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« Enseigner c’est manager »

La fonction publique territoriale à l’heure du « changement »

Dania Tchalik, à travers le récit de la formation d’un fonctionnaire territorial après le concours du cadre A, en extrait la substance. Musiciens concertistes, responsables de paie, agents des Ressources humaines, chargés de mission du pôle départemental du tourisme, responsables de service informatique, etc., sont conviés ensemble pour « faire réseau » et acquérir la « culture » commune de la Fonction publique territoriale : en sortant, ils seront tous managers !

« Dans une France qui ne crie plus famine s’est installé en douce le positivisme du pauvre, soit le chiffre en camisole de force »1.

Il y a quelques années, la directrice administrative du conservatoire où j’enseignais alors me disait, pleine de sagesse : « Pour réussir le concours et devenir titulaire, il ne te suffira pas de maîtriser ta discipline et d’être un bon professeur. Tu devras aussi et surtout acquérir la culture et la philosophie de la Fonction Publique Territoriale puisque son positionnement se situe à cheval entre le politique et l’administratif et son fonctionnement s’apparente à celui d’une entreprise ». Ayant demandé à un proche féru de Kant et de Schiller ce que signifiait cette philosophie-là et n’ayant reçu pour toute réponse qu’une mine déconfite, je me suis lancé malgré tout et, contre toute attente, j’ai obtenu le précieux sésame tout en ignorant lamentablement ces vérités pourtant essentielles. Mais cette anomalie ne pouvait durer : à l’occasion d’une formation dite d’intégration organisée par le CNFPT2, j’ai enfin eu la chance d’obtenir quelques éléments de réponse – que je m’empresse à mon tour de livrer au lecteur à l’occasion de ce modeste compte-rendu que j’espère le plus fidèle possible.

Une ville française de province plongée dans l’épais brouillard d’un matin glacial de février. Alors que le jour se lève péniblement, des voyageurs chargés sortent de la gare, traversent la ville déserte et, comme résignés, convergent en silence vers un quadrilatère de béton récemment érigé en périphérie de la ville. Ce sont autant de lauréats frais émoulus de divers concours territoriaux de cadres A. Contraints de quitter leurs pénates, mais aussi leur poste et leurs élèves ou camarades de bureau, ils s’apprêtent à passer une folle semaine ensemble ; mais pour l’heure, ils ne se connaissent pas encore…

S’adapter ou mourir

Passées les premières présentations à la cordialité un peu forcée (la semaine promet d’être longue : autant se serrer les coudes), la réunion d’accueil leur réserve une première surprise. Dans son mot de bienvenue, l’élu présidant aux destinées de l’institution leur annonce qu’à la suite d’un « choix délibéré » – et certainement pas pour faire des économies ! – la formation ne se fera plus par filière, mais tous cadres d’emploi confondus, autrement dit en transversalité. Afin que la fonction publique passe le cap de la crise (on en déduira donc que la chose est loin d’être acquise et que le salut dépend principalement de nous autres stagiaires), elle doit se mo-der-ni-ser, s’emparer du changement pour mieux s’adapter à un monde qui bouge et aux évolutions de la société, enfin, faire preuve de créativité sans renier ses valeurs afin de ne pas impacter le savoir-être des usagers d’un service public nécessairement collectif, pluriel, participatif et paritaire. Pour allier efficience et proximité et battre en brèche les archaïsmes et les freins au changement, il est temps de dépoussiérer les habitudes et de créer enfin cette culture de la performance qui manque tant à l’administration publique. Si les musiciens concertistes se voient mélangés avec des responsables de paie, des agents (pardon : agent-e-s) RH, des chargé-e-s de mission du pôle départemental du tourisme (à ne pas confondre avec leurs homologues dépendant de la région ou de l’intercommunalité) ou des responsables de service informatique, c’est précisément pour faire réseau et créer une culture commune – sans oublier l’essentiel : ils l’ignorent encore mais en sortant, ils seront tous managers !

La tyrannie de la réforme permanente

Mais revenons à nos conservatoires de musique. Il y a peu, Serge Cyferstein, directeur du département de pédagogie du CNSMDP3, nommait avec pertinence l’acteur majeur de ce changement qui, dès demain, bouleversera l’enseignement musical spécialisé : le « directeur moderne » qui impose son pouvoir non plus par l’étendue de son savoir, le prestige de sa carrière artistique ou son autorité de pédagogue, mais par la fréquence de ses venues dans le bureau des élus ou sa foi ardente en la « nécessaire évolution des pratiques ». Mais sans doute avait-il omis de mentionner son vassal et acolyte : le « PEA4 moderne », ce cadre dynamique qui, tel un prestidigitateur, s’empare lui aussi de l’impératif des 3% de dette (« on ne peut plus continuer comme avant »), manie en virtuose la technique du SWOT5, agit en pro-activité et travaille par hypothèses tout en étant en capacité de conduire une réunion…

Non, amis musiciens, vous ne rêvez pas ! La puissance publique n’est pas avare de bontés à votre égard : vous qui croyiez jusqu’ici pouvoir faire de la musique et décider à votre guise des choix pédagogiques relatifs à votre classe, ce temps-là est fort heureusement révolu ! En tant que techniciens, vous ne devrez en aucun cas « vous substituer à votre patron » qui n’est autre que l’Élu, lui-même éventuellement assisté d’un expert (interne ou externe) qui se chargera le cas échéant de vous former tout au long de la vie (en l’occurrence aux sciences de l’éducation) car contrairement à nous autres mortels, « lui sait comment faire » ! Auteur d’un projet politique dûment formalisé et à son tour décliné en projet de territoire, projet d’administration, projet de service et j’en passe, l’Élu « possède une vision d’ensemble », ce qui lui confère un pouvoir de décision insoupçonné, y compris dans la sphère pédagogique. S’il lui prenait par exemple la fantaisie de décider que les pratiques culturelles de vos élèves devaient être dorénavant collectives6 tout en étant axées sur les projets transversaux, si possible en musiques actuelles, ce n’est pas par gaîté de cœur : « il en a reçu mandat auprès des électeurs » et, n’en déplaise à votre « conscience de citoyen », vous devez en prendre votre parti ! Car chacun sait que les besoins des territoires et de leurs usagers, élèves compris, « ne sont pas les mêmes partout » : il est donc « illusoire d’invoquer une hypothétique égalité de traitement entre les territoires » comme leurs administrés. Inégaux par essence, tous n’aspirent qu’à être reconnus dans leur droit à la différence : le contester au nom de la République serait une crispation éminemment idéologique !

De même, l’on sait pertinemment que « demain, on ne pourra pas assurer l’égalité partout », c’est pourquoi la fonction publique française adopte à marche forcée les valeurs de son homologue européenne : subsidiarité, efficience, partenariat et innovation7. Alors, pourquoi hésiter à faire sauter les verrous et briser quelques tabous ? Après tout, faire appel au privé est une évidence, une simple question de « bon sens »… Et pour ceux qui en douteraient, les sondages sont formels : les Français demandent à leur service public plus de modernité et moins de laïcité et de compétence8, ces entraves d’un autre âge…

Le retour de Kafka

Délivrée par un consultant choisi pour sa non-appartenance à la fonction publique, ce qui fait manifestement tout le prix de son expertise9, la leçon est édifiante à souhait. Comme tout cadre A, le « PEA moderne » est acteur de son projet, ce qui ne l’empêche pas, en tant que manager intermédiaire, d’être le relais d’exécution du projet politique par le biais du projet de service. Il va de soi que cette déclinaison du stratégique à l’opérationnel se fait par des indicateurs de suivi et des tableaux de bord, avec une évaluation gagnant-gagnant des moyens et des délais. Mais s’il est l’exécutant direct de son n+1, il est aussi gestionnaire de ressources, ce qui lui impose d’être performant. Pour mieux remplir ses objectifs, à savoir « adapter et transformer », ses moyens seront, dans l’ordre : « imposer, négocier » et, last but not least, « manipuler »10 [sic !], ce dernier impératif recueillant l’approbation nourrie d’une assistance visiblement pressée d’étrenner cette logomachie sur de la ressource humaine bien fraîche. Qu’importe alors s’il a des élèves face à lui : « manager des élèves ou des collaborateurs revient au même » puisque tous passeront tôt ou tard sous les fourches caudines de l’évaluation.

Car voilà le mot clé de l’affaire, le talon d’Achille d’un modèle français que l’on sait pertinemment obsolète. Il lui faudra donc aussi bien s’auto-évaluer qu’évaluer les autres, tant dans leurs compétences (savoir, savoir-faire, savoir-être) que leur motivation, le tout dans une totale transparence et en transversalité. Cela vaut également (et surtout) pour les profs ; car voici le mal français auquel ces derniers ne cèdent que trop souvent : « s’insurger contre l’évaluation et la qualification des comportements »11. Si le prof note les élèves, ceux-ci sont tenus à leur tour d’évaluer leur coach ; le bon manager se doit, dans une démarche participative, d’associer ses collaborateurs, éventuellement à travers un jeu de rôle. « Chacun doit pouvoir dire les points forts ou faibles de l’autre » : « il est toujours bon de savoir ce que les n+1 et n-1 pensent de nous »…

Mais si le management est un « métier à part », il est aussi un acte de conviction, sinon de foi : pour mieux travailler, le cadre territorial doit être avant tout « convaincu par le sens de l’action politique ». Il doit se remettre en cause, pratiquer la prospective stratégique participative – « formaliser [formater ?] ses valeurs, mandats et raisons d’être » [sic] – mais aussi faire de la pédagogie pour mieux « faire adhérer à la nouvelle donne du service public ». Cependant, il sait aussi que « ne pas suivre de formation est dangereux » et peut conduire à une démotivation fatale aux intérêts et besoins de la collectivité : il se formera donc à son tour et aussi régulièrement que possible. Le tout pour innover, anticiper, prendre des responsabilités… et « montrer à sa hiérarchie qu’il veut évoluer » ! Car on l’aura compris : ce qui compte, c’est « l’envie de réussir » (et accessoirement la servitude volontaire) et pour ce faire, rien de tel que la rémunération au mérite, si possible à moyens constants et avec un régime indemnitaire variable. C’est aussi cela, la transparence et l’esprit d’équipe tant vantés par une hiérarchie qui a toujours raison, selon l’expression consacrée !

Savoir et management sont antinomiques

Un écueil que le manager saura éviter à tout prix : « se considérer comme le meilleur des experts ». À lui de ne pas « se faire piéger par sa culture professionnelle » et son ancien métier : il doit au contraire s’en abstraire, faute de quoi « il ne pourra pas s’élever dans la hiérarchie »12. Le savoir disciplinaire, comme l’exercice individuel de la raison critique, sera donc son pire ennemi.

De même, la formation tout au long de la vie de l’enseignant-artiste territorial sera si possible plus proche de la co-construction du projet d’établissement ou du « petit déj’ de la créativité » [sic !] que de classes de maître par trop clivantes, élitistes et socialement inutiles. Bien sûr, il ne se contentera pas de la subir : il en sera au contraire l’acteur dans une démarche dûment contractuelle et négociée et veillera à y « intégrer des problématiques nouvelles » telles que les grandes causes nationales : le développement durable, l’inclusion du handicap et la parité. Pour trouver son bonheur, il ne manquera donc pas de prendre connaissance des publireportages, pardon, des vidéos d’information, aussi ludiques que pédagogiques, « mises à son service » sur un site internet spécialement dédié »13 ; et pour augmenter ses chances d’être accepté, cet éternel apprenant devra « montrer sa motivation » en téléphonant au service organisateur. Autant d’efforts qui, fort heureusement, trouveront une juste récompense : un papier attestant des compétences nouvellement capitalisées lui sera délivré à l’issue de la formation. Ainsi il saura s’adapter aux souhaits des élus et servir avec entrain les valeurs de la fonction publique new look : l’échange, l’ouverture… et la flexibilité.

Les leçons d’une imposture

Il est pour le moins étonnant de vouloir apporter aux agents publics une formation professionnelle sans rapport aucun avec le domaine où ils exercent et qui s’apparente à une perte massive de temps et d’argent public. Mais cette contradiction est loin d’être la seule au sein d’un discours managérial qui parvient de moins en moins à cacher la bêtise et l’indigence par la prolifération incontrôlée d’une langue de bois au technicisme abscons. On notera ainsi la comparaison plus que douteuse entre élèves d’une classe, collaborateurs d’une entreprise et agents d’une administration. La prétention d’éradiquer la bureaucratie se heurte irrémédiablement aux pesanteurs de l’inflation juridique et réglementaire ; l’activisme en matière de maîtrise de la dépense publique n’empêche en rien gabegie et projets inutiles14 de se multiplier ; quant à la velléité de gommer les hiérarchies et de redonner liberté et initiative aux agents, elle n’est que leurre face à l’infantilisation permanente, au psychologisme creux et à l’injonction expresse de manipuler et d’évaluer les comportements. Enfin, cette supposée liberté d’action se retourne aussitôt contre ses supposés bénéficiaires dès lors qu’ils sont confrontés à l’échec15 : la culpabilisation est un bien curieux moyen d’inspirer confiance et goût du travail bien fait à des agents publics désorientés quant au sens de leur mission et qu’on s’emploie à pressurer et à dresser les uns contre les autres suivant les meilleurs préceptes de la gestion de l’entreprise privée.

Mais la spécificité du secteur public ou, plus précisément, son insoumission face à l’impératif de rentabilité, n’est pas la seule à être remise en cause. De fait, c’est à l’ensemble des savoirs et patrimoines professionnels que s’attaque le management, car c’est par l’affirmation de l’autorité de son métier comme de sa raison que le citoyen exerce sa liberté et parvient à se soustraire à l’arbitraire du pouvoir politique. Condorcet avait parfaitement cerné l’importance de l’enjeu : celui qui maîtrise le savoir n’a point de maître. C’est pourquoi le management a fait alliance avec le sociologisme le plus plat (toutes les cultures et toutes les opinions se valent) et le pédagogisme le plus régressif (qu’importe la solidité du savoir dispensé à partir du moment où les procédures d’apprentissage sont conformes aux consignes et les élèves sous surveillance d’un adulte) pour extirper le savoir critique, mettre le travailleur au pas et réduire le citoyen au silence.

Enfin, la prétendue objectivité du discours gestionnaire ne trompe personne16. Ses partis pris politiques (au hasard, l’économisme, l’européisme béat, le productivisme comme fin en soi, l’angélisme face aux effets pervers de la mondialisation) sont autant d’ingrédients d’une doxa tendant chaque jour un peu plus à dégénérer en un autoritarisme soft qui livre définitivement le citoyen à la gouvernance post-politique tout en asservissant la République aux communautés, aux baronnies locales et à l’argent. Dans ce contexte, la culture territoriale s’apparente à une triple fiction : la décentralisation, simple mascarade d’une proximité où l’on fait semblant d’associer agents publics et citoyens à des décisions déjà prises en haut lieu, est invoquée au nom d’une prétendue efficience qui multiplie les restrictions dans une surenchère bureaucratique au service d’objectifs politiques obscurs, tandis que l’individu, abusé tant par son ignorance que par les techniques les plus sophistiquées de la publicité et de la communication, appose son sceau sur sa propre servitude. Drôle de programme pour une démocratie !

NDLR : Notre impétrant vient d’être titularisé, alléluia ! Mais un bonheur ne vient jamais seul : il devra à nouveau se form(at)er à la culture territoriale durant les deux prochaines années. Or, l’unique stage disciplinaire de tout le catalogue de formation ne portait pas sur la musique, mais sur une discipline artistique voisine – après tout, on nous dit bien qu’il ne faut pas s’arc-bouter sur ses compétences professionnelles ! Hélas, ce stage vient de lui être refusé pour cause de « profil non conforme ». La transversalité ne serait donc pas la bienvenue dans certaines circonstances : nous aurait-on donc menti ?

Notes

1 – R. Debray, L’Erreur de calcul, Paris, Cerf, 2014, p. 44-45.

2 – Centre National de la Fonction Publique Territoriale.

3 – Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Propos recueillis sur France Musique le 14/05/2015. http://www.francemusique.fr/emissions/le-dossier-du-jour/2014-2015/pourquoi-devenir-directeur-de-conservatoire-05-14-2015-08-13 (cf. le fichier audio joint).

4 – Professeur d’Enseignement Artistique.

5 – Strengths (forces), Weaknesses (faiblesses), Opportunities (opportunités), Threats (menaces). Le mantra du manager in.

6 – On est loin de la science-fiction : ainsi, de nouvelles « directives pédagogiques » émanant de la direction des affaires culturelles (DAC) de la Ville de Paris, cette instance que l’on sait particulièrement qualifiée en matière de pédagogie musicale, ont été transmises en juillet 2015 par voie hiérarchique dans certains conservatoires pour une application dès la rentrée suivante. Elles imposent la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental dispensé en premier cycle.

7 – En lieu et place des désormais obsolètes égalité, continuité et mutabilité. Une modernisation qui remonte aux années 2000.

9 – La fonction publique ne disposerait donc pas de ressources internes pour concevoir et mener à bien sa conversion à l’efficience, à supposer qu’elle soit nécessaire. En revanche, elle a bel et bien en sa possession les ressources (cette fois sonnantes et trébuchantes) pour payer les experts extérieurs auxquels elle fait appel.

10 – Concédons toutefois que ce mot d’ordre éminemment humaniste et progressiste n’est en rien propre à la fonction publique territoriale : au contraire, on constatera que cette dernière se livre à une émulation particulièrement fructueuse en la matière avec d’autres institutions publiques. Exemple, cette fois à l’Éducation nationale : http://www.esen.education.fr/fileadmin/user_upload/Modules/Ressources/Themes/comm-prof/delegation/laguigne_delegation_vig3_fich5.pdf.

11 – Les médecins et chercheurs apprécieront. Cf. J. C.  Milner, La Politique des choses, Lagrasse, Verdier, 2011.

12 – Selon l’inusable principe de Peter, plus on monte dans la hiérarchie, moins on est compétent. Cf. Laurence J. Peter et Raymond Hull, Le Principe de Peter ou pourquoi tout va toujours de travers, Paris, Stock, 1970.

13 – Le support image est en effet un axe majeur de développement du CNFPT. On aura donc tout loisir de s’instruire dans « la formation des agent-e-s territoriaux » (http://video.cnfpt.fr/formation/la-formation-des-agent-e-s-territoriaux), « l’art d’apprendre » (à apprendre ? http://video.cnfpt.fr/formation/lart-dapprendre) ou bien « la formation aux savoirs de base. Allez-y………. c’est génial ! » (http://video.cnfpt.fr/formation/les-formations-au-savoir-de-base) qui n’a plus à être dispensée par une école républicaine que l’on sait rigide et archaïque. Le nouvel horizon ultime du fonctionnaire de la République : être apprenant sous l’aile des agents-gestionnaires dans les territoires de France !

14 – On citera entre autres exemples les golfs, parcs d’attraction et autres monstres de l’industrie agro-alimentaire dont l’édification, en grand partie sur les deniers publics, profite avant tout à quelques investisseurs avisés.

15 – Jean-Pierre Le Goff, Les Illusions du management, Paris, La Découverte, 1996, p. 149-150.

16 – On notera de même l’interchangeabilité des représentants d’une oligarchie mêlant responsables politiques, administratifs et experts autour d’intérêts communs bien compris. L’évolution de Sciences Po Paris et de L’ENA au cours de la dernière décennie ou la montée en puissance du pantouflage ne constituent que la partie émergée d’une lame de fond qui se répercute largement aux échelons administratifs inférieurs.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.

Le vade-mecum laïcité de l’Association des maires de France

L’Association des maires de France a publié un excellent Vade-Mecum sur la laïcité à l’attention des élus locaux. Mais on peut s’en servir même si on n’est pas élu. À travers les thèmes de la vie communale (associations, scolarité, activités sportives et culturelles) le texte clarifie une grande partie des questions actuelles qui se posent souvent à la faveur d’abus de langage ou de malentendus.

Sa composition, présentée sur chaque point en trois rubriques identifiables du premier coup d’œil  (Rappel des principes et du droit – Préconisations – Lexique), s’appuie sur une lecture très attentive et fine des dispositions légales pour analyser des situations courantes et suggérer des conseils sans pour autant s’ériger en autorité.

Un bon exemple de cette finesse juridique est l’analyse de la question des accompagnateurs scolaires développée page 11. Elle montre en quoi l’étude du Conseil d’État de novembre 2013 (qui rappelle notamment que les accompagnateurs occasionnels n’ont pas le même statut que les personnels de l’Éducation nationale), pourvu qu’on la lise jusqu’au bout, n’invalide nullement la circulaire Chatel de mars 2012 qui préconise la neutralité d’affichage.

On peut télécharger l’intégralité du Vade-Mecum sur le site de l’AMF.

Voir le dossier Les sorties scolaires et leurs accompagnateurs.

© Mezetulle, 2015.

Conservatoires : les raisons d’une crise

Dania Tchalik retrace l’histoire de l’établissement et de la promotion des conservatoires jusqu’au moment où le désengagement de l’État, conjugué à une politique culturelle au service des « demandes », installant un brouillage méthodique de leurs missions depuis une trentaine d’années, finit par les faire entrer, au prétexte d’innovation, dans la catégorie des « pratiques de loisirs ». Au nom d’une supposée « rupture démocratique », on prononce bientôt l’obsolescence d’un modèle qui visait aussi bien l’élévation du citoyen que la formation pointue des amateurs éclairés et des professionnels de demain. Pourtant qui sait si la contre-culture et le droit à la différence dont on nous rebat les oreilles ne résident pas, aussi et surtout, dans l’étude assidue des humanités et des chefs d’œuvre de la musique au sein d’institutions véritablement nationales ?

En 1795, la création du Conservatoire de Paris par le gouvernement révolutionnaire ouvre la voie à un essor sans précédent de l’enseignement supérieur public de la musique à travers toute l’Europe et au-delà. Cet effort initial ne donne toutefois pas lieu (du moins pas en France même1) à la constitution parallèle d’un réseau, lui aussi public, gratuit et réparti sur tout le territoire, d’établissements d’État prenant en charge les débuts de la formation des musiciens et le développement ultérieur de leur personnalité artistique. Le manque de volonté politique explique sans doute cette lacune persistante dont on continue à ce jour à payer le prix. Tout au plus a-t-on concédé, dans la seconde moitié du XXe siècle et grâce à l’impulsion décisive de Marcel Landowski, la nécessité d’édifier un réseau certifié par l’État mais dépendant financièrement des communes, ce qui expose ces établissements à une fragilité structurelle sur le plan administratif et à une soumission récurrente aux intérêts particuliers des pouvoirs locaux.

À partir des années 80, cet élan se voit même progressivement stoppé par une conjonction entre le désengagement progressif d’un État décentralisateur, lui-même nourri par la crise économique, et une idéologie du soupçon dont les représentants, certes marginalisés au sein de la profession, sont surreprésentés dans les instances du pouvoir. Il est vrai que l’évolution des conservatoires durant les trente dernières années peut apparaître comme un versant parmi d’autres de la crise ayant frappé au même moment l’école publique toute entière, livrée elle aussi aux assauts de la déconstruction. À ceci près que celle-ci semble certainement mieux protégée du fait du caractère obligatoire de l’instruction, de sa tutelle étatique et, sans doute, de (ce qui subsiste de) la conscience de ses agents d’appartenir à une profession intellectuelle.

Un « modèle » obsolète ou subverti ?

Il est régulièrement question d’un « modèle historique » que d’aucuns se plaisent à déclarer « obsolète2 » ; mais au juste, de quoi s’agit-il ? Dans une récente lettre à la ministre de la Culture3, l’intersyndicale de l’enseignement artistique dénonce à juste titre la fin du financement d’État des conservatoires, synonyme de l’abandon de fait de ce qu’il est convenu d’appeler le « plan Landowski ». Nommé par Malraux en 1966 au nez et à la barbe de Pierre Boulez à la tête d’une nouvelle Direction de la musique, ce compositeur imagine en effet trois ans plus tard un dispositif conçu à partir des structures existantes et à l’échelle nationale associant l’aide à la création, l’éclosion prometteuse d’institutions artistiques (orchestres, opéras…) décentralisées – à l’époque, il ne s’agissait pas encore pour l’État central de se délester d’institutions encombrantes au profit de barons locaux – et une politique ambitieuse de formation, le tout afin d’apporter la musique et l’art à l’ensemble des citoyens, particulièrement à ceux ne disposant pour tout recours que de l’enseignement public. En articulant l’enseignement général dans le cadre de l’Éducation Nationale (à travers un cursus artistique visant à fonder la culture générale du plus grand nombre) et l’enseignement spécialisé des conservatoires, sans oublier les classes à horaires aménagés destinées aux élèves désireux de concilier études musicales et générales de qualité, ce plan ambitieux et équilibré vise l’élévation du citoyen comme la formation pointue des amateurs éclairés et des professionnels de demain, le tout dans les seules limites des capacités de chaque élève. Une orientation fidèle à la maxime de Paul Langevin, cet autre pseudo z’intellectuel qui avait fixé dès 1945 la mission fondamentale de l’École républicaine : « la promotion de tous et la sélection des meilleurs ».

Si une alliance de bouléziens et d’énarques ne tarde pas à renverser Landowski dès 1974, l’impulsion est donnée et les effets bénéfiques du Plan semblent perdurer au moins jusque vers 1990. Les établissements comme les disciplines enseignées se multiplient et l’État augmente régulièrement sa contribution financière qui atteint près de 25 à 30% pour certains conservatoires régionaux dans les années 80. Toutefois, dans le sillage de Mai 68 comme du progrès en art, les socialistes aux portes du pouvoir ne manquent pas de formuler quelques marqueurs politiques4, notamment sous l’impulsion du critique boulézien Maurice Fleuret, un adversaire de Landowski nommé en 1981 directeur de la Musique par Jack Lang. Au nom d’une supposée « rupture démocratique », l’action publique se voit alors recentrée en faveur du socioculturel et d’une création esthétiquement conforme dont l’Ircam est alors le fleuron incontesté, le tout au détriment d’un patrimoine et d’une formation spécialisée jugés par essence réactionnaires. Au même moment, le socio-constructivisme pédagogique associé à la vulgate bourdieusienne infiltre méthodiquement les sphères politiques : « L’enseignement musical [spécialisé] n’est plus aujourd’hui seulement réservé à une élite “douée” (même si personne ne songe à supprimer un enseignement très spécialisé pour ceux qui en font la demande), et […] nous force à imaginer une pédagogie de masse, prenant en compte le caractère pluriethnique et multiculturel de notre société »5.

Idéologie antirépublicaine, démagogie bienpensante6 et présentisme béat7 s’associent alors à la misologie (le savoir encyclopédique étant décrété bourgeois) pour créer le mirage de la culture pour chacun, l’autre nom de l’élitisme le plus pernicieux et de la culture de classe. Une décentralisation heureuse présentée comme l’affirmation égale de toutes les identités justifie à son tour les dogmes du relativisme culturel et de l’utilitarisme : enseigner l’art n’est justifié politiquement que si la société en fait la demande (des sous-produits de Bourdieu, on passe à ceux d’Alain Touraine). De l’égalité en droits on glisse insensiblement vers la revendication des droits, du citoyen au consommateur, du public aux publics. Ce processus se concrétise par les lois successives d’intégration des personnels à la Fonction Publique Territoriale (1991) puis l’Acte II de la décentralisation (2004) qui a déclenché la crise actuelle du financement des conservatoires. À mesure que les réformes s’empilent, les ingrédients d’une crise d’identité finissent par se cristalliser : l’injonction exprimée aux professeurs d’être davantage pédagogues que musiciens et de sortir enfin de leurs disciplines pour devenir des acteurs ou animateurs du vivre-ensemble sur leur territoire se fait toujours plus insistante – alors qu’au même moment (simple coïncidence ?), les politiques sociales et les services publics sont remis en cause par une gauche convertie au néolibéralisme.

Le progressisme fossilisé

Depuis trente ans, le monde a bien changé… sauf nos infatigables « démocrates » de la culture dont l’immuable catéchisme n’innove que sur un point : un temps épargné, « l’enseignement très spécialisé » peut et doit à présent être « supprimé » pour cause de « crise du modèle ». Maladie infantile du social-libéralisme, le gauchisme culturel de la fin des années 70 a intégré au fil du temps le moralisme du sociétal, ce cache-misère du renoncement politique et de la conversion au Marché ; l’avalanche de sophismes des défenseurs de la réforme du collège de Mme Vallaud-Belkacem nous le rappelle à satiété. Pourtant, à l’heure de la marchandisation de tout et de la pipolisation du rien, qui sait si la contre-culture et le droit à la différence ne résident pas, aussi et surtout, dans l’étude assidue des humanités et des chefs d’œuvre de la musique ? Quant au recul continu de l’âge médian du public de la musique classique, ne s’explique-t-il pas davantage par la pauvreté affligeante des programmes de musique de l’enseignement général que par un prétendu combat d’arrière-garde des tenants des pédagogies traditionnelles8 ? Pour ne citer que le collège – il serait bien peu charitable de mentionner le simulacre des TAP9 –, le renoncement à l’ambition encyclopédique dans les programmes explique largement le discrédit notoire qui frappe la discipline et coïncide avec la valorisation d’une supposée créativité spontanée des nouveaux publics qui consiste, au hasard, à mettre les zapprenants en activité à l’aide d’outils numériques ou bien (ce qui est plus ennuyeux) à les laisser insulter copieusement le malheureux prof tout en lui lançant quelques objets dans l’impunité quasi totale. Il est vrai que l’autorité des chefs d’établissement paraît actuellement moins assurée face aux effets collatéraux du choc cognitif que lorsqu’il s’agit de pré-repérer une ressource enseignante par trop rétive à s’approprier le changement10.

Pour sortir de la crise : reformuler le rapport au savoir…

Si tout le monde s’accorde à présent sur le constat de la crise (le niveau-montisme ayant quelque peu perdu de sa superbe) les avis divergent dès lors qu’on en aborde les causes profondes. Il serait réducteur d’incriminer les seuls choix budgétaires : dans les années 80, au moment même où l’État culturel se trouvait à son zénith tout en préparant sa propre perte, les ingrédients du problème étaient déjà discernables. Ainsi, l’affirmation d’un enseignement instrumental à la fois collectif et spécialisé relève de l’aporie : n’en déplaise à nos pédagogues hors sol, les pratiques collectives, ce levier idéal pour optimiser le ratio temps-élève, sont bien loin d’offrir les mêmes résultats qu’une progression individuelle, régulière, méthodique et progressive où l’acquisition des bons gestes et le travail de la mémoire se placent au service d’une perception musicale riche et sensible. Et si on innovait enfin en laissant les professionnels choisir librement des options pédagogiques indissociables de la pratique musicale et dûment validées par l’expérience ? Voilà qui permettrait de ne plus débattre en pure perte de pédagogies réactionnaires et progressistes et qui dispenserait leurs tenants respectifs de « s’unir » de manière factice11.

Mais la question se pose aussi et surtout en termes politiques et philosophiques. Si l’État finit par se désengager des conservatoires, c’est à la suite d’un brouillage méthodique de leurs missions, une confusion que les professionnels eux-mêmes ne sont pas toujours les derniers à cautionner. Car, à moins de considérer l’intrusion de l’État dans la sphère privée comme allant de soi, il n’est pas illogique de voir la puissance publique déléguer autorité et financement s’agissant d’une « pratique de loisirs ». Les responsabilités sont donc partagées ; mais les enjeux dépassent de loin le cadre de l’enseignement dispensé dans les conservatoires. Le savoir vise-t-il à élever l’individu ou bien à conforter la paix sociale en se réglant à l’impératif d’utilité, au risque d’oblitérer la liberté que le sujet s’octroie jour après jour en se l’appropriant ? Faut-il hurler au parasitisme social alors même que le lien entre le progressisme pédagogique et divers régimes autoritaires, de la Terreur aux totalitarismes du XXe siècle, est à présent fermement établi12 ? Il convient de se remémorer Clémenceau, cet oublié par le républicanisme mou d’aujourd’hui, s’adressant à Jaurès en ces termes : « Vous prétendez fabriquer directement l’avenir ; nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir […]. Nous ne fabriquons pas un homme tout exprès pour notre cité, nous prenons l’homme tel qu’il se présente, encore imparfaitement dégrossi de ses cavernes primitives, dans sa cruauté, dans sa bonté, dans son égoïsme, dans son altruisme, dans sa pitié des maux qu’il endure et des maux qu’il fait subir lui-même à ses semblables. ». « C’est notre idéal à nous, magnifier l’homme, la réalité plutôt que le rêve, tandis que vous vous enfermez, et tout l’homme avec vous, dans l’étroit domaine d’un absolutisme collectif anonyme.»13.

…afin de recréer les conditions de l’action politique

L’enseignement musical ne saurait cependant se passer d’un vigoureux soutien de la part des pouvoirs publics. À l’heure où l’on réussit l’exploit de tuer Landowski une seconde fois tout en se réclamant de son héritage à l’heure de la célébration du centenaire de sa naissance, il est temps d’accomplir l’un de ses desseins les plus lucides en rassemblant l’ensemble du secteur sous une même tutelle ministérielle afin de penser enfin une politique artistique cohérente, sans pour autant niveler les identités et missions respectives de chaque institution. Les conservatoires méritent d’être délivrés une fois pour toutes des intérêts claniques comme des luttes intestines entre administrations, et l’exemple parmi tant d’autres du rapprochement forcé et inégal des conservatoires avec l’Université motivé par les accords de Bologne (1999) – à la fois source d’inflation bureaucratique14, avatar de l’ultralibéralisme bruxellois et héritage lointain de projets bouléziens15 – montre à quel point les décisions sont prises davantage en fonction de logiques de pouvoir et d’une gestion à courte vue que de l’intérêt des institutions musicales concernées.

C’est pourquoi l’État se doit de reprendre l’initiative en visant au plus vite la nationalisation de l’enseignement artistique spécialisé. La crise financière a révélé les limites de la tutelle locale et le caractère inextricable du millefeuille de compétences issu de l’Acte II de la décentralisation – sans parler de l’Acte III en cours – ne fait qu’inciter les politiques à se défausser de leurs responsabilités. Enfin, la recherche de l’intérêt général et de l’usage rationnel des deniers publics exige de mettre fin à la subversion d’un « modèle » ayant largement fait ses preuves. Justifié et amplement financé par la puissance publique, le haut niveau de qualification des personnels (il faut aujourd’hui cinq, voire dix ans d’études supérieures de haut vol pour former un musicien16, sans compter autant pour la formation antérieure à l’entrée dans le supérieur) ne saurait admettre l’absurde bridage de talents voués à s’exprimer librement et au bénéfice de tous. Laissons donc le dernier mot à Landowski : « le but ultime étant [d’accomplir] pour la vie culturelle, et donc pour la musique au premier chef, ce que la fin du XIXe siècle a réussi pour l’instruction publique »17. A l’État et ses fidèles serviteurs d’assumer leurs responsabilités !

Notes

1 – À la différence, p. ex., des pays de l’Europe de l’Est qui n’ont pourtant jamais brillé par leur prospérité économique.

4 – Un événement fondateur : la Rencontre nationale de la culture « l’État et les musiques », Parti Socialiste (Fédération nationale de Charente-Maritime et Secrétariat national à l’action culturelle), La Rochelle, 23-24/04/1977. Cité par A. Veitl et N. Duchemin, Maurice Fleuret, une politique démocratique de la musique, Paris, Ministère de la Culture, 2000.

5 – E. Sprogis et C. Fulminet, La Formation musicale dans les conservatoires et écoles de musique, Paris, IPMC, 1987, p. 45.

6 – « Pour un étudiant dont l’idéal est de jouer un jour le Concerto pour clarinette de Mozart, combien viennent nous trouver dans le but de monter un groupe « rock » ou « pop » ? Et quelle est notre réponse ? » (Ibid.).

7 – « L’évolution de la musique savante [de préférence issue de l’avant-garde boulézienne] laisse bien des enseignants indifférents ou sceptiques, en tout cas souvent bien démunis de moyens d’action, au moment où il faudrait en parler à leurs élèves » (Ibid.). La culpabilisation des professionnels : un poncif de l’arsenal rhétorique du clergé pédago.

8 – J. Aguila, « Pour sortir de la crise, progressistes et conservateurs doivent d’unir », La Lettre du Musicien n°463 et 464, mai et juin 2015.

9 – Temps d’Activités Périscolaires, introduits en 2013 par Vincent Peillon dans l’enseignement primaire.

11 – J. Aguila, ibid.

12 – En récupérant la culture à des fins politiques, l’état culturel finit paradoxalement par engendrer la « culture soviétique » autrefois dénoncée par Malraux. Cf. N. Bulle, L’École et son double, Paris, Hermann, 2010, p. 157-169.

13 – Clémenceau, Discours à la Chambre, 19 juin 1906. Cité par Samuël Tomei, « 1906 : Clemenceau versus Jaurès », Les Cahiers psychologie politique, n°10, 01/2007, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=883.

14 – Comme en témoigne l’invention d’une « recherche artistique » aux contours pour le moins flous, en vue de coller coûte que coûte aux cursus universitaires et à l’uniformisation européenne selon les standards anglo-saxons. Voir le rapport Poirier (2010) : http://www.cnsmd-lyon.fr/wp-content/uploads/2012/07/rapport_recherche_AP.pdf.

15 – Dans un article de L’Artiste musicien de Paris (hiver 1965-66), sorte de manifeste en vue d’une éventuelle nomination à la direction de la Musique, Pierre Boulez préconisait déjà de « lier au départ l’enseignement universitaire et l’enseignement du Conservatoire » et de « concevoir l’Éducation comme une activité de groupe, c’est-à-dire donner le pas à la musique et non à la virtuosité ». Cité par J. Aguila, Le Domaine Musical, Paris Fayard, 1992, p. 112.

16 – L’allongement des études musicales résulte de facteurs structurels (la spécialisation croissante des savoirs, p. ex. en musique ancienne ou contemporaine), pédagogiques (l’injonction institutionnelle d’une formation globale doublée d’une démarche réflexive ayant alourdi les cursus et multiplié les options annexes au détriment de la discipline principale) et, en dernière instance, économiques (la multiplication des doubles, voire triples cursus s’explique par l’inflation des diplômes, l’environnement ultra-concurrentiel et la réduction drastique de l’offre au niveau de l’emploi public).

17 – M. Landowski, Batailles pour la Musique, Paris, Seuil, 1979, p. 152.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.

Un projet de fonctionnarisation de la médecine en 1849

Jean-Michel Muglioni présente et commente un projet de fonctionnarisation de la médecine rédigé en 1849. Pour le comprendre, il convient d’avoir au moins une idée générale de ce que son auteur, Auguste Comte, entend par médecine. On pourra ensuite risquer un anachronisme et s’interroger sur le sens des polémiques du jour concernant le tiers payant, lequel est en effet une sorte de fonctionnarisation de la médecine.

Qu’est-ce que la médecine ?

Dans le Catéchisme positiviste, on trouve cette réflexion d’Auguste Comte sur la médecine du milieu du XIXe siècle :

« Malgré leur prétention d’étudier l’homme, les médecins, théoriques ou pratiques, sont loin de pouvoir connaître sa nature, surtout parmi les modernes. Car, ils s’y bornent essentiellement à ce que nous avons de commun avec les autres animaux ; en sorte qu’ils mériteraient plutôt le titre de vétérinaires, si la culture empirique ne compensait un peu, chez les meilleurs d’entre eux, les vices de l’instruction théorique. Puisque l’homme est le plus indivisible des êtres vivants, quiconque n’étudie point en lui l’âme et le corps simultanément ne peut s’en former que des notions fausses ou superficielles »1.

Comte rédige en février 1849 un rapport sur « La nature et le plan de l’école positive destiné surtout à régénérer la médecine ». Ne crions pas trop vite au moralisme ! Comte veut que la médecine devienne réellement humaine, comme le montre le jugement que nous venons de citer, quand aujourd’hui il arrive au médecin d’être non pas un vétérinaire mais un garagiste du corps humain.

Comte demande d’abord que le contenu des études médicales ne se réduise pas à la pratique empirique qui est toute la médecine de son temps, mais comprenne les sciences, mathématiques, physique et chimie, nécessaires à la connaissance de la biologie. Et en même temps qu’il définit ainsi un cycle d’études proprement scientifiques, il veut que les futurs médecins acquièrent une culture littéraire et artistique. Par exemple il y aura à la fin de leurs études une épreuve où ils devront pour la musique « lire à livre ouvert », et pour le dessin « exécuter un sujet à main levée ». Belle ambition : il s’agit de « la transformation nécessaire du médecin en philosophe »2 ! Car jusqu’à maintenant, écrit-il, « les médecins ignorent les sciences dont la biologie dépend » (ce qui a dans une certaine mesure cessé d’être vrai) « et ils ne se doutent pas de celle à laquelle une pareille étude doit conduire », à savoir la philosophie, qu’il a appelée d’un nom qu’il a créé : sociologie.

Le jeune Canguilhem en résumait au fond l’idée en 1929, dans un propos où il saluait un médecin soucieux de l’homme entier, au lieu de se contenter de combattre des microbes comme l’y incitait alors « le culte de Pasteur ». « C’est bien tout l’homme qu’il faut sauver, mais cela ne se fait pas par comprimés ou par emplâtres. Mais susciter la pensée en l’homme pour qu’il élargisse sa vie organique et la rattache à l’univers selon la perception et l’ardeur, cela peut-être serait le guérir ou mieux le prémunir »3. Non seulement l’homme est un être singulier, plus que tout individu vivant, non seulement le médecin doit sauver en lui une humanité irréductible à l’animalité, mais sa santé dépend de son rapport à son milieu qui n’est pas seulement la nature hors de lui, ni même le groupe social où il vit, mais l’humanité tout entière par laquelle seule il est devenu homme : voilà pourquoi selon Comte les études médicales doivent comprendre, outre ce que nous appelons les sciences positives, les Humanités. La fonction médicale est éminemment morale.

La médecine, fonction publique essentielle

On comprendra dès lors quel statut social convient aux médecins. Voici le projet positiviste.

« Ce n’est pas seulement par les conditions intellectuelles, c’est encore par son action morale que le corps médical mérite une attention particulière. Malgré l’insuffisance actuelle des médecins, on ne peut méconnaître leur influence publique et privée ; initiés aux plus intimes secrets de la famille, on sait que, dans beaucoup de circonstances, ils remplacent l’ancienne action du prêtre. Nous avons vu dans le passé la science médicale émaner du corps sacerdotal, puis des philosophes ; or le médecin aujourd’hui mercenaire doit redevenir philosophe, afin d’être digne un jour d’exercer un véritable sacerdoce vis-vis de l’humanité.

Si le corps médical était préparé à la digne mission que nous lui reconnaissons, il n’est pas douteux que la mesure la plus propre à le régénérer se réduirait principalement à convertir l’action privée du médecin en une fonction publique. Mais, si une telle mesure est aujourd’hui impraticable à divers égards, nous pouvons, d’abord quant à la régénération de la classe médicale elle-même, ensuite quant à son office moral, préparer un certain nombre de médecins fonctionnaires publics qui rempliraient les conditions indispensables pour une telle rénovation. C’est après avoir préalablement exposé le plan d’organisation de l’École positive que nous établirons la filiation naturelle de ces fonctionnaires qui, pour le moment, seraient destinés au service des hôpitaux, en attendant que l’éducation convenable du corps médical tout entier permît d’étendre davantage cette action publique ».

Nous attendons toujours. Nous avons certes dans les hôpitaux des médecins fonctionnaires de grande qualité et la médecine a connu ses médecins philosophes, comme Leriche ou Mondor. Mais ces quelques lignes écrites en 1849 montrent les limites des progrès pourtant réels de notre médecine et elles nous apprennent à juger de son état et de la société dont elle a la charge : qu’on médite au moins la distinction comtienne entre mercenaire et fonctionnaire !

Quelques extraits d’Auguste Comte

Et sur tout ceci, on pourra lire l’article de Frédéric Dupin, « Réformer la médecine par la littérature : l’éducation des médecins dans la politique positive d’Auguste Comte »4. On y trouvera par exemple un extrait de « l’éloge que, dans une lettre à sa sœur, Comte adresse au médecin de Montpellier qui sut soigner avec humanité et désintérêt leur père malade » :

« Il s’approche du type des vrais médecins, devenus fonctionnaires publics, et pourvus d’un traitement fixe qui leur dispensera de faire payer leurs conseils physiques autrement que les confesseurs ne font payer leurs conseils moraux, par le respect et la reconnaissance de leurs clients. Il faudrait que le public, au lieu d’admirer un médecin qui gagne cent mille francs par an, le flétrît pour cela même, puisqu’un tel revenu ne peut être obtenu, quel que soit le taux des visites, sans prendre plus de malades qu’on n’en peut traiter, et sans négliger les devoirs hippocratiques de soigner gratuitement les pauvres. Mais j’espère que mes disciples médicaux, dont le nombre augmente avec rapidité, formeront, par leur conduite habituelle, un contraste décisif envers la dégradation morale de ces riches célébrités »5.

Notes

1 – Catéchisme positiviste, huitième entretien, GF p. 212 – publié en 1852.

2 – Correspondance générale et confessions, vol. V, EHESS et Maison d’Auguste Comte, Vrin, Paris 1982, p. 291. Et sur tout ceci, voir http://narratologie.revues.org/5981, l’article de Frédéric Dupin, « Réformer la médecine par la littérature : l’éducation des médecins dans la politique positive d’Auguste Comte ».

3 – Georges Canguilhem, Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, Paris 2011, p.250.

5 – Lettre à Alix Comte du 3 avril 1856, Correspondance générale vol. VIII, p. 242.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

Dossier : les sorties scolaires et leurs accompagnateurs

Un ensemble de textes sur la question des accompagnateurs de sorties scolaires (école publique) porteurs de signes religieux très visibles. La question a été ravivée par la prise de position (octobre 2014) de la ministre de l’Éducation nationale qui, sans toutefois abroger la circulaire Chatel, a « recommandé » de ne pas appliquer le principe de neutralité aux « mamans » voilées.

Lire les articles (en ordre chronologique), actualisée le 8 juin 2019 : 

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Une sénatrice « laïque » fait campagne en faveur des accompagnatrices scolaires porteuses de signes religieux

La sénatrice Françoise Laborde, prix national de la laïcité décerné par le Comité Laïcité République en 2012 – alors que le dessinateur Charb présidait le jury – a accordé un entretien plus qu’étonnant à Libération le 21 janvier 2015. Après avoir rappelé utilement quelques points élémentaires au sujet de la laïcité, elle se déclare en faveur des accompagnatrices scolaires porteuses de signes religieux visibles, reprenant la position compassionnelle évoquée et critiquée récemment sur Mezetulle 1.

Je lui ai envoyé un courrier électronique ce matin 24 janvier, dont voici le texte.

Chère Françoise Laborde,

J’ai pris connaissance avec plus que de l’étonnement de votre « témoignage » au sujet de la laïcité publié dans Libération du 21 janvier 2015 2 . Après avoir rappelé utilement quelques idées élémentaires, vous vous déclarez favorable aux accompagnatrices scolaires portant un signe religieux très visible.

Ainsi vous apportez une importante contribution au genre littéraire fort pratiqué ces derniers temps « Oui scrogneugneu il faut être ferme sur la laïcité. MAIS… continuons à produire et à entretenir les ghettos scolaires ». On fait semblant de claquer la porte, et on met le pied pour qu’elle reste bien ouverte à toutes les tentatives de grignotage. 

Je suis étonnée de voir un « prix de la laïcité »3 tenir un discours compassionnel sur les accompagnatrices scolaires. Ce discours a pour fonction de vouer l’école à son extériorité et pour effet d’accentuer la pression intégriste sur les femmes musulmanes qui luttent pour échapper au voile et pour échapper momentanément à la sempiternelle condition de « maman » ! En acceptant cela, l’école accrédite la thèse selon laquelle « il est normal pour une musulmane de porter le voile » et désarme celles qui ne le portent pas. 

Je suis atterrée de constater qu’une élue semble méconnaître ce qu’est l’école, et qu’elle ne voie pas en l’occurrence que la laïcité distingue les espaces, les temps et les fonctions. La laïcité scolaire offre aux élèves un moment de respiration, un moment où ils ont droit à une double vie. C’est ce moment qui leur permet un pas de côté et qui les préserve de l’assignation à laquelle ils sont constamment soumis. Faut-il que l’école renforce cette dernière ? Faut-il qu’elle se conduise en manager étouffant, complice de la pression sociale ?

Quand une activité scolaire « sort », c’est l’école elle-même qui sort, et non les élèves qui sortent de l’école : il suffit de regarder les règles de sécurité pour le savoir 4. Les parents d’élèves qui participent à l’encadrement se voient confier les enfants d’autrui : ont-ils le droit de les traiter comme s’ils étaient leurs propres enfants ? Davantage : n’ont-ils pas le devoir, dans ce cadre, de traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui ? Et que répondre aux parents qui se plaindront que leur enfant a été mis en présence d’une manifestation religieuse indiscrète ? Que vouloir préserver la sérénité de l’école pour tous, c’est être « islamophobe » ?

Le résultat est inévitablement que les écoles qui acceptent ces manifestations religieuses seront plus que jamais désertées par tous ceux, croyants et non-croyants, qui sont attachés à la laïcité, par les classes moyennes dont on fait tant de cas, la main sur le cœur, dans les discours sur la mixité sociale. Quelle bonne recette pour créer et renforcer des « zones » communautarisées !

On mélange tout dans la plus grande confusion d’idées, et on enfonce un coin compassionnel qui n’a d’autre fonction que de forcer l’école à se plier devant son extérieur, devant ce qui la nie en lui enjoignant de s’agenouiller sous le poids des pressions sociales. Et c’est une élue « laïque » qui tient la cognée pour enfoncer ce coin !

Il serait au contraire plus avisé et plus conforme à l’idéal républicain de donner l’occasion aux femmes accompagnatrices qui portent le voile de pratiquer concrètement la distinction libératrice des lieux et des fonctions  – car l’intégrisme inversement exige qu’on soit constamment et partout soumis à la même règle coutumière, uniformément, sans répit. En conséquence, on devrait plutôt leur donner un insigne honorifique qu’elles porteraient fièrement pendant les sorties scolaires en échange d’un abandon momentané du voile… qu’elles peuvent porter en toute liberté dans une autre partie de leur vie y compris en public. Il s’agit de les placer durant ce temps scolaire à la même hauteur que les enseignants qu’elles ont pour tâche de seconder : ce qui est exactement l’inverse d’une vexation et d’une « stigmatisation ». 

Bien cordialement à vous, CK

 

3 Françoise Laborde a reçu en 2012 le « prix national de la laïcité » décerné par le Comité Laïcité République. Le prix international a été attribué la même année à Djemila Benhabib. Le dessinateur Charb, assassiné le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi, était alors président du jury. Voir détails sur le site du CLR http://www.laicite-republique.org/prix-de-la-laicite-2012-deux.html

4 Et de lire l’étude du Conseil d’Etat du 19 décembre 2013 jusqu’au bout ! Citée dans cet article : http://www.mezetulle.fr/laccompagnement-sorties-scolaires-il-confie-mamans/