Le 21 septembre 2015, une conférence publique a été organisée par le Grand Orient de France pour le 223e anniversaire de la République. Y sont intervenus, parmi d’autres1, trois des co-auteurs de l’Appel « Profs, ne capitulons pas ! » paru dans Le Nouvel Observateur en novembre 1989. J’ai présenté une communication consacrée à la laïcité scolaire, intitulée « Que fait-on dans une école laïque ? » aux côtés d’Alain Finkielkraut et d’Elisabeth de Fontenay que j’ai eu plaisir à retrouver. En voici le texte2.
La question de la laïcité scolaire : deux aspects
La question posée en 1989 lors de ce qu’on a appelé « l’affaire du collège de Creil » est celle de la laïcité de l’école républicaine. Un premier aspect a été largement abordé par les discussions qui ont suivi cette affaire et l’Appel des cinq « Profs ne capitulons pas! ». Il a été tranché par la loi de 2004 prohibant le port de signes religieux à l’école publique élémentaire et secondaire. Il consiste à se demander qui est concerné par le principe de laïcité, où et combien de temps, quelles sont les limites de ce principe.
Les élèves sont concernés parce qu’ils sont momentanément soustraits à la société civile. Ils ne vont pas à l’école pour consommer, ni pour accomplir une formalité administrative, ce ne sont pas des « usagers » d’un « service » : ils fréquentent l’école pour forger leur propre autorité, leur propre liberté, pour s’auto-constituer comme sujets du droit.
C’est ici qu’apparaît le deuxième aspect de la question, relatif à ce qu’on fait à l’école, à la nature de son activité. Et c’est le sens que je voudrais donner aujourd’hui à la question « Qu’est-ce qu’une école laïque ? ». Que fait-on dans une école laïque ?
Il semble aujourd’hui, surtout depuis les attentats de janvier, que la réponse soit politique, « citoyenne » comme on dit (comme si « citoyen » pouvait être autre chose qu’un substantif). À l’école bien sûr on apprend des choses, mais l’école de la République pour être laïque devra former des citoyens, former au « vivre-ensemble », inculquer des valeurs et même j’ai entendu des responsables politiques dire « transmettre des codes » ! Il n’est question que d’adhésion sans distance, dans un flot de bons sentiments.
Même si elle n’a que le mot « laïcité » à la bouche, une telle école est-elle vraiment laïque ? N’est-on pas au seuil d’une religion civile ?
L’école de la République est-elle faite pour la République ?
La question de la « formation du citoyen » et de l’orientation politique de l’instruction publique a été soulevée dans les violents débats qui se déroulèrent durant la Révolution française, entre les partisans d’une « éducation nationale » et ceux d’une « instruction publique ».
Ce n’est pas ici le lieu d’exposer le détail de ce débat. J’en résumerai les termes de façon sommaire par des catégories philosophiques. La question fondamentale est celle de l’autonomie. Régler l’école publique par une prescription extérieure aux objets mêmes du savoir (morale, religieuse, politique, sociale), c’est la placer sous un régime d’hétéronomie : elle trouverait alors sa loi ailleurs qu’en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l’encyclopédie, sur la logique interne des savoirs qu’on y enseigne, c’est la placer sous le régime de l’autonomie. On voit bien les conséquences par exemple si on s’interroge sur la recherche scientifique : une recherche orientée par des impératifs extérieurs d’urgence ou d’utilité est asservie, on y abandonne la recherche fondamentale et finalement elle révèle sa fragilité. Les exemples célèbres sont nombreux de recherches apparemment « inutiles » qui se sont révélées ou se révèlent importantes : l’algèbre de Boole, la recherche sur les méduses…
Mais s’agissant de l’école, y compris au niveau élémentaire, les conséquences ne sont pas moins importantes.
Liberté des objets et des sujets du savoir
La notion d’élémentarité
Revenons à l’aube de la République, en 1791-1792. Lorsque Condorcet présente son projet d’instruction publique, il le fait en articulant conjointement la question de l’autonomie des savoirs et celle du citoyen. On enseigne à l’école ce qui est intrinsèquement libérateur : les savoirs eux-mêmes sont autonomes, ils existent comme des objets libres ; les êtres humains acquièrent la plénitude de leur propre liberté par la rencontre avec ces objets libres. Et cela se fait de manière progressive : on commence par ce qui est élémentaire. Souci de l’élémentarité et de la progessivité ; analogie entre les objets du savoir comme objets libres et la liberté de l’être humain : tels sont les deux piliers sur lesquels se construit une école laïque, c’est-à-dire une école qui n’est assujettie à aucune transcendance, une école qui a pour seule fin la liberté3.
Un savoir élémentaire doit se suffire à lui-même pour fournir l’indépendance intellectuelle à un individu, mais il doit aussi rester ouvert et donner les clés d’accès à un savoir plus étendu : c’est donc aussi un savoir qui permet à ceux qui se l’approprient de construire leur propre liberté et d’aller jusqu’au bout de leurs possibilités. La liberté s’entend ici dans ses deux sens : le sens formel (l’indépendance) et le sens ontologique (la plénitude d’un être). On enseignera donc à l’école élémentaire, non pas des « modules » destinés à une efficacité immédiate, ni des « compétences » qui ne présentent aucune garantie d’ouverture et de libéralité épistémologique, encore moins des « comportements » ou un « savoir-être », mais des éléments qui permettent de réfléchir en toutes circonstances pour juger et de s’approprier, au-delà, un maximum de connaissances.
Cela ne veut pas dire que tout le monde pourra parcourir la totalité du cycle des études disponibles, mais que l’instruction élémentaire doit à la fois construire l’autonomie de celui qui l’acquiert et être la base d’une instruction plus étendue : ce « à la fois » n’est pas un compromis, c’est une identité4.
Une pédagogie républicaine
Cela n’est pas indifférent non plus au sujet des méthodes : une pédagogie républicaine s’adresse prioritairement à la raison de chacun, elle écarte l’appel à l’affectivité, à la séduction, à la crainte, à la seule utilité, elle considère que l’intérêt ne précède pas ce qu’on apprend, mais qu’il en résulte5. On n’apprend pas les nombres parce que c’est utile pour compter, mais en apprenant les nombres, on se rend compte, outre que c’est utile pour compter, que c’est intéressant en soi.
Voilà, entre autres, pourquoi l’enfant n’est pas l’objet principal de l’école. L’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile et s’élève, prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie en même temps qu’il en découvre la libéralité.
Voilà aussi pourquoi le choix entre une pédagogie sur objectifs et sur compétences (« être capable de »), qui se règle sur des normes extrinsèques au processus de la connaissance et une pédagogie sur programme (« avoir compris pourquoi, avoir pris possession de »), qui se règle sur la libéralité de ce processus, est loin d’être neutre. Je suis capable de bricoler une page html ou de farfouiller dans un moteur, mais je n’ai pas vraiment compris comment et pourquoi cela fonctionne ; ici ma liberté est une liberté d’habileté. La véritable liberté est différente, c’est celle d’un dieu, un dieu producteur, c’est une liberté génératrice – quand je comprends ce que je pense et ce que je fais, personne ne m’impose quoi que ce soit, je suis l’auteur de mes actes et de mes pensées. L’autonomie des savoirs est isomorphe à celle des sujets qui produisent ou s’approprient ces savoirs.
Autonomie du savoir et autonomie des esprits
Du point de vue philosophique, cela n’est pas nouveau. On n’a pas attendu la pensée de la laïcité pour se rendre compte que l’autonomie des savoirs est conjointe à l’autonomie de chaque esprit produisant ou s’appropriant ces savoirs6.
Ce qui est nouveau dans l’invention révolutionnaire de l’école publique, c’est la traduction institutionnelle dans un dispositif s’adressant à tous de cette coïncidence entre l’appropriation personnelle des savoirs et la constitution de l’autonomie des personnes.
L’instruction publique donne par là une forme institutionnelle à ce qui est le fondement de l’association politique laïque. L’association politique laïque ne recourt à aucune transcendance, elle est auto-fondatrice, comme sont auto-fondatrices la construction et l’acquisition de la connaissance. En d’autres termes, son fondement suppose en chaque citoyen le fonctionnement d’un jugement raisonné.
Je ne peux m’associer à d’autres et consentir à obéir aux lois qu’ils jugeront nécessaires que si j’ai de bonnes raisons de penser qu’ils jugent raisonnablement et que rien dans leurs décisions ne portera atteinte à mes droits : l’association ne repose pas sur un acte de confiance, elle ne repose pas sur un enthousiasme identitaire ni sur un contrat ni sur des « valeurs », mais sur un fonctionnement critique continué. La laïcité est un rapport à la pensée critique, qui comprend à la fois du doute et de la fermeté : tout savoir sérieux est issu d’une conjugaison entre doute et certitude. Pour démontrer quelque chose il faut savoir en douter, mais une fois la démonstration accomplie il faut avoir l’audace de dire « je sais ».
« Morale laïque » et prêchi-prêcha
Alors on va me dire : où sont les leçons de morale, est-ce qu’on ne parle jamais de laïcité dans cette école ? La morale laïque, ce n’est pas une matière scolaire : c’est la discipline même de l’école, celle qui rend possible l’enseignement de toutes les autres. On ne va pas l’aligner sur les autres disciplines en ajoutant une case de plus, on ne va pas ripoliner l’école avec des couches de bons sentiments présentés comme des absolus – c’est la manière la plus sûre de susciter l’ennui et la rébellion contre le prêchi-prêcha.
On va d’abord installer les conditions physiques, intellectuelles et morales de l’enseignement laïque. Je me tiens tranquille, je ne hurle pas dans les couloirs, je ne mâche pas du chewing-gum, je ne jette pas de papiers par terre, je ne m’affale pas sur les tables, je ne prends pas la parole pour m’exprimer mais pour raisonner et questionner. Je me sens à la fois fragile et sûr, je me sens dépaysé et aussi libéré de tout ce qui ordinairement m’environne, je perçois l’autre non plus comme copain ou comme rival, mais comme un semblable, capable comme moi de se tromper et de comprendre. Cela n’a de sens que si on enseigne vraiment, si on apprend quelque chose : car tout cela resterait vide et arbitraire s’il n’y avait pas, au centre, des objets à comprendre. On rencontre vraiment sa propre liberté lorsqu’on peut s’émerveiller d’avoir compris quelque chose, d’avoir compris pourquoi on n’avait pas compris auparavant, et d’avoir compris que tout autre partage cette condition.
Alors, oui, à l’issue d’un tel parcours qui devrait être quotidien, le maître peut tirer une leçon morale et laïque en s’appuyant sur des exemples, il peut esquisser des questions morales fondamentales en faisant s’interroger les élèves sur leurs propres transformations. Qui suis-je ? Qui est autrui ? Quand on dit « Je comprends comment on fait une soustraction », que veut dire « je » ? Et est-ce que la liberté consiste à faire tout ce qu’on veut ? Ces questions très profondes et très difficiles sont pourtant simples à apercevoir et peuvent être abordées très tôt pourvu qu’on soit déterminé à enseigner, ce qui revient à faire faire aux élèves chaque jour la plus haute expérience de la liberté.
Car ce parcours transforme le groupe en petite république où règne la liberté par la discipline et la sérénité, où l’égalité est celle de sujets, où la fraternité ne se nourrit pas de jalousie. Mais une école où le maître s’épuise en préalables, négocie avec ses élèves et diffère le moment d’apprendre, n’est pas laïque, y compris lorsqu’elle se répand en bons sentiments : car on invoque alors la morale pour éviter l’enseignement, on invoque la liberté de l’extérieur, brouhaha qui masque le défaut de liberté constitutive, on y réduit la laïcité à son contraire, une religion civile.
Notes
1 Le programme de cette conférence avec l’ensemble des intervenants est dans l’Agenda, consultable ici.
2 Ce texte s’inspire en partie du chapitre II de mon Penser la laïcité (Minerve, 2014). Sur les points abordés, on consultera aussi sur l’ancien site Mezetulle.net les articles de Jean-Michel Muglioni « La morale de l’instruction », « Quelques remarques sur la discipline » ; celui de Guy Desbiens « Les dilemmes de la morale laïque » et celui de Samuël Tomei « Instruction publique ou éducation nationale ?«
3 Il est toujours opportun de débattre de ce qui doit être enseigné, mais d’abord il y a des invariants, et ensuite on ne peut le faire qu’en posant d’abord la question de ce qui est libérateur, et qui peut le demeurer à très long terme.
4 « En formant le plan de ces études comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction. » Condorcet, Second Mémoire sur l’instruction publique (1791). Talleyrand avait énoncé cette rencontre entre la liberté de l’objet épistémologique et la liberté politique : « dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu’il soit possible de tout apprendre. » Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Rapport sur l’instruction publique (1791).
5 Expression empruntée à Jacques Muglioni L’Ecole ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, chapitre « La leçon de philosophie ».
6 Platon nous l’a appris, Descartes l’a reformulé avec la plus grande force, Hegel l’a porté à la dimension d’une gigantesque fresque géo-historique, Bachelard a développé le paradigme scolaire comme paradigme de la formation de l’esprit scientifique, et Molière en a souligné la grandeur un peu ridicule dans Le Bourgeois gentilhomme, II, 4 et III, 3.
© Catherine Kintzler, Mezetulle 2015.