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« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

L’union « des droites » sur la paille de la Nativité : une logique identitaire

Ceux qui appellent de leurs vœux (jusqu’à présent pieux) l’union de la droite LR et du RN sont enfin exaucés : celle-ci s’effectue sous nos yeux « dans la joie et la paix » d’un seigneur qui n’a jamais complètement digéré la loi du 9 décembre 1905. C’est dans les détails que se glisse la grâce : foin des programmes politiques encombrants, la jonction trouve asile sur la paille qui accueille les crèches de la Nativité dans certaines mairies. Ce faisant, elle renforce le « wokisme », mais aussi un certain « progressisme » qu’elle prétend combattre.

À l’initiative du sénateur des Bouches du Rhône Stéphane Le Rudulier, une proposition de loi visant à modifier l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 a été déposée et soutenue par plusieurs dizaines de sénateurs, notoirement LR et RN ou proches de ce parti1.

Ils entendent voler au secours des élus qui, tels Louis Aliot à Perpignan ou Robert Ménard à Béziers, enfreignent délibérément la loi en érigeant des crèches de la Nativité au moment de Noël dans les bâtiments municipaux.

Selon l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Donc pas de crèche de la Nativité dans les mairies, dans les hôtels de département, de région. Soulignons que la fin de l’article exclut de l’interdiction le domaine culturel désigné de manière générale par « musées ou expositions ». Un maire un peu astucieux s’efforcerait d’habiller l’exhibition en exposition temporaire sur la célébration de Noël dans différentes « traditions culturelles » – avec un petit parcours historico-artistique expliqué par quelques panneaux présentant les personnages sous un aspect mythologique et non pas religieux, afin de proposer un objet appropriable par tous, comme on le ferait dans un musée… Aux tribunaux, ensuite, d’apprécier la conformité avec l’article 28 en cas de plainte. On ne fera pas l’injure aux sénateurs en question de penser qu’ils manquent d’astuce. Non, l’objectif est clair : il s’agit expressément de privilégier une tradition représentant exclusivement une France chrétienne. Le projet en effet propose de changer la loi en y inscrivant une série d’exceptions particulières par l’ajout suivant : « ainsi que des dispositifs nécessaires à la présence temporaire de crèches et arbres de Noël, de santons, de galettes des rois et d’œufs de Pâques ».

La proposition particularise l’objet de la loi, qui devrait rester le plus général possible, jusqu’à l’œuf de Pâques dont on ne précise pas s’il est en chocolat. L’énumération de ces objets particuliers, pour être ridicule, n’en est pas moins révélatrice : elle désigne, sous le terme pompeux de « préservation des traditions immémoriales de la Nation française » des objets qui ont cependant chacun une histoire et où sont enrôlées sous le chef du catholicisme des coutumes qui le précèdent et l’excèdent (alors que si l’on voulait s’inscrire dans un projet culturel, il faudrait faire l’inverse!). C’est cette bannière religieuse qui retient ici l’attention, et les commentateurs qui se répandent dans les médias pour soutenir la proposition ont parfaitement compris : on pourrait à cette occasion, comme je l’ai entendu sur une chaîne d’infos continues, « suspendre temporairement la laïcité ». À ce compte, pourquoi ne pas la suspendre aussi pendant le jeûne du mois de Ramadan, etc. ?

L’énumération présentée par la proposition a valeur de symptôme. Elle peut être lue soit comme close, soit comme appelant d’éventuels compléments. Dans le premier cas, elle sonne le rappel du catholicisme comme une « racine » principale de la « Nation française ». Dans le second, elle fait du geste religieux un moment fédérateur de ladite « Nation ». Dans les deux cas – que la déclinaison identitaire se fasse au singulier ou au pluriel -, le moment religieux est plus qu’une composante (même importante) de l’histoire de France : il constitue une essentialité nationale, accréditée par la reconnaissance explicite de la part de la puissance publique.

Les deux lectures ne sont donc pas incompatibles. On rappellera que, dans son livre de 2015 Situation de la France, et avec grande ampleur conceptuelle, Pierre Manent proposait une fédération à portée politique des « cinq grandes masses spirituelles » au sein desquelles le catholicisme aurait un rôle médiateur supplantant la laïcité2. On peut aussi, et cela mérite d’être souligné, inclure dans ce geste identitaire l’action des courants « progressistes » que pourtant LR et le RN affectent de combattre et qui s’illustrent brillamment en matière de destruction de la laïcité et d’accommodements communautaristes – on songera par exemple, pêle-mêle, aux rapports Tuot de 2013 sur l’intégration, aux accompagnateurs scolaires, aux financements d’édifices cultuels et de crèches confessionnelles, au soutien d’élus « de gauche » à la fameuse manifestation du 10 novembre 2019 « contre l’islamophobie », à l’autorisation pour les associations religieuses d’échapper à l’obligation de se déclarer comme lobbies3

Présentées au motif (entre autres) de s’opposer au « wokisme »4, les déclinaisons de la logique identitaire dont la proposition de loi procède en offrent l’image symétrique. Les grignotages à bas bruit qu’elle énumère épousent l’objectif des courants antilaïques : faire que l’association politique nommée France ne soit plus vraiment « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »5 qui se pense comme auto-constituante, et où personne n’est invité à (et encore moins sommé de) s’identifier à une appartenance.

Notes

1 – « Proposition de loi visant à préserver les traditions immémoriales de la Nation française » https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-215.html .

2 – Je me permets de renvoyer à mon analyse dans la fin de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet ». https://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet/

4 – Voir l’exposé des motifs sur le site du Sénat https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl22-215-expose.html

5 – Art. 1er de la Constitution.

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans les activités sportives

Un vademecum du « Conseil des sages »

Si la question résurgente du « burkini » n’a pas changé de nature politique depuis 20161, en revanche, en se manifestant dans les piscines publiques, elle affecte un terrain plus sensible, parce que plus réglementé, que celui des plages où elle était initialement apparue. Elle n’est qu’un jalon parmi d’autres tests que les menées communautaristes font subir aux principes républicains, notamment dans le domaine du sport auquel il convient de s’intéresser plus largement en s’aidant d’un ouvrage éclairant.
Publié récemment et téléchargeable sur la page du Conseil des sages de la laïcité, le vademecum Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives2 parcourt et analyse de manière concrète la plupart des situations qui, dans le domaine de l’activité sportive, peuvent contrevenir aux principes républicains. Doit-on, peut-on y faire obstacle et si oui, comment ?

Après avoir exposé la pertinence de la question – l’intervention croissante du religieux dans la pratique sportive, constatée notamment par plusieurs rapports parlementaires et de l’IGESR3 –, après en avoir identifié distinctement les risques – prosélytisme, communautarisme, radicalisation -, cet ouvrage de 67 pages éclaircit sous forme de 10 fiches thématiques les multiples contextes et statuts dont la complexité, en l’absence d’un tel éclaircissement, est génératrice de confusions.

En effet, des situations apparemment identiques n’appellent pas la même appréciation selon qu’elles prennent place dans l’exercice du sport scolaire, du sport universitaire, dans une fédération agréée, une fédération délégataire, au sein d’une association sportive privée, dans un club municipal, etc., et aussi selon la nature de l’activité qu’on y exerce (organisateur, employé, simple pratiquant). Et ce n’est pas le moindre mérite de ce vademecum que d’avoir réussi à structurer et à ordonner cette « usine à gaz » qu’est apparemment l’organisation du sport en France. Pour chaque type de contexte (service public, fédération, association, structure municipale…) un tableau pose la question « Suis-je astreint à une obligation de neutralité ? », la décline selon le statut de l’intéressé (organisateur, salarié par l’organisme, bénévole, arbitre, pratiquant…) et y répond très clairement en s’appuyant sur la réglementation en vigueur. On sait alors dans quels contextes, pour quels statuts, la règle de neutralité est une obligation, dans quels autres elle est une possibilité et selon quels moyens. Ainsi et par exemple, un bénévole ou un salarié participant à l’encadrement sera soumis à l’obligation de neutralité dans le cadre de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), alors qu’un règlement intérieur pourra lui imposer de restreindre la manifestation de ses convictions dans le cadre du sport universitaire (FFSU)4.

Enfin, armé par cette clarification, on passe à la partie pratique et proprement analytique qui mobilise les outils mis en place précédemment. Que faire lorsque tel ou tel cas concret se présente, à quelle typologie remonter pour l’apprécier et prendre une décision ? L’exposition de onze « situations » significatives5 montre pour chaque cas comment pratiquer cet exercice du jugement et permet d’obtenir une réponse pertinente.

L’actualité me conduit à citer intégralement le cas n°4 : port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale, p. 55 :

Faits

Madame F. a adhéré en 2020 à des activités proposées par la piscine municipale. En janvier 2021, elle décide de les poursuivre en burkini. Les encadrants sportifs lui demandent de ne plus revenir tant qu’elle n’aura pas changé de tenue de bain. Les encadrants sont-ils dans leur bon droit ?

Eléments de réponse

Les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public. Le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable.

Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, peuvent justifier une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public.

Par ailleurs, la commune ou le gestionnaire de l’équipement municipal peut subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité.

Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il appartient à la commune gestionnaire de la piscine de fixer ces règles dans son règlement intérieur.

Ce règlement étant porté à la connaissance de tout usager, l’accès au bassin peut être refusé aux personnes qui ne s’y conforment pas.

De cet exemple, entre autres, on conclura que, lorsque la neutralité ne s’impose pas a priori sous la forme d’une obligation (comme ce serait le cas pour un agent public) elle ne doit pas pour ce motif être systématiquement écartée : il y a toujours possibilité pour l’organisme gestionnaire de fixer, de manière justifiée, un règlement intérieur qui permet de la mettre en place.
J’ajouterai une conclusion politique. Puisqu’on peut en la matière faire obstacle aux comportements qui menacent les principes républicains ou qui testent leur degré de résistance aux tentatives d’affaiblissement, s’abstenir de le faire et se prévaloir d’une telle abstention ne relève pas d’un pur et simple juridisme, c’est une prise de position militante.

Notes

1 – Rappelons qu’en 2016, juste après l’attentat de Nice, l’opération « burkini » a, en l’espace de quelques jours, fait passer la France du statut de victime à celui de persécuteur… Et certains osent encore aujourd’hui, avec l’affaire des piscines de Grenoble, prétendre que la question est anecdotique – comme en 1989, au moment de l’affaire de Creil, certains prétendaient qu’il s’agissait simplement d’un « foulard » ou d’un « fichu ». Voir l’article de 2016 « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » https://www.mezetulle.fr/burkini-fausse-question-laique-vraie-question-politique/

2 – Dédié à la mémoire de Laurent Bouvet, préfacé par Dominique Schnapper, le vademecum est téléchargeable gratuitement sur la page du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Education nationale https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537 . Sur cette page on trouve d’autres publications du Conseil des sages, notamment le coffret Guide républicain, et le vademecum La laïcité à l’école.

3 – IGESR : Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.

4 – Voir pages 24-26.

5 – Ce faisant, ce vademecum s’inspire de la méthode par « fiches ressources » déjà utilisée dans le vademecum La laïcité à l’école https://www.education.gouv.fr/media/93065/download .
Voici la liste des onze situations. 1 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse dans une salle de mise en forme. 2 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse par un arbitre pendant une rencontre sportive. 3 – Le port d’un couvre-chef à caractère religieux lors de compétitions sportives. 4 – Le port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale. 5 – La demande de créneaux horaires non mixtes dans une piscine municipale. 6 – Le jeûne rituel d’un sportif lors d’une compétition. 7 – La prière observée par certains sportifs dans un vestiaire avant une rencontre sportive. 8 – Le signe d’adhésion à un culte d’un joueur dans une enceinte sportive. 9 – Le refus de serrer la main de l’arbitre, pour un motif religieux, dans une enceinte sportive. 10 – Le refus de participer au cours d’EPS. 11 – L’ostentation religieuse dans le sport scolaire.

La dualité du régime laïque

L’expression « intégrisme laïque » a-t-elle un sens ?

La laïcité de l’association politique construit un lien disjoint des liens communautaires existants ; elle installe un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se protège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, qui produit ce que j’appelle la respiration laïque, la laïcité perd son sens.

Le texte ci-dessous reprend un article publié dans le numéro hors-série n°2 de Marianne («Qui veut la mort de la laïcité française ? ») publié en mars 20211.

La laïcité, obstacle à l’uniformisation. Dualité des principes

L’intégrisme entreprend d’uniformiser l’intégralité du mode de vie. Tout ce qui rompt un tissu qu’il veut ordonné à une doctrine unique surplombante, toute perméabilité à une pensée, à un comportement autres ou même seulement perçus comme déviants, tout cela lui est odieux. Toute autre parole, si proche de lui puisse-t-elle se prétendre, est à réduire et à éliminer. On ne souligne pas assez que les attentats islamistes visent des pays où les musulmans sont majoritaires et qu’ils font de très nombreuses victimes parmi les musulmans. Investi d’une « vérité » qui entend exprimer directement une nécessité ontologique, l’intégrisme islamique fait sienne la maxime absolue du persécuteur religieux : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il ne suffit pas de dire qu’il l’applique à ce qui ne lui ressemble pas : il l’applique à ce qu’il estime ne pas lui ressembler assez. Si un « accommodement » semble le satisfaire, ce ne peut être que comme signe d’un processus de soumission dont il réclamera toujours plus d’étendue et d’intensité2 : la stratégie de conquête lui est consubstantielle et il n’est donc jamais trop tôt pour le combattre sans jamais rien lui accorder.

La laïcité n’est pas le seul régime politique à s’y opposer, mais elle le fait de manière diamétrale et spécifique.

Un régime laïque ne se contente pas de disjoindre les Églises et l’État, les autorités « spirituelles » et religieuses d’une part et l’autorité civile de l’autre. Cette séparation est déjà un très grand progrès ; inventée dans son efficience politique à la fin du XVIIe siècle, on l’observe dans les grands pays à régime de tolérance. Le régime laïque va plus loin en menant la séparation jusqu’à sa racine : l’organisation politique non seulement est indifférente au contenu de toute foi, mais elle ne doit pas son modèle à un moment religieux. Le lien politique ne s’inspire d’aucun lien de type religieux, ethnique, coutumier, il ne reconnaît aucune transcendance, il commence avec lui-même, de manière auto-constituante. On n’a pas besoin de croire à quoi que ce soit, ni même d’invoquer quoi que ce soit, pour le produire. Ce minimalisme installe l’autorité civile – la loi – dans un espace dont la légitimité se fonde sur l’effort de rationalité critique et dialogique fourni par les citoyens.

Dans son fonctionnement, le régime de laïcité repose sur une dualité de principes. D’un côté ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, et réciproquement se protège de toute intrusion des cultes – c’est le principe de laïcité stricto sensu, le moment zéro. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. L’articulation entre ces deux principes produit une respiration. L’élève qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par cette alternance aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une règle étatique.

Ainsi, deux espèces d’uniformisation sont tenues en échec. Personne n’est soumis à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seulement publique au sens strict (politique) mais aussi sociale : le principe de laïcité proprement dit s’applique à un domaine limité. Mais parallèlement personne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté et d’y conformer ses comportements : une telle conformité est une uniformisation, le patchwork, pour être multicolore vu d’en haut ou de loin, est uniformisant dans chacune de ses parcelles. Raisonner en termes de « diversité » sert souvent à masquer et même parfois à promouvoir cette uniformisation par collection catégorielle qui devient alors une assignation – or la « diversité » est d’abord celle qu’on doit assurer aux personnes singulières. Dans une association politique laïque il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Le droit des associations fournit des outils juridiques aux rassemblements, mais aucune communauté ne peut se prévaloir d’une efficience politique qui l’excepterait du droit commun et lui donnerait autorité sur « ses » membres. Le droit d’appartenance n’est une liberté que subordonné au droit de non-appartenance.

« Intégrisme laïque » ?

Le régime laïque est donc autolimitatif. Installant la puissance publique dans un espace neutralisé, un espace « zéro » soumis au principe de laïcité proprement dit, il libère tout ce que ce principe ne gouverne pas : dans l’espace social ordinaire, la liberté d’expression peut se déployer dans le cadre du droit commun. L’expression « intégrisme laïque » n’a donc pas de contenu conceptuel. Ce vide de sens ne suffit cependant pas à expliquer sa persistance et sa fréquence. Il faut pour cela revenir au fonctionnement de la dualité de principes dont il vient d’être question : celui-ci connaît deux dérives obéissant à un même mécanisme.

Une première dérive consiste à vouloir étendre à la puissance publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Ces deux dérives opposées fonctionnent de la même manière : le retrait d’un des principes du régime laïque au profit de l’autre qui envahit tout l’espace. Chacune réintroduit une des deux espèces d’uniformisation dont il a été question : l’une par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, l’autre par l’effacement de l’expression religieuse dans l’espace civil.

En quel sens pourra-t-on alors parler dintégrisme ? La première dérive peut se réclamer d’une forme de tolérance  consistant à organiser la coexistence de communautés « diverses ». Si elle ne relève pas directement dans son principe de la notion d’intégrisme (au sens où elle n’impose pas d’uniformisation homogène), elle favorise l’emprise de l’intégrisme à l’intérieur des communautés en fermant les yeux sur l’assignation des individus – ainsi peuvent se déployer des secteurs où s’applique, au-delà des mœurs, une norme particulière, notamment religieuse.

La deuxième dérive réclame la neutralisation de la présence religieuse dans l’ensemble de l’espace social partagé au nom d’un principe de laïcité qui sortirait alors de son champ d’application pour ne rencontrer que la limite de la vie intime, à l’abri du regard d’autrui. En ce sens on pourrait parler d’intégrisme puisque ce mouvement viserait une uniformisation homogène de la vie sociale relevant d’un principe général, appliqué par l’État.

S’agit-il bien d’un « intégrisme laïque » ? On voit que l’invocation incantatoire de la distinction « public »/« privé » ne met pas la laïcité à l’abri d’un contresens, car chacun des termes est ambivalent. Ce qui est « public » peut en effet désigner ce qui participe de l’autorité publique (État, magistrats, législation, agents publics, etc.) mais peut désigner aussi ce qui est simplement accessible au public (espace partagé, la rue, les magasins, les transports…). « Privé » peut renvoyer à ce qui relève du droit privé mais aussi à ce qui relève de l’intimité. Sur cette confusion, on réclamerait alors que tout ce qui n’est pas intime doit se plier au principe de laïcité parce que c’est « public » ? Ce serait la négation d’un régime laïque, l’abolition de la liberté d’expression.

D’ailleurs on ne voit pas que la République laïque française ait réduit la présence religieuse dans la société ni même son influence. Fait-on taire les cloches pour un autre motif que la tranquillité publique ? Le port de signes religieux dans la rue, dans les espaces accessibles au public est-il prohibé ? Les discussions publiques, les publications sont-elles tenues d’éviter tout sujet religieux ? Est-il interdit d’organiser une réunion publique à caractère religieux, une procession ?

Une intimidation paralysante

Préserver et appliquer la dualité de principes propre au régime laïque est donc nécessaire. Faut-il alors, de peur de dériver vers un extrémisme uniformisant, se réfugier dans la frilosité et restreindre les objets du principe de laïcité ? Ce principe participe à la vie du droit, et il n’est donc ni étonnant ni scandaleux qu’on songe aujourd’hui à l’appliquer à des éléments qui n’existaient pas autrefois ou qui ne posaient pas problème. Le mariage étendu aux personnes de même sexe est un apport récent et capital au corpus de la législation laïque, en ce qu’il achève de soustraire le mariage à un modèle d’inspiration religieuse. Prenons encore l’exemple des accompagnateurs scolaires : puisqu’ils viennent appuyer les professeurs (agents publics) et qu’ils n’interviennent pas en tant que témoins, mais qu’il assurent une mission directement éducative auprès des élèves, ne devraient-ils pas être concernés, eux aussi, par l’exigence de laïcité ? Dans ce cadre scolaire les parents accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs et réciproquement ils ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. L’activité pédagogique ne change pas de nature, qu’elle s’exerce dans ou hors les murs3. D’autres chantiers, moins visibles mais très importants, sont ouverts  : la question de la recherche sur cellules-souches, celle de la fin de vie. Le champ des dispositions laïques doit être déterminé conceptuellement, mais détermination n’est pas clôture sur un statu quo.

Une autre forme de paralysie menace la réflexion et l’action laïques et au-delà d’elles pervertit l’exercice de la liberté en laissant le champ libre aux menées intégristes déguisées pour l’occasion en victimes offensées. C’est l’autocensure à sens unique, réclamée au nom des sensibilités blessées. L’expression religieuse est libre dans la société civile, mais faut-il l’assortir d’une prescription morale qui réprouverait sa critique en l’accompagnant d’une injonction d’approbation  – ce qui reviendrait à priver de liberté l’expression irréligieuse ? Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffirait pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir – si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes un affreux liberticide, un « intégriste laïque ». Et de vous expliquer que même si ce n’est pas « raciste » de caricaturer un élément religieux, c’est manquer de « respect » à ceux qui y croient. Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que tous les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme admissible que «  la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »4.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique est rude et n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on a le droit de porter le voile, on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines mais jamais aux personnes, a ici une leçon de « bonnes manières » à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. À quoi bon la liberté si elle ne s’applique qu’à ce qui me plaît ?

Notes

2Voir la déclaration publique de Richard Malka à l’issue des plaidoiries du procès de Charlie Hebdo le 5 décembre 2020 : « cette histoire de caricatures c’est un prétexte […] On pourrait arrêter de caricaturer et abandonner le droit aux caricatures que ça ne changerait rien du tout, ils continueraient à nous tuer […] Il n’y a aucun salut dans le renoncement. »

4 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

La presse a largement fait état des violences dont une partie de la ville de Dijon a été le théâtre du vendredi 12 au lundi 15 juin. S’y affrontaient des « communautés tchétchène et maghrébine » et, outre des dégradations très importantes, on a pu voir des armes de guerre complaisamment exhibées. Mercredi matin 17 juin, le maire de Dijon François Rebsamen était interrogé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk. Un retour sur les propos tenus permet d’avancer quelques remarques sur l’état d’une conception de la vie publique répandue chez les responsables politiques, conception qui, malgré les dénégations, encourage le communautarisme en tolérant le fractionnement du corps politique. J’y ajoute le commentaire d’une rencontre « d’apaisement » entre lesdites « communautés » organisée dans le jardin d’une mosquée sous la houlette conciliatrice d’un imam accueillant des « frères ».

L’étranger. Ici « ce n’est pas un territoire perdu de la République »

J’ai pris la peine de faire la transcription intégrale de l’interview de François Rebsamen par Sonia Mabrouk, qu’on peut lire et télécharger dans l’encadré à la fin de cet article.

On y trouve, parcourant le propos comme un fil conducteur, un ingrédient localiste très répandu : au fond, ce qui s’est passé est fondamentalement étranger à la ville de Dijon, sur laquelle s’est abattue une horde venant de l’extérieur et c’est sur cette horde qu’il convient avant tout de fixer l’attention. Tout ça ne peut pas venir de chez nous et dire le contraire, c’est de la stigmatisation. On appréciera particulièrement le moment acrobatique où on passe insensiblement de l’étranger tchétchène à des « voyous » autres (on n’ose pas avancer l’hypothèse qu’ils pourraient habiter Dijon) … mais qu’on ne peut pas nommer :  « on ne peut pas imaginer, personne ne pouvait imaginer que 150-180 Tchétchènes qui ne sont pas de Dijon, qui viennent de toute la France, voire de l’étranger m’a-t-on dit, s’abattent comme ça sur la ville pour rendre la justice. Le problème effectivement est que, quand il y a des actes de délinquance, il faut que la justice passe, or elle passe trop lentement et donc ces voyous qui ont tabassé, molesté ce jeune Tchétchène, ils devraient être traduits devant la justice. »

Pourtant des armes de guerre ont été exhibées après le départ de cette horde. Sonia Mabrouk ne lâche pas : a-t-on une idée de leur provenance ? Et puis cela pose la question de savoir qui les brandissait. François Rebsamen se récrie… Mais voyons, elles ne viennent sûrement pas du quartier, et en tout cas pas de Dijon. Sauf que le préfet a dit le contraire deux jours avant, à propos des rassemblements du lundi qui ne comprenaient apparemment pas de personnes « étrangères » à la ville1.

Bien sûr on a besoin de la force publique nationale, mais l’État ne fait pas son travail, il n’y a pas assez de policiers, le renseignement ne marche pas : le maire est traité comme la cinquième roue du carrosse. Et pourtant, lui est proche des habitants, il connaît le terrain : il était là, dans le quartier, et lui il sait bien que ce n’est pas dû à la montée d’un quelconque communautarisme, il a pu voir que les habitants cherchaient du soutien contre une agression extérieure.

Mais « acheter la paix sociale » à coups de clientélisme, ça arrive ? Vous n’y pensez pas, on ne fait pas ça, enfin peut-être d’autres ailleurs… mais pas ici. Oups, la citation de Gérard Collomb (« je crains qu’on ne vive bientôt face à face »), dont Sonia Mabrouk s’empare impitoyablement, est très vite rattrapée : mais non, enfin, il n’y a pas en l’occurrence de « territoire perdu de la République ».

Je résume et je risque une interprétation tendancieuse : tout irait mieux, y compris en matière de sécurité publique, si on laissait faire le pouvoir local avec ses propres critères, avec sa connaissance du terrain pleine de nuances, en mettant à sa disposition, bien sûr, des moyens suffisants. Et on n’emploierait pas des gros mots stigmatisants comme « territoires perdus » et « clientélisme » pour parler de certaines zones dans des villes respectables.

Vous avez dit décentralisation ?

La paix des frères, modèle contractuel ?

Passons à un autre point d’information daté du même jour. On apprend un peu plus tard ce même mercredi 17 qu’une démarche de « conciliation » et d’« apaisement » a été menée avec succès le mardi 16 juin grâce à une rencontre entre les « communautés tchétchène et maghrébine » dans le jardin d’une mosquée sous la houlette d’un imam bienveillant. Ouf, ils se sont vus, ils se sont parlé, ils ont conclu ce qu’un article de Marianne du 17 juin appelle « un armistice surréaliste »2 .

L’article signé Thomas Rabino présente, de manière critique et informée, le déroulement de cet « armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre ». La nature de la rencontre ne fait aucun doute : il s’agit d’une démarche strictement privée, de bonnes paroles entre des parties prenantes qui se reconnaissent dans leur commune particularité et qui n’ont aucune existence légale, aucune autorité sur quiconque. Ce qu’ils font et disent ne saurait jouir d’aucune reconnaissance officielle3.

À la bonne heure ! Qu’ils le fassent, et après ? Je me dispute avec mon voisin qui aurait tabassé un des « miens », je m’en prends à sa personne, à ses proches, à ses biens et à quelques autres qui se trouvent là. Il me rétorque avec la même monnaie, un quartier est ravagé par les affrontements, des armes de guerre sont exhibées… Et le lendemain, un gourou bienfaisant nous invite, on se parle, on se pardonne, on verse des larmes, on se reconnaît entre soi. En quoi cela aurait-il une quelconque validité, en quoi cela pourrait-il valoir comme modèle d’action publique, en quoi cela pourrait-il éteindre ou même atténuer les poursuites au nom de la loi?

Au reste, la nature particulière d’une telle magnanimité réciproque apparaît dans la déclaration d’accueil faite par l’imam hôte : « Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères ». La communauté nationale, la fraternité républicaine ? Mais non : pour s’y référer il faudrait en l’occurrence recourir aux lois, aux tribunaux, s’incliner devant la force publique, et puis on risquerait peut-être de rendre publics quelques détails gênants… On n’a pas besoin des lois : les coutumes tribales et religieuses sont plus efficaces et rapides, on règle nos problèmes nous-mêmes. On n’est pas loin alors de se donner en exemple, et d’inviter les citoyens (enfin, les autres) à entrer dans cette logique d’exclusivité en poussant un lâche soupir de soulagement.

Indépendamment de toute tractation à caractère privé, c’est à l’État républicain, au nom de l’ensemble des citoyens, à la loi (et non à un contrat particulier fondé sur des partitions) que revient la tâche de protéger et de sanctionner, de poursuivre les crimes et délits, de les juger. Dans un aveu lucide, c’est ce que dit attendre l’un des participants : « Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses ».

Vous avez dit contractualisation ?

La République n’est pas un deal avec des groupes (constitués comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association sur le modèle d’un échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier, d’un arrangement entre des parties, qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et cela s’appelle la loi.

Notes

1 – Voir https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/dijon-nouvelle-journee-violences-quartier-gresilles-1841106.html Voir aussi https://www.liberation.fr/checknews/2020/06/16/les-armes-exhibees-dans-les-videos-d-affrontements-a-dijon-sont-elles-reelles-ou-factices_1791378

2 – Voir https://www.marianne.net/societe/exclusif-dijon-entre-les-communautes-tchetchene-et-maghrebine-armistice-surrealiste-la .

3 –  À ma connaissance, et comme cela va de soi, aucun représentant officiel local ou national n’a esquissé le moindre geste ou propos tendant à accréditer cette rencontre.

Document : itv de F. Rebsamen par S. Mabrouk

Transcription de l’interview de François Rebsamen, maire de Dijon,
par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le mercredi 17 juin 2020 à 8h20

ITVRebsamenMabroukEurope117juin20

Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.

« Génération offensée » de Caroline Fourest (lu par P. Foussier)

« De la police de la culture à la police de la pensée » : tel est le sous-titre du livre de Caroline Fourest Génération offensée1 où elle narre « l’histoire de petits lynchages ordinaires qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, transformer notre vocabulaire et menacer nos échanges ».

Nous avons probablement tous en tête le souvenir de tel spectacle censuré ou de telle production littéraire contestée. L’un des mérites de ce livre consiste déjà à en dresser sinon une liste exhaustive du moins à illustrer le propos à travers de nombreux cas d’école. Pour y avoir enseigné, pour s’y rendre fréquemment, l’éditorialiste et réalisatrice Caroline Fourest évoque souvent la réalité de l’Amérique du Nord. Les États-Unis et le Canada préfigurent ce que l’Europe vivra un peu plus tard tant l’imprégnation culturelle du Nouveau Monde sur le Vieux Continent est considérable.

Police de la culture

Les temps ont changé depuis 50 ans. « En mai 1968, la jeunesse rêvait d’un monde où il serait interdit d’interdire. La nouvelle génération ne songe qu’à censurer ce qui la froisse ou l’offense », remarque Caroline Fourest qui souligne l’inversion des rôles : « Jadis, la censure venait de la droite conservatrice et moraliste. Désormais, elle surgit de la gauche. Ou plutôt d’une certaine gauche, moraliste et identitaire ». Elle en détaille donc les exemples, en particulier s’agissant du concept d’appropriation culturelle, qui dénie à des personnes le droit d’arborer des tresses, de proposer un menu asiatique dans une cantine, d’organiser des cours de yoga ou de suggérer l’étude d’une œuvre littéraire ou artistique. La parole est confisquée, parquée selon l’origine, le genre ou la couleur de peau. Sur les campus américains ou canadiens, les renvois d’enseignants qui contreviennent aux canons de cette jeunesse ne sont plus des cas isolés. La censure rôde en permanence : « Cette police de la culture ne vient pas d’un État autoritaire mais de la société ». Le dévoiement de combats anciens pour le féminisme, l’antiracisme ou pour les droits des personnes LGBT se généralise dans les milieux universitaires et militants et les réseaux d’influence s’étendent aux syndicats, aux partis politiques et au monde médiatique : « Ses cabales pèsent de plus en plus sur notre vie intellectuelle et artistique. Le courage d’y résister se fait rare ». En France aussi. En effet, les exemples sont multiples de telle ou telle institution qui cède à la menace de groupes de pression. « Les inquisiteurs de l’appropriation culturelle fonctionnent comme les intégristes. Leur but est de garder le monopole de la représentation de la foi en interdisant aux autres de peindre ou dessiner leur religion », observe Caroline Fourest, qui montre aussi comment l’obsession racialiste habite la plupart du temps les motivations des censeurs. L’identité est le maître-mot de ces fanatiques de l’ethnicité. Le séparatisme est leur projet, l’approche par l’intersectionnalité leur caution académique. Les exemples sont légion, mais la manière dont la pièce Kanata de Robert Lepage, qui dépeint l’oppression des peuples autochtones, a été censurée au Canada en dit long sur la façon dont cette gauche identitaire menace clairement la liberté d’expression au nom de sa Vérité. Que la troupe du Théâtre du Soleil compte 24 nationalités importe peu pour ces « talibans de la culture ». Aux yeux des censeurs, les rôles doivent être joués par des « racisés ».

Monde monoculturel

Le multiculturalisme institutionnel de l’Amérique du Nord a bien entendu favorisé cette évolution ; la manière dont il répand son influence en Europe et en France même nous prépare à de funestes perspectives. Caroline Fourest montre ainsi comment des mouvements comme la Brigade anti-négrophobie, le CRAN ou le parti des Indigènes de la République propagent leur manière d’appréhender le monde. Les connexions avec l’islamisme sont légion pour ces promoteurs d’un « monde monoculturel » qui rêvent de la « retribalisation du monde ». En France, ses thuriféraires convient dans leurs débats Dieudonné, Tariq Ramadan ou la pasionaria indigéniste Houria Bouteldja mais font interdire Mohamed Sifaoui ou la pièce de Charb. Des syndicats étudiants se font à l’occasion le relais de la censure, tant les milieux universitaires sont contaminés par ces approches, à Paris 1, à Paris 8, à l’EHESS, à Normale Sup ou ailleurs : « La dérive d’une certaine jeunesse n’est pas seulement en cause. La démission culturelle de certaines élites doit également être interrogée. Jusqu’à quand va-t-on tolérer cette intimidation ? Ne voit-on pas où elle mène ? ».

1– Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Grasset, 2019.

Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue Humanisme, que je remercie.

Lire aussi sur Mezetulle :

Faut-il et peut-on interdire les « listes communautaires » ?

François Braize réfléchit sur la pertinence et surtout sur la possibilité d’interdire les candidatures dites « communautaires » aux élections, ainsi que le propose le groupe « Les Républicains » du Sénat. Favorable au principe d’une telle démarche, il en relève cependant de manière détaillée, notamment par un commentaire de la proposition de loi LR, les grandes difficultés constitutionnelles. Ces dernières peuvent-elles être levées et si oui, comment ?1

D’emblée, on pourrait avoir envie de crier, en parodiant Gide, « Listes communautaires, je vous hais ! » Mais n’y a-t-il pas mieux à faire ?

En effet, l’idée d’enfermement par et dans une culture qui deviendrait électoralement ségrégative peut apparaître insupportable. Insupportable car aux antipodes du projet républicain rappelé à l’article 1er de notre Constitution qui assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Cette idée peut insupporter encore davantage lorsqu’elle met en scène une confession dont l’expression radicale et politique est un défi totalitaire.

Si l’on peut, en droit, interdire de telles listes, ne nous en privons pas. Elles sont étrangères à l’ambition républicaine et à tout idéal universaliste pour le genre humain. Mais, dans notre République, la liberté est la règle et l’interdit l’exception. Difficile question donc que celle d’une interdiction de ces listes, comme toutes les questions qui nous opposent à l’islam radical2.

Le maelström médiatique et politique s’est emparé immédiatement de cette question pour la galvauder comme il l’a fait précédemment à propos du burkini, du voile lors des sorties scolaires ou à l’université, et comme il peut le faire face à tous les instruments du prosélytisme islamique dans un mélange soit de naïveté énamourée et d’incompétence, soit, à l’opposé, de haine farouche quand il allie xénophobie et incompétence.

De quoi s’agit-il ?

Pour conquérir des échelons du pouvoir démocratique local, il s’agit pour certains de constituer des listes électorales composées par et pour des citoyens de confession musulmane, non pas dans la perspective républicaine de rechercher et de promouvoir le bien commun et l’intérêt général (par-delà les confessions et/ou cultures d’origine ou d’adoption des uns et des autres), mais pour la défense des intérêts et des projets des musulmans qui se reconnaissent dans cette démarche.

C’est ainsi que l’on a pu parler de « listes communautaires » et que la question de leur interdiction a été mise sur le tapis. En effet, cela peut apparaître légitimement beaucoup plus grave que de s’attifer d’une coiffe ou d’un maillot de bain spécifiquement halal.

Le sujet est très sérieux : il apparaît comme un parachèvement électoral et institutionnel pour les territoires déjà perdus de la République. Il ne leur manque plus que ça : un barreau de plus à leur fenêtre d’ouverture sur le monde, déjà bien occultée !

En outre, compte tenu de la marche de l’islam radical dont les ambitions sont sans limite (voir travaux et articles référencés en Annexe 3), on peut craindre que la poussée de telles listes ne se limite pas aux territoires perdus mais ait pour ambition d’en conquérir d’autres… En effet, même si l’on n’a pas la certitude que le risque de multiplication des listes communautaires soit accru par l’incapacité, désormais, de cet islam radical à perpétrer des attentats d’envergure sur notre sol pour faire basculer la démocratie, n’en doutons pas, l’islam radical aura recours à l’outil électoral comme à un des moyens de poursuite de ses objectifs de conquête.  La question ne concerne donc pas seulement les « territoires perdus » de la République, mais une stratégie globale destinée à miner de l’intérieur, et pour l’ensemble des citoyens, nos régimes démocratiques et les valeurs républicaines.

Que l’on ne vienne pas nous expliquer que la question ne se pose pas compte tenu des scores généralement misérables réalisés par de telles listes lors d’élections précédentes (à de rares exceptions près, quelques points en pourcentage).

Que l’on ne vienne pas non plus nous opposer l’existence admise de partis ou mouvements démocrates-chrétiens qui en effet existent dans nos systèmes politiques. Il ne s’est jamais agi, dans leur cas, de construire un mouvement pour et par les intérêts des adeptes d’une confession particulière et ils n’ont rien de ségrégatif. Ils participent, avec leur point de vue, au combat politique général en faveur de la démocratie, du bien commun, de l’intérêt général et ne s’intéressent pas exclusivement aux adeptes d’une confession.

Faut-il attendre, comme pour les territoires perdus, que le mal soit accompli et que de telles listes aient conquis un pouvoir local ? Il faut au contraire se poser la question avant qu’il ne soit trop tard et il faut le faire en droit très sérieusement.

Le maelström médiatique n’est pas toujours bien inspiré, on le sait, et il titre ses colonnes consacrées au sujet avec l’expression « listes communautaires » alors que tous nos scrutins (ignorerait-il donc même cela ?) ne sont pas de « liste »… Au-delà donc de devoir sonder des listes, leurs intitulés et leurs programmes, il faudra aussi nécessairement sonder des candidatures individuelles. La véritable question serait donc plutôt : « candidatures individuelles et listes à visées communautaires »… Mais admettons le raccourci…

Une proposition de loi « LR » au Sénat

D’ailleurs le parti « LR », qui a déposé devant le Sénat une proposition de loi d’interdiction, ne s’y est pas trompé et a prévu un texte législatif qui traite des candidatures individuelles et des listes à visées communautaires, ainsi que d’ailleurs de la propagande électorale correspondante3.

En lisant cette proposition de loi, on mesure mieux, à sa seule rédaction, la complexité juridique qui peut s’attacher à la question. On trouvera en Annexe 1 ci-après l’exposé des motifs de cette proposition de loi. Ce document est extrêmement intéressant, notamment par ses justifications au sujet de la constitutionnalité de la proposition de loi, constitutionnalité dont on peut douter comme on le verra.

En effet, malgré toutes les justifications avancées par ses auteurs , on peut éprouver quelques craintes d’inconstitutionnalité pour cette proposition de loi en l’état de notre droit constitutionnel. Pour une raison simple : elle s’appuie sur l’idée d’un « Pacte républicain »4 très large qui s’imposerait aux partis, candidats et listes électorales souhaitant concourir au jeu démocratique et à son financement public alors que la Constitution ne l’a pas prévu comme obligation pour les partis et groupements politiques dont les obligations de loyauté vis-à-vis des valeurs et principes républicains ont été prévues à l’article 4 de la Constitution de manière plus étroite comme on le verra plus loin5.

Il serait dommageable que le Conseil constitutionnel doive censurer un texte sur ce sujet car il ne faut concéder aucune victoire juridictionnelle aux islamistes, ni à leurs alliés et idiots utiles habituels, qui engrangent toutes les défaites juridiques du camp républicain comme autant d’outils de promotion de leur idéologie funeste.

On montrera donc quelles sont les craintes d’inconstitutionnalité que l’on peut avoir pour une interdiction législative des « listes communautaires » insuffisamment bordée constitutionnellement (I) et on suggérera une manière de procéder plus sécurisée (II).

I – Les risques d’inconstitutionnalité d’une loi d’interdiction des candidatures ou « listes communautaires » qui ne serait pas bordée constitutionnellement

Précisons d’emblée qu’il ne pourrait en aucun cas s’agir d’une loi qui interdirait « tout de go » les listes qu’elle aurait qualifiées ou définies comme « communautaires ». Une loi du type « Les listes communautaires sont interdites » n’aurait aucun sens.Tout ce qu’il est possible d’envisager est une loi qui donnerait à une autorité (administrative ou judiciaire) le pouvoir d’interdire ou d’écarter une candidature ou une liste électorale répondant aux critères d’exclusion que cette loi aurait fixés. Mais même ainsi précisée l’hypothèse n’est pas un jeu d’enfant.

En effet, les risques d’inconstitutionnalité tiennent au régime constitutionnel applicable aux partis politiques ainsi qu’au régime de la liberté d’expression, lesquels semblent s’opposer à l’instauration par une loi ordinaire d’une interdiction des candidatures ou listes communautaires.

I-1. Le régime constitutionnel applicable aux partis et groupements politiques en France est celui d’une liberté quasi absolue

La liberté de constitution, d’organisation et d’action des partis politiques est posée par l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 :

« Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

L’activité des partis politiques est donc complètement libre en France et leur vocation constitutionnelle est de concourir à l’expression du suffrage universel, ce qui n’est pas rien.

En outre, si l’on excepte le régime de dissolution résultant de la loi du 10 février 1936 relatif aux groupes de combat et milices privées (voir infra I-2.), il n’existe pas de mécanisme de sanction, par exemple par le Conseil constitutionnel, du non-respect par un parti des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie qui lui sont pourtant imposés par l’article 4 de la Constitution.

Ainsi, le Conseil constitutionnel n’a pas admis, dans sa décision n° 59-2 DC des 17, 18 et 24 juin 1959, qu’une Assemblée puisse contrôler la conformité à la Constitution de la déclaration politique d’un groupe parlementaire. De même, dans sa décision n° 89-263 DC du 11 janvier 1990, il a affirmé la valeur constitutionnelle du principe de pluralisme en matière politique, afin qu’aucune disposition législative n’aboutisse à entraver l’expression de nouveaux courants d’idées ou d’opinions.

La loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique constitue l’ébauche d’un régime juridique des partis politiques : sans définir la forme qu’ils peuvent revêtir, cette loi leur reconnaît la personnalité morale et les principaux droits attachés au bénéfice de celle-ci, à savoir notamment le droit d’ester en justice et le droit d’acquérir à titre gratuit ou onéreux. Dans la même perspective de liberté très large, en même temps qu’elle institue un financement public des partis politiques, cette loi écarte l’application de toute règle relative au contrôle financier de ces fonds, sous réserve de disposer d’un mandataire financier agréé et de publier annuellement ses comptes. Cette loi n’a pas non plus prévu la sanction de refus de financement public pour un parti qui violerait son obligation constitutionnelle de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Les partis politiques sont donc constitués sous la forme associative ordinaire et peuvent à ce titre s’organiser entièrement librement. Outre la reconnaissance constitutionnelle que les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage, et la liberté politique individuelle attachée à tout citoyen, un tel régime de liberté ne peut donc que déteindre sur la liberté de candidature aux élections, qu’il s’agisse de scrutins par candidature individuelle ou de scrutins de liste.

En outre, sur le terrain de la liberté d’expression des idées politiques, notamment au travers de partis politiques constitués librement ou sur celui de la liberté de candidature à des élections, la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) a déjà pris position sur cette question6.

Dans son arrêt « REFAH contre Turquie » de février 2003, la Cour européenne a considéré qu’ « un parti politique qui s’inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d’emblée comme une formation enfreignant les principes fondamentaux de la démocratie ».

En effet, pour la Cour, il faut que le parti politique aille au-delà pour qu’il puisse être interdit. Il faut, par exemple, comme la Cour l’a constaté lors de cet arrêt pour le parti islamiste turc qui l’avait saisie à la suite de sa dissolution par le gouvernement turc, que ce parti ait prôné l’instauration de la charia et au besoin par la violence. Dans ce cas, il ne peut être fondé à se plaindre de son interdiction sur le motif de la protection des valeurs et principes démocratiques de la Convention EDH qu’il souhaiterait remplacer en tout ou partie par ceux qui sont inscrits dans la charia. On y voit, pour notre part, un principe de bon sens qui veut que l’on ne puisse se prévaloir de ce que l’on récuse.

I-2. Ce régime de liberté souffre toutefois certaines exceptions tenant à la législation sur la dissolution des groupes de combat et milices privées

Le régime de dissolution administrative (par décret en Conseil des ministres) issu de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, est codifié, depuis 2012, à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure qui a repris les dispositions de la loi du 10 janvier 19367. Cette disposition a largement été utilisée depuis 1936 pour dissoudre des mouvements factieux ou séditieux8.

Cette disposition ne permet cependant pas d’interdire préventivement, même aux pires ennemis de la démocratie et aux partis ou mouvements qu’ils représentent sauf à les avoir dissous, de concourir au jeu démocratique en étant candidats à des élections. Elle est, semble-t-il, davantage un pouvoir de sanction a posteriori d’une action politique qui dérape dans la violence et la sédition plutôt qu’une possibilité d’empêcher préventivement qui que ce soit de concourir à l’expression des suffrages afin de conquérir les urnes.

Il résulte de ce régime juridique que, sauf à avoir été dissous en application de l’article L212-1 du code de sécurité intérieure pour l’un des motifs que cet article prévoit, un parti ou groupement politique peut concourir librement par ses membres et représentants au jeu électif dans notre démocratie.

I-3. Dans un tel cadre que penser constitutionnellement de la proposition de loi « LR » qui prévoit la possibilité d’interdire les candidatures et listes communautaires ?

I-3-1. Economie de la proposition de loi « LR »

La proposition de loi « LR » déposée devant le Sénat fonde toutes ses dispositions sur une même idée : sont considérées « communautaires » au sens de cette loi les candidatures ou listes qui s’opposent aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

Toutes les mesures que prévoit la proposition de loi se fondent sur cette définition selon les termes même de son « Exposé des motifs ».

« L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 enfin inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité. »

Même si elle se fonde explicitement sur l’obligation de respect des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie que l’article 4 de la Constitution impose aux partis et groupements politiques, la proposition de loi « LR » entend donc se rattacher aussi à son article 3, qui dispose qu’aucune section du peuple ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale, laquelle n’appartient qu’au peuple tout en entier.

I-3-2. Portée et constitutionnalité de la proposition de loi « LR »

Le dispositif prévu est habile juridiquement mais il s’appuie sur une lecture de l’article 4 de la Constitution que l’on peut trouver très extensive.

Cet article prévoit en effet que les partis et groupement politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Les auteurs de la proposition de loi, comme l’explique l’exposé des motifs, font entrer dans ce membre de phrase la totalité de nos principes fondamentaux (c’est-à-dire la totalité de ce que l’on peut appeler le « Pacte républicain »9) tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958, ou prévus par les articles principiels de cette dernière (articles 1 à 4, 66 et 89 dernier alinéa notamment) ainsi que les principes dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C’est donc bien l’entier « Pacte républicain », comme le dit explicitement l’Exposé des motifs, qui s’imposerait ainsi aux partis, mais sans cependant que la Constitution l’ait prévu explicitement…

« Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif. »

C’est bien l’ensemble des principes qui constituent le « Pacte républicain » que la proposition de loi « LR » fait ainsi entrer dans les obligations des partis et groupements politiques.

On peut être d’accord avec un tel objectif de contrainte pour les partis et groupements politiques car pourquoi ne seraient-ils pas tenus de respecter les termes d’un tel « Pacte » ? La difficulté, et elle n’est pas négligeable, vient de ce que la Constitution n’a pas prévu cela en tant qu’obligation des partis et groupements politiques. En conséquence, on peut craindre que le Conseil constitutionnel, saisi d’un recours de 60 députés ou de 60 sénateurs contre une telle loi que le Parlement aurait adoptée, ou saisi d’une question préjudicielle ultérieure à sa promulgation, censurerait une telle loi comme contraire à la Constitution.

En effet, cette dernière, par son article 4, n’a mis à la charge des partis et groupements politiques que le devoir de « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie », et ne leur a pas imposé le respect de l’ensemble des composantes du « Pacte républicain ».

Si elle avait entendu le faire, elle l’aurait fait explicitement en renvoyant au respect des principes rappelés au Préambule de la Constitution et à certains de ses articles, pas seulement aux principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, ce qui est beaucoup plus étroit.

Quant à un fondement de la proposition « LR » tiré de l’article 3 de la Constitution interdisant à une section du peuple de s’accaparer l’exercice de la souveraineté nationale, il ne semble pas suffisant pour fonder constitutionnellement la proposition de loi car c’est bien le contenu de l’obligation de respect imposée aux partis et groupements politiques qui est en cause et pas seulement l’interdiction qui leur est faite de fractionner le peuple pour attribuer à une fraction de celui-ci l’exercice de la souveraineté nationale.

La proposition de loi « LR » peut sembler ainsi insuffisamment bordée constitutionnellement.

II – Mettre en place des outils juridiques contre les « candidatures et listes communautaires » qui soient irréprochables au regard de notre Constitution

Il faut d’abord indiquer que la piste d’une modification de l’article L 212-1 du code de la Sécurité intérieure n’est pas praticable. En effet, l’objectif n’est pas de dissoudre un parti ou un groupement politique mais d’empêcher des candidatures ou des listes communautaires qui sont hors des clous républicains. La seule piste est donc de faire de manière correcte constitutionnellement ce que projette la proposition de loi « LR ».

En effet, pour que les pouvoirs publics puissent s’opposer aux candidatures individuelles et listes à visées communautaires aux élections locales et nationales, que ce soit par décision administrative ou devant le juge de l’élection, il est nécessaire d’étendre les obligations faites aujourd’hui aux partis et groupements politiques et à leurs candidats au respect de l’intégralité des principes du « Pacte Républicain ». C’est la voie obligée et elle passe par une modification constitutionnelle.

Il faudrait en effet, dans cette hypothèse, compléter l’article 4 de la Constitution en modifiant la dernière phrase de son premier alinéa comme suit : 

« Ils doivent, dans les conditions déterminées par la loi, pour concourir à l’expression des suffrages par des candidats ou des listes lors des scrutins et bénéficier du financement public, respecter les principes fondamentaux rappelés au Préambule de la Constitution, ou reconnus par la Constitution elle-même ou par les lois de la République. »

Le contenu du « Pacte républicain » que les partis et groupements politiques seraient tenus de respecter (sous peine de la sanction de disqualification de leurs candidatures pour les élections ou du refus de leur financement public) serait alors complet10.

Le peuple français, en modifiant ainsi sa Constitution, marquerait un attachement très fort à ses principes fondamentaux puisqu’il interdirait à tout parti ou groupement politique de s’en éloigner dans son programme électoral sous peine de ne pas pouvoir concourir à l’expression des suffrages ou de ne plus recevoir de financement public.

Cela ne nous choque pas, bien au contraire. On peut marquer un attachement aux principes de notre République au point d’interdire à quelque parti que ce soit de s’y attaquer. On pourrait même imaginer que l’on consacre dans le « Pacte républicain » notre attachement indéfectible à certains des engagements internationaux que notre pays a souscrits par exemple sur les droits des réfugiés11.

Mais tout sera affaire de calibrage et une solution plus modeste pourrait être retenue sans vouloir embrasser trop large pour ne pas risquer de tout compromettre. Sans l’étendre à tout le « Pacte républicain » ainsi qu’il a été envisagé ci-dessus dans une sorte d’idéal-type, on pourrait élargir la rédaction de l’article 4 à l’obligation pour les partis politiques de respecter les principes de la souveraineté nationale, de la démocratie, de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Conclusion

Ce que la proposition de loi « LR » considère à tort, selon nous, comme découlant implicitement de l’expression « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » employée par l’article 4, devrait être explicité par une modification de ce même article de la Constitution. Modification que l’on opérera en fonction du degré d’exigence dans le respect du « Pacte républicain » que l’on aura choisi d’imposer aux partis et groupement politiques.

Cela fonderait constitutionnellement une intervention de la loi pour permettre à l’autorité désignée par celle-ci de refuser une candidature ou une liste qui, par son caractère communautaire, ne respecterait pas le « pacte républicain », ou de refuser qu’elle bénéficie du financement public légal ainsi, bien entendu, que de pouvoir s’opposer à ce que ses membres mènent, sur des thèses communautaires, une campagne électorale.

À défaut d’apporter cette précision à l’article 4 de la Constitution, toute loi qui, comme la proposition de loi « LR », ambitionnera d’interdire les candidatures ou listes communautaires, ou de les priver de financement public, encourt le grief d’inconstitutionnalité et, par voie de conséquence, une censure par le Conseil constitutionnel. Ce que l’on ne pourrait que regretter.

Il appartiendrait donc au Peuple souverain de définir, par cette modification constitutionnelle de l’article 4, le périmètre du Pacte républicain qu’il entend voir protégé vis-à-vis des partis et groupements politiques. Il le ferait à l’aune des idées dont il admettrait la présence dans le débat politique pour la joute électorale et, le cas échéant, la mise en œuvre majoritaire qui pourrait sortir des urnes. Admettrait-il que certains partis militent pour que l’on abroge tel ou tel de nos principes démocratiques ou certains de nos engagements internationaux multilatéraux ? Que l’on abroge la République elle-même ? Telles sont les questions fondamentales qu’un tel exercice soulèverait.

Comme un tel questionnement touche à ce que nous avons de plus fondamental, une telle modification constitutionnelle ne serait envisageable que par référendum dans le cadre de l’article 89 de la Constitution ou par un référendum d’initiative citoyenne ou partagée12. C’est en dire non l’impossibilité, mais la difficulté…

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Annexe 1. Exposé des motifs de la proposition de loi « LR »

Exposé  des motifs de la proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République
face aux menaces communautaristes

Mesdames, Messieurs,

Notre Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » 13.

Cette vision française de l’unicité du peuple est le socle fondamental sur lequel reposent nos conceptions de l’unité et de la souveraineté de la nation, et de l’indivisibilité de la République. Elle est un principe cardinal qui irrigue l’ensemble de notre pacte républicain.

Elle est pourtant désormais ébranlée par la progression régulière d’attitudes communautaristes qui, en multipliant les propos et revendications religieux ou ethniques contraires à nos valeurs fondamentales, menacent de déchirer notre tissu national et de fragmenter notre société en une juxtaposition de communautés désunies.

L’essor de l’Islam radical, qui vise notamment à isoler les musulmans du reste de la communauté nationale et à substituer des lois religieuses aux lois de la République, en est l’illustration la plus préoccupante. Antithèse de nos valeurs communes les plus fondamentales, ce projet ouvertement sécessionniste cherche aujourd’hui à s’implanter dans tous les champs de la vie collective, y compris électorale.

Or, si la religion musulmane a naturellement toute sa place dans notre pays, le fondamentalisme islamique ne saurait en aucun cas trouver la sienne dans notre vie politique. Afin de répondre aux défis majeurs posés par sa propagation, une évolution de notre ordre juridique apparaît dès lors indispensable.

C’est la raison d’être de cette proposition de loi qui s’appuie sur nos principes républicains et constitutionnels intangibles. L’article 4 de la Constitution précise que les partis et groupements politiques ne «se forment et exercent leur activité librement » que dans la mesure où ceux-ci «respectent les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, « définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif.

Dans le cadre des campagnes électorales, cette exigence se traduirait par une interdiction de tout élément, direct ou indirect, relevant de discours contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité et qui soutiennent les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse. Il s’agit là de comportements graves puisque de telles revendications manifestent l’intention des candidats d’accorder ou de refuser des droits en fonction de ces considérations.

L’objectif des auteurs de la présente proposition de loi n’est donc pas d’interdire à un candidat, s’il en éprouve le besoin, de mentionner son origine ethnique ou son éventuelle appartenance religieuse, car cette mention n’a rien, en elle-même, d’un discours contraire aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité.

L’interdiction supposera la contestation de nos valeurs fondamentales et, en définitive, l’intention affichée de postuler à des fonctions électives dans le but de porter atteinte à l’unicité de la République. Les listes ou les candidats qui méconnaitraient cette prescription perdraient tout droit à un financement public, verraient leurs affiches électorales retirées et pourraient être purement et simplement exclus de l’élection.

Attendre que de tels candidats soient élus en comptant sur l’exercice du contrôle de légalité ou du contrôle de constitutionnalité, comme le proposent certains, relève de l’angélisme et traduit une méconnaissance évidente du fonctionnement des pouvoirs publics tant nationaux que locaux.

Il est aussi nécessaire de prévoir d’autres dispositions relatives aux conditions d’exercice de leur mandat par les élus. La charte de l’élu local devrait ainsi comprendre l’obligation de se conformer, dans l’exercice des fonctions électives, aux valeurs de la République, et donc au principe de laïcité qui impose notamment de ne manifester aucune opinion religieuse comme par exemple au travers du port d’un signe ostentatoire.

L’exigence posée par l’article 4 de la Constitution selon laquelle les partis et groupements politiques doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie doit être scrupuleusement respectée.

Ces principes doivent s’entendre au sens donné par le texte constitutionnel, à savoir, selon son Préambule, les «principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Au nombre de ces principes figurent donc, entre autres, l’égalité des droits (article 1er de la DDHC), et notamment entre la femme et l’homme (alinéa 3 du Préambule de 1946), l’égalité devant la loi (article 6 de la DDHC), la liberté d’opinion (article 10 de la DDHC) et, comme l’a maintes fois affirmé le Conseil constitutionnel, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (liberté individuelle, liberté de l’enseignement…).

Il ne fait aucun doute que la laïcité relève bien des principes de la souveraineté nationale: elle participe de l’idéal « de liberté, d’égalité et de fraternité » à la racine duquel, selon le Préambule de la Constitution, se trouvent ces principes; certaines de ses composantes elles-mêmes découlent de la DDHC (liberté de conscience) et le Conseil constitutionnel a d’ailleurs fait sienne l’affirmation de son ancien secrétaire général, M.Olivier Schrameck, pour qui la Déclaration de 1789 «constitue le terreau spirituel » de la laïcité (commentaire de la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013).

On ne saurait d’ailleurs oublier la jurisprudence déjà évoquée du Conseil d’État, dépourvue de toute ambigüité : « les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité » (n° 219379 du 6 avril 2001).

L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité.

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Annexe 2. Article L212-1 du code de la Sécurité intérieure

Article L212-1

Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :

1° Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ;

2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;

3° Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;

4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;

5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;

6° Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;

7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.

Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal.

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Annexe 3. Autres sources

Sur la marche de l’islam radical

Sur les listes communautaires

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Notes

1 – Le texte qui suit est une version remaniée de l’article publié le 2 mars sur le blog Decoda[na]ges sous le titre « Faut-il interdire les « listes communautaires »?« .

2 – Voir à ce sujet sur le blog Decoda[na]ges notre Numéro « Hors Série », janvier 2017, sur « Islam radical et Etat de droit – Les quatre questions fondamentales que l’islam radical pose à notre Etat de droit » (https://francoisbraize.wordpress.com/islam-radical-et-etat-de-droit-janvier-2017/), travail également publié dans Marianne (http://www.marianne.net/agora-les-4-principales-questions-que-pose-islam-radical-notre-etat-droit-100249137.html). Numéro « Hors Série » auquel on renverra au besoin.

3 – Voir le texte « LR » Proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République face aux menaces communautaristes : http://www.senat.fr/leg/ppl19-108.html

4 – On peut considérer en effet que la Constitution du 4 octobre 1958, par son Préambule, formalise une proclamation solennelle du peuple français consacrant l’attachement de ce dernier à un « Pacte républicain » sédimenté au fil de l’histoire depuis la Déclaration des droits de 1789, jusqu’à la Charte de l’environnement de 2004 en passant par le Préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux posés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; au sens strict, il ne s’agit pas juridiquement d’un pacte contractuel mais plutôt d’un engagement politique unilatéral du peuple français. 

5 – Voir à ce sujet notre article paru dans Slate qui montrait qu’une modification constitutionnelle préalable est nécessaire à un tel objectif : http://www.slate.fr/story/89331/fn-dissolution. On y reviendra infra (Cf. I-3.). Pour un point de vue inverse, voir l’article de Jean-Éric Schoettl https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jean-eric-schoettl-pourquoi-il-faut-refuser-les-listes-communautaristes-aux-municipales-20191111 (cité à l’Annexe 3 ci-dessus).

6 – Voir notre numéro « Hors Série » précité note 2 sur l’islam radical, Introduction et partie consacrée à la liberté de pensée et à celle d’expression.

7 – Voir ci-dessus en Annexe 2 le texte de cet article.

8 – Voir pour les quelque 80 partis, groupements ou mouvements politiques dissous en moins d’un siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_organisations_dissoutes_en_application_de_la_loi_du_10_janvier_1936

9 – En droit cet ensemble constitue ce que l’on appelle le « bloc de constitutionnalité » qui s’impose au pouvoir législatif et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

10 – Il comprendrait en toute logique :

  • outre les principes reconnus ou rappelés par la Constitution elle-même (égalité devant la loi, principe de laïcité, droit de vote et égalité d’accès aux mandats électifs, liberté d’expression et d’action des partis, libre administration des collectivités territoriales, forme républicaine de gouvernement, etc.), les droits individuels (liberté et sûreté individuelle, droit de propriété, légalité des peines, liberté d’opinion et de conscience, liberté de communication des pensées et des opinions, principe de contribution aux charges publiques en fonction des facultés de chacun, etc.) ;
  • s’ajouteraient aussi les droits économiques et sociaux issus de la Constitution de 1946 (égalité homme/femme, droit d’asile pour les victimes d’oppression, droit au travail, liberté syndicale et droit de grève, protection sociale, droit au repos, droit à la formation professionnelle et à la culture, droit à l’enseignement public gratuit et laïque), les principes de la Charte de l’environnement (principe de précaution, principe pollueur/payeur et obligation pour les politiques publiques de promouvoir un développement durable) ;
  • et enfin les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (liberté d’association, respect des droits de la défense, liberté d’enseignement, indépendance des professeurs d’université).

11 – Voir notre article dans Slate http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

12 – RIC, ou RIP, qui ne manquerait pas de faire naître la question de savoir s’il faut imposer à la représentation nationale et au peuple français dans leur exercice du pouvoir constituant, ou de révision de la Constitution, les mêmes bornes qu’aux partis… Question redoutable en forme de boucle récursive que l’on a traitée à l’occasion de notre article sur le RIC publié sur Mezetulle (voir https://www.mezetulle.fr/ric-ta-mere-par-f-b/). On retiendra ici la même réponse positive inspirée du dernier alinéa de l’article 89 de la Constitution qui interdit au pouvoir constituant (représentation nationale ou le peuple lui même consulté par référendum) de réviser la Constitution en s’en prenant à « la forme républicaine de gouvernement »… Dans le même souci de permanence républicaine, on pourrait protéger identiquement les principes constitutifs du pacte républicain de toute révision constitutionnelle. Les opposants qui souhaiteraient passer outre devraient alors politiquement assumer de violer la Constitution et de s’inscrire dans la logique d’un coup d’État. De la sorte, le corps électoral, s’il était consulté, pourrait choisir en toute connaissance de cause et pas dans un flou propice à tous les loups… toujours prêts, comme chacun sait, à entrer dans Paris.

13 – [Note prévue par l‘Exposé des motifs] : Conseil constitutionnel, décision n°91-290DC du 9mai 1991 citant l’article premier de la Constitution, qui dispose que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

« Islamophobie » : un racisme ?

[En collaboration avec B.B., magistrat]

Faut-il considérer, comme l’affirme une tribune publiée dans Libération le 4 octobre 2019 et comme le prétendent des slogans apparemment hâtifs mais soigneusement médités, que « l’islamophobie est un racisme » ? Si la réponse est positive, alors il faut réclamer l’introduction de ce délit dans le code pénal, puisqu’il n’y figure pas. François Braize et B. B, magistrat, examinent ici quelles seraient les conséquences d’une telle introduction et pourquoi celle-ci serait contraire aux principes du droit républicain. Ce faisant, ils révèlent les attendus politiques d’une telle revendication : créer un délit d’opinion et communautariser le droit pénal1.

Au-delà du soutien qu’il fallait légitimement apporter à Henri Pena-Ruiz à la suite de la publication par Libération de la tribune du 4 octobre dernier (« Islamophobie à gauche : halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité »), il est également indispensable de traiter la question juridique fondamentale que cette tribune soulève2.

Faut-il considérer que « l’islamophobie est un racisme » ? Telle est la question. Si l’on répond positivement à cette question comme le font les signataires de cette tribune, il faut alors tirer les conséquences du fait qu’on ne peut pas laisser un racisme impuni. Or l’islamophobie n’est pas aujourd’hui un concept connu de notre droit pénal qui protège néanmoins les croyants des actes et propos discriminatoires qu’ils peuvent subir3. Donc, si « l’islamophobie » n’est pas dans notre code pénal alors qu’elle serait un racisme, il faudrait l’y introduire ?

La protection des croyants musulmans contre les actes ou propos discriminatoires à raison de leur confession ne relèverait plus ainsi de la législation générale anti-discrimination applicable à la protection notamment de tous les croyants mais d’un délit spécifique réprimant tout ce qui pourrait être capté par le concept attrape-tout « d’islamophobie » ? Certains semblent le soutenir. D’autres le chantent sur tous les toits. Cette question appelle un traitement juridique sérieux, précis et documenté.

Une inexistence pénale à laquelle il faudrait remédier ?

Les signataires de la tribune précitée affirment très péremptoirement que « l’islamophobie est un racisme ». L’affirmation étonne. D’abord, par son inexactitude intellectuelle qui est de taille. En effet, être catholique, juif, musulman ou de toute autre confession, n’est pas une appartenance à une race. La protection pénale des croyants relève de la discrimination envers les pratiquants d’une religion, pas du racisme à proprement parler. Mais passons sur ce «détail».

Ensuite, les signataires jouent avec leurs propres mots pour soutenir, postérieurement à la publication de leur tribune, qu’ils ne demandaient pas la création d’un nouveau délit « d’islamophobie »…. Que peut-on vouloir désigner, signifier ou demander par l’assertion « l’islamophobie est un racisme » si cela reste sans conséquence pénale ? On ne voit pas très bien sinon au minimum une terrible ambiguïté, si ce n’est une honte pour l’esprit.

En effet, en France et aujourd’hui, tout ce qui est un racisme est puni pénalement, s’il s’agit d’actes ou de propos discriminatoires ou provoquant à la discrimination ou la haine s’en prenant à des personnes à raison de leur supposée ou prétendue race. C’est en effet le cœur du réacteur de notre législation contre les discriminations dont l’incrimination et les peines ont été étendues progressivement au fil du temps à la protection d’autres catégories d’intérêts (par exemple la discrimination en fonction d’une religion, d’une orientation sexuelle, etc.)4 – délits qui ne relèvent pas pour autant du concept de racisme quand bien même ils seraient punis des mêmes sanctions5.

Il se trouve ainsi que «l’islamophobie» n’est pas susceptible aujourd’hui d’être poursuivie pénalement en application de notre droit. Au demeurant, personne ne l’a définie et surtout pas le législateur mais comment ne pas voir qu’elle confond (en un tout effrayant par son totalitarisme intrinsèque) le fait de s’en prendre aux pratiquants d’une religion et celui de s’en prendre à une confession qui s’en trouverait ainsi sacralisée ?

« L’islamophobie », qui pénalement n’existe pas, ne peut dès lors être considérée comme un racisme, ni comme une discrimination. Elle ne le pourrait qu’à la condition d’avoir été définie et érigée en un délit « d’islamophobie ». Ce qui n’est pas. En conséquence, soutenir que « l’islamophobie est un racisme » revient à demander la création d’un nouveau délit ou, pire encore, à faire comme s’il existait déjà. Au mieux à parler pour ne rien dire. Et le lecteur peu averti est censé avaler cela tout cru… Ajoutons que ce n’est pas parce que les musulmans peuvent être discriminés, stigmatisés voire odieusement attaqués par certains nervis fascistes comme encore récemment à Bayonne, que cela légitime l’assertion.

Ainsi peut-on penser que le terme de racisme est volontairement utilisé pour tenter de couvrir, en disant que « l’islamophobie » est un racisme, dans une même approche la protection légale et légitime qui est due aux pratiquants d’une religion et l’instauration d’une protection légale de la religion elle-même, qui consisterait à (re)créer un avatar du délit de blasphème, rebaptisé « islamophobie ».

Ce sujet n’est pas une plaisanterie mais une affaire très sérieuse dans laquelle nous jouons nos libertés. Il y va de la protection des uns et des libertés des autres. Il faut donc être précis. Et notre droit a su l’être.

Les croyants musulmans sont déjà protégés par le droit qui vaut pour tous

Il faut aujourd’hui que les conditions du délit de discrimination, ou de l’injure, ou de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine6 soient constituées pour qu’un acte ou un propos (dit «islamophobe» par ceux qui reconnaissent un sens à cette notion), puisse recevoir une qualification pénale. De la sorte, les musulmans et leur confession sont traités par notre droit pénal comme les autres croyants et confessions et ne sont pas pénalement essentialisés7.

Rappelons aussi, et c’est essentiel, que nos textes répressifs en ce domaine s’appliquent toujours (et seulement) lorsqu’une personne, ou un groupe de personnes, est victime d’un acte prohibé par la loi, en raison de son appartenance réelle ou supposée à une religion, et ce, qu’il s’agisse de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine.

Donc, actuellement, tout citoyen de confession musulmane qui est victime d’une discrimination prohibée, d’une injure, d’une diffamation ou d’une provocation à la discrimination ou la haine en raison de son appartenance à la religion musulmane est protégé par la loi et l’auteur des faits ou propos interdits par la loi peut être poursuivi de ce chef pénalement. Les textes actuels protègent les pratiquants de toutes les religions de façon suffisante, depuis de nombreuses années. Et les musulmans comme les autres. Ils ne protègent pas en revanche les confessions et leurs dogmes eux-mêmes.

Eriger « l’islamophobie » en racisme, c’est réclamer l’introduction d’un délit d’opinion

Dès lors, et c’est ce qui peut être perçu comme un piège, ce qui est proposé avec « l’islamophobie » érigée en racisme est en fait un délit d’opinion critique envers une religion, sans exiger qu’une personne ou un groupe de personnes soient directement victimes d’un agissement ou propos quelconque (discrimination, injure, provocation à la haine).

On quitterait donc le terrain de l’acte objectif causant un préjudice (qui peut être prouvé ou au contraire dénié lors d’un procès pénal) pour une notion purement subjective par la « grâce » de laquelle un plaignant pourrait demander la condamnation de l’auteur de propos parce que subjectivement, il les ressentirait comme «islamophobes» et en serait affecté ou offensé. C’est exactement ce qui avait été réclamé lors du procès des caricatures de Mahomet et que certains ont bien intégré en s’auto – interdisant, sur le terrain de l’opportunité, de choquer les croyants8.

Il ne s’agirait donc au fond que de faire taire les critiques de l’islam puisque toute critique, toute caricature, pourra toujours être jugée offensante, blessante voire blasphématoire par certains fidèles ou ceux de leurs amis qui s’empresseraient d’en saisir les tribunaux.

Une telle évolution serait contraire aux principes les plus fondamentaux de notre législation anti-discriminatoire, qui protège les adeptes d’une religion et non la religion elle-même, laquelle n’a pas lieu d’être protégée par la loi ou l’Etat en tant que corpus dogmatique et idéologique susceptible, par définition et au contraire, d’être discuté, critiqué, voire caricaturé.

Si nous avons en France, par un long combat, soustrait notre liberté de pensée et d’expression critique à l’emprise castratrice de l’Eglise catholique et aboli le délit de blasphème, ce n’est pas pour céder aux désidératas de ceux qui admettraient de la soumettre à la menace permanente d’une obligation de silence face à l’islam.

Il n’est donc pas question de céder à une quelconque tentative de communautarisation de notre droit pénal et de créer, ou de considérer qu’existe, un nouveau délit «d’islamophobie», non plus même que de dire que « l’islamophobie » est un racisme. Pas un seul instant. Mais, en même temps, ce sera pour nous sans le moindre renoncement dans le combat contre le racisme. Mais pour cela, on a déjà tous les outils juridiques nécessaires, nul besoin d’en ajouter.

Ce que nous critiquons, avec Henri Pena-Ruiz et beaucoup d’autres, ce n’est bien évidemment pas la pratique de la religion musulmane (prières quotidiennes chez soi ou à la mosquée, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque, abstention de manger du porc, etc.), ni d’aucune autre d’ailleurs dès lors que sont respectées les lois de la République, pratique qui a toujours été acceptée en France et que personne chez les républicains et les démocrates de ce pays, de gauche et de droite, ne remet en cause.

Une tentative de communautarisation

Ce que nous dénonçons, c’est l’offensive des islamistes utilisant les manifestations prosélytes pour renforcer leur influence sur les musulmans par des provocations répétées. Et nous entendons bien dénoncer aussi ceux qui n’y voient rien à redire, quand ils n’affichent pas leur soutien.

Les exemples de cette offensive sont légion : voile couvrant le visage des femmes en entier, voile des fillettes, invention du burkini, revendication par des femmes militantes du port du voile permanent dans les services publics et même à l’école jusque dans les sorties scolaires, pression sur les commerçants musulmans pour qu’ils ne vendent pas de porc ou d’alcool y compris à des non-musulmans, etc. Toutes choses que nous ne voulons pas voir protégées par un nouvel avatar du délit de blasphème de la critique qu’elles peuvent mériter.

Par ailleurs, rappelons aussi qu’il est légal et légitime dans notre République d’interdire certains préceptes religieux tels la polygamie ou de manière générale l’application de la charia et tout ce qui ne respecte pas, comme l’a jugé la Cour européenne des Droits de l’Homme, nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux9 . Pourquoi pas, tant qu’on y est, dans une logique de «tolérance religieuse totale», ne pas en arriver à taxer « d’islamophobie » ceux qui s’élèveraient contre la lapidation des femmes musulmanes adultères ?

Notre République est universaliste et, face au droit, elle place tous les citoyens sur un même plan, qu’ils soient ou non croyants. Elle n’en distingue aucun et ne communautarise surtout pas la nature et l’étendue de la protection pénale qui est due identiquement à chacun d’entre eux. Rêvons un peu : les propos de comptoirs, de salons ou de tribunes devraient s’inspirer de la même exigence de rigueur.

Notes

1 – Reprise, avec de légères modifications, de l’article publié sur le blog de François Braize Décoda[na]ges https://francoisbraize.wordpress.com/2019/11/05/islamophobie-un-racisme/ Les sous-titres sont de Mezetulle. Les idées contenues dans ce texte ont été, dans un premier temps, exposées dans les commentaires d’un article publié sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ qui a fait l’objet d’une vive discussion et d’observations juridiquement discutables. Compte tenu de l’importance de la question posée qui irradie le débat public, ces analyses ont été regroupées en un seul texte par les deux cosignataires François Braize et B.B., magistrat, président de chambre correctionnelle d’une cour d’appel.

3 – Pour ne pas encourir le grief de ne pas documenter notre analyse, on précise ci-après les bases légales des incriminations de notre droit pénal qui permettent de protéger les croyants, sans discrimination ni essentialisation d’aucune confession : la discrimination (délit prévu à l’article 225-1 du code pénal), l’injure publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), l’injure non publique (contravention de l’article R.625-8-1 du code pénal), la diffamation publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 précitée), la diffamation non publique (contravention de l’article R.625-8 du code pénal), la provocation à la discrimination ou la haine (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et contravention de l’article R.625-7 du code pénal), avec, le cas échéant, la circonstance aggravante raciste ou liée à l’appartenance à une religion prévue par l’article 132-76 du code pénal. Il s’agit donc d’un véritable arsenal qui fonctionne parfaitement de manière égale en droit et identique pour toutes les confessions…

4 – Pour une énumération complète des intérêts protégés par notre législation anti-discrimination telle qu’elle résulte de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 dont l’article 86 a modifié l’article 225-1 de notre code pénal, voir le texte de cet article :
Article 225-1, alinéa 1er : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »
Dans les mêmes termes, l’alinéa 2 de ce même article instaure une protection identique en faveur des personnes morales ; en conséquence, la protection contre la discrimination en raison de la religion s’applique aussi aux personnes morales et, donc, aux sociétés ou associations ouvertement liées à la religion musulmane.

5 – Sanctions prévues par l’article 225-2 du code pénal : 3 ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende.

6 – La provocation publique à la haine est définie à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 :
« Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
La provocation non publique est définie à l’article R625-7 du code pénal :
« Article R625-7- La provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe.
Est punie de la même peine la provocation non publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, ou de leur handicap, ainsi que la provocation non publique, à l’égard de ces mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7.

7 – Il n’existe pas dans notre législation pénale de crime ou de délit spécifiquement antisémite ; comme les adeptes des autres confessions, les juifs bénéficient de la protection des mêmes textes que l’on a cités ; même le négationnisme de la Shoah est puni par un texte qui réprime toutes les négations d’un crime contre l’humanité ; même si cela est soutenu parfois, il serait inacceptable d’envisager la création d’un délit « d’islamophobie », au motif d’un parallélisme avec l’antisémitisme…
Il est assez rassurant au fond de pouvoir vérifier en parcourant toutes les dispositions de notre code pénal par une recherche par mot dans LEGIFRANCE, que l’on n’y trouve ni le mot « antisémitisme » ni le mot « islamophobie » !

8 – [NdE Mezetulle] voir à ce sujet l’article de Jeanne Favret-Saada « Les habits neufs du délit de blasphème » et l’article de Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe ».

9 – Voir l’arrêt de la CEDH rendu en Grande Chambre dans l’affaire Refah Partisi c/ Turquie en février 2003 : cedh-arr_c3_aat_20refah_20partisi_20c_3a_20turquie_20_28grande_20chambre_29_20du_20_3a2003

© François Braize et B. B., site d’origine : Décoda(na)ges, 2019.

« Arbitres de la Race », comédie bouffe (par François Vaucluse)

Après « Les Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, la troupe de théâtre antique Démodocos a été physiquement empêchée de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Cela s’inscrit dans une série d’actions de censure au nom d’un prétendu « antiracisme » qui organise et arbitre une inquiétante compétition victimaire dont le principe est la segmentation de l’humanité en « identités » intouchables. On ne s’étonnera pas que le théâtre, « lieu de la métamorphose et non pas des identités »1, soit éminemment visé. Sabine Prokhoris a publié ici même un article consacré à Kanata de Robert Lepage2.
Mezetulle s’honore d’accueillir à présent, pour la première fois, un texte dramatique. Écrite par François Vaucluse3, Arbitres de la Race est une brève, hilarante et grinçante comédie bouffe où les personnages s’avancent démasqués. Dans le Nota bene  qui suit la distribution, l’auteur précise que bien des passages sont empruntés à des propos « publics et authentiques, orthographe comprise » ; s’il n’avait pris soin de les placer entre guillemets, il pourrait être taxé d’outrance et d’invraisemblance !

 

François Vaucluse4

Arbitres de la Race

Comédie bouffe en un prologue, trois scènes et un épilogue

Argument

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, les comédiens de la troupe Démodocos ont été physiquement empêchés de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Un communiqué d’étudiants daté du 28 mars a remercié les auteurs de ces voies de fait et ceux qui ont « soutenu notre mobilisation », en mentionnant la Brigade anti-négrophobie, l’association les groupes « La BAFFE, RAFFAL, maisnoncestpasraciste, le CRAN » ; la section locale de l’UNEF a renchéri. La Brigade anti-négrophobie a également soutenu, sinon revendiqué, ainsi que la Ligue de Défense des Noirs Africains : « Victoire on a obtenu l’annulation de la pièce de théâtre à La Sorbonne qui voulait utiliser du Blackface ! »

Début mars, peu après l’ouverture de l’exposition Toutânkhamon à la Grande halle de la Villette, la Ligue de défense des noirs africains manifestait à plusieurs reprises pour en interdire l’accès et dénoncer « la falsification & le blanchissement de l’histoire Africaine ».

Enfin, dès le 4 avril, dans une tribune largement diffusée, deux universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau avaient demandé qu’un tableau de Hervé Di Rosa, commémorant la libération de l’esclavage, et qu’ils jugeaient raciste, soit retiré de l’Assemblée nationale.

En moins d’un mois, largement soutenues sinon inspirées par les milieux indigénistes et décoloniaux, ces trois actions médiatiques concomitantes se sont accompagnées de campagnes diffamatoires et de diverses menaces sur les réseaux sociaux. Ciblant des institutions symboliques, la Sorbonne, le Musée de la Villette, l’Assemblée nationale, elles concourent à accréditer la thèse d’un racisme d’État.

Sous protection policière et sur invitations, une unique représentation des Suppliantes s’est tenue enfin le 21 mai à la Sorbonne.

 

Distribution de la première 

  • La ligue ADN : Ligue de Défense des Noirs Africains.
  • J’ai-du-cran : Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN).
  • L’arbitre fascinant : Éric Fassin, professeur de sociologie.
  • La fille en trans·e : La porte-parole LGBT de l’UNEF.
  • L’Ombre de la Sulamite : Naomi Campbell.
  • L’Ombre de Darius : Jafar Panahi.
  • L’Ombre d’Eschyle : Démosthène Agraphiotis.
  • Brunet-latin-grec : Philippe Brunet, alias Brunetto Latini.
  • Les 343 racisé·e·s : Mediapart5.
  • Le Grand Ancien : Kémi Séba (inspirateur de la Brigade Antinégrophobie et de la LDNA, alliées du CRAN)6.
  • Le thiase des sycophantes : LeGnoo (pseudonyme collectif)7.
  • Luneffe : La porte-parole LGBT de l’Union des étudiants de France (UNEF).
  • Le diable blanc (cornes carmin, masque de céruse) : [nom de l’auteur].
  • Le kebab.
  • Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne ».
  • Un Péruvien masqué.
  • L’ombre de Toutânkhamon.
  • Les fantômes de l’Opéra.
  • Le récitant.
  • La récitante.

N.B. : Tous les passages entre guillemets sont publics et authentiques, orthographe comprise.

 

Prologue, devant le rideau

Luneffe : « Communiqué de presse concernant la pièce de théâtre « Les Suppliantes », possiblement représentée à La Sorbonne lundi, qui a fait usage du blackface, un choix de mise en scène raciste sur lequel nous interpelons. »

Brunet-latin-grec : Dans Les Suppliantes, « il est question d’immigrés d’abord mal accueillis par un roi autochtone. Puis qui tentent d’imposer leurs lois à leur terre d’accueil. Cette pièce parle aussi de femmes qui ne veulent pas se faire dicter leurs comportements par des hommes et qui sont d’ailleurs prêtes à recourir à la violence pour s’en affranchir. Ces thèmes mériteraient de nourrir le débat. Nous devons nous emparer de ces sujets si nous ne voulons pas que la société se défasse ».

Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Nous affirmons avec force et fermeté que ces événements constituent une double injure. Il s’agit d’une injure aux valeurs fondatrices de Sorbonne Université, qui s’affirme depuis sa création comme le fer de lance de l’innovation, de la recherche et de la création dans les Arts, en France comme en Europe ; mais aussi une insulte au rôle de Sorbonne Université dans la société ».

Le diable blanc : Ces « événements » ?
Ces voies de fait où J’ai-du-cran voit sa « victoire » ?

Les z- « étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Les choix scéniques de M. Brunet portent atteinte aux valeurs de l’institution. […] La Sorbonne, la troupe Démodocos et M. Brunet ont eu un an pour s’interroger sur la pertinence de la mise en scène des Suppliantes. Une année sacrifiée et gâchée par un aveuglement sourd, cette situation en est une conséquence logique. Tant qu’il n’y aura pas remise en question, nous, Étudiantes et Étudiants de Sorbonne Université, refusons toute représentation de la pièce. »

Le diable blanc : J’entends cet aveuglement, bien qu’il soit sourd.

L’Ombre d’Eschyle : « Notre cité n’apprécie pas les longs discours ».

Les 343 racisé·e·s : « Des militant·e·s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet. Spectacle dans lequel les comédiennes à la peau blanche interprétant les Danaïdes étaient grimées en noir et portaient des masques cuivrés ».

Le diable blanc : Bigre, blanches noircies, portant « masques cuivrés » :
ces trois couleurs décèlent des chattes diaboliques ;
par bonheur, grâce à vous nul n’a vu ces horreurs.

Les 343 racisé·e·s : « Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste. Cher·es signataires de la tribune “Pour Eschyle”, bonjour à tous·tes. Dans votre monde en décrépitude, nous n’existerions pas : il faudrait alors nous singer, nous grimer, nous imiter ? »

Le diable blanc : Vous n’existeriez pas, pourtant je vous imite ?
Sacrebleu, me voici au royaume des ombres.

 

Scène 1. À l’Université de Saint-Denis

L’arbitre fascinant (docte et portant beau dans sa toge noire) : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? »8.

Le diable blanc : L’État, bien que civil,
m’a donc fait naître à la date qu’il veut.
Donc la vie et la mort, catégories du savoir, sont instituées par l’État.
Car son Reich éternel a droit de vie et mort ?

L’arbitre fascinant : « Celui-ci a le pouvoir de le redéfinir en reconnaissant d’un côté la possibilité du changement de sexe, de l’autre l’existence de personnes intersexuées, soit deux manières de remettre en cause l’évidence d’un ordre binaire réputé  ’’naturel’’ »9.

Le diable blanc : L’État se contredit ou a-t-il l’esprit large ?
Voulez-vous à sa place
pouvoir arbitrer les sexes et les races ?

L’arbitre fascinant : « Dans le champ scientifique, le sexe peut désormais être appréhendé comme une construction – non seulement sociale mais aussi politique ».

Le diable blanc : Idole du forum, reine du trot aux courses,
est bien une pouliche,
et l’on parie sur elle, non sur lui.
Ou la biologie n’est-elle plus une science ?
Regrettons le bon temps de l’amibe asexuée,
Pullulons désormais par scissiparité.

L’Ombre de la Sulamite : « Nigra sum »10.

L’arbitre fascinant : « Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. Ainsi, quand on étudie la « blanchité », l’abstraction du concept protège d’une vision substantialiste (« les Blancs ») ».

Le diable blanc : Ouf, je suis un concept et point une substance.
Et concept dominant !
Mobutu, Mugabe, vous étiez donc des Blancs ?

Le Grand Ancien : «  L’homme blanc est le diable »11 ; Susan Sontag l’a dit :
« La race blanche est le cancer de l’espèce humaine »12.

Luneffe : « On ne peut pas parler de racisme envers les personnes blanches »13. « Les dominé·e·s étant assimilé·e au personne non blanches et les dominant·e·s aux personnes blanche »14.

Le diable blanc : Je vous sens quelque peu
fâché·e·s avec le nombre, sinon avec le genre.
L’orthographe est sans doute un complot dominant,
solécismes en renfort, décolonisons-la !

Le Grand Ancien : Jacques Derrida n’a-t-il pas dénoncé « la colonialité essentielle de la culture »15 ?

Le thiase des sycophantes : « Face à la suprématie blanche, voilà ce qu’on propose »16 :

J’ai-du-cran : Pour sauver notre race, détruisons la pensée.
L’inculture abattra l’impérialisme blanc.

Le thiase des sycophantes : « Les fondations de l’Opéra de Bordeaux sont celles des bateaux des traites négrières […]. C’est de pareilles présences du passé que vient PAR ESSENCE le patrimoine occidental dont presque tous les Occidentaux se glorifient çà et là »17 . 

L’arbitre fascinant : « Le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale ».

Le diable blanc : Vrai sexe et fausse race ? Passons un compromis :
J’invente donc le sexe et vous créez la race.
Que vous semble à présent cette co-construction ?

L’arbitre fascinant : « L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique ’’politique’’ ».

Le diable blanc : La « figure inversée » est celle de Narcisse :
Identité chéri·e, qui « connaît un·e Écho ».
Foin du racisme scientifique, le voici politique.
Hitler disait des Juifs qu’ils sont « race mentale ».
Ma race est donc mentale, suis-je alors condamné ?

Le Grand Ancien : « Je rêve de voir les Blancs, les Arabes et les Asiatiques s’organiser pour défendre leur identité propre. Nous combattons tous ces macaques qui trahissent leurs origines, de Stéphane Pocrain à Christiane Taubira en passant par Mouloud Aounit. […] Les nationalistes sont les seuls Blancs que j’aime. Ils ne veulent pas de nous et nous ne voulons pas d’eux. […] Parce qu’il y aurait eu la Shoah, je n’ai rien le droit de dire sur mon oppresseur sioniste ? »18.

J’ai-du-cran : « Philippe Brunet, descendant de samouraï japonais19 dans la mise en scène de cette présentation, est la transfiguration de l’Antillais tel que décrit par Frantz Fanon : ’’L’Antillais se caractérise par son désir de dominer l’autre’’ »20.

Brunet-latin-grec : Vous m’aviez blanchisé, me voici Antillais ?
Magies du métissage !

 

Scène 2. Place de la Sorbonne

Le diable blanc (essoufflé) : Dernière nouvelle, Martin Sellner, chef des identitaires autrichiens, a voulu empêcher qu’on représente une pièce de Jelinek au Burgtheater.


J’ai-du-cran : Il défendait son identité blanche contre une juive nobélisée et antinazie.
Et nous, notre identité noire contre Eschyle. Chacun son bonhomm·e !

Le diable blanc : Mais Jelinek mettait en scène des demandeurs d’asile, tout comme les Danaïdes suppliantes !
Et Sellner est l’ami de Tarrant, le tueur de Christchurch, correspondant fidèle et qui l’a financé.

J’ai-du-cran : Tarrant se défendait contre les racisé·e·s musulman·e·s.

Le diable blanc : Moi, comment me défendre ?
Suis-je diable, contre les anges ?
Ou blanc, contre juifs et muslims ?

Les 343 racisé·e·s : Diable intersectionnel, défends-toi contre tous.

Le diable blanc (racinien) : Mais un Blanc est coupable et ne peut se défendre.
Que ne suis-je, mon Diable, une diablesse trans ?
À défaut genderfluid, queer, bigenr.e, asexuel.le ?
(À part, en bafouillant) : La peste soit ce rôle écrit en inclusif·ve,
Je me perds, à vrai dire, dans ces sexes des anges,
Quarterons bi·s, mulâtre·esse·s genré·e·s.
Mon binarisme impur me condamne à jamais.
Je ne connais qu’un genre, et c’est le genre humain.

Le thiase des sycophantes : « Il y a aussi un effacement des genres et des positions sociales, une femme n’est socialement pas un homme, une domestique n’est pas une danseuse, un soldat n’est pas une nourrice, une travailleuse du sexe n’est pas une acrobate »21.

La fille en trans·e : « En tant que femme transgenre racisée, je suis intersectionnelle. Mais ma racisation fait de moi une personne plus privilégiée qu’une personne afro-descendante et c’est à cause du colorisme qui crée un privilège entre les personnes racisées ».

L’Ombre de la Sulamite : Qu’est-ce que le colorisme ?

La fille en trans·e : Tous ces grands blacks me snobent,
pourtant je suis lesbienne. Et mexicaine, en plus !

Le diable blanc : Certes au nom fort latin.

La fille en trans·e : Et pourtant Guevara…

J’ai-du-cran : Qu’il reste sur son mur avec son béret basque,
et donc blanc.
Les Danaïdes sont filles de l’Égypte, et donc noires.

L’Ombre de la Sulamite : Comme elles, « je suis noire et belle »22.

J’ai-du-cran : Et tu fricotes avec un Salomon ?
Filles de Danaos, vous devez être noires !
Refusez le blackface !
(D’un ton sentencieux) : Timéo Danaos et dona ferentes23.

L’Ombre de la Sulamite : Mais qu’est-ce que le blackface ?

Le diable blanc (à part) : Des comédiens grimés, cela vient d’Amérique.

J’ai-du-cran (qui a entendu) : Nous nous l’approprions ! C’est dans notre culture.

Le diable blanc : Mais l’Othello de Welles ?

J’ai-du-cran : Nous abhorrons ce Blanc
né dans le Wisconsin et mort à Hollywood :
que cet illusionniste, élève d’Houdini,
cède à Sidney Poitier une tombe usurpée !

L’Ombre de Darius : J’étais l’empereur perse ;
il fallait bien qu’un vivant me secoure,
car seul un acteur vif sait incarner une ombre.

L’Ombre d’Eschyle : Tu dis bien, Darius. Mais les ombres n’ont pas
de chair, et le poète les rend visibles à tous.

Les fantômes de l’Opéra : Nous refusons bien haut qu’on s’approprie nos spectres !
Nos syndicats sont là pour vous en dissuader.

Le thiase des sycophantes (ils sortent à l’aveuglette) :
Pour jouer Œdipe roi,
On cherche parricides
(grecs bien évidemment) ;
il faut qu’ils soient aveugles
ou du moins non-voyants.

Le diable blanc (à part) :
Puisqu’on choisit son genre, on peut choisir sa race
Alors c’est décidé, ma transition commence !
Mais puis-je me noircir sans risquer le blackface ?
Hélas un dominant à jamais le demeure,
Je reste condamné par ma propre blancheur.
(il reste pensif un moment) :
Les nouveaux-nés sont-ils de futurs dominants ?
Le rappeur Nick Conrad a chanté la réponse (il allume un ghetto blaster, à tue-tête) :
« Je rentre dans des crèches, je tue des bébés blancs,
attrapez-les vite et pendez leurs parents,
écartelez-les pour passer le temps,
divertir les enfants noirs de tout âge petits et grands.
Fouettez-les fort faites-le franchement,
que ça pue la mort que ça pisse le sang »24.

Le thiase des sycophantes (revenu sur scène, en chœur, sur les premières notes de la Cinquième de Beethoven) :
Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame !
C’est au second degré ! C’est au troisième degré !
Nick l’a bien dit sur RTL : « Je ne cherchais pas le buzz, ce clip est supposé amener à réfléchir et pas rester en surface. Je ne comprends pas les gens qui ne vont pas chercher en profondeur ».
Compris, diable herméneute au sabot fourchu ? Littéraliste obtus !

Le diable blanc : Deux questions me tracassent. Les Juifs sont-ils des Blancs ?
Comme Hérode faut-il tuer les innocents ?

Le thiase : Le privilège blanc doit s’expier au plus tôt !
« Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. »
« Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille »25.

L’Ombre de la Sulamite (visiblement dépassée) :
Reine du Cantique des cantiques,
Je suis belle, je suis noire et je suis presque juive,
Bref intersectionnelle, et mes gens d’Éthiopie
Suivent les lois de Moïse.
(Soudain prise d’un doute) :
Qu’appelez-vous le rap ? La harpe de David ?

(Le thiase s’esclaffe pendant que le rideau tombe).

 

Scène 3. Pendant ce temps, au snack de la Villette

Un Péruvien masqué : Vous mangez donc des frites ?
Louche appropriation : la patate est notre œuvre.
Vous l’avez extorquée pour pallier vos famines,
et McDo à présent nous revend des french fries.

Le diable blanc : La sauce des pizzas, c’est le sang des Incas ?
La tomate est andine et le cheval mongol,
la poule indochinoise et le vin géorgien…

Le kebab : Mais moi, je suis partout, gyro grec, shawarma arabe, al pastor espagnol.
Dönerwetter ! Suis-je donc ottoman ?

L’ombre de Toutânkhamon : Ôtez-moi d’un grand doute,
les quatre boomerangs retrouvés dans ma tombe,
à qui faut-il que je les rende ?

La Ligue ADN : Tu es des nôtres, pharaon noir.
Nous avons inventé le boomerang et les
Aborigènes viennent d’Afrique, à pied sec.
Les archéologues ont voulu te blanchir,
reviens pour les hanter !

Le diable blanc : Mais moi aussi, je viens d’Afrique !
C’était Lucy, ma grand-mémé,
comme celle de Yoyotte, l’antillais26.

La Ligue ADN : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur »27.

Le diable blanc : Le racisme nous tue, et non pas le génome.
Vous parlez donc anglais ?
C’est dans votre ADN ou dans mon DNA ?

La ligue ADN : Les Égyptiens sont noirs, donc nous les défendons.

Le diable blanc : Quand la statue du Pharaon est sombre, c’est la couleur du limon fertile qu’il fait abonder.

La ligue ADN : Faux, car l’on a brisé son nez bien négroïde.

Le diable blanc : Halte aux stéréotypes,
les nilotiques l’avaient grec,
et Leni Riefenstahl en atteste.
La victoire de Samothrace a bien perdu son nez
et comme vous la tête. D’ailleurs, Cheikh Anta Diop
a fait analyser une momie entière,
l’ADN a parlé, il est intarissable.
(à la cantonade) Mais chut ! Ces gens étaient berbères.

La ligue ADN (qui a entendu) : Mensonge d’Africains hâtivement blanchis !
Ce Brunet-latin-grec est un « sionniste » (sic) honteux !
Qu’il finisse en Enfer, Madame Belloubet !

Brunet-latin-grec : Hélas, j’y suis déjà, Dante m’y avait mis28.

La ligue ADN : « Seule la Justice, bonne et bienveillante envers les vraies victimes des délinquants ethnohiérarchistes mettra fin à ce malaise sociétal qui se focalise sur le débat autour des choix d’une mise en scène d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne ».

Le diable blanc : Eschyle, délinquant ethnohiérarchiste ?
Tout s’éclaire, à présent. Il est vrai que les Grecs
Avaient colonisé Marseille et Syracuse,
inventé les barbares et la démagogie.
Ils ne blanchiront pas l’Égypte et la Sorbonne…

L’ombre d’Eschyle : « Je vois partout des problèmes désarmants ; tel un fleuve, une masse de malheurs s’abat sur moi ; je suis embarqué sur des abysses d’égarements, sur d’infranchissables flots sans havre pour les malheurs ».

La ligue ADN : « La #guerreÉgalitariste nous l’avons déjà gagnée par disruptivité de nos concepts et de nos idées »29.

Le thiase des sycophantes : « Mais le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »30.

Les 343 racisé·e·s : « Aujourd’hui, nous sommes outré.e.s, mais surtout fatigué.e.s. Nous n’avons pas l’énergie de vous rappeler que la censure est un outil d’État, et non pas le fait de quelques militant.e.s usant de leur droit à la protestation et à l’insurrection face à des représentations négrophobes et racistes. ».

Le diable blanc : Prenez quelque repos avant l’insurrection.

Les 343 racisé·e·s : « Nos identités sont des cloîtres ».

Le diable blanc : Vous vous êtes reclus·e·s,
Méditez-donc dans leur silence.

Le rideau tombe.

 

Épilogue. L’humanité retrouvée

Préambule dit le 15 mai 2019, lors de la première représentation à la Sorbonne,
par Philippe Brunet, metteur en scène des Suppliantes, et Dido Lykoudis, comédienne.

La récitante : 
Je suis Philippe Brunet. Helléniste, né français d’une mère nippone.

Le récitant : 
Je suis Dido Lykoudis, comédienne, j’ai deux mères, la Grèce et l’Éthiopie. Je viens apporter le soutien de l’amitié à Eschyle.

La récitante : 
Le grec ancien est la source à laquelle j’ai voulu boire, comme les japonais boivent à la source du bouddhisme et de Dionysos.

Le récitant : 
L’Amharic est la langue qu’on entend quand je parle le grec d’Eschyle, je me suis abreuvée aux sources du Nil, là où poussent les flûtes de l’Abyssinie ; un jour, j’ai fui jusqu’aux rives de France.

La récitante : 
Dans la langue française, j’ai entendu les pas des poètes qui scandaient jadis en latin, en grec ancien : je les entends qui cheminent encore sur les passerelles de soie que tissent les caravanes entre l’Europe et l’Asie.

Le récitant : 
J’ai fui l’Éthiopie parce que le corps devenait tabou, parce que je ne voulais pas transformer ma culture en folklore, parce que mes cousins les Égyptiades voulaient m’enfermer, j’avais 20 ans, j’ai erré, aujourd’hui mon visage d’Iô a l’âge de mon errance…

La récitante : 
Je ne bougerai plus de ce sol, j’ai mille visages, noirs, blancs, rouges, mille coiffes, mille porte-voix grimaçants, mille pieds qui arpentent pour moi les pontons du théâtre.

Le récitant : 
Je me ressouviens exactement du moment où j’ai posé mes pas d’étrangère sur cette terre d’asile, étrangère parce que noire, barbare parce que grecque.

La récitante : 
Je suis nègre de toutes les souffrances et de toutes les beautés de la négritude, barbare parlant grec devant l’assemblée incrédule des enfants de Platon et d’Érasme,

Le récitant : 
Je suis libre, mes tresses d’abyssinienne répondent au sourire des statues archaïques de l’Acropole, si colorées que Charles Maurras les traitait de chinoises, je suis donc chinoise aussi,

La récitante : 
Insulté, menacé, je tresse des strophes pour vous saluer et vous implorer la bienvenue, et d’avance, Mme la Ministre, M. le Ministre, M. le Recteur, M. le président de Sorbonne Université, MM. les professeurs d’Université, etc., chère Ariane, cher André, Mmes et MM. les professeurs, les journalistes, les comédiens, les saltimbanques, les étudiants, les élèves, de toutes couleurs, et par delà les murs de cette salle prestigieuse, tous les Noirs, et tous les autres, vous tous, les Argiens réunis en assemblée, ce soir vous adresser tous mes remerciements…

Le récitant : 
Mes yeux, agrandis par le maquillage, tentent d’échapper aux cent yeux du chien mauvais qui me surveille et me traque.

La récitante : Je suis le masque.

Le récitant : Je suis la Suppliante.

Notes

1 – [NdE] Selon le mot de Philippe Brunet (texte publié sur sa page Facebook), directeur de la compagnie Démodocos et metteur en scène des Suppliantes. La pièce a finalement été représentée le 21 mai 2019 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous protection policière et sur invitations, à l’initiative du Ministère de la culture, du Ministère de l’Enseignement supérieur, de l’innovation et de la recherche, de la Chancellerie des universités de Paris et de Sorbonne université. Dans le texte qui ouvre le programme, Philippe Brunet écrit : « Le spectateur d’aujourd’hui est conscient de l’histoire qui a connu la traite et la colonisation. Mais il est aussi héritier de la tradition du théâtre grec, qui définit l’art comme imitation, comme rejeu, un art de représenter l’Ancêtre dans le temps, ou l’Autre dans l’espace, par le récit, par le chant, par le jeu théâtral, par le mime et la grimace. […] J’ai utilisé hier le maquillage facial, j’utilise aujourd’hui le masque, non pour cacher des acteurs qui ne seraient pas à leur place, mais pour donner naissance à des personnages. Le personnage, qui n’est pas la nature, est un défi à atteindre, à construire, pour l’acteur qui le porte. »

3 – [NdE] François Vaucluse, traducteur et écrivain. Dernier ouvrage paru : Mondes menacés, La rumeur libre, 2018.

4 [NdE] Voir la note précédente.

6 – Kémi Séba, à la ville Stellio Capo Chichi, naguère membre de Nation of Islam, est un suprématiste noir panafricain proche de Dieudonné. Aux USA, les suprématistes blancs ont prétendu que les Juifs avaient importé des esclaves noirs pour abatardir la race blanche. Reformulant à leur usage cette allégation, les suprématistes noirs accusent les Juifs d’être à l’origine de l’esclavage. En raison de son activisme antisémite et anti-occidental, Kémi Séba a été invité à Téhéran par Mahmoud Ahmadinejad et à Moscou par Alexandre Douguine, eurasiste extrémiste apprécié par l’extrême droite internationale. Kémi Séba figure en page d’accueil du site officiel de la LDNA. Son mouvement, la Tribu Ka, a naguère été dissous à la suite d’une expédition « punitive » rue des Rosiers.

7« LeGnoo est ici sur Mediapart le pseudo d’hommes et de femmes partageant les opinions de gens comme Olivier Cyran, Éric Vuillard, Françoise Vergès, les membres du Collège de la diversité et de Décoloniser les arts, vers qui je vous renvoie si vous vouliez bien faire un minimum d’efforts pour rendre nos sociétés moins érectilement (moins pyramidalement, moins verticalement) racialisantes. […] comme dans le Chant des Partisans, quand l’un·e tombe, un·e autre sort de l’ombre à sa place ».

8 – Éric Fassin, Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019.

9Op. cit. Toutes les citations suivantes sont prises à la même source.

10Cantique des cantiques, 1, 5-6.

11 – « L’alliance des extrémistes noirs et blancs », Le Monde, 23 septembre 2008.

12Partisan Review, hiver 1967, p. 57.

14 – Tract de l’UNEF, Luttons contre le racisme dans nos Universités, 2019, s.l.n.d.

15Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

16 – Patrick Simon, directeur de recherche CNRS, responsable du projet ANR Global Race, prestation au QG Décolonial, #3, en ligne, 48e minute :  https://www.youtube.com/watch?v=QI3UJ8CnMoM 

17 – LeGnoo, forum de Racisme dans les arts: le Manifeste des 343 racisé·e·s, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/270419/racisme-dans-les-arts-le-manifeste-des-343-racise-e-s

18 – In Mourad Guichard, « L’ex-Tribu Ka de retour sur la même ligne », Libération, 18 janvier 2007.

19Allusion étrange au fait que la mère de Philippe Brunet est japonaise.

22 – L’hébreu donne chehora ani ve nava ; je ne suis donc pas la traduction de saint Jérôme.

23 – Pris d’un bizarre accès de pédantisme blanc, J’ai-du-cran cite ici l’Énéide (II, 49), mais dans la leçon fautive (timéo pour timeo) de Tragicomix, enrôlé de force dans une légion du colonialiste César (cf. Astérix légionnaire, Dargaud, 1967).

24 – Clip intitulé PLB (Pendez les Blancs), diffusé sur YouTube en septembre 2018.

25Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2017, passim.

26Égyptologue, Professeur au Collège de France.

27 Banderole déployée devant la Villette et reprise sur le site de la LDNA.

28 – Brunetto Latini est le maître auquel Dante rend hommage au chant XV de l’Enfer.

29 – Tweet diffusé au lendemain de la représentation des Suppliantes à la Sorbonne.

30Paul B. Preciado, philosophe, « Le corps de la démocratie », Libération, 31 mai 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

© François Vaucluse, Mezetulle, 2019.

« Combattre le voilement » de Fatiha Agag-Boudjahlat, lu par Jorge Morales

Le courage et la pertinence de la plume de Fatiha Agag-Boudjahlat forcent l’admiration. Son dernier ouvrage Combattre le voilement (Paris, Cerf, 2019, préface d’Elisabeth Badinter) n’est pas un simple essai à contre-courant sur le voile en tant qu’objet, signe ou signal. Il analyse en profondeur le voilement islamique, acte que l’auteur combat en le présentant sans concession pour ce qu’il est : la normalisation (ou du moins la relativisation) d’une pratique sexiste et communautariste qui cherche à s’imposer partout au nom des droits de l’homme et de la liberté individuelle – nouveau dogme contemporain.

Rapatrier la question du voilement dans le domaine politique implique de penser à fond les significations (politiques, religieuses et culturelles) et les conséquences réelles d’un tel acte, de dénoncer tous les sophismes du politiquement correct et d’identifier les stratégies d’entrisme (ainsi que leurs idiots utiles) d’une religiosité orthodoxe déguisée en défense des droits des femmes.

L’analyse rigoureuse de l’aveuglement volontaire, de la mauvaise foi obséquieuse et des contradictions des adeptes du postcolonialisme (Frantz Fanon, Joan Scott…) est l’une des lignes de force de ce livre. En effet, les thuriféraires du multiculturalisme, dans leur volonté de légitimer le voilement au nom des droits individuels, font avancer la cause d’un rigorisme religieux qui transforme les femmes en organe génital – les stéréotypes de genre ne sont pas toujours du côté de ceux que l’on croit.

Au premier rang de ces nouvelles formes d’essentialisme mortifère se trouve le néo-féminisme différentialiste et racialiste. L’auteur montre comment le détournement1 du combat féministe aboutit à l’exact opposé de l’émancipation des femmes ; il met à l’honneur un patriarcat fondé sur l’orthodoxie et l’orthopraxie religieuses. Religieux et ultralibéraux, aidés par une néo-sociologie mondaine, porte-parole autoproclamée des « bons sauvages », se donnent la main pour transformer la liberté en servitude volontaire.

Apparaît alors ce qui est à la base de la détestation des entrepreneurs identitaires de tous bords : la laïcité, considérée comme un instrument d’agression et d’oppression des minorités. Fatiha Agag-Boudjahlat remonte aux racines de la « véritable matrice intellectuelle » anti-laïque (p. 66) en déjouant avec brio tous les pièges intellectuels de ses pourfendeurs (Asad, Butler2, Scott3…), en montrant avec obstination l’incohérence et l’inconsistance de leur discours. Ainsi, ces « bourgeois pénitents », dont l’indignation est à géométrie variable (surtout quand il s’agit des femmes orientales), sont toujours prêts à accepter pour les Autres ce qu’ils réprouveraient pour eux-mêmes. Pourquoi écarter les enfants d’immigrés des privilèges des classes bourgeoises occidentales ? Ce gauchisme condescendant ignore donc qu’il n’existe pas de féminisme islamique, pas plus que de féminisme religieux (p. 17 et 93).

Combattre la stratégie patriarcale du contrôle des corps féminins nécessite la poursuite de trois objectifs principaux :

  1. Refuser la victimisation (les femmes peuvent remplir efficacement et sciemment le rôle d’agents de l’hyperconformité religieuse) qui se cache sous le maquillage des bons sentiments (l’affaire Mennel – p. 105-115 – et le cas des « mamans voilées4 » – chapitre 4 –, sont éclairants). Le registre larmoyant (le chantage communautariste) et culpabilisateur (la repentance coloniale, le retournement victimaire5) est en effet une arme efficace pour imposer des choix idéologiques réactionnaires, ébranler toute politique laïque (ainsi que le montre systématiquement l’action du mal nommé Observatoire de la laïcité), faire flancher toute fermeté républicaine (la pusillanimité de certains élus aidant6) et mettre à bas le règne de l’intérêt général (les décisions du Conseil d’État allant dans ce sens).
  2. Faire de l’historicité des religions le cœur de toute réflexion concernant les questions religieuses. Pour condamner l’assignation identitaire (et en particulier le cas des jeunes filles voilées – chapitre 5 – dont le voilement devrait être considéré comme une forme de maltraitance et donc interdit), il faut s’armer intellectuellement. Il convient de dire haut et fort que tous les immigrés ont le droit d’entrer dans le régime d’historicité du pays qui les accueille et que l’intégration républicaine n’est pas le reniement des origines des personnes : l’identité du citoyen étant disjointe de celle de l’individu.
  3. Identifier très précisément les domaines où le voilement cherche à régenter la liberté des femmes : la sexualité, l’identité, les mœurs. Le mécanisme de cette domination est construit sur une série de dissimulations et d’injonctions contradictoires. Autant de stratégies dont le but est de brider la liberté de conscience et de faire gagner (culturellement et démocratiquement) la cause de l’aliénation des femmes.

Ce livre très bien documenté fait réfléchir sur les ressorts du multiculturalisme et sur l’importance de conserver une structure politique fondée sur l’État-nation, horizon politique et « écluse » de l’identité française (p. 190-192). L’activisme religieux cherche ainsi à pervertir les principes républicains avec les armes de la démocratie. Il cherche à faire disparaître la mixité sexuelle au nom du droit à la différence, il encourage le séparatisme social au nom des droits culturels, décourage toute volonté d’intégration au nom de l’identité communautaire, favorise l’uniformisation et l’allégeance culturelles au nom d’une altérité folklorique fantasmée, cautionne un puritanisme prétendument « féminin » au nom du féminisme. Faire de ce qui apparaît comme un choix une contrainte de fait, telle est la terrible entreprise qui se cache derrière le voilement ; elle se nourrit de la lâcheté politique qui délègue aux tribunaux un rôle qui revient au législateur. On voit pourquoi la citoyenneté et la laïcité républicaines sont si violemment récusées par l’indigénisme et par les « démocrates » diversitaires.

Le livre de Fatiha Agag-Boudjahlat met en garde contre la fausse générosité de ces personnages ; il n’a pas peur de dévoiler la réalité du « progressisme » ; il invite à penser la notion d’altérité à travers le prisme de l’universalisme.

Notes

1 – Pour une recension de son précédent essai Le grand détournement, voir http://www.mezetulle.fr/le-livre-de-fatiha-boudjahlat-le-grand-detournement-feminisme-tolerance-racisme-culture/

6 – Voir le texte de C. Kintzler sur le livre de Frédérique de La Morena http://www.mezetulle.fr/frontieres-de-laicite-de-f-de-morena/

« Kanata » de Robert Lepage : voyages vers la réalité

Sabine Prokhoris a vu Kanata – Épisode I – La Controverse de Robert Lepage au Théâtre du Soleil1. Elle rappelle la fonction émancipatrice du théâtre où chacun est convié à congédier son « moi », à faire l’épreuve du plaisir et du tourment de l’altérité : on en sort dans un état différent de celui où on y est entré. Demander – comme le fait la polémique dont la pièce est l’objet – au théâtre de « respecter » des « identités », lui reprocher « d’oublier » des « origines » qu’on a déjà figées comme un destin imperturbable, c’est vouloir qu’il se transforme en zoo où évoluent des bêtes curieuses et intouchables. Fallait-il que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ? La réponse est dans la pièce : une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

Prospéro : « Tous mes charmes sont abolis » Shakespeare, La Tempête.

« Réjouissons-nous : nous n’en sommes plus à nos premières défaites […]. Serrons les rangs ! La lutte pour le drame n’est pas encore terminée. Peu importe que des mains aient été salies, que des mains aient été déchiquetées, que des mains aient été trop douces ou trop légères : rien n’importe tant que nous aurons encore quelque chose à faire. […] Mais le grand champ chaotique et sombre de toutes les humanités est encore là, la tempête passe encore sur nos têtes, et nous continuons à chanter quand notre navire fait eau. […] Pendons nos chemises aux mâts pour trouver le vent, et ne désespérons pas. »
Bertolt Brecht, Sur l’avenir du théâtre.

 

Kanata – Épisode I – La Controverse est une pièce de théâtre.
Il n’est pas inutile, d’entrée de jeu, de rappeler ce fait, puisqu’aussi bien la controverse – en réalité une médiocre polémique qui vira au procès en légitimité contre Robert Lepage et la troupe du Soleil, mais que l’auteur et metteur en scène canadien et Ariane Mnouchkine ont eu ensemble la générosité et l’intelligence de transformer en une controverse à destination du public –, porte très précisément sur cela : la nature et la fonction du théâtre dans la Cité – une Cité contemporaine, qu’on espérera cosmopolite.

Rappelons en deux mots l’objet de la polémique : la pièce mettant en scène le destin contemporain, souvent tragique, de quelques descendants des Premières Nations – métissés pour certains de ses personnages –, et à partir de là abordant de sombres aspects de leur histoire tourmentée, broyée dans les brutalités de la colonisation du Canada par les Européens, que les rôles d’Amérindiens fussent interprétés par des comédiens non « autochtones », pour reprendre le terme en vigueur aujourd’hui, relevait, selon les contempteurs du projet, d’un geste d’« appropriation culturelle » venant redoubler les violences de la colonisation. Un geste alors politiquement, et plus encore moralement condamnable, une sorte de blasphème contre le respect dû aux « identités » maltraitées, que les bonnes intentions affichées par l’auteur comme par le Théâtre du Soleil ne sauraient en aucun cas racheter, bien au contraire2.

Contre vents et marées, grâce donc au courage et à la détermination d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe, qui ont maintenu leur soutien sans faille au metteur en scène canadien3, les spectateurs peuvent aujourd’hui aller à la Cartoucherie4 voir un spectacle qui met tous les sortilèges et enchantements du théâtre au service d’une réflexion sur notre commune humanité à l’épreuve des cruautés de l’Histoire, en même temps que sur le théâtre, sur les forces et limites de l’art entre et parmi nous. Quel est ce « nous » ? Au spectateur de bonne foi de construire sa réponse. Spectatrice et partant, parmi d’autres spectateurs, destinataire de l’œuvre, je me risquerai ici à quelques hypothèses.

Une histoire de rencontres

Écrite et mise en scène par le Québécois Robert Lepage, magnifiquement interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil, Kanata est d’abord une histoire de rencontres – rencontres multiples, aux effets imprévus, heureux ou malheureux. La pièce entrelace en effet, avec une virtuosité scénaristique saisissante, plusieurs destins que les contingences de vies marquées par différents exils vont faire se croiser sur une sorte d’île où tous, à un moment ou un autre, vont se trouver jetés : l’« île », battue de tempêtes, c’est un quartier des bas-fonds de Vancouver aujourd’hui, où ont échoué, en junkies fracassés, les existences errantes, ballottées, de tant de descendants des Premières Nations, et aussi de bien d’autres laissés-pour-compte du monde contemporain, dérivant dans les courants agités des grandes métropoles. Des jeunes femmes perdues – c’est autour de quelques-unes d’entre elles, qui connaîtront un sort tragique, et d’abord de Tanya, jeune Amérindienne « aux yeux bleus », qui finira assassinée comme quarante-huit autres de ses sœurs de misère, que Kanata articule l’un des axes de son propos, le second se nouant autour de Miranda, jeune artiste peintre arrivée là pour suivre son compagnon Ferdinand qui rêve d’une grande carrière théâtrale dans le Nouveau Monde. Miranda et Tanya deviendront des amies, l’une – Tanya – venant au secours de l’autre un jour menacée dans la rue de la dope, celle-ci l’accueillant ensuite chez elle. Dans cette « île » maudite au cœur d’une immense ville entre mer et Rocheuses, un havre fragile : le loft aux baies immenses où vivent Miranda et Ferdinand, qui deviendra l’atelier de Miranda demeurée seule. Dans la rue, un pharmacien ambulant portant kippa, nommé Ariel, veille comme il peut sur tous au milieu de cette cour des miracles. Il y a aussi la combative Rosa, venue des Antilles, qui s’occupe avec vitalité, avec bonté, du centre d’injection et de désintoxication, et des âmes en peine qui viennent tenter d’y survivre à leurs naufrages. Et Tobie, moitié Huron, « esprit double » selon la sagesse des Ancêtres – figure des passages en d’autres termes, au-delà de ce que cela signifie quant à la question sexuelle (Tobie est homosexuel, expliquera-t-il à Miranda) – Tobie qui réalise un documentaire sur la rue Hastings, Tobie le sage, le bienveillant intermédiaire de bien des rencontres. Et puis un commissariat de police, où l’on s’occupe sans trop de zèle des disparitions successives de jeunes femmes de la rue Hastings, mais où l’on finira, grâce à un flic qui « n’a pas l’air d’un flic » et occupe ses loisirs à apprendre l’art du théâtre, par confondre le tueur en série qui veut nettoyer la ville du stupre apocalyptique et détruire « la Grande Prostituée de Babylone ».

Et Leyla, la mère de Tanya, premier personnage à apparaître dans la pièce, restauratrice de tableaux, Amérindienne adoptée par un couple iranien. Elle parle persan en famille, et apprend la langue de ses ancêtres. Et sa rencontre, qui sera d’amour, avec Jacques Pelletier, un anthropologue français, lui aussi présent dans la première scène. D’autres bribes d’histoires encore, des destructions, des arrachements terribles.

Chez Miranda, ça sent le poisson – le loft est au-dessus de la poissonnerie de la propriétaire chinoise immigrée à Vancouver, avec sa nombreuse et industrieuse famille.

Mémoire, au présent

Avec délicatesse, et une poésie visuelle qui combine la rapidité des enchaînements à la création subtile de durées rêveuses qui élargissent en autant de profondes respirations contemplatives un temps alors élastique – en particulier lorsque, avant le finale de la pièce, et en écho à ce qui suivait immédiatement la scène d’ouverture, advient une scène d’une poignante douceur, onirique, si « nous sommes de la même étoffe que nos songes », qui figure un voyage initiatique où se résument peut-être tous les enjeux poétiques et politiques de la pièce –, la mise en scène de Robert Lepage renouvelle l’art ancien du théâtre par l’art moderne du cinéma. Cela au-delà même de l’usage de projections d’images vidéo, usage quasi imperceptible tant il se fond avec évidence avec la scénographie – telle est la magie de ce théâtre. Car les fils narratifs qui composent en une polyphonie subtile, toute d’échos qui se répondent, les différentes intrigues dont se tisse l’étoffe serrée et souple de cette pièce méditative, palpitante de toutes les énergies qui en modulent les rythmes et les tempi, ces fils s’articulent selon une construction qui emprunte clairement à l’art du montage cinématographique pour construire la progression de l’action dramatique.

Or ce point, qui concerne la facture artistique du projet, n’est pas indifférent à ses enjeux.

Car c’est au présent, au cœur troublé de notre monde, que se déploient la pièce, et les histoires qu’elle déroule. Un présent – celui de personnages vivant dans Vancouver aujourd’hui –, tout imprégné d’histoires passées, refoulées mais toujours effervescentes pourtant, et agissantes en lui. Venant affirmer, et renforcer cela, la dimension documentaire de la pièce, inspirée d’une affaire qui s’est effectivement produite, formidablement rendue sensible par le jeu constamment juste, jamais mélodramatique, des acteurs du Soleil. Autrement dit, pour accéder à quelque chose de l’histoire collective des Premières Nations, évanouie dans les brumes du passé, point de vaste fresque héroïque autour de figures mythiques. Non. On voyagera en s’embarquant sur les traces fragiles de cette histoire passée, traces vives, actuelles, qui hantent quelques destins singuliers d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. Nos contemporains. Lesquels assurément ne sont pas les mêmes que leurs ancêtres. Métissages, hybridations diverses, modernité, autant de transformations qui font des descendants d’autres personnes que les purs « autochtones » qu’étaient leurs aïeux. Tanya la junkie qui désira « écrire, dessiner, aimer comme elle voudrait être aimée : « un autochtone, un Blanc, un Noir, ça m’est égal »5, porte le splendide collier indien de sa grand-mère transmis par une mère dont la langue maternelle est le persan. Mais ce bijou orne le cou d’une jeune femme d’aujourd’hui, étrangère, de bien des façons, à ce que fut l’aïeule dont le peuple fut colonisé – et continua à l’être à travers en particulier l’horreur des pensionnats6 dont il sera question dans Kanata.

On songe alors à cette réflexion de Walter Benjamin, expliquant que « la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé. C’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. […] Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé »7. Quels sont ces « endroits », dans la pièce de Robert Lepage ? Ce sont les vies, aujourd’hui, de ses personnages, veinées d’histoires enfuies et enfouies. Et c’est cette topographie-là, qu’il s’agit d’apprendre à interpréter, que dessine et met en scène la pièce.

Ainsi le parti pris esthétique sur lequel se construit sa dramaturgie traduit-il exactement cela, en y ajoutant quelque chose cependant. Car en utilisant les ressources d’un art né au XXe siècle dans son théâtre, un théâtre dont il affirme fortement la tradition, comme l’exprime de façon, transparente sinon explicite8, et pour plusieurs raisons que le spectateur pourra méditer, la référence de Kanata à l’une des plus mystérieuses pièces de Shakespeare, La Tempête – qui est par ailleurs une pièce depuis longtemps explorée par Robert Lepage, lequel s’y est confronté plus d’une fois –, il en ravive nouvellement les formes, le rendant ainsi d’autant plus vivant et libre. Qu’est-ce que cela signifie, s’il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie, qui serait pure frivolité eu égard à la gravité des questions abordées par la pièce ? Gageons que ce qui se joue là sur le plan de l’histoire des formes esthétiques dans le champ du spectacle, n’a en réalité rien de gratuit. Car si le présent (le cinéma) renouvelle le passé (l’art millénaire du théâtre), c’est en quelque sorte qu’il le réinvente, c’est-à-dire en reconduit la spécificité tout en la transformant. Une spécificité en devenir.

Dès lors, on peut penser qu’il pourrait bien en aller de même pour ce qui concerne l’histoire – et les histoires – des humains. Autrement dit : partir du présent, un présent « tout imprimé d’Histoire » selon le mot de M. Foucault, mais un présent vivant, un présent en mouvement, un présent sur lequel il devient possible d’agir, cela donne la force non pas de modifier le passé dans sa teneur factuelle, mais de s’affranchir du destin fixe, comme inscrit dans le marbre, qu’il semble devoir prescrire. Sous condition de la transformation – telle est l’épreuve à traverser. Mais pareille épreuve met à mal le fantasme tyrannique d’une « identité » inaltérable – à défaut d’être inaltérée –, à maintenir coûte que coûte telle que le malheur la fige. La garantira en l’occurrence une « autochtonie » alors nécessairement victimaire.

Tobie le demi-Huron, ancien junkie, gracieuse et douce figure de passeur dans la pièce, est le personnage qui aura su avec courage et imagination traverser cette épreuve. Et il initiera avec sagesse, avec tendresse, Miranda à cet art des passages, à ce voyage. Rebattues aussi les cartes de La Tempête – ses traces furtives, énigmatiquement présentes, dans Kanata. Au spectateur qui le souhaite de comprendre – un peu – pour quelle nouvelle partie.

La question que soulève la pièce, et de plusieurs façons, est alors celle de la transformation, et conjointement celle des conditions d’une émancipation qui ne vaille pas oubli, et encore moins déni. Il s’agit autrement dit, pour chacun des personnages, de parvenir à s’extraire de ce à quoi une inéluctable fatalité le vouerait, censément sans échappée possible. Mais se libérer, c’est aussi, d’une certaine façon, trahir l’injonction – imaginaire, mais pas moins puissante pour autant – à demeurer fidèle non plus tant alors à une histoire, laquelle pourrait se poursuivre en s’infléchissant autrement qu’en implacable ligne droite, mais à ce qui, à force de devoir être ressassé comme la litanie sans fin du désastre subi, se clôt sur soi-même sans issue ni avenir possibles. Seule « victoire » en ce cas, en forme de trompeuse revanche : exister comme vestale du dol, à jamais jalouse de cette fonction sacrée.

Transmissions

Ce qui demeure terrible, et la pièce n’esquive pas cette dimension tragique, ce sont les échecs, innombrables, malgré la force du désir de devenir libre ; de tout cela témoigne l’émouvant et tendre personnage de Tanya dans la pièce. Ces échecs sont-ils à interpréter comme un rappel à l’ordre, et partant comme la confirmation d’un sort funeste à accomplir pour prouver qu’un inexpiable forfait a vraiment eu lieu ? Et donc comme une disqualification du vœu que les effets n’en soient pas définitifs et partant tout-puissants – qu’au bout du compte il ne triomphe pas complètement ? Le pari de Robert Lepage et de ses personnages va tout à l’inverse. Oui, des crimes ont été perpétrés. Oui, ils sont inexpiables. Mais leur plus effrayante victoire serait d’avoir érigé un mur infranchissable entre ceux qui ont été et sont du côté des victimes, et les autres.

Or ces crimes nous affectent et nous concernent tous – en tant qu’êtres humains. Ainsi quiconque peut – doit même, si les circonstances le conduisent à pouvoir le faire – en relayer la mémoire, en même temps que le désir, libre comme le vent, transmissible au-delà des plus barbelées des lignes de démarcation, de leur faire pièce. Ne serait-ce pas le sens le plus profond de la philia grecque : l’amitié, cette inclination réciproque entre deux personnes, qui n’est pas fondée sur les liens du sang ? Entre des étrangers en somme, qui ne partagent pas nécessairement la même histoire mais se rencontrent, et se décentrant d’eux-mêmes, trouvent à inventer une fraternité neuve. Entre Tanya et Miranda, naît l’amitié – et c’est d’ailleurs Tanya, la fille perdue, qui la première protégera Miranda, l’étrangère. Et de ce que Tanya lui aura transmis, Miranda plus tard se fera l’interprète. C’est ce que nous dit sans doute la dernière image de Kanata, à travers les gestes amples, indomptables, de celle qui désormais peindra, peindra, peindra encore, envers et contre tout.

Par sa façon de traiter l’histoire des descendants des Premières Nations, nos contemporains en ce monde fait de tant de couches enchevêtrées d’histoires intimes et collectives – de la traiter c’est-à-dire aussi d’en soigner les blessures – la pièce prend en tout cas clairement position dans ce débat. Elle le fait d’une triple façon.

Du théâtre

Dans la pièce elle-même, en premier lieu, sur deux plans.

D’abord parce que clairement Kanata, en même temps qu’une action dramatique qui s’attache à revenir sur les pans les plus sombres de l’histoire du Canada, est une pièce, réflexive, sur le théâtre – ces deux dimensions étant indissociables, étroitement articulées l’une à l’autre. Cela de multiple façons, explicites – théâtre dans le théâtre, très shakespeariennement –, ou plus allusives. En outre comme on le verra dans la pièce, l’aptitude, qui dans l’histoire s’avérera salvatrice, au jeu et au transformisme de l’un des personnages, de surcroît pas le plus attendu sur ce chapitre puisqu’il s’agit du policier (certes comédien à ses heures perdues, et une scène hilarante nous en fera témoins), constituera l’un des ressorts de l’intrigue, en participant activement du dénouement.

Or dans cette disposition au déplacement et à la transformation qui remise, le temps de la représentation, le « moi »au vestiaire, gît la force du théâtre, ainsi définie par ce mot de Borges :

« L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »

Autrement dit, le théâtre est puissant parce qu’il ouvre un espace au sein duquel on peut jouer. En des emplacements différents, l’acteur et le spectateur – là résident la profondeur et la justesse de la remarque de Borges – partagent cette aptitude au jeu. Jouer au sens des jeux, éminemment sérieux, de l’enfance, si bien analysés, à la suite de Freud, par Donald Winnicott9 : l’enfant distingue bien sûr parfaitement son environnement, le réel qui l’entoure en d’autres termes, de l’espace indéfiniment mobile ouvert par son activité imaginaire, mais ces deux dimensions pourtant ne sont pas sans rapport. Car le jeu, et les objets qu’il crée, que Winnicott nomma non sans raison « espace et objets transitionnels », sont pour le petit humain la barque grâce à laquelle pourra véritablement s’effectuer pour lui le « voyage vers la réalité », selon l’expression de D. Winnicott. Un périple qui loin de dénier cette réalité, permettra à l’enfant, futur adulte, d’y vivre créativement – de la comprendre, et de l’aménager inventivement, c’est-à-dire de ne pas en subir passivement la cruauté, la violence, ou la simple absurdité ; de ne pas y rester muré comme en une cellule obscure.

Le théâtre réactive cette part de jeu, essentielle et émancipatrice, comme l’a si bien compris et montré Ingmar Bergman, dans son pénétrant Fanny et Alexandre. Et puisque la pièce est accueillie par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, rappelons-nous Molière enfant dans le film éponyme, lorsque les enfants jouent, et deviennent vraiment chevaliers et gentes dames – au beau milieu du jeu, une réalité triviale se rappelle au petit Jean-Baptiste qui, bien que « mort » dans les bras du chevalier, a besoin de pisser… (mais pour autant le jeu n’en reste pas moins « vrai »).

Évidemment, cela suppose que jouer un personnage, qu’il soit inspiré d’un contemporain, historique, ou imaginaire, ne relève pas du selfie si prisé aujourd’hui. Contrairement à ce que nous serinent les manuels de « développement personnel » à succès (« Soyez vous-même »), ou la publicité pour Mac Do (« Venez comme vous êtes »), la promotion de l’« identité » portée comme un brassard redouble au contraire et verrouille à double tour toutes les chaînes, alors inquestionnables, qui prétendent définir et délimiter une fois pour toutes ladite identité. En ce sens les auto-proclamés « racisés » sont déjà auto-racistes avant même de se révéler éventuellement racistes à l’égard de n’importe quel allogène.

Dès lors que la représentation « théâtrale » prétend manifester la pure et simple présentation d’un « soi » assigné à une identité rendue alors « visible », cette exhibition passant pour libératrice, on se retrouve au zoo, pas au théâtre10. Et donc en cage. Ainsi, pour évoquer lesdites « minorités » discriminées, ce n’est pas leur visibilité en tant que telle qui pourra permettre que se lève le stigmate. Lorsque Jérôme Bel expose sur scène des personnes handicapées mentales pour les « libérer » en produisant triomphalement la visibilité du handicap censé les définir, les invitant à la « performer » selon le vocable butlérien de rigueur, ce geste étant supposément « subversif », il ne subvertit rien du tout, il demande, perversité suprême, auxdits handicapés de confirmer aux yeux de tous leur handicap, sur le mode en somme du fameux : « C’est vous le nègre, continuez ». Lorsque Madeleine Louarn en revanche fait interpréter Lewis Caroll, Aristophane ou Beckett par sa troupe Catalyse, composées d’acteurs souffrant de handicaps mentaux, elle leur permet d’être autre chose que ce à quoi le stigmate « handicap » réduit leur identité11. Sans pour autant invisibiliser ce handicap, puisque l’interprétation qu’ils offrent de ces textes passe, nécessairement, par l’expérience humaine singulière qui est la leur – leur situation de handicap en l’occurrence. De même, dans Kanata, l’interprétation du personnage de la mère de Tanya, joué par une comédienne qui se trouve être iranienne, est-elle nourrie par l’expérience et l’histoire spécifique de cette comédienne – sa langue, le persan, devenant entre autres choses un élément qui, décentré, participe de l’écriture de la pièce. Que Shaghayegh Beheshti offre une interprétation aussi sensible du personnage qu’elle joue tient non pas à son appartenance – distanciée au service de la pièce –, et qu’ainsi elle puisse passer pour un ersatz d’« autochtone »  acceptable, mais à son talent et à son travail de comédienne. Faudrait-il croire que Maurice Durozier, qui interprète un glaçant et très convaincant tueur en série, descend de Jacques l’Éventreur ou du docteur Petiot (et qu’au fond dans le rôle le tueur de l’Est parisien, ou quelque criminel de la même espèce, c’eût été à coup sûr plus « vrai » encore) ?

Loin de soi : l’amour, cet exil

En second lieu, un des pivots de Kanata est une histoire d’amour. Non pour sacrifier aux codes des « séries télé » bas de gamme, selon les éléments de langage dont ont usé, en un touchant unisson, quelques critiques paresseux n’ayant hélas que trop tendance à prendre « des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour » 12, mais pour une raison qui rejoint, par un autre chemin, cette affaire humaine fondamentale13, dont nous parlent aussi tous les contes, d’un bout à l’autre de la planète: l’épreuve de la transformation.

Une histoire d’amour, qui se noue entre deux êtres venant, là encore, d’univers différents.

Laissons ici la parole à Beckett, qui en connaissait un bout en matière d’étrangèreté – et fait partie, notons-le au passage, de ces auteurs qui ont écrit une partie importante de leur œuvre dans une autre langue que leur langue maternelle :

« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir »14.

Ces lignes magnifiques, et si drôles en même temps, nous disent l’essentiel. Pouvoir devenir « n’importe qui » : épreuve, autant que grâce, de l’amour – et du théâtre. Deux expériences que non sans motif Shakespeare si souvent intrique étroitement dans son théâtre.

C’est un tel dépouillement de « soi » qui en tout cas permet à l’interprète dramatique de se faire passeur de ce de ce que Joseph Conrad appelait, dans La Ligne d’ombre, « le flot de toute l’humanité ». B. Brecht a exprimé cette exigence et cette capacité de la plus simple des façons, à propos du maquillage au théâtre, équivalent du masque :

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise, le fixe. »

Ainsi l’acteur se rendra-t-il disponible au passage par lui d’autre chose que lui, d’inattendu alors : « Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais », dit Louise face au portrait peint par Miranda de celle qui pourrait être la fille qui lui fut arrachée. Mais qui, propriété de personne, se relie à nous tous.

Que, dans l’ultime scène de la pièce, Miranda peigne dans l’air nous donne à voir cet envol au-delà de la consigne étroite des particularités. Et cet envol libre plonge en même temps au plus profond de l’humanité commune, faite de tant d’existences singulières qui se répondent. Ainsi l’énergie indomptée de son geste fait-elle surgir, comme un fragile chœur en mouvement, toutes ces existences, les vivants et les morts.

Telle est la tâche de l’artiste, qui selon les mots de J. Conrad,

« s’adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »

Un peu plus loin, Conrad ajoutera ceci :

« Arracher, en un moment de courage, à l’impitoyable course du temps une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans préférence et sans frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une attitude sincère, le fragment ainsi sauvegardé. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme, et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à en dévoiler le secret inspirateur, la tension et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort résolu de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si manifeste qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté qu’on présente éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inévitable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible »15 .

Il s’agit de peindre, donc. Par le pinceau, l’écriture, le théâtre, le documentaire, toute forme d’art qui témoigne du lien humain, plus fort que toutes les destructions.

 

Enfin, et c’est un troisième axe, qui éclaire et soutient le parti que prend la pièce dans la controverse évoquée plus haut : la décision, fruit de la rencontre entre Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, et du pari de cette dernière de confier sa troupe à un metteur en scène autre qu’elle-même, de faire interpréter Kanata par les comédiens du Soleil.

Fallait-il, donc, que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ?

La réponse est dans la pièce – bien au-delà de ce qui y est explicitement formulé sur ce point –, et dans tout ce qu’elle déploie, articulé par sa teneur artistique même, on l’a vu. Une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies « performatifs » d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

La suite ? Pourquoi pas une Tempête, interprétée par des artistes « autochtones » ou non ? Des acteurs, tout simplement, légitimes pour d’autres raisons que celles, au fond méprisantes, de leur origine. Revenons sur ce qu’explique Ariane Mnouchkine au sujet de sa troupe, laquelle au fil du temps est devenue cosmopolite :

Les comédiennes et comédiens de la troupe y sont entrés grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d’une quelconque appartenance16.

Au bout du compte, la réussite la plus généreuse de Kanata ne tient-elle pas à ceci que, geste d’un seul tenant artistique et politique, elle ouvre à cette dimension si bien résumée par B. Brecht :

« Et la discussion est l’un des niveaux les plus élevés du plaisir de l’art que puisse atteindre la société. »

Encore faut-il accueillir cette invitation.

À la fin de La Tempête, Prospéro renonce à tous ses pouvoirs magiques – à sa toute-puissance tyrannique. Mais il promet de dire son histoire et, tel Ulysse, de « charmer l’oreille » par son récit. Ainsi se voit-il « réduit à [mon] son seul pouvoir, combien pauvre ». Mais combien riche, dès lors qu’Ariel, désormais « libre et heureux », souffle dans cette voile qui se gonfle entre la scène et l’assistance.

Le théâtre est une île. Le théâtre est un navire. Accepterons-nous de voyager ?

Notes

2 – Sur la polémique, voir mon court article : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/20/une-femme-des-lumieres_1680149
La polémique ne s’est pas éteinte : pièce « raciste » pour Françoise Vergès, égérie du collectif « Décoloniser les arts », tandis que telle journaliste, avec l’arrogance de la bêtise, n’hésitera pas à parler de geste « fasciste », aliéné par les vieilles lunes de l’universalisme (occidental-oppresseur-colonialiste bien sûr) (France Culture, La dispute, 24 décembre 2018) ; d’autres s’y sont pris plus obliquement : le châtiment de la faute morale (que l’on n’évoquera pas, sinon pour l’absoudre) étant le ratage artistique. Là gît la sanction suprême : car on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments, n’est-ce pas ? La pièce est alors décrite comme en restant au stade des « bonnes intentions » pour aboutir à un résultat qui ne relèverait que de la « série télé » poussive, « mal joué » de surcroît. Autant d’éléments de langage que l’on a vus mécaniquement recyclés par quelques plumes autorisées, qui n’ont juste pas remarqué les allusions, pourtant transparentes, à La Tempête. Ce qui se passe de commentaire.

4 – Voir note 1.

5 – Ces mots ont été écrits dans son carnet, et Leyla sa mère les lit à voix haute, après sa mort assassinée.
Aujourd’hui, je vais faire ma liste. Je vais faire une liste de tout ce qui est désirable.
Un : écrire… ou être peintre
Ou, au moins, comme maman, restauratrice.
Deux : gagner ma vie.
Trois : voir les jardins d’Ispahan
Quatre : être aimée comme j’aimerais aimer.
Un autochtone, un blanc, un noir, ça m’est égal.
Cinq : des enfants ?
Peut-être. Pourquoi pas ?
Si j’arrive à échapper à la Grande Tueuse.
Je commence demain ?

6 – Pensionnats assez semblables à ceux, pires encore peut-être, où l’Irlande enferma, pour en faire des esclaves, les « filles-mères » séparées de leur progéniture maudite vendue à de riches familles américaines – cela jusqu’en 1996.

7 – Walter Benjamin, Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.

8 – Outre les prénoms de certains personnages – Ferdinand et Miranda, Ariel –, outre l’odeur de poisson qui renvoie à Caliban, toutes ces allusions n’étant pas dénuées d’humour par détournements et déguisements (Ariel porte kippa, Ferdinand est un nigaud poussif que Miranda éjectera, et l’odeur de saumure est celle de la poissonnerie), nombre de thèmes de Kanata résonnent avec la pièce de Shakespeare, au-delà des histoires proprement dites que relatent l’une et l’autre pièce.

9 – Sigmund Freud  « Le créateur littéraire et la fantaisie », (1908) trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard 1985, p. 30-46. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, trad. Claude Monod, Paris, Gallimard, 1984.

10 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des »docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Paris Puf, 2017. [Voir la recension par Jeanne Favret-Saada sur ce site].

11 – Sur ces questions, on ne saurait trop recommander la lecture du livre fondamental d’Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Khim, Minuit, Paris, 1996.

12 – Voir Virginia Woolf, Comment lire un livre (1925) , trad. Céline Candiard, Paris, L’Arche, 2008, p. 313 : « Mais il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. […] à une époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion des gens qui lisent par amour de la lecture, lentement, et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension, mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? » Ce qui vaut pour les livres vaut tout autant pour les spectacles, bien sûr.

13 – Voir l’anthropologue Maurice Godelier notant que « la transformation est le fait humain par excellence ».

14 – Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 195, p. 21-22

15 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12, 13, 14, pour les deux citations.

16 – Entretien avec Ariane Mnouchkine, Charlie Hebdo , 5 janvier 2019.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2019.