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La métamorphose de l’art. Sur un essai de Michel Guérin (par Pascal Krajewski)

Pascal Krajewski1 a lu Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes (Actes Sud, 2018) de Michel Guérin et livre à Mezetulle son analyse, ou plutôt sa traversée d’un ouvrage considérable qui, en retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles, s’interroge sur ses métamorphoses et sur ce qu’elles révèlent.

Imaginez une fresque immense, retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles. Écoutez la voix patinée du guide, aussi érudit qu’humaniste, aussi profond que pointu, vous faire entrer dans son intelligence, vous en faire pénétrer le sens. Non comme l’historien de l’art iconologue, détaillant chaque recoin de l’image, exhumant ses incongruités – mais comme l’herméneute, élisant quelque détail esthétique pour faire valoir l’époque, ie la forme singulière du temps. L’esprit guidant l’œil dans ce qu’il a à voir. Sauf qu’ici, il n’y a pas d’images, mais la seule puissance analysante des mots. Voilà le voyage auquel vous convie Michel Guérin dans son dernier essai Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes2.

L’auteur brosse la geste philosophique de l’Art tel qu’il se métabolise depuis sa naissance, soit de la Renaissance à l’aube de notre second millénaire. Comme l’art est pétri des tensions et des élans du temps, c’est aussi une exhumation des sensibilités historiques de l’homme qui est à lire. Car les métamorphoses de l’art ne peuvent s’appréhender sans prise en compte de l’arrière-fond mondain, celui de la globalisation marchandisée, du renforcement de l’État et du progrès techno-scientifique, dont l’effet est la lente édification d’une mentalité athée, nihiliste, ayant perdu ses valeurs à force de désenchanter son monde.

Le problème posé par l’ouvrage est le suivant : comment le classique est devenu (ou passé) romantique, comment celui-ci devint moderne, et comment ce dernier vira post-moderne.

1 – L’ambition de l’ouvrage

Continuer de penser l’art comme transcendance

L’essai est ambitieux : quatre cents pages d’esthétique attendent le hardi lecteur, regroupées en chapitres qui chaque fois isolent une figure, un concept, une caractéristique de l’art et du temps, afin d’en suivre les évolutions, lentes modifications de sens ou brusques voltes sémantiques. L’« art », la « création », le « génie », la « beauté », bien que présents dans les discours sur l’art depuis des siècles, ne veulent pas dire à chaque époque la même chose. Parfois, leurs sens se nuancent, parfois ils se démonétisent au profit de termes cousins, plus adaptés à la sensibilité de l’époque qui s’ouvre. C’est d’ailleurs là un trait fondamental de l’idée d’« époque » : elle délimite des blocs socio-temporels dans lesquels les mots et les catégories se solidarisent selon des nuances et des tonalités particulières.

Livrons un premier aperçu de l’ouvrage, en observant les voisinages intellectuels et artistiques de l’auteur. Si la connaissance et l’érudition de Guérin semblent sans bornes, ses affinités électives seront d’autant plus révélatrices. Pour pointer l’ambition de l’essai, disons qu’il en appelle aux grands discours esthétiques de Kant, de Hegel et de Malraux ; quant au fond, son propos n’en finit pas de se frotter aux discours sur l’art d’un Baudelaire, d’un Benjamin, d’un Valéry et d’un Jameson ; pour les artistes qui sont convoqués, Delacroix, Manet et Duchamp sont presque suffisants seuls pour comprendre et dire l’art de leur époque ; quant aux écrivains tout aussi présents, Stendhal, Goethe et Baudelaire font oublier les autres. Voilà les noms des quelques grands héros (et hérauts) formant la flotte que Guérin a réunie pour parcourir ce temps long de l’histoire de l’art et en dresser une carte esthétique qui permettrait d’y naviguer éclairés. L’érudition savante compte d’ailleurs moins que la longue maturation, et le philosophe sait accoucher ses interlocuteurs en allant chercher dans leurs textes moins ce qu’ils disent que ce qu’ils indiquent de l’esprit de leur temps.

Comment rendre compte du passage de l’art, depuis la Renaissance jusqu’à notre actuelle post-modernité, en passant par le romantisme, la modernité de Baudelaire et le modernisme des avant-gardes ? Voilà reprécisée la question à laquelle ce livre s’affronte – en revenant plus particulièrement sur le moment où la bascule s’enclenche, faisant brutalement dévier la trajectoire de l’art : savoir la modernité baudelairienne, aussi symptomatique que paradoxale, puisque le poète l’a pointée et l’a conceptualisée comme nul autre, au moment même où il ratait l’Art moderne de Manet, père du modernisme subséquent.

Le Temps de l’art est un essai d’esthétique au sens noble (continental) et plein (par-delà les coups de sonde partiels et fragmentaires de la sociologie, sémiologie ou autre psychanalyse de l’art). Il est peut-être, pour cela, à contre-courant, tout désireux qu’il est de maintenir un cap des plus ambitieux pour l’Art et son discours. Loin des théories petit bras de la philosophie analytique ou de l’esthétique sociologique, qui disent peu pour venir en soutien d’un art dispensable (ceci expliquant sans doute cela), l’auteur, qui ne sacrifierait pas deux heures de travail à de la pensée molle, continue de penser l’art comme marqueur transcendantal, comme vecteur vers un absolu, comme médiateur d’une mystérieuse fibre de l’homme intranquille (« l’art est un médiateur de l’indicible », affirmait Goethe). Il n’est pas d’art digne de ce nom qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, tourné vers un au-delà inaccessible (« l’essence de l’art est d’exister comme un rapport au divin ») – et il n’est pas de théorie esthétique valable qui ne cherche à saisir cette relation, de plus en plus ténue, s’étiolant, mais seule digne d’être attisée. Dès lors, l’enjeu pour l’art comme pour ce type de discours est vital : un tel art est-il toujours possible et visible à notre époque et dans notre futur ? Ou encore, pour le dire dans les mots de Guérin : « un art athée est-il possible ? ».

Un recueil d’articles composant le logodrame de l’art

L’essai est en cinq actes. Le premier consiste en l’exposition du projet (et ses axiomes philosophiques), le second introduit les quatre figures esthétiques principales (création, beauté, représentation ou sensibilité, nature) que les trois actes suivants vont suivre dans leur transfiguration épochale (la modernité baudelairienne, le modernisme, la post-modernité). Le fil de l’histoire est d’ailleurs moins suivi scrupuleusement que ramassé par périodes : la focale du philosophe, pour éclairer un nœud d’époque, doit chaque fois rappeler ses racines et parfois anticiper sur ses promesses.

Disons-le, l’entrée en matière (le premier tiers) est particulièrement roborative : l’auteur y va fort, soucieux de fonder philosophiquement l’ouvrage et d’exposer les conditions nécessaires à la valeur de son entreprise. Il est rare de voir autant de termes en allemand, latin ou grec même dans des textes philosophiques. La fin de l’ouvrage permet de mesurer la portée des idées et thèses avancées, en offrant autant de reprises, de mastication des concepts proposés, sous forme de petits tableaux d’époque qui transparaissent chaque fois dans une lumière particulière. Car si la première moitié du livre ne le laissait paraître, la seconde moitié nous le rappelle : l’ouvrage est un compendium d’articles écrits par Guérin ces quinze dernières années. Largement repris et ainsi mis en bouquets, ces textes offrent une architecture livresque sans faille – mais le discours ne peut aller sans quelques redites. Tout comme l’auteur, à la faveur de nombreuses années de recherche, a creusé, peaufiné, testé ses concepts et ses thèses sur ce motif de l’évolution de l’art – de même le lecteur se plaît à retrouver, sous d’autres formules, les idées dont il finit par s’imprégner sans effort.

Dans l’ordre de la méthode, notons encore : l’aide bienveillante accordée par l’auteur à ses lecteurs sous forme de petits condensés en tête de chaque chapitre ; le choix extrêmement limité des écrivains, artistes, penseurs qui comptent (les allusions à d’autres travaux de second ordre ne font que valoriser en creux les quelques-uns qui suffisent à penser leur temps) ; le recours aux seules littérature et peinture (on peut regretter d’ailleurs, dans cette quête des travestissements de l’idéal, l’absence d’une réflexion sur la musique) ; le retour presque obsessionnel à la modernité baudelairienne, qui fait chavirer un art encore pétri de beauté et d’idéal vers un art plein de spleen et conscient de sa propre perte.

2 – La teneur de l’ouvrage

Trois conditions d’époque pour quatre idées de l’art

Préférentiellement, l’auteur élit dans chaque chapitre une notion ou une idée résumant une facette de l’esprit du temps et en suit les lentes métamorphoses lors du trajet de l’art en quête de lui-même. Moins en identifiant les valeurs socio-culturelles qui se retrouveraient dans des œuvres artistiques (comme si l’art n’était qu’un simple symptôme), mais en pointant des nœuds anthropologiques également présents dans les deux trames, artistique et historique (comme si l’histoire de l’art révélait le flot du temps).

Le premier acte conceptualise trois idées-forces : l’époque, l’ambition, la post-modernité. La modernité fit en effet entrer l’art dans une approche critique, réflexive et conscientisée, au moment même où se forge l’idée corollaire « d’époque » (et l’expression nouvelle « l’art fait époque » signale comme une indissoluble greffe entre art et temps) : l’époque « isole des façons distinctes d’interpréter le temps […] des manières de le vivre, de le ressentir ». L’ambition est la grande passion littéraire du XIXe siècle, la figure de la dynamique de l’Occident et elle continue sous différents avatars d’expliquer le désir des artistes et la volonté d’art des œuvres. Enfin, la post-modernité accomplit la lente dissolution du sentiment de l’histoire et de la tradition pour laisser l’art dériver dans un présentisme creux et vide. Ces trois figures maîtresses forment le groupe axiomatique (axiomes dont l’évidence s’impose au penseur, plutôt que postulats arbitraires) chargé d’éclairer la période en cause, celle où l’art se découvre, pour aussi vite se perdre à force de se chercher et de se quereller avec lui-même : nominalement, il n’y a pas d’autre temps de l’art que celui dont il est question ici.

Le deuxième acte introduit les quatre piliers de ce qui définissait l’art à sa naissance, afin de suivre leur résistance et leur lente désagrégation face aux diverses attaques portées par l’histoire de l’art s’autonomisant. Premièrement, l’idée de création : avant tout démiurgie prise en charge par l’artiste de génie, elle glisse peu à peu vers une simple aptitude-à-nommer de l’artiste roublard (Duchamp est « l’anartiste » par excellence). Puis l’idée de beauté : transcendantalement naturelle chez Kant et idéalement artificielle chez Hegel, elle est devenue non grata de nos jours où le qualificatif « esthétique » est dégainé à la moindre occasion et pour le plus piètre des objets quotidiens. Troisièmement, la sensibilité nihiliste devant un monde en perte de sens, que l’on ne peut plus chercher à représenter comme la nature hier, mais qu’il faudra se contenter de dire en le bredouillant. Enfin, l’éclipse de la nature, accomplie par l’irruption des appareils (photographique au premier chef) qui la vident de sa profondeur, néantisent le lien analogique de l’artiste à un référent disponible et prônent une efficace sémiotique en lieu et place d’une déclosion sémantique.

L’histoire de l’art par l’évolution de ses concepts esthétiques

Les trois actes suivants viendront observer chaque période plus précisément, en isolant les sonorités qui s’y détachent particulièrement et en retraçant leur genèse. Par exemple : le nouveau, sacré par Baudelaire, mis en avant par les avant-gardes dans le mythe du novum, s’enlisant dans la mode et sombrant dans l’inédit que banalise la publicité ; l’absurde (devenu substantif sur le tard), porté sur les fonts baptismaux par Kierkegaard, réorienté par Nietzsche, revendiqué encore par Camus, mutant en angoisse moderne ; l’ironie protéiforme, hésitant entre l’aiguillon socratique, le décadentisme fin de siècle, la relance théorique de Duchamp et la parodie grinçante, pour aboutir au je-m’en-foutisme kitchissime d’un certain art contemporain ; le génie de l’artiste qui se dévalorise au profit de l’originalité du producteur (plus en phase avec les innovations techniques) ; le bizarre que Baudelaire vint planter dans le beau, devenant l’insolite, un rien arbitraire, pointant un défaut de sens (d’ailleurs, le grotesque n’aurait-il pas sa place dans cette généalogie ?).

Et nous n’aurons pas encore fait le tour. Un sort particulier est en effet réservé aux avant-gardes modernistes et à leurs manifestes (avatars des vieux arts poétiques ?), à la post-modernité techno-globalisée qui organise un présentisme d’une double vacuité (vaine et vide) dont la transparence est le fait et le signe, à la lente érosion de l’aura benjaminienne (de conserve avec l’avènement des masses et des puissances de reproduction industrielles), à l’acte de réduction duchampien qui revendique que « l’art est ce qui reste, non seulement quand on a oublié les dieux et leurs temples, mais quand on oublie l’art lui-même ».

Bien sûr, le discours esthétique est partie prenante de cette histoire de (la fin de) l’art. Délaissant le sentiment du beau de l’art classique, les discours esthétiques de Kant et de Hegel vont promouvoir un discours réflexif sur le jugement de goût et ouvrir la voie à un art moderne autocritique pour s’effondrer dans la consommation ludique pop’ de l’art post-moderne. De sorte que la dissolution de l’art est comme précipitée (au double sens, chimique et sportif) par l’enflement de son discours. L’art autonome se perd aussi de ce qu’il préfère s’étayer de théorie, plutôt que rivaliser avec la nature. Guérin n’y insiste pas (son propos n’est pas là, dommage) mais le laisse entendre à divers endroits.

3 – D’un Nihilisme l’autre

De l’analyse du réel à la pensée du temps

Il n’est que de relire Nihilisme et modernité : Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, paru en 2003 chez Jacqueline Chambon, pour mesurer ce qui sépare les deux écrits théoriques. Car sur le papier – en témoignent les sous-titres, introductions et quatrièmes de couverture – le propos et le projet des deux ouvrages semblent identiques : analyser les transfigurations de l’art au moment de la modernité.

L’exercice comparatif est même l’occasion assez rare de suivre la formation d’une pensée en train de se chercher en se creusant. Les quinze ans qui séparent Nihilisme… du Temps de l’art sont presque le temps d’une génération, peut-être celui d’une époque. De fait, quelle différence entre les deux textes ? Notons :

– L’élargissement du périmètre observé : Le Temps de l’art va de la Renaissance à la post-modernité (en quinze ans, l’auteur semble avoir eu le temps de mûrir Jameson et les technologies numériques ) ; Nihilisme… commençait au duo Diderot-Kant pour finir sur Cézanne.

– Et paradoxalement, le resserrement de la matière travaillée : exeunt les études poussées de Diderot, Bergson, Zola, Cézanne (même!) – Le Temps de l’art se limite drastiquement à quelques phares qui seuls suffiront à saisir l’esprit du temps (de l’art).

– Le changement de biais ou d’axe de travail : le temps remplace la nature. Le fil théorique de l’auteur de Nihilisme… (le sommaire l’atteste) se dévidait en suivant les mutations de la nature, muant au fil des siècles en « monde » puis en « univers » pour échouer comme « réel » ; c’est aujourd’hui un fil temporel que suit l’auteur du Temps de l’art.

– Le souci philosophique : Nihilisme… proposait d’analyser des idées fixes faisant nœud pour chaque époque (le motif, l’énoncé, le monde, etc) – approche synchronique et paradigmatique ; quand Le Temps de l’art cherche avant tout à suivre des évolutions conceptuelles et lexicales d’idées premières prises dans le déroulé du temps et le flux des époques – approche diachronique ou syntagmatique.

– L’assujettissement de la pensée de l’art à la pensée du temps : la notion « d’époque » (qui concluait Nihilisme… quand elle ouvre Le Temps de l’art) sert à présent de ciment pour élever le discours esthétique à des hauteurs de vue et vers des enjeux anthropologiques cruciaux. Nihilisme… rappelle à l’occasion que l’art dit (est symptôme de) l’époque – l’artiste occupant une « situation », l’art étant historiquement situé – Le Temps de l’art fonde sa thèse et sa lecture sur cette évidence.

– La détermination fine de concepts : la plume est aujourd’hui philosophique d’abord, plutôt qu’encrée dans une manière de narration théorisante des évolutions de l’art.

Un nihilisme serein

En bref et à le dire vite, Nihilisme… pourrait apparaître comme l’exposition d’une intuition littérairement fondée, une sorte de programme que Le Temps de l’art réalise philosophiquement en en dégageant rigoureusement toute la richesse et les nuances conceptuelles. Encore est-ce là aller bien trop vite en besogne tant les deux livres, on l’a vu, n’ont pas le même objectif. Mais il est vrai que l’approche conceptuelle et presque didactique du Temps de l’art (par le fait de la reprise des thèmes dans des articles différents) lui apporte une limpidité et une clarté supérieures.

Si le ton du Temps de l’art est mélancolique, le philosophe n’est jamais atrabilaire. Gardien des valeurs et du sens, il tient à maintenir les enjeux et la noblesse de l’art (et du discours esthétique) – c’est là un magistère auquel l’auteur nous a habitués de longue date. Mais il n’est pas sourd ni indifférent aux plus récentes innovations post-modernes. S’il y a urgence à repenser l’art comme transcendance, c’est aussi parce que l’époque post-moderne (et ses sirènes-cyborgs communicationnelles) lui paraît la plus grave crise qu’aient connue la création, l’art et l’idée de vérité. En période de débâcle, il n’est pas permis de déserter le front (encore moins, cela va sans dire, de passer à l’ennemi en aiguisant ses armes), il est au contraire urgent d’analyser les forces en présence, leur agencement, leur dynamique pour rêver d’une stratégie gagnante même si elle est coûteuse. Comment imaginer un art qui vaille encore la peine d’être fait ? Comment conserver l’âme de l’art malgré lui ? La parole est maintenant aux artistes.

 

1– PK est docteur en sciences de l’art, chercheur associé à l’Université de Lisbonne (FBAUL-CIEBA).

2– Michel Guérin, Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes (Actes Sud, 2018).

« Les sensibilités religieuses blessées » de J. Favret-Saada

En juin 2016, avec l’article « Les habits neufs du délit de blasphème », Jeanne Favret-Saada a bien voulu confier à Mezetulle quelques « bonnes feuilles » de son livre à paraître chez Fayard. Celui-ci vient d’être publié sous le titre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988. Il est disponible en librairie à partir du 11 septembre.

On lit sur la Quatrième de couverture :

Depuis la parution des Versets sataniques de Salman Rushdie en 1988, nous nous sommes habitués aux accusations islamiques de blasphème contre des productions artistiques, ainsi qu’aux redoutables mobilisations qui les accompagnent. Or elles ont été préparées, dans l’Europe et les États-Unis des années 1960 à 1988, par celles des dévots du christianisme (dont parfois leurs Églises) contre des films dont ils voulaient empêcher la sortie. Ils en ont successivement visé quatre, qui font aujourd’hui partie du répertoire international : Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966) ; Je vous salue Marie (Jean-Luc Godard, 1985) ; Monty Python : La vie de Brian (1979) et La dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988).

En se fondant notamment sur des archives inédites, Jeanne Favret-Saada propose une suite de récits qui relatent les ennuis de chacun d’entre eux, et la modification progressive de l’accusation de « blasphème » en une « atteinte aux sensibilités religieuses blessées ». Ce sont autant de moments vrais, qui retracent à eux tous un moment unique de l’histoire de la liberté d’expression.

Lire l’article Les habits neufs du délit de blasphème

 

Traduire et interpréter

Sur le livre de Violaine Anger « Sonate, que me veux-tu ? »

En lisant le livre de Violaine Anger Sonate, que me veux-tu ?1, Thierry Laisney2 réfléchit sur une période charnière : au milieu du XVIIIe siècle, l’écoute d’une musique purement instrumentale ne va pas de soi et amorce un profond changement dans les conceptions esthétiques. Une revue critique d’ouvrages qui non seulement jalonnent cette période mais aussi en reprennent les enjeux jusqu’à nos jours soutient son analyse.

Une petite phrase (interrogative), une apostrophe plutôt, attribuée à Fontenelle et qu’on ne trouve nulle part dans son œuvre, continue de faire couler beaucoup d’encre : « Sonate, que me veux-tu ? ». Écrite (?) au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, elle exprime la perplexité qu’ont dû partager nombre d’auditeurs de cette époque à l’écoute d’une musique purement instrumentale – dépourvue de texte et d’argument.

Imitation

Cette phrase procède de la théorie de l’imitation, qui a gouverné l’esthétique depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Une théorie exposée, en particulier, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe de Charles Batteux (1746). Ce « même principe », c’est donc l’imitation, et la musique ne doit pas moins s’y conformer que les autres arts : « Il n’y a pas un son de l’art qui n’ait son modèle dans la nature. » L’extrait suivant, sous forme de question oratoire, pourrait résumer l’esprit de l’ouvrage de Batteux :

« Que dirait-on d’un peintre qui se contenterait de jeter sur la toile des traits hardis, et des masses des couleurs les plus vives, sans aucune ressemblance avec quelque objet connu ? »

Quelques années plus tard (« De la liberté de la musique », 1759), la position de D’Alembert est tout aussi nette :

« Toute cette musique purement instrumentale, sans dessein et sans objet, ne parle ni à l’esprit ni à l’âme, et mérite qu’on lui demande avec M. de Fontenelle, Sonate que me veux-tu ? Les auteurs qui composent de la musique instrumentale, ne feront qu’un vain bruit, tant qu’ils n’auront pas dans la tête (à l’exemple, dit-on, du célèbre Tartini) une action ou une expression à peindre. […] La musique est une langue sans voyelles ; c’est à l’action à les y mettre ».  

Dans cette conception, où la musique s’est vu proposer tour à tour les modèles du peintre et de l’orateur, le plaisir de l’auditeur est censé naître de l’adéquation qu’il constate entre un sujet et la manière de l’évoquer. Comme l’observe Violaine Anger, l’imitation est à envisager de façon très large : ce peut être l’imitation de sons – naturels ou non –, de la signification des mots, de l’organisation même d’un discours. Le philosophe américain Peter Kivy (disparu en mai dernier) a défini les deux types de représentation que la musique, en général, peut endosser : une représentation picturale (où un son en rappelle un autre, le chant des oiseaux par exemple) et une représentation structurelle (où une idée extra-musicale se traduit musicalement, par exemple l’Ascension du Christ figurée par un motif ascendant). Au prix d’un petit anachronisme, Violaine Anger déclare à propos de la théorie de l’imitation : « L’art que nous disons abstrait n’a pas de place dans ce système ; le dodécaphonisme non plus. »

Autonomie

Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, des auteurs ont récusé la conception imitative en matière musicale. Violaine Anger fait une grande place à un livre peu connu, L’expression musicale mise au rang des chimères (1779), dont l’auteur, Boyé, a conscience d’opérer dans son domaine une véritable révolution copernicienne. La musique, dont l’objet est de nous plaire physiquement, ne peut selon lui rien imiter, si ce n’est le chant du coucou : « si l’on détache le poème d’un opéra, chaque phrase de mélodie deviendra pour lors un hiéroglyphe inexplicable ». Six ans plus tard, dans De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, Chabanon défendra des idées très proches de celles de Boyé. Il nous dit, par exemple, qu’un sens n’est pas juge de ce qu’un autre éprouve : « Aussi, n’est-ce pas à l’oreille proprement que l’on peint en musique ce qui frappe les yeux : c’est à l’esprit, qui, placé entre ces deux sens, combine et compare leurs sensations. » Mettons qu’un compositeur veuille dépeindre le lever du jour ; il représentera par l’opposition des sons (clairs et perçants/sourds et voilés) le contraste de la lumière et des ténèbres. Ce faisant, il n’aura peint, selon Chabanon, ni le jour ni la nuit, mais seulement un contraste, n’importe quel contraste : l’idée de contraste.

Ainsi la théorie de l’imitation va-t-elle peu à peu être abandonnée. La musique signifiera désormais sans aucun recours aux mots, et cette nouvelle manière de penser la signification exercera son influence sur la peinture comme sur la littérature : « De ce basculement considérable du rapport à la signification, la réflexion sur la musique est le fer de lance. » Violaine Anger formule à de nombreuses reprises cette idée passionnante, qui aurait mérité sans doute d’être davantage explicitée.

Le rejet de la conception imitative, qui est le fait de ceux que l’auteur appelle les « positivistes », n’est pas la seule réponse que peut appeler la phrase de Fontenelle. Violaine Anger distingue d’autres voix : celle de Rousseau, notamment, qui déplore le manque de vocalité de la musique instrumentale. On pourrait lui objecter que la faculté de représenter la voix humaine était précisément l’un des caractères – le caractère essentiel – permettant à la musique de satisfaire à l’exigence d’imitation et d’entrer ainsi dans le système général des beaux-arts. La position de Rousseau ne se démarque donc pas de la tradition ; ce qui est nouveau, c’est l’essor de la musique instrumentale, lequel rend évidemment plus difficile le rattachement de la musique au principe de l’imitation conçu de cette manière. Une autre voix encore, qu’on peut identifier à Herder et au panthéisme allemand, demande à la musique quelque chose comme une jubilation mystique. Pour Rousseau, la source du son musical est l’émotion du compositeur face au monde ; pour Herder, cette source est le monde lui-même : le son est manifestation, la musique est participation à l’univers. D’une façon générale, on peut dire que l’expression, au sens le plus large, supplante peu à peu l’imitation après avoir coexisté quelque temps avec elle. Violaine Anger s’arrête aussi sur un auteur qu’on ne rattache pas forcément aux questions d’esthétique musicale : selon Adam Smith, le plaisir de l’auditeur consiste dans la contemplation d’un système autonome. Elle souligne que la fortune de cette notion sera grande, en particulier en linguistique.

Au XIXe siècle, le formaliste le plus célèbre est l’Allemand Hanslick (Du beau dans la musique, 1854). On peut voir en lui l’héritier de Boyé et de Chabanon (remarquons qu’en France, en 1865, a paru un ouvrage presque oublié aujourd’hui, Philosophie de la musique, de Charles Beauquier, qui constitue également un beau manifeste « autonomiste »). Hanslick n’est d’ailleurs pas le plus radical des formalistes de son temps – ce superlatif conviendrait mieux au philosophe autrichien Robert von Zimmermann (1824-1898) – puisqu’il admet que la musique fait naître des émotions chez l’auditeur ; seulement, ces émotions n’ont pour lui rien de proprement musical : une symphonie peut procurer de la joie au même titre qu’un billet de loterie gagnant.

En tout cas, l’abandon de la théorie de l’imitation a mené à la reconnaissance, inconcevable au début du XVIIIe siècle (une contradiction dans les termes, selon Violaine Anger), d’idées spécifiquement musicales. Des idées que Proust suggérera avec bonheur :

« Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence vraie mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. »

Programme

Le XIXe siècle ne s’est pas borné à être l’ère de la musique instrumentale « pure » : il a consacré aussi le genre de la « musique à programme ». Cette musique, ses détracteurs l’ont souvent caricaturée, comme si elle était uniquement descriptive. Ce n’était pas, pourtant, la conception de Liszt, l’un de ses principaux représentants. Pour Liszt, si rien ne s’oppose à ce qu’un musicien exprime l’idée fondamentale de son œuvre, le programme n’est que l’esquisse psychique de celle-ci. Cette vision modérée n’empêcha pas les réticences d’un compositeur comme Schumann ; quant à Hanslick, on s’en doute, il était un adversaire résolu de ce genre musical.

Mais ne faudrait-il pas mettre en cause la distinction habituelle entre musique pure et musique à programme ? C’est ce qu’a fait, mieux que tout autre, Jacques Barzun (1907-2012). Il a observé, d’une part, que dans les œuvres relevant de la musique dite « à programme », la forme proprement musicale n’est pas plus délaissée que dans les autres (ce que Liszt avait d’ailleurs souligné). Il a fait remarquer ensuite qu’il n’y a pas de musique qui ne suive un programme : rien dans la nature du son n’exige, par exemple, qu’une symphonie soit constituée de quatre parties, et l’alternance de mouvements lents et vifs qui caractérise la suite « répond au désir humain de variété, qui n’est pas un désir spécifiquement musical ». Ce sont des préférences de l’esprit humain (équilibre, cohérence, unité, diversité, suspense, etc.) qui président aux structures musicales, et la « dénonciation » d’une musique à programme n’est pas sans trahir un certain puritanisme – c’est le cas de le dire.

Interprétation

Le rejet de la théorie de l’imitation et l’affirmation d’idées proprement musicales vont, comme l’observe Violaine Anger, produire un profond changement en rendant caduque l’idée d’une traduction entre les arts, qui « était considérée comme possible lorsque le passage par un équivalent discursif était envisageable ». La musique, ne pouvant plus se traduire, va devoir s’interpréter. D’Alembert offre un bon exemple de l’esthétique ancienne lorsque, évoquant les épisodes instrumentaux qui émaillent un opéra, il affirme :

« Il serait donc à souhaiter […] qu’une symphonie qui aurait à peindre quelque grand objet, par exemple, le mélange et la séparation des éléments, fût expliquée et développée au spectateur par une décoration convenable, dont le jeu et les mouvements répondissent aux mouvements analogues de la symphonie ; en un mot que les yeux toujours d’accord avec les oreilles, servissent continuellement d’interprètes à la musique instrumentale ».

Il s’agissait alors d’interprétariat ; l’esthétique nouvelle va promouvoir la notion d’interprétation. Car celle-ci, comme y insiste Violaine Anger, ne peut naître que si dans la musique on trouve une pensée qu’il faut décrypter, si le texte musical « devient la trace d’une parole vivante qu’il faut retrouver pour en comprendre le sens ». L’interprète remplace ainsi l’exécutant. Mais l’acception musicale du mot « interprète » ne se rencontre pas dans les dictionnaires avant le XXe siècle. Et les plus notables « formalistes » du siècle dernier, Boris de Schlœzer et Stravinski par exemple, préféreront encore parler d’exécutant. Le formalisme, en effet, s’accommode mal de la notion d’interprétation si celle-ci doit renvoyer à une conception religieuse de l’art dans laquelle l’interprète fait figure de grand prêtre – et de créateur à égalité avec le compositeur. En résumé, l’idéal de jadis voulait que le compositeur traduisît d’une langue dans une autre ; l’idéal moderne veut que l’interprète fasse apparaître le sens d’une œuvre. Mais tout le monde n’est pas d’accord sur le degré d’immanence que ce sens présente. La défiance formaliste mène parfois à des excès ; en réalité, tout exécutant – ou interprète, comme on voudra – est, dans une certaine mesure au moins, condamné à être libre. Tout ne peut pas être écrit sur la partition : il y aura toujours une latitude pour celui qui joue. Boris de Schœzer lui-même le laisse entendre lorsqu’il dit de la claveciniste Wanda Landowska qu’elle allie le respect scrupuleux du texte à une pénétration géniale de « tout ce qui dans une œuvre demeure toujours en marge des signes musicaux ». La rencontre de ces deux éléments pourrait constituer une bonne définition de l’interprétation.

Aujourd’hui encore, les « absolutistes » s’opposent aux « référentialistes », pour employer les termes de Leonard B. Meyer. Prenons seulement un exemple dans chaque camp : Santiago Espinosa, dans L’inexpressif musical (2013), veut à toute force que la musique ne renvoie jamais qu’à elle-même ; Philippe Nemo, dans Le chemin de musique (2010), verse dans un logocentrisme qui le conduit à tenter de traduire la musique en mots, comme si elle avait une signification littérale. Certains regrettent qu’elle ne puisse pas parler, d’autres rêvent de la ramener à une immatérialité introuvable : sans doute la musique naviguera-t-elle longtemps entre ces deux nostalgies.

Notes

1- Violaine Anger Sonate, que me veux-tu ? Pour penser une histoire du signe, Lyon, ENS Éditions, 2016.

2- Premier Prix du Conservatoire de Paris, Thierry Laisney a écrit de nombreux articles sur la musique dans La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau dont il fut le secrétaire de rédaction.

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2017.

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Art, transgression, permissivité : sur un livre de N. Heinich

Commentaire du livre « Le Triple jeu de l’art contemporain »

Nathalie Heinich, lauréate du prix Pétrarque de l’essai 2017, a été récemment la cible d’une méprisable polémique de la part d’« intellectuels » lanceurs d’anathèmes fondés sur des ragots1. Indignée par tant de bassesse et de malhonnêteté, je remets en ligne un article (publié sur l’ancien site en 2006) consacré au livre Le Triple jeu de l’art contemporain.
Il s’agit d’un très bel ouvrage de sociologie de l’art qui engage une réflexion sur les rapports entre transgression, norme et liberté. C’est aussi un livre de philosophie morale et politique qui révèle la face inquiétante de la permissivité.

L’art contemporain, si on le considère du point de vue des comportements, se laisse décrire en termes de transgression, et cela sous trois angles : production transgressive des artistes, réactions du public, intégration par les experts – critiques et institutions. Le rapport entre artistes et prescripteurs y est décisif : il s’agit, non plus de dire « c’est de l’art », mais de le faire dire. Triple jeu dans lequel la transgression s’emballe de telle sorte que les frontières de l’art reculent de plus en plus et que l’on se demande finalement ce qui pourrait ne pas être de l’art.

Une telle description est possible ; elle est pertinente, susceptible non seulement de vérification mais aussi de variation et de falsification. Elle permet de comprendre un pan non négligeable de ce que nous appelons « art » par la construction et l’opposition de trois paradigmes – art classique, art moderne, art contemporain.

Mais cet éclairage sur l’art comme phénomène social laisse dans son sillage une traînée lumineuse – et peut-être sulfureuse – hors-sociologie : car ce livre est aussi une réflexion philosophique, non pas de philosophie de l’art, mais plutôt de philosophie morale. Il révèle en effet un syndrome contemporain dont la manifestation esthétique est l’un des symptômes : la remise en cause de toute norme, dès qu’elle devient prescription, s’érige elle-même en norme et témoigne de la quête désespérée de la loi.

 

Sociologie et philosophie : trois mauvais procès

Il convient d’abord d’éviter trois mauvais procès trop faciles à faire à cet ouvrage.

Sciences humaines et esthétique

Il ne s’agit pas d’une analyse de l’art contemporain à prétention esthétique, mais d’une analyse sociologique dont l’hypothèse est minimaliste. On touche ici au sérieux des sciences humaines : il faut appréhender ce qui, dans les comportements humains, relève d’une formalisation ou au moins d’une régularité, ce qui fait loi ou structure, ce qui n’est pas de l’ordre de la liberté.

Pourquoi parler de minimalisme ? Il s’agit de donner toute sa puissance à l’analyse sociologique, mais rien qu’à elle. Nathalie Heinich part d’un principe simple : elle analyse des postures (faits sociaux) accessibles par une description rigoureuse et susceptibles de variation expérimentale (on en donnera plus loin un exemple). Ainsi, là où une analyse à prétention substantialiste échoue à saisir des constantes, on conclurait mal en croyant qu’il y a désordre et qu’il faut alors s’en remettre au relativisme.

La double illusion de l’essentialisme et du relativisme repose sur un même faux positionnement : croire que l’art est fondamentalement lié à la question du jugement de goût, et faire de cette liaison un usage dogmatique, réificateur. Au fond, et ironiquement, la démarche est plus kantienne qu’il n’y paraît. C’est précisément en disposant les éléments d’une dialectique à la manière de la Critique de la raison pure (à ceci près qu’il s’agit d’une dialectique expérimentale et non pas transcendantale) que l’on peut prendre en défaut la vulgate philosophique inspirée de la Critique de la faculté de juger.

L’antithétique contemporaine est une antithétique du jugement sur la question « c’est de l’art ».

  • – Thèse : l’art est déterminable par une constante de type ontologique (l’art est nécessaire).
  • – Antithèse : il n’y a d’art que relativement à une extériorité sociale, historique, etc. (l’art est contingent).

Or les deux propositions sont fausses parce qu’elles sont secrètement articulées à une même croyance dans le jugement de goût, tantôt érigé en absolu (substantialisme), tantôt récusé comme impossible (relativisme). Alors apparaît la symétrie entre croyance naïve et croyance déçue : on constate une fois de plus que le scepticisme est un dogmatisme qui s’ignore. Le jugement sur le caractère artistique d’un objet ou d’un phénomène n’est pas fondé sur une constante ontologique ; il n’est pas non plus dispersé dans une contingence radicale, pourvu qu’on l’accroche, non plus à un jugement de goût exalté ou délaissé, mais à la question « que fait l’art ? ». C’est donc une pragmatique des jugements qui résout expérimentalement l’antinomie en la déplaçant sur une question de description sociologique.

« […] il n’existe pas de substantialité des goûts, ni quant à leur objet (l’art), ni quant à leurs sujets (les gens) : il n’existe que des postures, admiratives ou réactives, positives ou négatives, intégratrices ou oppositionnelles, à l’égard d’objets fluctuants, dans des contextes variables, de la part de sujets aux statuts divers. Mais ces postures sont, elles, suffisamment constantes, et portées par des valeurs suffisamment investies, pour donner prise à l’analyse sociologique : à condition du moins que celle-ci se détache d’un projet d’« explication » par des causes plus générales (milieu social ou propriétés esthétiques) au profit d’un projet d’« explicitation » des procédures d’investissement, d’argumentation et d’activation des valeurs. » (p. 61)

On comprend, au passage, la fascination et le malaise des philosophes à la lecture de ce livre, qui singe la philosophie, qui la révèle, qui la trahit en retenant sa démarche et en dénonçant ses objets…

Le concept d’art contemporain : un paradigme

Un second mauvais procès consiste à réduire le terme « contemporain » à une signification chronologique. Le terme « contemporain » ne désigne pas en effet une donnée brute relevant d’une périodisation purement empirique, d’un « déjà-là », mais au contraire, il se construit – c’est un concept qui définit une attitude, une position, un « paradigme ».

Il faut donc, non pas s’en tenir aux dates, mais lier et opposer le paradigme contemporain aux deux autres :

  • – le paradigme de l’art classique repose sur la figuration et se donne pour tâche de « rendre le réel » ;
  • – le paradigme de l’art moderne, toujours attaché au respect des matériaux traditionnels, repose plutôt sur l’intériorité de l’artiste ;
  • – le paradigme de l’art contemporain repose sur la transgression systématique des critères artistiques couramment admis.

En quoi cela le distingue-t-il du second paradigme qui lui aussi avait mis en place une série de transgressions ? L’auteur donne cette réponse dans un texte bref Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris : L’Echoppe, 1999) :

La distinction avec l’art moderne est, en revanche, radicale, lorsque la transgression concerne non seulement les cadres esthétiques (« cadre » pouvant à l’occasion être pris au sens le plus littéral, comme avec Stella), mais aussi les cadres disciplinaires (avec les mélanges d’expressions plastiques, littéraires, théâtrales, musicales, cinématographiques), voire les cadres moraux et même juridiques.

La transgression est essentielle au paradigme contemporain, elle en est constitutive parce qu’elle y est systématique.

Le découpage en paradigmes, même s’il coïncide grosso modo avec des cadres chronologiques, est donc génétique ou catégoriel. Ce découpage permet aussi de revenir sur le premier mauvais procès : car ce qui s’affronte dans les antinomies, ce ne sont pas des goûts, mais bien des paradigmes. On peut donc conclure à une pluralité des façons de voir l’art ; on peut aussi rester fidèle à ses goûts à travers des attitudes différentes. Enfin, on peut et même on doit supposer que la question de la valeur esthétique reste indépendante des paradigmes eux-mêmes, lesquels sont des modalités accessibles à l’analyse des comportements. La confusion entre l’analyse esthétique et l’analyse sociologique est alors fermement dénoncée :

« […] faute de reconnaître l’existence de ces genres, on tend à confondre les critères génériques (qui déterminent l’appartenance à l’art moderne ou à l’art contemporain) et les critères évaluatifs (qui déterminent, à l’intérieur de chaque genre, la plus ou moins grande qualité des propositions artistiques). Ainsi, on tire argument du caractère transgressif d’une œuvre (critère générique) pour la considérer comme intéressante (chez les défenseurs de l’art contemporain) ou inintéressante (chez ses détracteurs) : ce qui évite aux uns comme aux autres d’expliciter les critères proprement esthétiques qui leur permettent de défendre ou de rejeter. » 

L’art contemporain n’est pas un « non-art »

Un troisième mauvais procès consisterait à dire : « faire de la transgression un critère de l’art contemporain, est-ce bien nouveau ? ». Ce serait confondre la démarche de l’auteur. avec une tendance critique de déploration, de méfiance ou d’hostilité envers l’art contemporain. Il est vrai que tout un courant critique, de J. Baudrillard à J.-P. Domecq, a parfaitement décelé l’importance de la transgression comme posture. Mais c’est encore une fois mal conclure, du fait qu’il s’agit d’une posture, au vide de son contenu et à son absence d’objet. C’est, observe l’auteur, remonter trop vite de l’effet – la déconstruction – à une cause imaginaire – une intention de destruction. Or les artistes ne se donnent nullement pour objet de faire du non-art en transgressant les frontières de l’art existantes, bien au contraire :

« Mais il ne s’agit pas pour les artistes de faire du « non-art », comme le croient souvent ceux qui, jugeant de l’extérieur, remontent trop vite de l’effet – la déconstruction – à la cause – une intention de destruction : il s’agit de faire de l’art avec ce qui n’est pas habituellement considéré comme tel. […] L’art contemporain n’obéit pas à une démarche iconoclaste qui viserait à détruire l’art (même si, aux yeux de certains, il y aboutit) : il obéit au contraire à une démarche « iconolâtre » (si l’on peut dire à propos d’œuvres qui font si souvent l’économie de l’image), adoratrice de l’art, consistant à tout lui accorder, à exiger son extension à la totalité du monde. Si les frontières de l’art bougent sous les coups que leur portent les artistes, c’est bien dans le sens d’un spectaculaire agrandissement de son territoire, toujours plus étendu, colonisant toujours plus loin de nouvelles zones de l’expérience – tel, augurent certains, l’Empire romain à son apogée, avant la chute. » (p. 171-172)

Ainsi reste ouverte, demeurant en deçà du champ sur lequel l’auteur travaille, la question de l’art au sens esthétique. Les paradigmes articulent bien des positions ; mais seule l’épreuve du temps peut donner à une œuvre un type de reconnaissance qui excède la seule reconnaissance sociale.

 

Le « triple jeu » et ses conséquences morales

Je propose à présent de suivre quelques-unes des analyses de Nathalie Heinich, choisies en fonction de leur prolongement philosophique, tout en conservant l’ordre de l’exposition suivi par le livre.

Du prologue, consacré aux questions de méthode, on a déjà beaucoup parlé, puisque la démarche y est en effet située dans une topique du partage entre sciences humaines et philosophie. L’auteur y expose aussi les exemples scientifiques dont elle s’inspire. Au-delà de Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art), c’est à la sociologie des religions qu’il convient de remonter – déjà mobilisée dans un ouvrage antérieur La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration 1991. L’étude de « ce que fait l’art » peut en effet épouser les trois fonctions de ce que font les religions : innovation (analogie entre artistes et prophètes) ; médiation (analogie entre critiques et prêtres) ; adhésion/rejet (analogie entre public et fidèles/mécréants). Trois fonctions qui engagent le triple jeu – de la transgression par les artistes, des réactions du public, de l’intégration par les experts – mais à la différence des religions c’est la nature même de l’innovation qui emballe la machine dans une « partie de main chaude ». À faire de la transgression une prescription, on congédie le sens même de la transgression, tenue, pour rester fidèle à son propre impératif, à une perpétuelle surenchère…

C’est l’occasion d’une mise au point liée à la pertinence et à la valeur de l’analyse sociologique. En s’attaquant de manière minimaliste aux strictes modalités et aux stricts effets de la transgression, une telle analyse dénonce un certain nombre d’illusions liées à une interprétation trop forte de l’acte transgresseur. On en citera deux.

L’illusion de la liberté de l’artiste. Rien n’est plus contraint que l’attitude de l’artiste dans ce mouvement de pseudo-libération. Chercher à modifier les règles du jeu artistique, c’est certes le maîtriser, mais c’est aussi se conformer à un modèle. Alors que l’artiste classique pouvait copier une manière ou des objets, l’artiste contemporain copie une posture : l’impératif de singularité et d’originalité inaugure un nouvel académisme.

L’illusion de l’incohérence du public. Il est tentant mais vain de dire que les gens aiment n’importe quoi ou qu’ils sont prêts à brûler ce qu’ils ont adoré : l’infidélité à des objets peut fort bien s’expliquer par la fidélité à une attitude et la logique de l’avant-gardisme (faut-il dire du snobisme ?) enjoint une forme d’infidélité au nom d’une fidélité à soi-même.

 

Les formes de la transgression et leur falsification

Suit une revue raisonnée et illustrée des formes prises par la transgression, revue classée selon le type de frontière franchie. Parcourons-en quelques-unes.

Frontières de l’art. L’art contemporain s’évertue à brouiller systématiquement la démarcation entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre l’art et la vie, de sorte que « tout est art » (ex. de Rauschenberg et du « lit » 1955, fondation du groupe des « nouveaux réalistes » par Restany, appropriation du réel par le pop art, usage tautologique de la reproduction) ou que « tout le monde est artiste » (diverses formes d’implication du public). On procède aussi à des opérations d’élimination des contenus (le minimalisme, peinture monochrome, J.P. Raynaud) et des contenants (jeu sur les « marqueurs » de l’art : cadre, socle). Puis viennent les transgressions « au second degré », les transgressions de transgressions (Bazile ouvrant une « boîte de merde d’artiste » de Manzoni en 1989 ; hyperréalisme et « nouvelle figuration », Bad painting).

Frontières du musée : faire du « hors-musée » ou transformer le musée en espace ordinaire (land art, œuvres inaccessibles visibles d’avion, dispositifs interactionnels, mail art, diverses formes de « dématérialisation » : destruction de l’objet, identification de l’œuvre à la démarche de l’artiste, installations en cours).

Frontières de la morale et du droit : c’est le cas de certaines formes de body art où l’on risque sa vie, exemple de Michel Journiac qui fabrique du boudin avec son propre sang, ou encore les expositions d’objets volés, etc.

Frontières de l’authenticité et de l’originalité : invention d’une authenticité sans objet (être l’auteur d’un non-objet – ex de la « carte d’authenticité » de Manzoni), invention d’objets sans auteur – ex readymade produit par un autre que celui qui le signe), jeux sur la sincérité (déclarations d’inauthenticité, dépersonnalisation, copy art…).

C’est ici que Nathalie Heinich procède à une variation qui mérite qu’on s’y arrête pour des raisons épistémologiques. Une opinion répandue veut en effet que les sciences humaines soient impuissantes, pour des raisons de structure, à se donner des procédures de falsification de leurs hypothèses : on prétend en effet qu’elles ne sauraient mettre en place des prédictions. On fera d’abord remarquer que la prédiction en matière de sciences de la nature ne suppose nullement une temporalité séquentielle  – celle-ci n’étant bien souvent relative qu’au temps de la prise de connaissance2. La notion de prédiction peut donc s’entendre en termes synchroniques (on peut même prédire le passé comme c’est le cas en astrophysique), on peut citer aussi l’exemple trop négligé aujourd’hui de l’anthropologie structurale3.

Mais suivons l’auteur dans une démarche de prédiction synchronique où elle teste son hypothèse en construisant la possibilité d’une contre épreuve qui pourrait l’invalider et dont on peut contrôler l’existence sur le terrain observable.

On se souvient que la loi fondamentale qui règle les variétés de transgression est dans la fonction de reconnaissance: la transgression n’a de sens que si elle permet à l’artiste de rester dans le jeu, y compris et surtout en en brisant les règles – s’il peut faire dire aux prescripteurs pertinents « ceci est de l’art ». L’impératif d’originalité est donc un noyau dur de l’hypothèse. Si cet impératif peut trouver son application dans la maxime de la transgression, la maxime ne peut cependant pas être appliquée de telle sorte qu’elle ruine la loi qui installe son fonctionnement. On pourra donc, si l’hypothèse est valide, supposer que la transgression ne sera poussée que jusqu’au moment où elle pourrait s’abolir en indifférenciation et en indifférence sociale. Un scénario de test expérimental peut alors être imaginé : certaines configurations sont a priori exclues du fait qu’elles conduiraient à la ruine de l’objectif de reconnaissance sociale ; il suffit de les construire et de regarder si elles sont avérées.

Or, dans cette partie effrénée de main-chaude et de surenchère à la poursuite de l’originalité, il arrive nécessairement un moment où l’impératif d’originalité aboutit à faire de la non-originalité quelque chose d’original. Après avoir épuisé le cercle des transgressions possibles, les artistes sont inévitablement amenés à redécouvrir les vertus de la copie pure et simple, prise cette fois au second et au troisième degrés. Il finissent par inventer une manière originale de ne pas être original – on peut citer le cas du copy art de Tinguely. Mais un cas limite apparaît : le comble de la copie, de la non-originalité redécouverte, serait en effet de s’en prendre à la fois à la personnalisation de l’œuvre et à sa nouveauté. Ce serait de produire quelque chose d’impersonnel (comme l’a parfois fait Warhol), et aussi quelque chose qui a déjà été fait (comme le fait Aubertin en décidant de devenir peintre monochrome après Yves Klein). Peut-on trouver des réalisations qui satisfont ces deux conditions ? Si oui, alors l’hypothèse est falsifiée. Il se trouve que ces deux conditions ne sont jamais réunies – si on produit quelque chose d’impersonnel, il faut que ce soit nouveau c’est-à-dire remarquable; si on produit quelque chose de déjà vu, il faut que ce soit sous une signature originale c’est-à-dire digne d’être remarquée. La réunion des deux conditions « pousserait à son extrême limite la transgression de l’impératif d’originalité, mais aurait l’inconvénient de condamner l’intéressé à une totale obscurité » (p. 139), c’est pourquoi elle ne se produit jamais parce qu’elle contredirait la fonction de la transgression.

Cette revue abondamment illustrée conduit à une conclusion que l’on peut énoncer sous une forme restreinte : les frontières de l’art reculent sans cesse de façon structurelle. Mais elle peut s’énoncer aussi sous forme plus générale : l’art contemporain, de ce point de vue, est plus proche d’une iconolâtrie que d’un iconoclasme – l’adoration de l’art fait qu’il peut s’étendre partout et à tout ; il ne forme plus monde, mais s’étend à tout l’univers. J’y ajouterai une formulation philosophique en forme de problème. On peut se demander si cette abolition de la distinction entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre le réel ordinaire et un réel second, n’aboutit pas à un univers sans issue – qu’il s’agisse d’une logique de cauchemar ou d’une logique de rêve – duquel tout point de fuite est exclu. Ce jeu transgressif serait à lui-même sa propre dupe en produisant comme sa limite une absence de jeu : à force de vouloir se libérer, l’impératif de libération devient lui-même un étouffoir.

À ces formes de transgression s’articulent des formes de réaction du public, qui vont de l’indifférence à l’interrogation et au rejet – lequel peut être profane ou savant. Cette seconde partie est peut-être la moins excitante de l’ouvrage, du fait qu’elle répète parfois la première, notamment dans l’analyse des formes de vandalisme. On y rencontre sous d’autres formes le problème posé par la fusion entre l’art et le monde de la vie ordinaire – fusion prise à la lettre par les « récepteurs » et parfois plus ironiquement qu’on ne pourrait le supposer au premier abord. Ainsi cet exemple, rapporté et analysé par Thierry De Duve, d’un peintre en bâtiment canadien parodiant une œuvre de Barnett Newman intitulée Voice of Fire sous le titre Voice of Taxpayer ; ou celui d’une éponge ménagère oubliée dans une salle du Carré d’art à Nîmes et déclenchant la perplexité des conservateurs ; ou encore celui d’une installation vidéo jetée à la décharge par un jardinier lors d’une exposition à Bienne en 1980.

 

Un art assujetti à son propre impératif de transgression

Quant à la troisième partie, consacrée aux mécanismes d’intégration – qui une fois engagés emballent le moteur d’une transgression toujours plus poussée -, j’en retiendrai avant tout une idée décapante, qui va contre une doxa tenace.

Dans la course à la reconnaissance, les prescripteurs occupent évidemment une fonction clé. Or il se trouve que parmi ces prescripteurs – en position de dire « c’est de l’art » et d’être entendus – les plus efficaces, les plus pertinents, les plus puissants ne sont pas tant les critiques (tout de même assez bien placés) et les galeries d’art que les institutions publiques. On est renvoyé à la forme la plus exécrée de l’autorité, en l’occurrence l’autorité de la cité – osons les « gros mots » : l’autorité politique… C’est par le musée et la subvention publique que passe l’adoubement. La logique d’avant-garde, loin de se définir comme on serait tenté de le croire par une rébellion contre l’autorité et la commande publiques, en recherche au contraire la faveur (p. 274).

Cela rompt bien sûr, comme le souligne l’auteur, avec le schéma romantique de l’artiste en marge des salons officiels, mais je me permets de suggérer que la rupture est encore plus spectaculaire et intéressante avec le schéma classique. Si Richelieu avait bien pensé à reconnaître l’activité artistique, il ne poussait pas l’absolutisme jusqu’à considérer qu’il était en son pouvoir, par cette reconnaissance même, de faire exister l’art. Et la pratique de la commande publique par Louis XIV, si elle a entraîné des effets discriminants bien connus, n’a jamais prétendu s’exercer au-delà de cette frontière ontologique : le souverain, s’il avait le pouvoir de faire connaître l’existence de l’art et plus particulièrement celle de tel art plutôt que celle de tel autre ; celle de tel artiste plutôt que celle de tel autre, n’avait pas en revanche celui de faire exister l’art en lui-même, considéré alors comme toujours préexistant à l’autorité qui le couronne, du moins ontologiquement. La pensée de l’art à l’âge classique est nette sur ce point, et l’Art poétique de Boileau propose (dans ses derniers vers) un concept de la censure qui n’a de sens que négativement et a posteriori, en cela complètement symétrique du concept de génie (abordé par les premiers vers du poème). Or la censure / reconnaissance telle qu’elle est pratiquée par les institutions publiques contemporaines semble bien être l’inverse de celle dont parle Boileau : au lieu de s’exercer sur les défauts et a posteriori, elle se fonde sur des exigences positives et a priori parmi lesquelles figure en place décisive l’obligation de transgression.

On pourra ici reprendre l’exemple d’une œuvre figurative refusée par une commission chargée d’attribuer la manne de l’argent public, non pas au motif qu’elle est figurative, mais parce que l’artiste la présente « au premier degré » sans intention ironique de dérision et de transgression de formes préexistantes.

« C’est ainsi qu’un projet à base de portraits figuratifs, accueilli tout d’abord favorablement [par une commission d’experts], a été rejeté violemment par la commission dès lors que la confrontation du rapporteur avec la personne de l’artiste a fait apparaître l’absence de référence à l’art contemporain et d’intention parodique, disqualifiant l’ensemble du projet artistique comme inauthentique, voire frauduleux : l’artiste n’était authentique qu’au premier degré, croyant naïvement à l’intérêt de peindre des visages sur une toile, sans distance, sans malice ; mais il était inauthentique au second degré, faute de références explicites à la tradition parodique de l’art contemporain ; ainsi cette distance ironique, voire cynique, avec sa propre pratique, qui serait un défaut rédhibitoire en régime de singularité de premier degré (paradigme moderne), devient une indispensable qualité dans ce régime de singularité au second degré qu’est le paradigme contemporain. » [p. 299]

 

Conclusion : une inquiétante permissivité

Je prendrai appui sur cette remarque, qui oppose positivité et négativité, pour conclure sur ce qui me semble être le prolongement philosophique le plus intéressant de cet ouvrage, qui en fait aussi un livre de philosophie morale et politique. On y retrouve de manière nouvelle et inattendue une thèse classique notamment méditée par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, mais plus récemment élucidée par la réflexion fondée sur la théorie freudienne : l’énonciation de la norme en termes positifs de prescription ou d’autorisation ou encore de permission est profondément contraire à la liberté ; il est plus libérateur d’interdire que d’autoriser. Sans interdit et sans rapport conflictuel et négatif à la loi, la liberté se retourne en fardeau.

Or on voit ici comment cette thèse se noue étroitement à la question de l’art, en tant que celui-ci pose le problème de l’existence d’un monde fictif, et comment par conséquent esthétique et morale s’entrecroisent. De même que l’abolition de toute limite entre monde ordinaire et monde fictif tend à l’extension infinie d’une hyperréalité qui rend tout point de fuite impossible et toute position critique inaccessible ou vaine, de même la transgression, dès qu’elle est traduite en prescription, efface la loi et tue l’effet de liberté qu’elle était censée produire. Nathalie Heinich propose en ce sens quelques pages très fortes sur ce qu’elle appelle « le paradoxe de la permissivité » (p. 338 et suiv.). Elle rejoint par là quelques réflexions actuelles – je pense surtout aux psychanalystes4 – sur un inquiétant phénomène contemporain d’aplanissement des différents mondes sans lesquels il n’y a pas de vie humaine, mondes fondés nécessairement sur des fonctions séparatrices. Ces mondes, qui rendent la vie respirable en même temps que pathétique, s’estompent sous les coups de boutoir de la permissivité et fusionnent en un univers indéfini, un bric-à-brac lisse où l’omniprésence du sexe abolit la sexualité, où l’omniprésence de l’humanitaire abolit l’humanité, où il est mal vu d’avoir une autre passion que celle des droits de l’homme et celle de la féroce charité (c’est-à-dire où l’on ne peut s’enthousiasmer que pour la réalité telle qu’elle est), où la génuflexion obligée envers le prochain récuse la reconnaissance critique du semblable, où la communauté abolit la cité, où la condition humaine se résorbe en machine neuronale, où la transparence des cœurs verrouille tout recul en le rendant suspect5. Le règne sans partage du permis, du positif, de la transparence, de l’univocité, rend les gens fous car il ne leur laisse d’autre choix que celui, impossible, de se libérer de leur propre liberté.

 

Notes

1 – Voir le détail et la réponse de Nathalie Heinich à ses détracteurs pétitionnaires : http://revuelimite.fr/tribune-nathalie-heinich-contre-la-meute.
Article de Libération sur le sujet http://www.liberation.fr/debats/2017/07/09/sociologie-et-homophobie-un-prix-et-une-discorde_1582689  

2 – Le Verrier prédit la présence de Neptune pour l’observateur, mais Neptune existait néanmoins avant cette prédiction . Ce serait une erreur, dit Pascal (préface au Traité du vide) « de croire que la vérité a commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue ».

3 –  Voir l’ouvrage de Françoise Héritier Les Deux sœurs et leur mère, Paris : O. Jacob, 1994 qui offre un choix exemplaire de procédures rigoureuses de falsification autour d’une hypothèse, et dont on s’étonne qu’il n’ait pas davantage retenu l’attention des historiens des sciences.

4 – Voir notamment Elisabeth Roudinesco Pourquoi la psychanalyse ? Paris : Fayard, 1999.

5 – Je m’appuie ici sur la lecture comparée des grands critiques du théâtre, notamment Nicole (Traité de la comédie), Bossuet (Maximes et réflexions sur la comédie) et bien sûr J.-J. Rousseau (Lettre à d’Alembert sur les spectacles). Voir l’article Bossuet, Nicole et Rousseau

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2006 et 2017.

L’imitation en art : aliénation ou invention ?

L’imitation en art a mauvaise presse : n’est-elle pas un geste inutile répétant ce qui existe déjà, une soumission à l’extériorité qui instrumentalise l’art ou, pire, une grimace, un mensonge qui trahit l’original qu’elle prétend imiter ? En tout état de cause, elle semble contraire à l’idéal répandu d’un artiste créateur et aux antipodes de l’autonomie qui caractérise la position esthétique, l’art pris dans sa caractéristique « libérale ». Cet aspect, nourri par une forte tradition philosophique de critique de l’imitation, reste dominant encore de nos jours. Pourtant l’imitation fut érigée en principe esthétique par une tradition tout aussi forte, quoique moins prisée par la philosophie. Il s’agira alors de comprendre, en partant de la théorie classique de « l’imitation de la nature » pour aller vers les formes actuelles d’imitation comme hyper-mimésis, pourquoi on peut soutenir qu’imiter c’est inventer, comment une forme apparente d’aliénation de soi, une sorte de fidélité à l’extériorité, contribue à former la liberté de l’esprit, et plus largement comment le principe d’imitation débouche sur une perspective ontologique de « recréation ».

La critique philosophique de l’imitation

Les lectures admises du Livre X de La République de Platon donnent d’emblée le ton philosophique au statut déprécié de l’imitation dans le domaine de l’art. Le lit peint par l’artiste – dans lequel personne ne peut s’allonger – est une copie du lit fabriqué par l’artisan, lui-même déjà copie de l’Idée du lit – on ne peut s’empêcher ici de penser au fameux « lit » que Robert Rauschenberg dresse le long d’un mur, prenant peut-être l’exemple au mot : car dans le lit de Rauschenberg, on ne peut pas non plus se coucher. Mais la critique platonicienne de l’imitation est bien différente de celle qui aujourd’hui prétend s’en inspirer pour céléber un « artiste créateur», car pour Platon l’?uvre artistique, loin de donner l’existence à ce qui n’en avait pas auparavant, subit une déperdition ontologique qui l’éloigne deux fois de la vérité.

Paradoxalement, c’est un éloge de la copie qui pourtant traverse ce texte et inspire la virulente critique de l’imitation : l’artisan guidé par l’archétype (que connaît véritablement « celui qui sait ») n’a pas la prétention de donner son produit pour vrai, mais se cantonne sagement à sa place de copiste. Il n’en va pas de même pour l’artiste, qui ose brandir une apparence et propose ce prestige chatoyant comme s’il était vrai. Ce geste de substitution et de suppléance donne à l’art sa structure sophistique. Aussi c’est dans Le Sophiste qu’on trouve la distinction entre la copie (« eikon ») et le simulacre (« eidolon ») : ce dernier montre que l’artiste se règle sur une pure apparence et s’intéresse à l’inessentiel. L’opération esthétique, jugée sur la peinture et surtout sur la poésie dramatique, ne se réduit pas à cet aspect ontologico-logique, elle a aussi un effet moral : livrant l’amateur d’images au règne du sensible et de l’apparence, elle le précipite dans un désordre de la pensée. Projeté hors de lui, se réglant sur l’extériorité, il n’a alors aucun principe ferme susceptible de soutenir sa conduite. Ainsi, déperdition ontologique et fausseté logique aboutissent à une perdition morale.

On retrouvera bien plus tard sous la plume de Hegel (dans son Introduction à l’Esthétique) une critique sévère de l’imitation, menée d’un point de vue très différent puisque pour Hegel l’art lui-même est liberté, attention portée aux choses de manière gratuite et élection de l’extériorité à un statut libéral, travail par lequel l’apparence s’érige au niveau contemplatif. C’est alors au nom même de cette liberté de l’art que l’imitation se voit décriée. Elle est en effet un moment où l’art se trahit lui-même en s’instrumentalisant, en se donnant une fin extérieure où le donné empirique (ce qui est imité) est sacralisé comme indépassable. Ce moment se caractérise par son abstraction, il faut entendre par là que l’intérieur et l’extérieur y sont posés comme séparés, dans un rapport antithétique où le donné vient imposer sa loi à une liberté sans contenu. Alors que Platon critique l’imitation comme perdition en faisant de l’art (particulièrement de la poésie dramatique) le comble de la soumission à l’extériorité, Hegel la critique au nom d’une conception libérale de l’art : elle se contente en effet de considérer l’extérieur comme extérieur et n’accomplit pas le moment substantiel par lequel l’art parvient à faire de l’extériorité une forme de l’intériorité.

Tout espoir n’est alors pas perdu de ce côté. Hegel ajoute tout de même que l’imitation, en se réglant sur l’extérieur, évite le piège d’une liberté pseudo-créatrice qui prétendrait trouver sa loi dans ce qui n’est que son propre vide. Un intérieur qui n’est qu’intérieur n’a aucune intériorité. En copiant un modèle, l’artiste imitateur apprend au moins à enrichir ses techniques, ses connaissances : il fait l’expérience de la discipline sans laquelle aucune intériorité ne prend forme. Cette espèce de culte de l’extériorité n’est pas étranger à la libération véritable et pas entièrement contraire au principe libéral des beaux-arts : il indique une voie qui, prise au sérieux, engage une dialectique de l’intérieur et de l’extérieur.

 

Les vertus de la copie

 Sur cette indication, faisons un moment confiance à l’acte de la copie la plus banale et en apparence la plus servile et voyons comment il est susceptible de produire une forme de désaliénation par la constitution d’une « substance ». Nous prendrons à cet effet appui sur l’analyse que fait Rousseau du copiste dans son Dictionnaire de musique.

Rousseau fait en effet remarquer que le copiste musical ne se contente pas de recopier à l’identique le manuscrit fourni par le compositeur, mais que l’opération même de la copie lui permet de déceler les fautes évidentes ou implicites laissées dans l’original : son devoir est alors de « restituer », au-delà de l’original matériel fautif que lui a laissé l’auteur, une partition plus conforme à son idée. Parce qu’il a pour tâche la mise au point de l’épreuve définitive (comme par exemple je mets mon texte « au propre »), il est conduit à remonter à un original qu’il suppose, au-delà de la copie qui lui a été remise, plus « vrai ». L’épreuve de l’extériorité (on parle d’épreuve en imprimerie, en gravure, en photographie) ne se réduit pas à un acte mécanique ou à une pure technique : elle introduit, précisément par l’écart qui la constitue, le moment réflexif qui construit le vrai au-delà du donné, au risque bien sûr de se tromper. Le copiste analysé par Rousseau, dessaisi un moment d’une liberté spontanée, acquiert une liberté substantielle en se hissant au niveau de l’auteur et en re-composant la musique qu’il était censé reproduire : situé idéalement au même point que l’auteur, il se pose comme une subjectivité instruite par l’épreuve de l’extériorité.

C’est sur ce modèle qu’on pourra comprendre le geste imitatif par lequel l’artiste se met à l’école des « maîtres » et par lequel, en les copiant, il s’approprie leur technique, la dépasse et finit par se trouver lui-même. Rien de plus libre, en un sens, que Picasso ou Cézanne copiant Rubens : ils finissent par se copier eux-mêmes et par produire le schème de leur propre inventivité. Il faut alors se demander par quelle voie l’acte de la copie s’élargit pour trouver le moment original. A cet effet, une comparaison entre le contrefacteur, le faussaire et l’artiste imitateur sera utile. Un contrefacteur ne se propose rien de plus que de reproduire un objet à l’identique : aucun écart critique ne le hisse à la production d’un moment d’originalité. Le faussaire (on parle ici du faussaire en art) qui peint par exemple « un Rembrandt » ne peut en revanche faire l’économie de ce que Kant aurait appelé un jugement réfléchissant : il suppose, dans la série des tableaux peints par Rembrandt, des places vides qu’il remplit en s’inspirant d’un principe dégagé à partir des œuvres existantes. Son mensonge, logé dans un trou ou dans un écart, atteint une vérité de l’œuvre contrefaite. Or on sait que Kant fait du jugement réfléchissant la clé du jugement esthétique. Nous trouvons alors, en poussant l’opération jusqu’à son terme, le moment créatif où l’auteur, à l’école des maîtres qu’il copie, passé par toutes les étapes du jugement réfléchissant, aboutit à un principe actif qui, impossible à formuler, opère cependant comme principe de ses productions. On retrouve ici la définition que Kant donne du génie, disposition de l’esprit par laquelle la nature donne à l’art ses règles, moment où l’artiste agit comme s’il obéissait à une règle qu’on ne peut pourtant pas formuler sous peine de le voir se transformer en technicien. Le génie est « force de la nature », mais ajouterons-nous, il le devient « à force » de se régler sur une nature qui lui est d’abord extérieure.

Ce détour permet de caractériser la voie de la désaliénation au sein même de l’acte en apparence le plus asservi. Nous en retiendrons, afin de poursuivre notre réflexion, deux jalons principaux : l’idée de « moment vrai » paradoxalement atteint sous la condition du mensonge et de la fausseté, et celle d’un « schème productif » qui apparente l’artiste à une sorte de nature naturante. Le premier de ces jalons philosophiques va permettre de comprendre en quoi l’imitation dans l’art peut être une forme de liberté sur le modèle de la liberté produite par la connaissance de l’idée vraie : c’est ainsi que procède la célèbre doctrine classique de « l’imitation de la nature ». Le second nous amènera à réfléchir sur la notion plus large d’une imitation comme reprise ou re-création d’une force de production, imitation d’un geste par lequel quelque chose accède à l’existence : alors le concept d’imitation prend une dimension ontologique qui se déploie particulièrement dans l’art contemporain. 

 

La théorie classique de l’imitation de la nature

C’est l’âge classique qui, en reprenant les chapitres initiaux de La Poétique d’Aristote, élève l’imitation au niveau d’un principe esthétique. Or imiter ne consiste pas à reproduire ce qui s’offre immédiatement à l’observation, mais à rechercher une sorte d’essence dont le donné observable ne fournit que la forme particulière et anecdotique. En cela, les classiques s’inspirent d’abord et principalement du chapitre 9 de l’ouvrage d’Aristote, où est énoncée l’opposition entre d’une part l’histoire (nous dirions aujourd’hui plus volontiers la chronique) qui s’attache au réel particulier (« ce qui a été ») sans lui donner la profondeur de « ce qui aurait pu être », qui ne prend donc aucune distance critique avec les choses mais les présente telles qu’elles sont, et d’autre part la poésie, « plus noble, plus philosophique » et plus instructive parce qu’elle cherche à atteindre un niveau de généralité que le réel n’offre pas et parce qu’elle n’est possible que dans la perspective de la contingence des choses (« ce qui aurait pu être »). Ainsi le poète n’imite pas ce qui est mais élargit ses vues pour s’interroger sur les possibles : cette opération d’élargissement s’effectue par la fiction. Loin de s’aliéner dans l’immédiateté de la diversité sensible, l’artiste s’élève au-dessus d’elle et recrée un objet plus beau parce que plus exemplaire.

Pour être plus précis, ce principe une fois repris par les classiques s’articule à la nature qu’il s’agit d’imiter. Or en examinant son fonctionnement, on voit qu’il s’agit moins de se conformer à une nature en tant que donné immédiat que de remonter à une nature profonde qui ne s’offre pas à l’observation directe. La nature objet d’imitation de l’âge classique est plus proche de la nature de la science moderne que d’un donné particulier sans principe et sans éclat. Pour expliquer ce point, l’abbé Batteux donne l’exemple des personnages de Molière : son Misanthrope n’est en aucun cas le portrait fidèle d’un misanthrope réel qui pourrait se rencontrer. C’est au contraire un composé de « traits » choisis qui, bien que n’existant pas dans la réalité, est plus vrai, plus coloré, plus vigoureux que tout ce que le réel peut contenir : la « belle nature » n’est pas nécessairement une nature d’agrément, c’est une nature ramenée à son principe et affranchie des obstacles qui l’affadissent et la rendent ordinaire. On retrouve ici une idée qui relie art et connaissance : la construction de l’artifice nous instruit plus sur la constitution de la nature que la soumission servile à celle-ci. L’objet esthétique fictif a ceci de commun avec le dispositif scientifique qu’il en concentre les mécanismes ? mais en outre il les fait voir et les rend sensibles, c’est un « extrait » de nature, qui par son « rendu » la ramène à elle-même et lui redonne l’éclat que le réel ordinaire avait terni. C’est ainsi que l’alcool a plus de goût que le fruit dont il est tiré, et que le vers hausse la prose à son moment le plus aigu. C’est ainsi que les personnages du théâtre tragique osent vivre ce que nous n’osons même pas nous avouer. Les choses redeviennent ce qu’elles sont. On rencontre alors un paradoxe qui n’est autre que celui de la connaissance elle-même : la fiction, forme de mensonge, est un moment qui permet de saisir le vrai.

Rien de moins aliéné que cette forme d’imitation. Non seulement l’artiste s’y affranchit de la surface des choses pour atteindre leur « vérité » en les décapant, non seulement le spectateur, en éprouvant le plaisir du vrai, le plaisir d’identifier dont parlait déjà Aristote au chapitre 4 de La Poétique, « reconnaît la nature » (Boileau) et jouit de cette liberté philosophique que donne la puissance de la connaissance, mais on peut dire encore que la « nature » elle-même y est libérée de sa propre apparence et que, « réduite à ses principes », elle apparaît dans tout son éclat.

Une réflexion plus poussée conduit en outre à s’interroger sur la nature même de cet objet produit par l’art et sur celle du geste producteur qui lui donne naissance. En effet, à y bien réfléchir, on a ici un paradoxe supplémentaire. Car l’objet imité ne préexiste pas à l’acte qui exhibe son imitation. Molière imitant le Misanthrope n’imite aucun homme réel préalable qui lui servirait de modèle : c’est au contraire son personnage qui en imitant tout misanthrope possible, invente l’original dont Alceste est la présentation sensible ! D’ailleurs, comme le remarque Arthur Danto dans La Transfiguration du banal, Aristote ne dit nulle part que l’imitation doive imiter un objet qui lui préexiste. 

 

L’invention de l’original par hyper-mimésis : l’imitation de la nature naturante

Avec l’artiste produisant l’original dont son œuvre est la « copie » et l’unique exemplaire, un degré de plus s’offre à notre réflexion. L’imitation alors, plus que celle d’un objet ou d’un donné, serait celle d’une activité productrice. Et que l’art soit pris ou non dans la problématique de la représentation ou de la figuration, il effectue toujours ce geste démesurément ambitieux et inouï qui consiste à faire exister quelque chose, non pas en vue d’autre chose (comme ferait l’artisan ou le technicien) mais « gratuitement » pour que cette chose existe : c’est l’une des thèses, notamment, que développe Etienne Gilson dans Peinture et réalité. On pourrait ici pousser les choses encore plus loin, et entendre aussi par là que ce qui est imité n’est pas seulement et pas nécessairement un objet (la nature naturée) mais une activité, une modalité de production. A la différence du technicien ou de l’artisan qui complètent la nature, l’artiste imite la nature naturante elle-même, il supplée à la nature et se conduit comme s’il était une force naturelle. La musique par exemple nous fait toujours entendre les sons en tant qu’ils sont « inouïs ». C’est comme intériorité que l’artiste façonne et recrée l’extériorité, laquelle porte alors son empreinte et lui ressemble : il faut donc plutôt inverser les choses et dire que c’est la chose qui imite son producteur.

Dans sa célèbre analyse de la peinture hollandaise (Esthétique II, III, chap. 3), Hegel montre comment, en peignant des natures mortes et des scènes de la vie domestique, les Hollandais ont su faire du quotidien un objet grand et héroïque, mais surtout comment ces toiles, issues d’une méditation sur l’apparence, l’ont élevée en essence, et comment s’y trame « la recréation subjective » de ce que l’extériorité a de plus fugitif. Le regard n’y est pas confronté à la présence inerte de la chose, mais à travers l’éphémère, la fugacité d’une lueur, il perçoit que seul un esprit peut émouvoir un autre esprit. L’extériorité qui s’offre alors au regard, passée par le moment réflexif, n’est autre que la forme sensible de l’intériorité : le tableau imite en réalité la subjectivité dont il anime le regard, et réciproquement seul le regard d’une véritable subjectivité peut voir le tableau et élever le sensible à son point d’autonomie réflexive et faire de l’apparence un moment essentiel. L’imitation d’un plat d’huîtres se retourne alors en une véritable « transmutation métaphysique » par laquelle la pensée s’imite elle-même. Sans ce devenir-autre (aliénation) dans l’extériorité, elle ne pourrait pas vraiment se saisir comme intériorité.

La leçon de la peinture hollandaise, pourtant fixée à une époque déterminée, se répand sur l’ensemble du geste esthétique. L’art moderne et contemporain, pourtant très éloigné de toute idée d’imitation prise au sens ordinaire du terme, peut à certains égards être caractérisé comme une hyper-mimésis, étudiée notamment par Gérard Wajcman dans L’Objet du siècle. Hanté par un mouvement de purification qui lui fait reléguer comme accessoire tout ce qui relève de la technique et de la superficialité d’un savoir-faire aliéné dans sa propre virtuosité, l’art du XXe siècle s’attache à bannir tout ce qui respire la façon, la manière : Duchamp congédie de la peinture « l’odeur de térébenthine ». A trop « faire peinture », à trop « faire musique », à trop « faire théâtre » on oublie en effet l’essence de la peinture, de la musique, du théâtre. Et si l’art moderne s’attache à « ce qui ne ressemble à rien », c’est bien parce que son intérêt n’est pas de figurer les choses, mais de rendre visible ce qui rend possible le visible, de rendre audible ce qui rend possible l’audible. Tel est en effet le Carré noir de Malévitch qui met sous nos yeux la simple découpe de ce qui constitue tout tableau possible et qui, en noir et blanc, épelle l’alphabet élémentaire de « ce qui se voit ». Tels sont les « monuments invisibles » de Jochen Gerz qui renvoient au spectateur médusé le message de l’effacement : « on n’a rien vu, on n’était pas là » disaient les gens après la découverte des camps de concentration ? et le monument répond « moi non plus, je ne suis pas là, il n’y a rien à voir ». Congédiant la ressemblance extérieure, cet art convoque la ressemblance fondamentale d’un geste et se présente comme une imitation de la pensée.

L’idée d’imitation est polysémique et on peut en parcourir différents sens en passant d’une hétéronomie à une autonomie. Si l’imitation comme réglage superficiel sur l’extérieur peut correspondre à une perte de soi, en revanche, pourvu qu’on le prenne au sérieux, le moment d’extériorité peut être compris comme un parcours ou plutôt une épreuve permettant de se constituer comme intériorité en se donnant une règle, en s’interrogeant sur la vérité même des choses, enfin en se constituant comme force autonome et en donnant à la pensée la forme sensible sans laquelle elle ne pourrait sans doute pas se saisir elle-même.

© Catherine Kintzler, 2010