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Enseignement supérieur : une étrange motion du CNU 17

Le Conseil national des universités est l’instance nationale qui se prononce sur le recrutement et la carrière des professeurs et des maîtres de conférences des universités. Il est composé de plusieurs groupes, eux-mêmes divisés en sections selon les diverses disciplines1. La section 17 (philosophie) aurait récemment voté la motion dont je fais état ci-dessous, sous réserve d’authentification. En effet ce texte n’est pas disponible sur le site du CNU (« en cours de mise à jour ») : il circule actuellement parmi les enseignants de philosophie du supérieur et n’a, à ma connaissance, pas été démenti, ni dans son contenu, ni dans sa forme qui recourt à l’écriture dite « inclusive »2. J’en propose ensuite un bref commentaire.

Texte de la motion

« Face à la multiplication de signalements qui révèlent un système ancien de violences sexistes et sexuelles et plus largement d’inégalités, la section 17 adopte la motion suivante :

  • « La section 17 du CNU rappelle son engagement en faveur de l’égalité professionnelle et de l’égalité de traitement, notamment l’égalité de genre. La section 17 du CNU est ainsi composée de manière paritaire.

  • « La section 17 du CNU s’engage également à œuvrer à une meilleure prise en considération des effets des violences sexistes et sexuelles sur les parcours et les contextes d’exercice professionnel (abandon, changement de direction, ralentissements, arrêts, etc.).

  • « La section 17 du CNU demande une procédure qui informe les membres de la section des sanctions disciplinaires prononcées les 5 dernières années pour les candidat·e·s à la promotion, au CRCT, à l’avancement de grade et aux primes.

  • « Au moment de l’examen de l’évolution de la carrière, la section 17 du CNU s’engage à prendre en considération les responsabilités liées à l’instruction et aux suivis des violences sexistes et sexuelles, nous invitons les candidat·e·s aux promotions, congés et primes à l’indiquer expressément dans leur dossier.

  • « La section 17 du CNU encourage à ce que les formations « éthique et intégrité scientifique » dispensées aux doctorant·e·s intègrent un volet sur les violences sexistes et sexuelles et encouragent des pratiques professionnelles déontologiques, notamment concernant les relations entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.

  • « L’engagement de la section 17 du CNU passe par la reconnaissance des travaux et des collègues qui œuvrent à penser ces questions ; la section les encourage donc, que ce soit au travers de recherches que d’enseignements au sein des établissements d’exercice. »

Mon commentaire.

J’ai surligné plus particulièrement les passages qui m’inquiètent en rapport au contenu « académique » des dossiers et surtout à la manière dont la section 17 entend qu’il soit traité. Je crains que cette motion, en avançant des critères relevant d’activités qui ne sont pas expressément présentées en termes correspondant professionnellement aux emplois visés (recherche, enseignement, responsabilités institutionnelles en rapport avec l’intitulé de la section), ne cautionne la prise en compte d’activités associatives, militantes et ne dérive vers des appréciations idéologiques.

Est-ce bien nouveau ? On peut rappeler que l’université a connu jadis et naguère des pratiques dans certains de ses recrutements favorisant des « orientations » à caractère idéologique et politique. Tout le monde le sait. Mais, à ma connaissance (je peux me tromper), ces critères favorisants/excluants ne faisaient pas l’objet de recommandations ou de directives explicites diffusées par les institutions officielles prenant une part décisive au recrutement et aux carrières. Si cette motion est avérée, comme je le crains, ce n’est plus le cas à présent : une politique appréciant des éléments sans relation nécessaire avec les travaux présentés par les candidats est ouvertement retenue et vivement « conseillée », à tel point qu’on peut se demander si les dossiers qui n’en font pas état ne partent pas avec un handicap sérieux, pour ne pas dire plus.

On m’objectera que cette politique en faveur de « l’égalité de genre » est officielle et que, pour certains de ses aspects, elle est même inscrite dans la loi. Autrement dit, il va de soi que les institutions universitaires et les universitaires (comme tous les citoyens) sont tenus de la respecter. Mais faut-il en conclure qu’ils doivent, en outre, en être les agents zélés et les thuriféraires dans le contenu de leur travail d’enseignement et de recherche, même si ce dernier n’a aucun rapport avec elle ? Quelle que soit la légitimité de cette politique, sa prise en compte de manière aussi insistante dans le processus de recrutement et d’avancement risque de devenir principale et de recouvrir de plus en plus l’intérêt substantiel des dossiers ou d’écarter a priori des dossiers dont le contenu en serait disjoint.

Notes

1 – Présentation sur le site du CNU https://conseil-national-des-universites.fr/cnu/#/ :

« Le Conseil national des universités est une instance nationale régie par le décret n° 92-70 du 16 janvier 1992. Il se prononce sur les mesures individuelles relatives à la qualification, au recrutement et à la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférences régis par le décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences.
Il est composé de 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline. Chaque section comprend deux collèges où siègent en nombre égal d’une part, des représentants des professeurs des universités et personnels assimilés et, d’autre part, des représentants des maîtres de conférences et personnels assimilés. »

Ce site, en cours de mise à jour, ne contient pas tous les documents qu’il entend mettre à la disposition du public.

2 -L’article de Xavier-Laurent Salvador faisant expressément état de cette motion, paru dans le JDD du 7 février, n’a pas davantage reçu de démenti https://www.lejdd.fr/societe/salvador-quand-le-genre-determine-les-carrieres-universitaires-141876 . Voir le « tweet » de l’Observatoire du décolonialisme https://twitter.com/decolonialisme/status/1755244293034246615

« Après la déconstruction » : parution des actes du colloque

Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, réunit les actes du colloque tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022. Organisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque, auquel j’ai participé, s’est attiré avant même sa tenue « un déluge d’insultes et de calomnies »1.

Chacun peut aisément et sereinement prendre connaissance de ce qui s’est dit2, et savourer aussi les dessins de Xavier Gorce qui ponctuent ce volume de 520 pages. On peut en feuilleter les 23 premières pages sur le site de l’éditeur.

Quatrième de couverture :

« La déconstruction est devenue folle. Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions, elle a engendré une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat.
Ce livre réunit les contributions du colloque organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 par le Collège de Philosophie et l’Observatoire du décolonialisme, avec le soutien du Comité laïcité République. Soixante universitaires et intellectuels de toutes disciplines se mobilisent pour dénoncer les dérives de ce courant et travailler à la reconstruction d’une frontière claire, qui devrait être inviolable, entre la recherche du savant et l’action du militant. »

Liste des contributeurs :

Gilbert Abergel, Florence Bergeaud-Blackler, Sami Biasoni, Andreas Bikfalvi, Jean-Michel Blanquer, Jean-François Braunstein, Pascal Bruckner, Bruno Chaouat, Joseph Ciccolini, Charles Coutel, Jérôme Delaplanche, Éric Deschavanne, Raphaël Doan, Albert Doja, Luc Ferry, Samuel Fitoussi, Alexandre Gady, Xavier Gorce, Yana Grinshpun, Gilles J. Guglielmi, Claude Habib, Hubert Heckmann, Nathalie Heinich, Emmanuelle Hénin, Philippe d’Iribarne, Pierre Jourde, Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Sergiu Klainerman, Claire Koç, Marcel Kuntz, Arnaud Lacheret, Claire Laux, Anne-Marie Le Pourhiet, Bérénice Levet, Pierre Manent, Nicolas Meeùs, Bruno Moysan, Rémi Pellet, Pascal Perrineau, Helen Pluckrose, François Rastier, Olivier Rey, Bernard Rougier, Xavier-Laurent Salvador, Dominique Schnapper, Alain Seksig, Jean Szlamowicz, Pierre-André Taguieff, Carole Talon-Hugon, Véronique Taquin, Pierre-Henri Tavoillot, Dania Tchalik, Thibault Tellier, Robert Tombs, Vincent Tournier, Pierre Valentin, Pierre Vermeren, Christophe de Voogd, Tarik Yildiz.

Notes

1 – Avant-propos, p. 1. Voir aussi sur Mezetulle l’article d’André Perrin du 28 janvier 2022 « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » et celui que j’ai publié le 6 février 2022 « À la suite du colloque ‘Après la déconstruction’ ».

2 – Les enregistrements des interventions sont toujours accessibles sur le site de l’Observatoire du décolonialisme.

Déconstruire, dit-elle

Il y a un peu plus d’un an était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture1, colloque que la bonne presse s’était empressée de condamner avant même sa tenue2. Les pourfendeurs de ce mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. Pour y faire écho, Anne-Emmanuelle Berger, « professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, ont été les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture3. André Perrin a écouté l’émission.

On se souvient sans doute qu’au début du mois de janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, colloque dont la bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour en instruire le procès, le juger et le condamner4. Ainsi, deux jours avant son ouverture, le 5 janvier, Le Monde publiait une tribune dans laquelle 74 universitaires expliquaient « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ». Dans les jours qui suivirent le colloque, trois autres articles du même quotidien validèrent la préscience de nos 74 universitaires : ce que les précurseurs tenaient d’un savoir transcendantal, les suiveurs purent le confirmer d’un savoir empirique. Mais cela ne suffisait pas et les pourfendeurs du mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. C’est ce qui vaut à deux d’entre eux, Anne-Emmanuelle Berger, « Professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, d’être les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture.

Celle-ci s’ouvre sur un épisode comique. À peine sa productrice a-t-elle donné la parole à la coorganisatrice du bon colloque que celle-ci sort l’artillerie lourde : « Le syntagme Déconstruire la déconstruction est, en fait, emprunté à Éric Zemmour ». Un peu sonnée, Géraldine Muhlmann, qui n’a manifestement pas l’habitude d’être présentée comme une émule d’Éric Zemmour, réagit : « Il faut que je rectifie parce que je crois que … Déconstruire la déconstruction, c’est le titre de notre émission … »5. Anne-Emmanuelle Berger la rassure en lui disant qu’elle ne doute pas de la pureté de ses intentions, mais cela ne suffit pas et la productrice d’Avec philosophie, visiblement ébranlée, reviendra d’elle-même sur le sujet à la 41e minute en confessant, penaude : « Je ne me souvenais pas du tout que c’était une expression d’Éric Zemmour ». Personne n’aura la cruauté de lui répondre que les grands esprits se rencontrent … Reste à savoir si l’épisode a été utile à Mme Berger : s’est-elle rendu compte que tirer argument contre une expression de ce qu’elle a été utilisée par Zemmour, alors que la même expression l’a été aussi par quelqu’un qui est aux antipodes de Zemmour, c’est faire exploser son argument en plein vol ?6 La suite va montrer que non.

Le pluralisme étant la règle du service public, et celle de France Culture en particulier, Géraldine Muhlmann passe un bref extrait (1 minute) d’une interview de Nathalie Heinich (de 25’12’’ à 26’’12’). La sociologue y expose que, selon une étude publiée par l’Observatoire du décolonialisme7, 50% des intitulés des activités universitaires – colloques, journées d’études, séminaires, ateliers – comportent des termes empruntés au wokisme et que cette vague théorique s’accompagne, sur le plan pratique, de la cancel culture, venue des États-Unis, qui consiste à priver de parole, par des actions militantes, ceux qui ne pensent pas dans cette ligne. La productrice demande alors à Mme Berger de réagir à ce propos :

« Comment réagissez-vous à ce propos de Nathalie Heinich qui suggère que des gens en France n’arriveraient pas à mener leurs travaux parce qu’ils seraient confrontés à une chape de plomb woke ? »

C’est seulement à la fin d’une tirade qui s’étend de 26’32’’ à 32’ qu’Anne-Emmanuelle Berger répond à la question qui lui a été posée et elle le fait dans les termes suivants :

« Moi, je ne suis pas partisane d’ailleurs des opérations coup de poing, si vous voulez, quand elles ont lieu, mais elles sont, je dirais grossies. Moi qui suis en France en Études de genre, je peux vous dire que les études de genre sont bien plus menacées d’être « cancelées », et l’ont été de tout temps et le sont encore, que la grande tradition philosophique ».

Mme Berger nous dit donc d’abord qu’elle n’est pas favorable aux actions violentes de commandos, sans aller toutefois jusqu’à les condamner fermement, ni même mollement ; ensuite que ces actions ont été exagérées par ceux qui en ont été victimes ; enfin que les véritables victimes de la « cancel culture », les plus menacées, ce sont elle et ses semblables, les spécialistes des études de genre. Pour autant, elle ne nous donne pas le moindre exemple des persécutions qu’elle a subies. En 2017, il s’était trouvé 1937 intellectuels « progressistes » pour signer une pétition réclamant que le prix Pétrarque soit retiré à Nathalie Heinich au motif qu’elle serait homophobe et antiféministe. Mme Berger a-t-elle dû supporter une semblable cabale ? Une douzaine d’années plutôt, une pétition de même nature avait été signée pour demander qu’Alain Finkielkraut fût chassé de France Culture ; trois ans plus tard, des centaines d’universitaires demandaient une « enquête approfondie » contre l’historien Sylvain Gouguenheim8 ; en 2014, 230 intellectuels et universitaires appelaient à boycotter les Rendez-Vous de Blois pour protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale. Quels sont les professeurs d’études de genre qui ont dû subir la même chose, et de la part de qui ? Quels sont les noms des intellectuels « conservateurs » ou « réactionnaires » qui ont pétitionné pour demander leur exclusion de l’université, de la radio, de la télévision ? Où peut-on lire leurs pétitions ? Des activistes ont empêché par la violence que Sylviane Agacinski, accusée elle-aussi d’homophobie, puisse donner une conférence à l’université de Bordeaux, d’autres qu’Alain Finkielkraut puisse le faire à Sciences Po, le linguiste Jean Szlamowicz a été interdit de conférence dans sa propre université, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont vu leurs conférences empêchées ou perturbées par la violence à Lille, à l’université de Genève, à Bruxelles où elles ont été injuriées et aspergées d’excréments par des activistes qui les accusaient de « transphobie » : où et quand un spécialiste d’études de genre a-t-il été victime de cette « cancellisation » ? Mme Berger ne nous le dit pas – et pour cause.

Cependant, cette « réponse » à la question de Géraldine Muhlmann a été précédée d’un développement particulièrement instructif dont je résume les trois moments. Le premier prend la forme d’une reductio ad zemmourium :

« Natalie Heinich parle d’idéologie identitaire et, comme je le disais au début de l’émission, le slogan Déconstruire la déconstruction relève justement d’une idéologie identitaire qui est l’idéologie identitaire de la francité, de la rationalité française pure, encore une fois l’expression vient de Zemmour ».

Dans un second temps, Mme Berger explique que la déconstruction est combattue comme « le parti de l’étranger ». Elle est vue, ce qui est paradoxal, comme venant des États-Unis. Aux États-Unis, dans les années 90, un procès avait déjà été fait à ladite déconstruction par des médias conservateurs qui lui attribuaient l’origine de ce qu’on appelait alors non pas le wokisme, mais la political correctness. Autrement dit, Nathalie Heinich reproduit un discours qui vient de l’étranger, d’un de « ces étrangers honnis », en l’occurrence l’Amérique.

Plusieurs arguments se télescopent étrangement dans ce passage confus. Nathalie Heinich ayant rappelé que la cancel culture est d’origine américaine, ce qui est difficilement contestable, et des médias conservateurs américains ayant attribué à la déconstruction l’origine du wokisme, la sociologue est à la fois convaincue d’antiaméricanisme, puisqu’elle n’aime pas la cancel culture, et de philoaméricanisme, puisqu’elle reproduit un discours américain, mais, semble-t-il, dans une version conservatrice, pour ne pas dire « trumpiste ». Cependant, la xénophobie de Nathalie Heinich et de ses semblables ne s’arrête pas à la haine de l’Amérique, elle va beaucoup plus loin comme le montre le troisième moment de l’argumentaire qui vaut la peine, lui, d’être reproduit textuellement :

« Dans La pensée 68, donc, l’ouvrage commis par Luc Ferry et Alain Renaut, il est question là encore des origines étrangères de cette pensée contemporaine décriée, du nietzschéisme de Foucault, du heideggerianisme de Derrida, du freudisme de Lacan, du marxisme de Bourdieu, autrement dit tous ces Allemands ou ces Juifs allemands qui font revenir le spectre de 68 et, vous le savez, la figure iconique de 68, c’était Dany Cohn-Bendit, justement un Juif allemand etc. À cela s’ajoute à mon avis, et c’est pour cela qu’on a fait de la déconstruction encore une fois la super figure de cet hôte indésirable, de ce virus étranger qui attaque le corps propre, s’ajoute à tout cela le fait que Derrida, même si on ne le dit pas directement, est un penseur qui vient de ladite périphérie, c’est-à-dire d’Algérie, qui est juif, etc., et qui donc porte sur lui en quelque sorte toutes les marques d’un étranger ».

Dans l’ouvrage de Ferry et Renaut, les chapitres consacrés aux penseurs qui ont, selon ses auteurs, inspiré la « pensée 68 » s’intitulent : Le nietzschéisme français (Foucault), L’heideggerianisme français (Derrida), Le marxisme français (Bourdieu) et Le freudisme français (Lacan). Ainsi, rappeler dans le titre d’un chapitre que Derrida a été un grand lecteur de Heidegger ou que le psychanalyste Lacan a subi l’influence du fondateur de la psychanalyse, qui était lui aussi « Allemand », cela revient à dénoncer le parti de l’étranger et c’est faire preuve de germanophobie. C’est en quelque sorte se comporter comme Mélenchon lorsqu’il tweete à l’intention d’Angela Merkel : « Maul zu, Frau Merkel ! »9 ou lorsque sur son blog, il traite la députée européenne Ingeborg Grässle de « caricature de boche de bande dessinée »10. Mais c’est bien pire encore car, parmi ces Allemands, il y a des Juifs, des Juifs allemands qui ont préparé mai 68 et dont le rejeton iconique est Daniel Cohn-Bendit, lui aussi Juif allemand, comme par hasard ! Tout s’explique ! Ferry et Renaut ne sont pas seulement germanophobes, ils sont antisémites. Et puis, cerise sur le gâteau, Derrida est lui-même un Juif qui vient d’Algérie, un Juif séfarade. La preuve n’est-elle pas rapportée que ceux qui critiquent sa philosophie de la déconstruction sont des xénophobes, anti-arabes et antisémites ?

Personne ne songe à faire observer à Mme Berger qu’Éric Zemmour a en commun avec Jacques Derrida d’être un Juif originaire d’Algérie et de lui demander si, au fond, ce n’est pas cela qu’on lui reproche, « même si on ne le dit pas directement ».

Rendons justice à Denis Kambouchner. Après la diatribe de Mme Berger, il prend la parole pour dire que, tout hostile qu’il est au livre de Ferry et Renaut, il n’y a rien trouvé ni contre l’Étranger, ni contre le Juif. Il faut remercier Denis Kambouchner d’avoir sauvé l’honneur. Mais il faut aussi remercier Anne-Emmanuelle Berger de nous avoir donné une aussi belle illustration de la nature, de la méthode et des vertus de cette pensée déconstructrice dont elle fait la promotion et dont elle est une des plus éminentes représentantes.

Notes

1 – [NdE] Les Actes de ce colloque sont actuellement en voie de publication. On peut écouter l’intégralité des enregistrements sur le site de l’Observatoire du colonialisme et des dérives identitaires : https://decolonialisme.fr/les-conferences-du-colloque-que-reconstruire-apres-la-deconstruction-les-enregistrements/

4 – [NdE] Voir les références notes précédentes.

5 – [NdE] Effectivement, le titre de l’émission a changé comme on peut le constater sur le site de France Culture (voir le lien note 3).

6 – On pourrait penser à la réfutation socratique par l’argument  et oppositum (cf. Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon). Mais Mme Berger n’est manifestement pas lectrice de Platon : à 45’18’’, elle fait remonter à Kant le refus de la doxa et de l’argument d’autorité …

7 – Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4% » https://decolonialisme.fr?p=3590 .

8 – [NdE] voir sur le site d’archives « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html repris par André Perrin dans Scènes de la vie intellectuelle en France, Paris : Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

9 – Le 7 décembre 2014.

10 – Le 8 décembre 2014.

À la suite du colloque « Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture »

Le colloque « Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture », tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier, a été un événement et un succès. Y compris à en juger par les articles et commentaires qui se sont donné une grande peine pour le discréditer : certains le jugeaient tellement important qu’ils avaient pris la précaution de le faire avant même sa tenue1 ! En attendant la publication des Actes, chacun pourra se faire directement une idée en écoutant les interventions réunies sur le site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires (co-organisateur du colloque avec le Comité Laïcité République)2.

Dans l’article « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » André Perrin se livre à une excellente analyse, parfaitement documentée et très caustique, du dénigrement dont le colloque est l’objet et du retournement victimaire qui inspire ce dénigrement. Je le remercie d’en avoir confié la publication initiale à Mezetulle, le site de l’Observatoire du colonialisme l’a repris, lui donnant ainsi une audience plus large.

Je remercie également Charles Coutel d’avoir proposé à Mezetulle une variante de son intervention (table ronde n° 10) « Osons transmettre ! » où, méditant sur un groupe sculptural du Bernin, il réfléchit sur le désir de transmetttre.

De mon côté, j’ai eu le plaisir de participer à ce colloque au sein de la table ronde n° 11 intitulée « Des rondes, des noires, des blanches : la musique pour tous », animée par Hubert Heckmann, avec Nicolas Meeùs, Bruno Moysan et Dania Tchalik. Sous le titre « Manuel abrégé d’expiation pour musicologues dix-septiémistes », j’y ai repris, en les abrégeant et en actualisant les références, quelques réflexions proposées en ligne dans l’article « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » . À ces réflexions, j’ai ajouté un « dernier mot » :

« Nous avons appris le 7 janvier le décès de l’immense comédien Sydney Poitier. Ce sera peut-être l’occasion de revoir, entre autres, le grand film de Norman Jewison (1967) Dans la chaleur de la nuit d’après le roman de John Ball. Deux enquêteurs s’y affrontent dans le climat raciste du Sud des États-Unis de la fin des années 1950 – début des années 1960. C’est l’exercice de la raison, et lui seul, qui fait qu’ils prennent petit à petit congé, l’un et l’autre, de leurs préjugés respectifs. Se figer dans un rôle de victime ou dans celui d’un coupable plein de contrition n’a rien à voir avec un travail sur soi-même ».

1 – Voir dans Figarovox la tribune d’Emmanuelle Hénin (4 février 2022) « Le colloque sur la déconstruction, coupable d’avoir atteint sa cible »  et celle de Wiktor Stoczkowski (14 janvier) « Quand un colloque de grande qualité sur un sujet crucial devient, pour ses détracteurs, une machination diabolique » . On trouvera d’autres analyses sur le site de l’Observatoire du décolonialisme et sur le site du Comité Laïcité République.

2 – Les enregistrements sont accessibles par ce lien : https://decolonialisme.fr/?p=6517 .

Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ?

Sur le dénigrement du colloque « Après la déconstruction ». Le retournement victimaire

Le colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture (Sorbonne 7 et 8 janvier 2022)1 est l’objet d’une campagne de dénigrement qui a commencé avant même sa tenue et qui se poursuit encore aujourd’hui. André Perrin s’interroge plus particulièrement sur la qualification de « maccarthysme soft »2. Il se trouve pourtant qu’aucun des intervenants n’a appelé à censurer qui que ce soit et que, en revanche, deux d’entre eux sont visés par de tels appels. « Et si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France ». La liste, fort longue et pourtant incomplète, que dresse André Perrin de ces dénonciations et obstructions resterait comique si elle n’illustrait pas l’usage de plus en plus répandu et inquiétant du procédé de retournement victimaire3 . Sont accusés de « maccarthysme » ceux qui précisément en sont les victimes.

Avant le colloque : juger et condamner ce qui n’a pas encore eu lieu

Les 7 et 8 janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture. La bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour le juger et le condamner. Libération avait publié le 17 décembre 2021 et le 5 janvier 2022 deux articles venimeux destinés à dire tout le mal qu’il fallait en penser. Du haut de son magistère, le journaliste Simon Blin s’y employait, sans rire, à enseigner aux universitaires renommés invités à y intervenir que chez Derrida la déconstruction « ne signifie pas qu’il faut tout démolir ». Le Monde n’était pas en reste qui, après avoir publié le 28 décembre une tribune défendant la culture « woke », publiait le 5 janvier, deux jours donc avant l’ouverture du colloque, un texte signé par 74 universitaires expliquant « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ».

Vous vous demandez peut-être comment on peut savoir qu’un colloque qui n’a pas encore eu lieu a raté son objectif ? Quelle naïveté ! C’est comme si vous exigiez d’un critique de cinéma qu’il aille voir un film avant d’en rendre compte dans les colonnes du Monde : ne suffit-il pas pour ce faire de connaître son titre, son sujet, le nom du réalisateur et celui des acteurs ? Nos universitaires sont beaucoup plus malins que vous ne l’imaginez. Certains d’entre eux en avaient fourni la preuve, il y a une petite quinzaine d’années, en allant réclamer à la directrice de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil un exemplaire d’un livre de Sylvain Gouguenheim contre lequel ils avaient déjà signé et publié un manifeste4.

Après le colloque : on vous l’avait bien dit !

On ne s’étonnera donc pas que les autres articles publiés par Le Monde après le colloque, celui de Soazig Le Nevé le 8 janvier, celui de François Dubet le 10 janvier et celui de Jacob Rogozinski le 23 janvier aient confirmé la préscience de nos 74 universitaires. Tenons-nous en à la tribune de François Dubet intitulée « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », d’abord sur trois ou quatre points de détail, puis sur l’essentiel. Ce colloque, nous dit Dubet, a mobilisé à côté d’honorables conférenciers auxquels ils se sont mêlés, « les réseaux de l’extrême-droite ». Quels réseaux ? Sous quelle forme ont-ils été présents au colloque ? Par qui et comment ont-ils été mobilisés ? Quand et comment se sont-ils manifestés ? Les lecteurs du Monde ne le sauront évidemment pas, et pour cause ! Dubet impute ensuite à Mathieu Bock-Côté des « diatribes à la limite du racisme ».

Si les mots avaient encore un sens, on comprendrait que ce qui est « à la limite du racisme » n’a pas franchi cette limite et n’est donc pas raciste. Mais ce qu’il faut voir ici, c’est que ce genre d’astuce rhétorique permet de traiter subliminalement quelqu’un de raciste sans risquer de se voir sommé d’en apporter la preuve devant les tribunaux et sans s’exposer à être condamné pour diffamation, ce qui est habile à défaut d’être courageux. Dubet suggère encore que si Zemmour n’avait pas été mobilisé par sa campagne électorale, il aurait été invité au colloque en sa qualité d’« historien » (probablement pour y prononcer un éloge du Maréchal Pétain devant une Dominique Schnapper admirative …). On touche là au comble du grotesque.

La quasi-totalité des intervenants de ce colloque étaient des universitaires réputés dont le prestige et les titres académiques n’avaient rien à envier – c’est peu dire – à ceux de M. Dubet, ex-spécialiste de sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux. Seule une des douze tables-rondes a été ouverte, en qualité de « témoins », à des personnalités qui n’étaient pas invitées en tant qu’universitaires, même si elles n’étaient pas totalement étrangères à l’université, en l’occurrence Mathieu Bock-Côté qui n’est pas seulement éditorialiste, mais docteur en sociologie, discipline qu’il enseigne à l’université de Montréal, et Pascal Bruckner, romancier, essayiste, membre de l’académie Goncourt, mais aussi docteur en philosophie. Rien à voir donc avec Zemmour, simple journaliste amateur d’histoire. Enfin Dubet écrit : « Comment penser que c’est à l’État de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? », attribuant ainsi cette proposition à ses adversaires pour justifier l’accusation de « maccarthysme ». Là, il est démenti par un autre article du Monde qui rapporte correctement ce qui a été dit au colloque sur ce sujet. Je cite Soazig Le Nevé : « La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». Ce qu’elle réclame, ce n’est donc pas un contrôle politique des productions scientifiques, mais exactement le contraire : un contrôle scientifique de productions politisées.

Qu’est-ce qu’un « maccarthysme soft » ?

Venons-en maintenant à l’essentiel : l’accusation de maccarthysme, ou plus précisément de « maccarthysme soft ». Remarquons d’abord que l’adjonction de soft à maccarthysme relève d’une duplicité rhétorique analogue à celle du « à la limite du racisme » : elle permet d’utiliser des gros mots et de lancer des accusations invraisemblablement outrancières en toute impunité. Les CRS sont ainsi des SS soft et une mère de famille excédée qui donne une claque à un gamin insupportable pourrait être convaincue de nazisme light : la malchance de Jean Moulin, c’est d’être tombé sur des nazis un peu moins light ou un peu moins soft que les autres. Qu’est-ce en effet que le maccarthysme ? En période de guerre froide aux États-Unis, pendant deux ans, des commissions parlementaires ont enquêté sur des activités anti-américaines imputées à des communistes ou sympathisants communistes, réels ou supposés. Des fonctionnaires ont été écartés, des artistes inquiétés, parfois inculpés, condamnés et incarcérés et certains, privés d’emploi, durent s’exiler comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin ou encore Orson Welles. Quel rapport avec notre colloque ? Non seulement aucun intervenant n’a appelé à boycotter ou à censurer qui que ce soit, mais aucun nom d’un universitaire français vivant n’a été prononcé : il s’agissait de combattre le « wokisme », c’est-à-dire une idéologie, non de dénoncer des individus.

En revanche, il y avait parmi les intervenants du colloque deux personnes qui ont été récemment victimes de ce que Dubet appelle le maccarthysme soft : Jean Szlamowicz et Vincent Tournier.

Professeur de linguistique à l’université de Bourgogne, Jean Szlamowicz devait donner le 10 décembre 2019, dans sa propre université, une conférence intitulée « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Des activistes ont menacé de l’empêcher par la violence et le directeur de l’UFR l’a interdite en précisant à Szlamowicz que ses collègues ne souhaitaient pas qu’il puisse s’exprimer, ce en quoi il les approuvait.

Quant à Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble, il s’était opposé, comme son collègue Klaus Kinzler, professeur agrégé d’allemand, à l’usage du concept d’islamophobie, trop souvent utilisé pour interdire toute approche critique de l’islam. Cela leur avait valu des affiches placardées à l’entrée de Sciences Po où ils étaient traités d’islamophobes et de fascistes. Les activistes étudiants avaient été confortés par des professeurs de l’IEP, en particulier Gilles Bastin, professeur de sociologie, qui a rédigé un tweet déplorant que la « liberté d’expression » permette à « deux hommes blancs non musulmans » de contester la pertinence du concept d’islamophobie. Un rapport de 55 pages de l’Inspection générale de l’éducation et de la recherche avait pointé la responsabilité des activistes d’extrême-gauche et préconisé des sanctions à leur encontre. Traduits devant un conseil de discipline, ils ont tous été relaxés. En revanche, Klaus Kinzler s’était vu interdire par la directrice de l’lEP de Grenoble de s’exprimer dans les médias sur ce qui se passe dans cet établissement. Pour avoir enfreint cette interdiction, il vient d’être suspendu par ladite directrice et va être traduit devant un conseil de discipline.

Le retournement victimaire. Inventaire et contre-inventaire

Ainsi François Dubet accuse de maccarthysme ceux qui en sont précisément les victimes, mais sans donner le moindre exemple d’un acte de type maccarthyste dont ces victimes auraient été elles-mêmes coupables. Si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France et, à la différence de François Dubet, je suis, moi, en mesure d’en donner des exemples.

Inventaire

  • Le 25 mai 2002, une belle brochette d’intellectuels publiait dans Le Monde une tribune dans laquelle on pouvait lire : « les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ».
  • En juin 2005, un collectif d’Antillais conduit par Claude Ribbe déposait une plainte pour tenter de faire condamner par la justice l’historien Olivier Grenouilleau.
  • Le 8 décembre 2005, une soixantaine d’intellectuels, dont une vingtaine d’universitaires, adressaient une lettre au directeur de France Culture pour demander qu’Alain Finkielkraut soit chassé de son émission Répliques.
  • Au printemps 2008, des centaines d’universitaires signaient des pétitions pour dénoncer le médiéviste Sylvain Gouguenheim, demander une « enquête approfondie » contre lui et tenter de ruiner sa carrière universitaire.
  • Le 26 novembre 2008, c’est le sociologue Michel Wieviorka (avec qui François Dubet a écrit plusieurs livres) qui signait une tribune dans Télérama pour demander que Zemmour soit interdit de plateau sur Arte et poursuivi devant les tribunaux.
  • En 2012, ce sont 116 universitaires et écrivains qui contresignèrent une tribune d’Annie Ernaux pour demander – et obtenir – que Richard Millet soit chassé du comité de lecture de Gallimard.
  • En juillet 2014, il se trouva 229 intellectuels pour contresigner une tribune de Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis appelant à boycotter les Rencontres de Blois afin de protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale.
  • En 2018 le collectif Décoloniser les arts a tenté d’empêcher Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil de représenter le spectacle Kanata en l’accusant d’« appropriation culturelle ».
  • En mars 2019, une représentation des Suppliantes d’Eschyle qui devait avoir lieu à la Sorbonne est empêchée par la violence par des militants du CRAN et d’autres associations au motif de « blackface ».
  • Le 23 avril 2019, une conférence d’Alain Finkielkraut à Sciences Po est empêchée par une milice prétendument antiraciste et ne pourra être tenue, plus tard, que sous protection policière.
  • Le 24 octobre, c’est une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux qui doit être annulée sous la menace d’activistes qui l’accusent d’être une « homophobe notoire ».
  • Un mois plus tard, une formation sur la prévention de la radicalisation qui devait être animée les 21 et 22 novembre à l’université de Paris I a été annulée par le président à la demande de plusieurs universitaires qui accusaient le formateur, Mohamed Sifaoui, journaliste algérien condamné à mort par les islamistes et vivant en France sous protection policière, d’être un « islamophobe ».

N’en jetez plus, la coupe est pleine, direz-vous. Non, elle n’est pas pleine, il y a encore bien d’autres exemples, mais je ne voudrais pas lasser le lecteur. L’important est ceci : dans tous ces cas, les maccarthystes soft (ou hard, c’est selon) se réclament de la pensée « progressiste », c’est-à-dire de la mouvance intellectuelle dans laquelle s’inscrit M. Dubet.

Contre-inventaire

F. Dubet peut-il citer une seule pétition dans laquelle les organisateurs et conférenciers du colloque auraient appelé à chasser de son poste un de ces intellectuels qui usent eux-mêmes de ce procédé à l’endroit de ceux qu’ils qualifient de « réactionnaires » ? Non, il ne le peut pas parce que ce n’est jamais, absolument jamais, arrivé. Peut-il nous donner l’exemple d’une conférence de l’un d’entre eux empêchée par la violence ?

  • Clémentine Autain, dont la légitimité « scientifique » n’est pourtant pas plus assurée que celle d’Éric Zemmour, a pu donner des conférences à l’université de Paris-Tolbiac et à celle de Poitiers sans subir le sort réservé à Alain Finkielkraut ou à Sylviane Agacinski.
  • Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours qui s’est illustrée en déclarant qu’un homme blanc « ne peut pas avoir raison contre une Noire et une Arabe » n’a jamais vu ses interventions publiques perturbées par des hommes blancs.
  • En 2017, Geoffroy de Lagasnerie a réuni près de 2000 signataires pour réclamer qu’on retire à Nathalie Heinich le prix Pétrarque qui venait de lui être attribué : est-ce qu’un seul des universitaires qui se sont associés à cette entreprise a lui-même fait l’objet d’une semblable cabale de la part de ses adversaires ?
  • Alain Badiou, apologiste de la révolution culturelle chinoise et thuriféraire des Khmers rouges, a pu dire froidement que « si réellement il s’agit de fonder un nouveau monde, alors le prix à payer par l’ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou quantité de souffrance, est une question relativement secondaire »5 ; il n’a été ni boycotté, ni ostracisé, ni stigmatisé. Aucun intellectuel « réactionnaire » n’a demandé son exclusion des médias au motif que ses propos seraient « des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ». Il est au contraire toujours accueilli aimablement, voire obséquieusement, par les journalistes du service public. Et il est fort courtoisement traité par les « maccarthystes soft » de M. Dubet : Marcel Gauchet et Pierre Manent ont, l’un et l’autre, accepté de débattre avec lui. Quant à Alain Finkielkraut, il l’a reçu à de multiples reprises à Répliques et a même publié avec lui un livre d’entretiens avant de se voir rejeté de façon insultante dans une lettre ouverte.

Alors où est la tolérance ? Où est l’intolérance ? Et où est le maccarthysme ?

Notes

1 – [NdE] Colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et par le Comité Laïcité-République les 7-8 janvier 2022 à la Sorbonne. On peut écouter l’intégralité des interventions sur le site de l’Observatoire… https://decolonialisme.fr/?p=6517

2 – « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », tribune de François Dubet, Le Monde 10 janvier 2022 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d-un-maccarthysme-soft_6108891_3232.html

3 – [NdE] Procédé par lequel on accuse la victime d’être coupable et où l’accusateur se présente lui-même comme victime. L’exemple-type est « l’argument du violeur » (la victime violée est accusée de provocation, et le coupable se justifie en tant que victime de cette provocation). Voir sur ce site l’exemple de l’accusation de blasphème  : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

4 – [NdE] Voir l’article d’André Perrin « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » sur le site d’archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html , texte repris dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Paris : éd. du Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

5 – « Beyond Formalization » entretien avec Peter Hallward et Bruno Bosteels du 2 juillet 2002, dans Angelaki 8:2 (2003), p. 111-136. Repris en annexe dans Bruno Bosteels Badiou and Politics, Duke University Press, 2011, p. 338 et suiv. ; le passage cité se trouve p. 339 : « If it is really a matter of founding a new world, then the price paid by the old world, even in the number of deaths or the quantity of suffering, becomes a relatively secondary question ».

Université et recherche : procès en « conscientisation » et intimidation

Suite du programme de rééducation

Cet article fait suite à celui où, en juin 2020, j’analysais comment une activité académique ayant pignon sur rue, au motif légitime de faire obstacle à d’éventuelles discriminations, s’engage dans une entreprise d’ordre moral reposant sur l’auto-accusation identitaire1. Le recours à un programme expiatoire de culpabilisation comparable dans ses procédés à celui d’une inquisition ou, plus proche de nous, à celui d’une « rééducation » est désormais banal. Non seulement des objets d’étude et d’intérêt deviennent suspects par eux-mêmes, mais encore et surtout, des personnes sont soupçonnées d’être par nature et de manière inconsciente des opérateurs de discrimination et de domination du fait de leur origine, de leur couleur de peau, de leur « ancrage ». Et mieux vaut ne pas se défendre : toute argumentation est d’avance disqualifiée comme un symptôme de crispation versé au dossier de l’instruction à charge.

Identité et « conscientisation » : une instruction à charge

Dans un article de Philosophie Magazine2, Michel Eltchaninoff interroge Jean-François Braunstein au sujet du lancement de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires3. L’auteur de La Philosophie devenue folle dénonce le « mélange entre politique et science » […] « À l’intérieur d’un cercle de studies, tout le monde est d’accord. Le problème est l’homogénéité du recrutement dans ces départements. Nous assistons à une tentative de reconstruction radicale épousant leur seul point de vue. Bref, nous sommes dans une forme de lyssenkisme, qui opposait sous Staline “science bourgeoise” et “science prolétarienne” : même les sciences les plus objectives sont regardées à travers le point de vue de l’identité de genre ou de race de leurs auteurs. »

Ce n’est pas seulement, on l’aura compris, le contenu des recherches et de l’enseignement qui est passé au crible d’une lecture idéologique comme le faisait naguère une orthodoxie se réclamant du marxisme, et où l’on distinguait savamment l’être de classe de la position de classe. Un problème majeur est que ce filtrage s’effectue aussi en vertu de l’identité, réelle ou supposée, de ceux qui mènent les recherches et les enseignements.

Appelée dans la suite de l’article à répondre à J.-F. Braunstein, Soumaya Mestiri4 tient des propos qui témoignent du basculement dans le moment infalsifiable l’accusation s’en prend à une position assignée que l’accusé, même (et surtout) s’il se défend, ne peut jamais réfuter  : « Ces gens estiment être porteurs d’une mission civilisatrice. Leur habileté est de faire passer une vision du monde bien particulière, celle où l’homme occidental domine, pour un pur cadre, universel. Du coup, ils font preuve d’injustice épistémique. […] Le pire est que les gens qui font preuve d’injustice épistémique croient sincèrement que le savoir qu’ils détiennent est un savoir universel et universalisable. Or il est tout aussi local et particulier que celui qu’ils méprisent ».

Passons sur la « mission civilisatrice » dont on est bien en peine de trouver la moindre trace chez « ces gens ». À moins qu’on leur reproche une filiation avec les colonisateurs européens des siècles passés, et donc une culpabilité transmise par héritage ? Mais si cela était recevable, faudrait-il se croire autorisé à se mettre en quête de la descendance des Africains et des Arabes trafiquants d’esclaves5 ?

Au fait, si le savoir de X est particulier, qu’en est-il de celui de Y qui entend le disqualifier ? La question, probablement trop biaisée, trop confiante dans le partage égal du logos entre les hommes, n’est pas posée6. Et de conseiller à J.-F. Braunstein, égaré dans la naïve bonne foi qui l’aveugle, de « se décentrer » : « Il faudrait faire un retour sur soi et prendre en considération l’existence d’un certain nombre de rapports de domination ».

« Se décentrer », « faire retour sur soi » pour faire remonter à la conscience les rapports de domination dont on est porteur malgré soi et qu’on déguise en savoir universel. De telles recommandations, pour être avancées ici sur un ton feutré, font appel non pas à une critique de type intellectuel et théorique où l’on reviendrait sur une erreur, sur des hypothèses mal fondées, sur une théorie fragile, mais bien à une auto-critique dont l’objet est.. soi-même ! L’intérêt principal n’en est pas le progrès de la recherche, mais le mouvement moral d’auto-accusation requis non pas pour se forger une crédibilité, mais pour échapper au discrédit.

Charitablement mené par des procureurs extra-lucides guidés par la lumière du juste soupçon contre [ ici, au choix : le racisme, le colonialisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie…, suivi de  « systémique » ou « invisible » ] un procès en « conscientisation » devrait vous révéler ce que vous ne voulez pas savoir mais que, eux, savent infailliblement d’avance à votre sujet.

Jadis, cela s’appelait une opération d’exorcisme et naguère un programme de rééducation. Aujourd’hui on parle de « détoxification du discours »7.

Intimidation

Il y a un peu plus de dix ans, Mezetulle s’honorait de publier un article d’André Perrin analysant minutieusement la réception orageuse du livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel (Paris, Seuil, 2008). Cette réception conduisit certains universitaires à pétitionner pour réclamer notamment une enquête approfondie sur les fréquentations de l’auteur. On peut lire ce texte, toujours en ligne sur le site d’archives sous le titre « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs ». André Perrin en a repris l’essentiel dans le premier chapitre du livre qu’il a publié ultérieurement sous le titre Scènes de la vie intellectuelle en France8.

Dans la conclusion de son article, André Perrin remarquait que l’affaire Gouguenheim mettait en évidence le « climat délétère d’intimidation intellectuelle qui règne aujourd’hui ».
Depuis 2008, les choses se sont certes aggravées, aussi bien en étendue (d’autres disciplines que les sciences humaines sont touchées9) qu’en intensité, quittant, parfois comiquement, le terrain de l’argumentation pour en arriver à celui de l’injonction pure et simple10.

Mais ce qui est vraiment nouveau dix ans après, ce ne sont pas les progrès effectués par la « conscientisation » des incriminés ni ceux de leur empressement à s’auto-flageller : c’est le constat que l’inquisition à laquelle ils ont affaire n’a pas d’autre arme que leur sensibilité à l’intimidation.

Notes

2 – « La guerre des identités aura-t-elle lieu ? », Philosophie magazine n° 147 mars 2021, p. 66 et suiv.

3 – Jean-François Braunstein, professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, auteur de La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris : Grasset, 2018.
– « Observatoire du décolonialisme et des idéologiques identitaires » : http://decolonialisme.fr/ .
Peu après, plusieurs universitaires et chercheurs ont signé une tribune (Le Monde 22 février 2021, texte repris avec la liste des signataires – dont je fais partie – sur le site de l’Observatoire du décolonialisme http://decolonialisme.fr/?p=2699 ) intitulée « Le problème n’est pas tant ‘l’islamo-gauchisme’ que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ».
On lira une histoire détaillée de la censure universitaire « Des atteintes à la liberté académique : de la censure policée à la censure sauvage » par Wiktor Stoczkowski.

4 – Soumaya Mestiri, professeur à l’Université de Tunis, auteur de Élucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir (Paris, Vrin, 2020.)

5 – On se souvient de l’accueil mouvementé reçu par les travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau en 2006.

6 – Pour la poser en termes philosophiques actuels, on conseillera la lecture de l’ouvrage de Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris : Fayard, 2020.

7 – Voir cet article que The Conversation, sous la bannière de son « expertise universitaire », a publié le 20 juillet 2020 : « Les ravages du racisme invisible ou la partie cachée de l’iceberg« .

8Paris, éditions du Toucan, 2016. Voir la recension sur Mezetulle.

9 – On lira par exemple l’article très documenté d’Andreas Bikfalvi « La médecine à l’épreuve de la ‘théorie critique de la race’ ».

10 – J’en ai commenté un exemple dans l’article de juin 2020 cité à la note 1. Comme souvent, les États-Unis font la course en tête ; on peut en trouver d’autres : « Les profs de maths, ces nouveaux suppôts du suprémacisme blanc » par Benoît Rittaud, où le document référencé (un pdf de 80 pages Dismantling Racism in Mathematics Instruction) est plus qu’édifiant.

François Rastier à l’ENS-Lyon : la meute et le conférencier (par Jean Szlamowicz)

Analyse rhétorique d’une hystérie idéologique

Jean Szlamowicz1 a assisté à la conférence « Race et sciences sociales » que François Rastier a donnée à l’ENS de Lyon le 24 novembre 2020. Après de multiples attaques à la suite de la publication d’une série d’articles dans Non Fiction2, la conférence de François Rastier a de nouveau été l’occasion de protestations et d’assauts « qui avaient peu à voir avec un débat normal ». L’auteur en livre ici l’analyse, qu’il fonde sur l’examen de leurs « techniques argumentatives », lesquelles n’ont d’autre objet que de faire taire toute contradiction et de mettre en place une idéologie d’éradication de la culture.

François Rastier, sémanticien, auteur entre autres de monographies sur Heidegger et Primo Levi, a récemment été victime d’attaques pour ses articles parus dans Non Fiction portant sur les dérives des sciences sociales vers le militantisme décolonial3. Ces attaques ont été le préambule de protestations contre sa conférence à l’ENS-Lyon (24 novembre 2020, « Race et sciences sociales »), dénoncée par un communiqué inter-associatif de l’ENS. La conférence s’est tenue, mais il a dû subir des assauts lors du débat qui a suivi qui avaient peu à voir avec un débat normal étant donné leur caractère outrancier. La violence des attaques s’est poursuivie sur Twitter et — ce qui prend une ampleur se rapprochant de la censure — par l’ENS même qui a refusé de mettre en ligne sa conférence et s’était initialement refusée à la lui fournir. Il l’a finalement obtenue, mais elle n’est pas diffusée sur le site de l’ENS comme c’est l’usage4. Comment en arrive-t-on à la damnatio memoriae dans une institution censément garante d’une réflexion intellectuelle de haut niveau ?

Nous avions déjà réagi à la pauvre argumentation qui avait suivi la publication des articles de François Rastier dans un article intitulé « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique »5. Le présent article en est le prolongement et se concentre à nouveau sur les techniques argumentatives (je n’ai pas dit les arguments, qui sont aux abonnés absents)6.

Stratégie rhétorique de base

Quand la rhétorique a uniquement pour objectif de délégitimer l’adversaire et ne se soucie ni d’en dévoiler l’argumentation ni de faire valoir les idées qu’on lui oppose éventuellement, on tombe dans un dispositif discursif qui n’a plus rien à voir avec le cadre de la discussion raisonnée telle qu’elle se pratique dans la recherche.

Nous l’avions déjà noté7, la caricature des arguments de François Rastier et l’hyperbolisation des critiques contreviennent fondamentalement au débat qui n’a, dès lors, plus lieu d’être. Si les attaques ne reposent que sur l’agressivité et non la démonstration, alors la mauvaise foi bloque la possibilité d’un échange et la production de la pensée — ne reste qu’un pugilat rhétorique sans intérêt. C’est d’autant plus troublant que le communiqué préalable à la conférence8, les réactions des personnes présentes et les attaques sur Twitter affichent une incompréhension complète des propos de François Rastier.

La paraphrase excessive et axiologisée, en résumant la pensée de François Rastier par des raccourcis réduits à des mots clés (« homophobe », « nazi », « dérive droitière »), en déforme le contenu. En effet, au lieu de rendre compte des propos incriminés, il s’agit uniquement de les qualifier de manière négative : cette condensation mal intentionnée repose sur le déni des propos réellement tenus et de leur intention argumentative.

Nous avons remarqué, en temps réel, une incroyable surdité de personnes qui, même face au démenti et aux explications patientes de François Rastier, répétaient les mêmes reproches sans entendre ni comprendre les réponses.

Association incantatoire et allusion déformante

Quand un tweet9 se déclare écœuré par « un flot ininterrompu de références nazies », l’allusion suffit à associer la conférence au nazisme, alors qu’elle en constituait précisément une critique. Un tel rapprochement allusif, en commettant un contresens volontaire, porte la malhonnêteté et la mauvaise foi au pinacle.

En effet, François Rastier retrace la généalogie philosophique des idées contemporaines, qu’il fait remonter, via Derrida, à Heidegger qui masquait dans le jargon philosophique un principe völkisch, c’est-à-dire un ancrage ontologique dans l’expression du peuple, spécifiquement allemand. En résulte un projet de destruction de la rationalité propre aux sciences de la culture qui, selon le point de vue heideggerien, sont à remplacer par l’exaltation mystique du génie du peuple. François Rastier montre comment le projet heideggerien s’incarne aujourd’hui dans la célébration identitaire et le retour du racialisme dans le champ politique, citant effectivement des auteurs pour qui « la race, cela existe ».

Évidemment, cette conception de la race est sociale et non plus génétique : ce tour de passe-passe assez faible continue néanmoins à se fonder sur la couleur de peau, articulant ainsi par un binarisme que rien ne justifie factuellement une opposition entre « Blancs » et « Racisés », polarisation simpliste, ethnocentrique, trompeuse et sans la moindre prise en compte des variations socio-historiques (comme si toutes les sociétés occidentales étaient les mêmes, comme si le reste du monde était exempt de racisme, etc.). La philosophie de la déconstruction pratique ainsi des dénonciations sélectives de l’oppression, lesquelles ne visent que l’Occident. À cet égard, la seule mention du « post-colonialisme » est en soi frauduleuse en ce qu’elle conceptualise l’idée de colonisation par l’article défini : la colonisation implique qu’il n’y en a qu’une et promeut ainsi l’idée manichéenne d’un Occident malfaisant tout en taisant l’incidence qu’une telle théorie devrait accorder à l’impérialisme ottoman, chinois ou islamique. Il en va de même de « l’esclavage », dont l’article défini renvoie là aussi au seul commerce triangulaire et non à la généralité de la pratique esclavagiste dans l’histoire de l’humanité — et à sa continuité contemporaine, notamment dans des contextes islamiques (Mauritanie, Soudan, Libye…).

Il s’agit donc d’associer une connotation de négativité au nom de François Rastier auquel on reproche simultanément un « point Godwin » et de procéder à des « rapprochements « à la louche » entre le nazisme de Heidegger, les propos de Houria Bouteldja, le terroriste Carlos ou encore les Principes de la communauté chez Pétain ». Ses propos, loin d’être « à la louche », procèdent justement de l’analyse des textes et sont étayés par des citations et des propos de penseurs décoloniaux revendiquant une lecture raciale s’appuyant sur un vocabulaire explicitement essentialisant (« blanchité », « racisé »). L’emploi de la locution « à la louche » a deux effets : par son registre, la formule discrédite le conférencier, comme s’il ne méritait pas une analyse plus fouillée ; par l’expression imagée et hyperbolique, on lui impute une approximation qu’on s’abstient ainsi de démontrer précisément parce que la formulation en souligne l’évidence. Ce niveau de langue a donc une véritable efficace argumentative et permet de brûler les étapes de la démonstration pour directement accuser un discours et une personne.

Dans le communiqué inter-associatif des étudiants de l’ENS (voir documents en Annexe 2 ci-dessous), on note l’accusation d’une « conception discriminatoire des sciences sociales ». Que peut bien signifier discriminatoire dans ce contexte ? Le propos critique de François Rastier est justement — comme en témoigne sa conférence elle-même — de replacer l’humanisme, les données, la méthode au cœur des sciences sociales afin qu’ils ne se transforment pas en chantier d’essentialisation du genre et de la race. Comment peut-on lui imputer un discours inverse ? En quoi est-ce « une lecture passéiste et réactionnaire » ? Ces derniers adjectifs ont-ils la moindre portée apodictique ?

Le conférencier est par ailleurs qualifié comme étant « une des voix minoritaires mais sur-médiatisées ». Considérer François Rastier comme surmédiatisé par rapport aux militants décoloniaux que sont Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo relève, là encore, de la mauvaise foi. Ou alors, je ne m’étais pas aperçu de l’omniprésence télévisuelle de mon collègue. C’est évidemment un argument d’autorité inversé qui valide les opposants en les posant comme victimes d’un courant dominant omniprésent.

Remarquons aussi l’allusive accusation de « contradictions logiques » qui sont d’autant moins démontrées qu’elles ne sont même pas citées. Le tweet a ceci d’efficace qu’il permet l’indignation sans avoir à s’en expliquer…

L’accumulation d’épithètes négatives (« nazi », « réactionnaire », « surmédiatisé », « passéiste ») crée un effet d’abondance qui vaut argument en lui-même. On parle en rhétorique de conglobation pour caractériser cette façon de décliner la même idée de multiples manières. Ici, le procédé permet de produire de la négativité par association. Mêmes faibles, les arguments finissent par paraître irrésistibles du fait de leur seul déploiement quantitatif.

La délation cool

Le tweet déjà cité et reproduit sur Academia s’accompagnait d’une image de pompe à merde. L’écœurement n’est pas un argument et l’hyperbole dont il témoigne entend délégitimer le discours, comme si l’image scatologique était le seul équivalent pensable au discours tenu durant la conférence. Mais pourquoi pas, après tout ? Le procédé imagé et potache pourrait refléter une forme d’humour si son systématisme ne trahissait une volonté d’éviter l’argumentation pour privilégier la pure indignation morale. C’est du reste l’un des thèmes de la conférence que d’avoir souligné l’utilisation du pathos comme argument, de l’émotion comme principe et de la leçon de morale comme axe fondateur.

Le langage familier, voire ordurier, n’est pas innocent. C’est précisément parce qu’il abolit le registre scientifique ou philosophique qu’il acquiert une fonction argumentative : en ne se plaçant pas sur le terrain langagier du conférencier, on dénie à ce dernier la spécificité de son expression et on lui substitue un niveau de langue avilissant. L’image se substitue à l’argument. La figuration de l’abject tient lieu de démonstration.

Corollaire scandaleux, ces divers commentaires se livrent sans vergogne à des clichés âgistes qui contredisent toutes les prises de position soi-disant ouvertes, pluralistes et généreuses des militants. On frémit de constater qu’ils peuvent délégitimer quelqu’un non pour ses arguments mais pour son âge : on peut deviner ce que seraient les réactions si on disqualifiait quelqu’un pour son poids, son sexe, sa couleur de peau. Mais, pour l’âge, tout est permis : le sémanticien est donc qualifié de « papy » (avec orthographe modernisée ?), ce qui laisse penser toute l’affection que les normaliens peuvent avoir pour leurs propres grands-parents.

Ils rappellent que François Rastier est une « personne retraitée de 75 ans continuant de se prévaloir du titre réglementaire de ‘directeur de recherches émérite au CNRS’, comme si ce titre était décerné à vie ». Proposent-ils donc qu’on lui dénie toute existence sociale ? Qu’on appose une date de péremption sur ses futures conférences ? Il n’est pas le seul visé puisqu’il fait partie de ces « universitaires du siècle dernier » qu’il s’agit de conspuer. L’argument de la nouveauté, nul et non avenu sur le plan intellectuel, est pourtant revendiqué de façon redoublée (« renouveau des sciences sociales », « la recherche contemporaine », « en prise avec son époque »). Croire que la nouveauté serait la preuve de quoi que ce soit, c’est croire en une religion du progrès qui se confond avec l’âge que l’on a. Visiblement, ce sont les hormones du narcissisme social qui parlent ici. N’ont-ils donc pas conscience que leur jeunesse est appelée à se périmer ?

Un niveau de langue et de péjoration où l’on décrit une pensée à l’aide de qualificatifs comme connerie, bête, nauséabond fait l’ellipse de la démonstration. L’intensité descriptive mime l’indignation comme si elle était au-delà de toute démonstration. Mais l’ironie et l’hyperbole ne sont pas des arguments. Certes, ce ne sont pas non plus des traits d’expression indignes car les figures de style ne sont pas en soi à condamner — est-il seulement possible de s’exprimer sans hyperbole ou sans ironie ? Le problème est qu’elles constituent ici un masquage argumentatif, transférant les idées dans l’inargumentable et l’indicible. Si l’on est en droit de juger qu’une idée est « une connerie », il faut normalement le prouver si l’on se situe dans le débat d’idées. Or, le propre de ces discours est qu’ils jugent mais ne débattent pas. Ils ne s’adressent qu’à leurs « potes ». C’est un discours de la connivence et non de la démonstration. Le problème est qu’il est public et qu’il revendique une censure sans avoir d’autre étayage que la seule indignation de son entre-soi idéologique.

L’aveuglement sémiotique

Cette indignation signalétique est en outre assortie d’une bonne dose d’ignorance. Les militants confondent les mots et les choses. Quand François Rastier parle du concept de race pour en évoquer le caractère éventuellement fragile, on lui rétorque « alors vous niez le racisme ». François Rastier a beau expliquer que les identités ne sont pas des essences, les militants croient que les mots désignent des choses. Les concepts sont des constructions sémantiques et culturelles, grammaticales et idéologiques. C’est peine perdue que de tenter une clarification tant il n’est pire sourd que celui qui refuse d’entendre ce qui contrecarre ses préjugés. On notera donc que ces gens-là ne font pas de différence entre onomasiologie (partir d’une idée) et sémasiologie (partir de l’examen du signe linguistique). On peut étudier « le racisme », mais il faut, tout de même, comprendre que le mot racisme a des usages variés… Cela fait quelques décennies que l’on a parlé de linguistic turn pour cette conscience de la matérialité langagière des concepts philosophiques.

Mais, réagissant avec la virulence pavlovienne d’idéologues qui prennent les mots pour des signaux, ils aboient en retour « nazi », « homophobe », « connerie » et prétendent que pour François Rastier, « le racisme n’existe pas » alors qu’il expliquait la nuance entre le concept et la chose. On entend les militants répéter : « C’est une construction sociale », sans que cela participe d’un propos autre que mécanique. Car, dans la société, qu’est-ce qui pourrait relever d’autre chose que de l’élaboration culturelle et échapper à ce diagnostic ? Depuis la culture des petits pois jusqu’à l’antisionisme, qu’est-ce qui n’est pas une construction sociale ?

On aussi entendu des reproches proférés dans une langue pseudo-technique, mal maîtrisée et prétentieuse. Un auditeur jouait les donneurs de leçons en confondant « épistémique » et « épistémologique », ignorant des usages du mot différents en philosophie et en linguistique. Sa question acerbe mais peu claire lui permit de se déclarer peu satisfait de la réponse. Il n’utilisait de toute manière sa formulation contournée que pour faire chic, pour donner une impression de hauteur dédaigneuse. C’est assez mal venu quand on parle à un sémanticien tel que François Rastier avec l’œuvre qu’on lui connaît !…

L’argument d’autorité

La récurrence d’accusations d’incompétence a priori est un topos de la critique militante dans le champ de la recherche universitaire. Il faut toujours accuser l’autre d’incompétence. Le communiqué considère donc que François Rastier est « invité sur une thématique extérieure à son champ de spécialité »10.

Un champ de spécialité indique une connaissance qui peut effectivement être mal maîtrisée par d’autres et il est normal qu’un expert en statistiques, par exemple, puisse corriger l’usage profane fautif qui serait fait de données par des non-spécialistes11. Cela ne constitue pas pour autant un talisman sanctifiant une parole, sauf à considérer que seuls les étudiants de Sciences Po auraient le droit de parler de politique.

Qu’un linguiste s’exprime sur la méthodologie des sciences de la culture ne semble pas sortir de son champ. Et on ne voit pas pourquoi un physicien, un biologiste ou un économiste n’auraient pas le droit, eux, d’en parler. Si on considère que les domaines sont étanches entre eux, il va falloir interdire à beaucoup de gens de parler de beaucoup de choses — et au passage considérer que les gens sans diplômes n’ont le droit de s’exprimer sur rien. Il est surprenant de voir des étudiants décider de qui a le droit de parler de quoi. Cette conception hautaine et technocratique du savoir n’est qu’une confiscation de l’argument d’autorité par une caste de donneurs de leçons. A exhiber un tel mépris , les normaliens ne se grandissent pas.

Les spécialités intellectuelles impliquent une expertise, pas des pouvoirs magiques ni une infaillibilité doctrinale : tous les économistes, historiens, linguistes n’ont pas la même vue sur tous les sujets. L’argument ad hominem est donc non seulement infondé, mais mesquin et prétentieux. Venant d’étudiants, l’argument d’autorité est même passablement risible et largement auto-invalidant.

Pire encore, les attaques qui ont visé François Rastier ont pris la forme de mises en cause s’attaquant à la respectabilité de sa personne. Avant même que la conférence n’ait eu lieu, on a pu lire une virulente diatribe anonyme de la « revue d’idées » (sic) nommée Argus qui a publié sur sa page Facebook les propos suivants, à la fois agressifs, dénués d’arguments concrets et à la syntaxe surprenante :

« François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? […] Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale. Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider. » (sic) (voir publication Facebook dans les documents en Annexe 2 ci-dessous).

Argument d’autorité, argument ad personam, apodioxe : c’est là toute la panoplie rhétorique de la bassesse. L’exhibition de l’exaspération s’autorise de son indignation pour ne ressasser qu’une évidence agonistique incapable de se fonder en raison : ces opposants ne sont pas d’accord avec François Rastier, mais l’enflure hyperbolique et insultante de leur propos est la seule justification qu’ils parviennent à donner à leur désaccord.

L’hémiplégie idéologique ou la censure revendiquée

« Nous sommes attaché.es à la promotion d’une recherche pluraliste, […] dès lors il n’est pas acceptable que notre école […] donne sa caution à la dérive droitière de quelques chercheurs-euses s’exprimant à tort et à travers sur des sujets de société : l’exigence d’une institution universitaire n’est pas celle des plateaux télévisés ou des essais d’extrême droite »

Une simple remarque : dans la même phrase, on revendique au nom du pluralisme de ne pas inviter des conférenciers au motif d’une étiquette qu’on leur attribue. Une telle logique est, en soi, dirimante.

De plus, considérer que des concepts-épouvantail aussi simplistes que l’étiquetage « droite » et « extrême droite » constituent un fondement de consensualité, c’est avoir le narcissisme de croire que tout le monde possède le même système de valeurs et de référence. On pourra se reporter à l’ouvrage de Simon Epstein Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008, Albin Michel) pour explorer l’inanité de telles catégories. Outre le caractère peu opérant de ces notions, qui ne sont d’ailleurs utilisées ici que pour leur valeur d’insulte, François Rastier est justement occupé à dénoncer les dérives totalitaires, antisémites et racialistes de sciences sociales qui se fondent sur l’identitarisme et un sentiment de supériorité morale et non plus sur un protocole méthodologique vérifiable et falsifiable.

On note aussi le chantage désormais bien établi consistant à réclamer une réponse et un débat a priori : « Nous regrettons l’invitation de ce chercheur à s’exprimer sans contradiction possible ». Cette lamentation attristée fait mine d’être victime d’une parole omnipotente écrasant la liberté d’expression… dans un communiqué réclamant sa censure ! Leur partialité est telle qu’elle ne se rend même pas compte de sa contradiction.

Il s’agit là d’un artifice d’intimidation. Cela revient à considérer que toute prise de parole (adverse, bien sûr…) devrait être accompagnée d’une tutelle permettant de l’annuler et ne saurait se formuler que dans un cadre imposé et nécessairement conflictuel. C’est une conception du débat dénuée d’horizon heuristique, qui relève du spectacle et de la confrontation et ne cherche pas véritablement à construire une pensée dans le dialogue. Si chacun devait s’exprimer sous la surveillance d’un adversaire malveillant en maraude, on imagine assez le peu de conférenciers qui accepteraient une telle pression. C’est bien un rôle de surveillance et de milice intellectuelle que s’octroient ces partisans de la liberté académique, de l’émancipation et de l’esprit critique (ce sont les termes qu’ils choisissent pour se représenter : les mots du marketing idéologique, créateurs d’un consensus manipulateur — qui serait contre ces notions ?).

La démarche consistant à vouloir faire taire quelqu’un pour les opinions qu’on lui attribue témoigne d’une conception totalitaire puisqu’on ne tolère en fait que les opinions qu’on partage. Une conception aussi limitée du pluralisme ne peut aboutir qu’à la radicalisation et à l’exclusion : l’adversaire est nécessairement une ordure à éliminer (le mot ordures est revenu dans les tweets). Cette absence de demi-mesure est le signe même de la radicalité et du fondamentalisme. Le décolonialisme en est donc déjà là. De la Sainte Ligue jusqu’à l’islamisme, en passant par le nazisme et le stalinisme, les idéologies radicales n’envisagent pas la différence d’opinion comme tolérable. C’est précisément en cela que de telles idéologies doivent être combattues par les démocraties dont le principe place le débat au centre de la dynamique politique.

Dans ces formations discursives intolérantes (comme chez Heidegger), il n’y a pas de débat, il n’y a que des vérités. C’est précisément ce dispositif que François Rastier avait rappelé en montrant que les cultural studies devenues militantes posaient un rapport de domination a priori et le déclinaient, proposant de vérifier des préjugés et non de construire des données et des interprétations selon une méthode. Le militantisme décolonial et inclusiviste de ceux que j’appellerai désormais les « déconstructeurs » n’est que la sempiternelle reconduction d’un discours qui s’auto-valide, discours prophétique qui, ivre de sa vertu, propose ni plus ni moins d’éliminer jusqu’à la mémoire de ses adversaires. Cancel culture, c’est-à-dire l’idéologie de l’éradication.

En une forme de manifestation involontairement exemplaire, les propos et les comportements des militants, ainsi que leurs pressions sur les institutions — dont on attend qu’elles parviennent enfin à s’extraire de leur lâcheté — constituent la démonstration même de leur nocivité agressive qui précarise la liberté d’expression. C’est donc bien une preuve patente que les militants se réclamant de la déconstruction décrite par François Rastier n’ambitionnent pas de faire œuvre scientifique, mais de faire taire toute contradiction.

Annexes

1 – Quelques écrits de François Rastier

2 – Documents

  • Vidéo de la conférence de François Rastier sur la chaîne Youtube du Réseau de Recherche contre le racisme et l’antisémitisme https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE
  • Communiqué interassociatif contre la venue de F. Rastier à l’ENS (copie d’écran) :

  • « Argus, revue d’idées »
    Publié le 24 novembre à 9h34 sur la page Facebook de la revue
    « Argus participe au communiqué inter-associatif contre la venue de François Rastier à l’ENS de Lyon pour une « Conf’apéro » sur le thème : « Race et sciences sociales ».

Nous sommes les premiers à à se battre pour un débat d’idées, pour la transmission du savoir et la lecture des oeuvres d’autrui. Or, nous sommes alors les premiers à dire que ces éléments s’inscrivent toujours dans un contexte, entre certains groupes sociaux et bel et bien selon un rapport de force. Ces choses là sont acquises y compris dans les éthiques de la discussion les plus consensuelles comme celle d’Habermas.

François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? Il y est intéressé en raison de sa participation au Manifeste des 100, tribune signée par d’anciens et anciennes universitaires et beaucoup d’essayistes contre « l’islamo-gauchisme » rampant au sein de l’ESR français autour de ces questions.

Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale.

Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider.

Ici, ce n’est pas François Rastier en tant que chercheur qui est invité, c’est le polémiste. L’ENS de Lyon n’a pas à inviter un polémiste qui attaque et méprise un monde qui l’a pourtant soutenu et nourri. »

Notes

1– Linguiste, traducteur, auteur de Le sexe et la langue (2018, Intervalles – voir la recension sur Mezetulle par Jorge Morales) et de Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021, PUM).

2Mezetulle a fait état le 1er décembre de cette série de 4 articles parus sur Non Fiction, dont on trouvera les références ici : https://www.mezetulle.fr/sexe-race-et-sciences-sociales-quatre-etudes-de-francois-rastier/

3Voir la note précédente.

4La vidéo de la conférence de François Rastier est en ligne sur la chaîne Youtube du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA Université de Picardie Jules Verne) : https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE

5 – Jean Szlamowicz « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique », Perditions idéologiques, 22 novembre 2020 https://perditions-ideologiques.com/2020/11/22/nouvelles-techniques-de-surveillance-et-de-denonciation-ideologique/

6 – Je le fais à partir de ma prise de notes de la conférence et des éléments publiés sur Twitter [voir notamment les documents à l’Annexe 2 ci-dessus] et sur le site Académia (plateforme Hypothèse.org https://academia.hypotheses.org/28984 ) qui reproduit, non sans prendre ses distances, le communiqué interassociatif, et qui fournit également le lien vers la présentation de la conférence sur le site de l’ENS Lyon.

7 – Voir référence à la note 4.

9 – Voir les documents ci-dessus en Annexe 2.

10 – On notera que Lilian Thuram peut parler de « pensée blanche » à l’EHESS sans qu’on lui fasse de remarque sur son champ de compétence.

11 – On peut par exemple reprocher à des non-linguistes de ne pas connaître certains fondements du savoir linguistique… Ce qui ne change rien au fait que des linguistes soient également capables de sortir des âneries en rupture avec le savoir établi, par exemple les inclusivistes, comme je le démontre dans « L’inclusivisme est un fondamentalisme ».

À l’université, attention à la banalisation de l’antisémitisme (par A. Policar et E. Debono)

Tribune publiée par ‘Le Monde’ du 30 novembre 2017

Dans une tribune au Monde, un collectif d’intellectuels s’indigne de la multiplication de colloques à visées militantes. Un nouvel antiracisme assimile juifs et oppresseurs et ravive ainsi des clichés antisémites.
Englobant l’antisémitisme, c’est une idéologie « racialiste » qui se diffuse et qui obtient la caution de milieux universitaires (ou du moins un silence qui vaut approbation), au prétexte d’une indifférenciation des « opinions » : s’aviser de les hiérarchiser serait même un acte d’oppression post-coloniale. Mais comme le dit fort bien le texte repris ci-dessous, « Il y a des chercheurs pour lesquels […] le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. »
Après l’avoir relayée sur Twitter dès sa lecture, Mezetulle signale son soutien à cette tribune en publiant le texte intégral, transmis par Alain Policar.

Nous souhaitons vivement attirer l’attention sur certains ­processus de banalisation de l’antisémitisme à l’université depuis quelques années. Fin 2012, à l’université de La Rochelle, des étudiants voulant critiquer la marchandisation du monde montaient une pièce de théâtre dans laquelle le prétendu rapport des juifs à l’argent était présenté comme une évidence. Malgré les protestations, l’université était restée impassible.

L’invitation d’Houria Bouteldja à l’université de Limoges, le 24 novembre, obéit à une logique semblable. Pour en défendre l’opportunité, le président de l’université – qui a dû, face aux protestations, se résoudre à annuler l’événement – a argué que « les séminaires de recherche doivent être l’occasion de discuter sans préjugés de l’ensemble des idées aujourd’hui présentes dans notre société et, si elles sont contraires à nos valeurs, c’est aussi l’occasion de les combattre, mieux que par la censure ».

Discuter de tout est une chose. La question est de savoir avec qui et dans quel but. Quand approfondit-on la recherche et la visée de connaissance ? A partir de quand bascule-t-on dans l’idéologie et la propagande ? Peut-on suggérer, pour une prochaine rencontre, un débat entre un représentant du créationnisme et un théoricien de l’évolution ? Ou ­entre un négationniste et un historien de la Shoah ?

Car après avoir officiellement soutenu la « résistance du Hamas », déclaré, en 2012, « Mohamed Merah, c’est moi », après avoir fièrement posé à côté d’un graffiti « Les sionistes au goulag » et ­condamné les mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu, dans son dernier livre, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), renvoyer à longueur de pages les Blancs à leur indépassable « blanchité » et exprimer son obsession des juifs.

Elle se dit capable de reconnaître les juifs « entre mille », par leur « soif de vouloir se fondre dans la blanchité ». L’antisémitisme serait l’apanage des Blancs, l’antisionisme étant au contraire un instrument d’émancipation : « L’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la ­libération des damnés de la terre. »Propos présentant l’intérêt d’être discutés « sans préjugés » ou appels caractérisés au mépris sinon à la haine ?

Certains chercheurs ont répondu à cette question en trouvant quelque vertu à la pensée de la présidente du Parti des indigènes de la République (PIR). Déjà le 19 juin, sur Le Monde.fr, ils furent quelques-uns à lui témoigner leur soutien dans ce qui se voulait une vigoureuse défense de l’antiracisme politique. La pensée de la militante était alors promue comme le début d’un travail d’émancipation à l’égard des catégories oppressives.

Critiquer cette perspective, c’était se détourner de la lutte en faveur des plus démunis, « prolétaires, paysans, chômeurs, laissés-pour-compte, sacrifiés de l’Europe des marchés et de l’Etat ». Qui trop embrasse… On voit mal pourtant comment concilier la mixophobie revendiquée et la « politique de l’amour ­révolutionnaire » chantée par l’auteure. Aveuglés, nous avions osé penser qu’il s’agissait là d’idées incompatibles !

D’étranges syndicalistes

La banalisation de l’antisémitisme emprunte le chemin d’une confusion des genres, d’un refus de hiérarchiser, lorsque l’université et certains de ses acteurs ne distinguent plus la recherche scientifique de l’activisme. La multiplication, depuis quelque temps, de ­colloques ou de journées d’études à visées militantes, faisant intervenir des proches du PIR ou des partisans de ses théories, a de quoi inquiéter.

Le phénomène a son pendant dans l’enseignement secondaire, où d’étranges syndicalistes ont tenté d’organiser des ateliers « en non-mixité raciale ». Car ce nouvel « antiracisme » a la particularité de réinvestir la pensée essentialisante et racisante, en circonscrivant la pro­blématique du racisme dans un rapport dominants-dominés que nourriraient l’ethnocentrisme, le capitalisme et les survivances du colonialisme.

Comment dès lors s’étonner que l’antisémitisme soit relativisé voire invisibilisé, les juifs étant assimilés, dans la pensée indigéniste, à un groupe auxiliaire des « dominants » et à des colonialistes ? Force est alors de constater que les antisémites sont légion, mais que l’antisémitisme a disparu.

Il y a des chercheurs pour lesquels l’obsession d’une « question juive », l’idée d’un affrontement émancipateur entre « sionistes » et « indigènes », le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. Aussi ne sait-on plus vraiment si les propos antisémites, sexistes, homophobes ou encore xénophobes font partie des « opinions » ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom de la loi et des principes de la démocratie.

Le texte publié ce 24 novembre par ­Libération (« Contre le lynchage médiatique et les calomnies visant les anti­racistes ») participe de ce brouillage. Il ne serait pas permis de condamner, comme nous venons de le faire, les vecteurs de l’antisémitisme ordinaire sans être englobés dans la sphère identitaire fondamentalement xénophobe. Nous ne sommes pas de ceux-là : notre combat contre les idéologies d’exclusion profondément antirépublicaines, lesquelles témoignent de l’intolérance à la diversité visible, est sans concession.

 

Alain Policar est Sociologue et Emmanuel Debono Historien
Sont également co-signataires de cette tribune : Joëlle Allouche (psychosociologue), Claudine Attias-Donfut (sociologue), Martine Benoit (historienne), Antoine Bevort (sociologue), Claude Cazalé Bérard (italianiste), Vincenzo Cicchelli (sociologue), André Comte-Sponville (philosophe), Claudine Cohen (philosophe et historienne), Patricia Cotti (psychopathologue), Stéphanie Courouble Share (historienne), Laurence Croix (psychologue), Danielle Delmaire (historienne), Gilles Denis (historien et épistémologue), Michel Dreyfus (historien), Alexandre Escudier (historien et politiste), Christian Gilain (mathématicien), Yana Grinshpun (linguiste), Valérie Igounet (historienne), Gunther Jikeli (historien), Yann Jurovics (juriste), Andrée Lerousseau (germaniste), Jean-Claude Lescure (historien), Françoise Longy (philosophe), Marylène Mante Dunat (juriste), Céline Masson (psychopathologue), Isabelle de Mecquenem (philosophe), Sylvie Mesure (sociologue et philosophe), Denis Peschanski (historien), Christine Pietrement (pédiatre), Valéry Rasplus (sociologue), Bernard Reber (philosophe), Myriam Revault d’Allonnes (philosophe), Sophie Richardot (psychosociologue), Maryse Souchard (sciences de la communication), Christophe Tarricone (historien), Francis Wolff (philosophe), et Paul Zawadzki (politiste).

Source Le Monde http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/11/30/4cc7150483a4d7594c8ed942abfce926_5222572_3232.html