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La démocratie, otage des algorithmes (par J.-L. Missika et H. Verdier)

Dans cet article publié par la revue en ligne Telos1, Jean-Louis Missika et Henri Verdier2 s’interrogent sur le recours dans le champ politique à des algorithmes mis au point par le marketing numérique. Usagers du web, nous recevons quotidiennement des messages « calés » sur ce qu’une intelligence artificielle « trouve » que nous aimerions voir, entendre, faire, acheter et même plus… si affinités, nous divisant ainsi en « segments » et s’adressant en nous à ce qui est susceptible de prédétermination. Leurs propositions n’ont cure de ce que nous pourrions penser, elles ne nous offrent que ce que nous sommes censés attendre ; elles ne s’exposent pas à la discussion, mais enjoignent des comportements. Le débat et le projet politique seraient-ils réductibles à des demandes calculables qu’il faudrait contenter secteur par secteur ? Ne relèvent-ils pas de sujets libres en relation dialogique inépuisable, délibérant de la conduite et des fins d’une commune association politique ?

« Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? »

Et si le politique vise la pure et simple satisfaction, c’est une étouffante conception de l’être humain comme case à remplir, aspirant à un gouvernement des choses, qui se révèle alors.

Article publié par la revue en ligne Telos le 5 juin 2021, repris ici avec l’aimable autorisation de la revue et des deux co-auteurs que je remercie vivement. Voir la publication d’origine.
Attention le texte ci-dessous n’est pas libre de droits3.

Il s’appelle Brad Parscale, ancien responsable de la campagne numérique de Donald Trump. Dans une interview au Guardian, il explique qu’il publiait en moyenne « 50 000 à 60 000 variantes d’un message publicitaire sur Facebook, chaque jour »4. Lawrence Lessig nous demande de nous arrêter un instant sur ce chiffre5. Seule une machine peut produire 50 000 variations d’une publicité chaque jour. Pour Lessig, Parscale utilisait une technologie, devenue classique, où l’intelligence artificielle fabrique des messages qui produisent les réponses voulues par l’émetteur. L’objectif de ces milliers de micro-variations est de trouver, pour chaque lecteur, la formulation la plus efficace pour provoquer une réaction : un don, un clic, un like, un partage, ou bien sûr un vote.

La liberté d’expression, comme nous l’entendions jusqu’à présent, reposait sur l’idée que des humains parlaient à d’autres humains. Il y a toujours eu une asymétrie entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, mais cette asymétrie demeurait dans le cadre de l’humanité. Qu’en est-il de cette asymétrie quand ce sont des machines et des algorithmes qui s’adressent aux humains ? Quand les humains qui reçoivent les messages n’ont aucune idée de ce que les machines savent sur eux et de la raison pour laquelle ils les reçoivent.

En 2016, la société Cambridge Analytica innovait en permettant aux organisateurs de la campagne du Brexit d’élaborer et diffuser dans une quinzaine de communautés des messages anti-européens ciblés (“L’Europe, c’est l’impôt”, pour la City, “L’Europe c’est le chômage” et “l’immigration” pour les ouvriers et les chômeurs du nord, “les quotas de pêche” pour les pêcheurs, « la fermeture des services de la NHS » pour les malades), alors que les “remainers”, qui défendaient le maintien dans l’Union Européenne, tentaient de proposer un discours unique, global et cohérent.

C’est ainsi que la vie politique change de nature. L’agenda de la campagne électorale compte beaucoup moins. La bataille pour le contrôler perd de son importance. Il y a encore des débats ou des échanges d’arguments entre responsables politiques, mais l’important se passe en-deçà ou au-delà de l’espace public. Comme le souligne Lessig : « L’économie moderne de la liberté d’expression n’est pas pilotée par des éditeurs qui cherchent à publier ce que leurs lecteurs pourraient comprendre, mais par des machines qui fabriquent un discours fondé sur le comportement que l’on désire obtenir. Dans la plupart des cas, ce comportement est simplement commercial : cliquer sur une publicité. De façon plus préoccupante, ce comportement va parfois au-delà du commercial : prendre d’assaut le Capitole ».

Un nouvel espace civique, artificiel et fragmenté

Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? La fragmentation de la communauté nationale en de multiples cibles, l’envoi de messages spécifiques à ces micro-segments, dans le secret et sans contradiction, interdisent une réelle délibération politique, préalable au vote. La démocratie est née dans l’agora. Elle a besoin d’un espace public qui soit réellement public. Le microciblage et la publicité politique personnalisée désintègrent l’espace public.

Certes le RGPD (règlement général sur la protection des données) et l’interdiction de la publicité politique protègent l’Europe de certaines de ces pratiques. Un parti politique français ne pourrait pas constituer une base de données de près de 200 informations différentes sur 80 % du corps électoral pour cibler ses messages, comme le font tous les candidats à la présidentielle américaine. Mais cette protection est largement insuffisante. Les réseaux sociaux et les moteurs de recherche dessinent le territoire numérique dans lequel nous évoluons, sans possibilité d’en sortir, ni, bien sûr, de débattre collectivement des règles du jeu pour choisir celles que nous accepterons. Il ne s’agit pas seulement de publicité : leurs algorithmes nous proposent nos “amis”, filtrent les contenus qui nous sont présentés, choisissent, sur YouTube, les “deuxièmes” vidéos proposées, ou, sur Facebook, les 12% seulement de contenus de nos amis qui sont visibles. Sur Tik Tok, ils sélectionnent les vidéos non datées qui sont proposées, quand nous cherchons un hashtag.  Ils nous constituent en cohortes pour les annonceurs. Et la somme de ces décisions construit une camisole algorithmique propice aux stratégies d’influence politique invisibles dans l’espace public. Cette machinerie peut fonctionner malgré l’interdiction de la publicité politique. Les manipulateurs peuvent adresser des messages non publicitaires, ou non politiques, à des communautés identifiées comme potentiellement réceptives. La société Cambridge Analytica a amplement raconté la manière dont elle a inversé le cours d’une élection à Trinidad et Tobago grâce à une campagne de promotion de l’abstention, dont elle savait qu’elle aurait un impact différencié selon les ethnies. Les hackers et les bots d’Evgueni Prigojine sont très friands de la thématique de la défense des animaux, par exemple. Et nous ne sommes qu’au début d’un processus dont les perspectives sont vertigineuses. Une expérience de psychologie sur les « deepfake » a montré qu’en croisant légèrement les traits d’un homme ou d’une femme politique avec ceux d’une personne, cette dernière trouve le politique plus sympathique et est plus encline à lui accorder sa confiance. Qu’est-ce qui empêchera de concevoir une stratégie présentant à chaque électeur une image du candidat légèrement mêlée à la sienne ?

Les nouvelles règles du jeu politique

Sans aller jusqu’à ces scénarios extrêmes, pourtant probables, la publicité ciblée et les algorithmes changent déjà en profondeur les règles de la vie politique. Avec quelques millions d’euros d’investissements, il est possible d’influencer significativement le résultat d’une élection dans de nombreux pays. Nous verrons de telles tentatives lors de l’élection présidentielle française de 2022.

Créer de fausses identités pour infiltrer des communautés, créer de faux médias pour donner au mensonge l’apparence d’une information vérifiée, produire de fausses informations, fondées sur de fausses preuves quasiment indétectables, le “faire paraître vrai” a changé de nature avec les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Il s’est sophistiqué et éloigné des techniques rudimentaires de la propagande. Ce qu’on appelle à tort “post-vérité”, n’est rien d’autre que ce changement de registre du “vraisemblable” et de sa mise en forme.

De nombreux groupes militants jouent de ces cartes. C’est regrettable : ils affaiblissent la démocratie. Mais surtout, parce qu’un petit groupe d’États ont théorisé l’importance de la “guerre informationnelle”, et adapté les anciennes méthodes des “opérations psychologiques”, certaines de ces opérations sont de véritables ingérences d’États étrangers. Si la démocratie est parfois affaiblie par les usages militants des réseaux sociaux, elle est menacée en son cœur lorsqu’un État tente d’inverser le résultat d’une élection, et donc de changer l’expression de la volonté du peuple souverain.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation inédite où les principes énoncés par John Stuart Mill sur la liberté d’expression semblent atteindre leurs limites. Il n’est plus vrai que c’est grâce au débat d’idées ouvert que l’on peut combattre les opinions erronées, quand ces opinions sont fabriquées à grande échelle par des machines. La liberté d’expression renvoie à l’idée d’un espace public ouvert et transparent, où tous les messages sont potentiellement visibles et critiquables. Dans l’univers numérique contemporain, cette condition n’est plus réalisée. Non seulement le micro-message nourrit une cible spécifique, mais il l’isole du reste de la communauté. Il n’a pas vocation à être discuté, au contraire même, il a vocation à ne pas être débattu. Le message n’est pas une opinion, mais une fiction dont l’objectif est de stimuler l’aversion pour l’adversaire. La théorie conspirationniste du « Pizzagate » affirme ainsi l’existence d’un réseau de pédophilie organisé par l’ancien directeur de campagne d’Hillary Clinton, et situé dans une pizzeria de Washington. Ce n’est pas une opinion politique que l’on peut discuter, elle a pourtant des effets politiques considérables qui sont allés jusqu’au mitraillage de la pizzeria désignée. Comme le montre Giuliano da Empoli dans Les Ingénieurs du chaos6, les gaffes, les frasques et les excès des Trump, Bolsonaro, Salvini et autres Orban ne sont pas des dérapages. Ils ressortissent à une stratégie visant l’amplification par les réseaux sociaux et la résonance maximale dans de petites communautés isolées par les bulles de filtre. L’algorithme est le collaborateur zélé du démagogue. Le phénomène Qanon en est une illustration extrême.  Ce mouvement ne s’appuie pas sur une rhétorique extrémiste, comme le Tea Party. Certains ont même souligné à quel point il ressemble beaucoup plus à un gigantesque jeu vidéo7 . Chaque joueur se voit proposer, non pas un discours, mais un rôle dans un immense jeu de rôles. Jouer, s’insérer dans un personnage, avoir le sentiment d’agir, c’est encore plus fort comme stratégie d’engagement politique. Le « jeu » Qanon bénéficiait d’un propagandiste de taille, Donald Trump et ses 80 millions d’abonnés, et d’une amélioration substantielle des règles du jeu, puisque le scénario, comme dans les meilleures sessions de Minecraft, était quotidiennement écrit et réécrit par les joueurs eux-mêmes. Cette « gamification » de la politique est aussi ce qui distingue le nouveau régime des campagnes électorales.

Le nouvel écosystème médiatique de “l’économie de l’attention”

La vie publique se déroule donc aujourd’hui de manière croissante – et plus encore après les confinements successifs dus à la pandémie – dans un univers virtuel et fragmenté. Cet univers ne se résume pas aux seuls géants du numériques. C’est au contraire un écosystème foisonnant qui comprend des plateformes de blog, des plateformes de vidéo comme Youtube (sur lesquelles passent 1,9 milliards d’internautes par mois), des moteurs de recherche (qui déterminent largement l’information “trouvée” sur Internet), des services d’actualité, qui peuvent émaner d’un moteur de recherche (comme Google News), mais peuvent être indépendants (comme BuzzFeed) ou se nicher dans d’innombrables applications (comme les informations proposées par les smartphones), des réseaux sociaux commerciaux (Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, Instagram, etc.), dans lesquels les internautes partagent leurs messages, leurs photos et leurs vidéos, mais aussi des informations de presse (parfois les internautes se révèlent être des robots, et les sites de presse sont faux, créés pour une opération publicitaire, par des militants politiques, ou par un État), des réseaux sociaux militants  (comme Parler, ou Gab, où se réfugient les extrémistes chassés des grands réseaux sociaux), des sites communautaires variés, (Reddit, forums de jeux vidéo, forums confessionnels, 4chan ou le sulfureux 8chan, etc.), des messageries instantanées (WhatsApp, Telegram, Signal…), insensiblement devenues le support de groupes de plus en plus vastes, et le principal canal d’information et de communication pour un nombre croissant de personnes, enfin le “darknet”, terme sensationnaliste créé pour désigner des serveurs Internet qui ne sont pas référencés par les moteurs de recherche, et accueillent la plupart des activités illicites.

Même si quelques acteurs vertueux résistent dans ce paysage, comme Wikipédia ou le réseau social Mastodon, ouvert et décentralisé, qui se présente comme un antidote aux excès des plateformes centralisées, ils ne suffisent pas à inverser la tendance.

L’ensemble de ces services provoquent une somme inouïe de partages de contenus : 1,8 milliards d’utilisateurs quotidiens de Facebook qui partagent en moyenne dix liens par mois, 500 millions de tweets envoyés chaque jour. Cet impressionnant écosystème modifie à son tour celui des médias, qui sont enclins à créer des contenus ayant de bonnes chances de susciter le “buzz” dans les réseaux sociaux, voire parfois à reprendre directement les contenus générés par ces services. Ce nouveau dispositif médiatique, par sa puissance et son agilité, a pris l’ascendant sur l’ancien. En quelques années, la télévision a perdu son statut de média dominant8, les anciens médias qui survivent sont ceux qui réussissent à trouver leur place dans le nouveau dispositif. Celui-ci les absorbe et les transforme.

Sans entrer dans le détail des modèles économiques de ces plateformes, qui peuvent être très différents, il est possible de repérer le principe qui les unit. Il s’agit de bâtir des communautés d’individus à partir de leurs affinités, en accumulant le plus possible d’informations sur ceux-ci, à multiplier les contacts avec ces communautés en leur proposant des contenus qui confortent leur engagement et leur envie de revenir, à enfermer ces communautés dans des bulles pour éviter qu’elles se dispersent. Le simple énoncé de ces principes montre à quel point ils s’opposent au modèle classique de la délibération politique dans les sociétés démocratiques et de la transparence des débats. Pour conforter l’engagement, il faut des contenus qui choquent, qui indignent ou qui divertissent. Selon Avaaz9, 70 % des internautes américains qui cherchent sur Youtube une vidéo sur le réchauffement du climat, tomberont sur une vidéo “climatosceptique”. Youtube conteste ces résultats en arguant qu’aucun internaute ne reçoit exactement les mêmes messages qu’un autre, mais se garde bien de publier les données brutes de ses recommandations. Un tel résultat ne provient pas d’une adhésion aux thèses conspirationnistes. Il vient d’un algorithme de renforcement à qui l’on a demandé de proposer en priorité les vidéos qui provoquent le plus de pulsion à les regarder.

De même, si Facebook a fait scandale en 2017, parce qu’il proposait parmi ses cibles, une catégorie antisémite (« jew haters »), c’est tout simplement parce que ses outils permettent d’identifier des groupes d’individus ayant quasiment n’importe quelle caractéristique : pratique sportive, orientation sexuelle, orientation politique, marques préférées, films préférés, pratiques alimentaires, religion, choix de vacances, possession d’armes, titres de propriété, école des enfants, etc. Il était inéluctable que la puissance et la précision de ces outils attirent des clients politiques.

L’urgence d’une riposte démocratique

Ce panorama inquiétant ne menace pas seulement la vie publique. Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans la radicalisation et l’extrémisme violent, comme l’a remarquablement démontré la Commission royale10 mise en place par la Nouvelle-Zélande après l’attentat de Christchurch. Ils jouent également un rôle dans les phénomènes de haine en ligne, dans le succès des théories conspirationnistes, probablement même dans des phénomènes de harcèlement.

En matière de vie publique, ils posent de nouvelles questions d’une complexité sans égale. Et les fausses solutions abondent, simples et radicales.  En particulier la tentation, absurde, de “nettoyer” la toile de la haine, de l’erreur ou de la colère, par la censure ou par une improbable police de la pensée. Non seulement ces réponses sont absolument inefficaces, puisque le problème ne vient pas de la parole violente mais de ce nouvel espace public de débat, artificiel et cloisonné, qui isole puis radicalise, mais elles menacent à leur tour les fondements de la démocratie et de l’état de droit. La liberté d’expression est un des droits les plus précieux de l’homme, comme le rappelle notre propre Constitution. Elle ne saurait être la variable d’ajustement pour contrer ces nouveaux périls. Ce problème systémique appelle des réponses systémiques. Le nœud gordien se trouve dans la conception même de ces services numériques, pilotés par un modèle économique bien particulier, celui de l’économie de l’attention. Pour résoudre le problème, il faudra une transformation profonde de la conception de ces services, qui fera nécessairement évoluer leurs modèles économiques. Le chemin a commencé, et la France y tient son rôle, dans sa contribution à la conception du “Digital Service Act” que prépare la Commission européenne, par exemple, tout comme avec l’Appel de Christchurch lancé avec la Nouvelle-Zélande. Mais il sera encore long, et demandera une réelle compréhension de la nature des problèmes, une grande créativité juridique, et beaucoup de détermination politique.

Notes

2 – Jean-Louis Missika est Visiting Senior Fellow, London School of Economics ; Henri Verdier est Ambassadeur pour les affaires numériques, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

3 – Lire le protocole rédactionnel de la revue Telos, qui en a la propriété intellectuelle : https://www.telos-eu.com/fr/protocole-redactionnel/ .

8 – Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, Seuil/La République des idées, 2006.

De quoi le nom de Le Pen est-il le nom ?

Le nom de Le Pen est indissolublement associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Après en avoir parcouru l’histoire et les effets politiques dans la 2e moitié du XXe siècle, André Perrin montre en quoi cette association fonctionne aujourd’hui comme une forme de censure. Elle permet en effet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position soupçonnée, même de très loin, de ressembler quelque peu au discours du Front national, et, bien au-delà, de discréditer en les rejetant hors-rationalité tout propos et toute personne qui, par malheur, seraient cités par ce mouvement.

Ce texte est une version de l’article récemment publié (n° 319, mars 2018) par la revue québecoise Liberté http://revueliberte.ca/en-kiosque/ dans le cadre d’un dossier intitulé « Avec ou contre nous » consacré à des figures controversées – certaines jouant le rôle d’« épouvantail » politique destiné à paralyser la réflexion. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.
Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Liberté de parole et politiquement correct

Nous vivons, en France comme au Canada, dans un de ces pays, pas si nombreux sur la planète, qu’on appelle démocratiques. On veut généralement dire par là des États de droit dans lesquels de multiples libertés sont garanties par les institutions, à commencer par la liberté d’expression : en usant de celle-ci, nous ne risquons pas d’être emprisonnés, torturés ou exécutés. De cela, nous devons assurément nous féliciter. Ce constat ne doit pourtant pas dissimuler que ce régime, pour enviable qu’il soit, est, comme le dit Pierre Manent, celui d’une « liberté surveillée ». La parole y est en principe totalement libre puisque aucune censure préalable ne s’exerce sur elle. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, intégré au préambule de la Constitution de la Ve République, dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cependant, en l’absence de censure juridique, s’y exerce une censure plus insidieuse, celle qui, par le truchement de divers procédés d’intimidation, conduit à l’autocensure. Le nom générique de cette censure nous est venu d’outre-Atlantique : c’est le politiquement correct qui se caractérise par une double intrusion de la morale, ou plutôt du moralisme, dans le débat intellectuel comme dans le débat politique. Intrusion d’une morale de l’intention d’abord : ce que vous dites est honteux parce que vous ne pouvez le dire qu’en poursuivant des objectifs méprisables, poussé que vous êtes par des intérêts égoïstes ou des passions tristes ; intrusion d’une morale conséquentialiste ensuite : ce que vous dites est scandaleux parce qu’en le disant vous faites le jeu de X ou de Y. En France, X ou Y porte un nom, celui de Le Pen. Il faut donc dire quelques mots de ce sulfureux personnage dont le patronyme a servi à créer le substantif de lepénisation et le syntagme de « lepénisation des esprits ».

 Jean-Marie Le Pen : bref rappel d’une carrière politique

Jean-Marie Le Pen est apparu sur la scène politique française au milieu des années 50 lorsqu’il fut élu député à l’âge de 28 ans sur la liste poujadiste1. Il avait été auparavant un président de la corporation des étudiants en droit de Paris enclin à faire le coup de poing contre les communistes. Officier parachutiste en Indochine, puis en Algérie, il fut accusé d’y avoir pratiqué la torture, sans que la chose fût clairement établie. Au milieu des années 60, il participe activement à la campagne électorale de Tixier-Vignancour contre le général de Gaulle, puis disparaît de la scène politique jusqu’en 1972, date à laquelle il est choisi par le mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau pour présider un nouveau parti à vocation électorale qui en serait comme la vitrine légaliste, le Front National. Même s’il fréquente d’anciens collaborateurs, Le Pen n’est pas un fasciste : avant tout anticommuniste, antigaulliste, populiste et conservateur, libéral en économie, il fait figure de modéré à côté des activistes d’Ordre Nouveau et n’a rien d’un séditieux : dès sa création, le nouveau parti s’inscrira dans l’ordre des institutions républicaines. Pendant 12 ans le Front National n’obtiendra que des scores dérisoires aux différentes élections, le plus élevé étant celui de 1,32 % aux élections législatives de 1973. Son ascension commence après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, donc de l’accession de la gauche au pouvoir, favorisée par le nouveau président qui cherchait ainsi à déstabiliser la droite tout en limitant les risques de défaites électorales2, et elle se poursuivra continûment jusqu’à l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen, devançant le candidat de la gauche, se qualifiera pour le second tour. Nettement battu par Jacques Chirac qui obtient plus de 82% des voix, il se représente en 2007 et ne parvient qu’en quatrième position au premier tour avec un peu moins de 10,5 % des voix. En 2011, il laisse la présidence de son parti à sa fille Marine. Celle-ci accentue de façon décisive l’évolution du Front national vers des positions antilibérales, antieuropéennes, antiaméricaines, protectionnistes et populistes : intervention de l’État dans l’économie, refus des privatisations des entreprises publiques, abrogation de la loi assouplissant le code du travail, augmentation du SMIC, revalorisation du traitement des fonctionnaires, retour à la retraite à 60 ans, sortie de l’euro, sortie de l’Otan. À l’exception de la question de l’immigration, son programme ne se distingue que par des nuances de celui de la gauche « radicale » de Jean-Luc Mélenchon. Encore faut-il noter que sur cette question, la « préférence nationale » qu’elle revendique rejoint les positions qui étaient celles du parti communiste français au début des années 80 lorsque son secrétaire général pouvait écrire dans L’Humanité : « la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables »3. À l’époque, le parti communiste pouvait encore revendiquer le titre de « premier parti de France ». Aujourd’hui c’est sur le Front national que se portent les voix de la majorité des ouvriers4.

L’opération de lepénisation

Si donc le nom de Le Pen continue à jouer le rôle de repoussoir, c’est bien moins en raison de la réalité sociale et politique du Front national que de la personnalité de son ancien chef. Celui-ci, qui a toujours envisagé son action politique sur un mode tribunitien, c’est-à-dire sans ambitionner d’exercer réellement le pouvoir politique, a multiplié les provocations sous forme de déclarations, souvent à connotation antisémite, la plus célèbre étant celle qui faisait des chambres à gaz « un détail dans l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Que sa fille l’ait exclu en 2014 du parti qu’il avait fondé pour une de ces « petites phrases », qu’elle ait elle-même déclaré que ce qui s’était passé dans les camps nazis était « le summum de la barbarie », n’y a rien changé : le nom de Le Pen demeure associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Cette association permet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position qui se trouve, sous une forme ou sous une autre, dans le discours du Front national. Cette « nazification » a d’abord été une arme de destruction massive de la gauche contre la droite, mais elle vise désormais, au-delà du clivage traditionnel de la gauche et de la droite, tous ceux qui considèrent que l’immigration n’est pas seulement une chance pour la France, mais qu’elle pose des problèmes, ceux qui expriment des inquiétudes devant la montée de l’islam et les tendances sécessionnistes d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane, ceux qui persistent à penser que la première tâche qui incombe à l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, exigence désormais stigmatisée comme « sécuritaire », ceux qui manifestent leur attachement à leur patrie, à leur nation, à leur culture, à leurs traditions ou à la laïcité, désormais dénoncée comme « islamophobe ». Ainsi la philosophe Élisabeth Badinter qui avait déploré que la gauche ait abandonné à Marine Le Pen la défense de la laïcité, s’est-elle vue accusée de défendre une « laïcité lepénisée »5, xénophobe et raciste. En 1989 déjà, l’avocate Gisèle Halimi, autre grande figure d’une gauche attachée à la laïcité, avait quitté SOS Racisme pour des raisons analogues. Plus récemment le philosophe Michel Onfray, qui s’est toujours réclamé de la gauche radicale, avait répondu dans un entretien consacré aux effets produits par la diffusion de la photo d’un enfant Kurde mort sur une plage turque qu’une photographie pouvait toujours, en fonction de la légende qui l’accompagnait, faire l’objet d’une manipulation : cela lui valut aussitôt un éditorial du journal Libération intitulé : « Comment Michel Onfray fait le jeu du FN »6. En mars 2011, Le Nouvel Obs consacrait sa couverture aux « Néo-réacs, agents de décontamination de la pensée du FN ». En septembre 2012, il poussait le bouchon un peu plus loin en la consacrant aux « Néo-fachos et leurs amis » : l’écrivain Alain Finkielkraut et la journaliste Élisabeth Lévy y étaient amalgamés avec le militant d’extrême-droite Alain Soral ainsi qu’avec un site américain proche du Ku-Klux-Klan… Et la disqualification par lepénisation ne frappe pas seulement les intellectuels français d’origine européenne, mais aussi ceux qui sont issus de l’immigration arabo-musulmane dès lors qu’ils prennent au sérieux la question de l’immigration ou combattent l’islamisme. Ainsi Malika Sorel-Sutter, intellectuelle née de parents algériens, qui fut membre du Haut-Conseil à l’intégration, se vit-elle imputer des « déclarations racistes » par quoi elle serait « proche des thèses du FN »7. De même l’écrivain algérien Boualem Sansal, désigné comme l’ « idiot utile des ennemis de son peuple », se voit-il reprocher de voler « au secours de Le Pen »8. Tout aussi significatif est le cas de Jeannette Bougrab, femme politique d’origine algérienne, ancienne présidente de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité). Elle avait déclaré dans une interview : « Je ne connais pas d’islamisme modéré »9, proposition dont on pouvait penser qu’elle allait de soi dans un contexte où on nous enjoint régulièrement de ne pas confondre l’islam, religion de paix et de tolérance, avec l’islamisme, qui en est la contrefaçon et la perversion violente. Or cette déclaration suscita un tollé, le journal Le Monde jugeant ses propos « très virulents »10 et le site oumma.com l’accusant de « faire la courte échelle »11 au Front national.

En 1984 Laurent Fabius, premier ministre socialiste de François Mitterrand, disait que Le Pen apportait « de fausses réponses à de vraies questions »12. Cette proposition était juste. L’immigration et l’intégration sont de vraies questions. Les réponses de Le Pen – fermeture des frontières, immigration zéro – étaient de fausses réponses parce qu’à la fois inhumaines et inapplicables. Or toute une partie de la gauche récuse la formule de Fabius au motif qu’elle reviendrait à « intégrer les mots de l’adversaire ». L’éditorialiste Bruno Roger-Petit écrit ainsi : « Il est temps que les socialistes sortent de la formule posée par Laurent Fabius […] L’extrême-droite par nature ne pose jamais de bonnes questions »13. Ainsi, de ce que l’extrême-droite apporte de mauvaises réponses ou de ce qu’elle pose mal les questions qu’elle pose, on croit pouvoir conclure que ces questions ne se posent pas et ne doivent pas être posées. Cette hétérogénéité établie entre l’extrême-droite et toute forme de rationalité a une double conséquence. D’une part, dès lors que l’extrême-droite se réclame d’un intellectuel, fût-ce en le citant, celui-ci se retrouve exclu de la rationalité et rejeté du côté de la « lepénité ». C’est ainsi que Marine Le Pen ayant utilisé pour faire un discours sur l’écologie un texte de l’essayiste Hervé Juvin, étranger au Front national mais édité chez Gallimard par Marcel Gauchet, un journal écologiste a pu titrer : « Quand le FN s’inspire d’un intellectuel édité par le libéral Marcel Gauchet » et accuser ce dernier de « banaliser les idées identitaires et d’extrême-droite »14. Tout intellectuel dont Le Pen reprend un mot se trouve, ipso facto, lepénisé. D’autre part, il suffit qu’un Le Pen, le père ou la fille, prononce un mot pour que celui-ci soit frappé d’interdit et que soient stigmatisés ceux qui persisteraient à l’utiliser.

On voit alors sans peine de quoi le nom de Le Pen est le nom : il est le nom de la nouvelle censure, le nom qui permet d’intimider l’adversaire, de sidérer sa parole et d’interdire le débat.

Notes

1Le poujadisme est un éphémère mouvement, d’abord syndical, puis politique, de défense des artisans et petits commerçants menacés par le développement des grandes surfaces, qui naquit en 1953 d’une révolte antifiscale, connut un spectaculaire succès aux élections de 1956 et disparut complètement en 1958 avec l’avènement de la Ve République.

2 – Ce que Roland Dumas, l’un de ses proches dont il fit son ministre des affaires étrangères, puis nomma président du Conseil constitutionnel, a confirmé sans la moindre vergogne le 4 mai 2011 à l’émission télévisée « Face aux Français » sur France 2.

3 – Georges Marchais L’Humanité 6 janvier 1981.

4Alors qu’au début des années 1980, 70% des ouvriers votaient à gauche et que le vote en faveur du Front national était inexistant, 43% des ouvriers ont voté pour ce parti aux élections régionales de 2015, 37% d’entre eux ont porté leur voix sur Marine Le Pen au 1er tour des présidentielles de 2017 et 56% au second tour. Dès le mois de mai 2011, Terra Nova, un « think-thank » proche du parti socialiste, avait pris acte de cette désertion des classes populaires dans une note où l’on pouvait lire ceci : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. » Et Terra Nova préconisait la constitution d’une nouvelle alliance électorale réunissant les diplômés, les jeunes, les minorités ethniques et les femmes. Autrement dit : puisque le peuple de gauche nous a fait faux bond, fabriquons un nouveau peuple de gauche.

5 – Jean Baubérot 30 septembre 2011.

6Libération 14 septembre 2015

7 – Gauchedecombat.net 24 novembre 2014.

8Algérie-Focus 20 juillet 2016.

9Le Parisien 3 décembre 2011.

10Le Monde 3 décembre 2011.

11 – 4 décembre 2011.

12 – Emission « L’heure de vérité » Antenne 2, 5 septembre 1984.

13Challenges 12 octobre 2015.

14 – Marie Astier Reporterre 12 avril 2017.

© André Perrin, revue Liberté ; Mezetulle, 2018

Les politiques selon Alain : mollusques attachés à leurs places

Alain juge les politiques, mollusques attachés à leurs places, dans un propos de 1910 qu’il fait bon relire aujourd’hui.

Le propos ci-dessous est initialement publié dans La Dépêche de Rouen et de Normandie. Alain est alors professeur de philosophie en khâgne au lycée Henri IV. Il n’est connu que par ses Propos et son enseignement. On voit qu’il menait ouvertement un combat politique.

Il est ami de Paul Painlevé, mathématicien, qui commence une carrière politique comme député en 1910. Aristide Briand (qui devait après la guerre de 14 se battre pour la paix avec l’Allemagne), dont Alain se moque ici, est alors président du conseil.

On trouve un éloge de Jaurès et de Painlevé dans un propos du 2/8/1910 qui s’achève ainsi :

« À coup sûr, à faire son métier de député, il [Painlevé] oubliera les sciences. Bah ! Il les réinventera quand il faudra. De tels hommes ne vieillissent point ; ils naissent tous les matins. Mais aussi il faut voir comme il saisit ce qu’on lui montre, toujours tout entier à ce qu’il fait, et à ce qu’il pense ; terrible discuteur, qui pense à ce que vous répondez. Discuteur sans mémoire. Soldat voltigeur, qui jette ses armes pour mieux courir à l’ennemi. »

***

Alain, Propos du 2 janvier 1911, Propos impertinents, Mille et une nuits, Fayard, 2002.

« LES MOLLUSQUES

« Il y a un roman de Dickens, La Petite Dorrit, qui n’est pas parmi les plus connus, et que je préfère à tous les autres. Les romans anglais sont comme des fleuves paresseux : le courant y est à peine sensible, la barque tourne souvent au lieu d’avancer ; on prend goût pourtant à ce voyage, et l’on ne débarque pas sans regret.

« Dans ce roman-là, vous trouverez des Mollusques de tout âge et de toute grosseur ; c’est ainsi que Dickens appelle les bureaucrates, et c’est un nom qui me servira. Il décrit donc toute la tribu des Mollusques et le Ministère des Circonlocutions, qui est leur habitation préférée. Il y a donc de gros et puissants Mollusques, tel Lord Decimus Tenace Mollusque, qui représente les Mollusques à la Haute Chambre, et qui les défend quand il faut et comme il faut ; il y a de petits Mollusques aux deux chambres, qui ont charge, par des Oh ! et des Ah !, de figurer l’opinion publique, toujours favorable aux Mollusques. Il y a des Mollusques détachés un peu partout, et enfin un grand banc de Mollusques au Ministère des Circonlocutions. Les Mollusques sont très bien payés, et ils travaillent tous à être payés encore mieux, à obtenir la création de postes nouveaux où viennent s’incruster leurs parents et alliés ; ils marient leurs filles et leurs sœurs à des hommes politiques errants, qui se trouvent ainsi attachés au banc des Mollusques, et font souche de petits Mollusques ; et les Mollusques mâles, à leur tour, épousent des filles bien dotées, ce qui attache au banc des Mollusques le riche beau-père, les riches beaux-frères, pour la solidité, l’autorité, la gloire des Mollusques à venir. Ces travaux occupent tout leur temps. Ne parlons pas des papiers innombrables qu’ils font rédiger par des commis, et qui ont pour effet de décourager, de discréditer, de ruiner tous les imprudents qui songent à autre chose qu’à la prospérité des Mollusques et de leurs alliés.

« Le même jeu se joue chez nous, et à nos dépens. Mollusques aux Chemins de Fer, aux Postes, à la Marine, aux Travaux Publics, à la Guerre ; alliés des Mollusques au Parlement, dans les Grands Journaux, dans les Grandes Affaires ; mariages de Mollusques, déjeuners de Mollusques, bals de Mollusques. S’allier, se pousser, se couvrir ; s’opposer à toute enquête, à tout contrôle ; calomnier les enquêteurs et contrôleurs ; faire croire que les députés qui ne sont pas Mollusques sont des ânes bâtés, et que les électeurs sont des ignorants, des ivrognes, des abrutis. Surtout veiller à la conservation de l’esprit Mollusque, en fermant tous les chemins aux jeunes fous qui ne croient point que la tribu Mollusque a sa fin en elle-même. Croire et dire, faire croire et faire dire que la Nation est perdue dès que les prérogatives des Mollusques subissent la plus petite atteinte, voilà leur politique. Ils la font à notre nez, jugeant plus utile de nous décourager que de se cacher, produisant de temps en temps un beau scandale afin de nous prouver que nous n’y pouvons rien, que l’électeur ne peut rien au monde, s’il n’adore le Mollusque, que le député ne peut rien au monde, s’il n’adore le Mollusque. Ils feront de Briand un Dieu, et de Painlevé un brouillon et un écervelé ; ils perdront enfin la République si elle refuse d’être leur République. Ce qu’un très grand Mollusque exprimait récemment, en disant, à un déjeuner de Mollusques : ‘Dans cette décomposition universelle, dans cette corruption, dans cette immoralité, dans ce scepticisme, dans cette incompétence qui s’infiltrent partout, je ne vois que l’Administration qui tienne encore ; et c’est Elle qui nous sauvera.' »

Le monde magique de la politique

Soit un jeune homme, pris dès la sortie de l’enfance dans la vie politique, n’ayant pas d’autre monde que celui de ses relations, toujours nourri, logé, voituré, sans avoir rien à faire pour obtenir ce que les autres obtiennent par leur travail : quel peut bien être son rapport au réel ?

Bourgeois et prolétaires selon Alain

Marx distingue le bourgeois qui est propriétaire des moyens de production, et le prolétaire qui lui vend sa force de travail. Alain subvertit cette distinction, pour opposer deux types de rapport au monde radicalement différents1. Le bourgeois agit par signes, comme l’enfant qui pleure ou crie pour obtenir ce qu’il désire : la baguette magique des contes, qui transforme une citrouille en carrosse, dit la vérité de l’enfance. Un bourgeois absolu ne rencontrant jamais l’obstacle des choses vivrait dans un monde magique où il suffit de demander pour avoir. Au contraire le prolétaire – dont le manœuvre est le type – n’attend pas que les choses lui obéissent : il agit sur elles par son travail. Il faut que nous soyons en quelque façon prolétaires, c’est-à-dire confrontés à la nécessité extérieure, pour sortir de l’enfance et apprendre à distinguer le rêve et la réalité, c’est-à-dire comprendre qu’aucune menace ou aucune séduction ne peut fléchir le réel. Et pour aller jusqu’au bout de son paradoxe, Alain fait du mendiant le type même du bourgeois, proposition que nous pouvons inverser pour retrouver Marx : le bourgeois comme le mendiant obtient ce qu’il désire du travail des autres. Chacun de nous, prenant cette distinction comme instrument d’analyse, peut se demander en quoi il est bourgeois ou prolétaire, c’est-à-dire comment il se rapporte au réel : s’il rêve ou s’il est bien éveillé.

Qu’est-ce qui fait de nous des bourgeois ?

Ayant été enfants avant que d’être hommes, comme le rappelle Descartes, nous gardons en effet tous en nous une part de bourgeoisie. Or beaucoup de métiers manuels ont disparu. Nous nous rapportons au monde par la médiation de la société : ainsi l’argent est un signe qui nous permet de nous procurer du pain que nous n’avons pas fait nous-mêmes. Nous nous heurtons à la nécessité extérieure par le biais des institutions sociales, et non plus directement. Il est rare qu’on mange des racines comme autrefois, mais on fait la queue pour obtenir sa carte de chômeur. La civilisation nous embourgeoise, et il faut que nous nous en réjouissions : elle nous libère parce qu’elle nous évite de subir la nécessité extérieure. Mais il est inévitable que nous risquions ainsi de nous couper du réel et que nous prenions nos rêves pour la réalité, d’autant plus que les progrès techniques les plus extraordinaires nourrissent les croyances magiques, puisqu’ils nous permettent de produire des effets sans que nous sachions comment : il suffit d’appuyer sur une touche. Je ne dis rien des ravages de l’informatique et du virtuel. L’homme n’est plus alors qu’un enfant gâté.

L’esclavage des passions

Descartes demande, à la manière des Anciens, que nous nous exercions à ne pas croire que nous avons le pouvoir de nous offrir tout ce que nous désirons. Et il ajoute

[…] « qu’il est besoin à cet effet d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée ; dont la raison est que nos appétits et nos passions nous dictent continuellement le contraire ; et que nous avons tant de fois éprouvé dès notre enfance, qu’en pleurant, ou commandant, etc., nous nous sommes faits obéir par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous désirions, que nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n’était fait que pour nous, et que toutes choses nous étaient dues. En quoi ceux qui sont nés grands et heureux, ont le plus d’occasion de se tromper ; et l’on voit aussi que ce sont ordinairement eux qui supportent le plus impatiemment les disgrâces de la fortune. Mais il n’y a point, ce me semble, de plus digne occupation pour un philosophe, que de s’accoutumer à croire ce que lui dicte la vraie raison, et à se garder des fausses opinions que ses appétits naturels lui persuadent »2.

Les enfants gâtés de la politique

Il est difficile d’être philosophe, c’est-à-dire de ne pas oublier le principe de réalité. Imaginons un jeune homme pris dès la sortie de l’enfance dans la vie politique, n’ayant pas d’autre monde que celui de ses relations, toujours nourri, logé, voituré, et obéi, n’ayant rien à faire pour obtenir ce que d’autres obtiennent par leur travail, ignorant même le prix du pain. Il a beau vieillir, il est toujours comme l’enfant dont parlent Descartes et Alain. Comme lui il se donne beaucoup de peine pour agir par signes sur les autres hommes, mais il n’a aucun rapport aux choses ; il ne se sait pas coupé du monde. Ne supposons donc pas qu’il est malhonnête s’il va de soi pour lui que nourriture, logement, voiture, avions, lui soient dus. Il peut fort bien vivre lui-même et sa famille grâce à l’argent public sans savoir qu’il vole. Et son adversaire politique, qui a la même vie infantile que lui, peut imaginer un monde où il ne serait plus nécessaire de travailler pour vivre.

Notes

1 – Voir par ex. et entre autres les textes d’Alain : Les Dieux, chap. 6 ; Les Idées et les âges, L. 7. Voir le site de l’Université conventionnelle, atelier « Lire Alain ».

2 – Descartes, lettre à Reneri pour Pollot, avril mai 1638, au numéro 2, où Descartes donne une explication détaillée de la troisième maxime de la célèbre morale par provision de la 3e partie du Discours de la méthode.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2017