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« Déraison des raisons.. » de Sabine Prokhoris, lu par Jeanne Favret-Saada

Au moment où s’engagent les batailles publiques pour ou contre la prochaine loi bio-éthique, Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste, publie un essai brillant Déraison des raisons. Les juges face aux nouvelles familles, préfacé par Élisabeth Badinter et illustré par Florence Cestac (Paris, PUF, 2018)1. Cet ouvrage devrait alimenter notre réflexion sur la gestation pour autrui et la procréation médicalement assistée. Jeanne Favret-Saada a bien voulu en faire l’analyse pour Mezetulle.

On sait que le gouvernement souhaite maintenir l’interdiction de la GPA et qu’il veut étendre à toutes les femmes, y compris les couples lesbiens, le bénéfice de la PMA. Ceux parmi nous qui lisent les promesses des candidats aux élections présidentielles se souviennent aussi qu’Emmanuel Macron s’était engagé à régulariser l’état civil des enfants nés à l’étranger par GPA2. L’ouvrage de Prokhoris permet peut-être de comprendre pourquoi cette promesse de campagne paraît aujourd’hui oubliée : sa réalisation supposerait d’une part une remise en cause de certaines pratiques tenues pour correctes dans les prétoires, et d’autre part un remaniement des principes du droit familial – voire la réécriture de certaines lois – afin d’éliminer toute confusion entre les registres du biologique et du juridique.

Déraison des raisons m’a vivement intéressée pour son exposition de quatre affaires judiciaires très récentes, à l’occasion desquelles on peut voir des juges de la famille au travail s’efforçant de dire le droit dans des situations hors-normes légales : en reformulant ces cas dans mes propres termes, j’espère pouvoir montrer combien ils nous donnent à penser3.

Rappelons au préalable la révolution silencieuse conduite, depuis les années 1990, par quelques milliers de jeunes gens que la législation française empêchait de fonder une famille, et qui ne se sont pas résignés devant cette impossibilité : des homosexuels pour la plupart, mais aussi des hétérosexuels, épouses infécondes interdites de GPA ou femmes célibataires interdites de PMA. Chacun pour soi, ou grâce à des associations, à l’occasion d’une émigration professionnelle ou d’un voyage organisé à cet effet, ils sont allés enfanter dans d’autres États, voisins de la France par la géographie (la Belgique) ou la culture (des États nord-américains), qui avaient déjà rendu ces techniques de procréation accessibles à toutes et tous. Les problèmes sérieux se sont posés après le retour au pays natal, quand il s’est agi de transcrire les actes de naissance des enfants dans l’état civil français, et donc de faire reconnaître le statut parental du parent non biologique, dit parent d’intention4. Les jeunes insurgés de l’ordre familial français ont alors dû présenter leur demande aux tribunaux, et l’essai de Prokhoris fait de nous les témoins des tentatives des magistrats pour construire, l’une après l’autre, leurs raisons et déraisons judiciaires.

La parturiente consacrée

Tout d’abord, Prokhoris expose deux affaires dans lesquelles un couple a eu recours à une gestation pour autrui à l’étranger. À son retour, il s’est heurté au refus du magistrat français de reconnaître le parent d’intention, au nom d’un principe fondamental du droit français de la filiation selon lequel la mère est nécessairement celle qui accouche5.

1. Georges et Paul, pacsés depuis 2004 et désireux d’avoir un enfant, vont en Californie, où ils passent avec Annie une convention de gestation pour autrui6. Lucien naît en 2006, et son acte de naissance américain le déclare issu de la parturiente et de Georges, son père biologique, le donneur de spermatozoïdes. Après le vote de la loi Taubira en 2013, les deux hommes rentrent en France, où ils se marient. Ainsi que la nouvelle loi le permet, Paul, le père d’intention, demande alors au tribunal de grande instance de Dijon l’autorisation d’adopter l’enfant, afin de partager l’autorité parentale avec le père biologique. Du fait que la parturiente a été inscrite sur l’acte de naissance, Paul n’a demandé qu’une adoption simple, qui n’efface pas le lien maternel mais vient s’y ajouter. Or il se heurte au refus du TGI, au motif surtout que le consentement de la mère porteuse n’est pas évident, malgré un certificat dans ce sens. Le père d’intention s’adresse alors à la cour d’appel de Dijon, mais elle confirme le premier jugement dans un arrêt du 24 mars 2016.

Sabine Prokhoris examine sur 15 pages la justification donnée par la cour d’appel, qui se fonde sur le raisonnement suivant : la renonciation de la mère biologique à abandonner le nouveau-né au couple masculin n’est pas valable parce que son consentement initial à l’acte de donner ses ovocytes et de porter l’enfant ne l’était déjà pas. Un passage crucial de l’arrêt dit en effet :

« Sur la portée du consentement de la mère biologique : […] Son consentement initial, dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique, prive de portée juridique son consentement ultérieur à l’adoption de l’enfant dont elle a accouché, un tel consentement ne pouvant s’entendre, sauf à représenter un détournement de la procédure d’adoption – et sachant que rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique –, que comme celui d’une mère à renoncer symboliquement et juridiquement à sa maternité et en particulier dans sa dimension subjective ou psychique. »7

L’auteur déplie avec malice et perspicacité cette phrase compacte (car il s’agit, tout de même, d’une cour d’appel chargée de rattraper les bévues judiciaires d’un premier tribunal).

Les juges reconnaissent que la parturiente californienne a consenti de manière formelle à l’adoption de l’enfant, ils ne suggèrent pas qu’elle y aurait été contrainte ou qu’elle ne serait pas adulte et saine d’esprit. Toutefois, ce consentement licite dans la forme ne vaut rien à leurs yeux pour la seule raison qu’il n’est pas celui d’une véritable « mère », qui assumerait la charge « symbolique », « subjective ou psychique » de son état – ce que démontre le simple fait qu’elle a admis de participer à une gestation pour autrui, et donc à abandonner son enfant dès la naissance.

Ainsi que Prokhoris le rappelle, l’acte de naissance de Lucien a été enregistré en Californie, une région du monde en général considérée comme civilisée, où les dimensions « subjective », « psychique », « symbolique », et « juridique » de la maternité ne sont pas précisément inconnues. Simplement, la gestation pour autrui y est légale, et donc, l’abandon d’un nouveau-né par sa mère par suite d’un contrat8. Or les juges français s’obstinent à fusionner les dimensions sociales et juridiques de la maternité avec sa dimension biologique (le fait de porter un enfant et d’en accoucher), afin de disqualifier le consentement éclairé d’Annie, et au-delà, la pratique de la gestation pour autrui. Tout à leur obsession naturaliste, les juges oublient d’ailleurs qu’il existe, en droit français, des cas où la dimension biologique de la maternité est dissociée de la parturition : ainsi dans l’accouchement sous X, où le lien de l’enfant avec la génitrice est délibérément effacé, si bien qu’elle ne figure pas dans l’acte de naissance de l’enfant ; ou encore, dans l’adoption maternelle plénière, où le nom de la femme adoptante se substitue à jamais à celui de la génitrice.

En 2017, un arrêt très remarqué de la Cour de cassation met fin à cet abus de droit perpétré par la cour d’appel de Dijon9 : le consentement de la jeune Californienne était conforme aux lois de son État, et la demande d’adoption simple de Paul est parfaitement recevable en France, par suite de la loi Taubira. Ainsi que le remarque Prokhoris, cela revient à reconnaître que « l’intérêt supérieur » du petit Lucien est bien d’être adopté par Georges et Paul, puisque les deux hommes vivent en couple stable depuis longtemps, qu’ils ont longuement mûri leur projet de parenté, et qu’ils ont élevé cet enfant depuis sa naissance10.

2. En 2010, Catherine et Alain, un couple marié dont l’épouse ne peut pas procréer, se rendent en Ukraine, où ils passent un contrat de gestation pour autrui avec Macha11. Quand, en janvier 2011, naissent deux jumelles, Camille et Sophie, l’état civil ukrainien les déclare nées du couple français, passant sous silence le rôle de la mère porteuse. De retour en France, les parents demandent la transcription des actes de naissance dans leur état civil : le TGI de Nantes la leur accorde, suivant en cela une préconisation de la Cour européenne des droits de l’homme, mais le procureur fait appel, soutenu par l’association conservatrice « Juristes pour l’enfance », qui lutte depuis peu avec une grande détermination contre la gestation pour autrui.

Le 7 mai 2016, la cour d’appel de Rennes donne raison au ministère public : elle refuse d’accorder à Catherine le bénéfice de la filiation maternelle, sous prétexte qu’elle n’est pas la parturiente. Par contre, elle reconnaît la filiation paternelle, qui ne pose pas problème en droit français : Alain a fourni ses spermatozoïdes, et il a reconnu les jumelles devant l’état civil ukrainien. Les époux se pourvoient alors devant la Cour de cassation, qui rend son arrêt en 2017, le même jour que celui concernant Georges et Paul. Or cette fois, la décision prise protège moins « l’intérêt supérieur » des petites filles, déjà âgées de cinq ans, que les principes intangibles du droit français : la substitution de Macha à Catherine dans l’acte de naissance ukrainien n’était pas admissible, puisque la mère est celle qui accouche, et que notre justice ne saurait admettre la « fiction » avancée par les requérants12.

En conséquence, Camille et Sophie, bien qu’élevées depuis toujours par le couple marié de leurs parents d’intention, auront désormais un père mais pas de mère : dans l’état présent de la jurisprudence, Catherine pourrait seulement prétendre à l’adoption simple des jumelles de son époux, ce qui d’ailleurs ne suffirait pas à lui conférer l’autorité parentale13. Il convient de lire les pages dans lesquelles Prokhoris déploie les nombreux « abracadabra » du raisonnement juridique, tel qu’il s’énonce aux deux niveaux les plus élevés de l’institution judiciaire française : la mère n’est pas la mère, mais le père est le père parce que « présumé » tel. Le principe fondateur du droit français de la filiation qui fait de la parturiente la seule mère possible assimile ainsi l’ordre juridique à celui de la biologie.

À considérer la totalité des arrêts pris ce jour-là par la Cour de cassation, elle entendait mettre fin à la question de savoir « si, dans un couple hétérosexuel, la mère d’intention, qui n’a pas accouché, [peut] être reconnue comme parent »14. La réponse, négative, est justifiée ainsi dans le communiqué de presse de la Cour :

«L’article 47 du code civil ne permet de transcrire à l’état civil français que ceux des actes étrangers dont les énonciations sont conformes à la réalité : il est donc impossible de transcrire un acte faisant mention d’une mère qui n’est pas la femme ayant accouché15

Sabine Prokhoris ne nous dit pas si Catherine a demandé l’adoption simple des jumelles qu’elle a élevées depuis leur naissance. Le lecteur qui voudrait explorer plus avant l’obsession naturaliste de nos institutions judiciaires pourrait s’informer du cas très voisin de Sylvie Mennesson, qui refuse obstinément d’adopter des jumelles nées en 2000 d’une GPA en Californie : le 5 octobre 2018, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, devait se prononcer pour la troisième fois sur ce cas. Peut-être pour éviter d’être désavouée une fois encore par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), elle a préféré demander l’avis des juges de Strasbourg avant de se prononcer16.

Ainsi, après une gestation pour autrui, les magistrats préfèrent parfois refuser un statut familial au parent d’intention, par crainte d’attenter à la sacralité de la « vraie » mère, la parturiente. Or elle fait déjà question si l’on considère la manière dont l’administration établit la filiation maternelle, sans que la sublime génitrice ait à manifester la moindre volonté ni à proférer la moindre parole : elle devient « mère » par une sorte d’automatisme, analogue à l’acte involontaire que fut l’expulsion de l’enfant17. Pour l’officier d’état civil qui, le plus souvent, ne la rencontre même pas, la « mère », c’est celle dont un représentant de l’institution médicale déclare qu’elle a accouché de tel enfant, et dont le déclarant de la naissance en mairie remet la carte d’identité avec l’attestation de l’obstétricien. Le seul cas où une parturiente est tenue de faire une déclaration explicite, c’est, de façon paradoxale, quand elle entend répudier la filiation de l’enfant, avant un accouchement sous X. Elle a d’ailleurs deux mois pour se raviser, et dans ce cas, elle doit alors faire une reconnaissance formelle de filiation, ce qui n’est pas demandé aux autres parturientes18.

Le père en majesté

Alors que les conséquences d’un recours à la GPA menacent de porter atteinte à la sacralité de la parturiente en droit français, l’extension de la procréation médicalement assistée à des couples de femmes ou aux femmes célibataires fait craindre aux juges la ruine finale du peu qui subsiste encore de la puissance paternelle, ce principe qui organisait la famille française jusqu’en 197019. Ainsi qu’on va le voir à propos des cas 3 et 4, la PMA est tenue pour responsable de l’apparition d’« enfants sans père », c’est-à-dire de familles dépourvues du pivot de « l’ordre symbolique »20.

3. Peu après le vote de la loi Taubira, en 2013, Béatrice et Corinne se marient avec l’intention de procréer des enfants qu’elles élèveront ensemble. À la fin de l’année, Béatrice accouche de Clémence, dont l’état civil ne mentionne aucun père. Corinne demande alors au TGI de Versailles l’adoption plénière de la petite fille : en février 2016, il la lui accorde sans difficulté, et l’enfant se trouve ainsi nantie de deux mères21. (L’on regrettera l’absence d’informations, dans Déraisons…, sur un jugement aussi libéral, et sur le silence du ministère public, qui s’est abstenu de faire appel.)

Le mois suivant, Corinne accouche d’Armelle et elle fait établir son état civil sur le même modèle que celui de Clémence, une enfant sans filiation paternelle. Le 3 février 2017, Béatrice demande au même TGI de Versailles l’adoption plénière de l’enfant de sa conjointe. Les deux situations sont donc symétriques, mais, le ministère public émet un avis défavorable à la deuxième requête, sous prétexte que les pièces remises au tribunal n’indiquent pas les modalités de la conception d’Armelle, et qu’une adoption plénière empêcherait « l’éventuel établissement d’un lien de filiation paternelle ultérieur ou pouvant laisser croire à une fraude à la loi »22. Lors de l’audience, les magistrats ne sont pas ceux qui ont jugé la demande précédente : dans une décision du 29 juin 2017, ils refusent l’adoption d’Armelle par Béatrice.

Dans les deux cas, la mère s’est bornée à transmettre au tribunal les documents d’état civil, sans dire mot du procédé de procréation utilisé. Or en 2017, cette discrétion pose soudain problème aux juges, qui en tirent la justification de leur refus. Corinne a « refusé d’expliquer les circonstances de conception de l’enfant conçu pendant le mariage… », ce qui, ainsi que Prokhoris ne manque pas de le signaler, était parfaitement son droit. Ils répondent néanmoins à sa place, en écartant la possibilité d’un recours à une assistance médicale à la procréation, et donc à un donneur anonyme, puisque cette technique de reproduction est réservée à des couples hétérosexuels infertiles. C’est là, bien sûr, une simple supposition des juges : Corinne a pu aussi bien recourir à une PMA hors de France, ou à une insémination « sauvage » en France par un donneur de spermatozoïdes inconnu ou indifférent à sa paternité.

Partis sur cette supposition dont ils font l’unique possibilité, les juges poursuivent : si le donneur n’est pas anonyme, « l’existence d’un père identifiable […] est donc probable. » Les deux femmes « soutiennent qu’il n’y a pas de père déterminé ou déterminable et que cette information est suffisante, mais elles n’en rapportent pas la preuve, l’existence d’un père étant incontestée »23 .

Par ces formulations, les juges font un saut brutal de l’ordre du biologique (pas d’enfant sans l’apport de spermatozoïdes) à celui du juridique et du social (pas de père déclaré). Et, pour conclure au rejet de la demande, ils vont jusqu’à prêter une ferme volonté à ce porteur de gamètes :

« Le père biologique, éventuellement identifiable, ne peut renoncer à reconnaître sa paternité sur Armelle et son action n’est pas prescrite. La reconnaissance d’une filiation adoptive plénière reviendrait à interdire au père de faire reconnaître juridiquement sa paternité biologique et le priverait d’un droit auquel il ne peut renoncer »24.

Béatrice demande immédiatement la réformation de ce jugement extravagant à l’instance supérieure, et elle obtient gain de cause : le 15 février 2018, la cour d’appel de Versailles infirme la décision du TGI, autorisant ainsi l’adoption plénière d’Armelle par Béatrice, sa mère d’intention.

Avec pertinence, Prokhoris cite l’essentiel de cette décision en préambule à l’ultime chapitre du livre, intitulé « Quand la raison reprend ses droits »25. Elle y expose ce que devrait être un « bon jugement » dans les affaires qui concernent les « nouvelles familles », celles du moins qui ont eu recours à des techniques de procréation interdites en France : fondé « sur des raisons juridiques claires » et qui s’appliquent « à la réalité effective d’une situation de vie », qu’elle « soit ou non conforme aux idéaux des magistrats »26. Dès lors, « l’intérêt supérieur de l’enfant » devrait définir l’issue la plus raisonnable de la situation hors-norme qui a présidé à sa naissance.

Dans le cas précis de l’adoption d’Armelle, la cour d’appel considère que la demande de Béatrice satisfait aux règles requises pour une adoption plénière, et que « l’éventualité d’une volonté de reconnaissance future de l’enfant par un père biologique est purement hypothétique et n’est étayée par aucun élément concret ; qu’elle ne peut donc être prise en compte pour contredire l’absence de mention d’un père sur l’acte de naissance de l’enfant… » Par conséquent, il prononce l’adoption plénière.

4. Un couple de femmes, Johanna et Patricia, dont la seconde est engagée dans une transition de genre, vit dans un certain État américain qui autorise les lesbiennes à procréer par insémination avec donneur, et qui accorde un plein statut juridique aux deux parents d’intention. Au début des années 2010, Johanna accouche de la petite Valentine, dont l’acte de naissance reconnaît aussi Patricia comme parent légal27.

Peu après, le couple s’établit en France, où les prescriptions du code civil sont moins libérales : en droit français, Johanna est la mère de Valentine, puisque l’enfant est issue de ses ovocytes et qu’elle l’a portée, mais Patricia n’est rien, puisqu’elle n’a joué aucun rôle dans le processus biologique d’engendrement. Malgré l’inconfort de la situation, et alors que Patricia achève sa transition de genre et devient Paco, elle/il participe pleinement à l’éducation de Valentine. Toutefois, le couple en vient à se séparer, et Johanna, la mère reconnue par la loi, s’oppose désormais à ce que Paco rencontre la petite fille.

De guerre lasse, celui-ci demande au Tribunal de grande instance la reconnaissance d’un droit de visite et d’hébergement. Les juges satisfont sa requête, car ils considèrent qu’il est dans « l’intérêt supérieur de l’enfant » de maintenir sa relation avec un homme qui a tenu de façon honorable son rôle de parent, et auquel l’enfant s’est attachée. Ils lui sont même si favorables qu’ils déboutent Johanna de sa demande d’indemnisation pour procédure abusive. (L’on regrettera ici encore l’absence d’informations sur un jugement aussi libéral, qui ne reproche pas au couple d’avoir recouru à une PMA à l’étranger, et qui traite un transgenre comme un parent ordinaire ; comme dans le cas précédent, le ministère public paraît n’avoir élevé aucune objection contre cette décision.)

Johanna, la mère reconnue par le droit français, fait appel de ce jugement. Afin d’identifier où réside, en la circonstance, « l’intérêt supérieur de l’enfant », la juge aux affaires familiales demande au Dr D. un examen médico-psychologique de Valentine, de Johanna et de Paco. Prokhoris analyse ce document en détail, nous mettant de la sorte dans une certaine intimité avec les membres de cette famille, car le médecin voudrait savoir si Valentine a des souvenirs des années vécues avec Paco, si sa mère a gommé tout ce qui se rattache à cette période, si la fillette pose des questions sur les circonstances de sa conception, comment elle se comporte en présence de Paco, et comment celui-ci tente de rétablir une relation avec elle.

Selon Prokhoris, cette expertise est remarquable par la richesse de ses observations : elles montrent à la fois la réserve de l’enfant, tenue de s’exprimer devant une mère qui, de toute évidence, la veut pour elle seule, et la confiance que Valentine fait à Paco, qui se comporte avec douceur et respect. Or les conclusions du Dr D. contredisent ses longues observations, comme s’il abdiquait pour finir devant Johanna, dont il a pourtant noté la propension à la domination et à la manipulation d’autrui. Plutôt que de conseiller aux juges de barrer quelque peu cette mère abusive et de donner à Paco assez d’autorité pour qu’il ré-occupe sa place de co-parent, le Dr D. se borne à déplorer la mésentente des parents.

La cour d’appel infirme en partie le jugement si libéral du tribunal d’instance : Paco pourra rencontrer la petite Valentine, mais de façon progressive et dans un cadre étroitement défini. Selon Prokhoris, les juges, confrontés à un conflit banal entre des parents qui se séparent, ont cédé pour finir à leur trouble devant ce couple hors-norme. À leurs yeux, Paco n’est pas un vrai père parce qu’il n’a pris aucune part à la procréation de Valentine, et parce que sa masculinité leur pose problème ; ils ont enregistré l’attention respectueuse qu’il porte à l’enfant – celle, en principe, d’un co-parent -, mais ils n’osent pas en faire un « père ». Parce qu’il n’y a « pas de statue – ni de statut juridiquement protégé – du Père éternel », la cour se rabat sur « la légitimité illimitée et inébranlable de la mère ayant porté l’enfant »28. Aussi abandonne-t-elle, pour finir, l’essentiel de la responsabilité de Valentine à sa « vraie » mère, celle qui a fourni les ovocytes, qui a porté l’enfant, et qui figure seule sur l’acte de naissance français, bien qu’elle ait donné des signes peu équivoques de son incapacité à aimer Valentine pour elle-même. Ce faisant, la décision de justice authentifie la toute-puissance de cette « mère » alors que, dans le cas précédent, elle a refusé de reconnaître le droit de Béatrice à se dire telle.

 

Une fois ces cas exposés, l’on peut s’interroger sur la grande variété de leur traitement par les magistrats : certains d’entre eux seulement, et pas toujours ceux qui bénéficient du plus haut degré d’expertise juridique, portent une appréciation réaliste de « l’intérêt supérieur de l’enfant », ainsi que le recommande depuis tant d’années la Cour européenne des droits de l’homme. Leur raisonnement est, en substance : quelle que soit la manière dont cet enfant a été conçu, il est ici en France, où il est élevé par des parents d’intention qui manifestent leur plein engagement à son égard ; puisque l’adoption des mineurs est admise depuis 1935 et celle des enfants du conjoint homosexué depuis 2013, il n’y a pas de raison sérieuse de la leur refuser. Par contre, tous les autres juges invoquent des principes juridiques comme s’ils étaient intangibles (« la mère est celle qui accouche »), ou bien ils cèdent à des confusions si déraisonnables entre l’ordre du biologique et celui du juridique que Prokhoris a souvent l’impression, en lisant leurs motivations, de voyager en Absurdistan.

C’est que la GPA et la PMA ont deux caractéristiques particulières : d’une part, elles constituent le stade ultime dans la dissociation entre l’acte sexuel d’engendrement et le lien juridique de filiation ; et, d’autre part, elles entérinent la légitimité d’une filiation unisexuée. Dès lors, autoriser ces formes de procréation conduirait à laisser se développer une parenté élective, jusqu’ici limitée à l’adoption, c’est-à-dire, selon l’heureuse formule de Daniel Borrillo, la possibilité d’une « famille par contrat » 29.

Que les conservateurs parmi nous se rassurent : l’accès à la gestation pour autrui n’est pas près d’être autorisé ; et il n’est pas encore dit que la procréation médicalement assistée sera ouverte à toutes les femmes, célibataires et lesbiennes incluses. De toutes manières, l’autorisation publique de procréer par cette voie, non naturelle, sera construite comme un acte médical, et non comme un droit subjectif30 : l’apparition des « enfants sans père » ne présage pas encore la fin du monde.

Notes

1 – L’auteur avait contribué au livre de Daniel Borrillo et Eric Fassin, eds. Au-delà du Pacs : l’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris, 1999, PUF. Elle aborde aussi ces problèmes dans sa chronique mensuelle de Libération.

2 – « Nous assurerons que les enfants issus de la GPA nés à l’étranger voient leur filiation reconnue à l’état-civil français, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Il n’est pas possible de traiter ces enfants comme des étrangers dans leur propre pays. » (https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/familles-et-societe).

3 – J’ai moi-même étudié quelques affaires juridiques pour leur intérêt anthropologique, notamment celle des « poupées de Sarkozy » : « On y croit toujours plus qu’on ne croit. Sur le Manuel vaudou d’un président », L’Homme, n° 190, avril-juin 2009.

4 – Pour mémoire, quelques livres parus depuis dix ans : Geneviève Delaisi de Parseval, Famille à tout prix, 2008, Paris, Le Seuil ; Irène Théry, Des humains comme les autres : Bioéthique, anonymat et genre du don, 2010, Paris, Editions de l’EHESS ; Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, 2010, Paris, Flammarion ; Dominique Mehl, Les lois de l’enfantement, Procréation et politique en France (1982-2011), 2011, Paris, Presses de Sciences Po ; Irène Théry, ed., Mariage de même sexe et filiation, 2013, Paris, Editions de l’EHESS ; Irène Théry et Anne-Marie Meroyer, Filiation, Origine, Parentalité, 2014, Paris, Odile Jacob ; Anne Cadoret, Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, 2014, Paris, Odile Jacob ; Daniel Borrillo, La famille par contrat. La construction politique de l’alliance et de la parenté, 2018, Paris, PUF.

5Déraison… pp. 99-138, « La maternité, quelle ‘évidence’ ? »

6 – L’auteur a déjà rapporté ce cas dans Mezetulle, 19 juin 2017 et 10 juillet 2017. Voir Mezetulle http://www.mezetulle.fr/la-maternite-quelle-evidence/

7Déraisons…, p. 105.

8 – Depuis la décision Johnson v. Calvert en 1993, la cour suprême californienne a établi que les parents légaux d’un enfant sont ceux qui avaient l’intention de l’être dès sa conception.

9Le Monde, 5 juillet 2007 : « Les enfants nés d’une GPA à l’étranger pourront par l’adoption avoir deux parents légaux en France ».

10Déraison…, pp. 133-136. Dans un cas, trop récent pour que S. P. ait pu l’évoquer, la cour d’appel de Paris a fait un pas de plus, déclenchant ainsi un tollé : Yohann Blavignat, Le Figaro, 19 septembre 2008, « Enfants nés de GPA à l’étranger : adoption plénière accordée à l’époux du père biologique ».

11Déraison…, pp. 121-133 et 136-138, « Etre ou donc ne pas être (la mère) » ; et pp. 212-213.

12 – Selon Le Monde (op. cit.), au regard de la loi française, l’acte de naissance ukrainien est une fiction, et ne peut donc être retranscrit tel quel.

13 – Le couple devrait faire une déclaration devant le greffier du TGI pour qu’elle puisse l’exercer conjointement avec son mari.

14 – Selon la formulation d’Agnès Leclair, Le Figaro, 5 juillet 2017, « GPA : la Cour de cassation valide l’adoption par le parent d’intention ».

15Le Figaro, op. cit. C’est moi qui souligne.

16Le Monde, 5 octobre 2018. Le couple Mennesson a fondé une association, « Clara », dont le site rapporte les nombreux épisodes de leurs aventures judiciaires : http://claradoc.gpa.free.fr/index.php?page=histoire. Parce qu’il s’agit d’un cas d’école, qui n’a pas été résolu en dix-huit ans, il fait aussi de façon périodique la une des grands journaux.

17 – C’est là du moins mon hypothèse, fondée sur une description des pratiques.

18 – Prokhoris signale cette possibilité dans Déraisons…, p. 107, note 3.

19 – Avant la Révolution, la famille était pensée comme une duplication de la société monarchique voulue par Dieu, le père ayant un pouvoir absolu sur la mère et les enfants. Après l’épisode révolutionnaire, le code civil de 1804 avait rétabli cette puissance paternelle, que la loi du 4 juin 1970 abolit expressément et remplace par l’autorité parentale conjointe des époux.

20 – P. 159. Dans « La PMA pour toutes : enjeux et résistances » (Déraisons…, pp. 143-158), Prokhoris dresse un tableau réjouissant des arguments de tous les conservatismes de la famille contre cette technique de « procréation sans père ».

21Déraisons…, pp. 160-161. La naissance de Clémence n’ayant été déclarée par aucun homme, l’enfant était dépourvue de filiation paternelle. Ce fait, me semble-t-il, a permis au tribunal de prononcer une adoption plénière.

22 – Sabine Prokhoris a bien voulu me communiquer les décisions du TGI et de la cour d’appel.

23Déraison…, p. 160.

24Déraison…, p. 161.

25Déraison…, pp. 196-199.

26Déraison…, p. 198.

27Déraison…, p. 167. Le cas est rapporté aux pages 167 à 193. L’on soupçonne donc que l’enfant a été conçue en Californie.

28Déraison…, p. 142.

29Op. cit. C’est le titre de son livre, dont j’espère qu’il est prophétique.

30 – Daniel Borrillo, op. cit., p. 104.

GPA et PMA bioéthiques (par Gérard Jorland)

Gérard Jorland1 propose un point de vue apparemment paradoxal à verser au dossier des discussions sur la PMA et la GPA qui s’ouvrent cette année2. Souvent présenté sous un aspect répressif, et souvent utilisé pour soutenir des thèses rétrogrades, le principe du « respect de la vie », dont il donne une définition précise, lui apparaît au contraire comme un point d’appui pour ouvrir des perspectives qu’on n’a pas l’habitude de lui associer.

Le gouvernement a décidé d’ouvrir à partir du mois de janvier 2018 un large forum de discussion sur la prochaine loi de bioéthique, organisé par les Agences régionales de santé dans toutes nos régions3. Ces discussions vont tourner autour de deux principes. Un principe d’égalité selon lequel tout ce qui est possible doit être accessible à tout le monde. Ainsi, la procréation médicalement assistée, conçue pour pallier la stérilité des couples, doit être accessible aux couples de femmes dont la stérilité provient de leur orientation sexuelle et non pas d’une infirmité. Et un principe de respect de la vie dont je voudrais montrer qu’il n’est en rien répressif.

En principe, tout être vivant sexué est le produit de la fusion de deux brins d’ADN, l’un provenant d’une femelle, l’autre d’un mâle, ou, pour ce qui concerne les êtres humains, d’une femme et d’un homme. Ces brins d’ADN contiennent tout ce qui fait un individu selon les circonstances dans lesquelles il est appelé à s’épanouir. Respecter la vie, c’est alors reconnaître que, jusqu’à présent, un enfant ne peut naître que d’un père et d’une mère, pas de deux pères ni de deux mères4. C’est reconnaître que la vie est le socle où se fondent les interactions individuelles, les liens sociaux, les valeurs culturelles. C’est admettre que nous ne sommes pas une page blanche à la naissance, mais au contraire un texte déjà écrit, que l’environnement familial, social et culturel éditera et dont les circonstances assureront éventuellement le succès. Le respect de la vie consiste alors à reconnaître à chaque individu le droit de construire son identité sur ce dont il est fait, de savoir ce qui le fait tel qu’il est, bref et en l’occurrence de savoir qui est sa mère et qui est son père.

On objectera peut-être que l’accouchement sous x est licite bien qu’il donne naissance à des enfants qui ne connaîtront ni leur père ni leur mère. Mais ne fait-on pas tout pour dissuader les mères de recourir à cette extrémité ? Et ne cherche-t-on pas à les en dissuader, précisément, par respect pour les conditions dans lesquelles la vie sexuée est possible ? Et ne s’y résout-on pas pour éviter le risque d’une issue plus extrême encore, à savoir l’infanticide ? Donc par respect pour la vie au sens strict ?

Le principe du respect de la vie entraîne les conséquences suivantes concernant les sujets de filiation en question dans la loi de bioéthique.

La procréation médicalement assistée (PMA) sans don d’ovule ni de sperme est une manière de donner la vie tout à fait naturelle. Certes, pas chez les êtres humains. Mais il y a nombre d’espèces animales à reproduction sexuée dont les femelles déposent leurs ovules dans un endroit convenu où les mâles viennent les féconder en y déversant leur sperme. La procréation médicalement assistée revient à rendre possible pour les êtres humains ce mode de procréation qui leur était jusqu’à présent étranger. Elle ne contrevient donc en rien au principe du respect de la vie.

La gestation pour autrui (GPA) sans don d’ovule est tout à fait licite eu égard à ce principe, elle ne remet pas en cause le respect de la vie. J’entends l’objection de la marchandisation inacceptable du corps des femmes. Mais une mère porteuse ne vend pas son ventre, elle le loue pour une durée déterminée. De la même manière que pendant des siècles, voire des millénaires, sous toutes les latitudes, des femmes ont allaité des nourrissons pour le compte d’autres femmes qui ne pouvaient pas ou qui ne voulaient pas le faire elles-mêmes. Personne n’a jamais rien trouvé à redire au métier de nourrice. Et s’il a disparu, ce n’est pas parce que la morale s’y est opposée, mais parce qu’on a su faire des biberons aseptisés et donc nourrir les bébés autrement qu’au sein et de manière plus économique qu’en recourant à une nourrice. Je ne pense pas que le lien entre une femme et un nourrisson qu’elle allaite soit moins intime qu’entre une femme et le fœtus qu’elle porte en elle. Il est pour le moins du même ordre. Et de la même manière que la nourrice avait un statut dans la famille, rien n’empêche d’en donner un à une mère porteuse.

En revanche, la gestation pour autrui (GPA) et la procréation médicalement assistée (PMA) avec don de sperme ou d’ovule peuvent contrevenir au principe du respect de la vie si le don est anonyme, donc si l’enfant doit ignorer l’identité de son père ou de sa mère. Il est inacceptable, eu égard au principe du respect de la vie, qu’une société produise délibérément des enfants sans père ou sans mère, voire sans référence même à un père ou une mère biologiques.

Mais il suffit que le don de sperme ou d’ovule ne soit plus anonyme pour qu’un enfant ait à tout moment la possibilité de connaître l’identité de son père ou de sa mère biologiques conformément au principe du respect de la vie. Que l’enfant grandisse dans une famille monoparentale ou dans une famille homosexuelle ou encore dans une famille hétérosexuelle n’a aucune importance, les sociétés humaines ont fait preuve de beaucoup d’imagination en matière de filiation sociale. Ainsi, dans certaines sociétés africaines, le nouveau-né appartient non pas à ses parents biologiques, qu’il connaît parfaitement au demeurant, mais à la famille de son oncle maternel.

Il faudrait encore, bien entendu dans nos sociétés, que l’héritage social soit découplé de l’héritage biologique, c’est-à-dire qu’un enfant né d’un don de sperme ou d’ovule n’ait aucun droit sur l’héritage de son père ou de sa mère biologiques. Ainsi, la seule objection qui vaille contre la levée de l’anonymat du don d’ovule ou de sperme n’aura plus cours.

On le voit donc, le principe du respect de la vie est de fait plus libéral que le principe d’égalité puisqu’il autorise la gestation pour autrui sans don d’ovule et ne l’est pas moins pour la gestation pour autrui et la procréation médicalement assistée avec don de sperme ou d’ovule pourvu seulement que l’anonymat soit levé.

Notes

1– Gérard Jorland, philosophe et historien des sciences, directeur de recherches émérite du CNRS, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, est notamment l’auteur de Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle (Paris : Gallimard, 2010).

2 – Voir la note suivante. On consultera sur Mezetulle l’article de Sabine Prokhoris « La maternité : quelle évidence ? »

4 – « Père » et « mère » sont évidemment entendus ici au sens biologique ou plus précisément génétique, et non au sens de la filiation sociale ou juridique.

© Gérard Jorland, Mezetulle, 2018

La maternité : quelle « évidence » ?

Remarques sur un échantillon de rhétorique judiciaire au sujet d’un cas de GPA

Prétendre que l’accouchement ou les « faits biologiques » suffisent à fonder le statut de mère conduit à des aberrations. Non seulement c’est négliger les composantes non-biologiques de la maternité, mais c’est vouloir que « la nature » institue le droit. C’est oublier que la filiation – réalité historique révélant l’état d’un droit – ne s’est jamais articulée de manière simpliste à une nature inaltérable. C’est prétendre, sur des fondements à la fois confus et contradictoires, à une souveraineté transcendante et extra-territoriale.
Voilà ce que montre, entre autres, Sabine Prokhoris, par cette analyse implacable d’un arrêt de la Cour d’Appel de Dijon au sujet d’un cas de GPA. Le démontage minutieux, auquel elle procède, de ce monument d’ignorance, de contradiction et d’idéologie, si réjouissant qu’il soit pour l’esprit, ne laisse pas d’être inquiétant.

« Sur la portée du consentement de la mère biologique : […] Son consentement initial dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique, prive de portée juridique son consentement ultérieur à l’adoption de l’enfant dont elle accouché, un tel consentement ne pouvant s’entendre, sauf à représenter un détournement de la procédure d’adoption – et sachant que rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique –, que comme celui d’une mère à renoncer symboliquement et juridiquement à sa maternité et en particulier dans sa dimension subjective ou psychique.»1

Mater certissima ? Difficultés

Sur une question aussi importante, dont on sait à quel point elle est controversée, on aimerait comprendre ce que signifie exactement la phrase compacte et alambiquée qui prétend fonder la position (juridique ? vraiment ?) selon laquelle le consentement d’une femme adulte et saine d’esprit à l’adoption de l’enfant qu’elle a porté est nul et non avenu. Cette prose, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas d’une très grande clarté, concerne, on l’a compris la gestation pour autrui.

Essayons de mettre à plat les termes de cette démonstration embrouillée.

Question subsidiaire : comment se fait-il qu’elle le soit autant (embrouillée), alors que, d’après les auteurs de ce chef d’œuvre de complication rhétorique, tout devrait être extrêmement simple, puisqu’ils considèrent qu’il suffit de savoir que « rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique » pour que le débat soit, d’un point de vue juridique selon eux, définitivement clos ? Peut-être serait-ce que déjà, cette affirmation placée entre tirets – tirets dont la fonction ici est de rappeler une « évidence » fondatrice – n’est pas absolument probante, ni quant à son contenu, ni quant au statut exact qui est le sien. Nous reviendrons sur ce point.

Examinons, pour tenter de démêler cet embrouillamini, la structure de ce raisonnement, ainsi que l’usage qu’il fait des termes qu’il utilise.

Il s’agit donc d’évaluer le consentement de la « mère biologique ».

On sait qu’en droit, suivant le vieil adage du droit romain « mater semper certa est », la mère est celle qui accouche. Cet adage se fonde sur une évidence sensible, celle de la grossesse (pas toujours si évidente d’ailleurs, pour la mère comme du coup pour son entourage, comme le démontrent les cas de dénis de grossesse) et de l’accouchement. Pour ce qui est du père, jusqu’à l’époque récente des tests ADN, qui font intervenir la biologie capable de lever toute incertitude sur ce (seul) plan, il n’en allait pas de même.

De la filiation maternelle : une casuistique complexe

Notons cependant que, dans certaines situations, cet état de fait (accoucher d’un enfant) pourra ou même devra2 se doubler d’une reconnaissance par la mère de l’enfant dont elle a accouché3. Ce qui d’un point de vue juridique – tenons-nous en à ce seul aspect pour le moment –, situe la maternité sur un plan qui n’est pas exclusivement le plan dit ici « biologique » , mais sur celui d’une décision qui doit être juridiquement actée : l’acte de reconnaissance. Reconnaissance maternelle qui doit néanmoins, dans l’état actuel de notre droit, être reliée au fait matériel de l’accouchement : en effet, si une femme peut adopter l’enfant de son conjoint, et depuis la loi Taubira dite du mariage pour tous celui de sa conjointe, elle ne peut pas le reconnaître. La possibilité de reconnaissance d’un enfant avec lequel il n’existe pas de lien biologique n’existe que pour un homme : il est présumé être le père de l’enfant dont accouche son épouse, et dans les cas d’insémination avec donneur (on sait alors que le lien biologique avec l’enfant à naître n’existe pas), le mari de la mère est également présumé être le père – il n’aura pas à adopter l’enfant, simplement à le déclarer à l’état-civil comme sien.

Par ailleurs, remarquons qu’on ne peut pas légalement contraindre une femme ayant décidé d’accoucher sous x à reconnaître sa maternité répudiée (pourtant si irréfragable d’après le texte dont nous tentons de comprendre le sens). En revanche aujourd’hui, les actions en recherche de paternité, tests ADN à l’appui, intentées par des femmes dont les anciens partenaires sexuels récusent les affirmations, sont susceptibles de contraindre un homme à reconnaître un enfant dont il apparaîtra incontestablement comme le géniteur.

Ces différents cas de figure font percevoir en tout cas que l’articulation entre l’établissement d’une filiation – dimension juridique – et la réalité biologique est une articulation à géométrie variable, qui ne se décline pas de la même façon pour les femmes et pour les hommes. Ces différences, qui sont en l’occurrence des différences d’interprétation portant sur la valeur fondatrice du « biologique » en fonction des emplacements des un(e)s ou des autres dans le dispositif des relations socialement et juridiquement organisées, relèvent non pas de la « nature », pas davantage d’un « symbolique » tombé d’on ne sait quel Ciel, mais d’un certain état du droit, fruit historique du rapport entre les sexes. « Historique », cela veut dire d’un seul tenant hérité, et en transformation continuelle. C’est en prenant en compte ce contexte historique et politique, qui intègre aujourd’hui, selon certains choix idéologiques4 en eux-mêmes non questionnés, les données liées aux progrès des connaissances en matière de génétique, que l’on peut analyser le sens et la portée de ces différences, et le cas échéant en faire la critique.

Car ce rapport entre les sexes est marqué, dans nos sociétés comme dans les autres, par les effets ancestraux de la domination masculine, et par les conflits qu’engendre l’inégalité entre les sexes – et entre les sexualités, puisque le modèle général selon lequel les dissymétries que nous venons d’évoquer opèrent est celui du couple hétérosexué marié. Modèle que l’histoire et les luttes sociétales, justement, sont susceptibles d’altérer, et qu’elles altèrent de fait.

Poursuivons.

Lorsque les magistrats ici nous parlent de la « maternité biologique », il semble qu’ils l’envisagent comme exclusivement liée à la grossesse et à l’accouchement. Ce qui, dans le cas des maternités pour autrui5 – celui dont ils traitent ici – est la plupart du temps inexact, puisque les protocoles de GPA prévoient en général que l’ovocyte fécondé ne soit pas celui de la gestatrice. Il peut être soit celui de la mère d’intention, dans le cas d’une stérilité utérine de celle-ci, soit celui d’une donneuse, dans le cas d’une infertilité à la fois ovarienne et utérine de la mère d’intention, ou bien dans celui d’une GPA pour un couple d’hommes (ou pour un célibataire homosexuel). Dans ces deux derniers cas, la « maternité biologique » se trouve de fait dédoublée. Or si ce qui fonde juridiquement la maternité doit être exclusivement « biologique », alors au nom de quels principes et de quels arguments trancher en faveur de la maternité génésique plutôt que génétique6 pour statuer sur ce qui serait la maternité authentique ? Et dans tous les cas, une part « biologique » et non la moindre d’un point de vue « réaliste », se voit purement et simplement niée. D’où il s’ensuit qu’il paraît difficile de fonder juridiquement la maternité sur la seule réalité biologique, sauf à envisager le « biologique » comme se réduisant à ce qui est visible (la grossesse et l’accouchement), et tant pis pour les gènes ; ou bien, si l’on veut se montrer conséquent s’agissant de la valeur fondatrice de ce roc du biologique, il faudrait établir juridiquement une double filiation maternelle, ce que notre droit (et notre idéologie) ne prévoient pas à ce jour.

Ainsi, le fondement de l’argumentation que déploie laborieusement l’énoncé que nous examinons apparaît quelque peu bancal. Chose que les magistrats auteurs de ce texte subodorent semble-t-il, serait-ce « à l’insu de leur plein gré », puisque, à l’appui de leur thèse, ils éprouvent le besoin d’introduire dans leur développement ce qu’ils appellent « la dimension maternelle subjective ou psychique ».

Remarquons pour commencer que cette « dimension maternelle subjective ou psychique », qui leur semble irrécusablement liée à la maternité de corps n’est à aucun moment rapportée par eux à la mère d’intention – dans le cas d’une GPA pour un couple hétérosexué infertile –, ou au (aux) père(s) ayant recours à cette technique d’assistance à la procréation. Ce qui ne laisse pas de surprendre, car ladite dimension « subjective et psychique » se déploie chez les parents d’intention de façon incontestable, sans dépendre pour autant de la « biologie ».

Remarquons aussi que le « ou » utilisé ici n’est pas clair : « subjective ou psychique », est-ce un redoublement (subjective = psychique), ou est-ce que le terme « subjective » ne recouvre pas exactement ce que signifie « psychique » ? Cela pourrait sembler une question oiseuse, sauf qu’elle ne l’est pas, dès lors que la question du consentement (éclairé, mais le mot n’apparaît pas, ici, comme si l’évidente clarté du sujet obscurcissait par avance toute possibilité de choix sensé et non contraint) est posée. Dans la situation de consentement (au sens juridique du consentement éclairé, dont il est question ici), le caractère que l’on peut appeler subjectif de l’acte de consentir dit simplement l’engagement assumé d’un sujet (juridique) quant à un acte ; il n’épuise pas la dimension psychique de ce consentement : à savoir ses motivations, conscientes ou inconscientes, et les affects dans lesquels il est pris. Ce n’est d’ailleurs pas la question. Si l’on prend par exemple le cas du consentement des époux dans l’acte du mariage, le caractère « subjectif » est requis – cela veut dire que personne ne peut consentir à leur place – mais quant à la dimension « psychique » qui entoure cet acte – par exemple l’amour –, elle est d’un autre ordre et ce n’est pas elle qui fonde juridiquement le consentement subjectif (d’une personne majeure et non sous tutelle).

Que nous disent donc ici les magistrats ? Parlant de la mère porteuse, ils affirment : « Son consentement initial dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique, prive de portée juridique son consentement ultérieur à l’adoption de l’enfant dont elle accouché. » Pourquoi la portée juridique du consentement initial (accepter de porter un enfant pour autrui) est-elle nulle, d’après eux ?

D’abord, observons que, probablement (c’est ainsi tout au moins que nous interprétons ici le sens du « ou », s’agissant de la « dimension maternelle subjective ou psychique » dont il est question dans ce propos), la dimension dite ici « psychique » se trouve par les auteurs du texte rabattue sur la dimension dite « subjective ». Par la suite, il sera à nouveau question de cette double dimension : lorsque le texte parlera du renoncement « symbolique et juridique » de la mère porteuse « à sa maternité et en particulier dans sa dimension subjective ou psychique. » Laissons de côté pour le moment le surgissement tout à trac à cet endroit du terme « symboliquement » accolé à « juridiquement » dans cette affaire, et considérons les éléments de l’argumentation, dont le cœur est, rappelons-le, le caractère supposément irréfragable et fondateur de la maternité « biologique » (mais on a vu la fragilité de cette pétition de principe, si l’on prend au sérieux – et dans la logique de l’argumentation du texte, il le faudrait – la teneur du « biologique ».

Portée et sources du consentement juridique : confusions

Essayons pour commencer de résoudre une contradiction : comment est-il possible que ce qui n’existe pas dans le « consentement initial » (la « dimension maternelle subjective ou psychique ») fasse l’objet après-coup d’un renoncement ? En réalité, du point de vue des auteurs de ce texte, la réponse est sans doute assez simple : c’est la grossesse et l’accouchement qui engendreraient nécessairement cette « dimension maternelle subjective ou psychique », à laquelle la gestatrice renoncerait « symboliquement et juridiquement » dans son « consentement ultérieur ». Cela n’est pas explicitement dit, mais semble pour les auteurs aller de soi.

Comme nous l’avons fait remarquer, le consentement, pour avoir une portée juridique, est nécessairement fondé sur une dimension subjective, requise et actée comme telle. Et puisque les auteurs veulent distinguer ici le consentement initial (avant grossesse et accouchement) du consentement ultérieur (postérieur à l’accouchement), voyons où cela nous mène.

Si l’on comprend bien la logique de leur propos, l’accouchement, preuve ultime (mais en l’occurrence le plus souvent partielle) de la maternité « biologique », instituerait la maternité dans toutes ses composantes non biologiques : c’est-à-dire pêle-mêle « symboliques », juridiques, subjectives ou (=) psychiques. Autrement dit, selon cet ensemble d’affirmations, le biologique (tronqué de surcroît, mais assorti d’une « dimension subjective ou psychique» qui semble en découler) instituerait le droit. Directement. Et non l’inverse, comme c’est le cas pourtant notamment en matière de filiation, quand bien même notre droit voudrait, à certains moments, mimer la « nature » – pour des raisons liées à la place de l’idée de « nature » dans notre héritage historico-philosophique. Pareille dérivation – la « nature » (le « biologique » ici) est ce qui doit fonder le droit, dérivation purement idéologique, et particulièrement dangereuse comme l’histoire du XXe siècle nous l’a sinistrement démontré, ne va pas sans soulever de sérieux problèmes. Contentons-nous d’attirer l’attention du lecteur de bonne foi sur ce point.

Ce qui tout de même dans le texte signale que quelque chose, peut-être, ne va pas, c’est l’apparition soudaine du terme « symboliquement » (à propos du consentement ultérieur, décrit « comme celui d’une mère à renoncer symboliquement et juridiquement à sa maternité »), terme dont on se demande s’il a été pêché pour l’occasion chez les anthropologues ou les chez psychanalystes, et qui vient ici donner comme un supplément d’âme à cette dérivation. Il intervient en tout cas, dans la rhétorique du texte, comme en renfort de cette thèse (le juridique dérive du « biologique ») assez spécieusement construite. Tâchons de démonter le caractère fallacieux du raisonnement proposé.

En nous demandant, il est temps, ce que dit au juste l’énoncé entre tirets (« rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique »), pivot de la démonstration. Soit il s’agit, puisqu’on nous parle d’un « fait », d’une pure tautologie (« une femme qui a accouché a accouché »), soit le « fait » dont il est question désigne autre chose, qui est contenu dans le mot « maternité ». Il semble qu’en l’occurrence la seconde interprétation soit la bonne. Mais la difficulté est qu’ici la maternité (dans « toutes ses dimensions » comme disent les magistrats qui ont écrit ces lignes) semble entièrement réductible au fait d’avoir accouché, et intégralement assurée par ce fait (en lui-même indéniable). Or l’expérience ordinaire montre qu’il n’en est rien. Les dimensions subjectives et (et non pas « ou ») psychiques de la maternité relèvent de bien autre chose, il ne suffit pas d’avoir mis au monde un enfant pour être véritablement « mère » (subjectivement et psychiquement), et il n’est pas nécessaire d’avoir accouché pour être pleinement  « mère » (subjectivement et psychiquement). Et cette dimension de la maternité ne peut devenir un « fait », c’est-à-dire en réalité une expérience, que comme un processus, jamais achevé.

Le consentement initial (au moment de l’accord donné pour porter un enfant pour autrui) peut avoir une valeur et une portée juridiques (dans une situation juridique où la gestation pour autrui est légale, mais les auteurs du texte que nous commentons semblent donner une portée anthropologique universelle à leurs considérations) sous condition que la femme qui consent soit adulte et non contrainte. Quant à ses motivations psychiques, jusqu’à preuve du contraire on peut soutenir qu’elles ne regardent qu’elle, et que par ailleurs nombre de celles-ci lui échappent, comme à quiconque dans toute décision.

Inconséquences argumentatives et autres cercles vicieux

Mais les auteurs du texte introduisent une double confusion, qui repose sur ceci, que l’on peut questionner : ce consentement initial est dit « dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique ». Confusion du « subjectif » et du « psychique » pour commencer, nous l’avons précédemment noté, ce qui s’agissant de l’acte juridique du consentement) n’a pas de sens. La seconde confusion consiste à lier ici la dimension subjective du consentement (indûment mélangée de surcroît à la dimension psychique qui n’a rien à faire là), dimension subjective en effet juridiquement nécessaire pour assurer la validité d’un consentement, à la dimension maternelle . Dimension maternelle non réalisée quant à l’enfant à venir au moment du consentement initial, effective (selon les auteurs) au moment du consentement ultérieur. Tout se passe alors, dans le raisonnement de nos juristes experts es maternité (« psychique », « symbolique », « subjective », sous condition du semble-t-il sacro-saint « biologique » en matière de maternité), de la façon suivante : par un effet d’annulation rétroactive de la volonté initialement actée, la maternité réalisée priverait de portée juridique ce consentement initial (en révélant après-coup qu’il est nul puisqu’il n’est pas fondé sur une dimension « maternelle » non effective à ce moment-là). Du coup, et en retour, le consentement ultérieur est rendu illégitime, « détournement de la procédure d’adoption » à la clé.

Balayons l’argument du « détournement de la procédure d’adoption » : l’accouchement sous x – l’on n’abordera pas ici la question compliquée des effets psychiques du secret sur les enfants nés sous x–, et le fait qu’une femme puisse revenir sur sa décision initiale d’accoucher anonymement mais doive alors reconnaître son enfant, devrait conduire à moins d’étourderie quant à pareille affirmation à l’emporte-pièce. Car si « rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique » et que de cette « maternité biologique » découlent toutes les composantes de la maternité (« subjectives et psychiques ») – telle est semble-t-il la conviction des auteurs de ce texte –, celles-ci devraient être non moins inaltérables. Or il faut bien qu’elles aient été de quelque manière altérées, y compris quant à leur dimension « biologique », s’il est exigé qu’une femme ayant accouché sous x reconnaisse son enfant en cas de revirement. S’il faut restaurer ainsi la maternité, c’est bien qu’elle n’est en rien « inaltérable ».

Remarquons simplement, pour en revenir à notre affaire, que cet aller-retour rhétorique entre les deux moments du consentement de la femme gestatrice en vue d’annuler le fait – juridique lorsque la législation autorise la GPA, sans portée juridique lorsque tel n’est pas le cas – de son consentement en deux étapes ne tient pas. En tout cas certainement pas argumenté de cette façon. La seule façon de considérer que son consentement est nul juridiquement serait de considérer que le droit français (qui proscrit la GPA) jouit d’un privilège d’extraterritorialité voire d’extracitoyenneté (concerne donc une femme américaine par exemple7, ou indienne, au nom d’une transcendance anhistorique d’ordre psycho-anthropologique quant à la maternité qui reste à démontrer), exactement sur le modèle, abusif même d’un point de vue du droit religieux islamique, de la fatwa (avis religieux) qu’un certain Khomeini prononça jadis à l’encontre du citoyen britannique Salman Rushdie8.

 

Pour conclure, nous dirons que l’argumentation que propose cette longue phrase, rhétoriquement construite sur un empilement de plans arbitrairement emboîtés les uns aux autres, et pour cela passablement obscure, repose sur la confusion réitérée d’ordres de réalité (juridique, subjective, psychique, « symbolique ») distincts, et sur des « évidences » douteuses si on les examine de près. Tout ceci pour aboutir au curieux et quelque peu contradictoire raisonnement que voici : c’est parce que la femme qui consent à porter pour autrui n’est pas (encore) mère de l’enfant qu’elle s’engage à porter pour autrui que son consentement initial invalide son consentement ultérieur ; mais c’est parce qu’elle est mère (de l’enfant né d’elle) que son consentement (initial) ne vaut rien, et que son consentement ultérieur (pourtant a priori invalidé d’après ce qui est soutenu dans la même phrase) est présumé frauduleux (« détournement de la procédure d’adoption »), donc invalidé a posteriori. Voilà qui tourne parfaitement en rond, au point qu’on se trouve saisi d’une sorte de tournis temporel et logique, mais qui ne prouve… rien du tout, sinon que le raisonnement qui nous est ici servi est pétri d’idéologie non critiquée, et partant peu soucieux d’une cohérence juridique et philosophique véritable.

[Edit du 10 juillet] Dans un arrêt du 5 juillet 2017, la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la Cour d’appel de Dijon : voir ci-dessous le commentaire de ce nouvel arrêt par Sabine Prokhoris]

Notes

1 – Extrait d’un arrêt de la Cour d’Appel de Dijon du 16 mars 2016, concernant une convention de gestation pour autrui ayant eu lieu en Californie pour un père français ensuite marié avec son conjoint.

2 – Dans le cas où une femme ayant accouché sous x souhaite revenir sur sa décision initiale.

3 – La filiation à l’égard de la mère est établie par la présence de son nom dans l’acte de naissance.
 Mais la mère (celle qui accouche) a toujours la possibilité, même mariée, de ne pas être désignée dans l’acte de naissance  et d’accoucher dans l’anonymat, sous x.
 En ce cas, et avec un délai de rétractation assez bref (deux mois), elle renonce à sa maternité. Si elle revient sur sa décision initiale, elle devra reconnaître son enfant. Il existe d’autres cas de reconnaissance de maternité, anticipée ou non.

4 – On appellera ici « idéologie » un ensemble plus ou moins cohérent de représentations qui passent pour aller de soi et forment le sol de convictions non critiquées.

5 – Cette dimension biologique dédoublée concerne aussi les grossesses menées à partir de dons d’ovocytes, puisque la femme qui mène une grossesse de cette façon porte un embryon qui provient de la fécondation d’un ovocyte qui n’est pas le sien.

6 – La maternité génétique renvoie aux gènes portés par les gamètes, en l’occurrence l’ovocyte qui sera fécondé. La dimension génésique renvoie à la gestation.

7 – En l’occurrence, il s’agit rappelons-le d’une GPA ayant au eu lieu en Californie, État qui autorise et encadre la gestation pour autrui.

8 – Voir sur ce point Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, rééd. Fayard, 2015.

 

Annexe du 10 juillet 2017 : commentaire de l’invalidation de l’arrêt de la Cour d’appel de Dijon par la Cour de cassation le 5 juillet 2017

Dans un arrêt du 5 juillet 20171, la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la Cour d’Appel de Dijon du 24 mars 2016 dont j’ai commenté un extrait dans mon article. Cet extrait concernait, je le rappelle, la supposée nullité du consentement de la femme gestatrice à l’adoption de l’enfant dont elle avait accouché.

La situation, rappelée dans la décision de la Cour de cassation, était la suivante : né en 2006 en Californie d’une convention de gestation pour autrui au bénéfice de deux hommes alors pacsés, l’enfant a été reconnu à l’état-civil californien par le père biologique et par la mère porteuse, laquelle a consenti à l’adoption de l’enfant dont elle avait accouché. Par la suite, les deux hommes se sont mariés, et le père d’intention a introduit auprès du TGI de Dijon une demande d’adoption simple de l’enfant, ce qui est rendu possible dans le cadre de la loi Taubira sur le mariage pour tous. Demande refusée, refusée également par la Cour d’appel de Dijon.

Le rejet de la demande d’adoption de l’enfant par le conjoint du père prononcé par la CA de Dijon  a été motivé par une prise de position de la Cour que l’on peut dire punitive : elle faisait en effet primer la violation du principe de prohibition de la GPA sur l’intérêt supérieur de l’enfant à se voir adopté par le père d’intention époux de son père, intérêt difficilement contestable en l’occurrence étant donné la situation familiale du couple parental2. Il convient de préciser ici que d’un point de vue juridique, rien de pouvait s’opposer à faire droit à la demande du père d’intention : pas de fraude à la loi française quant à transcription par les instances consulaires de l’acte de naissance américain, qui mentionnait le père biologique et la mère porteuse, la transcription étant conforme à la « réalité biologique » telle que définie par la loi française. Ceci étant reconnu par le Ministère public. Par ailleurs, la Cour reconnaissait que la violation de la prohibition de GPA ne devait pas nécessairement constituer un obstacle à l’adoption de l’enfant par le conjoint si cette adoption était conforme à l’intérêt de l’enfant. Dans le cas de figure qui nous occupe, l’appréciation par la Cour d’appel de Dijon dudit intérêt a démontré qu’il était préférable que le conjoint soit plutôt… une conjointe. En résumé : pourquoi donc, arguait la Cour, un enfant qui a déjà un père biologique aurait-il besoin en plus d’un père d’intention ? Parfaitement inutile à ses yeux. De parenté homosexuée institutionnellement c’est-à-dire ici juridiquement reconnue, point, donc.

Mais le pivot de l’argumentation de la CA de Dijon était celui que j’ai commenté : la supposée nullité du consentement de la mère porteuse à l’adoption.

Sur ces deux points, la Cour de cassation a tranché en rétablissant que le recours à une GPA a l’étranger ne saurait constituer en lui-même un obstacle à l’adoption par le conjoint si celle-ci est reconnue conforme à l’intérêt de l’enfant. Ce conjoint fût-il un époux.

Quant au consentement maternel à l’adoption, nécessaire comme celui du père pour la procédure d’adoption, sa soi-disant nullité, si bizarrement établie par la CA de Dijon, n’est pas retenue par la Cour de cassation qui fait droit à sa sincérité et à l’absence de rétractation de la mère porteuse.

Les motifs de la décision de la CA de Dijon sont donc dits « inopérants ».

On peut se réjouir que sur ce cas, une décision que l’on peut dire raisonnable prime sur l’impressionnante confusion que nous avons pu relever chez les magistrats de Dijon.

Cependant, il convient de considérer cet arrêt, en lui-même satisfaisant au regard de la demande des requérants, en relation avec les autres arrêts prononcés le même jour par la même Cour de cassation. Car l’on s’aperçoit alors que le feu vert à l’adoption d’un enfant né par GPA par le conjoint du père biologique apparaît comme une concession tactique qui permet de préserver l’essentiel, aux yeux de la Cour, sur la question de la maternité, dans les cas de GPA spécifiquement.

En effet, les autres décisions, qui concernent des transcriptions d’actes de naissance d’enfants nés par GPA à l’étranger au bénéfice cette fois de couples hétérosexuels, actes qui mentionnent le père biologique et la mère d’intention sur l’acte de naissance, refusent la transcription intégrale desdits actes au motif de la « réalité de l’accouchement » qui seule pourrait fonder la filiation maternelle. Ainsi selon la Cour de cassation « l’acte de naissance étranger d’un enfant né d’une GPA peut être transcrit partiellement à l’état civil français en ce qu’il désigne le père, mais pas en ce qu’il désigne la mère d’intention. » Pourtant en droit français plusieurs situations mentionnent sur l’acte de naissance d’un enfant une mère qui n’est pas celle qui a accouché. Dans le cas par exemple de l’adoption d’un enfant né sous X.

Par cette décision bancale, qui vise explicitement à dissuader du recours à une GPA, les magistrats de la haute juridiction préservent donc de toute atteinte une inébranlable conviction, dont on se peut se demander ce qui la fonde vraiment, selon laquelle : pas d’utérus, pas de « vraie » maternité. Les juges de la Cour de cassation invitent donc benoîtement la mère d’intention à adopter l’enfant qui, aux termes de l’acte de naissance de celui-ci, est son propre enfant – dont a accouché une mère porteuse. Cela vaudrait d’ailleurs, ce qui est paradoxal si les magistrats se montrent si attachés à la dimension « biologique », dans des cas où la mère d’intention aurait fourni ses propres ovocytes…

Ce petit détour par les autres arrêts de la Cour de cassation permet de mieux cerner pourquoi il était préférable aux yeux de la Cour de battre en brèche, dans l’un de ses arrêts, le préjugé manifeste de la CA de Dijon quant à l’homoparenté, en vue de maintenir intacte au bout du compte la sacralité de la maternité utérine. Fût-ce au prix de devoir admettre que la « vraie » mère puisse consentir à l’adoption du « fruit de ses entrailles », selon la formule consacrée par une invocation à une autre mère qui le devint, selon la légende, à la suite d’une célèbre procréation divinement assistée.

Comme disait le Prince Salina dans Le Guépard, il faut bien que tout change (arrêt 826 du 5 juillet) pour que tout reste pareil (arrêts 824, 825, 827)…

Notes de l’annexe

1 – On peut lire l’intégralité de l’arrêt à l’adresse suivante : https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/premiere_chambre_civile_568/826_05_37265.html

2 – Père biologique et père d’intention en couple stable depuis 2004, naissance résultant d’un projet commun.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2017.

[Edit du 2 février 2018 : lire l’article de Gérard Jorland « GPA et PMA bioéthiques« ]