Un paradoxe : le progrès des sciences ruine l’école. Commentaire d’un texte d’Alain

Réflexions sur l’irrationalisme d’un savoir emprunté

Alain nous demande de réfléchir sur la rupture qui résulte des extraordinaires progrès des sciences entre quelques chercheurs de haut vol et les « esprits moyens ». La plupart d’entre nous sommes informés de découvertes qu’en réalité nous ne comprenons pas vraiment. L’école en vient à confondre informer et enseigner : on ne distingue plus connaissance par ouï-dire et connaissance rationnelle. J’ai vu parfois qu’en mathématiques les résultats étaient assénés sans démonstration. Ainsi disparaissent l’instruction et l’idée même d’une république des esprits.

Texte d’Alain, Vigiles de l’esprit – XCIX

« L’élite pensante (4 novembre 1933)

« Au temps des Universités Populaires, nous espérions que l’intelligence voudrait bien descendre des sommets. Avec nous autres, littérateurs, moralistes, philosophes, il n’y avait point de difficulté ; chacun entretenait ses amis prolétaires de ce qu’il savait de plus beau ; et j’ai connu un mécanicien qui raisonnait sur les passions à la manière de Descartes. Devant ces problèmes l’égalité se montre ; on sait qu’Épictète esclave en a parlé aussi bien que Marc-Aurèle empereur. Nous n’avions point à simplifier, à mutiler, à abaisser nos idées. Par exemple, la philosophie des Misérables n’est pas une philosophie au rabais ; ce que j’y trouve de clair, d’obscur, de fraternel, de sublime, je puis le communiquer à tout homme, pourvu qu’il soit curieux de l’homme. Et qui ne l’est ? Nous sentîmes plus d’une fois que l’esprit humain n’est qu’un.

« Pour les sciences, c’était une autre affaire. La mathématique communément rebutait. C’est peut-être qu’elle ne sait pas redescendre. L’astronomie n’intéressait guère, d’abord faute de notions géométriques, bien nettoyées, et aussi parce qu’il y faut un long temps d’observations ; et c’est pourtant la première école de l’esprit. Nous eûmes heureusement des physiciens et des chimistes qui surent s’arrêter assez longtemps aux expériences les plus simples, selon la robuste méthode de Faraday, de Tyndall, d’Huxley. J’ai moi-même refait les principales expériences concernant les courants continus ; je me suis instruit et j’ai instruit les autres. C’était selon moi une physique toute vraie et toujours vraie, sans vaines subtilités. Qui a surmonté ces premières difficultés est physicien, comme Thalès était géomètre, assez pour faire un homme complet, quoiqu’il en sût moins qu’un bachelier d’aujourd’hui, mais il savait bien. Et moi-même je suis assuré que je gagne plus à savoir bien ce que Thalès savait qu’à m’étonner de Poincaré ou d’Einstein.

« Que ces grands esprits s’envolent à perte de vue, je le veux bien. Toujours est-il qu’ils abandonnent la grande société des esprits. Ce que pourraient dire les illustres mathématiciens et les illustres physiciens d’aujourd’hui devant un auditoire d’ouvriers ou d’écoliers, ce serait de l’information, ce serait du roman ; ils conteraient comme Shéhérazade, ils ne feraient pas comprendre ce qu’ils savent. Savoir qu’un autre sait, c’est comme lire le journal ; ce n’est pas savoir de première main. Tout est ouï-dire, sauf pour deux ou trois. La science se sépare du troupeau ; elle aide par ses inventions et par ses machines ; elle n’aide point par ses notions. Ainsi la partie de mécanique et de physique qu’Archimède pouvait connaître semble comme néant pour un homme d’aujourd’hui ; il veut en être aux plus récentes merveilles ; il croit y être, il ne peut. Il croit savoir ; il est tout au plus capable de raconter ce que savent Langevin, Perrin ou Curie. Et certes ces hommes sont presque toujours de bons frères ; ils ne méprisent point ; mais ce sont de grands frères qui nous traitent en enfants. Nous les croyons ; et soit ; mais nous ne savons toujours pas. L’élite est si loin de nous qu’elle ne peut même plus nous tendre la main. Ils sont à l’avant-garde ; ils nous disent ce qu’ils voient. Nous nous consolons d’ignorer en nous disant que d’autres savent ; cela ne fait pas une société d’esprits.

« Quoi ? La fraternité réelle des esprits, le plus éminent aidant l’autre, a pourtant bien plus de prix qu’un progrès dont nous entendons seulement parler. L’humanité ne peut se faire si les plus forts laissent le gros du peloton. Non, ils ne devaient pas s’en aller ; ils devaient revenir ; ils devaient s’assurer qu’ils étaient suivis. Il est triste de penser que la plus haute raison se met hors de portée de presque tous. On dit que c’est l’effet du progrès. Mais que les esprits moyens soient de plus en plus abandonnés, réduits à admirer, réduits à croire, est-ce un progrès ? J’y verrais plutôt un de ces effets de rebroussement que l’on remarque aussi en d’autres domaines, et qui viennent de ce que le haut ne communique plus avec le bas. Oui, bien moins qu’au temps de Socrate, l’homme simple peut espérer d’un grand génie quelque lumière sur ses propres problèmes et sur sa propre confusion et obscurité. C’est arracher le consentement ; c’est penser tyranniquement. Au lieu que penser aristocratiquement, ce serait communiquer au commun des hommes la vertu de connaître qu’on a, et les y faire participer. Le meilleur serait le maître, mais dans le plus beau sens du mot. Le meilleur mènerait le peloton ; il s’assurerait qu’on le suit ; ce qu’il ne saurait pas enseigner à tous, il jugerait que ce n’est pas la peine de l’apprendre. Et alors on pourrait parler d’une société d’hommes. Je ne vois qu’Auguste Comte, parmi les rois de science, qui ait porté le regard vers cet avenir neuf. Les autres avancent tout seuls ; et, tout seuls, que peuvent-ils ? »

Quelques remarques sur ce propos d’Alain du 4 novembre 1933

Alain commence par rappeler le temps de sa participation aux universités populaires, au début du siècle. Avec d’autres, il osait donner à un public d’ouvriers accès aux grands auteurs de la tradition littéraire et philosophique. Ce qu’il y a de plus beau et de plus grand, voilà en effet ce qui convient aux hommes. Ces œuvres donnent à penser l’homme à l’homme et pour cette raison chacun s’y retrouve. Seulement cette pédagogie, qui est en un sens le contraire de la pédagogie, puisqu’il ne s’agit pas de s’abaisser au niveau supposé bas d’un auditoire et de lui proposer « une philosophie au rabais », repose sur la foi en l’homme, foi aussi bien en la présence de l’esprit en chacun qu’en l’existence d’œuvres qui en sont l’expression la plus haute. L’école ayant renoncé à ces deux exigences, faut-il s’étonner qu’elle ne puisse plus instruire et qu’elle ennuie élèves et maîtres ? On comprend aussi que la fraternité dont parle ici Alain n’y soit pas toujours présente, puisque précisément les Humanités ont disparu1. Là-dessus, il suffit de relire les Misérables pour comprendre ce qu’Alain appelle clair, obscur, fraternel, et sublime. La célébrité de ce livre suffit à prouver la vérité du Propos d’Alain.

La suite rend compte d’un mal qui n’a cessé de gagner non pas seulement l’école mais toute la société, et qui déjà s’était répandu au temps des universités populaires : l’absence de culture scientifique paradoxalement due au progrès des sciences. Plus encore que la défense des études dites classiques, cette réflexion d’Alain paraîtra paradoxale et même inadmissible. Ne croit-on pas généralement que jamais les hommes n’ont tant appris de sciences, et cela précisément grâce aux progrès considérables accomplis dans tous les domaines par ce qu’on appelle la recherche ? Un paradoxe philosophique n’est pas seulement une provocation destinée à faire sortir le lecteur de sa torpeur : c’est une vérité qui choque parce qu’elle s’oppose à nos préjugés.

La géométrie élémentaire est une école de rigueur intellectuelle irremplaçable. On l’a remplacée par des mathématiques de haut vol que seuls quelques-uns peuvent pratiquer sans s’y perdre. L’enseignement, s’il doit instruire, doit s’en tenir à Thalès et laisser Poincaré2 aux spécialistes. Je me souviens d’un temps où dès les premières classes de primaire, au lieu d’enseigner simplement la numération décimale, on commençait par apprendre qu’il peut y avoir plusieurs bases : j’en ai fait l’expérience lors de mon premier cours de philosophie dans une classe de terminale en 1969. Voulant distinguer croire et savoir, j’avais pris comme exemple de connaissance scientifique 2+2=4, et je vis les élèves – âgés de dix sept ans – fort étonnés. Ils m’ont dit que c’était discutable, parce que, en base deux, cela fait cent. Il m’a fallu improviser l’explication de la numération et leur montrer que ce qui s’écrit 100 lorsqu’on ne dispose que de deux chiffres, le 1 et le 0, se lit quatre et non pas cent… Même aberration lorsqu’on introduisit dans le programme de mathématiques la théorie des ensembles alors figurés par ce qu’on appelait des patates.

Quant à l’astronomie, elle est aujourd’hui toujours absente de l’école. Comme déjà du temps d’Alain, rares sont ceux qui ont réellement regardé le ciel, pour y voir le mouvement du Soleil, de la Lune et des constellations. Or c’est par là que les hommes ont conçu l’idée d’une géométrie du monde et ainsi accédé à l’idée qu’il y a des lois de la nature. La physique galiléenne est inséparable de cette astronomie géométrique qui permet de comprendre les apparences célestes. Nul besoin, « pour faire un homme complet », d’aller au-delà de Thalès en géométrie et au-delà des commencements de la physique : pour se délivrer des superstitions et de toutes les formes d’irrationalisme liées à nos passions, la physique élémentaire est une école nécessaire et suffisante. Dans Histoire de mes pensées, Alain peut donc écrire : « la physique n’est plus à faire, elle est faite »3. Ce qu’il faut savoir de physique pour se préparer à vivre avec un peu de sagesse ne requiert pas que nous nous interrogions sur la théorie de la relativité restreinte ou générale, ou que n’ayant jamais regardé le ciel nous bavardions sur l’expansion de l’univers. Et certes cette sorte d’ascétisme scolaire n’apprend pas à briller dans les dîners en ville.

Il s’agit de « savoir bien ». Là est l’essentiel. Savoir n’est pas recevoir des informations sur ce qu’on ne sait pas et qu’on ne peut pas savoir parce qu’on n’a pas fait le chemin qui permet de comprendre. Une manière d’être informé de ce qu’on ne sait pas conduit à croire n’importe quoi : la découverte du radium a donné libre cours à des « romans », des contes sur les radiations et les mystères de l’énergie. La distinction même entre croire et savoir, entre connaissance scientifique ou rationnelle et connaissance par ouï-dire disparaît. Certes, il n’y a rien en soi d’aberrant à ne pas tout savoir ni même à utiliser pour faire marcher tel ou tel appareil un savoir qu’on ne maîtrise pas en tant que savoir. Mais faute d’avoir été instruits des éléments de la physique et de les avoir longuement médités, les meilleurs esprits sont perdus et parfois même il arrive aux plus savants de ne pas comprendre les savoirs qu’ils manipulent avec dextérité. Un nouveau cléricalisme apparaît, qui fait de nous les fidèles de quelques grands savants auxquels nous faisons confiance, croyant ce qu’ils nous disent sans y rien comprendre. Le propos du 11 décembre 1933, qui dans le recueil Vigiles de l’esprit, suit celui que nous lisons, conclut le recueil sous le titre Le courage de l’esprit. Il propose une formulation plus violente encore : dès que les sciences entrent dans le détail des choses au lieu de s’en tenir aux principes universels, « les physiciens redeviennent des sortes de Mages qui promettent la vérité pour demain. Ce que l’esprit se doit à lui-même est oublié, et même publiquement méprisé, que dis-je ? Solennellement répudié. Souvenez-vous. N’a-t-on pas tenté de nous faire croire, d’après les miraculeuses apparences du radium, que l’énergie pouvait naître de rien ? »4. S’étonnera-t-on que fleurissent les croyances les plus folles, que par exemple la vaccination devienne l’objet de polémiques politiques ? Que je puisse par exemple consulter sur mon écran des informations médicales, cela fait-il de moi un médecin ?

Entre l’enfant qui comprend la numération et le mathématicien le plus savant il y a une communauté totale, celle de l’esprit. Communauté, égalité, humanité vraie. Quand il n’y a plus rien de commun entre ceux qui savent vraiment et le plus grand nombre, si bien informé qu’on le suppose, quand s’impose la domination d’une élite scientifique, c’en est fini de cette république des esprits et avec elle de l’exigence d’universalité par laquelle chacun reconnaît en tout homme son semblable. Le tour qu’a pris le progrès des sciences a entraîné une renonciation générale à l’instruction, c’est-à-dire (un pléonasme est parfois nécessaire pour se faire comprendre) à l’instruction élémentaire. Mais qui aujourd’hui admettra qu’il faille séjourner chez Archimède sans se presser d’aller au-delà ?

« Mais que les esprits moyens soient de plus en plus abandonnés, réduits à admirer, réduits à croire, est-ce un progrès ? J’y verrais plutôt un de ces effets de rebroussement que l’on remarque aussi en d’autres domaines, et qui viennent de ce que le haut ne communique plus avec le bas ». 1789 est inséparable du siècle des Lumières, c’est-à-dire d’un essor philosophique et scientifique auquel l’esprit républicain est fondamentalement lié. Ces mots d’Alain permettent de comprendre la régression à la fois scolaire et politique de notre temps et l’irrationalisme qui le mine. Il arrive aux politiques d’opposer la France d’en haut et la France d’en bas. La plupart y voient une différence sociale qui est aussi selon eux une différence entre les diplômés et les autres. Mais les diplômés eux-mêmes appartiennent à la France d’en bas s’ils n’ont eu la chance d’avoir de vrais maîtres ou le génie de s’instruire par leurs propres moyens. Réformateurs ou révolutionnaires n’arriveront à rien tant que le plus grand nombre – riches compris ! – continuera de subir la tyrannie d’un savoir emprunté, pire que l’ignorance. Car l’ignorant qui ne prétend pas savoir peut apprendre, l’informé qui croit savoir est heureux de demeurer ignare et hostile à l’école. C’est aussi pourquoi le métier d’instituteur et de professeur est aujourd’hui plus difficile encore qu’hier.

Notes

1 – Ce qu’on appelle ainsi dans le nouveau programme de spécialité n’a rien de commun avec ce que faisaient Alain et ses amis aux universités populaires. On y verra que la notion même de « grands auteurs » est devenue obsolète et remplacée par une fausse érudition. Cf. l’article  https://www.mezetulle.fr/programme-histoire-lettres-philosophie-jean-michel-blanquer-digne-heritier-de-ses-predecesseurs/  et la discussion https://www.mezetulle.fr/dossier-sur-le-programme-humanites-litterature-et-philosophie-2019/ .

2 – Henri Poincaré, 1854-1912, dont je ne sais pas pourquoi il est célèbre à l’étranger à l’égal d’Einstein, seul vraiment connu en France.

3 – Pléiade, Les arts et les dieux, Histoire de mes pensées, Chap. matérialisme, p.187.

4 – Propos qui figure aussi dans le volume I des Propos de la Pléiade p. 1191 sq.

4 thoughts on “Un paradoxe : le progrès des sciences ruine l’école. Commentaire d’un texte d’Alain

  1. Mathieu Gibier

    L’évidence de ce propos est telle qu’elle donnera peut-être à certains lecteurs le désir de s’instruire par eux-mêmes. Mais comment faire ? Par où commencer ? Les bons ouvrages existent et sont aujourd’hui accessibles gratuitement sur internet. Il faut seulement du loisir et de la patience.
    Pour apprendre sans vain formalisme les éléments de la géométrie, le meilleur est peut-être aujourd’hui encore l’ouvrage d’Alexis Clairaut, qu’Auguste Comte considérait, à son époque, comme le dernier grand mathématicien à avoir rédigé un ouvrage élémentaire vraiment philosophique, ou, pour parler comme Alain, à s’être retourné pour s’assurer qu’il était suivi.

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k147493j/f17.item

    Auguste Comte lui-même a enseigné toute sa vie l’astronomie aux ouvriers parisiens, et son enseignement est rassemblé dans un ouvrage limpide, le Traité d’astronomie populaire, qui témoigne de la haute idée qu’il se faisait de son auditoire.

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k201330m.image

    Le physicien anglais Michael Faraday, qu’Alain évoque aussi dans son propos, faisait chaque noël des conférences et des démonstrations pour les enfants, où un adulte d’aujourd’hui trouve beaucoup à apprendre. Un modèle du genre est son Histoire d’une chandelle.

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9628851c.texteImage

    Enfin, puisque l’école actuelle donne des informations sur l’ADN mais n’apprend pas à reconnaître les plantes les plus communes, certains prendront plaisir à se procurer une flore comme celle de Gaston Bonnier et à s’exercer à reconnaître une plante en suivant ses clés de détermination. Cette méthode, surtout au début, est bien plus fastidieuse que les applications qui permettent d’identifier n’importe quelle plante avec son téléphone. Mais elle a l’incommensurable avantage d’apprendre à observer vraiment.

    Au fait, il y a aussi des applications qui permettent de reconnaître les constellations : elles n’ont d’intérêt que si l’on s’en sert pour pouvoir s’en passer ensuite.

    Pour suivre un de ces chemins, je le disais, la patience est indispensable, surtout au début. Ce qui donne cette patience, c’est la conscience d’ignorer totalement ce qu’on croyait savoir. Quand on a la chance de rencontrer un maître qui fait naître cette conscience, c’est une rencontre que l’on n’oublie pas.

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  2. David Ebersolt

    Bonjour,

    Votre note sur Poincaré m’a interpellé : pour répondre à votre interrogation sur sa notoriété à l’étranger, je vous invite à lire les articles Wikipédia sur lui et sur la controverse sur la paternité de la relativité.

    Poincaré fait partie des derniers savants vers 1900, c’est-à-dire des personnes connaissant « tout », en fait les maths et la physique à l’époque pour ce qui le concerne. Depuis cette époque, le champ des connaissances des humains a tellement explosé, qu’il n’y a plus de savants mais des spécialistes d’un domaine.

    Cela a pour conséquence que l’enseignement doit transmettre en une vingtaine d’années des savoirs accumulés pendant des millénaires par des individus qui sont chacun des « prix Nobel ». Le problème de l’enseignement en maths et en sciences est donc de faire des choix. Vous noterez que c’est aussi la polémique permanente en Histoire. Cette explosion des connaissances a aussi pour conséquence dans le champ politique par le développement des administrations et des experts qui dans le passé n’étaient pas nécessaires : par exemple le tsar Pierre le grand apprit à construire un navire.

    Je suis d’accord avec vous sur la géométrie. Son abandon est une c… car c’est un moyen d’apprentissage de la rigueur et de la logique tout en ayant un aspect pratique (la règle et le compas) qui ne nécessite pas la maitrise du calcul.

    Votre citation d’Alain « la physique n’est plus à faire, elle est faite » est compréhensible pour un homme né en 1868 mais elle est représentative de ce que croyait les physiciens à la fin du XIXe siècle. Or, vu la rupture en physique du début du XX, cette phrase est obsolète.

    Vouloir omettre Poincaré et se cantonner à Thalès me donne l’impression que vous estimez inutiles dans l’enseignement les découvertes du 20éme siècle telle que l’électronique, l’informatique, le nucléaire, la génétique, climat… qui sont au cœur des problèmes de notre société. Je suis en phase avec vous : « Savoir n’est pas recevoir des informations sur ce qu’on ne sait pas et qu’on ne peut pas savoir parce qu’on n’a pas fait le chemin qui permet de comprendre » et votre dernier paragraphe.

    Votre paragraphe sur les bases me donne l’impression que vous êtes un philosophe dans la caverne non de Platon mais des mathématiciens. Vous confondez l’objet (un nombre entier naturel) avec son ombre qui est la convention d’écriture et de prononciation. Je vous invite à vous interroger, au lieu de 4 (100 en base 2), sur le nombre 1100100 en base 2 que vous lirez spontanément en un million cent mille cent. Cependant, si vous avez une calculette ou d’excellentes aptitude en calcul mental, vous lirez / prononcerez 100 en base 10. Pour rester sur le nombre 4, il se prononce BO et il s’écrit sous la forme d’un J transformé par symétrie centrale dans le système bibinaire de Bobby Lapointe. Né en 69, contrairement à ce que vous écrivez, j’ai appris d’abord à compter avant de manipuler les bases avec des pièces en bois bien concrètes. Mais je ne me souviens pas quand cela se situait par rapport à l’apprentissage de la table de Pythagore. Inspiré par ces bases en bois, je me souviens d’avoir utilisé des legos lors qu’un cours particulier avec un collégien en difficulté pour rendre concret un calcul mathématique, en l’occurrence un changement d’unité du type m cube en cm cube.

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Vous écrivez que « l’enseignement doit transmettre en une vingtaine d’années des savoirs accumulés pendant des millénaires par des individus qui sont chacun des « prix Nobel. » ». De quel enseignement parlons-nous et quelle est la finalité de l’école – primaire, collège, lycée, université ? Si jusqu’au lycée, on n’a pas à former des spécialistes mais des citoyens, s’il faut prendre en charge les plus lents, alors l’instruction doit être ascétique et en ce sens Thalès suffit, ou Archimède. Alain accorderait qu’on aille plus loin pourvu que les éléments soient réellement compris, ce qui n’est toujours pas le cas. Quant à l’enseignement de l’histoire, là encore une sorte d’ambition spéculative en effet estimable a eu des conséquences catastrophiques. Un solide enseignement de l’histoire est possible qui ne se noie pas dans les polémiques des chercheurs que le maître doit connaître.
      Votre propos le montre clairement, il y a une contradiction entre préparer à la citoyenneté et à la société. La société l’ayant emporté, l’école n’instruit pas et du même coup prépare mal à la société. Ainsi il est bon que chacun sache quelles mathématiques suppose le fonctionnement d’un ordinateur. Mais je crains qu’on se contente de faire de bons manipulateurs mal instruits. Soit un autre exemple qu’on dira caricatural : je connais une bonne élève de sixième qui ignorait quels sont les grands fleuves de la France. Or une instruction élémentaire de géographie pourrait être poursuivie à l’université par de études remarquables que propose l’école française de géographie, célèbre dans le monde entier, qui forme nos administrateurs et nos experts.
      Sans doute m’avez-vous mal compris. C’est être platonicien que considérer le nombre comme un objet, et je suis moi aussi platonicien en ce sens quand je dénonce la confusion du chiffre et du nombre, confusion courante chez nos élèves et nos étudiants parfois les plus brillants, et d’abord chez ceux qui croyaient que changer de système d’écriture changeait le résultat de l’opération et disaient qu’avec le progrès des sciences, 2 et 2 ne font plus 4.
      Lorsqu’Alain dit que la physique n’est plus à faire, parce qu’elle est faite, il ne parle ni de la recherche, ni de l’université, mais de ce qu’il faut savoir de physique pour être sage, pour être un homme. Conception de la physique non pas XIXe siècle, mais antique, explicitement. Dans un propos du 25 mars 1928, il va plus loin dans la provocation : il oppose un homme qui ne connaît des sciences que la puissance qu’elles donnent : « il tue de plus loin qu’un autre » –. et celui qui ayant parcouru tout le détour de l’instruction, « saura reconnaître les hommes de plus loin qu’un autre.»

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  3. Mathieu Gibier

    Un témoignage de Romain Rolland me semble très bien illustrer ce qui est dit au début du propos concernant les Humanités en général et Victor Hugo en particulier. En 1895, le jeune Romain Rolland est chargé d’enseigner la morale en primaire supérieure (enseignement qui prolongeait la primaire élémentaire, destiné aux classes moyennes) à l’école Jean-Baptiste Say. Il déteste ce catéchisme laïque, auquel il sent que les élèves ne croient pas. On le plaint, pour les mêmes raisons qu’on plaint aujourd’hui le professeur chargé de parler des « valeurs de la République » en EMC. Mais il trouve finalement un moyen d’éveiller chez les élèves un intérêt sincère : « … j’eus l’instinct de lire – ou plutôt, de faire lire à haute voix, à mes élèves de l’Ecole J.-B. Say, « les Misérables » de Victor Hugo. L’effet a dépassé ce que j’en attendais. Dans ces classes remuantes, dont il fallait toujours tenir la bride serrée, un silence frémissant s’établit; les plus indisciplinés étaient les plus ardents à écouter; les yeux brillaient, les bouches avides happaient en jubilant la morale en action, que leur versait à pleins seaux le grand bavard, grisé de sa vertu sublime et de son énorme éloquence. Il faisait ma besogne. Je me croisais les bras. – Je pris là des leçons sur l’art qui parle au peuple. » (Romain Rolland, Mémoires, pp.241-243).

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