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Une analyse durkheimienne du wokisme (par Daniel Baril)

Considéré comme le père de la sociologie française, Émile Durkheim (1858-1917) n’a rien perdu de sa pertinence pour nous aider à comprendre les enjeux sociaux et philosophiques d’aujourd’hui. Le regard que porte ici Daniel Baril1 sur son œuvre maîtresse, De la division du travail social (1893), montre que ses concepts et analyses peuvent servir à éclairer l’un des débats les plus chauds de l’heure et qui était imprévisible à son époque, le wokisme.

Le sens donné à wokisme dans ce texte est inspiré de la définition du Larousse, soit un courant de pensée dénonçant toute forme d’injustices et de discriminations subies ou alléguées par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses et défendant leurs droits de façon attentatoire à l’universalisme républicain.

Pour les opposants à ce courant de pensée, le caractère attentatoire du wokisme résulte de l’emphase mise sur les particularismes identitaires qui réduisent l’individu à une seule de ses caractéristiques (le fait d’être une femme, un Noir, un homosexuel, un musulman, un immigrant, etc.) alors que le républicanisme tend vers une identité nationale et des valeurs universelles pouvant être partagées par tous au sein de chaque nation.

De la solidarité mécanique…

Ces deux notions, identitarisme et universalisme, ne sont pas sans lien avec deux concepts clés de l’ouvrage principal de Durkheim : la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique ».

Chez Durkheim, le mot solidarité revêt le sens de lien social. Ce qu’il nomme « solidarité mécanique » (au sens d’automatique ou indépendante du désir de l’individu), est le lien social caractéristique des sociétés traditionnelles, allant des sociétés tribales jusqu’aux sociétés préindustrielles.

Dans ces sociétés, la cohésion sociale est assurée par des liens naturels de proximité fondés sur les similitudes entre les individus, soit le fait d’être de la même famille, du même clan, de partager les mêmes valeurs et croyances et d’observer les mêmes règles de conduite. La « conscience collective » ‒ « l’ensemble des croyances et des sentiments communs » ‒ se limite au fait d’appartenir au groupe immédiat.

Une autre caractéristique est que le travail n’est pas spécialisé et il qu’il y a peu de différences entre les tâches assumées par chacun (outre les rôles dévolus aux hommes et aux femmes). « Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les individus dont elles sont formées », écrit Durkheim.

« Tout le monde alors admet et pratique, sans la discuter, la même religion [qui] renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu »,

souligne le sociologue.

Au moment où il écrit De la division du travail social, la révolution industrielle bat son plein. Durkheim ne peut que constater que les liens sociaux des sociétés traditionnelles favorisant la solidarité mécanique sont de plus en plus ténus.

« Non seulement, d’une manière générale, la solidarité mécanique lie moins fortement les hommes […], mais encore, à mesure qu’on avance dans l’évolution sociale, elle va de plus en plus en se relâchant ».

L’homogénéité sociale a notamment été brisée par l’avènement du travail spécialisé, d’où le titre de son ouvrage, division qui s’accentue avec l’urbanisation et l’accroissement démographique dans les sociétés industrielles.

Cette spécialisation du travail entraîne une plus grande différenciation entre les individus, qui s’identifient désormais davantage par leur métier ou occupation plutôt que par leur filiation. « Ce n’est plus la consanguinité, réelle ou fictive, qui marque la place de chacun, mais la fonction qu’il remplit », observe le sociologue.

Au fil de ces transformations, les individus jouissent de plus en plus d’autonomie, ce qui va entraîner une montée de l’individualisation des valeurs, des croyances, des comportements et des appartenances. Il y a alors segmentation de la société en groupes sociaux de plus en plus distincts.

à la solidarité organique

Dans une telle perspective, comment la cohésion sociale est-elle maintenue? C’est ici qu’apparaît ce que Durkheim nomme la « solidarité organique », par analogie avec les organes assurant la cohésion d’un organisme vivant.

Cette solidarité organique découle de l’autonomie croissante des individus dans leur travail et de la différenciation des groupes sociaux qui entraînent une interdépendance coopérative puisque la spécialisation du travail nécessite par elle-même une complémentarité des tâches. Les groupes sociaux apparaissent donc comme les organes assurant la cohésion et le bon fonctionnement de l’organisme social.

Les sociétés humaines sont ainsi passées de la solidarité par similitude des valeurs à la solidarité par complémentarité des tâches.

Durkheim voyait manifestement dans ce passage un progrès non seulement économique mais aussi un progrès civilisationnel permettant d’établir des liens sociaux sur une base plus large comme l’appartenance à la nation. « L’idéal de la fraternité humaine, affirme-t-il, ne peut se réaliser que dans la mesure où la division du travail progresse », cette division entraînant une augmentation des rapports sociaux et du fait même une coopération accrue.

La solidarité mécanique ne disparaît toutefois jamais entièrement ; elle subsiste notamment au sein des groupes sociaux qui ont une forte identité (ethnique, religieuse, professionnelle et, aujourd’hui, sexuelle). Toujours selon Durkheim, ces groupes identitaires peuvent même faciliter l’intégration sociale des individus qui en font partie dans la mesure où ces groupes ainsi que des institutions sociales communes comme l’école font prendre conscience de l’utilité de chacun dans le maintien de l’unité et du bon fonctionnement de l’ensemble de la société.

Anomie sociale et régression civilisationnelle

La persistance de la solidarité mécanique comporte par contre un danger. La montée des droits individuels risque de conduire à ce que Durkheim appelle l’« anomie sociale », soit la perte des valeurs et des normes communes qui assuraient la cohésion. Ceci se produit lorsque la division du travail et la diversité ne produisent plus de solidarité organique et que les règles de la vie sociale ne sont plus contraignantes ou ont fait place à d’autres règles incompatibles entre elles. L’individu perd alors ses repères.

Dans une telle situation, « la société est malade », estime Durkheim, car « la réglementation nécessaire [au rétablissement de la solidarité] ne peut s’établir qu’au prix de transformations dont la structure sociale n’est plus capable ; car la plasticité des sociétés n’est pas indéfinie. Quand elle est à son terme, les changements même nécessaires sont impossibles. »

Durkheim voyait des signes d’anomie dans la société de la fin du XIXe siècle, notamment dans les crises économiques, dans le manque de règles légales et morales régissant le monde du travail et dans les changements technologiques trop rapides. Il voyait aussi dans la montée de l’individualisme une forme de religion :

« À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion […] qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions ».

Il ne pouvait entrevoir l’exacerbation de l’individualisme qu’allaient entraîner les déclarations internationales et les chartes nationales des droits et libertés. Encore moins l’avènement des médias sociaux qui morcellent toujours plus les rapports sociaux en groupes identitaires de plus en plus restreints et cloisonnés.

Tel que développé par Durkheim, le concept de solidarité mécanique des sociétés antérieures ainsi que celle persistant dans les sociétés modernes peut très bien s’appliquer au courant de pensée woke : morcellement identitaire, exacerbation des droits individuels, absence d’identité nationale et de valeurs universelles, essentialisation de la religion, de la race et, peut-on ajouter aujourd’hui, de l’orientation sexuelle.

Un tel contexte social ne saurait guère engendrer de solidarité organique. L’anomie actuelle, marquée par les déréglementations, la perte de pouvoir économique, législatif et moral des États, le relativisme postmoderniste et la perte d’idéaux communs, pourrait même nous avoir fait atteindre le point de bascule entraînant une « régression civilisationnelle » de la solidarité organique à la solidarité mécanique. C’est d’ailleurs ce que soutient la sociologue Nathalie Heinich dans son récent essai Le wokisme serait-il un totalitarisme?2.

« En promouvant une idéologie identitaire focalisée sur la victimisation des ‘’minorités’’, écrit Heinich, le wokisme incite à s’affilier mentalement à des communautés fondées sur des similitudes (de sexe, de race, de religions, d’origine géographique, etc.) qui [¨…] reposent toujours sur les liens avec les proches, le semblable, le pareil à soi. C’est l’inverse de la communauté des citoyens, qui étend la solidarité organique en privilégiant l’identité plus abstraite et générale de citoyen voire de citoyen du monde. »

« La nation est un agrégat de tribus », soulignait Durkheim. Si l’identité nationale et les valeurs universelles ne font plus partie de notre vision des rapports sociaux et qu’elles ont fait place à la « solidarité des similitudes », les analyses et concepts de Durkheim nous alertent sur le fait que le wokisme pourrait être un indice d’une régression de l’identité nationale à l’identité tribale.

Un état que Durkheim qualifierait sans hésiter de « pathologique ».

Notes

1 – Daniel Baril, anthropologue et journaliste, auteur de Tout ce que la science sait de la religion (PUL 2018) et Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (MultiMondes 2006).

2 – Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme?, Albin Michel, Paris, 2023, p. 20-21.

« Les Désillusions de la démocratie » de Dominique Schnapper, lu par Catherine Kintzler

Analyser les « démons internes » de la démocratie : tel est le propos du livre de Dominique Schnapper Les Désillusions de la démocratie (Gallimard, 2024). Le titre fait évidemment allusion à celui de Raymond Aron Les Désillusions du progrès, allusion que confirment certains des thèmes abordés et l’idée dialectique qui rend compte de leur inévitable et contraire liaison – notamment égalité/inégalités, universalité/différenciation. Mais le livre va au-delà par ses objets très actuels (notamment les « critiques radicales » de la démocratie) et aussi parce qu’il porte à son maximum la thèse d’une « démocratie extrême », véritable retournement de la démocratie contre elle-même et en son propre nom. Ainsi la désillusion désigne à la fois les mouvements de forçage de la démocratie qui la délitent au prétexte de son inachèvement, et le regard analytique capable d’en exposer l’émergence comme celle d’éléments toxiques qu’elle secrète elle-même, les « démons internes » qui procèdent de son illimitation.

Un inachèvement principiel

Dans son principe, la démocratie contient le germe de sa propre déception, son inachèvement est inscrit dans sa visée du fait même qu’elle est une visée, une idée régulatrice. Cet inachèvement se déduit de l’illimitation qui caractérise le désir de liberté et d’égalité. L’idée démocratique inscrit donc au régime de sa propre négativité des tensions inévitables qui la nourrissent, la font travailler, mais qui, faute d’être pensées, la minent – il en va ainsi, notamment, de la tension entre l’idéal de citoyenneté et la perpétuation des identités, entre nation civique et nation historique. La faute de la pensée, et de l’action politique, consiste ici à durcir les termes de la tension qu’il s’agit au contraire de dépasser en les dialectisant.

Ainsi, le rapport à l’altérité ne peut être résolu ni par une position strictement différentialiste qui exalte le droit à la différence et renonce à la constitution d’un peuple politique, ni par une position strictement assimilationniste qui, au prétexte de construire une unité politique, prétend inclure l’autre en détruisant sa culture. Le véritable universalisme n’est ni une collection de particularismes ni une unification uniformisante, mais un horizon, une référence qui sait promouvoir la loi commune afin de préserver les droits des individus et faire place aux singularités. En soulignant que la conscience des inégalités et leur dénonciation suppose l’existence d’une norme commune à tous – ce qui oppose fortement les démocraties modernes aux démocraties antiques – Dominique Schnapper rejoint Francis Wolff pour qui l’universel est la condition des différences.

Cet inachèvement principiel dû à l’écart entre l’idée régulatrice et les sociétés concrètes qui s’en réclament se détaille en manquements et insuffisances, d’autant plus remarquables et remarqués qu’ils apparaissent et sont perçus comme insupportables alors que les acquis démocratiques progressent. On assiste alors à un instructif et minutieux tour d’horizon des déficiences, en forme de constat – des USA où persistent et insistent les groupes ethniques, à la France où l’effritement du salariat et la chute de la croissance signent le retour des inégalités.

Le constat s’achève par une analyse des aspects institutionnels, avec l’ébranlement de la république représentative fragilisée par la remise en cause de la délégation, la perte de confiance dans les institutions, la remise en cause des résultats électoraux et la crise de l’autorité. Sont cités en exemple les USA de 2020 et en France le second mandat d’Emmanuel Macron – il aurait peut-être été pertinent de rappeler le calamiteux référendum de 2005 où la défiance envers les résultats électoraux a véritablement été organisée par ceux mêmes qui auraient dû les respecter…

Les critiques radicales

Un tournant dans l’analyse apparaît avec la partie la plus actuelle du livre, consacrée aux remises en cause qui ne se contentent pas de pointer des défaillances, des manquements ou même des trahisons, mais qui au nom même de la démocratie récusent son existence et son principe. Il ne s’agit plus alors de failles, de déficits qui émaillent un parcours non discuté, mais bien de retournements par lesquels des démons internes viennent pervertir le moment démocratique.

L’auteur s’engage alors dans un examen des critiques radicales que l’on rencontre aujourd’hui – relativisme culturel, intersectionnalité, théorie critique de la race, décolonialisme -, et en élabore la critique appuyée sur des éléments précis. En réalité, ces concepts et ces études (effets du genre, domination européenne, études postcoloniales) prolongent bien des travaux menés depuis longtemps par la sociologie universaliste. Leur nouveauté n’est pas dans les questions qu’ils soulèvent mais dans l’orientation univoque du contenu des travaux, consistant à réinterpréter l’histoire mondiale à la lumière de la seule variable qui importe à leurs yeux : l’opposition dominants/dominés.

Le relativisme culturel, sous sa forme absolue, fait de la démocratie et de l’universalisme des particularismes européens. En refusant la primauté de la raison, il s’écarte lui-même de tout socle épistémologique partageable et s’inscrit dans une démarche militante. L’intersectionnalité, en plaçant son propre projet d’unification sous le régime de la seule opposition dominants/dominés, se retourne en morcellements identitaires concurrents. Considérer toute distinction comme une discrimination revient paradoxalement à exalter les affiliations et les assignations : on invoque les valeurs républicaines et on développe des concepts identitaires en réduisant tout discours critique à l’identité de celui qui l’énonce. Un effort de connaissance est disqualifié par la race de ceux qui s’y consacrent : on ne peut imaginer plus parfait exercice de la « racisation ». Le projet de « décoloniser le savoir », en réduisant le propos à l’identité de celui qui l’élabore, en le rangeant nécessairement sous bannière militante, se révèle comme une entreprise elle-même militante.

« Rejeter radicalement l’acquis d’une histoire intellectuelle au nom des caractéristiques de ceux qui l’ont construite par leur travail, juger les personnes et les événements du passé en fonction des valeurs du présent sont des procédés qui risquent de renvoyer à une forme de barbarie, les régimes totalitaires du XXe siècle l’ont démontré. La volonté d’effacer les traces du passé et d’exclure les héritages intellectuels plutôt que de les critiquer et de les réfléchir a toujours fait partie de l’arsenal idéologique du totalitarisme. Trop d’ambition démocratique peut devenir contraire à l’universalisme de la raison et à l’esprit de la démocratie. » (pp. 232-233)

À l’issue de cet examen critique fortement argumenté, la question se pose de savoir si une entreprise qui appelle à l’humiliation et à la pénitence d’un « privilège blanc » ne serait pas une forme de religion séculière (selon la thèse de John Mc Whorter). C’est probablement le cas aux USA, à ceci près qu’aucun projet salvateur n’est proposé. Dominique Schnapper préfère s’en tenir à une analyse plus immanente et rattacher ce radicalisme à l’essence de la dérive extrême de la démocratie, cette « démocratie non réglée » qui dégénère en revendication de toute-puissance et appelle à la destruction des singularités – ce que, note l’auteur, Montesquieu et Tocqueville avaient vu, mais, ajouterons-nous, ce que Platon avait décrit au Livre VIII de La République. Or la référence à l’universel comme horizon non seulement propose le seul socle épistémologique partageable, mais encore son histoire concrète atteste ses « effets bien réels » – on pensera notamment aux droits, particulièrement ceux des femmes, et à la réduction des inégalités.

La dynamique démocratique présente constitutivement le risque de dénaturer et même de retourner son propre projet d’émancipation, mais son principe lui enjoint de regarder les yeux grands ouverts ses démons internes et de les combattre : la démocratie est un régime essentiellement critique, un régime qui suppose l’élaboration continuelle de son propre savoir.

« Ce qui distingue la démocratie, ce n’est pas qu’elle échappe à ce qui nous apparaît, à nous démocrates, comme des dévoiements, souvent graves, c’est qu’elle est le seul régime qui, étant donné son principe, en reconnaît l’existence. » (p. 266)

Dominique Schnapper, Les Désillusions de la démocratie, Paris, Gallimard, 2024, 288 p., Bibliographie des (nombreux) ouvrages cités.

Art, transgression, permissivité : sur un livre de N. Heinich

Commentaire du livre « Le Triple jeu de l’art contemporain »

Nathalie Heinich, lauréate du prix Pétrarque de l’essai 2017, a été récemment la cible d’une méprisable polémique de la part d’« intellectuels » lanceurs d’anathèmes fondés sur des ragots1. Indignée par tant de bassesse et de malhonnêteté, je remets en ligne un article (publié sur l’ancien site en 2006) consacré au livre Le Triple jeu de l’art contemporain.
Il s’agit d’un très bel ouvrage de sociologie de l’art qui engage une réflexion sur les rapports entre transgression, norme et liberté. C’est aussi un livre de philosophie morale et politique qui révèle la face inquiétante de la permissivité.

L’art contemporain, si on le considère du point de vue des comportements, se laisse décrire en termes de transgression, et cela sous trois angles : production transgressive des artistes, réactions du public, intégration par les experts – critiques et institutions. Le rapport entre artistes et prescripteurs y est décisif : il s’agit, non plus de dire « c’est de l’art », mais de le faire dire. Triple jeu dans lequel la transgression s’emballe de telle sorte que les frontières de l’art reculent de plus en plus et que l’on se demande finalement ce qui pourrait ne pas être de l’art.

Une telle description est possible ; elle est pertinente, susceptible non seulement de vérification mais aussi de variation et de falsification. Elle permet de comprendre un pan non négligeable de ce que nous appelons « art » par la construction et l’opposition de trois paradigmes – art classique, art moderne, art contemporain.

Mais cet éclairage sur l’art comme phénomène social laisse dans son sillage une traînée lumineuse – et peut-être sulfureuse – hors-sociologie : car ce livre est aussi une réflexion philosophique, non pas de philosophie de l’art, mais plutôt de philosophie morale. Il révèle en effet un syndrome contemporain dont la manifestation esthétique est l’un des symptômes : la remise en cause de toute norme, dès qu’elle devient prescription, s’érige elle-même en norme et témoigne de la quête désespérée de la loi.

 

Sociologie et philosophie : trois mauvais procès

Il convient d’abord d’éviter trois mauvais procès trop faciles à faire à cet ouvrage.

Sciences humaines et esthétique

Il ne s’agit pas d’une analyse de l’art contemporain à prétention esthétique, mais d’une analyse sociologique dont l’hypothèse est minimaliste. On touche ici au sérieux des sciences humaines : il faut appréhender ce qui, dans les comportements humains, relève d’une formalisation ou au moins d’une régularité, ce qui fait loi ou structure, ce qui n’est pas de l’ordre de la liberté.

Pourquoi parler de minimalisme ? Il s’agit de donner toute sa puissance à l’analyse sociologique, mais rien qu’à elle. Nathalie Heinich part d’un principe simple : elle analyse des postures (faits sociaux) accessibles par une description rigoureuse et susceptibles de variation expérimentale (on en donnera plus loin un exemple). Ainsi, là où une analyse à prétention substantialiste échoue à saisir des constantes, on conclurait mal en croyant qu’il y a désordre et qu’il faut alors s’en remettre au relativisme.

La double illusion de l’essentialisme et du relativisme repose sur un même faux positionnement : croire que l’art est fondamentalement lié à la question du jugement de goût, et faire de cette liaison un usage dogmatique, réificateur. Au fond, et ironiquement, la démarche est plus kantienne qu’il n’y paraît. C’est précisément en disposant les éléments d’une dialectique à la manière de la Critique de la raison pure (à ceci près qu’il s’agit d’une dialectique expérimentale et non pas transcendantale) que l’on peut prendre en défaut la vulgate philosophique inspirée de la Critique de la faculté de juger.

L’antithétique contemporaine est une antithétique du jugement sur la question « c’est de l’art ».

  • – Thèse : l’art est déterminable par une constante de type ontologique (l’art est nécessaire).
  • – Antithèse : il n’y a d’art que relativement à une extériorité sociale, historique, etc. (l’art est contingent).

Or les deux propositions sont fausses parce qu’elles sont secrètement articulées à une même croyance dans le jugement de goût, tantôt érigé en absolu (substantialisme), tantôt récusé comme impossible (relativisme). Alors apparaît la symétrie entre croyance naïve et croyance déçue : on constate une fois de plus que le scepticisme est un dogmatisme qui s’ignore. Le jugement sur le caractère artistique d’un objet ou d’un phénomène n’est pas fondé sur une constante ontologique ; il n’est pas non plus dispersé dans une contingence radicale, pourvu qu’on l’accroche, non plus à un jugement de goût exalté ou délaissé, mais à la question « que fait l’art ? ». C’est donc une pragmatique des jugements qui résout expérimentalement l’antinomie en la déplaçant sur une question de description sociologique.

« […] il n’existe pas de substantialité des goûts, ni quant à leur objet (l’art), ni quant à leurs sujets (les gens) : il n’existe que des postures, admiratives ou réactives, positives ou négatives, intégratrices ou oppositionnelles, à l’égard d’objets fluctuants, dans des contextes variables, de la part de sujets aux statuts divers. Mais ces postures sont, elles, suffisamment constantes, et portées par des valeurs suffisamment investies, pour donner prise à l’analyse sociologique : à condition du moins que celle-ci se détache d’un projet d’« explication » par des causes plus générales (milieu social ou propriétés esthétiques) au profit d’un projet d’« explicitation » des procédures d’investissement, d’argumentation et d’activation des valeurs. » (p. 61)

On comprend, au passage, la fascination et le malaise des philosophes à la lecture de ce livre, qui singe la philosophie, qui la révèle, qui la trahit en retenant sa démarche et en dénonçant ses objets…

Le concept d’art contemporain : un paradigme

Un second mauvais procès consiste à réduire le terme « contemporain » à une signification chronologique. Le terme « contemporain » ne désigne pas en effet une donnée brute relevant d’une périodisation purement empirique, d’un « déjà-là », mais au contraire, il se construit – c’est un concept qui définit une attitude, une position, un « paradigme ».

Il faut donc, non pas s’en tenir aux dates, mais lier et opposer le paradigme contemporain aux deux autres :

  • – le paradigme de l’art classique repose sur la figuration et se donne pour tâche de « rendre le réel » ;
  • – le paradigme de l’art moderne, toujours attaché au respect des matériaux traditionnels, repose plutôt sur l’intériorité de l’artiste ;
  • – le paradigme de l’art contemporain repose sur la transgression systématique des critères artistiques couramment admis.

En quoi cela le distingue-t-il du second paradigme qui lui aussi avait mis en place une série de transgressions ? L’auteur donne cette réponse dans un texte bref Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris : L’Echoppe, 1999) :

La distinction avec l’art moderne est, en revanche, radicale, lorsque la transgression concerne non seulement les cadres esthétiques (« cadre » pouvant à l’occasion être pris au sens le plus littéral, comme avec Stella), mais aussi les cadres disciplinaires (avec les mélanges d’expressions plastiques, littéraires, théâtrales, musicales, cinématographiques), voire les cadres moraux et même juridiques.

La transgression est essentielle au paradigme contemporain, elle en est constitutive parce qu’elle y est systématique.

Le découpage en paradigmes, même s’il coïncide grosso modo avec des cadres chronologiques, est donc génétique ou catégoriel. Ce découpage permet aussi de revenir sur le premier mauvais procès : car ce qui s’affronte dans les antinomies, ce ne sont pas des goûts, mais bien des paradigmes. On peut donc conclure à une pluralité des façons de voir l’art ; on peut aussi rester fidèle à ses goûts à travers des attitudes différentes. Enfin, on peut et même on doit supposer que la question de la valeur esthétique reste indépendante des paradigmes eux-mêmes, lesquels sont des modalités accessibles à l’analyse des comportements. La confusion entre l’analyse esthétique et l’analyse sociologique est alors fermement dénoncée :

« […] faute de reconnaître l’existence de ces genres, on tend à confondre les critères génériques (qui déterminent l’appartenance à l’art moderne ou à l’art contemporain) et les critères évaluatifs (qui déterminent, à l’intérieur de chaque genre, la plus ou moins grande qualité des propositions artistiques). Ainsi, on tire argument du caractère transgressif d’une œuvre (critère générique) pour la considérer comme intéressante (chez les défenseurs de l’art contemporain) ou inintéressante (chez ses détracteurs) : ce qui évite aux uns comme aux autres d’expliciter les critères proprement esthétiques qui leur permettent de défendre ou de rejeter. » 

L’art contemporain n’est pas un « non-art »

Un troisième mauvais procès consisterait à dire : « faire de la transgression un critère de l’art contemporain, est-ce bien nouveau ? ». Ce serait confondre la démarche de l’auteur. avec une tendance critique de déploration, de méfiance ou d’hostilité envers l’art contemporain. Il est vrai que tout un courant critique, de J. Baudrillard à J.-P. Domecq, a parfaitement décelé l’importance de la transgression comme posture. Mais c’est encore une fois mal conclure, du fait qu’il s’agit d’une posture, au vide de son contenu et à son absence d’objet. C’est, observe l’auteur, remonter trop vite de l’effet – la déconstruction – à une cause imaginaire – une intention de destruction. Or les artistes ne se donnent nullement pour objet de faire du non-art en transgressant les frontières de l’art existantes, bien au contraire :

« Mais il ne s’agit pas pour les artistes de faire du « non-art », comme le croient souvent ceux qui, jugeant de l’extérieur, remontent trop vite de l’effet – la déconstruction – à la cause – une intention de destruction : il s’agit de faire de l’art avec ce qui n’est pas habituellement considéré comme tel. […] L’art contemporain n’obéit pas à une démarche iconoclaste qui viserait à détruire l’art (même si, aux yeux de certains, il y aboutit) : il obéit au contraire à une démarche « iconolâtre » (si l’on peut dire à propos d’œuvres qui font si souvent l’économie de l’image), adoratrice de l’art, consistant à tout lui accorder, à exiger son extension à la totalité du monde. Si les frontières de l’art bougent sous les coups que leur portent les artistes, c’est bien dans le sens d’un spectaculaire agrandissement de son territoire, toujours plus étendu, colonisant toujours plus loin de nouvelles zones de l’expérience – tel, augurent certains, l’Empire romain à son apogée, avant la chute. » (p. 171-172)

Ainsi reste ouverte, demeurant en deçà du champ sur lequel l’auteur travaille, la question de l’art au sens esthétique. Les paradigmes articulent bien des positions ; mais seule l’épreuve du temps peut donner à une œuvre un type de reconnaissance qui excède la seule reconnaissance sociale.

 

Le « triple jeu » et ses conséquences morales

Je propose à présent de suivre quelques-unes des analyses de Nathalie Heinich, choisies en fonction de leur prolongement philosophique, tout en conservant l’ordre de l’exposition suivi par le livre.

Du prologue, consacré aux questions de méthode, on a déjà beaucoup parlé, puisque la démarche y est en effet située dans une topique du partage entre sciences humaines et philosophie. L’auteur y expose aussi les exemples scientifiques dont elle s’inspire. Au-delà de Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art), c’est à la sociologie des religions qu’il convient de remonter – déjà mobilisée dans un ouvrage antérieur La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration 1991. L’étude de « ce que fait l’art » peut en effet épouser les trois fonctions de ce que font les religions : innovation (analogie entre artistes et prophètes) ; médiation (analogie entre critiques et prêtres) ; adhésion/rejet (analogie entre public et fidèles/mécréants). Trois fonctions qui engagent le triple jeu – de la transgression par les artistes, des réactions du public, de l’intégration par les experts – mais à la différence des religions c’est la nature même de l’innovation qui emballe la machine dans une « partie de main chaude ». À faire de la transgression une prescription, on congédie le sens même de la transgression, tenue, pour rester fidèle à son propre impératif, à une perpétuelle surenchère…

C’est l’occasion d’une mise au point liée à la pertinence et à la valeur de l’analyse sociologique. En s’attaquant de manière minimaliste aux strictes modalités et aux stricts effets de la transgression, une telle analyse dénonce un certain nombre d’illusions liées à une interprétation trop forte de l’acte transgresseur. On en citera deux.

L’illusion de la liberté de l’artiste. Rien n’est plus contraint que l’attitude de l’artiste dans ce mouvement de pseudo-libération. Chercher à modifier les règles du jeu artistique, c’est certes le maîtriser, mais c’est aussi se conformer à un modèle. Alors que l’artiste classique pouvait copier une manière ou des objets, l’artiste contemporain copie une posture : l’impératif de singularité et d’originalité inaugure un nouvel académisme.

L’illusion de l’incohérence du public. Il est tentant mais vain de dire que les gens aiment n’importe quoi ou qu’ils sont prêts à brûler ce qu’ils ont adoré : l’infidélité à des objets peut fort bien s’expliquer par la fidélité à une attitude et la logique de l’avant-gardisme (faut-il dire du snobisme ?) enjoint une forme d’infidélité au nom d’une fidélité à soi-même.

 

Les formes de la transgression et leur falsification

Suit une revue raisonnée et illustrée des formes prises par la transgression, revue classée selon le type de frontière franchie. Parcourons-en quelques-unes.

Frontières de l’art. L’art contemporain s’évertue à brouiller systématiquement la démarcation entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre l’art et la vie, de sorte que « tout est art » (ex. de Rauschenberg et du « lit » 1955, fondation du groupe des « nouveaux réalistes » par Restany, appropriation du réel par le pop art, usage tautologique de la reproduction) ou que « tout le monde est artiste » (diverses formes d’implication du public). On procède aussi à des opérations d’élimination des contenus (le minimalisme, peinture monochrome, J.P. Raynaud) et des contenants (jeu sur les « marqueurs » de l’art : cadre, socle). Puis viennent les transgressions « au second degré », les transgressions de transgressions (Bazile ouvrant une « boîte de merde d’artiste » de Manzoni en 1989 ; hyperréalisme et « nouvelle figuration », Bad painting).

Frontières du musée : faire du « hors-musée » ou transformer le musée en espace ordinaire (land art, œuvres inaccessibles visibles d’avion, dispositifs interactionnels, mail art, diverses formes de « dématérialisation » : destruction de l’objet, identification de l’œuvre à la démarche de l’artiste, installations en cours).

Frontières de la morale et du droit : c’est le cas de certaines formes de body art où l’on risque sa vie, exemple de Michel Journiac qui fabrique du boudin avec son propre sang, ou encore les expositions d’objets volés, etc.

Frontières de l’authenticité et de l’originalité : invention d’une authenticité sans objet (être l’auteur d’un non-objet – ex de la « carte d’authenticité » de Manzoni), invention d’objets sans auteur – ex readymade produit par un autre que celui qui le signe), jeux sur la sincérité (déclarations d’inauthenticité, dépersonnalisation, copy art…).

C’est ici que Nathalie Heinich procède à une variation qui mérite qu’on s’y arrête pour des raisons épistémologiques. Une opinion répandue veut en effet que les sciences humaines soient impuissantes, pour des raisons de structure, à se donner des procédures de falsification de leurs hypothèses : on prétend en effet qu’elles ne sauraient mettre en place des prédictions. On fera d’abord remarquer que la prédiction en matière de sciences de la nature ne suppose nullement une temporalité séquentielle  – celle-ci n’étant bien souvent relative qu’au temps de la prise de connaissance2. La notion de prédiction peut donc s’entendre en termes synchroniques (on peut même prédire le passé comme c’est le cas en astrophysique), on peut citer aussi l’exemple trop négligé aujourd’hui de l’anthropologie structurale3.

Mais suivons l’auteur dans une démarche de prédiction synchronique où elle teste son hypothèse en construisant la possibilité d’une contre épreuve qui pourrait l’invalider et dont on peut contrôler l’existence sur le terrain observable.

On se souvient que la loi fondamentale qui règle les variétés de transgression est dans la fonction de reconnaissance: la transgression n’a de sens que si elle permet à l’artiste de rester dans le jeu, y compris et surtout en en brisant les règles – s’il peut faire dire aux prescripteurs pertinents « ceci est de l’art ». L’impératif d’originalité est donc un noyau dur de l’hypothèse. Si cet impératif peut trouver son application dans la maxime de la transgression, la maxime ne peut cependant pas être appliquée de telle sorte qu’elle ruine la loi qui installe son fonctionnement. On pourra donc, si l’hypothèse est valide, supposer que la transgression ne sera poussée que jusqu’au moment où elle pourrait s’abolir en indifférenciation et en indifférence sociale. Un scénario de test expérimental peut alors être imaginé : certaines configurations sont a priori exclues du fait qu’elles conduiraient à la ruine de l’objectif de reconnaissance sociale ; il suffit de les construire et de regarder si elles sont avérées.

Or, dans cette partie effrénée de main-chaude et de surenchère à la poursuite de l’originalité, il arrive nécessairement un moment où l’impératif d’originalité aboutit à faire de la non-originalité quelque chose d’original. Après avoir épuisé le cercle des transgressions possibles, les artistes sont inévitablement amenés à redécouvrir les vertus de la copie pure et simple, prise cette fois au second et au troisième degrés. Il finissent par inventer une manière originale de ne pas être original – on peut citer le cas du copy art de Tinguely. Mais un cas limite apparaît : le comble de la copie, de la non-originalité redécouverte, serait en effet de s’en prendre à la fois à la personnalisation de l’œuvre et à sa nouveauté. Ce serait de produire quelque chose d’impersonnel (comme l’a parfois fait Warhol), et aussi quelque chose qui a déjà été fait (comme le fait Aubertin en décidant de devenir peintre monochrome après Yves Klein). Peut-on trouver des réalisations qui satisfont ces deux conditions ? Si oui, alors l’hypothèse est falsifiée. Il se trouve que ces deux conditions ne sont jamais réunies – si on produit quelque chose d’impersonnel, il faut que ce soit nouveau c’est-à-dire remarquable; si on produit quelque chose de déjà vu, il faut que ce soit sous une signature originale c’est-à-dire digne d’être remarquée. La réunion des deux conditions « pousserait à son extrême limite la transgression de l’impératif d’originalité, mais aurait l’inconvénient de condamner l’intéressé à une totale obscurité » (p. 139), c’est pourquoi elle ne se produit jamais parce qu’elle contredirait la fonction de la transgression.

Cette revue abondamment illustrée conduit à une conclusion que l’on peut énoncer sous une forme restreinte : les frontières de l’art reculent sans cesse de façon structurelle. Mais elle peut s’énoncer aussi sous forme plus générale : l’art contemporain, de ce point de vue, est plus proche d’une iconolâtrie que d’un iconoclasme – l’adoration de l’art fait qu’il peut s’étendre partout et à tout ; il ne forme plus monde, mais s’étend à tout l’univers. J’y ajouterai une formulation philosophique en forme de problème. On peut se demander si cette abolition de la distinction entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre le réel ordinaire et un réel second, n’aboutit pas à un univers sans issue – qu’il s’agisse d’une logique de cauchemar ou d’une logique de rêve – duquel tout point de fuite est exclu. Ce jeu transgressif serait à lui-même sa propre dupe en produisant comme sa limite une absence de jeu : à force de vouloir se libérer, l’impératif de libération devient lui-même un étouffoir.

À ces formes de transgression s’articulent des formes de réaction du public, qui vont de l’indifférence à l’interrogation et au rejet – lequel peut être profane ou savant. Cette seconde partie est peut-être la moins excitante de l’ouvrage, du fait qu’elle répète parfois la première, notamment dans l’analyse des formes de vandalisme. On y rencontre sous d’autres formes le problème posé par la fusion entre l’art et le monde de la vie ordinaire – fusion prise à la lettre par les « récepteurs » et parfois plus ironiquement qu’on ne pourrait le supposer au premier abord. Ainsi cet exemple, rapporté et analysé par Thierry De Duve, d’un peintre en bâtiment canadien parodiant une œuvre de Barnett Newman intitulée Voice of Fire sous le titre Voice of Taxpayer ; ou celui d’une éponge ménagère oubliée dans une salle du Carré d’art à Nîmes et déclenchant la perplexité des conservateurs ; ou encore celui d’une installation vidéo jetée à la décharge par un jardinier lors d’une exposition à Bienne en 1980.

 

Un art assujetti à son propre impératif de transgression

Quant à la troisième partie, consacrée aux mécanismes d’intégration – qui une fois engagés emballent le moteur d’une transgression toujours plus poussée -, j’en retiendrai avant tout une idée décapante, qui va contre une doxa tenace.

Dans la course à la reconnaissance, les prescripteurs occupent évidemment une fonction clé. Or il se trouve que parmi ces prescripteurs – en position de dire « c’est de l’art » et d’être entendus – les plus efficaces, les plus pertinents, les plus puissants ne sont pas tant les critiques (tout de même assez bien placés) et les galeries d’art que les institutions publiques. On est renvoyé à la forme la plus exécrée de l’autorité, en l’occurrence l’autorité de la cité – osons les « gros mots » : l’autorité politique… C’est par le musée et la subvention publique que passe l’adoubement. La logique d’avant-garde, loin de se définir comme on serait tenté de le croire par une rébellion contre l’autorité et la commande publiques, en recherche au contraire la faveur (p. 274).

Cela rompt bien sûr, comme le souligne l’auteur, avec le schéma romantique de l’artiste en marge des salons officiels, mais je me permets de suggérer que la rupture est encore plus spectaculaire et intéressante avec le schéma classique. Si Richelieu avait bien pensé à reconnaître l’activité artistique, il ne poussait pas l’absolutisme jusqu’à considérer qu’il était en son pouvoir, par cette reconnaissance même, de faire exister l’art. Et la pratique de la commande publique par Louis XIV, si elle a entraîné des effets discriminants bien connus, n’a jamais prétendu s’exercer au-delà de cette frontière ontologique : le souverain, s’il avait le pouvoir de faire connaître l’existence de l’art et plus particulièrement celle de tel art plutôt que celle de tel autre ; celle de tel artiste plutôt que celle de tel autre, n’avait pas en revanche celui de faire exister l’art en lui-même, considéré alors comme toujours préexistant à l’autorité qui le couronne, du moins ontologiquement. La pensée de l’art à l’âge classique est nette sur ce point, et l’Art poétique de Boileau propose (dans ses derniers vers) un concept de la censure qui n’a de sens que négativement et a posteriori, en cela complètement symétrique du concept de génie (abordé par les premiers vers du poème). Or la censure / reconnaissance telle qu’elle est pratiquée par les institutions publiques contemporaines semble bien être l’inverse de celle dont parle Boileau : au lieu de s’exercer sur les défauts et a posteriori, elle se fonde sur des exigences positives et a priori parmi lesquelles figure en place décisive l’obligation de transgression.

On pourra ici reprendre l’exemple d’une œuvre figurative refusée par une commission chargée d’attribuer la manne de l’argent public, non pas au motif qu’elle est figurative, mais parce que l’artiste la présente « au premier degré » sans intention ironique de dérision et de transgression de formes préexistantes.

« C’est ainsi qu’un projet à base de portraits figuratifs, accueilli tout d’abord favorablement [par une commission d’experts], a été rejeté violemment par la commission dès lors que la confrontation du rapporteur avec la personne de l’artiste a fait apparaître l’absence de référence à l’art contemporain et d’intention parodique, disqualifiant l’ensemble du projet artistique comme inauthentique, voire frauduleux : l’artiste n’était authentique qu’au premier degré, croyant naïvement à l’intérêt de peindre des visages sur une toile, sans distance, sans malice ; mais il était inauthentique au second degré, faute de références explicites à la tradition parodique de l’art contemporain ; ainsi cette distance ironique, voire cynique, avec sa propre pratique, qui serait un défaut rédhibitoire en régime de singularité de premier degré (paradigme moderne), devient une indispensable qualité dans ce régime de singularité au second degré qu’est le paradigme contemporain. » [p. 299]

 

Conclusion : une inquiétante permissivité

Je prendrai appui sur cette remarque, qui oppose positivité et négativité, pour conclure sur ce qui me semble être le prolongement philosophique le plus intéressant de cet ouvrage, qui en fait aussi un livre de philosophie morale et politique. On y retrouve de manière nouvelle et inattendue une thèse classique notamment méditée par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, mais plus récemment élucidée par la réflexion fondée sur la théorie freudienne : l’énonciation de la norme en termes positifs de prescription ou d’autorisation ou encore de permission est profondément contraire à la liberté ; il est plus libérateur d’interdire que d’autoriser. Sans interdit et sans rapport conflictuel et négatif à la loi, la liberté se retourne en fardeau.

Or on voit ici comment cette thèse se noue étroitement à la question de l’art, en tant que celui-ci pose le problème de l’existence d’un monde fictif, et comment par conséquent esthétique et morale s’entrecroisent. De même que l’abolition de toute limite entre monde ordinaire et monde fictif tend à l’extension infinie d’une hyperréalité qui rend tout point de fuite impossible et toute position critique inaccessible ou vaine, de même la transgression, dès qu’elle est traduite en prescription, efface la loi et tue l’effet de liberté qu’elle était censée produire. Nathalie Heinich propose en ce sens quelques pages très fortes sur ce qu’elle appelle « le paradoxe de la permissivité » (p. 338 et suiv.). Elle rejoint par là quelques réflexions actuelles – je pense surtout aux psychanalystes4 – sur un inquiétant phénomène contemporain d’aplanissement des différents mondes sans lesquels il n’y a pas de vie humaine, mondes fondés nécessairement sur des fonctions séparatrices. Ces mondes, qui rendent la vie respirable en même temps que pathétique, s’estompent sous les coups de boutoir de la permissivité et fusionnent en un univers indéfini, un bric-à-brac lisse où l’omniprésence du sexe abolit la sexualité, où l’omniprésence de l’humanitaire abolit l’humanité, où il est mal vu d’avoir une autre passion que celle des droits de l’homme et celle de la féroce charité (c’est-à-dire où l’on ne peut s’enthousiasmer que pour la réalité telle qu’elle est), où la génuflexion obligée envers le prochain récuse la reconnaissance critique du semblable, où la communauté abolit la cité, où la condition humaine se résorbe en machine neuronale, où la transparence des cœurs verrouille tout recul en le rendant suspect5. Le règne sans partage du permis, du positif, de la transparence, de l’univocité, rend les gens fous car il ne leur laisse d’autre choix que celui, impossible, de se libérer de leur propre liberté.

 

Notes

1 – Voir le détail et la réponse de Nathalie Heinich à ses détracteurs pétitionnaires : http://revuelimite.fr/tribune-nathalie-heinich-contre-la-meute.
Article de Libération sur le sujet http://www.liberation.fr/debats/2017/07/09/sociologie-et-homophobie-un-prix-et-une-discorde_1582689  

2 – Le Verrier prédit la présence de Neptune pour l’observateur, mais Neptune existait néanmoins avant cette prédiction . Ce serait une erreur, dit Pascal (préface au Traité du vide) « de croire que la vérité a commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue ».

3 –  Voir l’ouvrage de Françoise Héritier Les Deux sœurs et leur mère, Paris : O. Jacob, 1994 qui offre un choix exemplaire de procédures rigoureuses de falsification autour d’une hypothèse, et dont on s’étonne qu’il n’ait pas davantage retenu l’attention des historiens des sciences.

4 – Voir notamment Elisabeth Roudinesco Pourquoi la psychanalyse ? Paris : Fayard, 1999.

5 – Je m’appuie ici sur la lecture comparée des grands critiques du théâtre, notamment Nicole (Traité de la comédie), Bossuet (Maximes et réflexions sur la comédie) et bien sûr J.-J. Rousseau (Lettre à d’Alembert sur les spectacles). Voir l’article Bossuet, Nicole et Rousseau

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2006 et 2017.