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Image, alphabétisation, laïcité

Jean-Michel Muglioni entend montrer qu’il y a un refus de l’image qui est aussi idolâtre que l’idolâtrie – c’est-à-dire la sacralisation de l’image – et que seule la parole et donc la maîtrise d’une langue peut nous en délivrer : l’alphabétisation seule peut libérer les hommes. Mais à cet égard la leçon des assassinats de janvier à Paris ne semble toujours pas comprise.

 

On ne peut se coucher sur l’image d’un lit

J’ai appris lors de mes études platoniciennes que nous commençons par prendre l’apparence pour la réalité. Nous croyons avoir prise sur les choses mêmes, alors que nous n’en tenons que les images. Ces images sont des simulacres, c’est-à-dire non pas des images se donnant pour telles et par là nous apprenant quelque chose sur ce dont elles sont des images, mais des trompe-l’œil, qui nous font croire en la présence d’un objet pourtant inexistant. L’image, comprise comme telle, peut nous rappeler ce dont elle est l’image : il faut pour cela que nous ayons conscience de ce qui la distingue de son modèle et qu’elle-même n’en soit pas le double ni ne cherche à l’être. Le simulacre au contraire passe pour la réalité. Comme si par exemple nous croyions qu’il y a un lit dans la chambre que l’aubergiste nous propose alors qu’il s’agit seulement d’un lit peint sur un mur. Platon, qui imagine cette plaisanterie, nous demande si nous pourrions nous étendre sur un tel lit. Or nous ne cessons en matière de politique de nous laisser séduire par des images qui passent pour la réalité, des simulacres, des illusions, et nos faiseurs d’illusions ne savent peut-être pas eux-mêmes qu’ils sont coupés du réel : ils sont naïvement réalistes.

 

La difficulté de distinguer l’image et ce dont elle est l’image

En faisant un cours de philosophie à des jeunes gens de 17 ou 18 ans, j’ai appris à quel point Platon a visé juste, tant la confusion de l’image et de son objet est enracinée dans les esprits. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir faire comprendre que l’image de ma pipe – c’était le temps où nous fumions tous – et ma pipe sont deux choses différentes. J’avais dessiné au tableau la pipe que je tenais à la main pour bien montrer cette différence ; j’avais même dit que je ne pouvais pas fumer mon croquis – je n’avais pas pensé alors au célèbre tableau de Magritte intitulé La Trahison des images connu surtout par sa légende « Ceci n’est pas une pipe ». Rien n’y fit, un jeune homme normalement intelligent ne comprenait pas. Très poliment il me dit que mon dessin était grossier et que sur une photographie, il n’y aurait pas de différence entre ma pipe et son image. Comment le délivrer de cette confusion ? Il faut dans de tels cas s’improviser pédagogue. Avez-vous, lui demandai-je, la photo de votre petite amie ? Oui, me répondit-il en me la montrant. Eh bien faites-vous avec sa photographie la même chose qu’avec elle ? Cette question produisit une illumination et comme cela se passait dans des temps anciens, je n’ai reçu pour mon indiscrétion aucune plainte, ni de l’administration, ni des parents d’élèves.

 

Nous sommes submergés d’images

La photographie, le cinéma, la télévision, et tous les écrans dont nous disposons ne peuvent que cultiver en nous la confusion de l’apparence et de la réalité. Ce qu’on appelle le virtuel, qui peut avoir une fonction technique et même scientifique remarquable, nourrit cette illusion dans les esprits incultes. Écoutez journalistes et politiques, et vous verrez que pour eux tout est une question d’image ; l’image, objet de multiples sondages, est la seule réalité dont ils parlent, sans jamais la distinguer de la réalité elle-même. Si je passe pour malhonnête parce que j’ai menti, on ne dira pas que je dois cesser de mentir mais que je dois « changer mon image ». Si la politique d’un gouvernement échoue, son image doit changer, non cette politique. Il est vrai que la politique est affaire de propagande et donc d’image, que la rhétorique joue sur les passions par les images et compte sur les passions pour donner l’apparence de réalité aux images. En ce sens il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il me semble toutefois que beaucoup de ceux qui devraient apprendre à se défier des images et des simulacres sont eux-mêmes séduits par tant d’apparences.

 

Le refus des caricatures : une idolâtrie

Mais l’affaire des caricatures de Mahomet est révélatrice d’une confusion plus profonde peut-être, qui affecte les iconoclastes : ils sont plus idolâtres encore que les idolâtres. Les iconoclastes veulent en effet détruire les images parce que prendre une image pour un dieu ou quelque chose de sacré est impie. Et il est vrai qu’une image de Dieu n’est pas Dieu : la prendre pour sacrée rabaisse Dieu. Les religions juives, chrétiennes et musulmanes ont donc justement condamné l’idolâtrie. C’est pourquoi il est interdit aux juifs et aux musulmans de représenter Dieu, et aux seuls musulmans, selon une tradition importante, leur prophète. D’où la colère d’un grand nombre d’entre eux, à la parution des caricatures de Mahomet, moins parce qu’elles sont des caricatures que parce qu’elles sont des images. Or n’y a-t-il pas dans la violence avec laquelle ils ont réagi à ces croquis le comble de l’idolâtrie ? Car enfin ce ne sont pas des représentations du prophète qui prétendraient nous dire ce qu’il est en tant que prophète de l’islam : ce ne sont pas des images du prophète au sens où les idolâtres prétendent devant une statue avoir affaire à leur dieu. Tout se passe donc comme si, contrairement aux caricaturistes eux-mêmes et aux lecteurs habitués de leur journal, certains musulmans prenaient l’image du prophète qui figure sur le journal pour le prophète lui-même : ils sont plus idolâtres encore que les adorateurs du veau d’or. Cette manière de confondre l’image et le sacré qu’elle caricature revient encore à confondre l’image et ce dont elle est l’image. Platon savait quelle illusion il analysait et quelles en sont les conséquences tragiques.

 

La parole contre l’image

Or je ne vois pas d’autre manière de se délivrer de cette illusion que la parole, à condition qu’à son tour elle ne se réduise pas à la répétition d’un texte sacré dont on ne peut rien dire, à condition qu’on ne sacralise pas une formulation de telle manière qu’on ne puisse en proposer une autre, même allant dans son sens. C’est la raison pour laquelle la question de l’interprétation de l’écriture est essentielle et peut donner lieu à des luttes à mort.

Le discours n’est pas un livre d’images. Les signes linguistiques ne sont pas des images ni même des symboles (au sens où le lion peut être le symbole de la majesté)1. Et s’il arrive à Platon de comparer les noms à des images, c’est pour montrer qu’ils sont différents de ce dont ils sont les noms et qu’à cette condition seulement ils peuvent remplir leur fonction. Toute parole doit pouvoir disparaître et être remplacée par une autre qui dira la même chose, mais en d’autres termes, et il convient donc de ne pas sacraliser l’écriture. La vraie mémoire est mémoire du sens et non de la formulation particulière qui nous a permis d’y accéder. Les signes écrits ne sont que des notes permettant à celui qui a compris de se ressouvenir d’un sens qui est en lui. Ils ne sont pas plus le sens que l’image d’une pipe n’est une pipe.

 

Il faut une école pour délier la parole elle-même

Ainsi le discours qui est tenu sur les images qu’on nous présente sur des écrans est essentiel. Faire prévaloir le discours sur l’image qu’il commente, montrer toujours qu’il est possible de dire autrement ce qu’on a déjà formulé, délier la parole et par la parole : par là seulement nous pouvons nous délivrer de l’idolâtrie et nous rendre indifférents aux représentations qu’on nous donne du sacré, puisque nous savons alors qu’aucune n’est le divin lui-même. Mais pour cela il faut maîtriser au moins une langue, ce qui suppose une école : l’usage vernaculaire ne suffit pas, un usage réflexif et donc d’abord scolaire est nécessaire. L’apprentissage de l’écriture est essentiel à cette fin, d’autant qu’il donne accès aux textes qui jusque-là n’étaient que des mots répétés sans jamais être questionnés.

Des peuples entiers réagissent aux images par la violence parce qu’ils sont maintenus dans l’ignorance et l’illettrisme par leurs chefs religieux et politiques. Les hauts-parleurs des minarets ne cessent de leur hurler les mêmes mots, et leur fureur est aussi nourrie d’images, que les plus démunis d’entre eux reçoivent sur des écrans connectés au cœur des déserts les plus éloignés.

 

Pas de laïcité possible ni de « morale » sans instruction véritable, et d’abord sans maîtrise de la langue

Faut-il s’étonner qu’en France, des élèves des écoles en soient au même point ? La lutte contre l’analphabétisme a été abandonnée, comme parfois la vaccination : sa réussite a fait croire que c’était gagné et qu’il était inutile de continuer. Mais si une génération ou même une partie d’une génération est privée d’école, alors la société tout entière peut en pâtir. Le combat d’un Hugo pour l’alphabétisation des peuples est aussi urgent aujourd’hui qu’hier, et il en sera de même à l’avenir.

Parler de morale n’a aucun sens devant un enfant incapable d’écouter, pour quelque raison que ce soit. Rien n’est possible s’il ne respecte pas une discipline élémentaire avant même de comprendre et de se mette ainsi en mesure d’apprendre. Mais alors, une fois qu’il a pris l’habitude d’écouter et qu’il a commencé à s’instruire, une fois devenu élève, a-t-il besoin qu’on lui fasse la morale ? Un enseignement de la morale, même laïque, produira au mieux de l’indifférence, au pire de la haine, sur des esprits que la maîtrise de la langue n’aura pas délivrés – étant donné l’état actuel de l’école, étant donné sa doctrine. Un enseignement du « fait religieux » sera au mieux inintelligible, au pire « blasphématoire » pour qui ne sait pas distinguer mythe et raison, pour qui n’a pas appris à lire des fables comme des fables, c’est-à-dire comme des images qu’on ne confond pas avec ce dont elles sont les images. Parler de « fait religieux » est en soi aussi blasphématoire que n’importe quelle image et ne peut être accepté qu’à la condition qu’un regard critique soit porté sur la parole sacrée de celui qu’on tient pour un prophète. On sait donc déjà qu’aucun des remèdes proposés jusqu’ici par les autorités françaises n’aura d’effet, puisqu’il n’a toujours pas été question de revenir sur ce qui fait que l’école n’apprend pas le français à ses élèves (s’ils ne le parlent pas déjà dans leurs familles). Mais quel politique aujourd’hui osera dire que le français n’est pas la langue de la rue, des réseaux sociaux et des médias, et qu’il n’a de réalité effective que par l’école et la littérature ?

 

1 Voir C. Kintzler « L’alphabet, machine libératrice », notamment la fin de l’article sur symbole et écriture alphabétique.

© Jean-Michel Muglioni

Le sens de la marche du 11 janvier : sursaut ou soumission ?

Une affaire Calas mondialisée

Le sens d’un rassemblement populaire dépend de son avenir. La manifestation d’unité nationale du 11 janvier 2015 sera aussi insignifiante que la manifestation des champs Elysées après la victoire de l’équipe de France de football, si elle n’est pas suivie par une politique réellement républicaine et d’abord par un sursaut laïque de la part du gouvernement français, c’est-à-dire d’une gauche qui a abandonné la laïcité depuis déjà longtemps, comme nous sommes nombreux à l’avoir écrit sur Mezetulle. La France est devant une affaire Calas mondialisée1 : comment défendre la liberté d’expression que combattent par le crime non pas seulement quelques terrorismes mais des peuples prisonniers du fanatisme religieux et politique ?

1. Suffit-il d’avoir défilé ?

1-1. Comment interpréter une manifestation ?

Interpréter la mobilisation d’un peuple est chose délicate. L’unité des slogans (dimanche 7 janvier 2015, on lisait partout : je suis Charlie) ne signifie pas que tous les manifestants ont les mêmes mobiles. Des racistes allergiques à toute forme d’immigration pouvaient grossir les rangs de partisans du multiculturalisme hostiles à la laïcité. Je ne parle pas des simples suiveurs ou des curieux. Des intérêts parfois assez bas peuvent se mêler à des idéaux véritables. On se souvient des foules amassées à Paris autour de Pétain métamorphosées en rassemblement gaulliste six mois plus tard. Il ne suffit donc pas que quatre millions de personnes aient manifesté pour que nous soyons sûrs que le peuple français a retrouvé sa tradition républicaine et que les promeneurs étaient là en tant que citoyens, c’est-à-dire non pas simplement, par exemple, par compassion, mais en vertu d’une volonté éclairée et résolue.

1-2 Un sursaut populaire

Certains signes, et d’abord le nombre considérable des manifestants et leur calme, c’est-à-dire leur résolution, laissent toutefois penser que nous n’avons pas eu seulement affaire à un conglomérat d’émotions diverses ou contradictoires ni à une manipulation des médias et des politiques. Mais le sens de ce mouvement sera ce qu’en feront les gouvernements français et européens : si rien ne change dans leur politique, tout sera vite oublié ; si au contraire des mesures radicales sont prises, alors on pourra dire que ces rassemblements ont été essentiels.

 

2. La liberté d’expression

2-1. Il y a un islam fanatique

Quelles mesures ? Sans doute des mesures policières et judiciaires. Mais elles ne peuvent par elles-mêmes éradiquer le fondamentalisme musulman. Or il s’agit bien d’un intégrisme musulman, comme il y a des intégrismes juifs ou chrétiens, mais qui s’en distingue aujourd’hui par les attentats qu’il prône et qu’il commet et par le soutien de certaines autorités musulmanes dans le monde et de certains États. L’union des organisations islamiques de France (UOIF) a intenté un procès contre les caricatures de Charlie Hebdo, les tenant pour blasphématoires. Elle a perdu son procès puisque en pays laïque, il n’y a pas de loi contre le blasphème (en première instance 2006, en appel en 2008). Le roi du Maroc n’a pas envoyé de représentant à la manifestation du 7 janvier, en raison de la présence des caricatures. Je n’ai vu aucune réaction officielle des chefs d’État présents et la France elle-même n’a pas su trouver là l’occasion d’une mise au point solennelle. Des foules entraînées par leurs chefs religieux manifestent, dans certains pays, comme le Pakistan ou le Niger, et crient vengeance après la publication du numéro de Charlie Hebdo qui a suivi l’attentat. De tels mouvements ne sont pas spontanés mais organisés par des autorités religieuses, c’est-à-dire musulmanes. Des États entiers sont soumis à leur loi et refusent absolument la liberté d’expression non seulement chez eux, mais chez les autres, et l’appel au meurtre contre quiconque parle librement y est ordinaire. Il ne suffit donc pas que les Français de religion musulmane condamnent cette conception et cette pratique de leur religion et disent publiquement leur horreur de ces menaces et de ce refus de la liberté d’expression. Il faut que l’islam de France s’organise pour s’opposer aux musulmans fanatiques ; cette tâche lui incombe, puisqu’il s’agit de montrer dans un cadre religieux et théologique que la tolérance convient à la pratique de l’islam.

2-2. L’interprétation des textes « sacrés »

Le texte du Coran contient des appels à la guerre : quel livre sacré ne contient rien de tel, ni rien que la conscience condamne ? Il est pourtant possible de proposer des interprétations qui délivrent d’une lecture littérale. Les guerres de religion ont chez nous pendant longtemps donné lieu à des massacres abominables pour des questions de vocabulaire. Il a fallu du temps pour que l’Église romaine admette que la terre tourne, et au XIXe siècle elle s’est opposée aux travaux de Champollion parce qu’ils avaient pour conséquence une nouvelle datation des événements d’avant notre ère qui remettait en cause le caractère historique des récits bibliques. L’islam de France devrait donc pouvoir travailler à montrer pourquoi il est possible d’être musulman et de penser que la Terre tourne, ce que le Coran ne peut certes avoir dit ! Cet exemple paraîtra caricatural, mais il rend compte d’une histoire sanglante, il rend compte de la difficulté inextricable où se trouve toute religion qui sacralise un livre. Et là encore, la liberté d’expression est un préalable à la liberté d’interpréter.

2-3. Quand une religion admet la liberté d’expression

La difficulté est d’autant plus grande que la religion musulmane n’est pas la seule à craindre la liberté d’expression. Le caractère sacré du religieux semble interdire qu’on y touche de quelque façon que ce soit. Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, en 1781, Kant écrit : « Notre siècle est proprement le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumettre. La religion par sa sainteté et la législation par sa majesté veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles éveillent contre elles un juste soupçon et ne peuvent prétendre à ce respect sincère que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » Il a fallu un long combat pour admettre cette vérité, pour obtenir le droit de l’écrire, et enfin pour institutionnaliser la liberté de pensée et d’expression. Je lis dans l’Obs en ligne qu’un site jésuite publie des caricatures de Jésus. Le site de la revue Études, fondée sous la direction de deux jésuites, publie plusieurs caricatures de « Charlie Hebdo » se rapportant au catholicisme. En Israël furent publiées des caricatures de Moïse, et l’on pouvait en trouver bien avant ces événements dans la vitrine d’une boutique qui propose par ailleurs ce que j’appellerai irrespectueusement des bondieuseries juives. Il arrive donc que des croyants aient retenu la leçon des Lumières et admettent qu’un non-croyant n’éprouve pas de respect pour ce qu’ils considèrent comme sacré.

2-4. François condamne Voltaire

Or très peu de médias anglo-saxons ont montré la une de l’hebdomadaire, à cause de la caricature de Mahomet, qui pourtant n’a rien de « méchant ». Le pape ayant proclamé qu’il était absurde de tuer au nom de Dieu, a aussitôt ajouté que le sacré est une limite de la liberté d’expression : il ne faut pas insulter la foi, ni s’en moquer. Or on insulte un homme, on n’insulte pas une croyance. Je peux donc considérer que ce qu’un chrétien appelle sa foi est une superstition, ou comme les stoïciens soutenir que ce qu’il considère comme une vertu, l’espérance, est folie et non sagesse. Pourquoi même ne pas s’en moquer ? Est-il interdit de trouver tel ou tel rite ridicule ? Voltaire ne s’en est pas privé. Le pape le condamne donc une fois de plus. Comment dans ces conditions s’opposer aux fanatiques du Niger, qui, sinistre ironie de l’histoire, brûlent à cette occasion des églises et s’en prennent aux chrétiens ? Car ils ne considèrent pas que ce soient des lieux sacrés : « leur » sacré seul est sacré. Qui en effet reconnaît un dieu oublie généralement que ce qu’il tient pour sacré ne l’est pas pour ceux qui élisent une autre ou d’autres divinités ou qui n’en reconnaissent aucune. J’ai vu une protestante horrifiée dès qu’on lui parlait de la Vierge Marie… Le pape veut-il rallumer les guerres de religion ? Faudra-t-il, pour déterminer la limite de la liberté d’expression, dresser non pas un index des livres interdits, mais une liste de tout ce qui est tenu pour sacré dans le monde ?

2-5. Le droit de choquer

Et certes, Voltaire blesse ! Mais j’ai moi-même été blessé par les propos d’un prêtre qui devant un enfant mort glorifiait la résurrection et promettait le paradis à ses parents effondrés parce que leur malheur signifiait qu’ils étaient élus. Il faut donc dire aux croyants blessés par les caricatures qu’en effet elles sont blessantes pour eux, et qu’on ne leur demande pas de les aimer, ni d’acheter le journal qui les publie, que même ils peuvent manifester publiquement leur réprobation, en défilant dans les rues, et selon tous les moyens prévus par la loi. Mais un monde où l’on interdit une parole blessante parce qu’elle s’attaque à des croyances, quelles que soient ces croyances, est un monde où plus personne ne peut plus rien dire, de peur de blesser son voisin. Un fanatique refusera qu’on sonne les cloches près de chez lui, parce que ce signe religieux le choque, un autre fera raser les minarets, etc. Dans un tel monde aucune erreur ne peut être corrigée et aucun progrès des sciences n’est possible : tout simplement, on y cessera de penser, comme le veulent les fondamentalistes de toutes les religions. Et je crains qu’au fond d’eux-mêmes les « religieux » en apparence les plus libéraux, comme le chef de l’Église romaine, craignent toujours la pensée, c’est-à-dire la pensée libre.

2-6. La liberté d’expression, droit naturel

La vérité blesse. La découvrir est difficile moins en raison de sa complexité que des passions qui nous la font refuser. Et quiconque réfléchit ne cesse de se demander si ce qu’il prend pour vrai n’est qu’illusion. Osons dire ce que nous considérons comme vrai, même si cela doit blesser : rien n’est si sacré qui ne puisse être soustrait à la critique, laquelle est le cœur même de la pensée. La limitation de la liberté d’examiner toute croyance, toute doctrine, toute idéologie, porte atteinte à l’humanité et débouche inéluctablement sur la barbarie, le racisme et l’antisémitisme, comme on vient de le voir.

Que signifie en effet la liberté d’expression ? En France même, certains disent qu’une caricature du prophète Mahomet est un message de haine : comme si, dans ce pays, où les caricaturistes sont libres et se moquent de toutes les institutions et de tout le monde, et particulièrement du catholicisme, nous nous haïssions les uns les autres ! La liberté d’expression ne se réduit nullement au droit de dire ce qu’on veut2. Celui qui le proclame ne fait pas que revendiquer pour lui-même la liberté, il la veut pour tous, parce qu’elle est constitutive de la nature humaine ; il la veut pour ceux qui croient et pour ceux qui ne reconnaissent pas le caractère sacré de tel ou tel dieu. Ce droit fait prévaloir sur la représentation religieuse de l’humanité, d’où qu’elle vienne, une idée de l’homme et de sa liberté qui procède de la raison et non de la foi : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen appartient à ce qu’on appelle le droit naturel3, formulé par la philosophie des Lumières, où naturel s’oppose à surnaturel, comme rationnel à révélé. S’il est vrai que l’Ancien ou le Nouveau Testament, le Coran ou tout autre texte tenu pour sacré par un peuple, exprime l’exigence de liberté, il faut s’en réjouir. Mais cette exigence ne s’impose pas à tous en tant qu’elle est biblique, évangélique ou coranique : elle s’impose à tous en tant qu’elle est rationnelle et humaine.

 

3. Combattre le racisme et l’antisémitisme

3-1. Combattre la propagande islamiste pour combattre le racisme

Il convient donc d’être d’autant plus ferme contre toutes les manifestations de racisme envers les musulmans ou tous les immigrés et enfants ou petits-enfants d’immigrés qui peuvent passer pour musulmans, qu’il ne faut pas tolérer le moindre soutien aux fondamentalistes qui refusent la liberté d’expression. Il faut maintenir ensemble deux exigences, le refus de stigmatiser les musulmans, le refus de laisser la propagande fondamentaliste déferler sur eux. Les islamistes font tout pour attiser la haine contre les musulmans, ils font tout pour que l’islamophobie les mobilise contre la République. Ils savent provoquer des réactions postcoloniales partout dans le monde et en France même, avec parfois le secours d’une partie de la gauche qui s’en prend à la laïcité, et une partie de la droite qui avec l’extrême-droite voit dans l’immigration l’origine de tous nos maux. Combattons donc l’islamisme, qui est lui-même raciste, qui alimente le racisme, qui se nourrit du racisme. Je n’ai pas de compétence pour dire quelles mesures techniques permettraient de rendre plus efficace le travail des renseignements et de contrôler les réseaux sociaux, cela dans le cadre du droit ; pour le reste, la loi suffit qui sanctionne le racisme et l’apologie de terrorisme.

3-2. L’antisémitisme

L’antisémitisme consubstantiel aux mouvements islamistes radicaux trouve un écho dans l’antisémitisme ordinaire, dans celui d’une extrême-gauche qui assimile étrangement les Palestiniens à l’islam, et dans celui que renouvellent Dieudonné et d’autres. S’en prendre aux Juifs seulement parce qu’ils sont juifs, c’est vouloir les éliminer parce que juifs, comme le fit le nazisme. Hitler avait annoncé clairement son programme, celui des fondamentalistes est lui aussi public. La lutte contre l’antisémitisme relève du droit. Si la République française continuait de tolérer qu’un Juif ne puisse pas marcher dans les rues de sa ville sans être l’objet d’injures et de menaces, si elle admettait encore que l’histoire de la dernière guerre peut ne pas être enseignée dans certains établissements, si partout où la moindre trace d’antisémitisme apparaît, si au moindre soutien aux fondamentalistes elle ne prenait pas des mesures radicales, les manifestations qui ont suivi les attentats de janvier 2015 n’auraient servi à rien. Et le chômage, avec la désocialisation qu’il produit, n’est pas la cause de l’antisémitisme, même si l’antisémitisme sert de bouc émissaire à des populations abandonnées et parfois quasiment analphabètes.

 

4. Refonder vraiment l’école

4-1. Que signifie l’expression « école de la république » ?

Pour remédier à tant de maux, il faudra un travail de longue haleine. Il est heureux qu’on s’accorde aujourd’hui partout à dire que l’école doit en être le lieu privilégié. Seulement on y a conseillé jusqu’ici une prudence lâche. Si un enfant ou un adolescent refusent d’écouter un cours sur la Shoah, qu’on ne nous dise pas qu’il y a là un conflit à gérer ! Instruisons-le ! Encore faut-il qu’il écoute. L’autorité de la loi ne peut être reconnue si à l’école l’autorité des professeurs ne l’est ni par les élèves, ni par leurs parents ; et l’école elle-même ne peut obtenir qu’on y respecte l’autorité des maîtres si l’autorité de la loi est bafouée. Il faut une république pour qu’il y ait une école et une école pour qu’il y ait république : ce cercle, compris dans l’expression « école de la république », rend compte de la difficulté de la tâche qui nous incombe maintenant, étant donné l’état des lieux.

4-2. Pratique et non enseignement de la laïcité

On sait depuis longtemps que dans certaines classes les élèves ne peuvent pas rester assis et écouter un cours : comment, dans ces conditions, peut-on y apprendre quoi que ce soit ? Comment s’étonner qu’à quinze ans de nombreux élèves ne disposent que de cinq cents mots ? Il faut n’avoir pas peur du ridicule pour croire que les choses iraient mieux si l’on enseignait la laïcité, quand jusqu’ici on a tout fait pour que ces élèves ne puissent pas comprendre ce qu’on leur dit, quand on a tout fait pour que la laïcité soit oubliée : nous sommes nombreux sur Mezetulle à avoir analysé la catastrophe scolaire systématiquement organisée par le Ministère de l’Éducation nationale depuis longtemps, quelle que soit la couleur du ministre. La laïcité n’est pas et n’a pas à être d’abord un objet d’enseignement : elle a à être pratiquée par tous à l’école. Cette pratique n’y renaîtra pas d’un débat. Les programmes contiennent depuis longtemps tout ce qu’il faut apprendre pour comprendre pourquoi et comment la laïcité a été institutionnalisée, quelles guerres de religion la France a subies, etc., mais trop d’établissements ne sont plus des lieux de calme et de sérénité, précisément préservés par la laïcité, où apprendre serait possible. Osons dire que l’ouverture de l’école sur la vie et la place qu’on y donne aux parents d’élèves et que le ministre voudrait encore plus grande est contraire à la laïcité. Mais on se garde bien d’aider ceux d’entre eux qui ne le parlent pas à apprendre le français. Que les enfants et leurs parents obéissent à certaines règles et reconnaissent l’autorité des maîtres, cela ne relève pas d’un contrat qu’on pourrait ou non passer, comme lorsqu’on achète une maison ou une voiture. Le respect de ces règles est déjà compris dans le seul fait d’être citoyen (c’est en un sens comparable que nul n’est censé ignorer la loi). Et l’enfant n’étant pas encore législateur, il est inévitable qu’il commence par obéir sans comprendre. Alors le respect de la laïcité rendra possible l’instruction et le débat.

4-3. La catastrophe scolaire et l’obsession du social

Les lecteurs de Mezetulle ne seront donc pas étonnés : je ne compte guère sur un sursaut du Ministère de l’Éducation nationale. Si la parole se libère un peu dans les médias et que l’ampleur de la catastrophe scolaire paraît au grand jour, elle n’est vue que par ceux qui veulent bien la voir. On continue d’invoquer « l’échec scolaire » entendu comme problème social, et non pas comme conséquence de la politique de l’école. Oui, il n’y a pas de république possible si des quartiers entiers ou des campagnes sont abandonnés à eux-mêmes : c’est donc aussi une question d’aménagement du territoire. Mais d’où vient l’abandon de l’idée républicaine ? Elle ne s’explique pas seulement par le libéralisme économique qui érige la cupidité en principe et qui est la négation de l’idée même d’intérêt général. La subordination de l’exigence républicaine et laïque à des considérations sociales est depuis le XIXe siècle la faute majeure des différents socialismes. C’est ce qui retarda l’intervention de Jaurès lui-même dans la défense de Dreyfus. C’est ce qui fit tenir la lutte pour la laïcité pour une diversion dans la lutte sociale. C’est encore ce qui donne mauvaise conscience aux politiques et aux intellectuels : « il ne faut pas désespérer Billancourt ! », ce mot célèbre en dit long. Ainsi il ne faut pas désespérer les banlieues en imposant à l’école une discipline rigoureuse et un enseignement exigeant4. Mes propos sur la discipline m’ont fait passer pour « fasciste ». Certains vont même jusqu’à considérer l’idée républicaine comme l’expression du colonialisme occidental. J’avais, il y a plus de trente ans, des collègues qui considéraient que nous étions les chiens de garde d’une culture bourgeoise, instrument de domination du prolétariat. Aujourd’hui le même type de raisonnement et de ressentiment (comme hier fondé sur de réelles inégalités et cette fois sur un réel racisme subi par les musulmans ou descendants de musulmans) fait dire que toute invocation des Lumières est en réalité une manière qu’a l’homme blanc occidental d’imposer sa domination. Il faudrait un Nietzsche pour décrire le même ressentiment à l’œuvre dans le sophisme qui voit dans la critique du terrorisme taxée d’islamophobie la cause des attentats islamistes et du soutien dont ils peuvent être l’objet – ce qui revient à prendre l’effet pour la cause.

 

5. La défense de la République

5-1. Un désaccord fondamental

Qu’au moins les choses soient claires : les uns soutiennent que la laïcité ayant été trahie, des pans entiers du pays ont été abandonnés aux fondamentalistes ; les autres au contraire que la laïcité fait le jeu des fondamentalistes parce qu’elle ne tolère pas les musulmans. Les uns soutiennent que le pédagogisme et la politique scolaire ont détruit l’école, les autres au contraire que la conception de l’école que je soutiens sur Mezetulle exclut toute une frange de la population. Pour les uns la cause du mal est ce que les autres considèrent comme un remède et inversement. Cette opposition, ici résumée, se retrouve, au sein de la gauche française, dont une partie en effet, celle qui a fait la politique de l’école, est atteinte de ce que Lénine en 1920 appelait « la maladie infantile du communisme », gauchisme d’autant plus puissant que le parti communiste lui-même est réduit à presque rien (ce que je ne regrette certes pas). Gauchisme pédagogiste et islamo-gauchisme vont de pair. Le débat sera-t-il tranché, et sans hypocrisie ? Il faut pour cela qu’on cesse de soutenir qu’il n’est pas vrai qu’il y ait là deux camps, les pédagogistes et les républicains.

5-2. La Marseillaise a raison !

J’ai encore entendu dire que les paroles de La Marseillaise avaient quelque chose de gênant. Et en effet c’est un chant de guerre, de guerre « contre la tyrannie » : il a fallu tuer trois terroristes et il est donc vrai qu’un « sang impur » a coulé. On peut discuter le choix de la métaphore de la pureté. Mais qu’on me dise quand, dans notre histoire, la lutte contre les fanatismes religieux et politiques s’est faite sans que coule le sang. Ce chant est un chant révolutionnaire universel, chanté dans d’autres pays que la France : il est beaucoup plus qu’un hymne national. Les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier la semaine de l’attentat et où il a été repris, exprimaient l’universalité de la défense de la liberté que les Lumières et la Révolution ont proclamée. Ainsi la guerre contre la tyrannie n’est pas une guerre nationaliste – et l’instrumentalisation nationaliste ou militariste de La Marseillaise ne doit pas nous le faire oublier. C’est aussi en ce sens que le premier ministre a parlé de guerre contre le terrorisme5.

5-3. L’avenir républicain

La lutte contre le fondamentalisme suppose que les États mobilisent leurs peuples au lieu de croire qu’on peut les protéger comme des mineurs sous tutelle. Qu’ils rappellent que la république est le règne de la loi et non pas de l’émotion et des bons sentiments, que dès l’école, l’ordre républicain doit être imposé, et que la laïcité ne souffre aucune exception. Tout ne relève pas de la discussion ! La marche du peuple a mobilisé les gouvernants du 7 au 11 janvier : à eux maintenant de maintenir la mobilisation des citoyens dans tous les domaines. Le sursaut du peuple ces jours-là doit être suivi d’un sursaut des politiques. L’avenir seul, et non le passé, donne sens à l’histoire : les nostalgiques qui pleurent tous les jours autour de nous n’ont rien compris. La république est une construction permanente : nous avons vu qu’il y avait encore des républicains en France, quoi qu’on en pense. Cette construction est donc possible.

 

1 En 2005 les caricatures de Mahomet ne pouvaient toucher que les lecteurs d’un journal danois. On n’en aurait rien su en dehors de ce petit pays si les musulmans déboutés par les tribunaux danois n’en avaient appelé aux musulmans du monde qui ont demandé la mort des journalistes. C’est la raison pour laquelle d’autres journaux d’Europe sont intervenus. De même Charlie hebdo est un journal satirique à tirage limité sans rayonnement international : le monde entier est amené à voir les caricatures qu’il a publiées grâce à l’attentat qui a massacré sa rédaction. On ne saurait donc accuser les caricaturistes français ou danois de cette « mondialisation » des caricatures ; elle est l’œuvre des musulmans fanatiques qui veulent nous forcer par la terreur à modifier notre législation.
Un pays peut-il se laisser dicter ainsi ses lois ? C’est une question de politique étrangère. Mais il suffit peut-être de se souvenir que nous sommes tributaires du pétrole et du gaz de beaucoup des pays concernés pour comprendre pourquoi la politique étrangère de nos gouvernements n’a pas pu s’opposer à leurs menaces directes ou indirectes.

2 Rappelons qu’elle n’est pas absolue : la loi en définit précisément les « abus ». Par exemple on ne peut pas s’en prendre à des personnes, ni appeler à la violence, ni faire l’apologie du crime.

3 Attention ici à ne pas jouer sur les mots. Il s’agit de la nature de l’homme par laquelle il se distingue des autres êtres de la nature. Autrement dit la force, par exemple, peut bien être dite naturelle, mais c’est en un tout autre sens. Et la nature ainsi comprise n’est pas de l’ordre du droit mais du fait.

4 Je connais le cas d’un professeur d’histoire qui, il y a quelques années, devait se battre contre un meneur pour pouvoir parler de l’islam. Il a dû donner raison à l’élève sur ordre du chef d’établissement qui lui-même ne faisait qu’appliquer les directives ministérielles. Comment dans ces conditions envisager un enseignement du fait religieux ?

5 Toutefois, ce qui se passe sur notre territoire relève d’abord de l’application du droit pénal. La police ne suffit pas, il faut l’armée, il faut des interventions militaires à l’étranger : il n’y a pas à proprement parler guerre, c’est-à-dire guerre entre deux États. L’intervention de Mireille Delmas-Marty sur ce que peut le droit contre le terrorisme est fort instructive et claire. France Culture le 12 janvier, La grande table.

© Jean-Michel Muglioni, 2015

Communisme, révolution, islamisme (par Yolène Dilas-Rocherieux)

Le credo de Ilich Ramirez Sanchez

Publié en 2004 dans la revue Le Débat, ce texte de Yolène Dilas-Rocherieux1 analyse avec lucidité les rapports entre une nouvelle catégorie de « révolutionnaires » et la montée du mouvement totalitaire islamo-fasciste. A travers l’examen du livre de Carlos paru en 2003, l’auteur dressait déjà un constat édifiant. La lecture « sociale » du terrorisme islamiste, avancée comme argument d’excuse, y révèle son insuffisance et parfois même sa complaisance envers un projet politique criminel. Comment peut-on accepter qu’une régression sans précédent des droits conquis par les peuples puisse passer pour revendication légitime ?

 

D’aucuns se sont offusqués de la parution du livre de Ilich Ramirez Sanchez 2, alias Carlos, terroriste international arrêté en 1994, aujourd’hui détenu à la centrale de haute sécurité de Saint-Maur-Bel Air. Si cette indignation est toute légitime de la part des victimes d’un meurtrier sans état d’âme, elle ne doit pourtant pas masquer l’intérêt de cet essai-témoignage, deux cent cinquante pages révélatrices de l’état d’esprit d’une nouvelle catégorie de révolutionnaires et de la montée d’un mouvement totalitaire propre au XXIe siècle, articulé entre idéologie marxiste-léniniste et principes de l’islam radical : « L’islam et le marxisme-léninisme sont les deux écoles dans lesquelles j’ai puisé le meilleur de mes analyses ».

S’il est possible aujourd’hui de faire l’hypothèse qu’une structure totalitaire est en train de naître dans la mouvance islamiste, on a là un document de premier ordre pour comprendre la façon dont cette structure fonctionne. Le phénomène n’est pas propre à l’islam en tant que religion. Il ne concerne pas tel ou tel peuple en particulier. Il procède de la fusion entre une élite révolutionnaire (mélange de nouveau et d’ancien), une conjoncture politico-historique et des masses souffrantes en quête d’identité. Par expérience, Carlos sait que les politiques d’ingérence en Afghanistan et en Irak, la guerre israélo-palestinienne, les résistances de certains peuples d’Orient, d’Asie et d’Afrique à la culture occidentale, favorisent ce rapprochement. Car si ce dernier, marxiste léniniste, décèle dans les contradictions du système capitaliste occidental les germes de son agonie et l’annonce d’une mort prochaine, c’est bien dans la désolation des masses et dans leur capacité à croire et à se sacrifier, qu’il voit la possibilité de rapprocher l’échéance. Ses espérances communistes ayant été trahies, Carlos mise sur un nouvel ordre mondial porté par des populations et des groupes qui seraient, selon lui, de plus en plus réceptifs au dogme islamique et à la terreur comme explication et solution universelles aux désordres de la planète.

Baigné depuis l’enfance dans une mystique révolutionnaire, formé au cœur de l’action militante à Cuba, en Algérie ou en Colombie, éduqué aux sources théoriques du bolchevisme à l’université Lumumba à Moscou, d’où il fut expulsé en 1970, Carlos affirme avoir radicalisé sa foi révolutionnaire après avoir pris conscience de la réalité du système soviétique et côtoyé les combattants de la cause palestinienne et du Tiers-monde. Sa conversion à l’islam en 1975, à vingt-six ans, est décrite comme un acte de simple camaraderie, d’identification à ses compagnons de combat, avant sa maturation spirituelle sous l’autorité du mollah iranien, Abou Akram, proche des moudjahidin du peuple. Ce passage serait l’équivalent d’une révélation, puisqu’il affirme avoir trouvé en la religion islamique la solution à la décadence des démocraties occidentales, perverties par la surabondance des biens et la surenchère des plaisirs. En fait, l’islam, « la révolution des révolutions », lui aurait permis de fusionner l’hier et l’aujourd’hui, le rationalisme des théories et pratiques marxistes-léninistes avec la foi religieuse, dans laquelle il désigne la nouvelle dynamique d’une révolution de masse et le fondement d’un monde nouveau.

Nul transfert de foi dans cette mutation assure Carlos, mais le terme d’une expérience avec le constat d’une résurgence de la passion révolutionnaire en islam, après l’échec de l’expérimentation communiste: « J’accuse l’Occident d’avoir failli à sa mission révolutionnaire ». S’il rejette le déterminisme de Marx, l’une des raisons, selon lui, de l’embourgeoisement de la gauche occidentale, Carlos en retient le matérialisme dialectique – le capitalisme sera victime de ses propres contradictions – qu’il propose de réinterpréter à la lumière de la loi islamique afin de renouer avec les grandes luttes du passé. L’islam spirituel et doctrinal, porteur d’un dessein divin, serait ainsi devenu l’unique tremplin de la révolte des masses: « Seuls des hommes et des femmes armés d’une foi totale dans les valeurs fondatrices de Vérité, de Justice et de Fraternité, seront aptes à conduire le combat et à délivrer l’humanité de l’empire du mensonge ». Cette alliance entre le politique et le sacré aurait l’avantage de donner sens à une vision binaire du monde, deux blocs opposés: l’Occident dégénéré et son envers positif, une contre-société islamique, dont les règles de vie seraient compatibles avec l’esprit communiste d’un Lénine ou d’un Mao:  » … en mettant des freins au libre exercice du marché. La charia interdit le prêt à intérêt, les pratiques et les règles financières islamiques sont solidaristes, contraires au travail de l’argent, immoral et créateur d’injustice ». Cette identification du communisme à l’islam peut surprendre, si l’on s’en tient au seul référent marxiste-léniniste. Or l’idéologie communiste ne dépend pas d’un dogme unique. Selon les époques et les acteurs, celle-ci s’est réclamée de doctrines philosophiques nées dans la Grèce antique ou le siècle des Lumières, de certains textes sacrés tirés du corpus juif ou chrétien, avant de s’identifier au marxisme-léninisme 3. Mais toujours, l’enrichissement individuel est pointé comme le mal à éradiquer, la cause de la corruption politique, de l’éclatement des structures communautaires et du développement des injustices sociales. Il faut ici rappeler que dans sa diversité doctrinale, le communisme, contrairement au socialisme, donne priorité à la répartition égalitaire des richesses produites par une collectivité donnée, et non à la réorganisation des moyens de production. En brouillant les cartes entre socialisme et communisme, Marx a masqué le caractère fondamentalement archaïque de l’idéologie communiste 4, ce qui explique son possible rattachement au dogme islamique.

Dans cet essai à la fois théorique, idéologique et activiste, on peut retrouver l’esprit des révolutionnaires russes de la fin du XIXe siècle comme Netchaev, adorateur d’une seule science, celle « de la destruction » 5, ou Nicolaï Tchernichevski 6, dont les écrits visaient à susciter la vocation de professionnels de la révolution, prêts au sacrifice, à la fois rationnels en pensée et action, mais irrationnels quant à leurs passions et croyances en la légitimité de leur engagement. Un type de militant, « épris du bien », qui n’aurait d’autre choix, pour le matérialiste russe, que de se comporter en « monstre lugubre » 7. La visée étant première – destruction d’une entité historique pour créer un monde et un homme nouveaux – la priorité était donnée à la formation d’une élite intellectuelle et combative pour terroriser l’ennemi, déstabiliser l’économie, déstructurer la société civile, afin de retourner les masses contre le pouvoir et la classe dirigeante. Toutes ces composantes de l’engagement pré-bolchevique se retrouvent chez Carlos, pour lequel l’avant-garde doit regrouper les individus possédant « une conscience aiguë des forces en action dans le monde » et « doués d’une morale supérieure ». Arrimé à l’islam, le mouvement révolutionnaire international serait ainsi en situation de redéfinir les conditions de l’ultime victoire, à savoir des chefs infaillibles, l’unicité idéologique et dogmatique, la légitimité d’user de la violence rédemptrice et la mise à l’horizon d’une visée, la cité vertueuse.

Ces conditions peuvent être résumées en cinq points :

1. La nécessité d’une avant-garde. En affirmant, « Je suis et reste un révolutionnaire professionnel, un soldat, un combattant, dans la plus pure tradition léniniste, Carlos réaffirme la nécessité de former des militants permanents, « voués exclusivement à préparer, organiser et lancer la Révolution ». Seul le mouvement islamiste possèderait des cadres ainsi éduqués, capables de discipliner les masses en révolte: « Aujourd’hui, l’exemple des moudjahidin est lumineux ». Cette armée islamiste se verrait encore renforcée par l’action remarquable de chefs charismatiques, dont les capacités de renoncement et de lutte vont dans le sens du rassemblement : « Cheikh Oussama, en raison de son immense charisme, est certainement un cas unique dans l’histoire récente […] c’est un jihadiste, un combattant oummamiste, c’est donc un rassembleur, il œuvre à faire se joindre les énergies des membres et des groupes épars, dispersés et désunis de l’Oumma. Autrement dit, c’est un internationaliste panislamiste ».

2. L’esprit de sacrifice. « Militant est synonyme de don de soi à une cause », mais le sacrifice dépasse la simple révolte. Pour Carlos, les martyrs islamistes ne sont ni des fous ni des fanatiques, mais des combattants ayant pris conscience de leur engagement dans une lutte sans merci entre les pauvres et les riches, dans ce qu’il nomme « la troisième guerre mondiale ». Ce geste destructeur serait guidé non par la haine, mais par l’idéal le plus haut, la foi en Dieu soutenue par la doctrine parfaite qui commande aux croyants de défendre la terre d’islam et de travailler à l’application de la charia, le droit islamique. La bombe humaine, « arme du pauvre », marquerait la rupture entre deux mondes, celui où l’homme est nu, armé de son seul courage, et « la toute puissance de la machine »: « Le terrorisme est une sorte d’hymne à l’humain parce qu’il replace l’homme de chair et de sang au centre de la bataille ». Les attentats du 11 septembre, ce « défi au pouvoir américain », seraient le signal du Jihad, révolution permanente, contre ceux qui ont oublié que les notions de dar al Islam, la terre de l’Islam, et de dar al harb, le territoire de la guerre, ne font qu’un. La mort du martyr est ici présentée comme une félicité, à la fois promesse en l’existence de l’au-delà et reconnaissance éternelle sur la terre pour sa participation à l’apothéose finale, « Je promets un avenir triomphal à l’islam révolutionnaire. Car il n’existe aucune force totalement invulnérable contre des militants organisés et déterminés, prêts à l’ultime sacrifice ».

3. L’éducation et la propagande à l’usage des masses. Pour se préparer « à une confrontation planétaire », pour triompher des forces du mal – ici les démocraties occidentales et plus particulièrement les États-Unis –, il s’agit de gagner à la cause islamique l’ensemble des populations des pays musulmans (plus d’un milliard d’hommes) et de leur diaspora dispersée dans tout l’Occident : « La France, du fait même des flux migratoires nés de la colonisation et de la néocolonisation, est déjà et depuis des décennies dar al-islam ». Mais Carlos mise aussi sur les déçus du capitalisme, avec les convertis à l’islam des banlieues françaises ou des ghettos noirs américains, mais aussi avec les exclus, le lumpen prolétariat, et plus particulièrement les groupes hostiles au libéralisme et aux États-Unis, engagés dans le mouvement altermondialiste, « même si certains sont manipulés ». Face à la montée de l’opposition au modèle libéral occidental, Carlos reste persuadé que la radicalisation en cours du monde musulman n’est qu’une « des manifestations d’une révolte globale et transcivilisationnelle, autrement dit internationale, sans frontière de classes, de cultures ou de confessions ». Les masses souffrantes de la planète formeraient donc le terreau d’une armée internationale, capable de détruire les sociétés séniles de l’Occident et, ceci, grâce à l’islam qui leur permet à la fois d’exprimer leur colère d’hommes aliénés et de se régénérer sous l’autorité d’un pouvoir céleste tout puissant : « L’homme moderne ne peut se passer de Dieu ».

4. La désignation de l’ennemi et la nécessité de sa destruction. Il importe, comme toujours dans ce type de combat, de poser l’ennemi en coupable, responsable de sa propre destruction: « L’Amérique n’a pas fini de payer pour ses crimes ». Assimilé au IIIe Reich, l’impérialisme américain, ce « totalitarisme libéral », serait à l’origine des actes du 11 Septembre du fait de « sa politique de conquête et d’asservissement sous couvert de la religion des droits de l’homme ». L’acte terroriste représente donc pour Carlos le « marqueur idéologique » d’une lutte sans merci au cœur de sociétés politiquement et moralement affaiblies. L’impact de la bombe humaine serait énorme, car elle « horrifie les uns et stimule l’esprit de vengeance des autres ». D’un côté, elle provoque le désarroi de populations « qui ont perdu l’habitude de souffrir », en les plaçant dans un contexte de guerre mondiale; de l’autre, elle porte un « message d’espoir pour tous les oubliés des ghettos du capitalisme et des camps de réfugiés ». Plus efficace qu’un tract, qu’une manifestation ou qu’une « bibliothèque d’analyses savantes », elle résonne comme un « coup de tonnerre dans le sommeil épais des consciences obèses, avachies dans le confort de l’égoïsme le plus stupide ». Il ne s’agit pas de tuer pour tuer, affirme cet habitué du coup de force, mais de déstabiliser le pouvoir, de ruiner les puissants en dissuadant les investisseurs et les touristes, d’atteindre psychologiquement la société civile, en bref d’ « estoquer l’imagination collective par la peur ». La menace est ici directe, annonciatrice: « Désormais, il va faire partie du paysage de vos démocraties pourrissantes ». Au sein du « nouvel ordre mondial », décrit comme un chaos où les hommes sont « jetés les uns contre les autres dans les brasiers de la haine, la pauvreté et le désespoir », les Européens auront à payer leur faiblesse, incapables de résister à l’Empire américain, contrairement à la Corée du Nord, « la seule entité étatique aujourd’hui à tenir ouvertement tête à l’impérialisme ».

5. Le soutien d’une orthodoxie. Il ne faut pas se leurrer sur la religiosité de Carlos. Ce dernier est d’abord un politique, un aventurier et un croyant en la révolution. Mais il est conscient qu’une telle mission ne peut être remplie sans le support d’une orthodoxie, sans une vérité inscrite de manière indélébile dans un corpus de textes sacrés, théoriques ou religieux, qui articulent en un tout cohérent une doctrine, une praxis et une visée. Pour Carlos, la doctrine islamique est à cet égard parfaite, « une et indivisible », car elle ordonne l’histoire des sociétés en les replaçant dans la relation ami/ennemi, légitimant ainsi la destruction de « l’autre », sur fond de promesse d’un futur radieux. Aussi serait-elle l’unique moyen de canaliser non seulement les révoltes des masses musulmanes, mais aussi celles des populations restées sans support idéologique, sans croyance, après l’échec du socialisme, en conférant « à la voie révolutionnaire une dimension spirituelle et morale, absente de la doctrine marxiste-léniniste bureaucratisée ». Par sa capacité originelle à juxtaposer l’immanent, le politique, et le transcendant, le religieux, l’islam révolutionnaire serait parvenu à hauteur d’une idéologie nouvelle, dynamique d’une « révolution permanente », le jihad, destinée à détruire le système occidental. Cette double identité lui permettrait d’intégrer à la charia quelques principes de la modernité comme la démocratie directe, rejoignant ici certains mouvements radicaux: « Encore que des techniques modernes, comme la télévision interactive, permettraient peut-être, si l’on savait en faire un meilleur usage, de créer sous certaines conditions une sorte de village planétaire où la choura, la consultation, redeviendrait possible à main levée. Après tout, le Web et les courriers électroniques instantanés d’un bout à l’autre du globe en sont peut-être une préfiguration ». Il y aurait en l’islam révolutionnaire plus qu’une religion, un « contrepoison contre la sénilité morbide qui touche l’Occident », car elle opère la synthèse des combats contre le colonialisme, l’impérialisme et le sionisme, et fusionne, d’un point de vue doctrinal, les principes sacrés de l’islam avec des modèles d’analyse et d’action socialistes, marxistes et nationalistes. Instruit de la psychologie des foules, Carlos est persuadé que l’islam deviendra le refuge de tous les souffrants de la planète, car au moment où « la ville brûle », où « les murailles sont prises », les populations savent qu’il leur faut gagner le donjon : « L’islam est aujourd’hui le donjon de l’Occident ».

Cet essai serait sans intérêt, s’il n’était que l’expression isolée d’un terroriste frustré par l’inaction. Mais la parole de Carlos n’est pas un cri dans le vide, elle résonne à l’unisson de mouvements actifs, certes divers, voire opposés, mais unis dans la volonté de détruire le modèle occidental de démocratie. Cette conjonction semble renvoyer aux années totalitaires sur lesquelles s’est penchée Hannah Arendt 8 après la chute du nazisme. En cherchant à cerner les éléments qui ont cristallisé le totalitarisme, la philosophe et historienne a montré la radicale nouveauté de ce système, car inséré dans le cadre individualiste de la modernité, à distinguer des dictatures et des tyrannies auxquelles l’histoire nous a habitués. Si l’idéologie unique et la terreur sont pointées comme les deux piliers du schéma totalitaire, l’ensemble n’aurait pu s’accorder sans la mutation d’une idéologie – tous les « ismes » pouvant faire l’affaire – en une vision vraie du monde avec ses explications et ses solutions aux problèmes d’une époque et/ou d’une population. Si l’on retient les enseignements de Hannah Arendt, l’islam ne serait donc pas plus totalitaire que le christianisme, le socialisme ou le libéralisme, mais pourrait devenir le support d’un mouvement totalitaire – prémisse d’un Etat totalitaire – une fois transformé en doctrine à caractère sacré, capable d’instrumentaliser une visée libératrice et diaboliser tout élément considéré comme un obstacle au mouvement vers l’avant. La construction de la figure d’un ennemi objectif est donc une tâche centrale, car elle induit la nécessité d’une destruction de populations subjectives, l’usage d’une violence rédemptrice dont dépend la survie d’un « système où les hommes sont superflus ». La spécificité du totalitarisme se situerait donc dans sa dimension révolutionnaire extrémiste, dans son incapacité à se fixer des bornes, la visée étant toujours trop ambitieuse, inhumaine car surhumaine.

Toujours, ces mouvements trouvent racines et serviteurs dans des périodes de crise de transition ; ces moments où les populations voient leur situation se détériorer et où les instances politiques se montrent incapables de répondre aux préoccupations du quotidien. Le totalitarisme n’est rien sans les masses, sans l’appui total et/ou le désintérêt absolu d’individus détachés de leur groupe de référence, en recherche de repères collectifs, déconnectés du passé, déracinés, et qui semblent ne plus avoir de place dans la société et dans le monde. Pour Arendt, le totalitarisme est le produit « d’une foule » qui n’est plus le peuple encadré par l’Etat-nation ou porté par une référence de classe, mais une masse informe d’hommes pris dans un processus de désintégration et d’atomisation: « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est à dire les normes de la pensée) n’existent plus ».

Ce début de troisième millénaire semble correspondre, par certains aspects, à ce type de situation avec la crise de la démocratie représentative, la délégitimation des politiques, la montée des extrémismes et le rejet d’une histoire commune particulière qui va, chez certains, jusqu’à la culpabilité de leurs origines, la haine de soi et la tentation de l’engagement radical. Dans un tel contexte de désorientation, cette multitude – qui est l’envers du peuple ou d’une classe – est devenue l’objet de toutes les convoitises des révolutionnaires de tout poil. C’est le cas d’Antonio Negri pour qui la multitude s’appréhende comme dynamique de destruction, « barbarie positive » 9, à laquelle les systèmes occidentaux capitalistes ne pourront survivre. La passerelle entre les deux pôles révolutionnaires, communiste et islamiste, serait en voie d’achèvement pour Carlos, l’organisation et les troupes existent, reste à y engager tous les hommes perdus.

Pour Carlos, le 11 septembre a sonné le début de la fin de « ce rêve d’ivrogne ».

 

1 Yolène Dilas-Rocherieux est maître de conférences en sociologie politique à l’université Paris Ouest la Défense. Article a publié dans le n°128 2004/ de la revue Le Débat, p. 141-146. Avec les remerciements de Mezetulle à l’auteur et à la revue pour cette autorisation de reprise.

2 Illich Ramirez Sanchez, CARLOS, L’islam révolutionnaire, Texte et propos recueillis, rassemblés et présentés par jean-Michel Vernochet, Paris, Editions du Rocher, 2003.

3 Cf. Gérard Walter, Les origines du communisme, judaïques, chrétiennes, grecques, latines, Paris, Payot, 1931.

4 Cf. Yolène Dilas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur, de Thomas More à Lénine, Paris, Robert Laffont, 2000.

5 Cf. « Catéchisme révolutionnaire » (1869), in Michel Confino, Violence dans la violence, le débat Bakounine-Netcaev, Paris, François Maspéro, 1973.

6 Auteur dont l’ouvrage Que faire? fut le livre de chevet du jeune Lénine et dont le héros, Rakhmétov, était l’exemple même du militant révolutionnaire, « dur avec lui-même, dur avec les autres« .

7 Nicolaï Tchernychevski, Que faire? Les hommes nouveaux (1863), préface Yolène Dilas-Rocherieux, Paris, Editions des Syrtes, 2000.

8 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Quarto Gallimard, 2002.

9 Cf. Yolène Dilas-Rocherieux, « Le néocommunisme de Toni Negri », in Communisme, n° 72-73, 4e trimestre 2002 et 1er trimestre 2003, p. 173-182.

© Yolène Dilas-Rocherieux, Le Débat, 2004.

Il y a encore des Bastilles à prendre

« Écrasons l’infâme ! »

Au retour de la démonstration de puissance par un grand peuple qui s’est déployé dimanche 11 janvier pour dire son amour de la liberté en rendant hommage à ses héros et ses martyrs, je relisais ce poème de Victor Hugo.

Je suivais lentement, comme l’onde suit l’onde,
Tout ce peuple, songeant qu’il était dans le monde,
Certes, le fils aîné du vieux peuple romain,
Et qu’il avait un jour, d’un revers de sa main,
Déraciné du sol les tours de la Bastille.
Je m’arrêtai : le suisse avait fermé la grille.
(Victor Hugo, « Rêverie d’un passant à propos d’un roi », Les Feuilles d’automne)

Je me faisais la réflexion que l’arrêt par le suisse dans le poème n’est pas l’arrêt de l’action : il décrit parfaitement le réel incarné par la police hier, présente comme la condition de possibilité de cet immense déploiement de liberté. 

Ma réflexion se portait surtout sur les deux vers précédents. Oui ce grand peuple a déraciné les tours de la Bastille.

Mais suffira-t-il d’un revers de main pour déraciner les Bastilles qu’on voit s’édifier sous nos yeux depuis belle lurette ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que les accusateurs bienpensants cessent de plastronner et de faire des leçons de morale progressiste, eux qui ont désigné aux tueurs, d’un index coupable, la cible prétendue « islamophobe » ? Est-ce d’un revers de main que nos concitoyens musulmans secoueront l’omerta qui depuis des années les amalgame, tout aussi coupablement, à ce que l’islam a de plus réactionnaire ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que nos concitoyens de culture musulmane engagent massivement le travail critique sans lequel toute religion hégémonique cède à ses monstres ? Suffira-t-il d’un revers de main pour que ceux qui, parmi eux, effectuent ce travail au risque de leur vie, soient enfin entendus ? Quand cessera-t-on de cautionner le fanatisme au prétexte d’éviter la « stigmatisation » ? 

Plus que jamais le mot d’ordre voltairien « Écrasons l’infâme ! » est à l’ordre du jour.

 

 

La séduction de la terreur

Jean-Michel Muglioni propose ici un début de réflexion sur la cause générale de la séduction du terrorisme.

Une ère de terrorisme ne fait que commencer. Le vide intellectuel et moral de notre temps et la réduction de la politique à l’économie font le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent. Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs.

 

La chute du mur de Berlin

Jusqu’en 1968 le marxisme régnait sur les esprits. Un idéal était proposé aux hommes. On pouvait certes savoir depuis longtemps quels crimes il couvrait – et peut-être sa nature révolutionnaire n’est-elle pas étrangère à ces crimes -, mais c’était encore un idéal politique et il pouvait être rationnellement discuté. Or dans un monde en pleine croissance le terrorisme séduisait déjà. On ne saurait donc l’expliquer par ce qu’on appelle la crise et la mondialisation.

La chute du mur de Berlin a signifié, ou même elle a eu pour cause la fin de la croyance au paradis sur terre : qui en effet s’imaginait encore trouver un modèle de l’autre côté du mur quand il est tombé ? Il n’y a depuis lors d’espérance que pour l’autre monde, et cette espérance n’est pas moins terrible. Dorénavant, un seul mur sépare de l’idéal : la mort. De là une ère de terrorisme qui ne fait que commencer, car le vide intellectuel et moral de notre temps laisse le champ libre aux fanatismes religieux – ou plus pudiquement au retour du religieux.

Le nihilisme

Le terrorisme ne mobilise pas le monde contre lui : rares sont les manifestations de grande ampleur pour le dénoncer. Au contraire la barbarie, les pires crimes des fanatismes religieux et politiques montrés sur les écrans du monde entier suscitent de nouvelles vocations : le terrorisme séduit. D’où vient cette séduction du nihilisme destructeur ? Du nihilisme des paisibles consommateurs d’Europe et des pays riches : ils ne croient plus en rien, et pour avoir chaud cet hiver, ils sont prêts à tout céder à leurs fournisseurs de gaz et de pétrole. L’horreur des crimes de ceux qui se disent soldats de Dieu ne doit pas nous cacher notre propre responsabilité : il ne suffit pas de considérer que c’est une affaire entre l’islam et la modernité.

L’illusion de la croissance

Qu’offrons-nous à la jeunesse qui puisse s’opposer à la propagande des fanatiques ? De l’argent pour ceux qui ne sont pas au chômage, de l’assistance pour les autres. De bonnes consciences disaient l’autre matin sur France Culture que l’essor des écoles de commerce montre qu’enfin la France se transforme. Certes il faut faire marcher l’économie, éradiquer le chômage, indemniser les chômeurs : il faut de bonnes écoles de commerce. Mais faire du monde un marché n’a pas de sens. Dans l’hypothèse même où un accroissement indéfini des richesses serait possible, qui se satisfera de cette perspective ? Peu importe qu’on veuille réaliser un progrès social par le libéralisme, le social-libéralisme ou le socialisme, c’est-à-dire dans tous les cas par la croissance : la réduction de la politique à l’économie fait le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent[1].

Oui, il faut une politique économique (on la cherche vainement aujourd’hui, mais le primat de l’économie empêche qu’on conçoive et veuille une politique quelconque, même économique). Sans doute faut-il se battre contre les armées de terroristes qui envahissent la Syrie et l’Irak et s’en donner les moyens militaires, tous les moyens militaires possibles (il n’est pas sûr que ce soit le cas aujourd’hui). Mais la prospérité économique et la défaite militaire des terroristes n’élimineront pas les fanatismes : la nullité des projets « occidentaux » leur assurera encore longtemps une victoire idéologique.

La subordination de l’école à l’argent

On dira à juste titre qu’il y a mille cas particuliers, que les recruteurs savent manipuler les esprits, que l’internet est leur arme, que cette arme porte surtout sur les plus fragiles, que la confusion du virtuel et du réel qui affecte certains habitués des jeux vidéo les rend fous, etc. Il y a en effet une infinité de causes particulières du terrorisme. A la police, aux services spéciaux et à la Justice de les déterminer dans chaque cas. Mais, comme Montesquieu, ne faut-il pas chercher la cause générale ? Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs. Le classement PISA (Program for International Student Assessment : programme international pour le suivi des acquis des élèves) mesure l’excellence de nos écoles ou leur insuffisance. Il est fait par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques (Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD) : ces dénominations disent tout. On s’étonne par exemple de trouver parmi ces terroristes des ingénieurs formés dans de prestigieuses universités : mais peut-être ont-ils senti que la pratique des sciences y était toute entière subordonnée aux impératifs économiques et non pas d’abord et principalement à la recherche de la vérité. Partout les réformes des universités visent à les aliéner au marché.

La dérive psychologique, pédagogiste et policière

Un témoignage pour finir. Un proviseur reçoit à la rentrée 2014 un ami nommé dans son lycée ; il le prévient de ce qui l’attend. Je résume : vous ne pourrez pas faire cours, mais arrangez-vous pour que les élèves ne sortent pas de l’établissement ; et voici quel chemin emprunter pour arriver au lycée sans trop de risques. Cet homme soucieux de la sécurité de son personnel ne parle plus de pédagogie mais de gestion de conflits. On avait jusqu’ici le pédagogisme, c’est-à-dire la subordination du contenu aux caprices des élèves, ou plutôt des usagers, on a maintenant des techniques douces en apparence mais policières dans leur nature : les lecteurs de Mezetulle ne devraient pas s’étonner de cette dérive nécessaire. Georges Canguilhem a montré quel rapport il y a entre la psychologie et la préfecture de police. Ainsi, comment un peuple peut-il avoir quelque crédit et exister en tant que peuple, comment peut-il encore avoir la moindre idée de ce qu’est la citoyenneté et résister au terrorisme, quand il lui paraît naturel que l’enseignement relève de la gestion de conflits – ce qui, à ce qu’on me dit, commence dès les plus petites classes avec les plus petits enfants, et pas seulement dans le lycée dont je viens de parler ? Parce que nous ne voulons pas des hommes mais des producteurs et des consommateurs, nous sommes devenus depuis déjà longtemps incapables de prendre soin de nos enfants. Que mille Français soient partis en Irak ou en Syrie, c’est peu de chose à côté de ce qui nous attend.

Que faire ?

On objectera encore une fois que je ne dis pas ce qu’il faut faire. Mais je l’ai dit : proposer aux hommes autre chose que la croissance, durable ou non. Quelque chose comme un idéal. Ce qui requiert une école fondée sur le contenu qu’on y enseigne, c’est-à-dire où la vérité et la beauté des contenus prévaut sur l’intérêt économique et les préoccupations sociales les plus légitimes. Il est vrai qu’une telle idée de l’école (c’est une idée, car cette école n’a jamais existé) suppose que les puissants ne méprisent pas la culture, que ceux qui sont en charge de l’école ne méprisent pas les enfants du peuple et que le ministère de l’Éducation nationale ne les réduise pas à la sociologie de leurs quartiers. Mais l’indifférence des classes dirigeantes à la culture et la réduction du politique au sociologique ne sont-elles pas une conséquence du règne sans partage de l’économie ?

P.S. J’ai hésité à envoyer cette rapide analyse. Mais je vois dans Marianne (n°915 du 31 octobre au 6 novembre, p.18) un « débat Régis Debray-Bernard Maris » où chacun dénonce l’hégémonie de l’économie et le vide intellectuel et moral qui fait de la jeunesse des banlieues européennes la proie des recruteurs pour le djihad.

Nous sommes finalement assez nombreux à faire le même diagnostic et sur la politique et sur l’école. Aujourd’hui comme hier, les catastrophes historiques ne viennent pas de ce qu’on ne sait pas : on sait mais on ne veut pas ; ou parce qu’on ne veut pas, on ne veut pas savoir. La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire, mais ce n’est pas parce qu’il est impossible d’analyser le présent à la lumière du passé. Et si l’histoire ne se répète jamais – les situations sont toujours nouvelles -, c’est toujours le même jeu des mêmes passions. On appelle « crise » dans les sociétés humaines leur état permanent de désordre et d’injustice auquel on sait comment remédier mais auquel on s’évertue de ne pas remédier. Et parfois une catastrophe épouvantable provoque un sursaut, comme les décisions du Conseil National de la Résistance après la dernière guerre mondiale. Mais du pire ne sort pas toujours le meilleur.

 

Notes

[1]              Et par exemple – je l’ai dit dans ces colonnes – le sens du travail est perdu : on a généralement oublié qu’un métier n’est pas fait pour enrichir celui qui l’exerce mais pour collaborer au bien commun, lequel ne se réduit pas à la richesse. La société qu’on nous propose comme modèle, à supposer même qu’elle soit aussi prospère qu’on voudra, est une société d’esclaves mercenaires.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2014