Dans Penser contre son camp, itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche (Gallimard, 2025), Nathalie Heinich constate les mutations intervenues dans son camp politique. Elle en recense les marqueurs : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle rappelle les principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche dont l’ensemble est à présent gangrené par ces mutations : une telle conversion est probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle.
Sociologue, spécialiste -entre autres- de l’art, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, Nathalie Heinich propose dans ce petit livre une introspection aussi instructive que fouillée. Elle y constate les mutations intervenues dans son camp politique : « Je n’ai jamais cessé d’appartenir à cette famille de gauche qui a toujours été la mienne, clame-t-elle, même si certains de ses membres m’ont répudiée avec une conviction digne des procureurs soviétiques ». L’auteur recense les marqueurs de ces mutations : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle met opportunément en lumière le fait que si ces évolutions ont pris naissance au sein de la gauche radicale, elle-même relais docile d’une doxa fabriquée sur les campus américains, elles ont irrigué l’ensemble de la gauche ou presque. Au début perplexe, celle-ci s’est laissée gagner soit par fatalisme, soit par peur de ne plus être dans le vent, soit encore par absence de convictions réelles.
Avant d’entrer dans le vif des différents sujets, Nathalie Heinich prend soin de distinguer ce qui relève de l’exigence scientifique d’une part et des opinions personnelles de l’intellectuel, de l’autre. Elle y convoque le concept de neutralité axiologique cher à Max Weber, à savoir « la suspension des jugements de valeur portant sur des sujets politiques ou moraux de la part d’un chercheur ou d’un universitaire dans son contexte professionnel ». Étant entendu que la neutralité « ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ». Ce qu’elle reproche précisément aux « académo-militants » de ne pas faire en mélangeant leur expertise académique aux postures idéologiques : « Les régimes communistes ont donné tant d’exemples des aberrations engendrées par cette confusion des arènes avec la science prolétarienne, stalinienne ou maoïste (ce qu’on nomme aujourd’hui par euphémisme les ‘savoirs critiques’), qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler ces évidences ». Dans Penser contre son camp, l’auteur marque clairement la frontière avec ses ouvrages de type universitaire. Si elle revendique son appartenance à la gauche, la sociologue s’efforce d’éviter les comportements moutonniers. De ce point de vue, son analyse des déclarations de Jacques Chirac en 1995 sur les crimes de Vichy témoigne d’une salutaire capacité à résister à la doxa dominante.
Du civil au civique
Sur le féminisme et l’impressionnante montée en puissance de l’approche différentialiste, Nathalie Heinich rappelle quelques-unes de ses positions, en plaidant pour le ‘repos du neutre’ comme outil d’émancipation :
« Le genre grammatical n’est pas le sexe et confondre les deux relève d’une grande naïveté concernant le fonctionnement de la langue […]. La fonction n’est pas la personne, de sorte que prétendre confondre l’une (ministre) et l’autre (femme) incite à une personnalisation pour le moins problématique s’agissant d’une fonction ».
Plus généralement, la différence des sexes « n’est ni bonne ni mauvaise a priori : elle a sa place dans l’arène du droit civil qui régit le mariage et la filiation mais ne devrait pas l’avoir dans l’arène du droit civique, qui régit l’exercice de la citoyenneté ». Elle recommande aussi d’utiliser le terme ‘genre’ avec parcimonie, « cet anglicisme puritain doublé d’une focalisation obsessionnelle sur la construction sociale, qui ignore les réalités biologiques et prend l’institutionnel pour de l’arbitraire ».
Concernant l’islamisme et la laïcité, là encore les positions de Nathalie Heinich rappellent des principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche. Sur le voile islamique, il est par exemple utile de souligner les évidences ignorées, tant le discours vantant l’orthopraxie religieuse a colonisé les esprits :
« Faut-il accepter de considérer que le regard des hommes serait forcément salace, que toute relation entre hommes et femmes serait forcément réduite à la dimension sexuelle, que les hommes seraient forcément comme des enfants incapables de réfréner leurs pulsions et les femmes devraient porter la responsabilité des réactions masculines au désir qu’elles peuvent susciter ? ».
Sur le terme ‘islamophobie’, là encore, quelques rappels bienvenus : le suffixe -phobe désigne « la haine ou la détestation d’un trait identitaire dont l’individu n’est pas responsable (homophobie, judéophobie, grossophobie…) alors que l’adhésion à l’islamisme est un choix idéologique et non pas une assignation ethnique ou religieuse. Ce mot fait comme si islamisme et islam étaient une seule et même chose et comme si l’islam était une race et l’islamisme une religion, barrant ainsi la voie à toute critique ».
Laïcité vs bigoterie
Concernant les idéologies identitaires et le terme qui les rassemble (woke), l’auteur rafraîchit la mémoire des lecteurs en énumérant quelques-unes des censures culturelles ou universitaires à mettre au crédit des activistes de la cancel culture. Elle observe aussi avec pertinence que les règles régissant la liberté d’expression en France et aux États-Unis sont fondées sur des approches contradictoires. Et met en garde : « La gauche risque de sombrer à nouveau dans les tentations totalitaires qui en ont assombri l’histoire ». Nathalie Heinich observe aussi que cette idéologie ne peut fonctionner qu’adossée à une lecture essentialiste des rapports humains, assignant obligatoirement tout individu à une communauté. Elle fait aussi un sort à l’intersectionnalité, « ce pont aux ânes qui découvre, scandalisé, qu’une femme de ménage de couleur est davantage sujette aux discriminations qu’un cadre supérieur blanc. Bienvenue chez les niais ».
L’auteur remarque combien la lecture identitaire des rapports sociaux a connu une foudroyante progression en quelques années, quittant le seul apanage de la droite radicale, dont les tenants défendent « une identité nationale considérée comme immuable » pour gagner la gauche, promouvant désormais largement « une vision identitariste de l’humain, réduit à ses affiliations communautaires. En peu de temps, la passion de l’identité comme argument politique est ainsi passée, grâce au wokisme, de la droite de la droite à la gauche de la gauche ». Un marqueur permet de cibler cette transition : « On a vu la gauche radicale se mettre à revendiquer le mot ‘race’ après en voir réclamé la suppression dans la Constitution ».
Il sera difficile aux détracteurs de Nathalie Heinich de contester cette conversion de la gauche, probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle :
« Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que l’universalisme républicain, qui s’oppose aux sociétés d’ordres et de castes et à leurs systèmes de privilèges hérités ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que le goût du savoir et de la rationalité scientifique, qui s’oppose aux obscurantismes religieux ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que la liberté d’expression, qui s’oppose aux systèmes dictatoriaux de contrôle des idées ? Et quoi de plus conforme encore aux combats historiques de la gauche que la cause de la laïcité, garante de la liberté de conscience contre l’enrégimentement par la bigoterie ? ».
En conclusion, l’auteur appelle son camp -initial- à ne pas se résigner : « Une grande partie de la gauche s’est bel et bien retournée et nous sommes nombreux, manifestement, à ne pas nous en remettre ». De ceux qui sont demeurés fidèles à ses idéaux renaîtra à terme dans ce camp l’aspiration à l’émancipation.
[NdE] Sur des sujets voisins, on pourra relire sur ce site :
- À propos du livre de Jean-François Braunstein La religion woke, par Jean-Michel Muglioni
- Cancel ! de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler
- La gauche contre les Lumières ? de Stéphanie Roza, lu par Philippe Foussier