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Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (2de partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Seconde partie de l’article de Daniel Liotta.
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

2 – Butler

La psycho-sociologie des sujets « genrés »

À juste titre, Marty insiste sur la perspective sociologique qui fonde la pensée de Butler. En effet, un des enjeux majeurs de cette pensée est d’analyser l’efficacité des pouvoirs sociaux qui assujettissent les individus, et nul n’ignore maintenant l’idée de « genre », cette construction sociale d’assignation sexuelle, masculine ou féminine, illégitimement « normée » par l’exigence d’hétérosexualité1. Foucault, qui ne sacralise pas les références à la société mais n’ignore pas non plus son pouvoir, aurait certainement été intéressé par cette idée. Il n’est cependant pas certain qu’il eût donné son assentiment aux développements théoriques proposés par Butler. Ce sont eux qu’il faut à présent indiquer.

Selon Butler, les assujettissements « génériques » sont produits, sur un mode à la fois réitéré et dissimulé, par les conditionnements culturels et par des modèles comportementaux qui mettent en jeu la puissance des stéréotypes. Précisément, ils sont les effets de ce que Butler nomme le « performatif », la répétition d’actes de discours (« c’est un garçon », « c’est une fille ») qui prétendent constater les normes de genres alors qu’ils les font (to perform). Telle est la « performativité du genre », dont l’intelligibilité est le principe d’une anthropologie sociale.

On doit cependant ajouter à cette perspective sociologique une référence elle aussi essentielle à l’idée freudienne de « mélancolie ». Cette référence permet de déterminer sur un second mode un principe d’identification « générique » hétérosexuelle du sujet. La mélancolie, telle qu’elle est comprise par Butler, désigne en effet une triple opération inconsciente : la perte de l’objet de désir – une perte rendue socialement nécessaire par l’interdiction de l’homosexualité lorsque cet objet est du même genre que le sujet – la soumission psychique à l’interdiction de la perte, et l’intériorisation inconsciente de cet objet désiré, perdu et interdit. Ainsi l’identification mélancolique à un genre, masculin ou féminin, et le désir hétérosexuel doivent-ils être conçus comme les effets impensés des prohibitions de l’objet masculin et féminin2. Je suis, « génériquement », ce dont je ne peux jouir car le désir et la jouissance de cet objet sont prohibés.

Toutefois cette référence psychanalytique est quadruplement contestable. En premier lieu, les lecteurs de Lacan et des psychanalystes ont souligné les déformations, volontaires ou non, opérées par Butler des inventions théoriques de Lacan 3. Or ces contresens acquièrent leur signification au regard de la deuxième faiblesse : la référence analytique est sauvage, au sens où l’on parle d’une « interprétation sauvage », c’est-à dire sans fondement clinique et sans écoute singulière d’un sujet en cure. Cette interprétation soumet Freud et Lacan au même principe général de lecture qui érige des penseurs (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss, Kristeva ou Althusser) en maîtres, pour se donner le pouvoir de les déformer, de les commenter, de les préciser, de les rectifier, de les mettre indéfiniment en relation et de les faire jouer en des réseaux de renvois et de critiques. Ce que Butler nomme la French Theory. C’est pourquoi la théoricienne doit convenir que son « exégèse » analytique est extérieure au champ analytique et, plus encore, qu’elle ne possède aucune prétention empirique4. De plus, et c’est la troisième critique, la référence analytique hésite entre deux lectures. La première semble soumettre toute hétérosexualité au principe de mélancolie, si bien que l’homosexualité serait nécessairement la vérité inconsciente de l’hétérosexualité, la vérité première et sacrifiée d’un désir qui ne cesse de hanter le sujet. Plus encore, l’interdit de l’homosexualité constitue le premier principe social, puisqu’il est présupposé, prétend Butler, par le principe d’interdiction de l’inceste5. La seconde lecture, plus sobre, pense l’identification mélancolique comme un principe seulement contingent des constructions génériques6. Cependant l’une et l’autre lectures nous situent, plus ou moins caricaturalement, face à ce que Foucault a repéré et critiqué : une pensée de la « sexualité », qui prétend reconnaître dans les façons de désirer et de prendre des plaisirs la vérité dernière de la subjectivité7.

Ces trois difficultés intellectuelles nous paraissent ainsi constituer le prix à payer pour bâtir une anthropologie psychanalytique du genre. Toutefois, nous évoquions quatre défauts. En effet, nous ne voyons pas comment s’articulent la perspective sociologique et la référence analytique, et comment l’anthropologie du genre n’est donc pas condamnée à être irréductiblement fêlée, à moins que l’inconscient ne soit radicalement et énigmatiquement dissous dans un pouvoir social8. Nous ne voyons pas comment il est possible d’articuler ce que l’on nomme parfois l’« autre scène », celle de l’inconscient, et la scène sociale qui produit le performatif et les conditionnements hétérosexuels. Il nous semble que les deux analyses (indépendamment de leur force ou de leur faiblesse respectives) sont condamnées à rester juxtaposées9. L’anthropologie pseudo-analytique de Butler et l’anthropologie sociale dessinent de la sorte deux silhouettes du sujet genré censées se compléter intellectuellement, mais qui restent simplement extérieures l’une à l’autre. Ou, plus modestement : nous ne saisissons pas comment elles pourraient se compléter10.

Or une question essentielle s’impose : en inspectant ces silhouettes, pouvons-nous saisir des enjeux politiques de la pensée de Butler ?

L,G,B,T, etc.

Afin de répondre, considérons le présent culturel et politique d’abord américain, et maintenant européen, dans lequel s’insère sa pensée. Celle-ci se situe au point de juxtaposition de la « sexualité » et d’une analyse de type sociologique. Contre les pouvoirs, le militant et la militante s’identifient à un mode de désir et de jouissance qui est supposé constituer leur vérité et qui fut interdit. De la sorte ils inventent de nouveaux devenirs du « genre », des devenirs volontaires et non plus oppressifs. Mais qu’est- ce donc que le répertoire venu des États-Unis – le L,G,B,T auquel on peut ajouter le Q (le queer), voire le N (le neutre) qui ambitionne de « troubler », voire de « défaire », la binarité « genrée » de l’homme et de la femme – sinon ce que nous pourrions nommer un communautarisme à la fois culturel et sexuel ? Et in fine un mélange d’identifications socio-politiques et de repérages sexuels censés représenter la vérité d’un sujet et que celui-ci peut faire jouer sur un mode volontaire voire parodique – une vérité à la fois sociale (mon appartenance à une « minorité ») et sexuelle (le mode d’être supposé le plus intime de mon désir et de mes plaisirs). Marty, à bon droit, identifie ce répertoire à « flot d’assignations », puis à « une incroyable prolifération taxinomique » qui « semble plus relever d’un stéréotype américain que d’un désir de penser »11.

Éric Marty oppose le LGB, qui désigne des « orientations sexuelles », à la figure du « trans » qui « renvoie à une identité » et à un « désir d’assignation » : l’individu du genre féminin passe au genre masculin (FtM), l’individu du genre masculin au genre féminin (MtF)12 ; toutefois, l’opposition est superficielle puisque, ainsi que Marty le remarque, le LGB est une promotion politique et culturelle des identités.

Certes, le militantisme des LGBT permet de lutter contre l’emprise culturelle des normes hétérosexuelles et peut travailler légitimement à étendre et garantir les droits des sujets. En cela il est appréciable et mérite respect. Comment ne pas penser, par exemple, en Pologne, en Hongrie ou en Russie, aux combats courageux et nécessaires contre un mélange d’autoritarisme religieux, de conservatisme culturel et d’inégalité juridique ? Toutefois, puisqu’elles sont supposées par les luttes en faveur des minorités sexuelles, ces catégorisations sexuelles constituent elles-mêmes des modèles normatifs, des modèles certes non imposés mais choisis. Contre des pouvoirs parfois brutaux et puissants qui affirment l’existence de catégories sexuelles jugées infamantes, contre des pouvoirs qui exigent d’être radicalement combattus, elles érigent en principe de lutte des régularités comportementales et des ressemblances entre des manières d’être, de désirer et de jouir. Ces normes ne hiérarchisent pas les manières d’être et de faire, mais elles les homogénéisent dans la mesure où elles les enveloppent dans des catégorisations déterminées. Elles sont individualisantes, non pas au sens où elles hiérarchisent les cas, mais dans la mesure où elles sont productrices de modèles particuliers : le gay, la lesbienne, le ou la bi-sexuel(elle), voire la « butch » (lesbienne de genre masculin) et la « fem » (lesbienne de genre féminin). Bref, ces catégorisations indiquent des modèles sociaux et sexuels sans les imposer, homogénéisent sans hiérarchiser, et individualisent sans « discriminer ». Ainsi, dans la mesure où ils confondent se rassembler et se ressembler, les militants LGTB s’identifient à l’image commune qu’ils inventent et ne s’autorisent que de cette image. Accepter leurs catégorisations est donc – contre des pouvoirs illégitimes et parfois très violents – se régler sur un imaginaire normatif de la ressemblance, quitte à l’affirmer sur un mode parodique.

Accepter ces catégorisations est régler les luttes sur des particularismes indifférents, voire hostiles, à l’universel et au singulier. Cette indifférence distingue le « gay » du répertoire sexuel du gay de l’érotique foucaldienne. En effet, ne serait-il pas plus légitime de méditer ici une leçon de Foucault ? Afin de lutter contre la norme hétérosexuelle, il est certes nécessaire, dans un premier temps, de retourner des catégories jugées infamantes, en premier lieu celle d’homosexualité, pour affirmer des « droits à la sexualité » non hétérosexuelle. L’enjeu toutefois – cet enjeu que Butler reconnaît13 mais dont elle ne semble pas tirer les légitimes conséquences – est, dit Foucault, de libérer les luttes politiques « de la notion même de sexualité »14. Avec Foucault, il convient de s’émanciper de ce mode confus de penser qui prétend reconnaître la vérité d’un sujet dans ses façons de désirer et de prendre du plaisir. Pour promouvoir quelle érotique selon Foucault ? Pour créer des plaisirs sans reconnaître en eux une vérité subjective, et pour proposer une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel, une fois les particularismes mis hors-jeu15. On peut entendre de bien des manières ce programme sur lequel il faudra revenir dans une autre étude : naïveté, projet finalement insensé de se créer comme être de désir et de plaisir, ou bien sagesse lucide de ne pas soumettre l’érotique à l’exigence d’une (re)connaissance de soi. Du moins Foucault a-t-il le mérite de nous épargner le mélange d’identifications communautaires et de prétention à saisir la vérité subjective. Et il nous invite à penser ensemble l’universel et le singulier.

La puissance des particularismes

Au contraire, l’alliance des identifications sexuelles et militantes constitue le régime de savoir et de pouvoir à partir duquel Butler constitue sa pensée. Certes, Butler se pose comme un penseur de la contestation des normes, terme qui très souvent désigne, in fine, tout pouvoir social et tout processus d’identification, et certaines de ses critiques sont tout à fait fondées. Il est nécessaire, écrit-elle, de « saper toute tentative d’utiliser le discours de vérité pour délégitimer les minorités en raison de leur genre et de leurs sexualité »16. Ainsi est-il légitime de « dénaturaliser » les genres et d’affirmer que les idéaux identificatoires sont contingents et ne doivent pas être imposés à titre de normes culturelles et politiques. Il est également légitime de mettre en évidence, avec Butler, qu’aucun individu ne joue parfaitement le rôle social et sexuel qui lui est attribué ; l’identité « genrée » est toujours fragile et troublée, et elle manque donc de « cohérence » (selon un terme qu’affectionne Butler) ; autrement dit, l’idéal identificatoire ne peut jamais être parfaitement imité.

Toutefois, comment Butler se bat-elle, voire se débat-elle, avec le communautarisme social et sexuel ? Indiquons simplement des perspectives de lutte, dont certaines sont repérées par Marty.

  • Butler affirme que le genre « n’est pas réductible à l’hétérosexualité hiérarchique » ; de plus, dit-elle, la binarité du masculin et du féminin ne doit pas être assurée car le genre revendique désormais une « instabilité », c’est-à-dire une absence de cohérence17. Mais son programme militant laisse intact – plus que cela : il conforme et il légitime – les catégories sexuelles, même si une stabilité de principe leur est refusée. Il accorde une puissance axiologique aux identités indissolublement sociales et sexuelles de ces victimes que sont les « minorités ». Nous pouvons également donner raison au propos de Butler : des identités « genrées » (ainsi la butch et la fem) peuvent revêtir une « charge érotique ». Foucault l’affirme également à partir de son propre érotisme18. Mais il nous semble que jouer avec plaisir des rôles libidinaux et sociaux, prendre plaisir à se réunir en faisant jouer ces rôles, ne doit pas signifier fonder sur eux un programme politique.
  • Ainsi que l’écrit Marty, le projet de Butler consiste à présenter « une prolifération en principe sans limite des possibilités de genres »19. En effet, il s’agit, selon Butler, d’«ouvrir le champ des possibles en matière de genres sans dicter ce qu’il fallait réaliser »20. Ce principe de « prolifération » ajoute à la liste des genres, sur un mode non exhaustif, les « intersexes », les « asexuels », les « travestis », les « hésitants » (questionning), les « alliés », les « bi-spirituels » (two spirited), et les « pansexuels » ; le sigle peut ainsi être complété : LGBTTTIQQ2SAAP21. Cependant multiplier les genres, n’est-ce pas seulement multiplier les particularismes et, au lieu de s’en émanciper, leur accorder plus d’extension encore ? Butler remarque elle-même qu’« un simple accroissement numérique » ne peut suffire à constituer un programme politique »22.
  • Selon Butler, il convient d’être attentif à ce qu’une identité, même minoritaire ne soit pas affirmée aux dépens d’une autre. Refusons, écrit-elle, une « identité gay ou lesbienne » qui méconnaîtrait son propre trouble et son manque de cohérence et travaillerait, hélas, à « désavouer toute relation constitutive à l’hétérosexualité »23. Il convient plus encore, précise-t-elle, d’être attentif à ce qu’un combat en faveur d’une identité ne se déploie pas en excluant d’autres combats. C’est pourquoi son programme politique suppose de complexifier les identités (par exemple, celle d’une personne qui se reconnaît à la fois lesbienne et noire, ou femme et colonisée) et de repérer des « carrefours » et des réseaux où les luttes des identités minoritaires doivent stratégiquement s’articuler et intensifier leur « puissance d’agir » (agency ) grâce à leurs convergences24. Toutefois nous devons remarquer que cette intensification n’est pas celle des singularités subjectives mais, écrit Butler, celle du « groupe », et les luttes ont ainsi toujours pour horizon la « communauté » des minorités25. Et de la sorte ni le singulier ni l’universel ne sont reconnus par Butler en leur valeur spécifique. La singularité est mise hors-jeu au profit des identités politiques particulières, et l’universalité est condamnée à être ignorée au profit d’une connexion de ces identités grâce aux carrefours militants.

Il ne s’agit pas ici d’analyser les conceptions spécifiques de l’universel et du singulier selon Butler, assurément complexes. Repérons simplement le statut qu’elle leur accorde selon les principes les plus fondamentaux de son militantisme LGBT. Bien que la militante déclare que « l’affirmation identitaire ne peut être la fin de la politique » et s’oppose clairement au prestige américain de cette affirmation26, ce militantisme semble cultiver les identités particulières sur un mode certes non-binaire, non contraint et instable (une instabilité, une non-cohérence qui préserve cependant la communauté) : sur un mode qui est positif, extensif et réticulé. Nous ne voyons pas comment Butler peut valoriser la catégorie militante de « minorités sexuelles » et affirmer cependant que cette catégorie « ne renvoie pas à une logique identitaire » car, dit-elle, elle permet de lutter en faveur des « personnes très diverses » qui subissent les normes27 ? Ne faut-i l pas lui répliquer que respecter réellement cette diversité est consentir à dissoudre ou, au moins, à dévaloriser la supposée identité sexuelle des minorités28 ? Ce qui nous semble, in fine, l’opération légitime. Et comment peut-elle prétendre que « la théorie queer s’oppose par définition à toute revendication identitaire » et ajouter toutefois qu’« il ne s’ensuit pas pour autant que la théorie queer s’opposerait à toute assignation de genre », sinon en précisant l’opposition légitime à la « législation imposée de l’identité »29. Mais ceci semble signifier que cette législation est acceptée lorsqu’elle n’est pas imposée.

Il convient de prêter attention particulière à l’étude dans laquelle Butler examine une subjectivité dont les devenirs manifestent, écrit-elle, un « écart » et une « incommensurablité » avec les normes. Ce sujet et sa parole s’affirment ainsi, précise-t-elle, « aux limites de l’intelligibilité »30. Or cette inintelligibilité a pour objet à la fois la singularité et l’universalité subjectives ; elle est en effet, d’une part, celle de David auquel il faut « rendre justice »31 et, d’autre part, celle d’une « certaine essence du sujet parlant, qui parle au-delà de ce que l’on peut dire »32. Toutefois, Butler ne s’affronte pas ici à la question, à laquelle on peut penser qu’il convient de répondre par l’affirmative : tout sujet, même si par bonheur son existence n’est pas aussi dramatique que celle de David Reimer, ne s‘affronte-t-il pas à ces limites ? Penser ces limites ne nous oblige-t-il pas à nous confronter à ce qui, en tout sujet, « excède la norme »33 et les genres ? Affirmer, dans un autre texte, que « ce qui est en dehors des normes ne sera pas, à proprement parler, reconnaissable », que « nous n’avons pas de mots » pour dire ce dehors qui importe et « qui fait partie de notre expérience sans que nous le sachions »34, c’est, dans tous les sens du terme, accepter de n’en rien entendre, et s’empêcher de tirer les conséquences de cette extériorité pour parler, penser et agir. Déclarer, enfin, que cette absence de discours « peut également être le signe d’une prise de distance par rapport aux normes régulatrices, et par conséquent constituer un espace pour des possibilités nouvelles »35 ne nous semble pas suffisant ; c’est ne pas travailler à dire ce qui excède les normes, c’est ne pas tirer les conséquences de ce que les identifications génériques ne sont que des semblants, et ne pas s’interroger sur ce qu’est une singularité subjective afin de permettre l’actualisation de ces possibilités.

Une telle actualisation pourrait prendre pour objet des pensées qui acceptent d’entendre et de dire ce qui échappe aux particularismes, notamment une philosophie des devenirs subjectifs (Deleuze36) ou une intelligibilité de la « division subjective » qui disjoint radicalement ressemblance et vérité et ne prétend pas saisir une identité (Lacan) ? La cure analytique ne permet-elle pas de dire et de faire entendre ce qui est irréductible aux identifications sociales et personnelles, afin qu’un sujet puisse peut-être modifier ses façons de vivre ? Il n’est pas question, ici, de déployer des réponses. Indiquons simplement leur enjeu : proposer un discours à un sujet pensé comme irréductible aux normes sociales, un discours qui le confronte aux conditions universelles de la subjectivité. Et l’existence de ce discours permet de conférer une valeur à la fois intellectuelle, morale et politique tant à la singularité qu’à l’universalité37.

Certes poser, comme le fait Butler, qu’aucune subjectivité ne manifeste « une pleine cohérence », car les répétitions normatives sont toujours pour une part vouées à l’échec, et lui reconnaître une irréductible part d’« opacité » permet de s’élever contre la « violence éthique » qui exige que le sujet soit identique à lui-même38. Mais qu’est-ce qui empêche ces propositions de déployer une philosophie et une politique de la singularité subjective ? La conviction que la définition du Je et de son émergence exige de « se faire sociologue »39. Puisque, selon la formule si vague (et malgré beaucoup de références à Foucault, Levinas, Nietzsche, Hegel et « la psychanalyse »), « on ne peut en effet pas isoler le « je«  de la pression de la vie sociale »40, nous comprenons que la subjectivité hors norme ne peut être entendue. Nous comprenons également que la philosophie se déploie en jugements sociaux. Et, puisque la société serait réductible in fine à des normes particulières (imposées ou acceptées, voire parodiées), on comprend pourquoi cette philosophie se déploie en un militantisme dont la défense des particularismes est le principe.

Exposons un dernier signe de cette dévalorisation du singulier et de l’universel au profit de la société et de ses communautés particulières. Les très fortes réserves de Butler contre ce qu’elle nomme « le mariage gay et lesbien » sont fondées sur la conviction que sa reconnaissance juridique enveloppe « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à la norme du mariage sous la forme existante ou révisée » ; ainsi les « communautés de minorités sexuelles sont menacées de devenir non reconnaissables et non viables tant que le lien du mariage sera le mode d’organisation exclusif de la sexualité et de la parenté »41. Des remarques s’imposent, outre le constat qu’il y a maintenant bien des années que le mariage n’est pas en Occident le seul mode légitime de sexualité et de parenté. 1) Sont ici posées une continuité et une complicité nécessaires de la possibilité juridique (pouvoir se marier) et la contrainte normative (se marier deviendra une norme qui rendra « abjectes » les relations homosexuelles non maritales). Cette continuité est justifiée par un jugement sociologique très fragile, mais littéralement incontestable, puisque Butler évoque seulement une « menace », celle de l’« abjection » des sexualités homosexuelles non maritales. 2) Cette menace, en admettant qu’elle existe, est toutefois restée sans effet : qui donc aurait observé une intensification de l’abjection attribuée aux couples homosexuels non mariés depuis que la possibilité maritale leur est offerte ? 3) L’universel juridique dont peuvent user tous les sujets singuliers est donc dévalorisé au nom de cette menace que seraient censées subir des communautés particulières42.

Contre ce mouvement de pensée, il faut rappeler que rien n’est plus étranger à Foucault que cette conception de Butler selon laquelle – retournons une citation du premier43 – la seule réalité à laquelle puisse prétendre la pensée critique et militante, c’est la société. Foucault a refusé, disions-nous, de proposer une anthropologie ; il a congédié la « sexualité » ; il a fréquemment congédié avec elle – à tort ou à raison – la psychanalyse ; il a différencié la société et les programmes de pouvoir ; enfin, il a accordé une écoute et une intelligibilité aux rationalités et aux existences hors norme sans mépriser par principe la pensée normative, et fut attentif à nouer le singulier et l’universel. Butler a proposé une anthropologie du sujet genré ; elle a développé une pensée de la sexualité fondée sur une supposée psychanalyse ; elle a toutefois érigé la société en objet ultime de la philosophie et de la politique ; elle n’a pas accordé d’écoute et d’intelligibilité à ce qui est hors-norme, et a soumis la pensée du « je » à une sociologie des particularismes. On ne doit pas reprocher à Butler d’avoir inventé et suivi son propre mouvement de pensée qui, malgré les hommages et les références, l’oppose frontalement à Foucault. Toutefois il nous semble que son anthropologie oscille, sans pouvoir les articuler, entre une sociologie et une psychanalyse, que cette psychanalyse apparaît dogmatique et fragile, que cette sociologie conditionne l’intelligibilité du Je à l’analyse des particularités sociales et interdit toute mise en valeur du singulier et de l’universel.

Conclusion : la littérature, la psychanalyse et l’école

Nous désirons finir par une considération en apparence secondaire. On repère aisément l’importance que revêtait la littérature pour des penseurs qui sont les matériaux de la French Theory. S’agissant de Barthes, analyste de la littérature, cela va de soi. La littérature fut un objet d’expérimentation et un souci philosophique majeur de Derrida. Elle constitua également un objet de pensée stratégique en certaines périodes du parcours de Foucault. Deleuze écrivit un magnifique Proust et les signes et réunit certaines de ses études littéraires en un volume44. Quant à Lacan, de Poe à Joyce, en passant par Claudel, Racine, Blanchot et Duras (la liste n’est pas exhaustive), il ne cessa de confronter la psychanalyse à la littérature.

Marty repère fort bien le sort fait à la littérature par beaucoup de « théories du genre » : la dévalorisation – voire la condamnation – de la littérature et des lectures littéraires auxquelles se livrèrent Barthes et Deleuze45. Nous n’osons penser, avec lui, que le discrédit de la littérature naîtrait de son identification à des « œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination »46 ? Plus sobrement, elle est jugée « élitiste », écrit-il, par des penseurs du genre47.

La littérature et, en général, l’art sont effectivement « élitistes » pour des pensées et des pratiques selon lesquelles rien ne fait limite aux pouvoirs, ainsi lorsque un État prétend arbitrairement imposer ses lois et ses normes dans les relations culturelles et sociales – ou lorsque des communautés prétendent dominer l’espace politique et culturel. L’on conçoit fort bien que la littérature et les arts soient dépréciés par les militants des communautés et que, au contraire, elle importe à ceux qui désirent ne pas s‘identifier aux particularismes. En effet les arts, et donc la littérature, sont irréductibles aux particularismes ; ils sont les inventions de singularités et prétendent, en traversant et en exploitant les particularismes, s’adresser à tous.

Toutefois ils s’adressent à tous, à la condition que chacun soit instruit de leur existence. C’est pourquoi, il convient, en dernier lieu, de considérer de nouveau l’école. Ne doit-elle pas être l’institution grâce à laquelle les sujets sont instruits des arts et, en particulier, de la littérature, quelle que soit leur particularité « sociale » ou « genrée » ? Il faut dire de Lacan, Barthes, Deleuze et Derrida ce que Jean-Claude Milner dit de Foucault avec une naïveté qui n’est que superficielle : ils étaient de bons élèves d’une école qui les avait instruits48. Afin qu’il y ait d’autres élèves, et de bons élèves, afin qu’ils puissent se confronter à la littérature et lire ces penseurs, il est nécessaire que l’école puisse accomplir sa mission de limite aux particularismes sociaux. Ainsi entendons-nous, dans le livre de Marty, moins qu’une nostalgie mais plus qu’un souci. Disons la griffe du désir et une inquiétude jamais explicitées, qui semblent pourtant porter et animer ses analyses : contre la dévalorisation de la littérature, réaffirmer sa puissance et son caractère précieux et indispensable à titre de création artistique et d’expérience de pensée.

Céder sur la littérature, c’est céder sur l’articulation paradoxale du singulier et de l’universel. Ajoutons : céder sur le nouage de l’universel et du singulier, c’est également céder sur la psychanalyse, à moins d’en faire une bonne à tout faire des adaptations sociales, une thérapie sociale. Le psychanalyste ne rencontre pas un représentant de telle ou telle communauté sociale ou de tel « genre »; il rencontre un sujet en sa singularité, précisément un sujet singulier dans son rapport à des structures universelles : un corps parlant et parlé qui fait l’expérience du rapport singulier à une langue.

On peut donc le dire brutalement : si le discours des particularismes sociaux et sexuels l’emporte, alors la psychanalyse, la littérature – et la philosophie qui est aussi la rencontre d’une singularité créatrice avec l’universel du discours rationnel – ne pourront recevoir qu’une place secondaire et toujours suspecte. Si ce discours soumet à ses pouvoirs les institutions politiques et culturelles, alors les sujets pour se dire et tenter de se faire entendre seront plus intensément contraints qu’ils ne le sont présentement de se confier à des communautés sociales qui pourront, pensent-ils, les protéger et les reconnaître. Mais à condition qu’ils se désingularisent et s’affirment hors de l’universel. C’est-à-dire qu’ils se nient comme sujets.

Lire la première partie

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Notes de la seconde partie

1. Une « notion dérivée de la sociologie », écrit Butler citée par Marty, LSM, p. 22, note 2.

2. Trouble dans le genre et La vie psychique du pouvoir qui semble préciser et approfondir le premier livre, proposent les analyses les plus développées de cette « mélancolie ».

3. Sur ce point, contentons-nous ici de renvoyer à Marty qui repère les contresens flagrants sur la « forclusion » lacanienne, LSM, p. 65-70

4. « J’aimerais caractériser et situer le type de texte que je produis comme un certain genre de critique culturelle de la théorie psychanalytique qui n’appartient ni au champ de la psychologie ni à celui de la psychanalyse, mais qui cherche néanmoins à établir un lien avec ces deux disciplines. […] Je ne défends aucune approche empirique, ni ne veux rendre compte des positions psychanalytiques présentes sur le genre, la sexualité, la mélancolie », VP, p. 206-207.

5. « L’hétérosexualité est produite non seulement à travers la réalisation de l’interdit de l’inceste mais, avant cela, par la mise en place de l’interdiction de l’homosexualité » (ibid, p. 203). Comprenons cet « avant » : l’interdit de l’homosexualité et la mélancolie précède l’interdiction de l’inceste théorisée par Lévi-Strauss non seulement d’un point de vue chronologique, mais aussi sur un mode logique et ontologique : « l’interdit de l’inceste présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualité du désir », ibid. 

6. « Je dirai, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existe de multiples modes d’expérience du genre et de la sexualité qui […] ne supposent pas que le genre soit stabilisé par la mise en place d’une hétérosexualité sans faille », « le genre est acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels », ibid, p. 204 ; nous soulignons. Encore plus sobrement : « l’hétérosexualité est cultivée à travers des interdits », p. 205.

7. Ainsi, sur un mode nécessaire ou contingent, « la plus « authentique«  mélancolique lesbienne est incarnée par la femme strictement hétérosexuelle, et le plus « authentique«  mélancolique gay est l’homme strictement hétérosexuel », ibid, p. 218. Mais, inversement (et énigmatiquement, car l’hétérosexualité n’est pas prohibée), « une mélancolie spécifiquement gay » a pour principe « une perte [de l’hétérosexualité] qui ne peut être reconnue comme telle », p. 221.

8. « Je me suis emparé de la notion psychanalytique de forclusion, et je lui ai donné un caractère spécifiquement social », Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, trad. J. Vidal et C. Vivier, p. 105. Voir note 32.

9. Sur la difficulté, voire l’impossibilité, de concevoir pareille articulation, renvoyons aux analyses d’Anne Emmanuelle Berger dans Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, 2013, Berlin, p. 57 et suiv.

10. Nous n’entendons pas ce que signifie la formule, « la notion de performativité du genre appelle une refonte psychanalytique à travers la notion d’acting out, car elle émerge dans l’articulation de la mélancolie et dans la réaction de pantomime à la perte, par laquelle l’autre est incorporé dans les identifications formatrices du moi », VP, p. 238. Le dernier chapitre de La vie psychique du pouvoir, qui a certain égard se présente comme une explication de cette formule, ne nous permet pas de l’entendre.

11. LSM, respectivement, p. 32 et p. 480.

12. Ibid, p. 483.

13. TG, p. 200 et suiv.

14. « Le gay savoir », entretien publié dans les Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005, p. 47 et 48. Cette idée essentielle de La volonté de savoir et de l’érotique gay est fréquemment énoncée : ainsi DE, n° 200, t. III, p. 260-261 et n° 313, t. IV, p. 308-312.

15. C’est ainsi que Foucault affirme d’une part : « Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (Ibid., t. IV, p. 739) C’est pourquoi il propose « une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux » et ajoute, d’autre part : « Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point de vue, transposables aux hétérosexuels. » (Ibid., t. IV, p. 311) Simon Wade, qui relata sa rencontre avec Foucault en 1975 en Californie, cite des propos du philosophe : « Je crois que le terme “gay” est devenu obsolète – en vérité, comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise. La raison en est la transformation de notre compréhension de la sexualité. On mesure combien notre recherche du plaisir a été considérablement limitée par le vocabulaire qui nous a été imposé. Les gens ne sont pas ceci ou cela, gay ou hétéro. Il y a une gamme infinie de ce que nous appelons le comportement sexuel et de mots qui empêchent cette gamme de se réaliser – soit des mots qui figent le comportement, qui sont faux et mensongers. », Foucault en Californie, Paris, Zones, 2021, trad. G. Thomas, p. 85. Il faut certes se méfier des jeux de la mémoire, ils sont ceux de l’oubli et de la déformation. Toutefois, la référence au plaisir ainsi que la critique de la « sexualité » et de ses catégories nous invitent à accorder un certain crédit au propos. Wade affirma que Foucault avait lu son manuscrit et autorisé sa publication ; voir la préface de H. Dundas, p. 10-11.

16. TG, p. 27.

17. Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, trad. M. Cervulle, p. 71.

18 . Respectivement Butler, ibid, p. 241 et Foucault DE, n° 358, IV, p. 735 et suiv.

19. LSM, p. 32.

20. TG, p. 26.

21. On peut avoir une idée de cette prolifération en tapant la requête « liste des genres lgbt » dans un moteur de recherche.

22. Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, trad. C. Nordmann, p. 240.

23 . Ibid, p. 122.

24. Ibid, p. 124 et suiv.

25. Selon Butler, il s’agit bien de viser « l’augmentation de la puissance d’agir des groupes » (ibid, p. 127) et ainsi d’« esquisser la carte d’une communauté future » (ibid, p. 128). Marty propose une lecture de es pages dans LSM, p. 228-230.

26 Humain, inhumain, op. cit., p. 112.

27. Ibid, p. 128.

28. La formulation de Butler nous semble résumer la contradiction, qu’il ne suffit pas d’énoncer pour s’en émanciper : « Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires. […] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé-e par, l’identité », TG, p. 49-50.

29. Défaire le genre, op. cit., p. 20. Nous soulignons.

30. Ibid, respectivement, p. 91 et 92.

31. Ce sujet est David Reimer. Né avec des chromosomes XY, il subit une erreur chirurgicale à l’issue de laquelle son pénis fut brulé et amputé. Il fut soumis à une « chirurgie de réassignation » sexuelle, qui impliqua (entre autres opérations) l’ablation des testicules et fut éduqué comme une fille, sous le prénom de Brenda. Cependant, à partir de 8 ans, il manifesta ne pas se reconnaître en cette féminité et refusa avec horreur toute féminisation médicale de son corps. À l’adolescence, il obtint une reconstruction du pénis. David Reimer se suicida à l’âge de 38 ans. Cette histoire, que nous résumons trop brutalement, inspira à Butler des réflexions qui nous semblent subtiles, « Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégorie de la transsexualité » (p. 75 et suiv.). Si les faits sont avérés, ils mettent particulièrement bien en évidence la double objectivation psycho-médicale à laquelle fut soumis ce sujet. La première équipe, constituée de médecins et de psychologues, prétendit inventer la féminité de Brenda et la régler sur des normes sociales et physiques, au nom d’un « constructivisme » qui réduit le « genre » à des inventions sociales. La seconde équipe prétendit fonder l’exigence de masculinité de David sur la présence génétique, et donc naturelle, du chromosome Y.

32. Ibid, p. 91.

33. Ibid, p. 90.

34. « Retour sur les corps et le pouvoir » dans Incidences, 4-5, 2008-2009, trad. N. Ferron et C. Gribomont, p. 111.

35 . Ibid.

36. Signalons simplement que, selon Deleuze, la « majorité » désigne, non pas ce qui est quantitativement le plus important, mais la domination des modèles. Inversement, « la minorité » désigne non pas un particularisme mais la « figure universelle » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588), c’est-à-dire « le devenir de tout le monde » lorsque les modèles n’imposent plus leur pouvoir (p. 133-134). Cette « minorité » est inséparable des puissances singulières d’affirmations et de « devenirs créatifs » émancipés des modèles. Penser ensemble cet universel et ces singularités est un des enjeux essentiels de Mille plateaux.

37. Marty nous semble ici trop sévère, lorsqu’il évoque, à propos des réflexions de Butler sur David Reimer, un « cryptohumanisme », qui « contredit l’implacable sociologisme auquel Butler nous a habitué », LSM, p. 485. Nous interprétons les propos de Butler comme une incapacité – ou faut-il dire un refus ? – de penser ce qui n’est pas réductible aux normes et de poser le principe de la singularité et l’universalité. Mais, certainement, cette incapacité empêche la militante de penser le statut de la subjectivité indépendamment des combats des minorités.

38. Le récit de soi, Paris, PUF, 2007, trad. B. Ambroise et V. Aucouturier, p. 42.

39 . Ibid, p. 7.

40 . ibid, p. 136.

41. Défaire le genre, op. cit., p. 17-18. Sur ce texte, voir Marty, LSM, p. 28.

42. Remarquons cependant que dans l’Entretien du 4 décembre avec C. Pagès et M. Trachman, proposé dans le Site « La vie des idées », Butler affirme la légitimité du « mariage gay ». Elle remarque, bien plus sobrement que « aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. » Elle regrette que « ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. » Toutefois il ne nous semble pas que ces objectifs légitimes soient oubliés ou dévalorisés à cause du mariage gay.

43. Rappelons la critique que Foucault adresse au « principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même » ; voir p. 3, note 10.

44. Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

45. LSM, p. 25, p. 289

46 . LSM, p. 26.

47. Ibid.

48. J.-C. Milner, « D’une sexualité l’autre » in Milner J.-C., Zizek S., Lucchelli J.-P. Sexualités en travaux, Edition Michèle, Paris, 2018, p.25-26.

Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (1re partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Dans ce travail d’analyse et d’explication de textes croisés, Daniel Liotta, à partir d’un livre d’Éric Marty, examine les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement celles de Michel Foucault. Cette déformation a reçu le nom de French Theory. Il met en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Il montre en quoi et pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Alors que Foucault propose une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel une fois les particularismes mis hors-jeu, la pensée de Butler soumet la pensée du « je » à une sociologie des particularismes, interdisant toute valorisation du singulier et de l’universel.

Ce parcours très riche propose (première partie) une réflexion sur l’individualisation et la singularisation, la norme et la loi selon Foucault. Il aborde ensuite (seconde partie) une analyse de la puissance des particularismes, des communautarismes sexuel et social.

Sommaire de la première partie

En 2021, Éric Marty a proposé un livre volumineux et très savant, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée française dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués de textes de ces auteurs. Or ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un « sens propre en un sens impropre » »1, écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle n’est pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais qu’elle est aussi celui d’un relâchement intellectuel.

L’enjeu du livre de Marty est de mettre en lumière les différentes conceptions de la « sexualité » proposées par la French Theory et des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Le nôtre est plus modeste : à partir du travail de Marty mettre en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Insistons sur ce substantif : les deux penseurs se présentent comme des penseurs de la norme. Les confronter permettra d’élucider les devenirs de ce concept souvent évoqué mais peu défini et de comprendre pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.

1 – Foucault

Les normes

Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la « Loi«  vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier »2. Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu »3 : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les perspectives politiques de l’axiologie proposée par Foucault.

Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions d’abord deux types de normes. D’une part ce que Foucault baptise « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation »5 ; celle-ci est d’ordre statistique.

Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique globale des décès causés par la variole dans une population et elle détermine également des moyennes particulières en précisant les âges, les régions ou les professions de cette population. L’enjeu est de produire l’alignement de telle moyenne particulière sur la moyenne globale élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il semble que nous soyons fidèles à cette perspective conceptuelle lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides dont Durkheim fonde la théorie dans son livre de 1897 Le suicide6), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.

La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :

  • institution d’un modèle ;
  • distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) repérés à partir du modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciés par rapport au modèle ;
  • comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
  • hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».

En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit – il définit et travaille à produire – les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Émerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale (il est plus ou moins normal d’être atteint de la variole selon l’âge, la région ou la profession ; un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est). C’est pourquoi la norme est par principe individualisante mais non singularisante : elle ne retient des manières d‘exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.

La volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs »7 ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend fonder en raison l’idée de « sexualité », notion confuse qui mêle des phénomènes anatomiques et physiologique, des comportements, des modalités de sensibilité, de désir et de plaisir, notion qui est cependant supposée définir les assises de notre subjectivité8. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui longtemps imposa le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes et conçut la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices furent supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affectait la santé moyenne d’une population9.

Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité productive, pédagogique, punitive ou médicale qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Mais produire cette analyse n’est pas affirmer que cette rationalité et ces programmes sont par principe appliqués dans la société, ce n’est pas affirmer qu’ils constituent nécessairement des réalités sociales. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, Foucault écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même »10. (Nous devrons garder ce propos en l’esprit lorsque nous considérerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société « disciplinaire« , il ne faut pas entendre « société disciplinée« . Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que « les Français sont obéissants » »11. Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenirs sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir »12.

Selon cette perspective, nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs et, d’autre part, les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales et effectives des pouvoirs. Or Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais également ces lieux dans lesquels se déploient des pratiques de résistance et « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force »13. De la sorte un programme de pouvoir n’est pas un constat social de soumission.

Le second principe consiste à refuser l’anthropologie et à lui préférer une simple affirmation : un être humain a un corps et il pense. Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme. Or il est possible de mettre en relation ce refus de l’anthropologie avec le constat empirique selon lequel des individus sont certes soumis à des programmes d’assujettissement, mais luttent contre ces programmes et parviennent parfois à s’en déprendre ou leur sont étrangers. Ne pas pratiquer l’anthropologie c’est aussi ne pas prétendre savoir ce que sont les hommes et ne pas les supposer par principe être modelés par les pouvoirs. Butler regrette que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble [soit] passé sous silence dans sa théorie »14. Ce regret oublie que les pouvoirs normatifs de la société, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets et ne sont jamais pensés par Foucault comme les principes de la connaissance de l’homme.

Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées, travaillées par une pensée immédiate ou réfléchie. De plus, d’autres modes de rationalité et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées15. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs16. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci imposent ainsi leurs impératifs au droit militaire, au droit des entreprises, au droit de l’école ou aux législations politiques de la santé. De la sorte, les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont réglées par des exigences et des soucis normatifs.

Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.

Les perspectives axiologiques

Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal qu’on touche mais à une matière dangereuse »17. Il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non une négativité de principe, de tout pouvoir. Deuxième proposition : il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé »18  – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé »19 – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail20 ? Est-il nécessaire de rappeler, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent aussi travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, troisième proposition, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression21.

Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Être réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.

  • Un premier principe de combat est indiqué dans La volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes22. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus »23. À l’opposé des normes individualisantes mais non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement grâce aux plaisirs.
  • Les deux derniers livres non posthumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. À cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments non posthumes de Foucault24.
  • Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir »25. La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques26.
  • L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes27.
  • Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et internationale non soumis à la rationalité normative ? Il n’est pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit28.

Par-delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté les conclusions que nous proposons ici, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur le respect des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’il ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils garantissent les libertés des autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant nos démocraties n’instituent-elles pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, la soumission de la loi aux rationalités normatives qu’elle ne cesse d’invoquer subordonne son formalisme à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira, l’institution dans les démocraties occidentales de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté » et que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.

Toutefois une dernière précision s’impose : refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale doivent être l’objet d’une réflexion sérieuse29, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé »30 exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.

Second exemple, que nous proposons en notre nom : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleurs productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :

« on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution. »31

À l’école, ce que Kant nomme pour sa part la « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui rendent l’instruction possible. À quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et participent à produire une politique légitime. Seule une politique scolaire réglée sur les exigences de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.

Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.

Lire la seconde partie.

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Notes de la première partie

1 . Éric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordmann, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine », Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La découverte, 2006, trad. C. Kraus, p.29.

2. LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.

3. Ibid, p. 419.

4. Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p.185.

5. « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.

6. Le suicide, Paris, PUF, 2013.

7 . La volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 182-183.

8. Ibid, p. 204-206.

9. « Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; VS, p. 191-192.

10. DE, n° 277, t. IV, p. 15. Foucault souligne. Selon Paul Veyne, dont on connaît la proximité intellectuelle et amicale avec Foucault, celui-ci déclarait à propos des historiens : « lls n’ont que la Société à l’esprit, elle est pour eux ce qu’était la Physis pour les Grecs. », cité dans Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 39.

11 . Ibid, p. 15-16.

12. La vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même, dit-elle, « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. », ibid, p. 159. Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes le prisonnier, écrit Foucault, « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, cité par Butler, ibid. p.138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, écrit encore Foucault, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34, Butler, ibid p. 138, 145). Mais la formule qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme – désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps et les âmes des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive de Butler selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, ibid, p. 145). 

13 . SP, p. 32.

14. VP, p. 23.

15 . SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.

16. VS, p. 190.

17. DE, n° 353, t. IV, p. 694.

18. VS, p. 191.

19. DE, n° 325 ? t. IV, p. 377.

20. Marty repère bien que la critique générale qu’adresse Foucault à ce pouvoir sur la vie peut donner lieu à des « effets pervers », ainsi « la mise en cause de la sécurité sociale », voir LSM, p. 426.

21. « Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, n° 336, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.

22. VS, p. 208.

23. DE, n° 313, t. IV, p. 311. Sur l’invention des plaisirs et des désirs, voir n° 358, t. IV, p. 735 et suiv.

24. Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.

25. DE, n° 228, t. III, p. 507.

26. Nous renvoyons ici à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité » @réf.

27 . Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.

28. Il est vrai que beaucoup d’articles de Foucault manifestent un jugement positif et même un certain enthousiasme envers la révolution iranienne et la « spiritualité » religieuse qui, pensait-il, la portait. Ce jugement l’empêcha d’être attentif aux potentialités théocratiques et dictatoriales que cette révolution allait rapidement actualiser. Toutefois la « Lettre ouverte à Medhi Bazargan » (avril 1979), l’éphémère Premier ministre de Khomeiny, oppose le moment du « soulèvement » aux « devoirs très lourds » et trop souvent non respectés du nouveau gouvernement ; Foucault insiste également sur l’obligation de toujours assurer les droits de la défense dans les « procès politiques » lorsque sont jugés de supposés anciens bourreaux ; voir DE, n° 265, t. III, p. 781-782. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Foucault après la révolution. L’universel, le singulier et la légitimité » dans Philosophie, Paris, Minuit, n° 154, juin 2022, p. 57 et suiv.  

29. DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv.

30 . ibid, p. 379.

31 . E. Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966, trad. A. Philonenko, p. 71.