Les délires de l’écriture « inclusive » (par Nikol Abécassis)

Nikol Abécassis1 caractérise l’écriture inclusive comme « une tentative, à l’écrit, d’exclure la pensée du langage, en transformant le langage en ce qu’il n’est pas, à savoir à du ‘corps’, de la matière, au même titre que la langue du langage peut se trouver ravalée à l’organe ». Pour cela, elle propose d’abord un détour par une étude des distorsions régressives qui remontent de la langue clairement articulée, symbolique et universellement partagée, au moment infra-linguistique de la langue-organe.

L’écriture dite « inclusive », celle qui prétend reposer sur le souci d’instaurer l’égalité des sexes, est appréhendable, en vérité, comme une des multiples façons par lesquelles notre siècle, dans le prolongement du siècle précédent, tente de terrasser la pensée, de s’en défaire, sur fond de fantasme d’en finir avec la condition humaine : ne puisse-t-il pas, l’homme, être débarrassé de sa pensée qui le conduit au savoir de sa finitude ? Ainsi, là où la pensée s’élevant jusqu’au niveau de la raison s’épanouit dans une certaine abstraction (scientifique ou philosophique), la pensée plus spontanée, comme simple conscience, est volontiers misologue : elle tend à résister à l’effort d’élévation de soi jusqu’à la raison ; cette élévation qui opère le passage du particulier à l’universel est vécue comme une entreprise de dépossession de soi, comme une sorte de péril « mortel » ; sans compter que cette élévation dessille, bousculant les illusions que la conscience aime à cultiver, notamment celle de la toute-puissance du moi.

Pour fonder l’ensemble de ces assertions, je propose de faire un détour : montrer comment la tentation existe de ramener le langage à la langue-organe, c’est-à-dire à du corps, de la matière, l’écriture inclusive répondant, sur le papier, à une tentation équivalente. Tentation régressive d’en finir avec la pensée, laquelle s’élabore dans et par le langage.

Langue-organe / langue-langage

Commençons par examiner comment, quand la langue devient la langue et qu’il n’y a donc plus que du corps, la raison se trouve évidemment congédiée. Cette substitution de la langue chair à la langue comme moyen de la parole « exprime l’impérissable nostalgie d’un état où la mère qui apprend à parler se confondait avec la mère qui a procuré le plaisir des soins corporels »2, soutient pertinemment Didier Anzieu. Ce dernier renvoie aux moments infantiles de la communication infra-linguistique dont la conscience demeure nostalgique, moment où la langue de l’infans se nourrissait du lait de la mère, tandis que la langue maternelle tentait déjà d’initier le petit homme au langage (et à la conscience de soi l’accompagnant). La langue maternelle se donnerait-elle à l’enfant dans un baiser d’amour incestueux ? Justement pas : la langue qui mange et celle qui parle ne sont pas les mêmes… Et comme on ne parle pas la bouche pleine, le langage commande de cesser pour un temps le régal afin de pouvoir entrer dans un autre « monde » que celui strictement sensible, à savoir dans le « monde » intelligible, celui où les choses simplement perçues se convertissent en concepts. Le sens que produit la langue est invisible pour les yeux : il s’adresse à l’imagination d’abord, à la raison ensuite. L’organe, lui, se voit, se regarde… ; il intéresse aujourd’hui au plus haut point la photographie, comme ce portrait d’Albert Einstein que l’on se plaît curieusement à montrer et qui semble inspirer bien des jeunes filles qui n’ont pas découvert que E = mc2, mais qui savent admirablement reprendre, sur leurs photographies, cette langue du savant réduite à une langue de bœuf. Ravalement du symbolique vers le corporel, ici particulièrement sexualisé.

L’initiation au langage et à ses langues, comme toute opération d’humanisation, est génératrice de frustration. Pas de culture sans « castration symbolique », sans renoncement à la toute-puissance fantasmée du désir. Le langage et ses langues font lois. Les nations antiques, soucieuses de s’assurer de la valeur sans partage de leurs propres lois, fondaient leur mépris réciproque en grande partie sur la langue de l’étranger : parlent-ils (en d’autres termes, sont-ils humains) ou bien ne font-ils que du bruit (en d’autres termes, sont-ils des animaux) ? C’est ainsi que, se moquant des langues pour eux incompréhensibles, les Grecs nommaient ceux qui ne parlaient pas grec les barbares (mot tiré de l’onomatopée bar-bar, imitant l’effet de bruit que faisaient, à l’oreille des Grecs, les langues étrangères). Dans son ouvrage au titre significatif, Le corps de l’œuvre, Anzieu insiste sur le lien originel entre l’acquisition de la parole et « la soumission aux règles du code linguistique »3.

Loi, langue, concepts

Que la loi soit en rapport avec la langue, cela nous le savons déjà : la loi s’énonce, les jugements se prononcent, ce qui fait dire à Freud que ce qu’il appelle le surmoi, lequel désigne cette instance psychique d’intériorisation des interdits, est « acoustique ». Mais ce qu’il s’agit de pointer, ici, c’est que la langue impose déjà ses propres règles. Qu’elles ne soient pas suivies, et l’école parlera alors de faute. On ne parle pas d’une erreur d’orthographe, mais bien d’une faute. Anzieu rapporte, à ce propos, le lapsus d’un enfant dyslexique en rééducation orthophonique : « Il disait qu’il suivait des cours d’orthobaffe »4 : c’est que l’orthophoniste, comme le maître d’école, devait régulièrement corriger l’enfant. Ainsi Anzieu ne s’étonne-t-il pas de repérer une véritable « haine des mots »5. Celle-ci peut se traduire, certes par un usage grossier de la langue, mais également par des pratiques distordues : « L’enfant qui subsiste en tout homme peut chercher à retourner la violence que le langage lui a fait très tôt subir ». Une de ces pratiques distordues se manifeste précisément par l’invention de l’écriture inclusive, tentative, à l’écrit, d’exclure la pensée du langage, en transformant encore une fois le langage en ce qu’il n’est pas, à savoir à du « corps », de la matière, au même titre que la langue du langage peut se trouver ravalée à l’organe. La folie n’est pas loin.

Dans son livre intitulé Le Schizo et les langues6, Louis Wolfson se présente lui-même comme « étudiant de langues schizophrénique ». Par tous les moyens, le « schizo » va tenter de se libérer de sa folie en échappant à la langue de la mère vécue comme chair, pour aboutir à la langue comme outil structurant de la pensée. Sa langue maternelle est l’anglais, mais son livre est écrit en français. L’auteur ne supporte pas, dit-il, que la langue maternelle « pénètre » dans ses oreilles, dans son corps… ; cette langue lui répugne au point qu’il veut parler d’autres langues (des langues étrangères). Son grand problème est celui de la transcription : comment substituer aux mots anglais les mots d’autres langues, sans toutefois passer par l’anglais (donc en excluant immédiatement l’anglais vécu comme intrusif), ce qui paraît mission impossible, tout du moins pour l’acquisition d’une première langue étrangère. C’est ainsi que l’ouvrage expose les diverses stratégies auxquelles l’auteur s’est essayé pour réussir ses « translations ». Or ce qui est particulièrement significatif, c’est que l’auteur (qui a un rapport très vorace à la nourriture) va opérer un parallèle entre ses opérations de translations et la traduction de la nourriture – qui peut empoisonner – en formules atomiques – inoffensives. Dans une analyse sur le texte de Wolfson, Roland Gori fait précisément remarquer que « la langue, ici, est aussi l’organe anatomique »7 ; et il ajoute que « Wolfson tente d’abstraire les qualités sensibles de la langue par le chemin d’une traduction assujettie à des règles précises tout autant définies par la linguistique que déterminées par le délire. […] La stratégie d’exorcisme participe au même processus : abstraire, dévitaliser, purifier la nourriture dangereuse, en la transformant en formule chimique ou calorique, en schèmes formels du savoir »8. Cette abstraction est sans aucun doute en même temps, pour Wolfson, une « abstraction », hors de son propre corps, du corps de la mère, corps qui le « pénètre » par la langue. Gori poursuit : « Ce qui m’intéresse ici […], c’est la valeur de témoignage du travail nécessaire à la connaissance pour advenir comme savoir. […] La science procède de même »9.

La langue, tremplin d’humanisation

Il est un film de Peter Greenaway, Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), que l’on peut regarder comme une véritable réflexion sur la langue comme tremplin d’humanisation. Ce film rassemble, entre autres, un homme, le voleur (donc un transgresseur de la loi), lequel vocifère, s’empiffre, rote…, puis sa femme (laquelle subit la grossièreté, l’obscénité et la violence de ce mari), l’amant, lecteur assidu et libraire, lisant en même temps qu’il mange (il deviendra l’amant de la femme), le cuisinier – situé au seuil de la langue symbolique du fait de sa pratique de l’art culinaire qui se soucie de nourrir, mais avec raffinement, la langue-organe – : il se fera voyeur des relations amoureuses adultères, interrogeant, dans la rencontre des deux corps (dont l’un, celui de la femme maltraitée, cherchera, dans l’autre, la clé d’une ouverture au symbolique) le point de passage libérateur de la langue-organe à la langue-langage ; et enfin, dernier personnage-clé : un enfant, en voie de devenir cuisinier, de la bouche duquel sortent des chants portés par une voix sublime… Séduite par l’homme qui lit en mangeant et dont la langue n’est pas dévoratrice (celle-ci sachant apprécier les plats préparés par le cuisinier), la femme cherchera auprès de lui cela même qui est absent chez sa brute de mari. Animée par le désir de se libérer, elle représente en quelque sorte l’entre-les-deux-langues (la vorace et la parlante), demandant à être initiée à la seconde alors qu’elle baigne depuis si longtemps dans le monde où c’est la première qui règne. Découvrant qu’il est trompé, le voleur commettra un carnage : il commandera le meurtre de l’amant qui sera gavé comme une oie avec les feuilles de ses livres ; la revanche sera ainsi prise par la conversion de la langue parlante en langue vorace. Quant à l’enfant à la voix d’or, le voleur lui remplira la bouche des boutons de sa veste, puis il blessera son sexe : la vengeance sera ainsi opérée sur la bouche délicatement chantante qui aura à payer le prix que paye tout castrat. La femme, marquée par sa longue fréquentation du voleur vorace, ne trouvera pas mieux, lorsqu’elle ira visiter l’enfant blessé qu’elle trouvera endormi sur son lit d’hôpital, que de lui apporter un énorme gâteau pour lequel l’enfant ne pourra, dans l’état où il a été mis, avoir aucune appétence… Quant à la vengeance qu’elle voudra infliger à son mari commanditaire du meurtre de son amant, elle consistera à l’enfoncer jusqu’au plus profond de ce qui le caractérise, à savoir sa voracité : il devra manger le cadavre de l’amant, cuisiné par le cuisinier.

L’écriture inclusive, réduction régressive de la langue-langage à la langue-organe

Mais qu’en est-il de l’écriture dite « inclusive » ? À l’inverse de l’effort du « schizo » pour sortir de sa folie, l’écriture inclusive y plonge. Elle tente, comme elle peut, un retour au sensoriel, un remplissage de la bouche par la matière… En tout cas, elle installe insidieusement sur cette pente les consciences qui consentent à la pratiquer, flattant le phantasme narcissique de la complétude par libération du soi de sa propre pensée : il s’agirait de devenir des sortes d’animaux de paradis (avant le temps du désastre causé par l’animal dont la langue [est] fourche), animaux sans conscience. Précisément, l’écriture inclusive repose sur l’amalgame entre les mots de la langue-langage et la langue du corps qui tète, qui suce, qui se tourne dans la bouche de l’autre, voire… En effet, des mots elle fait des sortes de corps dotés d’un sexe : le féminin de la grammaire est femme et le masculin de la grammaire est homme. Au point que la règle de grammaire qui dit que le masculin l’emporte sur le féminin pour les accords est entendu comme machiste. Cela est aussi idiot, assurément, que de dire que la musique serait raciste parce que elle établit que 1 blanche = 2 noires10 ! Ainsi l’écriture inclusive prend-elle bien soin de convoquer toujours en même temps la femme et l’homme dans une sorte de copulation, par exemple les étudiant·e·s… Stupidité massive. Si « le » est mâle et « la » femelle, le vagin et la verge se trouvent mal barrés. On ne comprend guère pourquoi le cartable et le cahier seraient hommes et la sacoche et la gomme, femmes. Assignations de sexes bien arbitraires ! Mais il faudrait conclure aussi, par exemple que chez les Anglais, avec le « the », tout est « bi », que chez les Allemands, avec le « das », neutre, il existe des asexués… La lettre « e » est célébrée comme un attribut proprement féminin : chèr·e invité·e, de sorte qu’il ne faut surtout pas l’omettre quand il est question des femmes, par exemple les professeurEs, la cafetière (il faudrait préciser : pas la machine !), la plombière (il faudrait préciser : pas la glace !)… Les mots « féminins » en « té » sans « e » deviennent ainsi une provocation : la liberté, la santé, la qualité, etc.! À moins qu’il ne faille dire qu’ils ont « transitionné » ? La potée résiste, sans doute animée par un combat néo-féministe. Et le maîtr·e, l’homm·e, le mâl·e… ? Faudrait-il les castrer du « e » ? Et comment puis-je écrire à ma dentiste pour la distinguer du dentiste (aussi en transition perpétuelle) ? Madame la dentistee ? On remarquera que la langue de l’inclusivité est quand même obsédée sexuelle car, pour marquer la différence entre les êtres, il existe tout de même une infinité d’autres caractéristiques que celle du sexe ! Faudrait-il aussi changer de couleur quand on écrit, selon que l’on écrit à une personne de peau noire, de peau blanche… ? Dans tous les cas la langue est rose. Alors ? Faudrait-il aussi ajuster la taille de la police aux mensurations de chacun ? Arrêtons là. Cela suffit à faire saisir combien parler de folie, concernant l’écriture inclusive, n’est pas excessif. Ce qui est extrêmement inquiétant, c’est qu’elle fait florès dans de plus en plus d’administrations, qu’elle est installée dans le monde universitaire, lieu de savoir et de transmission. La pensée est décidément assaillie de toutes parts et, avec elle, notre humanité. Il est urgent d’arrêter ce délire.

Notes

1 – [NdE] Professeur agrégée de philosophie, docteur, auteur de plusieurs ouvrages (voir la notice bibliographique BnF). Ce texte prend place dans le dossier sur l’écriture inclusive, ouvert en 2014, dont on trouvera le sommaire dans ce Bloc-notes.

2 – Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 183.

3 – Idem, p. 123.

4 – Idem, p. 344.

5 – Ibidem.

6 – Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970.

7 – Roland Gori, La preuve par la parole : sur la causalité en psychanalyse, Paris, PUF, 1996, p. 221.

8 – Ibidem.

9 – Ibidem.

10 – [NdE] C’est bien pourtant ce qui a été avancé récemment ! Voir cet article de Diapason du 29 mars 2021 https://www.diapasonmag.fr/a-la-une/des-professeurs-doxford-qualifient-la-notation-musicale-de-colonialiste-4761.html . Repris par Mezetulle dans le « poisson d’avril » de 2021 https://www.mezetulle.fr/une-blanche-vaut-deux-noires-typographie-et-musique/ . On pourra relire aussi celui de 2017, qui fait état d’une fiche de synthèse du Haut Commissariat à l’Égalité remontant à 2012 où est avancée (ironiquement ? on peut en douter…) l’orthographe « Egalité(E) ». On rappellera le délicieux livre de Nicole-Lise Bernheim et Mireille Cardot Mersonne ne m’aime : romance policière, Paris, Éditions des Autres, 1978.

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