Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

La presse a largement fait état des violences dont une partie de la ville de Dijon a été le théâtre du vendredi 12 au lundi 15 juin. S’y affrontaient des « communautés tchétchène et maghrébine » et, outre des dégradations très importantes, on a pu voir des armes de guerre complaisamment exhibées. Mercredi matin 17 juin, le maire de Dijon François Rebsamen était interrogé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk. Un retour sur les propos tenus permet d’avancer quelques remarques sur l’état d’une conception de la vie publique répandue chez les responsables politiques, conception qui, malgré les dénégations, encourage le communautarisme en tolérant le fractionnement du corps politique. J’y ajoute le commentaire d’une rencontre « d’apaisement » entre lesdites « communautés » organisée dans le jardin d’une mosquée sous la houlette conciliatrice d’un imam accueillant des « frères ».

L’étranger. Ici « ce n’est pas un territoire perdu de la République »

J’ai pris la peine de faire la transcription intégrale de l’interview de François Rebsamen par Sonia Mabrouk, qu’on peut lire et télécharger dans l’encadré à la fin de cet article.

On y trouve, parcourant le propos comme un fil conducteur, un ingrédient localiste très répandu : au fond, ce qui s’est passé est fondamentalement étranger à la ville de Dijon, sur laquelle s’est abattue une horde venant de l’extérieur et c’est sur cette horde qu’il convient avant tout de fixer l’attention. Tout ça ne peut pas venir de chez nous et dire le contraire, c’est de la stigmatisation. On appréciera particulièrement le moment acrobatique où on passe insensiblement de l’étranger tchétchène à des « voyous » autres (on n’ose pas avancer l’hypothèse qu’ils pourraient habiter Dijon) … mais qu’on ne peut pas nommer :  « on ne peut pas imaginer, personne ne pouvait imaginer que 150-180 Tchétchènes qui ne sont pas de Dijon, qui viennent de toute la France, voire de l’étranger m’a-t-on dit, s’abattent comme ça sur la ville pour rendre la justice. Le problème effectivement est que, quand il y a des actes de délinquance, il faut que la justice passe, or elle passe trop lentement et donc ces voyous qui ont tabassé, molesté ce jeune Tchétchène, ils devraient être traduits devant la justice. »

Pourtant des armes de guerre ont été exhibées après le départ de cette horde. Sonia Mabrouk ne lâche pas : a-t-on une idée de leur provenance ? Et puis cela pose la question de savoir qui les brandissait. François Rebsamen se récrie… Mais voyons, elles ne viennent sûrement pas du quartier, et en tout cas pas de Dijon. Sauf que le préfet a dit le contraire deux jours avant, à propos des rassemblements du lundi qui ne comprenaient apparemment pas de personnes « étrangères » à la ville1.

Bien sûr on a besoin de la force publique nationale, mais l’État ne fait pas son travail, il n’y a pas assez de policiers, le renseignement ne marche pas : le maire est traité comme la cinquième roue du carrosse. Et pourtant, lui est proche des habitants, il connaît le terrain : il était là, dans le quartier, et lui il sait bien que ce n’est pas dû à la montée d’un quelconque communautarisme, il a pu voir que les habitants cherchaient du soutien contre une agression extérieure.

Mais « acheter la paix sociale » à coups de clientélisme, ça arrive ? Vous n’y pensez pas, on ne fait pas ça, enfin peut-être d’autres ailleurs… mais pas ici. Oups, la citation de Gérard Collomb (« je crains qu’on ne vive bientôt face à face »), dont Sonia Mabrouk s’empare impitoyablement, est très vite rattrapée : mais non, enfin, il n’y a pas en l’occurrence de « territoire perdu de la République ».

Je résume et je risque une interprétation tendancieuse : tout irait mieux, y compris en matière de sécurité publique, si on laissait faire le pouvoir local avec ses propres critères, avec sa connaissance du terrain pleine de nuances, en mettant à sa disposition, bien sûr, des moyens suffisants. Et on n’emploierait pas des gros mots stigmatisants comme « territoires perdus » et « clientélisme » pour parler de certaines zones dans des villes respectables.

Vous avez dit décentralisation ?

La paix des frères, modèle contractuel ?

Passons à un autre point d’information daté du même jour. On apprend un peu plus tard ce même mercredi 17 qu’une démarche de « conciliation » et d’« apaisement » a été menée avec succès le mardi 16 juin grâce à une rencontre entre les « communautés tchétchène et maghrébine » dans le jardin d’une mosquée sous la houlette d’un imam bienveillant. Ouf, ils se sont vus, ils se sont parlé, ils ont conclu ce qu’un article de Marianne du 17 juin appelle « un armistice surréaliste »2 .

L’article signé Thomas Rabino présente, de manière critique et informée, le déroulement de cet « armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre ». La nature de la rencontre ne fait aucun doute : il s’agit d’une démarche strictement privée, de bonnes paroles entre des parties prenantes qui se reconnaissent dans leur commune particularité et qui n’ont aucune existence légale, aucune autorité sur quiconque. Ce qu’ils font et disent ne saurait jouir d’aucune reconnaissance officielle3.

À la bonne heure ! Qu’ils le fassent, et après ? Je me dispute avec mon voisin qui aurait tabassé un des « miens », je m’en prends à sa personne, à ses proches, à ses biens et à quelques autres qui se trouvent là. Il me rétorque avec la même monnaie, un quartier est ravagé par les affrontements, des armes de guerre sont exhibées… Et le lendemain, un gourou bienfaisant nous invite, on se parle, on se pardonne, on verse des larmes, on se reconnaît entre soi. En quoi cela aurait-il une quelconque validité, en quoi cela pourrait-il valoir comme modèle d’action publique, en quoi cela pourrait-il éteindre ou même atténuer les poursuites au nom de la loi?

Au reste, la nature particulière d’une telle magnanimité réciproque apparaît dans la déclaration d’accueil faite par l’imam hôte : « Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères ». La communauté nationale, la fraternité républicaine ? Mais non : pour s’y référer il faudrait en l’occurrence recourir aux lois, aux tribunaux, s’incliner devant la force publique, et puis on risquerait peut-être de rendre publics quelques détails gênants… On n’a pas besoin des lois : les coutumes tribales et religieuses sont plus efficaces et rapides, on règle nos problèmes nous-mêmes. On n’est pas loin alors de se donner en exemple, et d’inviter les citoyens (enfin, les autres) à entrer dans cette logique d’exclusivité en poussant un lâche soupir de soulagement.

Indépendamment de toute tractation à caractère privé, c’est à l’État républicain, au nom de l’ensemble des citoyens, à la loi (et non à un contrat particulier fondé sur des partitions) que revient la tâche de protéger et de sanctionner, de poursuivre les crimes et délits, de les juger. Dans un aveu lucide, c’est ce que dit attendre l’un des participants : « Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses ».

Vous avez dit contractualisation ?

La République n’est pas un deal avec des groupes (constitués comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association sur le modèle d’un échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier, d’un arrangement entre des parties, qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et cela s’appelle la loi.

Notes

1 – Voir https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/dijon-nouvelle-journee-violences-quartier-gresilles-1841106.html Voir aussi https://www.liberation.fr/checknews/2020/06/16/les-armes-exhibees-dans-les-videos-d-affrontements-a-dijon-sont-elles-reelles-ou-factices_1791378

2 – Voir https://www.marianne.net/societe/exclusif-dijon-entre-les-communautes-tchetchene-et-maghrebine-armistice-surrealiste-la .

3 –  À ma connaissance, et comme cela va de soi, aucun représentant officiel local ou national n’a esquissé le moindre geste ou propos tendant à accréditer cette rencontre.

Document : itv de F. Rebsamen par S. Mabrouk

Transcription de l’interview de François Rebsamen, maire de Dijon,
par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le mercredi 17 juin 2020 à 8h20

ITVRebsamenMabroukEurope117juin20

3 thoughts on “Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

  1. Sabine Prokhoris

    Tout à fait d’accord avec cette analyse chère Catherine.
    Merci pour cette clarté nécessaire.

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  2. Ping : Quelle sécurité ? | CinciVox

  3. Binh

    Autre exemple. Béziers, alors que Vaillant était ministre de l’Intérieur de Jospin. Un attentat au Bazooka vise le Maire, Couderc. L’opinion publique est sous le choc, et les media ont de quoi papoter. Réaction de Vaillant: il ne faut pas exagérer et en faire une affaire de société ! Logique qu’avec ce personnel politique là, ce type d’évènement se reproduise, un jour ou l’autre.

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