Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

5 thoughts on “Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

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  2. Gimenez

    Bonjour Madame,
    Je vous remercie pour la clarté et la pertinence de cet éclairage.

    Je crois beaucoup dans l’avenir politique de Madame Boudjahlat, sa conviction est forte, elle est honnête, aussi au sens du XVIIIème, brillante et courageuse. Le marasme sociétal actuel a grand besoin de personnes de sa qualité.

    Bien à vous,
    Pierre Gimenez

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  3. Crabere

    Merci Madame Kintzler de donner aux abonnés à votre blog l’information sur le livre de Madame Fatiha Agag Boutdjalhat.
    J’ai lu cet ouvrage, il me semble être le livre dont notre société avait besoin. Cette femme a toute légitimité à l’écrire, et j’espère qu’il sera lu par le plus grand nombre, elle entre dans la veine des auteurs courageux. Vous en faites une bonne analyse.
    L’ouvrage est courageux car il revient sur la réalité de ce que fut la mainmise d’intellectuels, souvent de gauche hélas, qui ont pensé pour les autres et qui les ont invités à rester dans ce qu’ils estimaient être la fidélité à leurs origines et à leurs appartenances supposées, à rester donc boquées dans un » moule ». En revenant sur l’histoire maintenant ancienne ( 1989) de l’intrusion du voile à l’école elle fait le lien avec, aujourd’hui, celle des accompagnements scolaires et montre comment « l’absence de textes clairs et définitifs conduit à conférer une prime aux plaignants les plus procéduriers ». Peut-être ne serez-vous pas Madame Kintzler en accord sur ce point ?

    Tranchante sur le voile : « Quant aux féministes qui voudraient le normaliser, il faut les contredire encore et toujours. Un voile, même façonné par Hermès est un symbole d’infériorité » ; elle rejoint-là Chahdortt Djavann.
    Dénonçant : « l’activisme de tant d’associations en quête de faits divers, dont l’objectif est de créer des précédents juridiques en leur faveur, afin que la jurisprudence leur soit le plus favorable. Le succès de cette méthode valide leur stratégie du pas à pas », elle analyse avec acuité les points du droit et la jurisprudence de différents cas, et sur ce sujet son livre est très éclairant.
    On peut simplement regretter que la fermeté de ces idées et les arguments de cette jeune femme n’aient pas été mis sur la table aussi clairement il y a vingt ans.
    Crabère

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