, car « l’essence même » de l’école serait la confusion9. Le deuxième argument est un commentaire de la méthode du doute, où M. Bellamy voit une folle volonté de rejeter tout savoir transmis, pour n’admettre que celui que l’individu aura su produire par lui-même10. Le troisième argument consiste à identifier la même volonté à l’œuvre dans les passages où Descartes explique son choix de ne rendre publics que certains des résultats mathématiques que sa méthode lui a permis d’obtenir, estimant qu’il sera plus profitable à ses lecteurs de chercher eux-mêmes le reste, pour s’approprier la méthode. Là encore, M. Bellamy interprète ce choix comme un refus de toute transmission, et de tout savoir que l’on n’aurait pas constitué soi-même11.

Concernant le premier argument, il est assez clair que la critique de l’école développée par Descartes porte sur le contenu de ce qu’on lui a transmis au collège, non sur le fait même de la transmission : c’est parce que Descartes s’oppose à la philosophie scolastique qu’il prend ses distances avec l’enseignement qu’il a reçu, non parce que tout enseignement lui semblerait mauvais par principe. Si l’interprétation de M. Bellamy était exacte, on ne comprendrait pas pourquoi l’ancien élève des Jésuites s’est donné la peine d’écrire les Principes de la philosophie, ouvrage qu’il destinait… à servir de manuel12.

Le deuxième argument méconnaît, quant à lui, la fonction de la méthode du doute. Il ne s’agit pas pour Descartes de rejeter définitivement ce qui vient d’autrui, mais de trouver les fondements métaphysiques de la connaissance, permettant d’édifier la science sur une base certaine. Une fois ce fondement trouvé, il n’y a évidemment pas à refuser toute information venant de l’extérieur ; Descartes disait, par exemple, avoir besoin du secours d’autrui pour réaliser des expériences coûteuses : il n’appelait pas chaque lecteur à les faire lui-même ; s’il avait pu effectuer toutes les expériences qu’il désirait, il aurait bien sûr souhaité que d’autres puissent s’appuyer sur les résultats qu’il aurait obtenus13.

Le troisième argument n’est pas plus solide. Descartes dresse le constat, assez banal, qu’il est plus profitable pour l’esprit de prendre l’habitude de chercher la vérité, que de la recevoir systématiquement de quelqu’un d’autre. Pour cette raison, il s’efforce de trouver une juste mesure entre les résultats qu’il révèle aux lecteurs, et ceux qu’il les laisse découvrir eux-mêmes. L’interprétation de M. Bellamy revient à attribuer à l’auteur une étrange contradiction : en effet, si Descartes avait réellement pensé qu’il ne fallait rien savoir d’autre que ce que l’on a trouvé soi-même, il n’aurait rien publié du tout. La présence, dans ses livres, d’un grand nombre de ses découvertes et théories, prouve suffisamment qu’il souhaitait bel et bien aux hommes de se voir transmettre les vérités mises au jour par un autre.

La société naît bonne, c’est Rousseau qui la rend méchante

Si M. Bellamy voit dans les textes de Descartes les premiers coups portés à l’exigence de transmettre, c’est Rousseau qu’il considère comme le plus grand ennemi de cette dernière. En voulant que la nature de l’enfant se déploie librement sans être contrainte par un programme d’études imposé, en dénonçant les livres comme un encouragement au pédantisme, en s’attachant à ce que l’enfant n’apprenne rien qu’il n’ait trouvé par lui-même, en s’efforçant de le maintenir au plus près d’un état de « bon sauvage », Rousseau se ferait le fossoyeur de toute culture, et c’est son influence qui se ferait sentir le plus dans les réformes de l’école jusqu’en 2016 du moins14.

Remarquons tout d’abord que dans son commentaire sur les thèses rousseauistes concernant l’éducation, M. Bellamy ne tient compte que de l’Émile ; il ne cite pas plus les longs passages qui sont consacrés à cette question dans la Nouvelle Héloïse, que les lignes évoquant l’organisation possible des collèges dans les considérations sur le gouvernement de Pologne. Se pencher sur ces textes lui aurait peut-être permis de mieux saisir le sens exact de l’éducation d’Émile, en la comparant avec ce que préconise l’auteur pour des enfants placés dans une situation plus ordinaire. Mais rien n’est moins certain, quand on voit à quel point il s’autorise à faire dire à Rousseau le contraire de ce que celui-ci écrit dans l’Émile même.

Pour le mettre en évidence, rappelons le problème et la démarche de cet ouvrage. Rousseau se demande comment il serait possible d’éduquer un enfant, de telle sorte que le rythme naturel de son développement intellectuel et moral soit entièrement respecté et qu’il ne perde rien des qualités innées de l’être humain, notamment l’amour de la liberté, tout en faisant de lui un homme apte à vivre, en bon citoyen, dans la société européenne du XVIIIe siècle, que le philosophe juge particulièrement corrompue et éloignée de la nature. Pour cela, l’auteur s’imagine précepteur d’un enfant qu’il élèverait de sa naissance jusqu’à son mariage, et dont il façonne l’environnement au fur et à mesure, pour lui faire faire les expériences qu’il juge les plus profitables et les plus adaptées à son âge. C’est là une sorte d’expérience de pensée, particulièrement longue et complexe. Il est clair qu’elle le serait plus encore si le précepteur devait coordonner son action avec celle de parents de l’enfant ; aussi Rousseau décide-t-il que son élève imaginaire n’a pas de famille ou s’en trouve éloigné, et que le précepteur a les mains entièrement libres pour l’éduquer à son idée.

Mais M. Bellamy ne saurait se satisfaire d’une telle interprétation, consistant à dire qu’Émile n’a pas de famille, pour que son cas, tout théorique, soit plus simple et plus facile à traiter. Voici ce qu’il en écrit :

« Ce qui compte, quoi qu’il en soit, c’est d’enlever l’enfant loin de sa famille ; Émile sera installé à la campagne, loin de la société des hommes, loin de toute influence des adultes. En se mettant à la place du précepteur, Rousseau écrit : “L’enfant doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi.” Nous retrouvons ici, de façon très transparente, cette déclaration de l’un de nos précédents ministres de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, qui avait affirmé, à la tribune de l’Assemblée nationale : “Il faut arracher l’enfant au déterminisme familial.”

En effet le parent est sans doute celui qui est le plus coupable de se placer vis-à-vis de l’enfant dans une situation d’inégalité parce qu’à son père, à sa mère l’enfant doit déjà la vie. Il est donc placé vis-à-vis d’eux dans une situation d’infériorité nécessaire. Pour l’affranchir de tout ce que cette infériorité pourra produire de liens avec un héritage culturel déterminé et enfermant, il faut donc retirer l’enfant à cette aliénation que constitue la famille, et le placer dans une relation éducative dépourvue de ce particularisme15. »

Tout, dans ce passage, est proprement aberrant. N’importe qui, en lisant la phrase citée de Vincent Peillon, penserait que le ministre a voulu dire que les enfants des milieux défavorisés ne devaient pas être condamnés à l’échec scolaire et professionnel, et qu’il fait partie des missions de l’école de leur ouvrir des portes qui resteraient fermées pour eux s’ils ne devaient compter que sur l’éducation reçue au sein de la famille. Mais, à moins de vouloir réaliser la République de Platon, nul n’en conclurait qu’il faut arracher l’enfant à la famille elle-même.

Mais il est encore plus grotesque d’attribuer à Rousseau un tel projet. Avant de commenter l’Émile, M. Bellamy aurait bien fait d’en lire le début, où il est expressément dit que c’est aux parents d’éduquer les enfants : « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père16 », le passage se concluant par ce dialogue fictif : « Qui donc élèvera mon enfant ? Je te l’ai déjà dit, toi-même17. » Cela suffit à démontrer que l’absence des parents d’Émile est pour Rousseau une commodité dans la construction d’un cas théorique, non un programme à suivre dans la réalité. M. Bellamy élabore donc une interprétation qui entre en contradiction avec la lettre même de l’ouvrage qu’il cite ; puis, pour faire bonne mesure, il attribue la même signification absurde à une déclaration de Vincent Peillon qui voulait encore dire autre chose.

Voilà qui suffirait à juger de la pertinence de ses commentaires sur Rousseau ; mais il faut arriver à la fin du chapitre pour prendre la mesure du mal dont M. Bellamy juge Rousseau responsable. Il le conclut en citant un portrait d’Émile dans lequel il faut lire, à l’en croire, « les conséquences inassumées de notre conception de l’éducation18 ». Dans ce passage, Rousseau déclare que son élève ne connaît « nul des rapports moraux de l’homme à l’homme », et qu’il est « seul dans la société humaine ; il ne compte que sur lui seul. » Dans Les Déshérités, M. Bellamy semble avoir considéré que ces phrases étaient suffisamment effrayantes pour se passer de commentaire, le chapitre se terminant abruptement par la fin de la citation. Mais dans Éduquer avec Rousseau, il précise sa pensée, ajoutant une citation supplémentaire, où Rousseau qualifie Émile de « sauvage fait pour habiter dans les villes », ce qui permet à M. Bellamy de prétendre que c’est l’école s’inspirant de Rousseau qui produit aujourd’hui dans la jeunesse « une forme de sauvagerie », et d’en donner pour exemple ceux qui, en 2015, ont commis des attentats, après avoir fréquenté les salles de classe de la République19. Ce serait le refus de l’école de leur transmettre la culture, refus inspiré par Rousseau, qui en aurait fait des barbares.

Commençons par relever une erreur factuelle dans le propos de l’auteur. Celui-ci soutient que le portrait d’Émile qu’il cite le décrit « [à] la fin de toute cette éducation20 », quand il « a 18 ans21 ». En se reportant à la page même de l‘Émile où s’achève ce portrait, on se rend compte qu’en réalité, le garçon est seulement, à ce moment-là, « parvenu à sa quinzième année22 ». Ce point est d’une importance considérable : M. Bellamy fait passer pour le terme de l’éducation d’Émile, ce que Rousseau présente explicitement comme une étape à dépasser.

En ce qui concerne le fond, l’argumentation de M. Bellamy se réduit à un jeu sur le mot « sauvagerie ». Il est bien connu des spécialistes que Rousseau fait deux usages distincts du mot « sauvage ». Il peut, selon les habitudes de son temps, désigner ainsi les peuples qui ne bâtissent pas de villes, n’ont pas d’écriture ; c’est-à-dire ceux que l’anthropologie actuelle appelle les chasseurs-cueilleurs. Mais il se sert plus volontiers de ce terme pour qualifier l’homme tel qu’il serait à l’état de nature, c’est-à-dire antérieurement à tout contrat social, vivant absolument isolé de ses semblables, sans connaître l’amour-propre, l’orgueil, la comparaison avec les autres, ni la soif de reconnaissance. C’est bien sûr en ce sens qu’Émile est resté « sauvage » jusqu’à la puberté : grâce à la façon dont son précepteur l’a gouverné jusque-là, le souci du regard des autres lui est encore étranger. Les terroristes, tout au contraire, se sont radicalisés par les relations qu’ils ont entretenues avec d’autres fanatiques, et par la volonté d’être reconnus par ces derniers comme de vrais croyants. Leur violence n’a rien de « sauvage » au sens rousseauiste du mot.

Le commentaire de Rousseau par M. Bellamy se révèle donc, au bout du compte, plus saugrenu encore que celui qu’il fait de Descartes. Il nous reste encore à voir si sa critique de Bourdieu peut davantage résister à l’examen.

Bourdieu dominant l’école par sa violence symbolique

Le chapitre des Déshérités qui se penche sur Les Héritiers et La Reproduction, ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur le système scolaire, commence par une présentation assez correcte des thèses des deux auteurs. Ce n’est que petit à petit que des distorsions, d’abord légères, finissent par en donner une image entièrement trompeuse.

Au début, en effet, M. Bellamy rappelle fort bien que Bourdieu et Passeron reprochent à l’école de sélectionner les élèves en fonction de la maîtrise d’une culture qu’elle ne leur transmet pas vraiment, comptant implicitement sur le milieu familial pour les en imprégner. Ils soulignent que l’aisance qui résulte de cette imprégnation est faussement présentée comme un don naturel, ce qui permet de persuader les élèves issus de classes défavorisées que s’ils échouent à l’examen, c’est par une incapacité de nature.

Tout cela est rappelé à juste titre par M. Bellamy, qui n’avance aucune raison de juger faux ce diagnostic. Sa principale cible est la notion d’« arbitraire culturel », par laquelle Bourdieu et Passeron qualifient la culture valorisée à l’école. Il l’interprète comme le signe d’un complet relativisme des auteurs, et pense résumer leur propos en déclarant que puisque l’action pédagogique « consiste nécessairement à imposer un arbitraire culturel à l’enfant, elle ne peut être qu’une violence pure et simple23. »

Ce point appelle un commentaire détaillé. Il est exact que Bourdieu et Passeron qualifient de « violence symbolique » le fait qu’un pouvoir impose un « arbitraire culturel24 ». Mais il faut d’abord, pour le comprendre, se reporter à l’explication donnée, dans La Reproduction, de la notion même d’arbitraire :

« La sélection de significations qui définit objectivement la culture d’un groupe ou d’une classe comme système symbolique est arbitraire en tant que la structure et les fonctions de cette culture ne peuvent être déduites d’aucun principe universel, physique, biologique ou spirituel, n’étant unies par aucune espèce de relation interne à la “nature des choses” ou à une “nature humaine”25. »

Revenant sur des malentendus auxquels cette notion avait pu donner lieu, Bourdieu et Passeron soulignent qu’il ne faut pas confondre « arbitraire » et « gratuité26 ». Qu’il soit arbitraire d’attribuer plus de valeur à une production culturelle qu’à une autre, n’empêche pas qu’il puisse y avoir de bonnes raisons de le faire. Ce qui définit l’arbitraire au sens des deux auteurs, c’est que ces raisons ne relèvent pas de la nécessité naturelle. Ainsi, le fait social que l’institution scolaire attribue plus de valeur à un auteur qu’à un autre ne peut pas s’expliquer par la seule nécessité des choses ; il faut, pour l’expliquer, prendre en compte un certain rapport de force au sein de la société. Mais qu’un fait social soit le fruit d’un rapport de force, ce n’est pas une raison suffisante de le juger mauvais en soi.

Aussi Bourdieu et Passeron ne contestent-ils pas qu’il soit important de transmettre, par l’école, la culture savante. Bien au contraire, ils affirment eux-mêmes cette importance, déclarant que cela doit toujours rester une mission de l’école, dans un passage qui doit d’autant plus retenir notre attention qu’il vise à prévenir un contresens. En effet, cherchant à définir ce que pourrait être, à l’Université, une « pédagogie réellement rationnelle », les deux auteurs ont souligné que les études supérieures tirent leur prestige de l’avenir professionnel auquel elles préparent, et qu’il faudrait donc que les programmes et les méthodes d’enseignement soient conçus en fonction de cette finalité. M. Bellamy interprète cela comme une invitation à renoncer « à tout ce qui n’est pas strictement factuel, objectif, scientifique dans l’enseignement27 ». Mais ces mots « factuel, objectif, scientifique » sont absents du texte de Bourdieu et Passeron, et ces derniers insistent bien, dans la page citée plus haut, sur le fait qu’ils n’appellent pas à réduire l’enseignement supérieur au développement de compétences professionnelles spécialisées ; et ils rappellent en cette occasion que c’est bien à l’école de transmettre la culture savante aux enfants des classes populaires :

« D’autre part, il n’est pas dans notre intention de prôner un enseignement strictement spécialisé, ce qui reviendrait à sanctionner les inégalités culturelles puisque le milieu familial serait le seul véhicule de la culture savante. Les ambiguïtés de l’action scolaire sont d’autant plus funestes qu’aucune institution ne peut remplacer l’école lorsqu’il s’agit de faire accéder le plus grand nombre à la culture sous toutes ses formes, depuis la fréquentation des musées jusqu’au maniement des notions et des techniques économiques ou à la conscience politique. Le fait que les arts et les lettres soient souvent enseignés selon des méthodes traditionnelles (en raison même de la fonction sociale de cette culture) ne doit pas faire conclure qu’il n’est pas, en ce domaine comme ailleurs, de pédagogie rationnelle28. »

Les deux sociologues sont donc très loin de prétendre que, puisque l’école impose par la violence la culture arbitraire des dominants, elle devrait être condamnée sans appel pour cette seule raison. Il est vrai que chez certains auteurs, on trouve effectivement ce raisonnement de Gribouille, avec une référence à Bourdieu29. Mais cet usage de ses analyses est contraire à ce que préconisent effectivement Les Héritiers et La Reproduction. D’ailleurs, les travaux sociologiques sérieux qui s’inscrivent dans l’héritage de ces ouvrages, quand ils se risquent à proposer des recommandations pédagogiques, cherchent les moyens de mieux transmettre, au lieu de condamner la transmission elle-même30.

Selon M. Bellamy, la « pédagogie rationnelle » évoquée dans Les Héritiers n’aurait été pour Bourdieu et Passeron qu’un vain espoir, abandonné au moment de l’écriture de La Reproduction, où ils développeraient un point de vue fataliste sur l’école, incapable d’être autre chose qu’une vaste entreprise violente de domination31.

La lecture de cet ouvrage donne toutefois une tout autre impression. Les auteurs y parlent de « pédagogie parfaitement explicite32 », c’est-à-dire d’un enseignement qui éviterait de laisser implicites certains codes au prétexte que les élèves seraient censés les connaître déjà ; c’est cette explicitation qui devrait rendre possible la transmission de la culture scolaire à ceux qui ne sont pas déjà familiarisés avec elle par leur milieu d’origine. Ils soulignent qu’un tel projet suppose de surmonter un certain nombre de difficultés, ce qui les amène à déclarer que « seul un système scolaire servant un autre système de fonctions externes et, corrélativement, un autre état du rapport de force entre les classes, pourrait rendre possible une telle action pédagogique33. » Le point de vue de Bourdieu et Passeron n’est donc pas fataliste, mais, à leurs yeux, une véritable amélioration de l’école supposerait que la lutte des classes ait d’abord produit une situation globale plus favorable aux intérêts des classes populaires. Faut-il s’étonner que M. Bellamy n’ait pas relevé ce point ? On se doute que s’il avait partagé un tel espoir, il se serait engagé dans un autre parti politique que Les Républicains.

Toujours est-il que, se rémémorant sa formation à l’IUFM, il affirme que le discours qui lui était tenu était inspiré de Bourdieu, et donnait aux professeurs débutants une image désespérante d’eux-mêmes : « Corporation d’irréformables, parce que coupables par nature, par essence, par vocation, nous, les bons élèves du système, salauds d’hier, d’aujourd’hui et de toujours34… » Ainsi, ce serait la violence symbolique du propos de Bourdieu lui-même qui dominerait dans l’école, et qui découragerait les enseignants de faire leur métier. Mais pour qu’un tel diagnostic mérite d’être pris au sérieux, encore faudrait-il qu’il s’appuie sur une compréhension correcte de ce propos, et tel n’est pas le cas.

Conclusion

Les deux ouvrages de François-Xavier Bellamy sur l’école sont, au fond, une caricature d’un travail d’agrégé de philosophie tel que les sociologues aiment à s’en moquer : formé principalement à la lecture et au commentaire des classiques de la philosophie, l’auteur s’imagine pouvoir y trouver la clé d’un fait social actuel, la crise de l’école ; et pour y parvenir, il déforme leurs propos comme un mauvais étudiant.

Disons-le encore, le problème n’est pas qu’il appelle à transmettre la culture savante ; on pourrait tout à fait le soutenir en cela. Mais sa foi dans les vertus de cette dernière est d’une naïveté ridicule. Ainsi, à propos de la lutte contre le sexisme, il écrit : « Comment d’ailleurs est-il possible que, au pays de l’amour courtois, du roman de chevalerie, de la tragédie classique et du poème romantique, on puisse mal parler à une femme ? Il suffit donc d’ouvrir pour nos élèves quelques pages, de leur proposer des vers, d’augmenter ainsi leur mémoire de la langue que l’histoire nous offre. » Puisque M. Bellamy parle d’histoire, conseillons-lui de se pencher un peu sur celle des artistes et des esthètes, pour vérifier s’il suffit vraiment d’avoir cultivé le goût de la beauté pour éviter de se conduire laidement.

S’il voulait, par ses références, élever le niveau du débat politique sur l’école, l’intention était bonne, mais le résultat est consternant. En disqualifiant les auteurs cités par de mauvais arguments, il se condamne à ne tenir qu’un discours assez creux sur « l’urgence de transmettre », sans rien apporter en ce qui concerne tous les problèmes pédagogiques, fort sérieux que l’on doit affronter quand on veut effectivement instruire, et que l’on tient compte de la réflexion de Descartes et de Rousseau sur le savoir, ainsi que des travaux de Bourdieu et Passeron sur la fonction sociale de l’école. En cela, la contribution de M. Bellamy au débat est une véritable régression intellectuelle.

[NdE] En relation avec cet article, on pourra lire « Jean-Jacques Rousseau et l’enfance« .

Notes

1[NdE] La liste est très longue. Je me contente de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000 et de renvoyer à la rubrique « école » du sommaire ainsi qu’aux articles signés par Jean-Michel Muglioni, Tristan Béal, Charles Coutel ou Guy Desbiens publiés sur l’actuel site et sur le site d’archives :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017) (recension sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/ ).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

2 – François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Paris, Plon, 2016 (seconde édition, avec une postface ajoutée).

3 – On les trouve déjà dans l’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Le Seuil, 1984.

4 – François-Xavier Bellamy, Éduquer avec Rousseau. Conférence à destination des parlementaires prononcée le 20 mai 2015, Éditions SOS Éducation, 2015.

5 – Les Déshérités, p. 97-98.

6 – Les Déshérités, p. 202.

7 – Les Déshérités, p. 105-106.

8 – Éduquer avec Rousseau, p. 22.

9 – Les Déshérités, p. 28.

10 – Les Déshérités, p. 35-36.

11 – Les Déshérités, p. 39-40.

12 – Voir sur ce point la lettre à Mersenne du 11 novembre 1640 (Œuvres de Descartes, édition Adam et Tannery mise à jour par Joseph Beaude et Pierre Costabel, Paris, Vrin, 1996, volume III, p. 233. ; Œuvres, Gallimard-Pléiade 2024, vol. I, p. 1046). Voir aussi à Mersenne, 31 décembre 1640, AT III p. 250-260 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p.1063.

13 – René Descartes, Discours de la Méthode, sixième partie, AT IX, p. 72-75 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p. 322.

14 – Dans Éduquer avec Rousseau, M. Bellamy déclare que le Genevois « est par exemple à l’origine de cette réforme du collège pour 2016 », en raison de son influence, directe ou indirecte, dans les esprits (p. 7).

15 – Éduquer avec Rousseau, p. 19-20.

16 – Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p. 63.

17 – Émile, p. 65.

18 – Les Déshérités, p. 79.

19 – Éduquer avec Rousseau, p. 28-29.

20 – Éduquer avec Rousseau, p. 27.

21 – Éduquer avec Rousseau, p. 28.

22 – Émile, p. 301. Ce portrait figurant de toute façon à la fin du troisième livre d’un ouvrage qui en compte cinq, on ne comprend pas comment M. Bellamy a pu croire qu’il s’agissait là de la fin de l’éducation du personnage.

23 – Les Déshérités, p. 101.

24 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 19.

25 – La Reproduction, p. 22.

26 – La Reproduction, p. 23.

27 – Les Déshérités, p. 97.

28 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 86-87 (note de bas de page).

29 – Par exemple chez Catherine Baker, dans Insoumission à l’école obligatoire, 1985, « Contre la très manifeste injustice de l’école » URL https://fr.wikisource.org/wiki/Insoumission_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9cole_obligatoire/3, consulté le 3 janvier 2025.

30 – Voir par exemple Clémence Perronnet, La bosse des maths n’existe pas. Rétablir l’égalité des chances dans les matières scientifiques, Paris, Éditions Autrement, 2021. Sans nous prononcer sur la pertinence des thèses soutenues dans ce livre, faisons simplement remarquer qu’il se donne pour objectif de lutter contre les mécanismes qui peuvent pousser les enfants des classes populaires à s’exclure de la culture savante, et non de disqualifier le projet même de transmettre cette dernière.

31 – Les Déshérités, p. 100-101.

32 – La Reproduction, p. 160.

33 – La Reproduction, p. 162-163.

34 – Les Déshérités, p. 106.

4 thoughts on “L’urgence de transmettre… des contresens ?

  1. Royer

    Je ne me hasarde pas à parler de Descartes et de Rousseau.
    Mais, dispenser Pierre Bourdieu de sa responsabilité dans l’évolution récente de l’école, c’est un peu fort !
    Pour s’en tenir à une citation que monsieur Straehli fait lui-même : « seul un système scolaire servant un autre système de fonctions externes et, corrélativement, un autre état du rapport de force entre les classes, pourrait rendre possible une telle action pédagogique. » Autrement dit, en français vulgaire : tant que le système scolaire n’a pas changé la politique qu’il sert, il ne peut pas prétendre qu’il œuvre pour les défavorisés. Et seule la lutte des classes peut réaliser ce préalable.
    Si ce n’est pas là un propos de nature à décourager les jeunes professeurs, qu’est-ce qu’il vous faut ?

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    1. Benjamin Straehli Auteur de l’article

      Merci pour votre commentaire et pour la question que vous soulevez. Ma réponse sera un peu longue, car il me faut distinguer plusieurs points.
      Tout d’abord, l’objectif de mon article n’est pas exactement d’exonérer Bourdieu de toute responsabilité dans l’état actuel de l’école, mais de critiquer la façon dont François-Xavier Bellamy prétend établir cette responsabilité. Pour discerner vraiment si Bourdieu doit être accusé d’avoir causé tout ou partie des maux actuels de l’école, il faudrait procéder à un examen critique de ses thèses (ce que je ne fais pas), puis mener une enquête historique ou sociologique de leur réception et de leur éventuelle influence dans les réformes, programmes, etc., en plus de celle qu’elles peuvent avoir dans la conscience des professeurs (enquête à laquelle je ne procède pas davantage).
      L’argument principal de M. Bellamy consiste à attribuer à Bourdieu une condamnation de toute transmission de la culture savante. Je critique cet argument en montrant qu’il ne correspond pas à ce qui se trouve effectivement dans les ouvrages de Bourdieu et Passeron. Je me suis moins attardé sur son affirmation selon laquelle leurs analyses seraient décourageantes pour les jeunes professeurs, et qui est l’argument que vous reprenez. Cet argument me semble appeler plusieurs remarques.
      Premièrement, je doute que ce soit là un bon critère pour attribuer une responsabilité à un auteur. Après tout, il se pourrait que la vérité soit décourageante, mais il n’y aurait pas lieu d’en accuser celui qui la dirait. Il faudrait donc plutôt chercher à savoir si la phrase que vous relevez est vraie ou fausse ; je m’avoue incapable de trancher cette question.
      Deuxièmement, quelques lignes avant cette phrase, Bourdieu et Passeron admettent la possibilité de « conversions individuelles » de professeurs à la « pédagogie explicite » qu’ils appellent de leurs vœux. Selon eux, rien n’empêche donc un jeune professeur de s’efforcer, dans son propre enseignement, de mettre en œuvre une telle pédagogie, au lieu de se décourager. Mais il est évident qu’un tel effort individuel ne peut pas changer les effets de l’école dans son ensemble ; c’est pourquoi les auteurs indiquent qu’il serait miraculeux qu’une transformation du système scolaire se produise par ce biais (La Reproduction, p. 162).
      Troisièmement, si des professeurs se laissent persuader que le seul espoir pour l’école réside dans la lutte des classes, rien ne les empêche non plus de participer à cette lutte par l’action politique et syndicale. Pour juger décourageante la conclusion de Bourdieu et Passeron sur la pédagogie explicite, encore faut-il désespérer de la lutte des classes elle-même. Peut-être est-ce le sentiment dominant de nos jours, mais tel était probablement moins le cas en 1970, quand La Reproduction a été publiée.
      Certes, cette proposition des deux auteurs suppose une critique des méthodes d’enseignement en vigueur à l’époque, avec laquelle on peut très bien ne pas être d’accord (de même que l’on peut très bien ne pas être d’accord avec les propos de Descartes ou de Rousseau sur l’enfance, le savoir et l’éducation). Mais si des professeurs se découragent, je n’en attribuerai pas la responsabilité à Bourdieu et Passeron pour avoir écrit cette phrase.

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      1. Royer

        Merci de votre réponse.
        Je me permets de la résumer en deux points :
        1° Pierre Bourdieu et Hervé Passeron n’ont jamais condamné « toute transmission de la culture savante », contrairement à ce qu’affirme F.X. Bellamy.
        2° Si leurs analyses ont pu décourager des jeunes professeurs, ils n’en sont pas responsables ; on peut lire leur texte comme une incitation positive à pratiquer une autre pédagogie (« explicite »).

        1° Certes ils n’ont pas « condamné » la transmission, mais ils l’ont métamorphosée. Elle était considérée comme une chance pour un enfant des classes populaires ; ils l’ont dépeinte au contraire comme un outil des classes dominantes pour maintenir leur domination. Ce n’est pas une condamnation à proprement parler ; mais, sous la plume de sociologues de gauche ( qui se réclamaient comme militants), cela y ressemble fort.

        2° L’appareil de l’Éducation Nationale, conseillé par les sociologues de l’éducation, qui eux-mêmes se sont référés constamment à Pierre Bourdieu, a réformé profondément les méthodes d’enseignement. En particulier, la pédagogie « explicite », à laquelle vous faites allusion, a été de plus en plus mise en œuvre : la doctrine de l’institution a pesé dans le même sens que l’incitation directe de Bourdieu et Passeron aux professeurs.
        Les résultats sont là.
        Faut-il considérer que ces résultats n’ont aucun rapport avec les règles et méthodes de l’enseignement, et doivent être entièrement attribués à des causes toutes différentes ? Ce serait exonérer à bon marché les pratiques pédagogiques. Bien sûr, on ne peut rien prouver. Mais il me semble pour le moins raisonnable de penser que cette chaine « analyse sociologique – réforme de la pédagogie – résultats » établit au moins une part de responsabilité des deux auteurs dans la situation actuelle de la transmission des savoirs.

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        1. Benjamin Straehli Auteur de l’article

          Concernant le premier point, il me semble inexact de dire que c’est la transmission elle-même que Bourdieu et Passeron auraient dépeinte comme un outil de domination. Malgré toutes les connotations déplaisantes des expressions « arbitraire culturel » et « violence symbolique », la culture savante ne pourrait guère servir la domination des classes favorisées si la transmission réussissait pleinement (en quoi une certaine culture permettrait-elle à une classe d’en dominer une autre, si l’école en donnait, à toutes deux, une maîtrise égale ?). Ce qui, selon leurs ouvrages, permet de perpétuer la domination, c’est la sélection des élèves en fonction d’une culture que l’école ne transmettrait pas vraiment, mais qui serait principalement acquise par imprégnation dans son milieu social d’origine. L’illusion que l’école transmet cette culture permettrait de faire croire aux dominés que leur position inférieure est justifiée par leur échec scolaire.
          Concernant le second point, je sais que la référence à Bourdieu est très présente au sein de l’institution, mais je me suis toujours demandé ce qui, dans les décisions réellement prises, pouvait bien être considéré comme l’application de ses thèses. Vous dites que la pédagogie explicite a effectivement été de plus en plus appliquée. Je serais très intéressé si vous vouliez développer ce point : quelles réformes, quels programmes, quelles consignes de l’institution aux professeurs, faut-il considérer comme relevant bien de la « pédagogie explicite » ?
          Je ne connais pas assez, je l’avoue, l’histoire des pratiques pédagogiques des cinquante dernières années pour discuter précisément de cela. Dans ma propre expérience de l’enseignement de la philosophie en lycée, j’ai plutôt eu le sentiment que l’institution ne se souciait guère des conséquences pratiques que l’on pourrait tirer des ouvrages de Bourdieu et Passeron. Pour ne donner qu’un exemple, dès les Héritiers, ils dénoncent la tendance à négliger les exercices, seul moyen de faire réellement progresser ceux qui n’ont pas assez de familiarité avec la culture scolaire pour savoir imiter le professeur le jour de l’examen. Certes, leur propos porte alors sur l’université, mais il me paraît raisonnable de penser qu’au lycée aussi, l’institution devrait veiller particulièrement à ce que les élèves s’exercent. Or, depuis vingt ans que j’enseigne, elle se montre fort indifférente à cela : rien dans l’organisation de l’année, dans les volumes horaires, dans les moyens de surveillance alloués aux établissements, n’est prévu pour faciliter l’organisation de devoirs ; les professeurs sont censés, on ne sait comment, trouver moyen d’exercer les élèves à l’écrit et à l’oral pendant les heures de cours où il leur faut déjà enseigner un programme très chargé. Et face aux problèmes que posent les exercices en temps libre (à savoir la possibilité pour les élèves de les faire faire par quelqu’un d’autre, par l’intelligence artificielle, ou de recopier un modèle tout fait), la seule réponse semble être de faire comme si ces problèmes n’existaient pas (discours tenu un jour par un inspecteur : « Ce n’est pas grave si un élève a recopié un devoir tout fait sur internet ; être allé chercher ce modèle en ligne est déjà un travail que l’on peut valoriser… » ; je ne sais pas ce que Bourdieu aurait pensé de cet argument, mais je n’aurais pas songé à le déduire de ses ouvrages).
          Tout cela pour dire que, si se référer à Bourdieu est effectivement devenu banal au sein de l’institution, je ne sais vraiment pas ce qui, dans les pratiques pédagogiques réelles, doit être considéré comme une application de ses idées ; je connais trop peu la pratique des autres disciplines et des autres degrés pour en juger. Si vous précisiez quelles pratiques sont bel et bien une telle application, et ce qui rend probable que ce soient bien elles qui causent les mauvais résultats que l’on observe, cela m’intéresserait beaucoup.

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