« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

6 thoughts on “« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

  1. Jean

    « Le régime de laïcité n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, « . Ce principe n’est pas premier: ce qui est premier c’est la liberté de ne pas croire et donc la protection du non croyant contre la pression religieuse, y compris, si nécessaire, dans l’espace civil. Et c’est pourquoi on a interdit la présence de nouveaux signes religieux dans la rue, par exemple. C’est pourquoi on a envisagé d’interdire les processions et si elles ont été finalement tolérées, ce n’est pas parce qu’il fallait à tout prix préserver l’espace civil mais parce qu’elles étaient déjà devenues désuètes, et que donc la pression religieuse en découlant était très faible.

    En ce qui concerne la cérémonie à l’Elysée, Macron n’est pas juif, on ne peut le soupçonner de vouloir transmettre un tant soit peu de pouvoir temporel au judaïsme… Pêché véniel donc.

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    1. Mezetulle

      1 – Je répondais à la « défense » que font certains membres du gouvt de cette célébration en disant qu’ils convoquent un des principes de fonctionnement du régime laïque pour récuser l’autre. Le régime laïque fonctionne selon deux principes (principe de laïcité ds le domaine de l’autorité publique / principe de liberté d’expression ds le domaine de la société civile). J’ai souvent abordé ce point, notamment dans mon livre Penser la laïcité et en ligne par ex. ici https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/
      2 – « La présence de nouveaux signes religieux dans la rue est interdite » : il faut entendre par là les monuments et emblèmes fixes et permanents (ex : statue) interdits depuis la promulgation de la loi du 9 déc. 1905 (art. 28 qui énumère une série d’exceptions). Un affichage temporaire est cependant toléré (campagne d’affiches pour le denier du culte par ex.), il est prohibé dans un lieu public clos (métro par ex.) où on ne peut pas l’éviter. Les personnes peuvent afficher librement une croyance, une incroyance, une opinion. Même le prosélytisme n’est pas interdit sur la voie publique, pouvu qu’il n’importune personne, qu’il respecte le droit commun.
      3 – Les processions sont soumises au régime des manifestations (art. 27 de la loi de 1905 et art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure, qui précise que « les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux » ne sont pas astreintes à déclaration préalable).
      4 – Que l’on soit juif, catholique, musulman, athée, agnostique ou rien du tout ou tout ce que l’on voudra, nul n’est censé ignorer la loi, et surtout pas le président de la République. En l’occurrence il s’agissait d’accueillir ès qualités un événement cultuel (et pas seulement culturel : il y a eu un officiant religieux, des prières…) au sein même de la puissance publique – reconnaissance d’un culte contraire à l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905. La transmission d’un pouvoir n’est pas le sujet ici : heureusement on n’en est pas là!

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  2. LAFONTAN Max

    Merci pour cette mise au point. Il est bon de préciser les choses et répéter, répéter. Je vous ai écoutée ,au CD31 à Toulouse pour recaler mes convictions laïques (un bon rappel pour préciser le principe de laïcité dans le domaine de l’autorité publique / principe de liberté d’expression dans le domaine de la société civile) . Pas aisé avec les multiples représentant des « Ténèbres » qui saisissent toutes les failles.
    En affichant la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État se met en position de raviver et envenimer la concurrence communautariste et les conspirationnistes polymorphes. Un mal qui se répand dans la société comme autant de métastases… plus ou moins incurables car sans chimiothérapie pour les calmer. Un président en plein confusionnisme cher à Corcuff et la notion de laïcité malmenée une fois de plus.

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  3. xc

    Globalement d’accord avec ce qui est dit ici, mais je ne vois pas en quoi il y aurait reconnaissance d’un culte. Aucune loi ni aucun décret n’a introduit d’exception en faveur du Judaïsme à l’article 2 de la loi de 1905. Je conçois que ce qui a été fait à l’Élysée mette dans l’embarras bien des enseignants et donne de l’urticaire aux Athées, mais ceci mis à part, cela ne change rien à l’existence de qui que ce soit.

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    1. Mezetulle

      Je ne comprends pas votre raisonnement.
      Vous dites vous-même que l’article 2 de la loi de 1905 « La République ne reconnaît […] aucun culte » est sans exception. Donc en introduisant un geste judaïque cultuel effectué par un officiant rituel dans un lieu qui devrait être frappé par l’article 2 de la loi de 1905, E. Macron (qui était dans l’exercice officiel de ses fonctions) a accordé à ce culte une reconnaissance officielle. Il a bien enfreint l’article 2 de la loi de 1905. Comme vous le dites justement, tous les cultes sont visés par cet article.

      La non-reconnaissance d’un culte ne consiste pas à en nier l’existence ni à l’abolir, elle consiste à ne pas le cautionner officiellement, à ne pas lui donner une dimension politique. Aucune religion n’est reconnue, mais elles continuent à exister (art. 1er « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes »). Cela ne change rien à leur existence, cela leur impose de renoncer à jouir d’une reconnaissance officielle par l’Etat et d’abandonner leurs visées politiques.
      Du reste l’athéisme ne jouit pas non plus d’une reconnaissance d’Etat, la puissance publique n’a pas à se prononcer sur l’existence ou la non-existence d’une divinité.

      Non, les athées ne sont pas les seuls à avoir jugé que ce geste va à l’encontre de la loi républicaine. Voir la déclaration sans ambiguïté du président du CRIF dans Le Figaro du 8 décembre :
      «Ce n’est pas traditionnellement le rôle d’une puissance publique d’accueillir une fête religieuse», a estimé Yonathan Arfi, qui s’est dit «surpris». «Je pense que c’est effectivement quelque chose qui à mon avis n’a pas vocation à se reproduire», a-t-il poursuivi. Selon lui, «les Français juifs ont toujours considéré la laïcité comme une loi de protection et une loi de liberté. Et tout ce qui affaiblit la laïcité affaiblit les Juifs de France». https://www.lefigaro.fr/actualite-france/hanouka-a-l-elysee-le-president-du-crif-estime-que-celebrer-la-fete-juive-au-sein-du-palais-presidentiel-etait-une-erreur-20231208

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  4. Chantal CRABERE

    Madame Kintzler
    Je partage totalement votre analyse du dernier faux pas de notre Président de la République. Voulait-il rattraper l’erreur de son absence à la grande manifestation où il aurait eu toute sa place? Certains représentants d’autres cultes ne pourraient -ils pas dire maintenant : « Et nous alors ? « . Faudrait-il permettre le sacrifice rituel lors du prochain aïd dans la cour de l’Elysée ou d’autres cérémonies ?
    Chantal Crabère

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