Quelle école voulons-nous ?

Jean-Michel Muglioni revient une nouvelle fois sur cette affirmation : enseigner est devenu impossible – il faudrait dire est interdit – parce que des considérations psychologiques, sociologiques et économiques priment sur le contenu du savoir. Pour décider de ce que c’est qu’enseigner, on consulte donc des cabinets de conseil et jamais les maîtres ou les professeurs dont on sait qu’ils savent enseigner et connaissent réellement ce qu’ils ont à enseigner.

Apprendre, instruire n’est plus la finalité de l’école : il faut former des hommes pour qu’ils acquièrent les « compétences » requises par le marché du travail. Je ne demande pas qu’on me croie : les plus raisonnables de mes amis voient l’état de déliquescence de l’école, du primaire à l’université, mais ils ne croient ni mon diagnostic, jugé trop pessimiste, ni mon étiologie. Je demande seulement qu’on examine et qu’on s’interroge, sans attendre que je propose des remèdes à la catastrophe. Je ne cherche pas des électeurs.

La violence à l’école

Beaucoup de familles mettent leurs enfants dans une école privée : est-ce parce qu’elles fuient la réalité sociale de leur pays, comme l’a dit – il y a plus de vingt ans – une principale de collège à une de mes connaissances qui voulait que son enfant retrouve le sommeil qu’il avait perdu en fréquentant un établissement où régnait la violence ? Cette principale récitait la leçon qu’elle avait apprise en « formation » et qu’elle avait bien comprise. Elle considérait donc non pas que l’école reflète la violence de la société, mais qu’elle doit la refléter. Qu’instruire dans un milieu protégé du monde extérieur puisse pacifier, qui en a aujourd’hui la conviction ? Lorsqu’on semble s’alarmer de la situation, c’est que la France est mal placée dans les classements internationaux qui jugent les écoles en fonction de leur contribution à la bonne marche de l’économie. Les remèdes alors proposés sont la cause du mal : on réforme l’école selon les injonctions de cabinets de conseil1, et non pas selon les conseils d’hommes qui maîtrisent leur savoir et savent l’enseigner. Et – ironiquement ? – on prétend que ces « conseillers » suivent des méthodes scientifiques ! Qu’est-ce donc que faire évoluer le métier d’enseignant, sinon, depuis longtemps, tout faire pour qu’il disparaisse ? À quoi bon des agrégés, c’est-à-dire des professeurs maîtrisant une discipline, pour s’occuper d’élèves qu’on ne veut pas instruire ? Une cause générale suffit à l’expliquer : l’obsession de l’économie a détruit petit à petit, au moins depuis les débuts de la Ve République, jusqu’à l’idée d’instruction publique et même d’instruction tout court. Dès lors, pourquoi les meilleurs étudiants, ceux qui maîtrisent un savoir, se précipiteraient-ils pour entrer dans des écoles où prétendre savoir est une faute et un manque de respect envers les élèves, leurs parents et l’administration ? On ne veut plus de professeurs. On dira que j’exagère, je le sais. La vérité est dure à entendre.

Notre richesse nous endort

Le pire est sans doute que cette obsession et la subordination de toute décision politique à des impératifs économiques ont contribué au développement sans pareil de nos contrées. Notre richesse n’a jamais été si grande. Les moins favorisés n’ont jamais eu autant de temps libre, alors qu’autrefois le travail dévorait toute leur vie. Cette richesse, qui aux yeux de nos ancêtres passerait pour un luxe, je sais qu’elle est mal répartie – mais n’est-ce pas le propre de la richesse d’être mal répartie, car si tout le monde était riche, il n’y aurait que des pauvres. Et je prends ici le risque de dire, sans m’en justifier, que la notion de redistribution a un sens, mais non celle de partage des richesses : obligeons les riches à contribuer au bien commun, mais ne les empêchons pas d’être riches ! Notre abondance énerve, au premier sens du terme, elle endort, et elle endort même là où elle n’est pas arrivée : la colonisation, la mondialisation et toujours l’immigration, auxquelles nous devons une grande part de cette abondance, ont réussi à donner aux peuples envahis et exploités qui n’en ont pas bénéficié les mêmes désirs qui font considérer la croissance comme le bien suprême. L’homme du Moyen Âge croyait au ciel et édifiait des cathédrales. Nous construisons partout les mêmes supermarchés et les mêmes aéroports. Faut-il regretter la tyrannie de l’Église sur les consciences ? Le poids de l’idéologie « économiste » l’a remplacé. Les États dont toute la politique a pour finalité l’accroissement de leur puissance économique sont pris dans une concurrence européenne et internationale : notre économie – dont, je le répète, je ne nie pas qu’elle nous ait enrichis ou, par exemple, qu’elle soutient une médecine dont je profite – est une économie de guerre : l’actuelle supériorité militaire des États-Unis d’Amérique tient à la puissance de leur économie. Pourquoi s’intéresserait-on au savoir et aux humanités ? Offrir à qui le veut un véritable enseignement du latin et du grec n’est pas rentable. « À quoi ça sert ? » Même, à quoi bon offrir un enseignement des mathématiques à ceux qui n’en feront pas un usage professionnel ? La recherche recherche-t-elle la vérité ou la puissance ? Elle est au service de l’économie – d’autant qu’il lui faut bien de l’argent pour avancer.

La démoralisation universelle

Du primat de l’économie résulte la servilité. La République, qui n’est rien que par le courage du citoyen, n’a pas sa place dans un monde réduit au marché qui nourrit le nihilisme européen. Quel remède ? Supprimer le marché n’a pas de sens, puisqu’il n’y a pas d’humanité sans marché, et lui donner sa juste place paraît aujourd’hui impossible : la moindre décision engage la planète entière et aucun pays ne peut plus dans ces conditions avoir sa propre politique sans risquer la faillite. Tant que les critiques du libéralisme n’auront pas montré quelle organisation du monde – et non pas seulement de leur canton – ils proposent, le pire du libéralisme économique s’imposera partout. En ce sens Trotski avait raison de penser que la révolution est universelle ou qu’elle n’est pas. Et jusqu’à présent la nécessité de tenir compte du désastre écologique ne suffit pas à éveiller les hommes. Au contraire, les voilà fétichistes. La déesse nature ne vaut pas mieux que les déesses industrie et économie.

L’oubli du sens du travail

Dans un tel monde, enseigner est conçu comme un acte de communication qui doit préparer chaque enfant et chaque étudiant au marché tel qu’il est. On ne prépare plus les hommes à la guerre (du moins chez nous, ce qu’on peut considérer comme un bien), mais à l’entreprise – sans laquelle, certes, il n’y a ni production, ni rien qui assure la subsistance et le bien-être. On ne s’étonnera pas que, ne se voyant proposer d’autre avenir que la production, les hommes préfèrent refuser le travail et qu’ils attendent la retraite avec impatience. On ne s’étonnera pas qu’ils s’imaginent eux-mêmes esclaves. Ils ont oublié que, l’esclavage ayant été aboli, chacun doit prendre sa part de travail et donc de peine. Ils ont oublié, trop de discours leur ont fait oublier, que travailler est d’abord coopérer au bien commun et non, comme on dit, « se réaliser » ou chercher à s’enrichir. L’expression rebattue de « valeur travail » révèle que la vraie signification du travail est méconnue. Et comme l’école n’instruit pas et ne propose rien qui convienne à des hommes, elle ne les prépare pas au temps libre que laisse aujourd’hui chez nous l’organisation du travail, elle les livre aux industries des loisirs. Et aux psychologues. Deux immenses marchés. Plus il y a de temps libre et plus le temps de la retraite s’allonge, plus le mal-être affectera des hommes. Nouveau paradoxe : le problème de notre temps, plus encore que celui des conditions de travail, est celui de l’usage du temps libre.

La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice

Ce qui compte pour l’homme, ce qui est humainement essentiel, bref, ce qui a une valeur, ne dépend pas du marché. L’école ne s’y intéresse plus. Elle n’a donc rien à enseigner. De là son échec, aujourd’hui reconnu, mais faussement attribué à des causes sociales : les enfants d’un milieu pauvre échoueraient parce qu’ils sont pauvres, déterminisme social oblige. Puis-je proposer une autre hypothèse, paradoxale encore, mais moins méprisante ? La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice. Revenons à l’élémentaire : si un élève ne sait rien, son milieu n’en est pas la cause, peut-être l’école a-t-elle tout simplement oublié de l’instruire et de s’en donner les moyens. Non pas de l’argent, mais une organisation qui permette à chacun d’être réellement pris en main sans avoir besoin comme aujourd’hui de trouver chez lui des répétiteurs. Pourquoi ce qui devrait aller de soi n’est-il pas admis, sinon parfois en paroles ? Je me souviens qu’il fallait naguère interdire les « devoirs à la maison » pour ne pas favoriser ceux qui pouvaient être aidés chez eux : on ne voyait pas qu’alors, d’autant qu’on ne faisait déjà pas grand-chose en classe, les parents qui le pouvaient donnaient un autre enseignement à leurs enfants ou payaient un répétiteur. On ne voyait pas, on ne voit pas que moins on est exigeant dans les écoles, plus l’écart s’accroît entre ceux qui sont suivis chez eux et les autres. L’école est le lieu de la reproduction sociale quand elle n’est pas l’école, c’est-à-dire quand elle n’instruit pas. Mais une vulgate sociologique a fait croire que par sa nature même l’école reproduisait les inégalités et qu’il fallait donc qu’elle cesse d’être elle-même. Et – je l’ai encore récemment entendu dire à la radio – la culture dite classique serait « élitiste » et « bourgeoise ». Donc pourquoi l’enseigner ? Où l’on voit que l’idéologie, ce terme étant pris au sens que lui donne Marx, invente toutes les ruses pour justifier, par un argument en apparence favorable aux plus démunis, une politique qui les abandonne à eux-mêmes.

Informer n’est pas instruire

Le préjugé sociologiste qui veut qu’on reproduise nécessairement son milieu et que la culture soit une affaire de classe n’explique pas tout. Le refus d’enseigner, d’instruire, vient de ce qu’on ne sait plus ce que c’est que savoir : on se contente d’informations, sans donner à l’enfant, ou même à l’étudiant, l’occasion de comprendre ce qui distingue savoir et croire, savoir et simplement être informé de ce que d’autres ont prouvé et savent. S’il s’agit seulement de « formation » et de « compétence », à quoi bon comprendre des « formules » qu’il suffit d’appliquer ? On n’enseigne plus le calcul mais les mathématiques à l’école primaire : cette ambition n’empêche pas ou même elle fait qu’à la fin de ses études un élève ne sait pas ce que c’est qu’une démonstration. Les philosophes commençaient autrefois leur exposé par la distinction de la connaissance par ouï-dire et de la connaissance rationnelle. Ce n’est plus la mode. Ne sachant plus ce que c’est que savoir, comment saurait-on ce qui doit être appris et su pour être un homme libre, et comment saurait-on l’enseigner ? Donc trop d’enfants ne savent pas lire. Trop n’ont pas la moindre idée de ce qui distingue une opinion et une vérité scientifique. La mise à la disposition des hommes de résultats scientifiques sans ce qui leur donne sens a fait oublier l’idée même de science et beaucoup refusent donc non sans raison toute confiance en une science qu’ils ont apprise comme une opinion officielle à laquelle il fallait adhérer. Le succès de nos techniques a « ringardisé » la culture. Nos machines remplacent celles d’hier : pourquoi l’école et les études en général auraient-elles la finalité qui les définit depuis l’Antiquité ?

L’école libre

Cependant, des hommes incultes dont on s’est évertué à étouffer l’esprit sont encore des hommes : ils attendent confusément autre chose que ce qu’on leur présente comme le seul but possible de la vie. Aussi se précipitent-ils d’abord vers de faux biens et sont-ils prêts à croire le premier charlatan venu. De là le succès des réseaux sociaux, des complotistes et des fanatismes religieux. Il faudrait une révolution intellectuelle pour sortir d’une telle situation. Il faudrait une école qui contrebalance l’influence des médias et de la publicité. Une école qui ait le courage de s’opposer aux parents d’élèves et aux pouvoirs de toute sorte, une école libre, c’est-à-dire capable de se donner à elle-même sa loi au lieu de la recevoir du monde extérieur. Une école que la puissance publique protège de toutes les pressions sociales, sociétales, économiques, religieuses. Une école fondée sur cette conviction qu’apprendre a un sens par soi-même et non pas seulement en vue d’autre chose. Le politique qui proposerait cette révolution serait immédiatement renvoyé par ses électeurs.

« Il n’y a de science que par une école permanente » – les défenseurs de l’école citent souvent ces mots par lesquels Bachelard conclut son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique – avec une telle école, « …les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’École et non l’École pour la Société ». De même tout homme doit pouvoir tout au long de sa vie continuer à s’instruire. Il faut pour cela qu’il ait commencé à s’instruire à l’école, et l’école ne sera pas l’école tant qu’elle se laissera soumettre aux impératifs socio-économiques.

P.S. J’oubliais : par-dessus le marché, si j’ose dire, l’école nouvelle, n’instruisant pas, est incapable d’atteindre le but qu’elle se propose, préparer au travail dans l’entreprise.

12 thoughts on “Quelle école voulons-nous ?

  1. Braize

    Quel bonheur de vous lire et de suivre pas à pas votre démonstration du néant qui nous anéantit en tant qu’humanité porteuse d’une ambition universelle, celle du savoir partagé le plus largement possible, ambition tout autant étrangère à l’économisme actuel qu’aux chimères religieuses ou totalitaires qui l’ont précédé…
    Bravo et merci !
    J’en connais, de cette gauche bobo instigatrice de cette infamie post soixante huitarde, attardée dans les bras de Mac Kinsey, et de cette droite cynique qui entend bien que ses rejetons profitent un max de l’aubaine, qui vont vous vouer aux gémonies pour ainsi mettre à jour leurs ressorts intimes et même secrets. Vous n’aurez que des ennemis sauf ici peut-être chez Mezetulle !
    Je reprendrai donc votre texte sur mon blog sauf opposition de votre part.

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  2. pierre windecker

    Excellent article de Jean-Michel Muglioni, auquel on peut donner – ce n’est pas une question d’audience – la valeur d’un manifeste.
    Il ne faut surtout pas le lire trop vite. Si on le lisait à la hâte, on risquerait d’y voir la reprise, certes rigoureuse et solidement argumentée, d’un discours qui est déjà connu. Mais si on le lit avec attention, on s’avise qu’il bouscule en même temps ce discours de fond en comble, qu’il l’arrache justement à ses formes habituelles et le rappelle à la vie.
    La forme va toujours avec le contenu. La forme, ici, n’a rien de l’habituelle protestation qui ne laisse le choix qu’entre l’illusion d’un changement qui serait facile si on parvenait seulement à vaincre les puissances maléfiques (par exemple le « néolibéralisme » – disons l’hypercapitalisme, dont l’existence est par ailleurs incontestable) et la jouissance durable qu’on éprouve à la déploration quand on est sûr d’avoir raison. La forme est celle d’une analyse qui n’ignore pas ses enjeux pratiques éventuels dans le champ politique, mais ne s’y arrête jamais, sans doute d’abord parce que les choix peuvent être divers dans ce domaine, et ensuite, certainement, pour ne pas occulter ses enjeux philosophiques, historiques et anthropologiques au plan théorique et rendre ainsi aveugles tous les choix qui pourraient être faits.
    Il est frappant que cet article ne médise jamais de l’économie, du marché, de la production de la richesse : il les suppose au contraire – sans assentir bien sûr à toutes leurs formes actuelles – non seulement comme un fait, mais comme une nécessité. Le problème qu’il pose est seulement de savoir comment remettre tout cela « à sa place », comment faire que les sociétés humaines se donnent pour but essentiel le progrès des lumières, des savoirs critiques, – disons – de la « culture ». L’espace où la question se pose est d’emblée défini d’une manière qui ne laisse aucune illusion sur la difficulté de la tâche : s’il s’agit de remettre l’économie à sa place, il ne peut être qu’international, sur un horizon et dans une visée cosmopolitiques ; et s’il s’agit seulement de proposer dans un pays démocratique une réorientation de la vie sociale vers la tâche de l’école, vers la culture libre, critique et créatrice, « le politique qui proposerait cette révolution serait immédiatement renvoyé par ses électeurs ».
    Il n’y a donc pas de solution qui serait seulement à portée de main. Le courage seul peut et doit être mobilisé sans attendre.

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  3. Alain LHUILLERY

    Merci Jean-Michel Muglioni.
    Celles et ceux qui me connaissent savent que je n’ai pas les mots pour m’exprimer. Je suis un de ceux que l’école voulait garder et continuer à instruire. J’aimais apprendre. Et puis, le « fameux » mais il faut qu’il apprenne un métier. J’ai vécu et il y a une dizaine d’années j’ai rencontré « Mezetule », la SFP et les personnes auprès de qui je suis revenu à l’école. Sentiment de liberté.
    Toujours cette question lancinante, pourquoi Catherine Kintzler, Jean-Michel Muglioni et d’autres dans cette vision républicaine de l’école n’ont pas d’écoute des politiques ?! Société de l’économie, de l’argent ?
    « Ils » ont donc la volonté d’imposer leur vision, contre quelques esprits de Condorcet. »
    Je me pose cette question et je cite V. Jankélévitch : « Le problème de notre attitude devant le mal et le bien est aussi vite résolu que posé puisqu’il ne dépend que de nous. Ce qu’il faut faire pour vouloir ? Pour vouloir il n’est pas besoin d’être athlète, il ne faut que le vouloir. Mais il faut le vouloir » C’est cela que Pierre avance en fin de commentaire ?
    Merci Mezetule. Alain Lhuillery

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    1. averoes

      Bonjour.
      En partant de cet incipit, « les plus raisonnables de ses amis (« mes amis », peut-être ?) voient l’état de déliquescence de l’école, du primaire à l’université, mais ils ne croient ni mon diagnostic, jugé trop pessimiste, ni mon étiologie », on peut déjà suggérer à vos amis de s’interroger sur l’absence d’explication sur le fait que les autorités n’ont, à ma connaissance, jamais jugé utile de soumettre la question (Quelle école voulons-nous ?) à la vox populi.
      S’ils possèdent une réponse, même officieuse à défaut d’être officielle, alors on serait bien curieux de la connaître. Sinon, il faut se rendre à l’évidence : la gestion des affaires de l’École est une question qui est préemptée par le pouvoir politique sans autre forme de procès, alors même que le ministère afférent n’est même pas considéré comme régalien. La raison ? Comme rien n’est avancé officiellement, on peut se permettre de supposer, eu égard à l’arrogance du prince, que le peuple, ou même son intelligentsia, est jugé mineur pour être en capacité de donner un avis réfléchi sur la question de l’École. Sur ce point, il mérite alors d’être placé sous tutelle : on pense à sa place.
      En revanche, l’on n’éprouve aucun scrupule à consulter des cabinets de conseils, qui -sans vergogne- établissent des études par copier-coller, où l’on se contente de changer quelques paramètres pour respecter le souci de l’identification et d’introduire des données statistiques réalistes pour tenir compte de certains particularismes locaux ; le tout contre des rétributions faramineuses, par-dessus le marché. Dès lors, l’on se demande à quoi servent la hiérarchie intermédiaire et le corps des hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale. Eux aussi, sont loin d’être capables d’avoir une vision sur la gestion des affaires scolaires ?
      Le drame qui se noue à travers cet état de fait, c’est que le peuple n’est même pas au courant. Alors, cette indifférence généralisée ne conforte-t-elle pas le pouvoir dans son attitude et ses prétentions préemptives ?
      Bien à vous.

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      1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

        Vos réflexions me permettent de mieux m’expliquer, puisque visiblement mon propos n’est pas assez clair.
        Vous savez qu’au référendum de 1962 plus de soixante pour cent des français ont voulu que le Président de la République soit élu au suffrage universel direct, ce qui a changé radialement l’équilibre des pouvoirs législatif et exécutif. De Gaulle ne voulait plus du spectacle que la représentation parlementaire avait donné sous la troisième et la quatrième républiques. Le malheur est que la situation présente n’encourage pas à revenir sur cette institution parfaitement démocratique, mais peu républicaine. Le peuple consulté refuserait aujourd’hui qu’on le prive d’élire son maître.
        Cela une fois rappelé, mon propos portait sur un mouvement de fond indépendant des institutions françaises et du moment présent. J’ai soutenu que les cabinets de conseil ne font que parachever les réformes qui depuis plus de soixante ans s’en prennent à l’école. Qui peut bien imaginer qu’on trouverait au ministère de l’éducation de meilleurs conseillers ? Ou que les parents d’élèves seraient aujourd’hui différents de ceux dont parle Kant, dont – en conclusion – j’ai le plaisir de transcrire ici un passage célèbre de son cours sur l’éducation (traduction A. Philonenko légèrement modifiée).

        « Voici un principe de l’art d’éduquer que les hommes qui font des plans d’éducation devraient surtout avoir sous les yeux : on ne doit pas éduquer les enfants seulement d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur, possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’idée de l’humanité et à sa destination entière. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents n’élèvent leurs enfants qu’en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu qu’il soit. Ils devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. Mais deux obstacles se rencontrent ici : premièrement, les parents ne se soucient que d’une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et deuxièmement, les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l’État. Les uns et les autres n’ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l’humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions… »

        Votre commentaire confirme ce que je disais : ceux-là même qui sentent que rien ne va plus dans l’école sont totalement aveugles aux causes de cette débâcle. Vous dites que le peuple n’est pas au courant de la situation et des réformes en cours : qu’est-ce qui, depuis si longtemps, l’empêche de se mettre au courant et de faire savoir son opposition ? Le prince, dites-vous ? Explication facile : il y a eu beaucoup de princes depuis 1962, qui sont tous allés dans le même sens, et jamais aucune opposition n’a demandé que l’école soit une école. Je ne parlerai pas des syndicats ou de la plupart d’entre eux. Il suffit pour les juger de considérer la dégradation des conditions de travail et des salaires des enseignants.

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        1. averoes

          Bonsoir.
          Je crois que, de mon côté, je vous dois aussi quelques éclaircissements. D’abord, pour dire que mn précédent commentaire n’avait aucune intention critique. Comment l’oserais-je, au reste, devant l’éminence de votre personne ? Et, d’autre part, comment le pourrais-je, alors que je partage l’entièreté de votre diagnostic et l’essentiel de votre analyse ? Cette impression est probablement l’œuvre de mon style rédactionnel ; je m’excuse alors. Non, il s’agissait simplement de creuser un peu plus certains aspects de votre texte, notamment son titre.

          « Quelle école voulons-nous ? » Vous avez soulevé une question d’une extrême importance. Et pour cause : son caractère déterminant tient au fait que d’elle dépend tout le champ des possibles : débats, réflexions, études, vote, et autres orientations… Mais, à mon humble avis, avant de songer à tous ces possibles qui ont vocation à devenir des déterminations (sociales, intellectuelles, administratives…) par leur translation de l’état de puissance à l’état d’acte, n’est-il pas d’abord important de s’interroger sur la définition du destinataire de la question ? Ne vaut-il pas la peine de fixer, au préalable, notre attention sur l’identification de celui qui pourrait jouer un rôle de premier ordre pour concevoir ces possibles et les faire advenir en déterminations ? N’est-il pas profitable d’orienter notre intérêt sur les conditions de recherche d’une solution, si le constat est alarmant ? En d’autres termes, qui a légitimité pour répondre ?

          S’il on consent à accepter l’importance de ces différentes apostrophes, quel sens alors donner à ce « nous » ? Car, quand on voit qu’il est le seul sujet de l’acte ontologique de vouloir et que sans lui la question aurait l’effet d’une bouteille à la mer, cela ne veut-il pas dire que c’est lui le principal acteur, c’est-à-dire celui à qui il revient de jure de jouer un rôle majeur dans une éventuelle recherche de réponse ? Et quand on sait que l’École est l’affaire de toute une nation, peut-on oublier que ce terme (nation) englobe à la fois le peuple et son élite ? Dès lors, une nation qui croit aux vertus de la démocratie pourrait-elle faire l’économie de l’expression la plus large possible de l’opinion de ses citoyens ? Nous y voilà donc ! Chacun conviendrait que cela n’est possible que par le truchement d’une consultation universelle : le référendum.

          À cet égard, il est de bon ton de rappeler l’épisode de 1962 où De Gaulle voulait consolider la constitution de 1958, dans la perspective de renforcer les pouvoirs de l’exécutif, notamment ceux du président, et éviter ainsi les situations qui pouvaient provoquer l’instabilité ministérielle et la paralysie des institutions étatiques, comme c’était surtout le cas lors de la IVème République. C’était donc par voie référendaire que le suffrage universel direct a été instauré. Ceci dit, l’on se demande alors pourquoi on a bien pris soin de consulter le peuple pour ce genre de disposition, mais on ne lui jamais accordé cette possibilité pour qu’il s’exprime sur l’École de ses aspirations. Faut-il rappeler qu’à cette époque se tramait déjà l’une des mesures les plus hostiles à l’école qui instruit : le plan Rouchette ? Finalement, nous ne savons pas quoi penser en définitive de la situation ; mais d’aucuns semblent posséder, depuis longtemps, une réponse : « Le suffrage universel ne me fait pas peur, les gens voteront comme on leur dira ».

          Eu égard à ce qui précède, il appert donc que lorsqu’il s’agit d’idées, la consultation du peuple n’est jamais à l’ordre du jour. L’on pourra, peut-être, objecter que le référendum de 1962 concernait une idée : le suffrage universel. Certes. Mais c’est une idée qui sera consacrée à l’élection d’une personne qui sera chargée de s’occuper de toutes les autres idées. Le suffrage universel est une idée qui consiste à remettre entre les mains d’une personne toutes les autres idées. Et le peuple accepte donc que cette idée lui confisque la possibilité de s’exprimer sur d’autres idées. Or, il ne s’agit pas de dire qu’il faille avoir la possibilité de s’exprimer sur tout, mais que les sujets qui revêtent une importance cardinale pour la vie et l’avenir de la nation méritent peut-être d’être tranchés par un principe de démocratie directe.

          Ainsi, si j’ai bien compris votre questionnement concernant le peuple (« qu’est-ce qui, depuis si longtemps, l’empêche de se mettre au courant et de faire savoir son opposition ? ») vous semblez lui reprocher sa léthargie, voire même l’état de servitude volontaire où il se trouve quand vous dites qu’ il « refuserait aujourd’hui qu’on le prive d’élire son maître. » (sic) Là, je vous rejoins entièrement. Seulement voilà : quand vous doutez de la possibilité de trouver « au ministère de l’éducation de meilleurs conseillers » (sic), vous semblez disqualifier les hauts fonctionnaires dans leur capacité à apporter une quelconque expertise à la possibilité de concevoir ou d’éclairer des réformes. Peut-être avez-vous raison. Mais il n’en demeure pas moins que des précédents historiques semblent avoir accordé à ce cénacle une certaine utilité. À titre d’exemple, le rapport Thélot (2004) a bel et bien été le fruit des travaux d’une commission ministérielle chargée d’organiser et de faire la synthèse du grand débat national public sur l’avenir de l’école. Au demeurant, c’est ce qui a donné naissance au fameux Socle commun des connaissances et compétences, érigé depuis l’ère Fillon en vulgate ne varietur. Faut-il également rappeler que le plan Rouchette (1963), était l’œuvre d’une commission ministérielle présidée par l’inspecteur général Marcel Rouchette ? On peut même remonter à l’immédiat après-guerre pour rappeler que le plan Langevin-Wallon émanait, lui aussi, d’une commission ministérielle dont les membres furent nommés le 8 novembre 1944 par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, René Capitant.

          Finalement, s’il est crucial de se demander « quelle école voulons-nous ? » comment peut-on légitimement y répondre si l’on ne s’intéresse pas à l’identification d’un destinataire légitime ? En d’autres termes, si le peuple est jugé incapable de concevoir une réponse et si l’élite administrative est récusée au profit d’instances internationales à capitaux privés, qui est, in fine, ce « nous » ?
          Bien à vous.

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          1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

            Vous avez raison : si la souveraineté du peuple n’est pas un vain mot, c’est au peuple de décider quelle école il veut. La question se pose donc de savoir comment le consulter.
            Le référendum est-il la meilleure manière ? Quelle question poser, qui ne fausse pas le débat ? Comment faire qu’un référendum ne soit pas un plébiscite – qu’il s’agisse alors d’approuver des gouvernants ou de leur dire non ?
            Surtout, une consultation électorale n’a aucun sens si elle n’est pas précédée d’un débat qui permette à chacun d’être éclairé. Lorsque la troisième République à ses débuts a mis en place une école primaire laïque et gratuite (les lycées ne concernaient qu’un petit nombre et ont été payants jusqu’aux années trente), il n’y a pas eu de référendum. Les débats ont eu lieu à la chambre des députés. Des représentants du peuple et des hommes comme Ferdinand Buisson – et en particulier quelques autres agrégés de philosophie – ont mené ce combat. Ils ont su imposer cette institution que refusaient de nombreux catholiques. La République naissante savait que pour se maintenir il lui fallait une école républicaine. Il faudrait un historien pour montrer comment un certain nombre de conditions étaient alors remplies qui ont permis la réussite de cette politique.
            Mon propos signifie qu’aujourd’hui ces conditions ne sont pas remplies. Ceux que vous appelez les élites n’ont pas aujourd’hui la même volonté qu’à la fin du XIXème siècle, ils n’ont pas la même idée du savoir et de la raison. Le mot même d’instruction a été banni. Je ne vois pas comment peut être organisé aujourd’hui un débat éclairant. La représentation nationale saurait-elle le mener ?
            Permettez-moi de vous renvoyer à quelques uns de mes propos sur l’école. Ainsi je me demande si le tour qu’a pris le progrès des sciences n’est pas une des raisons de l’irrationalisme contemporain (https://www.mezetulle.fr/un-paradoxe-le-progres-des-sciences-ruine-lecole-commentaire-dun-texte-dalain/), et si ce n’est pas en lien avec ce que je dis ici sur l’obsession de l’économie. Ou encore, question qui devrait être plus facile à comprendre, question élémentaire mais oubliée et devenue inaudible : la question de la discipline dans les écoles où règne aujourd’hui le plus grand désordre, un désordre qui n’a rien à voir avec le chahut. Quelques remarques sur la discipline (par J.-M. Muglioni) – Mezetulle. Blog-archives de Catherine Kintzler.
            Je ne veux pas vous infliger ces lectures. Les titres suffisent. Même s’il semble parfois que la débâcle actuelle de l’institution scolaire et la violence qu’elle provoque éveille quelques esprits, vous avez compris que je n’ai aucun espoir. Je ne compte ni sur les politiques, ni sur les corps intermédiaires ou les cabinets ministériels, ni sur les médias, ni sur les universitaires, encore moins sur les parents d’élèves qui se gardent bien de raisonner en citoyens. Les quelques collègues de lycée (et d’abord les professeurs de philosophie) qui depuis longtemps ont compris qu’on détruisait l’école se sont toujours sentis très seuls.
            Dernière remarque : il est question, me semble-t-il, de supprimer l’enseignement de la philosophie en classe terminale. C’est l’aboutissement « logique » des politiques mises en œuvre depuis plus d’un demi siècle. Qui s’en préoccupe ?

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  5. Pierre Windecker

    Je trouve ces compléments apportés par Jean-Michel Muglioni (en réponse à Averoes) très éclairants sur la situation actuelle. Pour sauver l’espérance (qui n’a pas d’objet), il faut, dans le cas de l’école, non pas se méfier de ses espoirs (dont l’objet s’avère toujours, plus tard, avoir aussi été un leurre), mais plutôt commencer par abandonner franchement tout espoir.
    Pourquoi ? Parce que l’objet, ici, c’est l’allocutaire lui-même. La question est en effet : à qui s’adresser ? Et la réponse : pour l’instant, à personne. Que peut-on souhaiter, que peut-on suggérer, que peut-on entreprendre alors si on en a les moyens ? Peut-être seulement des « expériences » orientées selon les principes auxquels nous semblons nous référer tous ici : que des écoles s’inspirant de ces principes soient créées, dans l’enseignement public, dans l’enseignement privé sous contrat, voire dans l’enseignement privé hors contrat, qui soient toutes scrutées (pour en tirer des leçons), contrôlées (pour éviter des dérives qui seraient évidentes) et, dans les deux premiers cas, financées par l’Etat. Si cela se faisait, peut-être aurait-on créé dans quelques années les conditions minimales d’un débat.

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  6. Martine Hello

    L’école publique est évitée , quittée parce qu’elle n’est plus républicaine : quand la classe n’est plus un lieu d’étude mais un « lieu de vie  » ouverte sans discernement , elle ne garantit plus un climat propice au travail et donc à l’instruction. Les disciplines scolaires ont été délaissées pour une transdisciplinarité plus pompeuse qu’applicable. Les réformes ayant sapé l’autorité du maître, le pire s’est infiltré par la brèche du dénigrement de la transmission des savoirs : de la loi du plus bouffon à celle du plus fort.

    Si « la responsabilité du désastre appartient d’abord au commandement, c’est à dire aux instances dirigeantes de l’Education Nationale , à ses experts organisés en d’innombrables commissions , à ceux des universitaires et des intellectuels qui ont inspiré » ( Lafforgue) les politiques scolaires , l’institution a bénéficié de soutiens sans lesquels une telle destruction n’aurait pas été possible .
    Le corps de l’inspection – dont la tâche était de s’assurer de la qualité d’instruction dispensée – s’est mué en courroie rompue à répandre les doctrines pédagogistes, érigeant Meirieu en gourou de l’école primaire. Les plus zélés par carriérisme, d’autres par manque de courage voire par lâcheté enfin certains par incompétence , trop contents d’avoir quitté un terrain qui les avait mis parfois en grande difficulté .

    Quant aux enseignants, ils ont honteusement donné corps à  » la passivité servile du troupeau  » ( Zweig) contribuant ainsi à leur propre déconsidération non démentie par leur réticence dissuasive voire leur refus de garder les enfants des professionnels de santé pendant la Covid mais sans ménager leur peine pour les applaudir. La courbe du niveau scolaire et celle de la conscience professionnelle sont logiquement parallèles. Il est vrai que le corps de l’inspection, ayant fait des « Monsieur Germain « leurs bêtes noires réactionnaires, a excellé à ôter toutes les illusions aux plus rigoureux et consciencieux jusqu’à les inciter à devenir remplaçants en fin de carrière.

    Certains comportements de l’institution scolaire ne la grandissent guère. Ainsi l’éviction en 2005 du Haut Conseil de l’Education du grand mathématicien Laurent Lafforgue qui se proposait de contribuer au redressement de l’école républicaine. Certes une intelligence « libre » qui n’oeuvre pas pour elle-même mais pour le bien commun représente une menace pour ceux qui ont de l’appétit mais comment expliquer une telle dérive de l’institution censée être au service de tous sauf si  » le poisson pourrit par la tête « ?

    A l’effondrement du socle primaire , ont logiquement succédé dans l’ordre celui du collège, du lycée puis de l’université. Non seulement le processus de chute est irréversible mais il s’accentue et s’accélère puisque des maîtres ayant construit leurs propres savoirs et n’ayant pas eu la chance de pouvoir surmonter leur ignorance se trouvent aujourd’hui ne pas maîtriser le programme de leurs élèves de l’école primaire !

    Les institutrices et instituteurs connaissaient leur tâche : instruire et , pour la majorité , l’accomplissaient plutôt consciencieusement car ils savaient de leur vécu que  » L’école est le lieu de la reproduction sociale quand elle n’est pas l’école, c’est-à-dire quand elle n’instruit pas. »

    Martine Hello Rennes

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