Déconstruire, dit-elle

Il y a un peu plus d’un an était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture1, colloque que la bonne presse s’était empressée de condamner avant même sa tenue2. Les pourfendeurs de ce mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. Pour y faire écho, Anne-Emmanuelle Berger, « professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, ont été les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture3. André Perrin a écouté l’émission.

On se souvient sans doute qu’au début du mois de janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, colloque dont la bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour en instruire le procès, le juger et le condamner4. Ainsi, deux jours avant son ouverture, le 5 janvier, Le Monde publiait une tribune dans laquelle 74 universitaires expliquaient « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ». Dans les jours qui suivirent le colloque, trois autres articles du même quotidien validèrent la préscience de nos 74 universitaires : ce que les précurseurs tenaient d’un savoir transcendantal, les suiveurs purent le confirmer d’un savoir empirique. Mais cela ne suffisait pas et les pourfendeurs du mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. C’est ce qui vaut à deux d’entre eux, Anne-Emmanuelle Berger, « Professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, d’être les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture.

Celle-ci s’ouvre sur un épisode comique. À peine sa productrice a-t-elle donné la parole à la coorganisatrice du bon colloque que celle-ci sort l’artillerie lourde : « Le syntagme Déconstruire la déconstruction est, en fait, emprunté à Éric Zemmour ». Un peu sonnée, Géraldine Muhlmann, qui n’a manifestement pas l’habitude d’être présentée comme une émule d’Éric Zemmour, réagit : « Il faut que je rectifie parce que je crois que … Déconstruire la déconstruction, c’est le titre de notre émission … »5. Anne-Emmanuelle Berger la rassure en lui disant qu’elle ne doute pas de la pureté de ses intentions, mais cela ne suffit pas et la productrice d’Avec philosophie, visiblement ébranlée, reviendra d’elle-même sur le sujet à la 41e minute en confessant, penaude : « Je ne me souvenais pas du tout que c’était une expression d’Éric Zemmour ». Personne n’aura la cruauté de lui répondre que les grands esprits se rencontrent … Reste à savoir si l’épisode a été utile à Mme Berger : s’est-elle rendu compte que tirer argument contre une expression de ce qu’elle a été utilisée par Zemmour, alors que la même expression l’a été aussi par quelqu’un qui est aux antipodes de Zemmour, c’est faire exploser son argument en plein vol ?6 La suite va montrer que non.

Le pluralisme étant la règle du service public, et celle de France Culture en particulier, Géraldine Muhlmann passe un bref extrait (1 minute) d’une interview de Nathalie Heinich (de 25’12’’ à 26’’12’). La sociologue y expose que, selon une étude publiée par l’Observatoire du décolonialisme7, 50% des intitulés des activités universitaires – colloques, journées d’études, séminaires, ateliers – comportent des termes empruntés au wokisme et que cette vague théorique s’accompagne, sur le plan pratique, de la cancel culture, venue des États-Unis, qui consiste à priver de parole, par des actions militantes, ceux qui ne pensent pas dans cette ligne. La productrice demande alors à Mme Berger de réagir à ce propos :

« Comment réagissez-vous à ce propos de Nathalie Heinich qui suggère que des gens en France n’arriveraient pas à mener leurs travaux parce qu’ils seraient confrontés à une chape de plomb woke ? »

C’est seulement à la fin d’une tirade qui s’étend de 26’32’’ à 32’ qu’Anne-Emmanuelle Berger répond à la question qui lui a été posée et elle le fait dans les termes suivants :

« Moi, je ne suis pas partisane d’ailleurs des opérations coup de poing, si vous voulez, quand elles ont lieu, mais elles sont, je dirais grossies. Moi qui suis en France en Études de genre, je peux vous dire que les études de genre sont bien plus menacées d’être « cancelées », et l’ont été de tout temps et le sont encore, que la grande tradition philosophique ».

Mme Berger nous dit donc d’abord qu’elle n’est pas favorable aux actions violentes de commandos, sans aller toutefois jusqu’à les condamner fermement, ni même mollement ; ensuite que ces actions ont été exagérées par ceux qui en ont été victimes ; enfin que les véritables victimes de la « cancel culture », les plus menacées, ce sont elle et ses semblables, les spécialistes des études de genre. Pour autant, elle ne nous donne pas le moindre exemple des persécutions qu’elle a subies. En 2017, il s’était trouvé 1937 intellectuels « progressistes » pour signer une pétition réclamant que le prix Pétrarque soit retiré à Nathalie Heinich au motif qu’elle serait homophobe et antiféministe. Mme Berger a-t-elle dû supporter une semblable cabale ? Une douzaine d’années plutôt, une pétition de même nature avait été signée pour demander qu’Alain Finkielkraut fût chassé de France Culture ; trois ans plus tard, des centaines d’universitaires demandaient une « enquête approfondie » contre l’historien Sylvain Gouguenheim8 ; en 2014, 230 intellectuels et universitaires appelaient à boycotter les Rendez-Vous de Blois pour protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale. Quels sont les professeurs d’études de genre qui ont dû subir la même chose, et de la part de qui ? Quels sont les noms des intellectuels « conservateurs » ou « réactionnaires » qui ont pétitionné pour demander leur exclusion de l’université, de la radio, de la télévision ? Où peut-on lire leurs pétitions ? Des activistes ont empêché par la violence que Sylviane Agacinski, accusée elle-aussi d’homophobie, puisse donner une conférence à l’université de Bordeaux, d’autres qu’Alain Finkielkraut puisse le faire à Sciences Po, le linguiste Jean Szlamowicz a été interdit de conférence dans sa propre université, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont vu leurs conférences empêchées ou perturbées par la violence à Lille, à l’université de Genève, à Bruxelles où elles ont été injuriées et aspergées d’excréments par des activistes qui les accusaient de « transphobie » : où et quand un spécialiste d’études de genre a-t-il été victime de cette « cancellisation » ? Mme Berger ne nous le dit pas – et pour cause.

Cependant, cette « réponse » à la question de Géraldine Muhlmann a été précédée d’un développement particulièrement instructif dont je résume les trois moments. Le premier prend la forme d’une reductio ad zemmourium :

« Natalie Heinich parle d’idéologie identitaire et, comme je le disais au début de l’émission, le slogan Déconstruire la déconstruction relève justement d’une idéologie identitaire qui est l’idéologie identitaire de la francité, de la rationalité française pure, encore une fois l’expression vient de Zemmour ».

Dans un second temps, Mme Berger explique que la déconstruction est combattue comme « le parti de l’étranger ». Elle est vue, ce qui est paradoxal, comme venant des États-Unis. Aux États-Unis, dans les années 90, un procès avait déjà été fait à ladite déconstruction par des médias conservateurs qui lui attribuaient l’origine de ce qu’on appelait alors non pas le wokisme, mais la political correctness. Autrement dit, Nathalie Heinich reproduit un discours qui vient de l’étranger, d’un de « ces étrangers honnis », en l’occurrence l’Amérique.

Plusieurs arguments se télescopent étrangement dans ce passage confus. Nathalie Heinich ayant rappelé que la cancel culture est d’origine américaine, ce qui est difficilement contestable, et des médias conservateurs américains ayant attribué à la déconstruction l’origine du wokisme, la sociologue est à la fois convaincue d’antiaméricanisme, puisqu’elle n’aime pas la cancel culture, et de philoaméricanisme, puisqu’elle reproduit un discours américain, mais, semble-t-il, dans une version conservatrice, pour ne pas dire « trumpiste ». Cependant, la xénophobie de Nathalie Heinich et de ses semblables ne s’arrête pas à la haine de l’Amérique, elle va beaucoup plus loin comme le montre le troisième moment de l’argumentaire qui vaut la peine, lui, d’être reproduit textuellement :

« Dans La pensée 68, donc, l’ouvrage commis par Luc Ferry et Alain Renaut, il est question là encore des origines étrangères de cette pensée contemporaine décriée, du nietzschéisme de Foucault, du heideggerianisme de Derrida, du freudisme de Lacan, du marxisme de Bourdieu, autrement dit tous ces Allemands ou ces Juifs allemands qui font revenir le spectre de 68 et, vous le savez, la figure iconique de 68, c’était Dany Cohn-Bendit, justement un Juif allemand etc. À cela s’ajoute à mon avis, et c’est pour cela qu’on a fait de la déconstruction encore une fois la super figure de cet hôte indésirable, de ce virus étranger qui attaque le corps propre, s’ajoute à tout cela le fait que Derrida, même si on ne le dit pas directement, est un penseur qui vient de ladite périphérie, c’est-à-dire d’Algérie, qui est juif, etc., et qui donc porte sur lui en quelque sorte toutes les marques d’un étranger ».

Dans l’ouvrage de Ferry et Renaut, les chapitres consacrés aux penseurs qui ont, selon ses auteurs, inspiré la « pensée 68 » s’intitulent : Le nietzschéisme français (Foucault), L’heideggerianisme français (Derrida), Le marxisme français (Bourdieu) et Le freudisme français (Lacan). Ainsi, rappeler dans le titre d’un chapitre que Derrida a été un grand lecteur de Heidegger ou que le psychanalyste Lacan a subi l’influence du fondateur de la psychanalyse, qui était lui aussi « Allemand », cela revient à dénoncer le parti de l’étranger et c’est faire preuve de germanophobie. C’est en quelque sorte se comporter comme Mélenchon lorsqu’il tweete à l’intention d’Angela Merkel : « Maul zu, Frau Merkel ! »9 ou lorsque sur son blog, il traite la députée européenne Ingeborg Grässle de « caricature de boche de bande dessinée »10. Mais c’est bien pire encore car, parmi ces Allemands, il y a des Juifs, des Juifs allemands qui ont préparé mai 68 et dont le rejeton iconique est Daniel Cohn-Bendit, lui aussi Juif allemand, comme par hasard ! Tout s’explique ! Ferry et Renaut ne sont pas seulement germanophobes, ils sont antisémites. Et puis, cerise sur le gâteau, Derrida est lui-même un Juif qui vient d’Algérie, un Juif séfarade. La preuve n’est-elle pas rapportée que ceux qui critiquent sa philosophie de la déconstruction sont des xénophobes, anti-arabes et antisémites ?

Personne ne songe à faire observer à Mme Berger qu’Éric Zemmour a en commun avec Jacques Derrida d’être un Juif originaire d’Algérie et de lui demander si, au fond, ce n’est pas cela qu’on lui reproche, « même si on ne le dit pas directement ».

Rendons justice à Denis Kambouchner. Après la diatribe de Mme Berger, il prend la parole pour dire que, tout hostile qu’il est au livre de Ferry et Renaut, il n’y a rien trouvé ni contre l’Étranger, ni contre le Juif. Il faut remercier Denis Kambouchner d’avoir sauvé l’honneur. Mais il faut aussi remercier Anne-Emmanuelle Berger de nous avoir donné une aussi belle illustration de la nature, de la méthode et des vertus de cette pensée déconstructrice dont elle fait la promotion et dont elle est une des plus éminentes représentantes.

Notes

1 – [NdE] Les Actes de ce colloque sont actuellement en voie de publication. On peut écouter l’intégralité des enregistrements sur le site de l’Observatoire du colonialisme et des dérives identitaires : https://decolonialisme.fr/les-conferences-du-colloque-que-reconstruire-apres-la-deconstruction-les-enregistrements/

4 – [NdE] Voir les références notes précédentes.

5 – [NdE] Effectivement, le titre de l’émission a changé comme on peut le constater sur le site de France Culture (voir le lien note 3).

6 – On pourrait penser à la réfutation socratique par l’argument  et oppositum (cf. Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon). Mais Mme Berger n’est manifestement pas lectrice de Platon : à 45’18’’, elle fait remonter à Kant le refus de la doxa et de l’argument d’autorité …

7 – Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4% » https://decolonialisme.fr?p=3590 .

8 – [NdE] voir sur le site d’archives « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html repris par André Perrin dans Scènes de la vie intellectuelle en France, Paris : Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

9 – Le 7 décembre 2014.

10 – Le 8 décembre 2014.

2 thoughts on “Déconstruire, dit-elle

  1. Alice

    Merci beaucoup. J’ai écouté, intéressée que je suis à comprendre, et les bras m’en sont tombés : tant de bêtises en si peu de temps. La sénilité n’est donc pas LA raison…

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  2. Binh

    Merci de cette analyse. Utile et convaincante. Parmi les actions violentes contre des enseignants jugés non conformes aux idéologies militantes de certains esprits, il ne faut pas oublier un cours de Sociologie à Sciences Po Grenoble, ou un autre de Tango (pourtant destiné à la…détente et la paix !) à Sciences Po Paris, je crois. Entre autres exemples….! Le monde des gens instruits n’est pas un univers forcément très ouvert. On commence aussi à s’habituer à cette méthode de personnes Prétendues « De Gauche » (des PDG) qui consiste à étiqueter leurs cibles intellectuelles ( dans leurs livres ou articles) par des qualificatifs politiciens, sinon vulgaires, destinés à servir de repoussoir immédiat: le mot « réactionnaire » est un de ceux-là (il figure dès le titre de certains ouvrages). Avec plein d’autres évidemment: « fasciste » , « nazi » (le fameux Point Godwin, si rapidement atteint…), etc.
    Et maintenant, l’incontournable « Zemmour »…..On progresse.
    Un autre est apparu ces dernières années: « climato-sceptique ». Dès que vous osez douter de la découverte d’un Thermostat humain (pour lutter contre le réchauffement climatique) qui permettrait d’obtenir une température à souhait sur la terre, ce qualificatif est brandi (même entre scientifiques !). D’ailleurs, le titre d’un livre récent est explicite, sur ce sujet : « les marchands de doutes ». Si vous doutez, vous êtes forcément un capitaliste ( mais pas encore un  » Zemmour »: ouf ! Mais ça viendra peut-être, prochainement.
    On est au 21ème siècle, mais l’ambiance (en France) est un peu à celle des guerres de religions.

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