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Déconstruire, dit-elle

Il y a un peu plus d’un an était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture1, colloque que la bonne presse s’était empressée de condamner avant même sa tenue2. Les pourfendeurs de ce mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. Pour y faire écho, Anne-Emmanuelle Berger, « professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, ont été les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture3. André Perrin a écouté l’émission.

On se souvient sans doute qu’au début du mois de janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, colloque dont la bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour en instruire le procès, le juger et le condamner4. Ainsi, deux jours avant son ouverture, le 5 janvier, Le Monde publiait une tribune dans laquelle 74 universitaires expliquaient « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ». Dans les jours qui suivirent le colloque, trois autres articles du même quotidien validèrent la préscience de nos 74 universitaires : ce que les précurseurs tenaient d’un savoir transcendantal, les suiveurs purent le confirmer d’un savoir empirique. Mais cela ne suffisait pas et les pourfendeurs du mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. C’est ce qui vaut à deux d’entre eux, Anne-Emmanuelle Berger, « Professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, d’être les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture.

Celle-ci s’ouvre sur un épisode comique. À peine sa productrice a-t-elle donné la parole à la coorganisatrice du bon colloque que celle-ci sort l’artillerie lourde : « Le syntagme Déconstruire la déconstruction est, en fait, emprunté à Éric Zemmour ». Un peu sonnée, Géraldine Muhlmann, qui n’a manifestement pas l’habitude d’être présentée comme une émule d’Éric Zemmour, réagit : « Il faut que je rectifie parce que je crois que … Déconstruire la déconstruction, c’est le titre de notre émission … »5. Anne-Emmanuelle Berger la rassure en lui disant qu’elle ne doute pas de la pureté de ses intentions, mais cela ne suffit pas et la productrice d’Avec philosophie, visiblement ébranlée, reviendra d’elle-même sur le sujet à la 41e minute en confessant, penaude : « Je ne me souvenais pas du tout que c’était une expression d’Éric Zemmour ». Personne n’aura la cruauté de lui répondre que les grands esprits se rencontrent … Reste à savoir si l’épisode a été utile à Mme Berger : s’est-elle rendu compte que tirer argument contre une expression de ce qu’elle a été utilisée par Zemmour, alors que la même expression l’a été aussi par quelqu’un qui est aux antipodes de Zemmour, c’est faire exploser son argument en plein vol ?6 La suite va montrer que non.

Le pluralisme étant la règle du service public, et celle de France Culture en particulier, Géraldine Muhlmann passe un bref extrait (1 minute) d’une interview de Nathalie Heinich (de 25’12’’ à 26’’12’). La sociologue y expose que, selon une étude publiée par l’Observatoire du décolonialisme7, 50% des intitulés des activités universitaires – colloques, journées d’études, séminaires, ateliers – comportent des termes empruntés au wokisme et que cette vague théorique s’accompagne, sur le plan pratique, de la cancel culture, venue des États-Unis, qui consiste à priver de parole, par des actions militantes, ceux qui ne pensent pas dans cette ligne. La productrice demande alors à Mme Berger de réagir à ce propos :

« Comment réagissez-vous à ce propos de Nathalie Heinich qui suggère que des gens en France n’arriveraient pas à mener leurs travaux parce qu’ils seraient confrontés à une chape de plomb woke ? »

C’est seulement à la fin d’une tirade qui s’étend de 26’32’’ à 32’ qu’Anne-Emmanuelle Berger répond à la question qui lui a été posée et elle le fait dans les termes suivants :

« Moi, je ne suis pas partisane d’ailleurs des opérations coup de poing, si vous voulez, quand elles ont lieu, mais elles sont, je dirais grossies. Moi qui suis en France en Études de genre, je peux vous dire que les études de genre sont bien plus menacées d’être « cancelées », et l’ont été de tout temps et le sont encore, que la grande tradition philosophique ».

Mme Berger nous dit donc d’abord qu’elle n’est pas favorable aux actions violentes de commandos, sans aller toutefois jusqu’à les condamner fermement, ni même mollement ; ensuite que ces actions ont été exagérées par ceux qui en ont été victimes ; enfin que les véritables victimes de la « cancel culture », les plus menacées, ce sont elle et ses semblables, les spécialistes des études de genre. Pour autant, elle ne nous donne pas le moindre exemple des persécutions qu’elle a subies. En 2017, il s’était trouvé 1937 intellectuels « progressistes » pour signer une pétition réclamant que le prix Pétrarque soit retiré à Nathalie Heinich au motif qu’elle serait homophobe et antiféministe. Mme Berger a-t-elle dû supporter une semblable cabale ? Une douzaine d’années plutôt, une pétition de même nature avait été signée pour demander qu’Alain Finkielkraut fût chassé de France Culture ; trois ans plus tard, des centaines d’universitaires demandaient une « enquête approfondie » contre l’historien Sylvain Gouguenheim8 ; en 2014, 230 intellectuels et universitaires appelaient à boycotter les Rendez-Vous de Blois pour protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale. Quels sont les professeurs d’études de genre qui ont dû subir la même chose, et de la part de qui ? Quels sont les noms des intellectuels « conservateurs » ou « réactionnaires » qui ont pétitionné pour demander leur exclusion de l’université, de la radio, de la télévision ? Où peut-on lire leurs pétitions ? Des activistes ont empêché par la violence que Sylviane Agacinski, accusée elle-aussi d’homophobie, puisse donner une conférence à l’université de Bordeaux, d’autres qu’Alain Finkielkraut puisse le faire à Sciences Po, le linguiste Jean Szlamowicz a été interdit de conférence dans sa propre université, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont vu leurs conférences empêchées ou perturbées par la violence à Lille, à l’université de Genève, à Bruxelles où elles ont été injuriées et aspergées d’excréments par des activistes qui les accusaient de « transphobie » : où et quand un spécialiste d’études de genre a-t-il été victime de cette « cancellisation » ? Mme Berger ne nous le dit pas – et pour cause.

Cependant, cette « réponse » à la question de Géraldine Muhlmann a été précédée d’un développement particulièrement instructif dont je résume les trois moments. Le premier prend la forme d’une reductio ad zemmourium :

« Natalie Heinich parle d’idéologie identitaire et, comme je le disais au début de l’émission, le slogan Déconstruire la déconstruction relève justement d’une idéologie identitaire qui est l’idéologie identitaire de la francité, de la rationalité française pure, encore une fois l’expression vient de Zemmour ».

Dans un second temps, Mme Berger explique que la déconstruction est combattue comme « le parti de l’étranger ». Elle est vue, ce qui est paradoxal, comme venant des États-Unis. Aux États-Unis, dans les années 90, un procès avait déjà été fait à ladite déconstruction par des médias conservateurs qui lui attribuaient l’origine de ce qu’on appelait alors non pas le wokisme, mais la political correctness. Autrement dit, Nathalie Heinich reproduit un discours qui vient de l’étranger, d’un de « ces étrangers honnis », en l’occurrence l’Amérique.

Plusieurs arguments se télescopent étrangement dans ce passage confus. Nathalie Heinich ayant rappelé que la cancel culture est d’origine américaine, ce qui est difficilement contestable, et des médias conservateurs américains ayant attribué à la déconstruction l’origine du wokisme, la sociologue est à la fois convaincue d’antiaméricanisme, puisqu’elle n’aime pas la cancel culture, et de philoaméricanisme, puisqu’elle reproduit un discours américain, mais, semble-t-il, dans une version conservatrice, pour ne pas dire « trumpiste ». Cependant, la xénophobie de Nathalie Heinich et de ses semblables ne s’arrête pas à la haine de l’Amérique, elle va beaucoup plus loin comme le montre le troisième moment de l’argumentaire qui vaut la peine, lui, d’être reproduit textuellement :

« Dans La pensée 68, donc, l’ouvrage commis par Luc Ferry et Alain Renaut, il est question là encore des origines étrangères de cette pensée contemporaine décriée, du nietzschéisme de Foucault, du heideggerianisme de Derrida, du freudisme de Lacan, du marxisme de Bourdieu, autrement dit tous ces Allemands ou ces Juifs allemands qui font revenir le spectre de 68 et, vous le savez, la figure iconique de 68, c’était Dany Cohn-Bendit, justement un Juif allemand etc. À cela s’ajoute à mon avis, et c’est pour cela qu’on a fait de la déconstruction encore une fois la super figure de cet hôte indésirable, de ce virus étranger qui attaque le corps propre, s’ajoute à tout cela le fait que Derrida, même si on ne le dit pas directement, est un penseur qui vient de ladite périphérie, c’est-à-dire d’Algérie, qui est juif, etc., et qui donc porte sur lui en quelque sorte toutes les marques d’un étranger ».

Dans l’ouvrage de Ferry et Renaut, les chapitres consacrés aux penseurs qui ont, selon ses auteurs, inspiré la « pensée 68 » s’intitulent : Le nietzschéisme français (Foucault), L’heideggerianisme français (Derrida), Le marxisme français (Bourdieu) et Le freudisme français (Lacan). Ainsi, rappeler dans le titre d’un chapitre que Derrida a été un grand lecteur de Heidegger ou que le psychanalyste Lacan a subi l’influence du fondateur de la psychanalyse, qui était lui aussi « Allemand », cela revient à dénoncer le parti de l’étranger et c’est faire preuve de germanophobie. C’est en quelque sorte se comporter comme Mélenchon lorsqu’il tweete à l’intention d’Angela Merkel : « Maul zu, Frau Merkel ! »9 ou lorsque sur son blog, il traite la députée européenne Ingeborg Grässle de « caricature de boche de bande dessinée »10. Mais c’est bien pire encore car, parmi ces Allemands, il y a des Juifs, des Juifs allemands qui ont préparé mai 68 et dont le rejeton iconique est Daniel Cohn-Bendit, lui aussi Juif allemand, comme par hasard ! Tout s’explique ! Ferry et Renaut ne sont pas seulement germanophobes, ils sont antisémites. Et puis, cerise sur le gâteau, Derrida est lui-même un Juif qui vient d’Algérie, un Juif séfarade. La preuve n’est-elle pas rapportée que ceux qui critiquent sa philosophie de la déconstruction sont des xénophobes, anti-arabes et antisémites ?

Personne ne songe à faire observer à Mme Berger qu’Éric Zemmour a en commun avec Jacques Derrida d’être un Juif originaire d’Algérie et de lui demander si, au fond, ce n’est pas cela qu’on lui reproche, « même si on ne le dit pas directement ».

Rendons justice à Denis Kambouchner. Après la diatribe de Mme Berger, il prend la parole pour dire que, tout hostile qu’il est au livre de Ferry et Renaut, il n’y a rien trouvé ni contre l’Étranger, ni contre le Juif. Il faut remercier Denis Kambouchner d’avoir sauvé l’honneur. Mais il faut aussi remercier Anne-Emmanuelle Berger de nous avoir donné une aussi belle illustration de la nature, de la méthode et des vertus de cette pensée déconstructrice dont elle fait la promotion et dont elle est une des plus éminentes représentantes.

Notes

1 – [NdE] Les Actes de ce colloque sont actuellement en voie de publication. On peut écouter l’intégralité des enregistrements sur le site de l’Observatoire du colonialisme et des dérives identitaires : https://decolonialisme.fr/les-conferences-du-colloque-que-reconstruire-apres-la-deconstruction-les-enregistrements/

4 – [NdE] Voir les références notes précédentes.

5 – [NdE] Effectivement, le titre de l’émission a changé comme on peut le constater sur le site de France Culture (voir le lien note 3).

6 – On pourrait penser à la réfutation socratique par l’argument  et oppositum (cf. Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon). Mais Mme Berger n’est manifestement pas lectrice de Platon : à 45’18’’, elle fait remonter à Kant le refus de la doxa et de l’argument d’autorité …

7 – Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4% » https://decolonialisme.fr?p=3590 .

8 – [NdE] voir sur le site d’archives « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html repris par André Perrin dans Scènes de la vie intellectuelle en France, Paris : Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

9 – Le 7 décembre 2014.

10 – Le 8 décembre 2014.

Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ?

Sur le dénigrement du colloque « Après la déconstruction ». Le retournement victimaire

Le colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture (Sorbonne 7 et 8 janvier 2022)1 est l’objet d’une campagne de dénigrement qui a commencé avant même sa tenue et qui se poursuit encore aujourd’hui. André Perrin s’interroge plus particulièrement sur la qualification de « maccarthysme soft »2. Il se trouve pourtant qu’aucun des intervenants n’a appelé à censurer qui que ce soit et que, en revanche, deux d’entre eux sont visés par de tels appels. « Et si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France ». La liste, fort longue et pourtant incomplète, que dresse André Perrin de ces dénonciations et obstructions resterait comique si elle n’illustrait pas l’usage de plus en plus répandu et inquiétant du procédé de retournement victimaire3 . Sont accusés de « maccarthysme » ceux qui précisément en sont les victimes.

Avant le colloque : juger et condamner ce qui n’a pas encore eu lieu

Les 7 et 8 janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture. La bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour le juger et le condamner. Libération avait publié le 17 décembre 2021 et le 5 janvier 2022 deux articles venimeux destinés à dire tout le mal qu’il fallait en penser. Du haut de son magistère, le journaliste Simon Blin s’y employait, sans rire, à enseigner aux universitaires renommés invités à y intervenir que chez Derrida la déconstruction « ne signifie pas qu’il faut tout démolir ». Le Monde n’était pas en reste qui, après avoir publié le 28 décembre une tribune défendant la culture « woke », publiait le 5 janvier, deux jours donc avant l’ouverture du colloque, un texte signé par 74 universitaires expliquant « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ».

Vous vous demandez peut-être comment on peut savoir qu’un colloque qui n’a pas encore eu lieu a raté son objectif ? Quelle naïveté ! C’est comme si vous exigiez d’un critique de cinéma qu’il aille voir un film avant d’en rendre compte dans les colonnes du Monde : ne suffit-il pas pour ce faire de connaître son titre, son sujet, le nom du réalisateur et celui des acteurs ? Nos universitaires sont beaucoup plus malins que vous ne l’imaginez. Certains d’entre eux en avaient fourni la preuve, il y a une petite quinzaine d’années, en allant réclamer à la directrice de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil un exemplaire d’un livre de Sylvain Gouguenheim contre lequel ils avaient déjà signé et publié un manifeste4.

Après le colloque : on vous l’avait bien dit !

On ne s’étonnera donc pas que les autres articles publiés par Le Monde après le colloque, celui de Soazig Le Nevé le 8 janvier, celui de François Dubet le 10 janvier et celui de Jacob Rogozinski le 23 janvier aient confirmé la préscience de nos 74 universitaires. Tenons-nous en à la tribune de François Dubet intitulée « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », d’abord sur trois ou quatre points de détail, puis sur l’essentiel. Ce colloque, nous dit Dubet, a mobilisé à côté d’honorables conférenciers auxquels ils se sont mêlés, « les réseaux de l’extrême-droite ». Quels réseaux ? Sous quelle forme ont-ils été présents au colloque ? Par qui et comment ont-ils été mobilisés ? Quand et comment se sont-ils manifestés ? Les lecteurs du Monde ne le sauront évidemment pas, et pour cause ! Dubet impute ensuite à Mathieu Bock-Côté des « diatribes à la limite du racisme ».

Si les mots avaient encore un sens, on comprendrait que ce qui est « à la limite du racisme » n’a pas franchi cette limite et n’est donc pas raciste. Mais ce qu’il faut voir ici, c’est que ce genre d’astuce rhétorique permet de traiter subliminalement quelqu’un de raciste sans risquer de se voir sommé d’en apporter la preuve devant les tribunaux et sans s’exposer à être condamné pour diffamation, ce qui est habile à défaut d’être courageux. Dubet suggère encore que si Zemmour n’avait pas été mobilisé par sa campagne électorale, il aurait été invité au colloque en sa qualité d’« historien » (probablement pour y prononcer un éloge du Maréchal Pétain devant une Dominique Schnapper admirative …). On touche là au comble du grotesque.

La quasi-totalité des intervenants de ce colloque étaient des universitaires réputés dont le prestige et les titres académiques n’avaient rien à envier – c’est peu dire – à ceux de M. Dubet, ex-spécialiste de sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux. Seule une des douze tables-rondes a été ouverte, en qualité de « témoins », à des personnalités qui n’étaient pas invitées en tant qu’universitaires, même si elles n’étaient pas totalement étrangères à l’université, en l’occurrence Mathieu Bock-Côté qui n’est pas seulement éditorialiste, mais docteur en sociologie, discipline qu’il enseigne à l’université de Montréal, et Pascal Bruckner, romancier, essayiste, membre de l’académie Goncourt, mais aussi docteur en philosophie. Rien à voir donc avec Zemmour, simple journaliste amateur d’histoire. Enfin Dubet écrit : « Comment penser que c’est à l’État de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? », attribuant ainsi cette proposition à ses adversaires pour justifier l’accusation de « maccarthysme ». Là, il est démenti par un autre article du Monde qui rapporte correctement ce qui a été dit au colloque sur ce sujet. Je cite Soazig Le Nevé : « La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». Ce qu’elle réclame, ce n’est donc pas un contrôle politique des productions scientifiques, mais exactement le contraire : un contrôle scientifique de productions politisées.

Qu’est-ce qu’un « maccarthysme soft » ?

Venons-en maintenant à l’essentiel : l’accusation de maccarthysme, ou plus précisément de « maccarthysme soft ». Remarquons d’abord que l’adjonction de soft à maccarthysme relève d’une duplicité rhétorique analogue à celle du « à la limite du racisme » : elle permet d’utiliser des gros mots et de lancer des accusations invraisemblablement outrancières en toute impunité. Les CRS sont ainsi des SS soft et une mère de famille excédée qui donne une claque à un gamin insupportable pourrait être convaincue de nazisme light : la malchance de Jean Moulin, c’est d’être tombé sur des nazis un peu moins light ou un peu moins soft que les autres. Qu’est-ce en effet que le maccarthysme ? En période de guerre froide aux États-Unis, pendant deux ans, des commissions parlementaires ont enquêté sur des activités anti-américaines imputées à des communistes ou sympathisants communistes, réels ou supposés. Des fonctionnaires ont été écartés, des artistes inquiétés, parfois inculpés, condamnés et incarcérés et certains, privés d’emploi, durent s’exiler comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin ou encore Orson Welles. Quel rapport avec notre colloque ? Non seulement aucun intervenant n’a appelé à boycotter ou à censurer qui que ce soit, mais aucun nom d’un universitaire français vivant n’a été prononcé : il s’agissait de combattre le « wokisme », c’est-à-dire une idéologie, non de dénoncer des individus.

En revanche, il y avait parmi les intervenants du colloque deux personnes qui ont été récemment victimes de ce que Dubet appelle le maccarthysme soft : Jean Szlamowicz et Vincent Tournier.

Professeur de linguistique à l’université de Bourgogne, Jean Szlamowicz devait donner le 10 décembre 2019, dans sa propre université, une conférence intitulée « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Des activistes ont menacé de l’empêcher par la violence et le directeur de l’UFR l’a interdite en précisant à Szlamowicz que ses collègues ne souhaitaient pas qu’il puisse s’exprimer, ce en quoi il les approuvait.

Quant à Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble, il s’était opposé, comme son collègue Klaus Kinzler, professeur agrégé d’allemand, à l’usage du concept d’islamophobie, trop souvent utilisé pour interdire toute approche critique de l’islam. Cela leur avait valu des affiches placardées à l’entrée de Sciences Po où ils étaient traités d’islamophobes et de fascistes. Les activistes étudiants avaient été confortés par des professeurs de l’IEP, en particulier Gilles Bastin, professeur de sociologie, qui a rédigé un tweet déplorant que la « liberté d’expression » permette à « deux hommes blancs non musulmans » de contester la pertinence du concept d’islamophobie. Un rapport de 55 pages de l’Inspection générale de l’éducation et de la recherche avait pointé la responsabilité des activistes d’extrême-gauche et préconisé des sanctions à leur encontre. Traduits devant un conseil de discipline, ils ont tous été relaxés. En revanche, Klaus Kinzler s’était vu interdire par la directrice de l’lEP de Grenoble de s’exprimer dans les médias sur ce qui se passe dans cet établissement. Pour avoir enfreint cette interdiction, il vient d’être suspendu par ladite directrice et va être traduit devant un conseil de discipline.

Le retournement victimaire. Inventaire et contre-inventaire

Ainsi François Dubet accuse de maccarthysme ceux qui en sont précisément les victimes, mais sans donner le moindre exemple d’un acte de type maccarthyste dont ces victimes auraient été elles-mêmes coupables. Si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France et, à la différence de François Dubet, je suis, moi, en mesure d’en donner des exemples.

Inventaire

  • Le 25 mai 2002, une belle brochette d’intellectuels publiait dans Le Monde une tribune dans laquelle on pouvait lire : « les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ».
  • En juin 2005, un collectif d’Antillais conduit par Claude Ribbe déposait une plainte pour tenter de faire condamner par la justice l’historien Olivier Grenouilleau.
  • Le 8 décembre 2005, une soixantaine d’intellectuels, dont une vingtaine d’universitaires, adressaient une lettre au directeur de France Culture pour demander qu’Alain Finkielkraut soit chassé de son émission Répliques.
  • Au printemps 2008, des centaines d’universitaires signaient des pétitions pour dénoncer le médiéviste Sylvain Gouguenheim, demander une « enquête approfondie » contre lui et tenter de ruiner sa carrière universitaire.
  • Le 26 novembre 2008, c’est le sociologue Michel Wieviorka (avec qui François Dubet a écrit plusieurs livres) qui signait une tribune dans Télérama pour demander que Zemmour soit interdit de plateau sur Arte et poursuivi devant les tribunaux.
  • En 2012, ce sont 116 universitaires et écrivains qui contresignèrent une tribune d’Annie Ernaux pour demander – et obtenir – que Richard Millet soit chassé du comité de lecture de Gallimard.
  • En juillet 2014, il se trouva 229 intellectuels pour contresigner une tribune de Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis appelant à boycotter les Rencontres de Blois afin de protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale.
  • En 2018 le collectif Décoloniser les arts a tenté d’empêcher Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil de représenter le spectacle Kanata en l’accusant d’« appropriation culturelle ».
  • En mars 2019, une représentation des Suppliantes d’Eschyle qui devait avoir lieu à la Sorbonne est empêchée par la violence par des militants du CRAN et d’autres associations au motif de « blackface ».
  • Le 23 avril 2019, une conférence d’Alain Finkielkraut à Sciences Po est empêchée par une milice prétendument antiraciste et ne pourra être tenue, plus tard, que sous protection policière.
  • Le 24 octobre, c’est une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux qui doit être annulée sous la menace d’activistes qui l’accusent d’être une « homophobe notoire ».
  • Un mois plus tard, une formation sur la prévention de la radicalisation qui devait être animée les 21 et 22 novembre à l’université de Paris I a été annulée par le président à la demande de plusieurs universitaires qui accusaient le formateur, Mohamed Sifaoui, journaliste algérien condamné à mort par les islamistes et vivant en France sous protection policière, d’être un « islamophobe ».

N’en jetez plus, la coupe est pleine, direz-vous. Non, elle n’est pas pleine, il y a encore bien d’autres exemples, mais je ne voudrais pas lasser le lecteur. L’important est ceci : dans tous ces cas, les maccarthystes soft (ou hard, c’est selon) se réclament de la pensée « progressiste », c’est-à-dire de la mouvance intellectuelle dans laquelle s’inscrit M. Dubet.

Contre-inventaire

F. Dubet peut-il citer une seule pétition dans laquelle les organisateurs et conférenciers du colloque auraient appelé à chasser de son poste un de ces intellectuels qui usent eux-mêmes de ce procédé à l’endroit de ceux qu’ils qualifient de « réactionnaires » ? Non, il ne le peut pas parce que ce n’est jamais, absolument jamais, arrivé. Peut-il nous donner l’exemple d’une conférence de l’un d’entre eux empêchée par la violence ?

  • Clémentine Autain, dont la légitimité « scientifique » n’est pourtant pas plus assurée que celle d’Éric Zemmour, a pu donner des conférences à l’université de Paris-Tolbiac et à celle de Poitiers sans subir le sort réservé à Alain Finkielkraut ou à Sylviane Agacinski.
  • Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours qui s’est illustrée en déclarant qu’un homme blanc « ne peut pas avoir raison contre une Noire et une Arabe » n’a jamais vu ses interventions publiques perturbées par des hommes blancs.
  • En 2017, Geoffroy de Lagasnerie a réuni près de 2000 signataires pour réclamer qu’on retire à Nathalie Heinich le prix Pétrarque qui venait de lui être attribué : est-ce qu’un seul des universitaires qui se sont associés à cette entreprise a lui-même fait l’objet d’une semblable cabale de la part de ses adversaires ?
  • Alain Badiou, apologiste de la révolution culturelle chinoise et thuriféraire des Khmers rouges, a pu dire froidement que « si réellement il s’agit de fonder un nouveau monde, alors le prix à payer par l’ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou quantité de souffrance, est une question relativement secondaire »5 ; il n’a été ni boycotté, ni ostracisé, ni stigmatisé. Aucun intellectuel « réactionnaire » n’a demandé son exclusion des médias au motif que ses propos seraient « des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ». Il est au contraire toujours accueilli aimablement, voire obséquieusement, par les journalistes du service public. Et il est fort courtoisement traité par les « maccarthystes soft » de M. Dubet : Marcel Gauchet et Pierre Manent ont, l’un et l’autre, accepté de débattre avec lui. Quant à Alain Finkielkraut, il l’a reçu à de multiples reprises à Répliques et a même publié avec lui un livre d’entretiens avant de se voir rejeté de façon insultante dans une lettre ouverte.

Alors où est la tolérance ? Où est l’intolérance ? Et où est le maccarthysme ?

Notes

1 – [NdE] Colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et par le Comité Laïcité-République les 7-8 janvier 2022 à la Sorbonne. On peut écouter l’intégralité des interventions sur le site de l’Observatoire… https://decolonialisme.fr/?p=6517

2 – « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », tribune de François Dubet, Le Monde 10 janvier 2022 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d-un-maccarthysme-soft_6108891_3232.html

3 – [NdE] Procédé par lequel on accuse la victime d’être coupable et où l’accusateur se présente lui-même comme victime. L’exemple-type est « l’argument du violeur » (la victime violée est accusée de provocation, et le coupable se justifie en tant que victime de cette provocation). Voir sur ce site l’exemple de l’accusation de blasphème  : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

4 – [NdE] Voir l’article d’André Perrin « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » sur le site d’archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html , texte repris dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Paris : éd. du Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

5 – « Beyond Formalization » entretien avec Peter Hallward et Bruno Bosteels du 2 juillet 2002, dans Angelaki 8:2 (2003), p. 111-136. Repris en annexe dans Bruno Bosteels Badiou and Politics, Duke University Press, 2011, p. 338 et suiv. ; le passage cité se trouve p. 339 : « If it is really a matter of founding a new world, then the price paid by the old world, even in the number of deaths or the quantity of suffering, becomes a relatively secondary question ».

Faut-il brûler les livres ? Tour d’horizon d’une nouvelle ère de la censure (par Jean-Yves Mollier)

Jean-Yves Mollier1 propose une réflexion documentée sur les résurgences de la censure un peu partout dans le monde. Après en avoir rappelé les sources au début du XXe siècle et quelques développements ultérieurs, il évoque les ravages provoqués par les sensitivity readers, et plus généralement les effets négatifs du communautarisme et de la cancel culture. Il analyse ce faisant l’émergence d’une prétendue progressive censorship, conséquence du mouvement Political correctness et examine l’affaire « Présumés innocents » survenue à Bordeaux en 2000. En conclusion, ce tour d’horizon insiste sur la capacité des réseaux sociaux à lyncher symboliquement ceux qui sortent des sentiers battus.

Vers les sources d’un courant dévastateur

Au soir du 6 mars 2020, il y a un an, l’annulation par Hachette Book Group de la publication des Mémoires de Woody Allen aux États-Unis était applaudie et célébrée comme une immense victoire du côté des mouvements féministes américains. Pourtant, cette date pourrait bientôt apparaître comme le sinistre début d’une nouvelle ère de censure pire que celles qui l’ont précédée2. Si l’on fait abstraction, en effet, de l’accusation d’abus sexuel formulée par l’ex-fille adoptive du cinéaste, Dylan Farrow, et si l’on accorde à l’auteur de Manhattan et d’Annie Hall la présomption d’innocence à laquelle a droit, en démocratie, tout accusé non encore jugé et condamné, la décision du géant du livre prend un autre relief. Le communiqué de presse de Hachette Book Group est d’ailleurs révélateur du climat délétère qui a entouré cette affaire de censure : « La décision d’annuler le livre de M. Allen a été difficile », a déclaré Sophie Cottrell, la porte-parole de HBG, ajoutant ces paroles lourdes de signification : « Ces derniers jours, la direction de Hachette Book Group a eu de longues discussions avec le personnel et d’autres personnes. Après avoir écouté, nous sommes arrivés à la conclusion que maintenir la publication n’était pas faisable pour HBG »3. La veille, quelques dizaines d’employés du groupe d’édition avaient manifesté à Boston et à New York devant le siège de leurs entreprises, notamment Grand Central Publishing, l’éditeur à qui Woody Allen avait confié le manuscrit de Apropos of Nothing. Épousant la cause de Dylan Farrow qui venait de retirer à son éditeur Brown, une autre filiale de Hachette Book Group, le soin de la publier, ces employés sont donc parvenus à transformer un leader de l’édition mondiale en une sorte de Ponce Pilate moderne se lavant les mains des jugements imposés par des censeurs en colère rêvant de lapider ou de crucifier l’objet de leur vindicte.

Faute d’avoir réfléchi aux conséquences qui découleront inéluctablement de leur décision, les dirigeants américains du groupe Lagardère Publishing ont pris le risque d’ouvrir les vannes d’un courant aussi dévastateur que celui qui, en juillet 1939, conduisit la France à adopter le Code de la famille. Pour la première fois dans l’histoire du droit français, les associations se voyaient en effet autorisées par ce train de décrets-lois signés par Édouard Daladier à porter plainte contre tous ceux qui leur semblaient attenter aux mœurs ou à la morale ordinaire. Depuis le début des années 1920, l’abbé Bethléem avait fait de la lutte pour assainir les rues son cheval de bataille et, après avoir obtenu le ralliement en rase campagne du radical Édouard Herriot à Lyon et du socialiste Roger Salengro à Lille4, il avait obligé la Librairie Hachette à céder à ses mises en demeure concernant les kiosques à journaux et l’exposition à la vue des passants des couvertures des revues légères. Le 15 septembre 1933, la Revue des Lectures annonçait triomphalement à ses abonnés que sa bête noire venait d’adresser à ses 80 000 dépositaires une circulaire les invitant à faire le ménage dans les publications exposées à l’air libre5. L’application du Code de la famille fut retardée à cause de la guerre, mais, aux lendemains de la Libération, la Commission spéciale consultative du livre devait s’acharner sur l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes en 1947 et le faire condamner trois ans plus tard6. Outre Boris Vian, traîné dans la boue par les militants du Cartel d’action morale et sociale, plusieurs libraires furent victimes de la colère des nouveaux inquisiteurs, les groupes de pression mobilisés pour les mettre au pas. À Rouen comme à Lille, ils durent retirer les livres incriminés de leurs vitrines pour éviter la destruction de leurs magasins ou la mise au pilori symbolique qu’entraînaient ces cortèges qui auraient comblé de joie le sénateur Béranger et l’abbé Bethléem.

De l’abbé Bethléem à Marie-Claude Monchaux

Romans à lire et romans à proscrire avait connu onze éditions, entre 1904 et 1932 et 140 000 exemplaires de ce best-seller de la censure des livres avaient été vendus dans le monde avant 1940. Oublié après la Deuxième Guerre mondiale et encore davantage après la suppression par Paul VI de l’Index librorum prohibitorum en 1966, l’abbé Bethléem eut pourtant des successeurs et, pour s’en tenir à la France, c’est l’UNI, un mouvement universitaire d’extrême droite, qui fit la publicité du livre de Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire, en 19857. Cette campagne pour le réarmement moral de la France devait donner à Charles Pasqua, ministre d’un gouvernement de cohabitation dirigé par Jacques Chirac, l’idée d’organiser en 1987 à la mairie du VIIIe arrondissement de Paris une « Exposition de l’horrible » qui n’était pas sans rappeler l’exposition des nazis sur l’art dégénéré de 19378. Heureusement réservée aux amis du zélé ministre de l’Intérieur et non ouverte au grand public, cette manifestation d’un nouvel ordre moral répondait aux demandes d’un électorat conservateur qu’avait galvanisé la victoire de la droite parlementaire aux élections législatives de 1986. La réélection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1988 mit fin provisoirement aux velléités des courants les plus réactionnaires du RPR, mais la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, mise en place au ministère de la Justice par la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, prit le relais. Alors que depuis sa création elle avait sanctuarisé en quelque sorte les romans pour la jeunesse, considérant qu’ils relevaient de la seule critique littéraire et donc des revues spécialisées, elle se mit à attaquer les éditeurs et en son sein ce furent les représentants des scouts de France qui se firent les plus agressifs envers L’École des Loisirs, Thierry Magnier ou même, parfois, les catholiques éditions Bayard9.

Si les deux présidences de Jacques Chirac ne se signalèrent pas par une recrudescence des cas de censure, c’est Nicolas Sarkozy, son ministre de l’Intérieur, qui intervint directement auprès du PDG des éditions First en novembre 2005 afin d’éviter la publication d’un livre sur son épouse Cécilia, avec laquelle il était alors en délicatesse10. En avril 2007, en pleine campagne pour l’élection présidentielle, il devait récidiver afin d’empêcher la publication aux éditions Michalon d’un livre le concernant directement. Cette biographie en forme d’enquête due à la plume d’un magistrat indépendant, Serge Portelli, ne put paraître que chez L’Harmattan où elle ne fit l’objet que de quelques commentaires, cet éditeur étant en général boudé par les journalistes. Encore peut-on se féliciter que ce livre, Nicolas Sarkozy, une République sous contrôle, ait vu le jour, tant les obstacles les plus divers avaient été dressés sur la route du vice-président du tribunal de grande instance de la Seine qui avait dû se résoudre à le mettre en ligne avant qu’un éditeur ne consente à le faire imprimer11. En 2014 enfin, c’est le secrétaire général de l’UMP Jean-François Copé qui s’illustra en attaquant les auteurs de Tous à poil, Claire Franek et Marc Daniau, accusés de vouloir corrompre la jeunesse. Victimes de leur succès et de l’inclusion de leur album pour enfants dans la liste conseillée aux écoles primaires dans l’académie de Grenoble, les auteurs ne comprirent rien à une campagne qui les dépassait et qui visait à replacer l’UMP, étrillée lors de l’élection présidentielle de 2012, en tête du combat pour la police des mœurs que lui disputait le Front national12.

En maintes circonstances, la force des mouvements mainstream a été utilisée par les défenseurs de l’ordre existant comme un bélier pour tenter de revenir sur des lois dont ils n’avaient pu empêcher la promulgation, telle la loi Veil sur l’avortement en 1975, et d’imposer des formes de censure destinées à protéger telle ou telle catégorie de la population. « La Manif pour tous », mouvement fondé en 2012 en France pour tenter d’empêcher le vote de la loi autorisant le mariage des homosexuels, est dans toutes les mémoires, et ses porte-parole se sont de nouveau exprimés lors de la discussion de la loi sur la procréation médicale assistée (PMA) en 2020. Dans d’autres pays, l’Argentine, la Pologne ou l’Irlande par exemple, des mouvements comparables essaient de retarder le vote de mesures libérales en matière d’avortement ou de contrôle des naissances, ou de revenir sur des législations mises en place avant la vague portée aux États-Unis par les Tea Parties.

Depuis la première campagne de Barack Obama pour parvenir à la Maison Blanche en 2008, ils n’ont cessé de s’opposer à tout ce qui gravite autour du Parti démocrate, et dans de nombreux États conservateurs on a assisté à la naissance d’actions tendant à faire interdire les livres de J.K. Rowling dans les écoles et les bibliothèques13, Harry Potter apparaissant à ces nouveaux inquisiteurs comme un dangereux avatar des sorcières qui furent brûlées à Salem en 1692. Certes les associations de lutte contre les diverses formes de censure qui frappent les livres sont nombreuses outre-Atlantique, tels l’American Library Association ou la National Coalition Against Censorship, et elles ne manquent pas de se porter en justice chaque fois qu’elles le jugent nécessaire, mais ces attaques renouvelées depuis dix ans ont préparé le terrain pour un nouvel ordre moral adapté au XXIe siècle. Ainsi s’est progressivement mise en place ce qu’on appelle aux États-Unis la Cancel Culture ou Call-out Culture, une sorte de tentative de mise au pas de ceux qui s’écartent des normes admises dans un groupe et, par extension, une véritable stratégie de « l’annulation » ou de la réduction au silence de ceux qui refusent de marcher au pas. Nombre d’observateurs ont relevé comme un fait très significatif de ce point de vue la présence de Donald Trump à la March for Life organisée le 20 janvier 2020 à Washington14. Pour la première fois, un président américain a en effet cru bon de participer à cette manifestation et d’y tenir un discours inspiré par les chrétiens évangéliques les plus opposés au droit des femmes à disposer librement de leur corps15, le soutien à des Églises reconnues dans le pays étant un signe puissant adressé à la fraction de l’électorat la plus sensible à leur idéologie.

L’émergence des sensitivity readers

Face à la montée en puissance d’organisations censées défendre les droits des minorités au respect de leurs différences, le communautarisme s’est renforcé ces dernières années un peu partout dans le monde. Aux États-Unis, même si la Cour suprême a refusé de les suivre jusqu’au bout de leurs prétentions, les partisans du créationnisme ne cessent de harceler les tribunaux et les parlements de certains États, tel le Texas ou le Kansas, où l’obligation d’enseigner l’intelligent design à côté de la théorie de Darwin est un véritable camouflet au développement de la culture scientifique. Ailleurs, c’est au nom de la lutte contre le racisme et du principe du N-word (le mot tabou) défendu par la NAACP, la National Association for the Advancement of Colored People, que l’on exige de faire disparaître des nouvelles éditions de Huckleberry Finn les innombrables niggers qui émaillent ce grand roman antiraciste. De même, en Europe, on a vu certains inquisiteurs exiger que Tintin au Congo ne soit réédité qu’à la condition d’être accompagné d’une préface condamnant explicitement cette expression d’un colonialisme dégradant. Et, plus récemment encore, c’est le roman d’Agatha Christie le plus célèbre, Dix petits nègres, qui est devenu Ils étaient dix, son éditeur francophone ayant totalement oublié la revendication d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor pour qui la négritude faisait partie intégrante de leur identité16.

Comme en la matière le pire est toujours à venir, des mouvements féministes anglais et catalans s’en sont pris ces dernières années, avec l’appui de leurs homologues suisses, à La Belle au bois dormant. Dans le premier cas, jugeant le baiser du héros masculin « non consenti », les associations catalanes ont fait retirer en 2019 ce conte de fées des écoles maternelles, le réservant dans un deuxième temps aux enfants de plus de six ans, considérés comme capables à cet âge de comprendre qu’un baiser doit toujours être précédé d’un accord entre les deux parties. Dans une bande dessinée décapante publiée deux ans auparavant et intitulée Nonconsensual Sleeping Beauty, le dessinateur américain Chris Allison (Toonhole) s’était amusé à montrer le squelette de la Belle au bois dormant finalement maintenue dans son cercueil de verre par le prince. Refusant de déposer le baiser salvateur après s’être écrié : « Wait, this wouldn’t be consensual »17, le héros, converti aux modernes théories du baiser consenti, avait passé son chemin, enfourché son destrier et abandonné à son sort l’héroïne qui n’en demandait sûrement pas tant !

Poursuivant dans la voie du respect absolu des droits des minorités, les mouvements qui s’en prennent aujourd’hui à l’écriture de Mark Twain, de Margaret Mitchell ou à celle de J.D. Salinger, voire de Toni Morrison à qui ils reprochent l’usage de termes dépréciatifs isolés de leur contexte historique, ignorent probablement qu’ils empruntent la voie suivie au milieu des années 1960 par les gardes rouges chinois qui firent retirer les œuvres de Balzac et de Stendhal des bibliothèques universitaires où elles étaient disponibles. Considérés comme petits-bourgeois et réactionnaires, ces deux auteurs et bien d’autres écrivains classiques avaient suscité la colère de jeunes « révolutionnaires » dont on sait aujourd’hui à quel point ils étaient manipulés18. Refusant de suivre Georg Lukacs dans sa lecture marxiste de Balzac, ils affirmaient, au nom du Petit Livre rouge, que seule « la pensée Mao Tse Toung » était capable de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, provoquant des ravages dans les fonds des bibliothèques du pays. D’une certaine façon, les partisans du mouvement des sensitivity readers qui obligent les éditeurs américains à faire relire par des cabinets d’avocats les manuscrits en instance de publication pour vérifier si telle communauté, afro-américaine, hispanique, juive, arabe, gay, lesbienne, n’y est pas maltraitée ou n’est pas l’objet de réflexions blessantes, agissent de manière assez semblable19. Utilisant le concept d’appropriation culturelle apparu au Canada puis aux États-Unis, mais en le déformant, certains mouvements vont encore plus loin et prétendent réserver aux seuls Africains le droit de parler de la traite négrière, aux Juifs de la Shoah ou aux prisonniers du Goulag celui de décrire l’univers concentrationnaire dans lequel ils ont vécu20. Ainsi le blues devrait-il être réservé aux descendants des esclaves venus d’Afrique en Amérique, et chacun ne pourrait plus parler que des problèmes concernant le groupe humain dans lequel les hasards de la destinée l’ont fait naître si l’on suivait ces nouveaux inquisiteurs. On a d’ailleurs vu récemment la traductrice néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld, prix « International Booker » en 2020, renoncer à traduire dans sa langue maternelle l’œuvre de la poétesse américaine Amanda Gorman révélée lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden. Blanche et dénoncée comme moins apte que d’autres traductrices à rendre compte des poèmes d’une auteure afro-américaine, elle s’est retirée en publiant un étrange communiqué dans lequel elle déclare qu’elle « comprend les gens qui se sentent blessés » par le choix de l’éditeur Meulenhoff. En réalité, elle a cédé à une campagne de presse déclenchée par Janice Deul, une journaliste noire parfaitement représentative de la puissance des sensitivity readers en Europe comme aux États-Unis20b.

Comme on le voit, la censure qui s’est toujours appuyée, non sur des règles précises mais sur la coutume, la croyance, la tradition, l’opinion du plus grand nombre21, et qui préfère l’ombre à la lumière, s’est considérablement renforcée ces dernières années par le biais de ces sensitivity readers qui, sous prétexte qu’ils comprendraient et défendraient mieux que personne la sensibilité à fleur de peau des minorités, ont pris le pouvoir dans un monde de l’édition de plus en plus judiciarisé. Il va de soi que si ce système de défense des opprimés avait existé au XXe siècle, le poète haïtien Jacques Roumain n’aurait jamais été autorisé à lire en public son poème intitulé Sales nègres qui est pourtant un des cris de révolte les plus puissants qui aient jamais été écrits22. Quant à Langston Hughes ou à René Crevel, voire Louis Aragon et la plupart des surréalistes, ils auraient été dénoncés comme des écrivains complaisants à l’égard des préjugés raciaux qu’ils mettaient en scène pour mieux les subvertir et les dénoncer23. On l’a vu avec le mauvais procès intenté à Huckleberry Finn et au retrait des expressions datées qui sont présentes dans le récit mais sans lesquelles on ne comprend plus rien aux rapports intercommunautaires dans le bassin du Mississippi au XIXe siècle, c’est avec de bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature, comme le rappelait André Gide à François Mauriac en 192924. Et c’est avec les pires intentions, du point de vue de la moralité ordinaire, que l’on peut écrire des œuvres qui font date dans l’histoire de la littérature, comme le montrent Les Cent Vingt Journées de Sodome ou La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, et tant d’œuvres jugées pornographiques ou blasphématoires lors de leur publication mais qui ont fini par s’imposer. La Beat Generation aux États-Unis, Jean Genet, Violette Leduc ou Pierre Guyotat en France, ont d’abord fait l’objet d’une réprobation assez générale avant de se transformer en classiques. L’entrée de l’auteur de Tonnerre de Brest et de Notre-Dame des fleurs dans la « Bibliothèque de la Pléiade » où il est désormais imprimé sur « papier Bible » est une sorte de revanche symbolique assez ironique sur toutes les censures imposées par les moralistes qui tentaient d’interdire la représentation des Paravents lors de sa création au théâtre de l’Odéon en 1961.

D’Anastasie à la progressive censorship

Le personnage de « Madame Anastasie », apparu sous la plume et le crayon du caricaturiste André Gill en juillet 1874, présentait l’avantage d’afficher ses intentions aux yeux de tous. Ses lunettes de myope, ses difficultés auditives et son énorme paire de ciseaux annonçaient clairement sa volonté castratrice, ce qui explique qu’il ait fait rapidement le tour de la planète. De la même façon, les autodafés de livres organisés par les nazis à Berlin en 1933, à Barcelone et Madrid par les troupes du général Franco en 1939 ou à Santiago du Chili par les sbires de Pinochet en 1973 ne cherchaient pas à se dissimuler et se contentaient de dire haut et fort que le fascisme était incompatible avec la liberté d’expression. Le colloque organisé à Paris en 2014 pour confronter les diverses formes prises par la censure dans le monde du XIXe au XXIe siècle en a souligné la diversité, mais le dessin de couverture du volume qui en est issu, avec un personnage bâillonné très expressif25, résume en quelque sorte ce qui est commun aux diverses formes de censure. Aucun État n’a échappé à la tentation, en cas de crise ou de guerre notamment, d’imposer à ses citoyens de sérieuses limitations à la liberté d’expression et les deux guerres mondiales du XXe siècle en ont offert de multiples exemples. En France, c’est pour se moquer du « bourrage de crâne » de la grande presse que Le Canard enchaîné a vu le jour en 191526, et même si certaines études remettent partiellement en cause l’influence de la censure officielle sur le comportement des lecteurs en 1914-191827, le débat fit rage après-guerre sur la responsabilité des journalistes et des écrivains, tel Maurice Barrès, le « rossignol du carnage »28, dans le développement de la propagande chauvine29.

Le XXIe siècle ne devait pas se montrer plus avare que le précédent en matière de restriction des libertés publiques et le vote du Patriot Act en 2001, au lendemain de la destruction des Twin Towers à New York, souleva l’indignation des bibliothécaires américains qui dans bien des cas refusèrent d’obéir au FBI leur enjoignant de communiquer la liste des livres empruntés par des lecteurs suspects aux yeux de la police30. L’American Library Association, la National Coalition Against Censorship, PENAmerican Center et d’autres organisations dénoncèrent cette loi liberticide et, encore davantage, le Homeland Security Act de 2002 et le Foreign Intelligence Surveillance Act de 2007, qui permettent d’inculper ou de faire condamner les lanceurs d’alertes publiant des documents considérés comme essentiels à la défense du pays. La Chine, avec la généralisation à l’ensemble de la société en 2020 du système du « crédit social », semble vouloir battre tous les records dans le contrôle absolu des moindres faits et gestes de sa population, transformant les anticipations de George Orwell dans 1984 en simple utopie plutôt qu’en une sinistre dystopie. Fondé sur l’enregistrement du comportement de l’individu depuis la crèche et l’école primaire jusqu’à l’entreprise dans laquelle il est employé en passant par la caserne, le club sportif et la moindre association fréquentée pendant un temps plus ou moins long, ce système a surtout été commenté en Occident sous l’une des formes qui a frappé l’imagination des journalistes, celle du « contrôle facial » dont il n’est pourtant que l’un des aspects. Ailleurs, au Proche-Orient, la répression des « printemps arabes » a mis très vite un terme à la liberté qui avait régné au lendemain du renversement des dictatures tunisienne, égyptienne et libyenne, et en Inde, pays autrefois cité en exemple pour sa capacité à laisser s’exprimer les opinions les plus diverses, le gouvernement actuel limite de plus en plus les libertés des individus. Avec la Russie de Vladimir Poutine, la Hongrie de Viktor Orban et la Pologne d’Andrzej Duda qui ne brillent pas par leur volonté de laisser s’exprimer les voix contestant le pouvoir en place, la liste des pays qui utilisent volontiers le bâillon de la censure ne cesse de s’allonger.

Au moins aussi perverse apparaît la notion de progressive censorship qui est une conséquence du développement du mouvement baptisé Political correctness (PC) ayant entraîné un déploiement très rapide de formes inédites d’autocensure aux États-Unis puis en Europe. Alors qu’il s’agissait au départ d’inviter chacun à s’interroger sur les survivances d’inégalités ancrées dans l’inconscient du langage, et d’adopter une attitude plus respectueuse des différences qui existent entre les individus, ce mouvement d’opinion s’est vite mué en un formidable levier de censure visant à réprimer toute forme de déviance par rapport aux normes qui dominent l’opinion. L’omniprésence des réseaux sociaux dans l’espace nord-américain a contribué au resserrement des filets de l’idéologie dominante et l’on a vu naître cet étrange concept de progressive censorship, une contradiction dans les termes ou un non-sens absolu, mais une réalité bien visible dans les procès intentés a posteriori aux œuvres censées véhiculer des stéréotypes dépassés. La réécriture des grands romans de la littérature mondiale, le retrait des contes de fées des bibliothèques des écoles maternelles, et dernièrement la suppression du chapitre concernant Mahomet d’une traduction de L’Enfer de Dante en néerlandais31 se situent dans le droit fil de ces campagnes de « rectification de la pensée » qui rappellent la Chine des gardes rouges encensée en son temps par Pierre Victor (Benny Lévy)32 et les leaders de la Gauche prolétarienne soutenus par Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Michel Foucault et Philippe Sollers, dans un bel élan d’enthousiasme communicatif33. Tous ces intellectuels s’empressèrent d’oublier leur adhésion aux projets du Grand Timonier quand ils comprirent ce qui se cachait derrière le slogan de « révolution culturelle », mais leur rejet du communisme chinois correspondit surtout au ralliement de l’opinion publique à une vision critique de ce qui se passait dans ce pays. Simon Leys (le sinologue belge Pierre Ryckmans), auteur du livre Les Habits neufs du président Mao : chronique de la Révolution culturelle34, eut des mots très durs envers ces chantres d’une révolution qui masquait une tentative de reprise du pouvoir par Mao Zedong et Zu Enlai et qui fit des centaines de milliers de victimes, mais il fut l’objet à l’époque d’un véritable lynchage médiatique de la part de ses détracteurs.

Au-delà des polémiques qui firent rage dans les années 1970-1980, c’est la force du courant dominant, le mainstream propre à chaque époque, qui pose problème car c’est lui qui condamne les opposants au silence comme on l’a vu dans l’affaire « Présumés innocents ». Bien oubliée aujourd’hui, elle est pourtant très représentative de la puissance des associations familiales dans un pays tel que la France. Au départ de ce qui allait se transformer en abominable marathon judiciaire pour ses commissaires, il s’agissait d’une exposition organisée à Bordeaux en 2000 au Musée d’art contemporain, portant sur « L’art contemporain et l’enfance ». Pour les trois organisateurs, Marie-Laure Bernadac, Stéphanie Trembley et Henry-Claude Cousseau, le fait de montrer des œuvres violentes, qu’il s’agisse de dessins, de peintures, de photographies, de vidéos ou de sculptures d’Annette Messager, de Christian Boltanski, de Robert Mapplethorpe ou de Louise Bourgeois, n’émanait nullement d’une volonté de provoquer le public, mais au contraire de l’inviter à une réflexion sur l’évolution de nos sociétés dans la seconde moitié du XXe siècle. Or, à quelques jours de la fin de cette exposition, une association catholique, « La Mouette », porta plainte, arguant que des enfants avaient été mis en contact avec des œuvres obscènes, ce qui était pure invention puisqu’un contrôle sévère interdisait aux mineurs l’accès de la salle réservée aux adultes35. Agréée au départ par le maire de Bordeaux Alain Juppé qui se désolidarisa ensuite des organisateurs sans chercher toutefois à empêcher la tenue de l’événement, cette exposition devait révéler la capacité des associations à censurer une manifestation artistique. Sous prétexte qu’une œuvre et une vidéo pouvaient être interprétées comme favorables à la pédophilie, l’association de protection de l’enfance bafouée dite « La Mouette » et un père de famille portèrent plainte et, comme l’exposition avait été démontée, c’est en s’appuyant sur le seul témoignage du catalogue que deux juges d’instruction bordelais allaient s’acharner contre les commissaires.

Mis en examen en 2006 et renvoyés en correctionnelle contre l’avis du parquet, les trois organisateurs devront attendre 2011 pour que la Cour de cassation suive l’arrêt de la cour d’appel intervenu l’année précédente et les lave de toute accusation injurieuse. Toutefois, leur carrière et leur honneur avaient été gravement atteints, et le Code de la famille avait démontré une nouvelle fois sa formidable faculté de nuisance en permettant à des associations malveillantes de flétrir publiquement ceux qui ne pensaient pas comme elles. Au-delà de l’affaire « Présumés innocents », c’est l’autocensure des milieux artistiques qui était visée, l’affaire Marc Dutroux ayant provoqué un véritable séisme dans l’opinion publique à partir du mois d’août 1996, date à laquelle son arrestation en Belgique avait provoqué la révélation de ses crimes36. Deux ans plus tard, en adoptant la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 « relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs », la France introduisait dans son Code pénal les dispositions les plus dures du Child Pornography Prevention Act américain promulgué en 1996, mais déclaré inconstitutionnel par la Cour suprême le 16 avril 2002. Avec ce texte de loi qui abandonnait aux juges la définition de la pornographie37, on en revenait aux errements de la législation britannique concernant la répression de l’obscénité adoptée en 1857 et au Comstock Act états-unien de 187338. Le procureur Pinard qui avait sanctionné Baudelaire et Eugène Sue en 1857, tout en essayant de faire condamner Flaubert, pouvait être satisfait39. Il venait de trouver, au début du XXIe siècle dans la ville dont Jacques Chaban-Delmas fut longtemps le maire, des successeurs dignes de reprendre sa lutte contre l’indépendance de l’art et la liberté des créateurs.

Des autodafés anciens aux lynchages médiatiques modernes

Pour continuer à lire ses auteurs favoris tout en observant officiellement les règles qu’imposait le courant dominant de l’opinion au début du XIXe siècle, un notaire du Cher s’était fait confectionner un faux missel contenant les chansons de Béranger qu’il affectionnait40. Les jésuites qui organisaient des autodafés de livres depuis le début de la Restauration dans l’Ouest et dans le Midi avaient suscité des vocations un peu partout dans le pays et, tandis qu’on mariait collectivement les couples qui avaient fraudé les lois de l’Église entre 1792 et 181441, il valait mieux se rendre à la messe chaque dimanche matin si l’on voulait éviter d’être mis au ban de la société. Avec le mouvement political correctness qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1980, la pression morale qui s’exerce sur les individus n’est pas moins pesante que celle qui régnait à l’époque où l’on pendait les sorcières de la petite ville de Salem dans le Massachusetts. Claire Bruyère a ainsi relevé le fait que nombre de grandes entreprises d’édition avaient dû élaborer de véritables sensitivity guidelines contenant « des instructions sur les façons de ménager les susceptibilités » des diverses communautés utilisant leurs manuels scolaires dans le pays42. Certes, la peine de mort n’est plus appliquée aux récalcitrants et à ceux qui, comme le Georges Brassens de la chanson La mauvaise réputation, ne suivent pas les chemins ordinaires, mais l’opprobre public et le lynchage médiatique font des ravages sur les réseaux sociaux, comme l’a révélé en janvier 2020 l’appel au meurtre de la jeune Mila, coupable d’avoir insulté l’islam, alors même qu’elle répondait à ses détracteurs qui avaient dénoncé son homosexualité au nom de leurs préjugés religieux43. Que la Garde des sceaux ait, dans un premier temps, considéré que la lycéenne de seize ans avait « blasphémé », alors que cette notion n’existe plus en droit français, en dit long sur le poids d’Instagram, de Facebook et des autres réseaux prétendument « sociaux » dont aucun ne laisserait aujourd’hui s’exprimer Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré s’ils étaient encore de ce monde.

S’ils ont été en mesure de faire trébucher une juriste de haut niveau, incapable de retrouver ses esprits face aux caméras de télévision et aux micros des radios, c’est probablement parce que l’intéressée, Nicole Belloubet, membre du Conseil constitutionnel de 2013 à 2017, était victime d’une pression médiatique qui lui fit oublier tout ce qu’elle avait appris et enseigné dans les facultés de droit depuis cinquante ans. Sa rectification embarrassée, dans laquelle elle reconnaissait que la jeune Mila n’avait pas blasphémé, confirme la menace que font régner ces nouveaux médias sur la liberté des individus et nous ramène à cette décision prise par Hachette Book Group de ne pas publier les Mémoires de Woody Allen. Alors qu’il eût été aisé de rappeler à l’opinion qu’aucun éditeur strictement commercial ne s’engage personnellement derrière les propos de la multitude d’auteurs qu’il publie, et que le seul critère qui doive déterminer ses choix est la qualité de l’œuvre publiée, le numéro trois mondial de l’édition de littérature générale préféra renoncer et céder aux pressions des censeurs. Sans doute le poids des mouvements féministes américains fut-il déterminant en la matière, de même que celui né de la protestation légitime des actrices qui ont rallié le mouvement #MeToo en 2017 après la plainte déposée par la comédienne Alyssa Milano contre le producteur de cinéma Harvey Weinstein. Condamné à vingt-trois années de prison pour viol et agression sexuelle en mars 2020, au moment où Woody Allen allait publier ses Mémoires et où Roman Polanski était l’objet d’une violente campagne de dénigrement parce qu’il venait d’obtenir le César du meilleur réalisateur, le PDG de The Weinstein Company a entraîné dans sa chute les deux artistes qui font l’objet de plaintes ou d’accusations similaires.

Toutefois, et la différence est de taille, si Weinstein a bel et bien avoué et reconnu les faits à la barre du tribunal qui l’a condamné, les deux autres font l’objet de procédures contradictoires qui devraient leur permettre de bénéficier jusqu’à leur éventuel passage devant une juridiction pénale de la présomption d’innocence inscrite dans les codes de toutes les démocraties. Que l’on ait essayé d’empêcher Woody Allen de publier Apropos of Nothing et que certaines militantes aient osé dénier à Roman Polanski le droit de réaliser le film intitulé J’accuse soulève de multiples interrogations sur notre époque et son refus d’accepter qu’un individu sorte des sentiers battus. Si l’on n’en est pas encore tout à fait à brûler les livres de ceux qui assument le fait d’aimer les films de Woody Allen et ceux de Roman Polanski indépendamment de tout jugement sur leur vie privée, leur orientation et leur comportement sexuels, du moins est-on revenu très loin en arrière par rapport au climat de liberté des années 1970-1980. C’est lui qui avait permis à Gérard Oury de tourner Rabbi Jacob en 1973, aux Monty Python La Vie de Brian en 1979 et à Jean-Pierre Mocky de réaliser Le Miraculé en 1987 et Il gèle en enfer en 1990. Il est vrai que pour ce dernier film, les associations catholiques parvinrent à faire retirer les affiches où l’on distinguait nettement le sexe des anges femelles en bas résille, et celui des anges mâles à leur forme imposante44. Habitué des protestations de l’épiscopat français, le réalisateur n’en continua pas moins à produire et à réaliser des films jusqu’à sa mort, les acteurs continuant à voir en lui une sorte d’anarchiste épicurien45.

La tentation est grande, en ce début de XXIe siècle qui semble se définir par un présentisme volontairement oublieux de l’Histoire, d’interpréter le passé à la lumière des normes en usage aujourd’hui. Lorsqu’on lisait, en s’en délectant, le chapitre 13 de Gargantua qui fit découvrir à son père Grandgousier la merveilleuse intelligence de son fils qui le poussait à se « torcher le cul » de cent et une manières, on savait bien que le roman devait être lu en fonction de son époque. Il en est de même de Huckleberry Finn, de Ulysse qui fit hurler les ligues de moralité lors de sa publication, ou des œuvres de Henry Miller Tropic of Capricorn, Tropic of Cancer ou Sexus, du Journal d’un voleur de Jean Genet et de Ravages de Violette Leduc. Si le rôle et l’action de l’écrivain Céline pendant la Deuxième Guerre mondiale ont été, à juste titre, l’objet de critiques très vives de la part des résistants, nul n’a songé à demander, avec le retrait de ses trois pamphlets antisémites, l’interdiction de ses romans et du Voyage au bout de la nuit en particulier46. Aujourd’hui, les temps ont changé et les courants dominant l’opinion exigent, avec la lapidation de l’homme qui est l’objet de leurs attaques, la destruction de ses œuvres. Faudra-t-il alors brûler les livres de Montherlant et ceux des écrivains, nombreux, qui ont écrit des horreurs sur les femmes ? Que dire, de ce point de vue, des 6 786 pages du Journal littéraire de Paul Léautaud47, l’un des grands romanciers misogynes du XXe siècle, sinon qu’elles soulèvent parfois le cœur de qui a le courage de les lire en continu, mais faut-il les réduire en cendres avec celles de son ami Marcel Jouhandeau dont les portraits de sa compagne, Élise, sont écrits au vitriol ? Et convient-il de retirer de nouveau le marquis de Sade des bibliothèques publiques en lui adjoignant Léopold von Sacher-Masoch pour faire bonne mesure ? Kafka avait sans doute répondu à ces interrogations en demandant à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits et, davantage encore, en écrivant La Métamorphose, Le Procès et Le Château, trois fictions dans lesquelles l’accusé est, d’avance, condamné à périr sans jamais pouvoir faire entendre sa voix devant ses juges…

Notes

1– Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin, Jean-Yves Mollier a écrit de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire du livre, de l’édition, de la lecture et de la censure. Les plus récents : Interdiction de publier. La censure d’hier à aujourd’hui (Joinville-le-Pont, Double ponctuation, 2020) ; Une histoire des libraires et de la librairie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (Arles, éditions de l’Imprimerie nationale/Actes Sud, 2021).

2– Après deux semaines de polémique, Woody Allen a cependant trouvé un éditeur aux États-Unis, Arcade Publishing, pour la version en anglais de ses Mémoires, et un autre, Stock, filiale de Hachette, pour la traduction en français.

3 – AFP, 6 mars 2020.

4– Jean-Yves Mollier, La Mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard, 2014, p. 233-238.

5– J.-Y. Mollier, Ibid., p. 277-282.

6 – Anne Urbain-Archer, L’Encadrement des publications érotiques en France (1920-1970), Paris, Classiques Garnier, 2019.

7– « Ne les laissez pas lire ! Censure dans les livres pour enfants », Revue de la Bibliothèque nationale de France n° 60/2020.

8 – J.-Y. Mollier, Interdiction de publier. La censure d’hier à aujourd’hui, Paris, Double ponctuation, 2020, p. 100-110.

9 – Bernard Joubert, « Littérature jeunesse et Commission de surveillance », in Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 60/2020, p. 94-105.

10 – Voir la première page du Parisien daté du 18 novembre 2005 avec ce titre accrocheur imprimé en gros caractères : « L’incroyable histoire d’un livre interdit. Nicolas au secours de Cécilia », et J.-Y. Mollier, Où va le livre ? Édition 2007-2008, Paris, La dispute, 2007, p. 123, note 50.

11– J.-Y. Mollier, « Les tentations de la censure : entre l’État et le marché », Où va le livre ? Édition 2007-2008, op. cit., p. 123-124.

12– J.-Y. Mollier, Interdiction de publier…, op. cit., p. 105-106.

13 – Claire Bruyère, « États-Unis, XXe et XXIe siècles : quelles censures ? », Les censures dans le monde. XIXe-XXIe siècles, Rennes, PUR, 2016, p. 189-198.

14 – Organisée tous les ans à la date la plus proche du 22 janvier, en référence à l’arrêt « Roe versus Wade » rendu par la Cour suprême le 22 janvier 1973 et légalisant l’interruption volontaire de grossesse sur toute l’étendue du territoire des États-Unis, cette manifestation semble aujourd’hui en mesure d’imposer le retour en arrière qu’elle réclame. En effet, la nomination d’Amy Coney Barrett, la troisième juge nommée par Donald Trump fin septembre 2020, fait craindre de nouvelles attaques contre le droit à l’avortement reconnu en 1973. Toutefois, rien ne prouve que les juges de la Cour suprême s’attaqueront frontalement au nouveau président élu Joe Biden.

15 – Après avoir publié les trois volumes de sa trilogie, La Femme en chemin : La Garçonne, Le Compagnon et Le Couple, l’écrivain Victor Margueritte, rayé des matricules de la Légion d’honneur à la mise en vente du premier titre, devait publier, en 1927, Ton corps est à toi, premier volume de la trilogie intitulée Vers le bonheur. Violemment condamné par l’abbé Bethléem, la Fédération nationale catholique et l’ensemble des mouvements catholiques féminins, ce roman traduit assez bien l’essor du mouvement d’émancipation des femmes françaises au début des années 1920, ce que confirme le rejet qu’il provoqua dans les secteurs les plus conservateurs de l’opinion.

16 – Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1939], rééd., Paris, Présence africaine, 1956, et Léopold Sédar Senghor, Négritude et humanisme, Paris, Éditions du Seuil, 1964.

17 – BD reproduite in J.-Y. Mollier, Interdiction de publier, op. cit., p. 80.

18 – Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao. Chronique de la Révolution culturelle, Paris, Champ Libre, 1971.

19 – C. Bruyère, article cité, et Emmanuel Pierrat, L’Auteur, ses droits et ses devoirs, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », ch. XII.

20 – Jérôme Blanchet-Gravel, La Face cachée du multiculturalisme, Paris, Éditions du Cerf, 2018.

20b – La presse a largement fait état de l’affaire. Voir par exemple Ahmed Mahdi « Polémique Amanda Gorman : ce que traduire veut dire« , The Conversation du 7 avril 2021.

21–  Maxime Dury, La Censure : la prédication silencieuse, Paris, Publisud, 1985.

22 – Publié en volume après sa mort dans le recueil intitulé Bois d’ébène en 1945, ce poème, qui appelle les « sales nègres », les « sales juifs », les « sales arabes », et les « sales prolétaires » à s’unir, est reproduit in Jacques Roumain, La Montagne ensorcelée, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1972, p. 241-247.

23 – Voir Sophie Leclercq, La Rançon du colonialisme. Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Paris, Les Presses du réel, 2010.

24 – André Gide et François Mauriac, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 77. Gide ajoutait : « La vôtre est excellente, cher Mauriac », ce qui ne rassura sans doute pas son interlocuteur.

25 – Laurent Martin (dir), Les Censures dans le monde. XIXe-XXIe siècle, Rennes, PUR, 2016.

26 – Laurent Martin, Le Canard enchaîné. Histoire d’un journal satirique. 1915-2000, Paris, Flammarion, 2001.

27– Olivier Forcade, La Censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2016.

28 – Romain Rolland, Journal des années de guerre, Paris, Albin Michel, 1952, p. 131. C’est en référence aux articles de Barrès publiés dans L’Écho de Paris dès 1914 que réagit Romain Rolland, l’un des initiateurs de la « Déclaration d’indépendance de l’esprit » publiée dans L’Humanité du 26 juin 1919 et à laquelle Le Figaro devait opposer, le 19 juillet suivant, le manifeste intitulé « Pour un parti de l’intelligence » ; cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, Paris, Fayard, 1990, p. 41-42.

29 – Jean-Yves Mollier, « 1914-1918. La mobilisation des intellectuels au service de la guerre », Melbourne, French History and Civilization, vol. 6 (2015), p. 240-252.

30 – Claire Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », Ethnologie française, 2006/I, p. 35-43.

31ActuaLité du 25 mars 2021.

32 – Pour deux portraits contrastés et antithétiques de Benny Lévy, voir Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, et Olivier Rollin, Tigre de papier, Paris, Seuil, 2002.

33 – Ces intellectuels français avaient suivi des itinéraires très variés, mais ils subirent un attrait similaire pour la « Grande Révolution culturelle » au moment où la Chine remplaçait l’Union soviétique dans l’imaginaire antiimpérialiste.

34 – Publié chez Champ Libre à Paris en 1971, ce livre déclencha un flot d’insultes et de propos calomnieux contre l’auteur accusé d’être un agent de la CIA formé à Hong Kong.

35 – David Lefranc, « L’art affolant. Qu’est-ce qu’une œuvre pornographique ? », Juris art, mars 2015, n° 22, p. 18-21.

36 – Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie. XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014.

37 – David Lefranc, article cité, p. 2.

38 – C. Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », article cité, p. 35-38.

39 – Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991.

40 – Anecdote confiée par Jean Gaulmier, éminent spécialiste de Renan et de la Vie de Jésus, qui possédait dans sa bibliothèque le faux missel de son grand-père.

41– Sur les mariages forcés au début de la Restauration voir J.-Y. Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999, p. 85-90.

42 – C. Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », article cité, p. 36-37.

43 – Adrien Mathoux, « Mila, 16 ans, menacée de mort pour avoir critiqué l’islam », Marianne, 22 janvier 2020. Le journaliste rappelle que c’est pour avoir arboré ostensiblement le drapeau LGBT sur son site que la lycéenne a été insultée par un autre lycéen se réclamant de l’islam. Elle n’était donc nullement à l’origine de la polémique religieuse qui s’ensuivit.
[NdE] Voir sur Mezetulle le dossier consacré à la question du « délit de blasphème » et à « l’affaire Mila » https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

44 – J.-Y. Mollier, Interdiction de publier, op. cit., p. 55-57.

45 – [NdE] Voir aussi Jeanne Favret-Saada, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphème et cinéma 1965-1968, Paris, Fayard, 2017. https://www.mezetulle.fr/les-sensibilites-religieuses-blessees-de-j-favret-saada/

46 – Leur mise à la disposition du public canadien, en 2018, a permis de reposer la question d’une édition française accompagnée, comme celle de Mein Kampf, d’un appareil critique permettant au lecteur moderne de replacer ces textes dans leur époque.

47 – Paul Léautaud, Journal littéraire, Paris, Mercure de France, 1986, 3 vol.+ un Index.

De quoi le nom de Le Pen est-il le nom ?

Le nom de Le Pen est indissolublement associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Après en avoir parcouru l’histoire et les effets politiques dans la 2e moitié du XXe siècle, André Perrin montre en quoi cette association fonctionne aujourd’hui comme une forme de censure. Elle permet en effet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position soupçonnée, même de très loin, de ressembler quelque peu au discours du Front national, et, bien au-delà, de discréditer en les rejetant hors-rationalité tout propos et toute personne qui, par malheur, seraient cités par ce mouvement.

Ce texte est une version de l’article récemment publié (n° 319, mars 2018) par la revue québecoise Liberté http://revueliberte.ca/en-kiosque/ dans le cadre d’un dossier intitulé « Avec ou contre nous » consacré à des figures controversées – certaines jouant le rôle d’« épouvantail » politique destiné à paralyser la réflexion. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.
Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Liberté de parole et politiquement correct

Nous vivons, en France comme au Canada, dans un de ces pays, pas si nombreux sur la planète, qu’on appelle démocratiques. On veut généralement dire par là des États de droit dans lesquels de multiples libertés sont garanties par les institutions, à commencer par la liberté d’expression : en usant de celle-ci, nous ne risquons pas d’être emprisonnés, torturés ou exécutés. De cela, nous devons assurément nous féliciter. Ce constat ne doit pourtant pas dissimuler que ce régime, pour enviable qu’il soit, est, comme le dit Pierre Manent, celui d’une « liberté surveillée ». La parole y est en principe totalement libre puisque aucune censure préalable ne s’exerce sur elle. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, intégré au préambule de la Constitution de la Ve République, dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cependant, en l’absence de censure juridique, s’y exerce une censure plus insidieuse, celle qui, par le truchement de divers procédés d’intimidation, conduit à l’autocensure. Le nom générique de cette censure nous est venu d’outre-Atlantique : c’est le politiquement correct qui se caractérise par une double intrusion de la morale, ou plutôt du moralisme, dans le débat intellectuel comme dans le débat politique. Intrusion d’une morale de l’intention d’abord : ce que vous dites est honteux parce que vous ne pouvez le dire qu’en poursuivant des objectifs méprisables, poussé que vous êtes par des intérêts égoïstes ou des passions tristes ; intrusion d’une morale conséquentialiste ensuite : ce que vous dites est scandaleux parce qu’en le disant vous faites le jeu de X ou de Y. En France, X ou Y porte un nom, celui de Le Pen. Il faut donc dire quelques mots de ce sulfureux personnage dont le patronyme a servi à créer le substantif de lepénisation et le syntagme de « lepénisation des esprits ».

 Jean-Marie Le Pen : bref rappel d’une carrière politique

Jean-Marie Le Pen est apparu sur la scène politique française au milieu des années 50 lorsqu’il fut élu député à l’âge de 28 ans sur la liste poujadiste1. Il avait été auparavant un président de la corporation des étudiants en droit de Paris enclin à faire le coup de poing contre les communistes. Officier parachutiste en Indochine, puis en Algérie, il fut accusé d’y avoir pratiqué la torture, sans que la chose fût clairement établie. Au milieu des années 60, il participe activement à la campagne électorale de Tixier-Vignancour contre le général de Gaulle, puis disparaît de la scène politique jusqu’en 1972, date à laquelle il est choisi par le mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau pour présider un nouveau parti à vocation électorale qui en serait comme la vitrine légaliste, le Front National. Même s’il fréquente d’anciens collaborateurs, Le Pen n’est pas un fasciste : avant tout anticommuniste, antigaulliste, populiste et conservateur, libéral en économie, il fait figure de modéré à côté des activistes d’Ordre Nouveau et n’a rien d’un séditieux : dès sa création, le nouveau parti s’inscrira dans l’ordre des institutions républicaines. Pendant 12 ans le Front National n’obtiendra que des scores dérisoires aux différentes élections, le plus élevé étant celui de 1,32 % aux élections législatives de 1973. Son ascension commence après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, donc de l’accession de la gauche au pouvoir, favorisée par le nouveau président qui cherchait ainsi à déstabiliser la droite tout en limitant les risques de défaites électorales2, et elle se poursuivra continûment jusqu’à l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen, devançant le candidat de la gauche, se qualifiera pour le second tour. Nettement battu par Jacques Chirac qui obtient plus de 82% des voix, il se représente en 2007 et ne parvient qu’en quatrième position au premier tour avec un peu moins de 10,5 % des voix. En 2011, il laisse la présidence de son parti à sa fille Marine. Celle-ci accentue de façon décisive l’évolution du Front national vers des positions antilibérales, antieuropéennes, antiaméricaines, protectionnistes et populistes : intervention de l’État dans l’économie, refus des privatisations des entreprises publiques, abrogation de la loi assouplissant le code du travail, augmentation du SMIC, revalorisation du traitement des fonctionnaires, retour à la retraite à 60 ans, sortie de l’euro, sortie de l’Otan. À l’exception de la question de l’immigration, son programme ne se distingue que par des nuances de celui de la gauche « radicale » de Jean-Luc Mélenchon. Encore faut-il noter que sur cette question, la « préférence nationale » qu’elle revendique rejoint les positions qui étaient celles du parti communiste français au début des années 80 lorsque son secrétaire général pouvait écrire dans L’Humanité : « la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables »3. À l’époque, le parti communiste pouvait encore revendiquer le titre de « premier parti de France ». Aujourd’hui c’est sur le Front national que se portent les voix de la majorité des ouvriers4.

L’opération de lepénisation

Si donc le nom de Le Pen continue à jouer le rôle de repoussoir, c’est bien moins en raison de la réalité sociale et politique du Front national que de la personnalité de son ancien chef. Celui-ci, qui a toujours envisagé son action politique sur un mode tribunitien, c’est-à-dire sans ambitionner d’exercer réellement le pouvoir politique, a multiplié les provocations sous forme de déclarations, souvent à connotation antisémite, la plus célèbre étant celle qui faisait des chambres à gaz « un détail dans l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Que sa fille l’ait exclu en 2014 du parti qu’il avait fondé pour une de ces « petites phrases », qu’elle ait elle-même déclaré que ce qui s’était passé dans les camps nazis était « le summum de la barbarie », n’y a rien changé : le nom de Le Pen demeure associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Cette association permet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position qui se trouve, sous une forme ou sous une autre, dans le discours du Front national. Cette « nazification » a d’abord été une arme de destruction massive de la gauche contre la droite, mais elle vise désormais, au-delà du clivage traditionnel de la gauche et de la droite, tous ceux qui considèrent que l’immigration n’est pas seulement une chance pour la France, mais qu’elle pose des problèmes, ceux qui expriment des inquiétudes devant la montée de l’islam et les tendances sécessionnistes d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane, ceux qui persistent à penser que la première tâche qui incombe à l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, exigence désormais stigmatisée comme « sécuritaire », ceux qui manifestent leur attachement à leur patrie, à leur nation, à leur culture, à leurs traditions ou à la laïcité, désormais dénoncée comme « islamophobe ». Ainsi la philosophe Élisabeth Badinter qui avait déploré que la gauche ait abandonné à Marine Le Pen la défense de la laïcité, s’est-elle vue accusée de défendre une « laïcité lepénisée »5, xénophobe et raciste. En 1989 déjà, l’avocate Gisèle Halimi, autre grande figure d’une gauche attachée à la laïcité, avait quitté SOS Racisme pour des raisons analogues. Plus récemment le philosophe Michel Onfray, qui s’est toujours réclamé de la gauche radicale, avait répondu dans un entretien consacré aux effets produits par la diffusion de la photo d’un enfant Kurde mort sur une plage turque qu’une photographie pouvait toujours, en fonction de la légende qui l’accompagnait, faire l’objet d’une manipulation : cela lui valut aussitôt un éditorial du journal Libération intitulé : « Comment Michel Onfray fait le jeu du FN »6. En mars 2011, Le Nouvel Obs consacrait sa couverture aux « Néo-réacs, agents de décontamination de la pensée du FN ». En septembre 2012, il poussait le bouchon un peu plus loin en la consacrant aux « Néo-fachos et leurs amis » : l’écrivain Alain Finkielkraut et la journaliste Élisabeth Lévy y étaient amalgamés avec le militant d’extrême-droite Alain Soral ainsi qu’avec un site américain proche du Ku-Klux-Klan… Et la disqualification par lepénisation ne frappe pas seulement les intellectuels français d’origine européenne, mais aussi ceux qui sont issus de l’immigration arabo-musulmane dès lors qu’ils prennent au sérieux la question de l’immigration ou combattent l’islamisme. Ainsi Malika Sorel-Sutter, intellectuelle née de parents algériens, qui fut membre du Haut-Conseil à l’intégration, se vit-elle imputer des « déclarations racistes » par quoi elle serait « proche des thèses du FN »7. De même l’écrivain algérien Boualem Sansal, désigné comme l’ « idiot utile des ennemis de son peuple », se voit-il reprocher de voler « au secours de Le Pen »8. Tout aussi significatif est le cas de Jeannette Bougrab, femme politique d’origine algérienne, ancienne présidente de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité). Elle avait déclaré dans une interview : « Je ne connais pas d’islamisme modéré »9, proposition dont on pouvait penser qu’elle allait de soi dans un contexte où on nous enjoint régulièrement de ne pas confondre l’islam, religion de paix et de tolérance, avec l’islamisme, qui en est la contrefaçon et la perversion violente. Or cette déclaration suscita un tollé, le journal Le Monde jugeant ses propos « très virulents »10 et le site oumma.com l’accusant de « faire la courte échelle »11 au Front national.

En 1984 Laurent Fabius, premier ministre socialiste de François Mitterrand, disait que Le Pen apportait « de fausses réponses à de vraies questions »12. Cette proposition était juste. L’immigration et l’intégration sont de vraies questions. Les réponses de Le Pen – fermeture des frontières, immigration zéro – étaient de fausses réponses parce qu’à la fois inhumaines et inapplicables. Or toute une partie de la gauche récuse la formule de Fabius au motif qu’elle reviendrait à « intégrer les mots de l’adversaire ». L’éditorialiste Bruno Roger-Petit écrit ainsi : « Il est temps que les socialistes sortent de la formule posée par Laurent Fabius […] L’extrême-droite par nature ne pose jamais de bonnes questions »13. Ainsi, de ce que l’extrême-droite apporte de mauvaises réponses ou de ce qu’elle pose mal les questions qu’elle pose, on croit pouvoir conclure que ces questions ne se posent pas et ne doivent pas être posées. Cette hétérogénéité établie entre l’extrême-droite et toute forme de rationalité a une double conséquence. D’une part, dès lors que l’extrême-droite se réclame d’un intellectuel, fût-ce en le citant, celui-ci se retrouve exclu de la rationalité et rejeté du côté de la « lepénité ». C’est ainsi que Marine Le Pen ayant utilisé pour faire un discours sur l’écologie un texte de l’essayiste Hervé Juvin, étranger au Front national mais édité chez Gallimard par Marcel Gauchet, un journal écologiste a pu titrer : « Quand le FN s’inspire d’un intellectuel édité par le libéral Marcel Gauchet » et accuser ce dernier de « banaliser les idées identitaires et d’extrême-droite »14. Tout intellectuel dont Le Pen reprend un mot se trouve, ipso facto, lepénisé. D’autre part, il suffit qu’un Le Pen, le père ou la fille, prononce un mot pour que celui-ci soit frappé d’interdit et que soient stigmatisés ceux qui persisteraient à l’utiliser.

On voit alors sans peine de quoi le nom de Le Pen est le nom : il est le nom de la nouvelle censure, le nom qui permet d’intimider l’adversaire, de sidérer sa parole et d’interdire le débat.

Notes

1Le poujadisme est un éphémère mouvement, d’abord syndical, puis politique, de défense des artisans et petits commerçants menacés par le développement des grandes surfaces, qui naquit en 1953 d’une révolte antifiscale, connut un spectaculaire succès aux élections de 1956 et disparut complètement en 1958 avec l’avènement de la Ve République.

2 – Ce que Roland Dumas, l’un de ses proches dont il fit son ministre des affaires étrangères, puis nomma président du Conseil constitutionnel, a confirmé sans la moindre vergogne le 4 mai 2011 à l’émission télévisée « Face aux Français » sur France 2.

3 – Georges Marchais L’Humanité 6 janvier 1981.

4Alors qu’au début des années 1980, 70% des ouvriers votaient à gauche et que le vote en faveur du Front national était inexistant, 43% des ouvriers ont voté pour ce parti aux élections régionales de 2015, 37% d’entre eux ont porté leur voix sur Marine Le Pen au 1er tour des présidentielles de 2017 et 56% au second tour. Dès le mois de mai 2011, Terra Nova, un « think-thank » proche du parti socialiste, avait pris acte de cette désertion des classes populaires dans une note où l’on pouvait lire ceci : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. » Et Terra Nova préconisait la constitution d’une nouvelle alliance électorale réunissant les diplômés, les jeunes, les minorités ethniques et les femmes. Autrement dit : puisque le peuple de gauche nous a fait faux bond, fabriquons un nouveau peuple de gauche.

5 – Jean Baubérot 30 septembre 2011.

6Libération 14 septembre 2015

7 – Gauchedecombat.net 24 novembre 2014.

8Algérie-Focus 20 juillet 2016.

9Le Parisien 3 décembre 2011.

10Le Monde 3 décembre 2011.

11 – 4 décembre 2011.

12 – Emission « L’heure de vérité » Antenne 2, 5 septembre 1984.

13Challenges 12 octobre 2015.

14 – Marie Astier Reporterre 12 avril 2017.

© André Perrin, revue Liberté ; Mezetulle, 2018