Osons transmettre !

L’argument présentant le colloque « Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture » tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 se termine par un appel à la « construction, chez les élèves et les étudiants, des repères culturels et fondamentaux »1. Cela caractérise non seulement une fonction fondamentale de l’école et de l’université, mais aussi et plus largement le geste sans lequel aucune civilisation ne peut se déployer ni grandir. Reprenant son intervention lors du colloque, Charles Coutel réfléchit sur ce geste de transmission, sur le désir de transmettre et sur celui d’admirer en s’aidant d’un chef-d’œuvre à portée allégorique : le groupe sculptural Enée, Anchise et Ascagne du Bernin2.

« Il est également légitime, actuellement, de penser que la meilleure façon de servir la république
est de redonner force et tenue au langage »
Francis Ponge

À côté de la nécessaire critique de l’obscurantisme qui paraît gagner certaines parties de l’université, notre colloque, soucieux de reconstruire et donc de réinstituer, insiste sur la dimension de la transmission : « Il s’agit avant tout de favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des repères culturels fondamentaux ». Une construction, éclairée par le désir de transmettre, permet d’allier la modestie et le désir de durer, tout en grandissant. Autant de vertus que les gardes rouges du wokisme ignorent. Cette ambition requiert des distinctions conceptuelles et sémantiques préalables : bien distinguer la transmission et la communication, la recherche et la propagande ou encore l’enseignement et l’inculcation.

Ce désir de transmettre se heurte, il est vrai, à l’existence d’un véritable fossé générationnel confirmé par les analyses récentes de Frédéric Dabi et de Stewart Chau (La Fracture, Les Arènes, 2021). On lit à la page 66 de cet ouvrage que pour les jeunes de la tranche d’âge 18-35 ans, en réponse à la question « Quels sont les handicaps de la France ? », ils répondent : pour 44 %, la crainte du chômage, mais tout de suite après, pour 36 %, l’affaiblissement de l’école et du système éducatif, puis les questions de la dette, de l’immigration ou encore la menace terroriste. Dont acte3.

Ces constats initiaux permettent d’insister sur l’importance de la transmission. Transmettre est donc une urgence pour l’École et l’Université, mais nous n’hésitons pas à dire que la transmission est un processus complexe et exigeant qui, problématisé, pourrait justifier notre volonté de reconstruire.

Transmettre n’est pas communiquer

Beaucoup d’esprits, trop peu instruits et trop peu cultivés, semblent confondre communiquer et transmettre4. Pour reprendre une formule concise de Régis Debray dans son ouvrage Les enjeux et les moyens de la transmission (1998), « La transmission est un transport qui transforme ». La communication se déploie dans l’espace, sur le mode de l’immédiateté, tandis que la transmission requiert une dimension temporelle et donc le temps long de l’étude. Mieux, si transmettre c’est accepter de se transformer, c’est aussi un appel à un retour sur soi pour savoir qui on est et ce qu’on doit transmettre. C’est cette modestie et cette patience que l’on retrouve quand nous parlons de conservatoire de musique, de conservateur de bibliothèque ou de musée ou enfin de conservation de manuscrits.

Notre remarque initiale se confirme : la construction des repères culturels fondamentaux requiert une philosophie raisonnée de la transmission. Comme le confirme le sondage cité précédemment, une grande partie de notre jeunesse est comme désœuvrée, à tous les sens du terme : à la recherche d’une reconnaissance économique et sociale par le travail , mais aussi, trop souvent tenue éloignée des œuvres de la culture humaniste universelle. Comment comprendre autrement les actes de vandalisme contre les œuvres d’art, les statues, qui ont récemment défrayé la chronique : barbarie, ignorance, inculture, tout se tient.

Cette perte de repères culturels ne date pas des récentes crises sanitaires voire sociales ; nous faisons l’hypothèse que l’inculture de masse procède d’une volonté politique datant des années 1970 qui, réforme Haby oblige, a fait des institutions scolaire et universitaire des lieux de socialisation, prétendument professionnalisante, et non d’émancipation individuelle et collective par les savoirs, les techniques et les arts, au service de notre République. Le désolant « vivre-ensemble » est un des effets à long terme de ce quasi-refus d’instruire et de cultiver les citoyens. Pour ne pas connaître un nouveau mai 68, les élites orléanistes, autoproclamées et technocratisées, ont privé la jeunesse des mots et des chefs-d’œuvre qui permettent de dire et de penser la résistance au monde tel qu’il va5. C’est cette amnésie programmée que notre colloque conteste et combat. Redécouvrir les chefs-d’œuvre de l’humanité et la richesse de la langue soutient et nourrit cet esprit de résistance et de reconstruction.

Un détour par Pierre Legendre

Dans une contribution au volume collectif De la limite (2005, Parenthèses Éditions), Pierre Legendre avertissait : « Nous traversons une période d’obscurantisme militant ». Dans d’autres travaux, ce constat est mis en relation avec la crise de l’ancestralité. Dès 2001, dans son ouvrage De la Société comme texte (Fayard, p. 235), le philosophe a cette formule troublante : « la mondialisation pose la question de l’ancestralité ». Dans son esprit, l’ancestralité rejoint les idées de transmission, de savoir et d’enseignement. Dans ce contexte mondialiste, l’amnésie communicationnelle ne peut que marginaliser l’exigence de transmission. Mais alors, que faire quand il faut à la fois réagir vite et prendre le temps de la réflexion et du débat ? C’est la question qu’il nous arrive parfois de nous poser : que devons-nous d’abord préserver et sauver quand il y a un incendie ? On sait que c’est cette interrogation qui clôt l’ouvrage d’Umberto Eco, Le Nom de la rose : sauver les textes d’Aristote ! Ces références nous permettent de revenir à nouveaux frais sur nos constats initiaux.

Une allégorie de la transmission : Énée et Anchise du Bernin

Pour répondre non fanatiquement aux fanatiques et ouvrir l’avenir, nous pouvons, pour nous-mêmes et pour les jeunes, nous inciter à redécouvrir les chefs-d’œuvre, les monuments, les textes de notre héritage universaliste. Conserver les livres ou les brûler, ce choix est essentiel. Les grandes œuvres s’organisent bien souvent autour de la volonté courageuse de continuer à transmettre. Innover, parce que l’on est justement de fidèles héritiers6.

Prenons le temps, animés par ces interrogations, d’admirer la sculpture du Bernin, Énée et Anchise, réalisée entre 1619 et 16207  [cliquer sur la photo pour la voir en grand format].

Le Bernin : « Enée, Anchise et Ascagne »

Pour symboliser le désir de transmettre, bien des œuvres peuvent être mobilisées, mais nous choisissons cette sculpture car elle nous permet d’inscrire la complexité de toute transmission dans l’espace singulier de l’œuvre. L’épisode évoqué par cette sculpture renvoie à l’Énéide de Virgile8, lui-même admirateur d’Homère. Énée fuit la ville de Troie en flammes. Il entend sauver l’essentiel. Il s’assure que son épouse et son fils Ascagne sont sains et saufs et ne sont pas loin ; il tient à bout de bras son père, Anchise, paralysé. Anchise, lui aussi soucieux de sauver l’essentiel, tient et protège un petit autel des dieux Lares. Rappelons également qu’Ascagne a la responsabilité de porter et de préserver la flamme du foyer. Qu’on se rassure, ce chef-d’œuvre présent dans la villa Borghèse de Rome est sous très bonne garde ! Même si cette œuvre est d’un seul tenant, on peut y distinguer quatre niveaux d’interprétation.

Les différents niveaux d’une herméneutique de la transmission

Le premier niveau insiste sur l’importance et la responsabilité d’Ascagne, à qui l’on n’hésite pas à confier la protection et l’entretien du foyer. Pas de transmission sans le respect des enfants, qu’il s’agit d’instruire et d’éduquer. Notre régression jeuniste actuelle est aux antipodes de cette composante initiale ; c’est pourquoi nous utilisons de plus en plus le mot jeune et de moins en moins le terme enfant, qui en latin renvoie pourtant à la nécessité de bien nommer et d’apprendre à parler comme on devrait parler. La leçon est claire : c’est le plus jeune qui a la charge de ce qu’il faut préserver à long terme.

Le deuxième niveau implique l’effort déployé par Énée, le plus vigoureux, qui porte son père sur ses épaules : piété filiale reconnaissante. Toute transmission ne passe-t-elle pas par le fait d’accepter d’avoir des enfants, des parents mais aussi des étudiants à sa charge (prenons au sérieux l’expression chargé de cours) ? La leçon nouvelle est claire : on ne peut aller de l’avant si on ignore les savoirs et la culture hérités. On sait malheureusement combien un certain sociologisme, heureusement finissant, s’est plu à pervertir l’expression héritage culturel. Autre leçon d’ordre éthique : c’est au moment où on risque de la perdre que l’ancestralité formatrice montre toute son importance. C’est pourquoi notre colloque est historique.

Troisième niveau : l’importance du personnage d’Anchise, qui sait qu’il dépend de l’aide d’Énée, mais qui, à son tour, protège ce dont il a lui-même hérité : l’autel des dieux Lares.

Quatrième et dernier niveau : l’autel des dieux Lares, lui-même monument de l’ancestralité. Le plus ancien est placé le plus haut. Le flambeau d’Ascagne est destiné à se placer à côté de l’autel des dieux Lares quand celui-ci sera de nouveau en lieu sûr. Synchronie de l’œuvre d’art qui permet de penser la nécessaire diachronie de toute transmission9. Cette sculpture n’est-elle pas l’exemple des repères culturels fondamentaux dont notre jeunesse est, à son insu, privée ?

Trois leçons

En ayant en tête la complexité d’une herméneutique de la transmission, ouvrons trois perspectives qui sont la traduction pratique de nos constats initiaux. Mais soyons modestes, ces perspectives dessinent autant de tâches qui supposent une volonté de réinstituer l’École républicaine et l’Université publique. Ces tâches sont difficiles, mais exaltantes, car elles nous permettraient enfin de sortir du renoncement orléaniste qui date des années 1970.

Première tâche : se concentrer sur la nécessité de la nomination, en réaffirmant la toute-puissance émancipatrice de la normativité de la langue. Un repère culturel devient fondamental quand il est nommé avec clarté et pertinence. Toute reconstruction implique de bons matériaux, de bons outils, mais aussi de bons ouvriers et de bons architectes. Prenons au sérieux l’avertissement de Francis Ponge en 1951 : « Il est également légitime, actuellement, de penser que la meilleure façon de servir la république est de redonner force et tenue au langage »10. On le sent bien aujourd’hui, le lexique républicain rationaliste et humaniste est à reconstituer presque en totalité.

Deuxième tâche : redonner force et vigueur à l’argumentation rationnelle qui caractérise la démarche scientifique. Enseigner et chercher ne sont pas des activités militantes et nos étudiants ne sont pas des cobayes. Sachons rétablir la noblesse des controverses au sein desquelles les problèmes sont posés et débattus. Sur ce point, la méthodologie poppérienne de la falsifiabilité est à remettre en place, notamment dans le domaine des sciences sociales et dans les instances d’évaluation. Un laboratoire ou un centre de recherche ne sont pas des chapelles ! L’incantation n’est pas une démonstration. Toute intimidation est à proscrire.

Troisième tâche, que nous indiquent les grandes œuvres comme celle du Bernin : toute transmission saura allier la modestie devant la richesse d’un héritage avec le désir d’admirer. Dis-moi ce que tu admires…

La transmission est une école de modestie et de curiosité mais c’est pour mieux nous proposer une expérience de l’admirable. L’admiration répète l’original, elle s’en inspire en innovant, dans le souci de grandir ensemble11.

Quelques conclusions

Il est donc possible de formuler et de dépasser la nature paradoxale de la transmission qui veut que la véritable originalité emprunte les chemins de l’étude. Il se pourrait même que pour innover il faille accepter modestement de continuer. N’est-ce pas aussi une des leçons possibles de la contemplation de l’œuvre du Bernin ? Sachons enfin nous souvenir des deux avertissements solennels que lancent ces deux génies de la transmission que sont Flaubert et Primo Levi. Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, montre les ravages que causent ses deux personnages qui, prenant en otage deux enfants, s’improvisent instituteurs sans rien connaître de ce qu’ils prétendent enseigner. Au point que, dans une « séance de botanique », Flaubert a cette formule : « Ils inventèrent des noms de fleurs plutôt que de perdre leur prestige ». Songeons, d’autre part, à ces pages du chapitre 11 de Si c’est un homme où Primo Levi déclare qu’il aurait donné sa soupe pour pouvoir retrouver un vers de Dante, autre admirateur de Virgile, qu’il tenait à tout prix à transmettre à Pikolo, son jeune compagnon de misère à Auschwitz, désireux d’apprendre l’italien. Là encore, dans l’urgence absolue : transmettre un chef-d’œuvre, pour grandir ensemble et conserver l’estime de soi.

Notes

1 – [NdE] Colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et par le Comité Laïcité République. On peut lire l’argument sur le site : https://decolonialisme.fr/?p=6333

2 – [NdE] Le texte qui suit est une version écrite de l’intervention de C. Coutel au colloque. On peut écouter l’intervention sur cette page du site de l’Observatoire (table ronde 10) https://decolonialisme.fr/?p=6517 .
Gian Lorenzo Bernini dit le Bernin, Enée, Anchise et Ascagne, (1618-1620), Rome Galerie Borghèse https://it.borghese.gallery/collezione/scultura/enea-anchise-e-ascanio.html

3 – Nous avons commenté ces chiffres lors du récent colloque sur l’universalisme organisé par le Comité Laïcité République à Nantes.

4 – Cette première confusion se double d’une autre, que nous ne pouvons étudier ici : la confusion entre patrimoine et mémoire.

5 – L’orléanisme est ici utilisé au sens de Charles Péguy : processus par lequel une branche cadette, ayant pris le pouvoir sur la branche aînée, se justifie en réorganisant à son profit la mémoire et les mots, instituant une véritable amnésie d’État. Pour Péguy, depuis le début du XXe siècle, les religions, voire la République, se sont orléanisées.

6 – Nous renvoyons, sans pouvoir le développer ici, au concept de secondarité culturelle chez le philosophe Rémi Brague ; voir La Voie romaine, Folio, 1999.

8 – Virgile, Énéide, Livre 2 : récit par Énée de la chute de Troie.

9 – Nous posons le cadre philosophique, mais potentiellement institutionnel, d’une formation des maîtres réellement au service de la transmission.

10 – Voir le texte de Ponge intitulé Pour un Malherbe, La Pléiade, p. 15. Nous nous permettons de renvoyer aux pages 94 et 95 de notre ouvrage Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, L’Harmattan, 2021. La maîtrise de la langue écrite et orale doit être assurée avant l’entrée au collège, mais le présupposé essentiel est bien la maîtrise parfaite de la langue par tous ceux à qui on confie un enseignement.

11 – Le philosophe Jean Nabert complète cette expérience éthique et esthétique de l’admirable par une philosophie spirituelle de la vénération par laquelle, expérimentant les figures transcendantales de l’hospitalité, nous laissons l’admirable transformer toute notre personne. On lira, de Jean Nabert, ses Éléments pour une éthique, Aubier, 1971, p. 218.

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