L’ouvrage posthume de Pierre Hayat – décédé début 2025 – Qu’est-il arrivé à la laïcité ? Propositions philosophiques et pédagogiques (Kimé, 2025) s’inscrit dans la lignée de ses précédents livres, souvent consacrés à la laïcité et fort utiles à la compréhension du concept. Dans cet ultime volume, l’auteur propose une série de textes inédits et d’autres publiés depuis le début du siècle –« tous réfractaires au simplisme »- qui composent un ensemble touchant à la philosophie et à la pédagogie. En cette période d’instrumentalisation de la laïcité, le travail de Pierre Hayat paraît à point nommé pour écarter les funestes dévoiements opérés par des entrepreneurs identitaires de droite ou de gauche, faux amis mais en vérité vrais ennemis de ce principe.
Sommaire
Une laïcité combative appuyée sur des références philosophiques
En ouverture de son propos, Pierre Hayat s’attache à cerner la laïcité pour en livrer une définition en répudiant efficacement ceux qui voudraient d’une part la restreindre à la loi de 1905 et d’autre part la cantonner à sa seule dimension juridique. Il pose les trois piliers fondateurs du concept – liberté, égalité, rationalité – en convoquant pour le premier d’entre eux le combat de Sébastien Castellion contre l’intolérance calviniste. L’auteur rappelle ensuite qu’avant la séparation des Églises d’avec l’État, il y eut celle entre l’École et l’Église un quart de siècle auparavant, donnant à la laïcité une portée plus ample, au regard notamment du rôle assigné à l’école par la République. En outre, « si la laïcité trouve en France une traduction juridique dans le principe d’un pouvoir politique délié de légitimation religieuse, sa langue d’origine n’est pas juridique mais politique ».
Contre ceux qui voudraient la borner à une incantation mièvre à ce vivre-ensemble qui parsème tant de discours publics, Pierre Hayat le souligne avec netteté :
« Trop souvent, on craint aujourd’hui d’assumer une laïcité combative. Pourtant, elle s’expose philosophiquement comme un principe irréductible de résistance à la domination et en conséquence comme un principe d’émancipation. Elle s’est manifestée dans l’histoire et continue de le faire aujourd’hui comme un combat contre l’oppression de la conscience et pour le droit à vivre dans la paix et la sécurité […]. Le combat pour la liberté de conscience est le fond intellectuel et moral de la laïcité ».
Pierre Hayat livre aussi d’utiles développements à la réduction, souvent opérée pour définir la laïcité, consistant à affirmer qu’elle permet de croire ou de ne pas croire. Pour l’auteur en effet, la laïcité dépasse de très loin le seul champ de la croyance versus l’incroyance. En invitant à l’émancipation, elle s’adresse à la conscience des individus en postulant leur capacité à embrasser des domaines de l’esprit qui ne se cantonnent pas à l’alternative entre la foi religieuse ou son absence. Après Castellion, l’auteur invite à s’imprégner de la pensée de Spinoza, en particulier son Traité théologico-politique :
« La laïcité contemporaine a des ambitions plus hautes que la seule séparation juridique du temporel et du spirituel. Elle suppose que la société humaine est l’œuvre inachevée des hommes – qu’elle a de ce fait une vocation spirituelle. Internationaliste et universaliste, la laïcité veut la justice par la démocratie et l’émancipation par la raison. Spinoza est notre contemporain ».
Puisant notamment dans la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, Pierre Hayat insiste par ailleurs sur le troisième terme de la devise républicaine :
« La laïcité exprime une volonté de liberté, d’égalité et de fraternité qui conteste une vision totalitaire du politique […]. La fraternité est indispensable au principe de laïcité. Elle conforte l’humanisme universaliste qui l’irrigue. Elle contribue à faire valoir le combat politique comme une pratique d’émancipation collective ».
L’auteur se réfère également à la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui proclame l’égalité en dignité et en droits de tous les hommes mais qui affirme parallèlement l’obligation pour eux « d’agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Rédigée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, dans la Déclaration, « ce n’est pas seulement la barbarie active qui se trouve implicitement dénoncée mais la passivité, la lâcheté et l’indifférence devant ce qui apparut inacceptable ».
Désécularisation réactionnaire
Même si la dimension historique n’est pas saillante dans l’ouvrage de Pierre Hayat, il note que la séparation opérée en 1905 fut « l’acte souverain de la République qui affirme les prérogatives et les obligations de l’État et non un contrat passé entre des puissances semblables ». La loi de 1905 fut tout sauf une loi de « compromis », comme cela est répété à l’envi contre toute réalité historique. La République dut imposer à l’Église catholique ce nouveau régime, qui mettait fin à la confusion entre les pouvoirs temporel et spirituel résultant du concordat napoléonien. « La laïcité est une doctrine de la distinction de la société civile et de l’État à laquelle aucune religion n’est spontanément disposée à adhérer », observe Pierre Hayat. Elle est d’autant mieux appliquée que les tenants de la laïcité sont conscients du rapport de force qu’ils doivent constamment établir avec des forces religieuses soucieuses d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, aux croyants mais aussi aux non-croyants. « La laïcité a historiquement progressé lorsque, sous des formes diverses, une volonté politique s’est trouvée en adéquation avec la société. Il lui appartient aujourd’hui d’intervenir aux interstices de l’action politique républicaine et des mouvements sociaux émancipateurs », remarque Pierre Hayat, qui fut un militant ardemment engagé dans le mouvement laïque.
Dans cet ouvrage, l’auteur interroge aussi le vaste mouvement de désécularisation opéré depuis quelques décennies et que certains ont pu décrire, en se focalisant sur la pratique religieuse catholique supposément en déclin, – ce qui reste à prouver – comme une « nouvelle sécularisation ». Laïcité n’équivaut pas à sécularisation, comme une certaine vulgate le prétend, car si la seconde « peut s’accommoder de l’irrationalité sectaire et intégriste, la laïcité s’appuie sur une rationalité critique, éthique et politique ». Pierre Hayat prévient :
« Sous couvert de sécularisation, les religions parviennent aujourd’hui à accentuer leur pression sur l’ensemble de la société. Dans le même temps, se juxtaposent des formes de socialité repliées sur elles-mêmes qui investissent et instrumentalisent l’espace public. De même que le vendeur s’autorise à matraquer le consommateur-cible, le conformiste religieux multiplie les pressions sur les lieux culturels, les écoles, les hôpitaux, les tribunaux ou les centres commerciaux. Les communautarismes religieux entrent ainsi en consonance avec l’individualisme consumériste qui réclame des ‘droits pour soi’ et fait part bruyamment à tous de ‘ses choix‘ au mépris de l’intérêt général ».
Face à cette évolution, il y a nécessité de poursuivre le combat laïque pour endiguer « une prégnance plus forte de la religion sur les habitudes, les mentalités et les institutions ainsi qu’une accoutumance de la société aux prescriptions et aux prétentions les plus rétrogrades de certains groupes religieux. La laïcité est directement menacée par cette évolution culturelle. Résultat de combats politiques et idéologiques, l’édifice juridique de la laïcité française n’est pas un acquis définitif », observe Pierre Hayat, qui enjoint à l’action : « Il revient à la laïcité de relever le défi de l’actuelle tendance réactionnaire à la désécularisation ».
Haine de l’universel
Dans la logique de cet appel à la résistance, Pierre Hayat estime qu’il revient à la laïcité de combattre « la régression communautariste qui enferme l’individu dans un marquage identitaire, qui conduit au mieux à une paix armée entre des entités collectives figées sur elles-mêmes ». Il lie aussi le combat laïque à la lutte contre le racisme, lequel « est absolument incompatible avec l’humanisme universaliste et l’individualisme émancipateur qui fondent la pensée laïque. Mais aujourd’hui, l’antiracisme est dévoyé par le communautarisme, qui capitule devant des idéologies oppressives et obscurantistes au prétexte de l’égale dignité de toute culture et par haine de l’universel ».
Ce livre contient des propositions philosophiques, on l’a vu, mais il en formule aussi de nombreuses concernant la pédagogie. L’auteur s’attarde ainsi sur la loi du 15 mars 2004 proscrivant les signes religieux à l’école publique. Il convoque opportunément les circulaires édictées par Jean Zay à l’époque du Front populaire et rappelle comment l’affaire de Creil, en 1989, s’est inscrite dans un contexte découlant de la loi d’orientation Jospin du 10 juillet 1989, laquelle a « bouleversé l’état juridique relatif à la question du droit d’expression des élèves en matière religieuse en reconnaissant expressément aux élèves la ‘liberté d’expression’ ». La loi étant supérieure aux circulaires, la référence aux précieux textes de Jean Zay ne pouvait plus dès lors être mobilisée face aux opérations destinées à tester l’école publique dans sa résistance à ces offensives, et notamment la quasi-première, au collège de Creil (Oise), à la rentrée 1989. On se rappelle comment le roi du Maroc avait finalement éteint provisoirement l’incendie en question, qui connut pour autant de nombreuses répliques durant les quinze années suivantes. Pierre Hayat retrace ici cette période qui mènera à l’adoption de la loi du 15 mars 2004, une loi « qui n’aurait pas vu le jour sans les interventions d’intellectuels, d’associations laïques et féministes ». Dans la première catégorie, l’auteur souligne l’impact de l’appel contre le Munich de l’école signé par cinq d’entre eux, dont Élisabeth Badinter et Catherine Kintzler. Adoptée très largement par les parlementaires en 2004, cette loi est contestée depuis par des courants d’extrême gauche qui lui reprochent de limiter l’expression religieuse des élèves, se faisant ainsi les relais zélés des prédicateurs islamistes. Souvent présentée en opposition à la loi de 1905, qui selon eux ne serait en rien directive ni contraignante, l’auteur cite à raison l’article 31 de la loi de Séparation, curieusement jamais appliqué alors qu’il répond à de fréquentes situations contemporaines :
« Sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende qui, soit par des menaces contre un individu soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune l’auront déterminé à exercer ou s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle etc. »
À juste titre aussi, Pierre Hayat mentionne la Charte de la laïcité à l’école qui, dans son préambule, affirme que « la Nation confie à l’école la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République » selon une formule d’ailleurs édulcorée par rapport au Code de l’éducation, pour qui cette mission est « première ». L’école publique conserve ainsi le rôle que lui assignait jadis Ferdinand Buisson – sur lequel Pierre Hayat a également écrit- : « Le premier devoir d’une République, c’est de faire des républicains ». Dans le chapitre consacré à la pédagogie de la laïcité, l’auteur insiste : « L’école offre aux élèves qui la fréquentent un lieu privilégié où la liberté d’examen peut se construire. En contrepartie, elle demande à ne pas se figer de manière démonstrative dans une identité d’appartenance ». Si tant est qu’on applique ces prescriptions, l’école est ainsi le lieu par excellence de l’apprentissage de la citoyenneté.
Pierre Hayat, Qu’est-il arrivé à la laïcité ? Propositions philosophiques et pédagogiques, Paris, Kimé, 2025.
Chaque être en devenir ne doit pas être laisser sans ressources pédagogiques pour s’émanciper en tant qu’individu. Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que nous pensions pour acquise la transmission à la citoyenneté.
Lire l’oeuvre posthume de Pierre Hayat donne matière à une agora.
La Laïcité est une composition de touches élevant la raison.
Elle s’imprègne à travers l’évolution des hommes dans tout ce qu’il crée de nouveau.
J’ai parfois qu’on a oublié qu’elle est protectrice de nos dérives et nos retranchements.
Elle est une mélodie qui n’a de cesse d’élever les esprits à travers les âges de la vie.
On pourrait l’écrire à tous les sujets de la vie.