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Alain sur « la littérature vertueuse » et « l’abondance de sermons laïques »

Jean-Michel Muglioni m’envoie ce propos d’Alain qui date de 1907. En le méditant, on voit bien que croire que « jamais l’instituteur ne remplacera le curé » ou croire inversement que l’instituteur peut et doit le remplacer sont une seule et même chose.

« Trop de morale. On en a mis partout. C’est l’enseignement primaire qui a commencé. Vous pouvez consulter les éditeurs, hommes impartiaux, qui font leur caisse tous les soirs ; ils vous diront que depuis vingt ans les traités de morale se vendent comme le bon pain. Aussi tous ceux qui ont une plume, et l’art de délayer les idées avec, se sont mis à écrire sur la morale. Le besoin a créé l’organe.

« Seulement, comme il arrive toujours, l’organe crée maintenant le besoin ; il faut vendre toute cette littérature vertueuse. Aussi la morale s’infiltre partout. Il n’est pas de lycée où l’on ne fasse, le jeudi, quelque causerie familière sur la morale. La version, le thème, l’orthographe et l’écriture, tout est mis au service de la vertu. En vérité je crois bien que, même les petits de l’école maternelle, on doit leur parler de morale au moins une fois par semaine.

« Les pédagogues ne manquent pas de bonnes raisons pour justifier cette abondance de sermons laïques. Ils disent que la religion n’ayant plus guère d’action, il faut la remplacer par autre chose. Ils disent aussi que l’instruction n’est pas tout, et qu’il ne faut pas négliger l’éducation. Oui, tout cela se tient assez bien. Mais il faut voir comment les hommes et les enfants sont faits.

« Ce qui fait qu’il y a des criminels, des passionnés, des paresseux, des ivrognes, des faibles, des mélancoliques, ce n’est pas qu’on ignore les formules de la morale. À dire vrai tout le monde les connaît. Tout le monde sait qu’il est mal de mentir ; tout le monde sait que l’ivrognerie n’est pas le moyen d’avoir un foyer agréable, un peu d’argent devant soi, et de beaux enfants. Et celui qui prend dans la caisse de son patron sait bien qu’un tel acte est condamné dans tous les traités de morale. Seulement la passion est plus forte que les formules et que les raisonnements.

« Comment donc faire ? Le plus sûr est, je pense, de bien remplir sa vie. Il s’agit pour un homme d’aimer ce qu’il fait, son métier, ses études ou sa profession ; et avec cela de savoir occuper ses loisirs sans nuire aux autres. Le principal ennemi de la vertu, c’est l’ennui. Or la morale n’enseigne pas comment on remplit bien sa vie ; elle ne sait que dire non. Un bon apprentissage, l’habitude d’observer et de comprendre, le goût de la lecture, voilà le sel de la vie, qui préserve de la pourriture. Ainsi l’instruction, dans tous les genres, est plus morale que la morale. Au lieu de maudire les ténèbres, allumez la lampe. »

 

Alain, « Propos d’un Normand n° 593 » daté du 19 octobre 1907.
Dans Alain, Les Propos d’un Normand de 1907, éd. par Jean-Marie Allaire, Robert Bourgne et Pierre Zachary, Le Vésinet : Institut Alain ; Paris : Klincksieck, 1992.

Comment se construit le progrès moral (sur un livre de P. Kitcher, lu par T. Laisney)

Dans son dernier livre, Moral Progress1, le philosophe Philip Kitcher (né en 1947), professeur émérite à l’université Columbia de New York, défend une conception pragmatiste du progrès en matière morale. Trois exemples emblématiques – l’abolition de l’esclavage, l’extension des possibilités pour les femmes et l’acceptation des relations homosexuelles – lui servent de fil rouge.

Les vérités morales se construisent

Philip Kitcher entend appliquer à la morale le credo pragmatiste selon lequel les vérités se construisent plutôt qu’elles ne se découvrent. Il s’oppose ainsi à l’idée (Discovery View) que le progrès moral consisterait en un changement cognitif : pour lui, il ne s’agit pas de remplacer des croyances fausses par des croyances qui seraient plus proches de la vérité morale. En effet, Kitcher n’épouse aucune forme de réalisme moral, il pointe, par exemple, les « propositions métaphysiquement extravagantes » de Derek Parfit dans ce domaine. Certes, on a peu à peu découvert l’injustice de l’esclavage, de la discrimination à l’égard des femmes, de la persécution des homosexuels. Mais ce que rejette Kitcher, c’est l’existence préalable d’une « réalité morale ».

Cela dit, comme le remarque une commentatrice (le texte de Kitcher est suivi des commentaires de trois de ses collègues, auxquels il répond ensuite), l’esclavage n’a-t-il pas toujours été un mal, qu’il y ait eu ou non des abolitionnistes pour le mettre en cause ? La position de Kitcher ne convient probablement pas à toutes les situations morales. Infliger un traitement cruel à une personne est un mal ; est-ce que cela ne fait pas partie des choses qu’on ne peut pas ne pas savoir ?

Quoi qu’il en soit, Kitcher propose une alternative à la conception qu’il critique : « Au lieu de voir le progrès comme un type de changement cognitif, centré sur des modifications de croyance visant à se conformer le plus possible à un standard préalable, indépendant, je suggère que les individus et les sociétés réalisent un progrès moral dans la mesure où ils amendent leurs pratiques morales pour surmonter les problèmes qui se posent à eux. » Selon Kitcher, les jugements moraux vrais sont le produit et non la source d’un progrès moral.

Kitcher récuse le caractère téléologique du progrès moral. Il distingue le progrès vers (to) et le progrès à partir de (from), qu’il appelle le progrès pragmatique : « Le progrès pragmatique consiste à résoudre des problèmes et à surmonter des limitations » ; il n’est pas guidé par une destination finale déterminée à l’avance, mais poursuit des objectifs locaux. De même, écrit Kitcher, l’apprenti pianiste fait des progrès sans avoir l’idée d’un exécutant idéal dont il devrait peu à peu s’approcher.

Philip Kitcher adopte – un peu comme Philip Pettit dans The Birth of Ethics2 – une conception évolutionniste de la morale, qu’il a longuement développée dans un ouvrage précédent3. Il souligne que « la vie humaine a été structurée par des exigences morales depuis des dizaines de milliers d’années ». Parodiant une formule célèbre4, il ajoute que pour lui Platon est une note de bas de page dans l’histoire de la moralité. Un certain nombre de philosophes distinguent – sous l’influence, en particulier, de Bernard Williams – la morale (ce que les gens doivent faire) de l’éthique (quel genre de personne ils veulent être). Tout en retenant cette distinction, Kitcher ne croit pas, contrairement à Williams, que les questions éthiques soient premières : elles n’ont guère de sens au cours des stades initiaux du projet moral, et quand elles apparaissent elles sont le fait d’un petit groupe de privilégiés.

Le contractualisme démocratique

Pour que la morale (puis l’éthique) progresse, nos ancêtres ont donc mis en œuvre, écrit Kitcher, une véritable technologie sociale. L’idée principale de l’auteur est que l’investigation morale ne peut se passer d’une méthode : « Sans méthodologie morale, la métaphysique morale est impuissante. » La première étape réside dans l’identification d’un problème moral. À ce propos, Kitcher examine la pertinence de l’idée (Berkeleyan View) qu’être un problème, c’est être reconnu comme un problème. Il faut se méfier de cette idée : dans les trois exemples paradigmatiques qui courent au fil du livre, certaines façons de voir aujourd’hui rejetées eussent-elles été universellement admises, les situations n’en auraient pas moins été objectivement problématiques. Un changement peut être nécessaire sans que cette nécessité soit encore reconnue.

Dans les trois exemples, les transitions menant de la surdité morale à la reconnaissance trahissent une structure commune. D’abord, la rancœur est privée, et les protestations n’entraînent rien d’autre que des sanctions. Puis la voix des opprimés devient plus audible. Une victime ou quelqu’un d’autre entame ce que Kitcher appelle une conversation publique.

La méthode de Kitcher comprend onze points, dont je relève seulement quelques traits. Une situation est tenue pour problématique si une investigation morale la reconnaît comme telle. L’existence d’un problème est subordonnée à la condition suivante : n’importe qui placé dans les circonstances en question chercherait à obtenir un soulagement. Autre point essentiel, dans une conversation idéale, les perspectives de toutes les parties prenantes sont représentées.

Un commentateur observe avec justesse que, dans la conversation « idéale » envisagée par Kitcher, les participants doivent reconnaître la valeur morale de ceux avec qui ils délibèrent ; ainsi, Kitcher rend compte du progrès moral en recourant implicitement à la notion de vérité morale, ce qui constitue une pétition de principe. On ne se débarrasse pas si facilement du « réalisme moral » !

Une telle méthodologie est l’expression de ce que Kitcher appelle le « contractualisme démocratique ». Ce principe, qu’il tient pour ancestral, a été d’après lui peu à peu abandonné : notre pensée morale est dominée par l’affirmation d’autorités individuelles, qu’il s’agisse de divinités ou de leurs représentants mondains, d’autorités religieuses ou profanes – les éthiciens professionnels, par exemple, se substituant aux prêtres. Peut-être, suppose l’auteur, la division du travail a-t-elle mené à cette répartition des tâches. Toujours est-il que la morale contemporaine, selon Kitcher, est l’héritière de cette répudiation du contractualisme démocratique. Voici une phrase qui peut résonner fortement aujourd’hui : « Si les actions étaient toujours soumises à un examen public, la difficulté serait grandement atténuée, peut-être disparaîtrait-elle entièrement. »

Obstacles et perspectives

Qu’est-ce qui s’oppose essentiellement au progrès moral ? Selon Kitcher, il y a un obstacle en quelque sorte naturel, et deux obstacles qu’on pourrait qualifier de culturels. Le problème originel (l’ur-problem, ainsi qu’il le désigne) réside dans l’aptitude psychologique limitée des êtres humains à partager les perspectives d’autrui. La moralité s’est constituée à partir et contre cet obstacle fondamental, qui ne cesse d’entraver le passage de l’indifférence (voire de l’hostilité) à la coopération.

Cet obstacle naturel favorise de manière évidente des dynamiques d’exclusion qui sont autant de nouveaux obstacles au progrès moral. S’y ajoute l’obstacle peut-être le plus difficile à surmonter, que Kitcher appelle la « fausse conscience » : il arrive que les membres d’un groupe considèrent que les « idéaux du moi » engendrés au sein de la communauté par l’évolution de la vie éthique ne sont pas pour eux. La fausse conscience, sous le masque de laquelle c’est encore l’exclusion qui est à l’œuvre, a pu être particulièrement efficace dans le cas des discriminations à l’encontre des femmes ; les oppresseurs faisaient valoir que « la plupart des femmes » ou les « femmes normales » (c’est-à-dire celles qui souscrivaient à leurs vues) ne se plaignaient pas et même appréciaient les rôles que la tradition leur avait assignés. Ainsi les femmes qui « pensaient bien » servaient-elles à discréditer les autres.

Les commentateurs qui s’expriment dans le livre relèvent dans la position de Kitcher un certain manque de réalisme. L’un d’eux note que l’histoire du progrès moral n’a pas été fondamentalement une histoire de la « conversation » mais plutôt du pouvoir. Un autre juge que la conversation idéale est empêchée par des structures sociales de domination profondément ancrées. En réponse, Kitcher admet que des combats violents ont été essentiels dans les exemples qu’il a choisis. Mais il propose d’agir sur la base d’un optimisme modéré – les institutions diminueront, dans certains cas, le rôle du pouvoir et celui de la violence – et de le pousser aussi loin que possible. Kitcher prône l’avènement d’une société deweyienne, qui permettra, grâce à un ensemble inédit d’institutions5, que les progrès moraux soient plus systématiques et plus solides.

Philip Kitcher ne craint pas d’être taxé d’optimisme. Il conclut même par une utopie. Nous sommes en 2250, l’enquête morale deweyienne fait désormais partie intégrante de toutes les sociétés humaines. Les pessimistes (qui préféraient se dire « réalistes ») ont été démentis.

Notes

1 – Philip Kitcher, Moral Progress (The Munich Lectures in Ethics), Oxford University Press, 2021.

2 – Philip Pettit, The Birth of Ethics. Reconstructing the Role and Nature of Morality, Oxford University Press, 2018. Voir la rencension publiée par Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/une-autre-genealogie-de-la-morale/

3 – Philip Kitcher, The Ethical Project, Harvard University Press, 2011.

4 –  « The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato ». Alfred North Whitehead, Process and Reality (1929), [p. 39 Free Press, 1979] .

5 – Qu’il déclinera probablement dans un prochain livre.

Une morale de la décence : un livre de Todd May lu par Thierry Laisney

« Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. » En substituant, dans cette phrase de Léon Bloy, « décent » à « des saints », on résumerait d’une formule la conception morale que l’universitaire américain Todd May (auteur, en particulier, de livres consacrés à des philosophes français : Deleuze, Foucault, Rancière) présente dans A Decent Life. Morality for the Rest of Us1.

En quête d’une morale

Les saints et les monstres sont rares. Les réflexions de Todd May – comme l’indique le sous-titre de son livre – s’adressent à ceux qui se situent entre ces deux extrêmes, c’est-à-dire à presque nous tous, qui, quelque part entre la dépravation et la pureté, ne sommes pas dépourvus de préoccupations morales.

L’auteur recherche une morale qui soit applicable, qui puisse nous guider dans nos vies. Or, il considère que les trois grandes théories morales que l’histoire de la philosophie a fait naître (le conséquentialisme, la morale déontologique et l’éthique des vertus) sont d’une abstraction et d’une exigence telles qu’elles nous laissent sans recours – et l’adoption d’une forme atténuée de l’une ou l’autre de ces positions ne lui semble guère plus pratiquable. May exprime ainsi la question à laquelle il va tenter de donner une réponse positive : « Y a-t-il une manière d’aborder la moralité qui puisse à la fois faire droit à nos vies et nous donner une orientation pour savoir comment procéder moralement ? »

La solution, pour Todd May, réside dans la décence, qu’il oppose à l’altruisme – et notamment à une forme extrême d’altruisme dont le philosophe australien Peter Singer est peut-être aujourd’hui le représentant le plus célèbre. Au cœur de la décence, il y a­ – c’est le fil directeur de l’ouvrage – la reconnaissance que d’autres êtres existent et qu’ils ont eux aussi des vies à vivre ; d’autres personnes, avec leurs projets et leurs obligations qui les conduisent à être ici, à cet instant. Si May « préfère » la décence à l’altruisme, c’est que la moralité n’est pas le tout de nos vies. Il se risque à définir ce que mener une vie humaine veut dire : « s’engager dans des projets et des relations qui se déploient dans le temps ; être conscient de sa mort d’une façon qui affecte la manière de voir l’arc de sa vie ; avoir des besoins biologiques comme la nourriture, le gîte et le sommeil ; avoir des besoins psychologiques fondamentaux comme le soin [care] et un sens de l’attachement à son environnement ».

Pour les tenants de l’altruisme extrême, personne ne peut considérer que ses intérêts propres ont plus de valeur que ceux des autres. Peut-être ont-ils tort, suggère Todd May. Outre qu’un tel altruisme est au-dessus de nos forces, les attitudes qu’il exige de nous rendraient nos vies moins riches de sens et reviendraient à leur accorder moins d’importance qu’à celles des autres. L’auteur ne sacrifiera donc pas à l’aide qu’il pourrait apporter à autrui des aspects de sa propre vie qui la rendent à ses yeux digne d’être vécue. Ainsi, le rejet de l’altruisme (extrême) est une bonne chose, en ce qu’il donne lieu à une plus grande diversité d’activités et de modes de vie.

Par opposition à une moralité caractérisée en termes de devoirs et d’obligations – lesquels, accompagnés des sentiments de dette, de culpabilité et de honte, auront de toute façon des occasions de reprendre légitimement le dessus –, la décence consiste à témoigner d’une certaine élégance morale. L’idée de décence met l’accent sur les liens avec les autres plutôt qu’avec la loi et les principes. Elle désigne une manière particulière de partager le monde.

Ceux qui nous entourent et les autres

Il y a d’abord ceux avec qui nous partageons le même espace et le même temps, avec qui nous avons des interactions (fût-ce sans les voir). Le face-à-face revêt une importance essentielle. Il fait apparaître devant nous, écrit May, une personne avec toutes ses promesses et toute sa vulnérabilité. (On s’attendrait à ce que l’auteur évoque alors Levinas mais il ne le fait pas.) Lorsque nous sommes en colère, remarque Todd May, la personne qui est en face de nous devient plus anonyme, nous ne rencontrons pas vraiment son regard ; c’est comme si nous n’étions plus alors engagés avec elle, mais avec la colère elle-même.

Todd May fait appel à la notion de « décence commune » pour les contacts plus informels : tenir la porte à quelqu’un, donner du feu à un passant, signaler qu’on va libérer une place de parking, etc. On a sans doute tort de ravaler la politesse au degré minimal de la vertu ; elle est très précieuse dans nos vies de tous les jours – l’auteur note que, pour Confucius, il existe un lien entre les rituels de politesse et la préservation de la paix sociale. Agir selon la décence commune (ou « ordinaire »), c’est permettre à une personne qu’on ne connaît pas de vivre plus agréablement les instants qui arrivent.

Il y a ensuite les autres plus éloignés, dans l’espace ou dans le temps. Les êtres que nous n’aurons pas l’occasion de rencontrer mais qui partagent le temps de notre vie ont comme nous des vies à vivre mais il nous est impossible de les traiter avec la même sollicitude que nos proches, à moins d’observer l’impartialité stricte que requerrait un altruisme extrême. Mais, nous l’avons vu, May ne souscrit pas à cet altruisme : la vie, selon lui, n’est pas commandée par des exigences et des valeurs exclusivement morales. Reste alors (l’auteur juge lui-même cette distinction un peu arbitraire) la bienveillance personnelle (se traduisant par des actes !) ou l’intervention politique dans un cadre institutionnel.

Les êtres que nous n’aurons pas la possibilité de rencontrer appartiennent à deux catégories distinctes. En ce qui concerne les morts, l’attitude que nous adoptons à leur égard relève davantage, selon May, de croyances individuelles et de pratiques culturelles que de la décence morale. L’essentiel, pour l’auteur, est la considération des personnes futures. Nous avons la double certitude qu’elles existeront et que ce que nous faisons aujourd’hui affectera leurs vies. May mentionne, en particulier, l’épuisement des ressources, la pollution et le changement climatique. De toutes celles que nous puissions exercer, l’influence que nous aurons sur les personnes futures est la plus profonde : elle s’appliquera non seulement à la façon dont elles vivront mais aussi à quelle sorte d’êtres elles seront. Ici, écrit Todd May, les enjeux sont tellement énormes qu’ils nous font revenir aux idées traditionnelles d’obligation et de devoir ; nous sommes, plus qu’en toute autre matière, face à une situation d’urgence.

Il y a enfin – distants de nous d’une autre manière – les animaux non humains. May déclare que, sans vraiment d’ailleurs aimer les animaux, il est peu à peu devenu végétarien pour des raisons éthiques. Il n’y a pas de raison que l’idée centrale du livre tienne les animaux à l’écart : ils ont des vies à vivre et nous devons prendre en compte leur éventuelle souffrance. Mais l’auteur ne va pas jusqu’à adhérer à l’individualisme moral, qui devrait d’ailleurs, selon lui, le mener au véganisme. Qu’est-ce que l’individualisme moral ? C’est la conception (défendue, entre autres, par Peter Singer) selon laquelle chaque animal, à quelque espèce qu’il appartienne, doit être considéré avec ses capacités émotionnelles et intellectuelles propres, la richesse plus ou moins grande de ses expériences. Cette position plus que contestée conduit à se demander, par exemple, s’il convient de traiter différemment un être humain doté de capacités faibles et un chimpanzé. Cet antispécisme poussé à l’extrême nous paraît inacceptable, même si les partisans d’un tel rapprochement ne cherchent pas à ramener l’homme au rang de l’animal mais à montrer, à l’inverse, qu’on ne doit pas faire à un chimpanzé ce qu’on ne voudrait pas faire à un être humain.

La décence en politique

En ce qui concerne la politique, Todd May envisage principalement la situation actuelle aux États-Unis, mais – comme il en fait lui-même la remarque – les notions qu’il met à l’œuvre peuvent trouver à s’appliquer ailleurs. Si le président Trump fait souvent preuve d’indécence, il ne faudrait pas oublier, écrit May, que cette attitude s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large : « Si la politique se définit comme l’art du compromis, il y a un moment que nous n’avons pas vu la moindre politique aux États-Unis » ; « aux États-Unis, le vitriol est devenu l’ethos même de notre comportement politique ».

Il est curieux de constater qu’en politique des choses inadmissibles deviennent permises. Todd May prend l’exemple de conférenciers empêchés de s’exprimer – une réaction qui, en plus d’être moralement indécente, est stratégiquement inepte selon lui. Est-il acceptable – ce n’est plus Todd May qui parle et nous traversons l’Atlantique – qu’un soi-disant philosophe puisse désigner dans l’un de ses livres un homme politique français sous l’appellation de « vieux borgne » ? Comme si les indécences du personnage en question autorisaient ceux qui l’évoquent à être indécents à leur tour. Il y a quand même un petit progrès ces derniers temps : sur les plateaux de télévision, les représentants des « partis de gouvernement » évitent moins qu’hier le regard ou la parole de leurs adversaires moins « recommandables ».

Selon Todd May, la première tâche de la décence politique est la civilité, qui ne trouve de limite (mais sans jamais faire une croix sur la dignité des personnes) qu’en présence de propos ou d’attitudes racistes, homophobes, misogynes, blâmant les pauvres parce qu’ils sont pauvres, ou encore célébrant la victoire à n’importe quel prix : en résumé, déniant à d’autres leur pleine humanité. Les désaccords n’ont pas à se traduire dans une « sorte de guerre de quelques-uns contre quelques autres ». Mes adversaires ont des vies à vivre et leur point de vue est aussi légitime que le mien. Todd May écrit que la relation qu’il a à ses propres croyances, qu’elles soient normatives ou factuelles, est une relation de faillibilité.

Quant aux attitudes de déshumanisation mentionnées plus haut, il existe, selon l’auteur, un moyen pour les affronter : c’est la non-violence. Loin d’être docile au pouvoir, la non-violence est active, et souvent très créative, nous dit May. À la non-violence sont associées les valeurs de dignité et d’égalité. La dignité consiste à la fois à traiter l’autre comme possédant intrinsèquement cette qualité et à agir soi-même dignement, c’est-à-dire d’une façon que les autres ne trouveront ni répugnante ni embarrassante. L’égalité signifie tout simplement que personne n’a une valeur intrinsèque supérieure à celle des autres. Todd May propose certaines applications de la non-violence au quotidien. Si, par exemple, un collègue de bureau fait une remarque raciste en l’absence de la personne visée, ne pas le traiter ouvertement de raciste mais lui dire quelque chose comme : « je trouve ce commentaire offensant ». Dans des circonstances différentes, témoigner à la victime qu’on est de son côté. Prendre garde, d’une façon générale, que la solidarité ne verse pas dans le paternalisme.

La décence consiste d’abord, pour Todd May, à reconnaître que nous sommes des êtres politiques. La politique n’est jamais ailleurs : « Nous sommes tous les produits de notre espace commun, avec ce qu’il a de bon et de mauvais. » Aucun Américain, par exemple, ne peut ignorer l’histoire de l’oppression raciale dans son pays : « Nous sommes tous, au mieux, des racistes en voie de guérison », affirme l’auteur. Souvent, les récits que nous faisons à notre sujet révèlent l’influence sur nous de « valeurs » – comme l’agressivité – que nous préférerions ne pas accueillir. La lucidité qui peut les mettre au jour – et qui n’est pas assimilable à de la « repentance » – constitue l’une des formes de la décence morale telle que la conçoit Todd May.

1Todd May, A Decent Life. Morality for the Rest of Us, The University of Chicago Press, 2019.