Archives par étiquette : laïcité

« L’heure philo » France-Inter : laïcité (2de diffusion)

CK invitée à l’émission « L’heure philo » présentée et animée par Patricia Martin.

Enregistrée avec trois élèves de Terminale du Lycée Manouchian de Châtenay-Malabry accompagnés par leur professeur de philosophie Oumar Kanaan, et Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur de droit public à l’université de Paris-Nanterre.

L’émission est diffusée sur France-Inter le vendredi 5 décembre de 20h à 21h et le dimanche 7 décembre de 14h à 15h.
Elle sera disponible en podcast sur le site de l’émission.

« L’heure philo » France-Inter : laïcité (1re diffusion)

CK invitée à l’émission « L’heure philo » présentée et animée par Patricia Martin.

Enregistrée avec trois élèves de Terminale du Lycée Manouchian de Châtenay-Malabry accompagnés par leur professeur de philosophie Oumar Kanaan, et Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur de droit public à l’université de Paris-Nanterre.

L’émission est diffusée sur France-Inter le vendredi 5 décembre de 20h à 21h et le dimanche 7 décembre de 14h à 15h. Elle sera disponible en podcast sur le site de l’émission.

Colloque « Que vive la laïcité !  » Fondation Jean Jaurès, Paris

Invitée à participer à une table ronde du
Colloque « Que vive la laïcité !  » de la Fondation Jean-Jaurès.

Assemblée nationale 126 Rue de l’Université, Paris,
Salle Colbert.
8 décembre 2025, 18h – 20 h30

À l’occasion de la parution de son rapport « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 », la Fondation Jean-Jaurès organise un colloque consacré à la laïcité, principe fondateur de notre pacte républicain. Cet événement sera l’occasion de revenir sur plus d’un siècle d’histoire, d’interroger l’évolution du modèle français face aux défis contemporains — qu’ils soient politiques, culturels ou sociaux — et de débattre des nouvelles formes que peut prendre la laïcité dans une société en mutation. Chercheurs, experts, responsables publics et acteurs associatifs croisent leurs analyses pour éclairer les enjeux d’aujourd’hui et esquisser les perspectives d’une laïcité fidèle à ses valeurs d’origine.

Programme

18h : Ouverture par Boris Vallaud, député, président du groupe Socialistes & apparentés à l’Assemblée nationale

18h10 : Présentation du rapport par Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire, directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès et coordinateur du rapport « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 »

18h30 : Table-ronde – La laïcité, une histoire tourmentée

  • Gilles Candar, historien, président de la Société d’études jaurésiennes, administrateur de la Fondation Jean-Jaurès ;
  • Rita Hermon-Belot, historienne, directrice d’études émérite à l’EHESS (CESPRA) ;
  • Jacqueline Lalouette, historienne, professeur émérite (Université de Lille) ;
  • Patrick Weil, historien et politologue, directeur de recherche au CNRS

Modération par Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, coordinateur du rapport « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 »

19h30 : Table-ronde : La laïcité, objet de controverse

  • Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, auteur de La laïcité expliquée à la gauche (Charlie Hebdo, 2024) ;
  • Abdennour Bidar, philosophe et essayiste ;
  • Catherine Kintzler, philosophe, professeur émérite à Lille-III ;
  • Stéphanie Roza, philosophe, chargée de recherches au CNRS (ENS Lyon/Triangle)

Modération par Hadrien Brachet, journaliste et coordinateur du rapport « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 »

20h15 : Conclusion par Jérôme Guedj, député

L’inscription est obligatoire avant le 4 décembre 2025.
S’inscrire : https://app.novagouv.fr/form_dev/34d3703727080380489407d4b409db26/#/formulaire/ 
Une pièce d’identité sera exigée pour entrer dans l’Assemblée nationale.

Les musulmans, « victimes d’une laïcité discriminatoire et liberticide » ?

Sur une chronique de Samuel Fitoussi

Après l’annonce de la décision de Gérald Darmanin imposant la neutralité religieuse aux élèves de l’École nationale de la magistrature, Samuel Fitoussi présente le 9 septembre à ce propos une chronique sur Europe 11. La première phrase en est : « J’ai 28 ans et aussi loin que je me souvienne, le débat public français est rythmé par ce qu’il convient d’interdire aux musulmans ». Et de faire une liste : « En 2004, on proscrivait le voile à l’école, quelques années plus tard c’était la burka dans l’espace public, puis les prières de rue ; on a ensuite songé à bannir les menus sans porc à la cantine et à empêcher les mères voilées d’accompagner leurs [sic] enfants en sortie scolaire. Encore un peu plus tard, on interdisait ou on envisageait d’interdire le burkini sur les plages, le port du hijab dans les compétitions de football, le burkini à la piscine ou encore l’abaya à l’école. »

J’ai d’abord cru à une coquetterie littéraire dont le genre a été rendu classique par Montesquieu2 : une sorte de réquisitoire paradoxal qui, en ridiculisant chaque étape du raisonnement, déboucherait sur le démontage de cette accumulation d’erreurs et de pseudo-arguments.

Mais non c’était très sérieux. Le chroniqueur poursuit en effet : « Bref, cela fait deux décennies que pour endiguer l’islamisation du pays, nos dirigeants ont choisi la surenchère liberticide », en soulignant, excusez du peu, un problème moral – « Une démocratie libérale perd un peu d’elle-même lorsqu’elle dicte à des millions de citoyens majeurs comment ils doivent vivre, comment ils doivent s’habiller ou ne pas s’habiller » – attesté par une considération arithmétique : « 78 % des musulmans s’estiment victimes d’une laïcité discriminatoire ». Ce qui montre bien que « l’État empêche des millions de citoyens de pratiquer leur religion comme ils l’entendent ».

La conclusion politique arrive, et on en mesurera l’extrême rigueur logique. Pour éviter l’islamisation, une troisième voie entre « l’autoritarisme laïque » et le « multiculturalisme » serait possible : « accrochez-vous bien » apostrophe le chroniqueur, elle consiste à « limiter l’arrivée d’individus aux mœurs et aux pratiques rétrogrades ».

C’était si bien raisonné que le présentateur Dimitri Pavlenko, qui relançait le propos de temps en temps, a cru en toute bonne foi que la chronique était terminée et qu’il pouvait donc la clore (je risquerai : l’écourter, car il avait quand même le papier sous les yeux) par un remerciement.

Mais ce n’était pas fini ! Car la conclusion avait besoin encore d’un petit étayage : « n’est-il pas absurde d’encourager l’arrivée de centaines de milliers d’individus dont nous n’apprécions pas les mœurs, puis de leur interdire de vivre ces mœurs ? …] Sans le ralentissement de la tendance démographique, nous aurons le choix entre la fuite en avant autoritaire ou le multiculturalisme. » En bref : prendre des mesures (en gros : abandonner la laïcité) pour éviter d’appliquer à certaines personnes des lois qui concernent tout le monde. Bien sûr, cela ferait disparaître aussi les problèmes que posent de nombreux « individus aux mœurs et aux pratiques rétrogrades » qui sont ici, maintenant. Vraiment, c’est lumineux.

Dimitri Pavlenko ayant invité à « méditer » cette chronique, je vais m’employer à avancer quelques éléments pour nourrir la méditation.

1° La loi du 15 mars 2004. Elle prohibe « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse »3. Exemples : voile islamique, kippa, croix de bonne dimension (« ostensiblement »), abaya.

Qui se plaint d’être visé par une interdiction ciblée et « discriminatoire », expressément dirigée contre sa religion ? Les parents d’élèves chrétiens ? Les parents d’élèves de confession juive ?

Cette loi s’applique au temps et aux lieux scolaires et ne concerne que les écoles et collèges publics. L’élève qui ôte ses atours religieux en entrant à l’école peut les remettre en sortant. L’école à l’abri de l’environnement social, la maison à l’abri du maître d’école : cette double vie lui fait vivre l’expérience de la « respiration laïque »4, il échappe par là aussi bien à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait partout et tout le temps qu’à celle de sa communauté qui s’imposerait partout et tout le temps. C’est très exactement le contraire d’un intégrisme.

2° L’interdiction de la « burka » dans l’espace public (i.e. l’espace social partagé). Si la « burka » y est interdite, c’est parce qu’elle est un cas particulier de la dissimulation du visage, laquelle est généralement interdite (cagoules par exemple). La loi du 11 octobre 20105 n’est pas une disposition laïque, c’est une disposition d’ordre public. Elle comporte des exceptions, parfaitement claires et justifiées. Cet exemple est donc hors-sujet.

3° « Les prières de rue ». Oui, les prières de rue sont interdites en vertu du droit commun et non par une « laïcité autoritaire » : entrave à la circulation et trouble à l’ordre public. Mais les prières dans la rue ne sont nullement interdites. Assurer la libre circulation et la tranquillité publique, c’est liberticide ? Cet exemple est également hors-sujet.

4° « On songe à interdire aux mères voilées d’accompagner leurs enfants dans les sorties scolaires ». C’est parfaitement dit cette fois, et la double précision ci-dessus soulignée soulève bien le problème. Un accompagnateur scolaire est-il toujours une « mère » ? Le modèle familialiste doit-il s’appliquer à l’école ? Lorsque un ou des enfants de l’accompagnateur font partie du groupe qu’il accompagne, faut-il considérer que ce groupe est assimilable à ses enfants, et doit-il traiter chaque élève comme il traite ses propres enfants ? Heureusement que non. Lorsqu’il s’agit de parents d’élèves, les accompagnateurs scolaires n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs ; réciproquement ils doivent traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. Ce n’est pas en acceptant à l’école (laquelle ne change pas de nature, qu’elle soit dans les locaux scolaires ou en dehors) des formes ostensibles d’orthopraxie religieuse qu’on peut appliquer ce principe6.

5° La France dicte « à des millions de citoyens comment ils doivent s’habiller et ne pas s’habiller ». Mais oui ! comme la plupart des États de droit, et elle ne le fait pas seulement pour les citoyens : on ne peut pas se balader tout nu dans la rue, l’exhibition est interdite, certaines communes balnéaires interdisent le tenues de bain en ville, une entreprise a le droit d’exiger un « dress code » à certains postes de travail, etc.

Mais là je suis de mauvaise foi, j’élargis le sujet en prenant bêtement le discours à la lettre, il fallait comprendre : « la France laïque impose une tenue aux musulmans et à eux seuls ». Faux. Il suffit de faire un pas dans le métro d’une grande ville ou dans les rues d’une petite ville pour voir des femmes voilées et des hommes en « qamis » circuler librement. Il est vrai que, depuis plusieurs années, le port de la soutane par les prêtres se fait rare : mais la laïcité n’y est pour rien, c’est l’Église catholique qui l’a rendu facultatif en 1962. Il est vrai que, aujourd’hui, le port de la kippa et celui de l’étoile de David sont de moins en moins observables : ce n’est certainement pas dû à la laïcité. Le principe de laïcité s’applique de manière limitée, expressément définie par la loi, dans le temps et dans l’espace et seulement à certains objets ou personnes dans des circonstances déterminées. Partout ailleurs, dans l’infinité de la société civile, il ne s’applique pas : cela caractérise la dualité du régime laïque7.

6° « 78 % des musulmans s’estiment victimes d’une laïcité discriminatoire », estimation qui autorise la conclusion : « l’État empêche des millions de citoyens de pratiquer leur religion comme ils l’entendent ». À ce compte, on devrait pouvoir dire que la répression des excès de vitesse est discriminatoire envers les amateurs de vitesse et que l’État les empêche de conduire leur véhicule « comme ils l’entendent ». On ne sait pas si les personnes pénalisées pour excès de vitesse (je suppose qu’elles sont très nombreuses) s’estiment victimes de discrimination, il serait intéressant d’avoir une étude sur leur « ressenti »…

Le principe de laïcité ne contraint aucun culte plus qu’un autre, n’en favorise aucun, la loi est la même pour tous. Le « ressenti » discriminatoire, variante du retournement victimaire, dépend fortement de la quantité de contrainte qu’exerce un culte sur ses adeptes. Plus un culte est contraignant pour ses adeptes, plus il empiète sur leur liberté, plus ce culte percevra les lois civiles (et particulièrement les dispositions laïques) comme des contraintes, et cela précisément parce que ces lois et ces dispositions permettent aux individus de se libérer de l’emprise communautaire. Par exemple, si dans un culte donné existe une règle selon laquelle le témoignage d’un homme serait plus crédible que celui d’une femme, le culte en question devra renoncer à cette disposition : cela sera perçu comme une « contrainte » que ne subira pas un autre culte où cette disposition n’existe pas. Si, selon tel ou tel culte, la règle de succession impose une répartition inégale en fonction du sexe des héritiers ou de leur ordre de naissance dans la fratrie, ce sera effectivement une « contrainte » pour les adeptes de ce culte de respecter le droit de succession fixé par l’autorité civile.

Le paradoxe que j’attendais, finalement, est bien là : les exemples de cette chronique montrent que, en réalité, la laïcité libère. On aimerait aussi entendre parler des « centaines de milliers » de musulmans qui, loin de se percevoir comme des « victimes d’une laïcité discriminatoire », vivent paisiblement sur le territoire national en respectant les lois, et n’ont aucune envie d’y installer la charia.

Notes

2 – Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre XV, chapitre 5 « De l’esclavage des nègres ». Montesquieu y pratique le plaidoyer paradoxal.

‘Qu’est-il arrivé à la laïcité ?’ de Pierre Hayat, lu par Philippe Foussier

L’ouvrage posthume de Pierre Hayat – décédé début 2025 – Qu’est-il arrivé à la laïcité ? Propositions philosophiques et pédagogiques (Kimé, 2025) s’inscrit dans la lignée de ses précédents livres, souvent consacrés à la laïcité et fort utiles à la compréhension du concept. Dans cet ultime volume, l’auteur propose une série de textes inédits et d’autres publiés depuis le début du siècle –« tous réfractaires au simplisme »- qui composent un ensemble touchant à la philosophie et à la pédagogie. En cette période d’instrumentalisation de la laïcité, le travail de Pierre Hayat paraît à point nommé pour écarter les funestes dévoiements opérés par des entrepreneurs identitaires de droite ou de gauche, faux amis mais en vérité vrais ennemis de ce principe.

Une laïcité combative appuyée sur des références philosophiques

En ouverture de son propos, Pierre Hayat s’attache à cerner la laïcité pour en livrer une définition en répudiant efficacement ceux qui voudraient d’une part la restreindre à la loi de 1905 et d’autre part la cantonner à sa seule dimension juridique. Il pose les trois piliers fondateurs du concept – liberté, égalité, rationalité – en convoquant pour le premier d’entre eux le combat de Sébastien Castellion contre l’intolérance calviniste. L’auteur rappelle ensuite qu’avant la séparation des Églises d’avec l’État, il y eut celle entre l’École et l’Église un quart de siècle auparavant, donnant à la laïcité une portée plus ample, au regard notamment du rôle assigné à l’école par la République. En outre, « si la laïcité trouve en France une traduction juridique dans le principe d’un pouvoir politique délié de légitimation religieuse, sa langue d’origine n’est pas juridique mais politique ».

Contre ceux qui voudraient la borner à une incantation mièvre à ce vivre-ensemble qui parsème tant de discours publics, Pierre Hayat le souligne avec netteté :

« Trop souvent, on craint aujourd’hui d’assumer une laïcité combative. Pourtant, elle s’expose philosophiquement comme un principe irréductible de résistance à la domination et en conséquence comme un principe d’émancipation. Elle s’est manifestée dans l’histoire et continue de le faire aujourd’hui comme un combat contre l’oppression de la conscience et pour le droit à vivre dans la paix et la sécurité […]. Le combat pour la liberté de conscience est le fond intellectuel et moral de la laïcité ».

Pierre Hayat livre aussi d’utiles développements à la réduction, souvent opérée pour définir la laïcité, consistant à affirmer qu’elle permet de croire ou de ne pas croire. Pour l’auteur en effet, la laïcité dépasse de très loin le seul champ de la croyance versus l’incroyance. En invitant à l’émancipation, elle s’adresse à la conscience des individus en postulant leur capacité à embrasser des domaines de l’esprit qui ne se cantonnent pas à l’alternative entre la foi religieuse ou son absence. Après Castellion, l’auteur invite à s’imprégner de la pensée de Spinoza, en particulier son Traité théologico-politique :

« La laïcité contemporaine a des ambitions plus hautes que la seule séparation juridique du temporel et du spirituel. Elle suppose que la société humaine est l’œuvre inachevée des hommes – qu’elle a de ce fait une vocation spirituelle. Internationaliste et universaliste, la laïcité veut la justice par la démocratie et l’émancipation par la raison. Spinoza est notre contemporain ».

Puisant notamment dans la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, Pierre Hayat insiste par ailleurs sur le troisième terme de la devise républicaine :

« La laïcité exprime une volonté de liberté, d’égalité et de fraternité qui conteste une vision totalitaire du politique […]. La fraternité est indispensable au principe de laïcité. Elle conforte l’humanisme universaliste qui l’irrigue. Elle contribue à faire valoir le combat politique comme une pratique d’émancipation collective ».

L’auteur se réfère également à la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui proclame l’égalité en dignité et en droits de tous les hommes mais qui affirme parallèlement l’obligation pour eux « d’agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Rédigée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, dans la Déclaration, « ce n’est pas seulement la barbarie active qui se trouve implicitement dénoncée mais la passivité, la lâcheté et l’indifférence devant ce qui apparut inacceptable ».

Désécularisation réactionnaire

Même si la dimension historique n’est pas saillante dans l’ouvrage de Pierre Hayat, il note que la séparation opérée en 1905 fut « l’acte souverain de la République qui affirme les prérogatives et les obligations de l’État et non un contrat passé entre des puissances semblables ». La loi de 1905 fut tout sauf une loi de « compromis », comme cela est répété à l’envi contre toute réalité historique. La République dut imposer à l’Église catholique ce nouveau régime, qui mettait fin à la confusion entre les pouvoirs temporel et spirituel résultant du concordat napoléonien. « La laïcité est une doctrine de la distinction de la société civile et de l’État à laquelle aucune religion n’est spontanément disposée à adhérer », observe Pierre Hayat. Elle est d’autant mieux appliquée que les tenants de la laïcité sont conscients du rapport de force qu’ils doivent constamment établir avec des forces religieuses soucieuses d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, aux croyants mais aussi aux non-croyants. « La laïcité a historiquement progressé lorsque, sous des formes diverses, une volonté politique s’est trouvée en adéquation avec la société. Il lui appartient aujourd’hui d’intervenir aux interstices de l’action politique républicaine et des mouvements sociaux émancipateurs », remarque Pierre Hayat, qui fut un militant ardemment engagé dans le mouvement laïque.

Dans cet ouvrage, l’auteur interroge aussi le vaste mouvement de désécularisation opéré depuis quelques décennies et que certains ont pu décrire, en se focalisant sur la pratique religieuse catholique supposément en déclin, – ce qui reste à prouver – comme une « nouvelle sécularisation ». Laïcité n’équivaut pas à sécularisation, comme une certaine vulgate le prétend, car si la seconde « peut s’accommoder de l’irrationalité sectaire et intégriste, la laïcité s’appuie sur une rationalité critique, éthique et politique ». Pierre Hayat prévient :

« Sous couvert de sécularisation, les religions parviennent aujourd’hui à accentuer leur pression sur l’ensemble de la société. Dans le même temps, se juxtaposent des formes de socialité repliées sur elles-mêmes qui investissent et instrumentalisent l’espace public. De même que le vendeur s’autorise à matraquer le consommateur-cible, le conformiste religieux multiplie les pressions sur les lieux culturels, les écoles, les hôpitaux, les tribunaux ou les centres commerciaux. Les communautarismes religieux entrent ainsi en consonance avec l’individualisme consumériste qui réclame des ‘droits pour soi’ et fait part bruyamment à tous de ‘ses choix‘ au mépris de l’intérêt général ».

Face à cette évolution, il y a nécessité de poursuivre le combat laïque pour endiguer « une prégnance plus forte de la religion sur les habitudes, les mentalités et les institutions ainsi qu’une accoutumance de la société aux prescriptions et aux prétentions les plus rétrogrades de certains groupes religieux. La laïcité est directement menacée par cette évolution culturelle. Résultat de combats politiques et idéologiques, l’édifice juridique de la laïcité française n’est pas un acquis définitif », observe Pierre Hayat, qui enjoint à l’action : « Il revient à la laïcité de relever le défi de l’actuelle tendance réactionnaire à la désécularisation ».

Haine de l’universel

Dans la logique de cet appel à la résistance, Pierre Hayat estime qu’il revient à la laïcité de combattre « la régression communautariste qui enferme l’individu dans un marquage identitaire, qui conduit au mieux à une paix armée entre des entités collectives figées sur elles-mêmes ». Il lie aussi le combat laïque à la lutte contre le racisme, lequel « est absolument incompatible avec l’humanisme universaliste et l’individualisme émancipateur qui fondent la pensée laïque. Mais aujourd’hui, l’antiracisme est dévoyé par le communautarisme, qui capitule devant des idéologies oppressives et obscurantistes au prétexte de l’égale dignité de toute culture et par haine de l’universel ».

Ce livre contient des propositions philosophiques, on l’a vu, mais il en formule aussi de nombreuses concernant la pédagogie. L’auteur s’attarde ainsi sur la loi du 15 mars 2004 proscrivant les signes religieux à l’école publique. Il convoque opportunément les circulaires édictées par Jean Zay à l’époque du Front populaire et rappelle comment l’affaire de Creil, en 1989, s’est inscrite dans un contexte découlant de la loi d’orientation Jospin du 10 juillet 1989, laquelle a « bouleversé l’état juridique relatif à la question du droit d’expression des élèves en matière religieuse en reconnaissant expressément aux élèves la ‘liberté d’expression’ ». La loi étant supérieure aux circulaires, la référence aux précieux textes de Jean Zay ne pouvait plus dès lors être mobilisée face aux opérations destinées à tester l’école publique dans sa résistance à ces offensives, et notamment la quasi-première, au collège de Creil (Oise), à la rentrée 1989. On se rappelle comment le roi du Maroc avait finalement éteint provisoirement l’incendie en question, qui connut pour autant de nombreuses répliques durant les quinze années suivantes. Pierre Hayat retrace ici cette période qui mènera à l’adoption de la loi du 15 mars 2004, une loi « qui n’aurait pas vu le jour sans les interventions d’intellectuels, d’associations laïques et féministes ». Dans la première catégorie, l’auteur souligne l’impact de l’appel contre le Munich de l’école signé par cinq d’entre eux, dont Élisabeth Badinter et Catherine Kintzler. Adoptée très largement par les parlementaires en 2004, cette loi est contestée depuis par des courants d’extrême gauche qui lui reprochent de limiter l’expression religieuse des élèves, se faisant ainsi les relais zélés des prédicateurs islamistes. Souvent présentée en opposition à la loi de 1905, qui selon eux ne serait en rien directive ni contraignante, l’auteur cite à raison l’article 31 de la loi de Séparation, curieusement jamais appliqué alors qu’il répond à de fréquentes situations contemporaines :

« Sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende qui, soit par des menaces contre un individu soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune l’auront déterminé à exercer ou s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle etc. »

À juste titre aussi, Pierre Hayat mentionne la Charte de la laïcité à l’école qui, dans son préambule, affirme que « la Nation confie à l’école la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République » selon une formule d’ailleurs édulcorée par rapport au Code de l’éducation, pour qui cette mission est « première ». L’école publique conserve ainsi le rôle que lui assignait jadis Ferdinand Buisson – sur lequel Pierre Hayat a également écrit- : « Le premier devoir d’une République, c’est de faire des républicains ». Dans le chapitre consacré à la pédagogie de la laïcité, l’auteur insiste : « L’école offre aux élèves qui la fréquentent un lieu privilégié où la liberté d’examen peut se construire. En contrepartie, elle demande à ne pas se figer de manière démonstrative dans une identité d’appartenance ». Si tant est qu’on applique ces prescriptions, l’école est ainsi le lieu par excellence de l’apprentissage de la citoyenneté.

Pierre Hayat, Qu’est-il arrivé à la laïcité ? Propositions philosophiques et pédagogiques, Paris, Kimé, 2025.

« Laïcité et intégrisme : la respiration laïque »

Conférence publique organisée à Nantes par le Comité Laïcité République Pays de la Loire.

Entrée gratuite sur inscription : https://www.helloasso.com/associations/comite-laicite-republique-pays-de-la-loire/evenements/catherine-kintzler-laicite-et-integrisme-une-respiration-laique

Je propose d’aborder la laïcité à travers un effet libérateur fondamental: l’effet de respiration. Quelle que soit son origine, l’intégrisme prétend installer une vision intégrale qui unifie tous les espaces et tous les moments de la vie : politique, civile, intime. Il exige une uniformisation, il ne connaît pas de distinction entre les espaces et les moments. Il repose sur l’assignation et recourt à la pression sociale : tu fais partie d’une communauté, alors tu dois te conformer à elle partout, tout le temps.

Par son fonctionnement institutionnel, le régime de laïcité doit permettre à ceux (et surtout celles) qui sont ainsi exposés à l’uniformisation de leur vie de se soustraire à cette intégralité, de trouver des moments et des lieux d’échappement. Cette notion de respiration laïque se déduit du concept de laïcité et de la dualité du régime laïque.

Sport et laïcité : un terrain miné

Aline Girard rappelle les multiples et spectaculaires offensives politico-religieuses dont la pratique sportive publique est l’objet, lesquelles n’épargnent même pas (on devrait dire « surtout pas ») l’olympisme en dépit de sa charte. Elle fait le point sur la situation actuelle de la réglementation, très complexe, de l’affichage politico-religieux dans le sport et commente le projet de loi voté par le Sénat en février 2025 ainsi que les réactions qu’il a soulevées. Elle souligne que, pour l’islam politique qui mène ses offensives sur tous les secteurs de la vie sociale et publique, « le sport est un terrain de choix, puisqu’il met en scène le pire cauchemar des intégristes, la liberté des corps, et surtout la liberté des corps féminins. »

Les Jeux olympiques de Paris de 2024 ont mis sur le devant de la scène, de manière spectaculaire, la question de la neutralité religieuse et politique dans le sport. Avant et pendant cet événement mondial, suivi par un total cumulé de 12 millions de spectateurs sur sites et 12 milliards de téléspectateurs dont 60 millions de Français, les débats ont été vifs autour du port de signes religieux ostensibles dans les stades, gymnases, dojos et autres enceintes sportives.

Interdites pour les athlètes français (avec une regrettable entorse au règlement pour la coureuse de relais 4×100 Sounkamba Sylla qui a caché son voile sous une casquette), les tenues islamiques ont fleuri dans les enceintes sportives. Une image forte est celle de la marathonienne néerlandaise Sifan Hassan, qui a reçu lors de la cérémonie de clôture sa médaille d’or voilée, alors qu’elle avait couru nu-tête et en short et qu’elle n’était jamais auparavant apparue portant un voile. La signification de ce choix – volontaire ou contraint – est sans équivoque : il s’inscrit dans une puissante offensive politico-religieuse.

Il est difficile d’oublier les pionnières musulmanes du Maghreb, médaillées d’or, qui ont concouru tête, jambes et bras nus dans le respect de la Charte Olympique, pour défendre la liberté des femmes et ce malgré les menaces des intégristes de leur pays : qu’il s’agisse de la Marocaine Nawal El Moutawakel aux JO de Los Angeles de 1984, de l’Algérienne Hassiba Boulmerka aux JO de Barcelone de 1992 et de la Tunisienne Habiba Ghribi aux JO de Londres de 20121. Ces femmes sont les héritières de celles qui se sont battues depuis la fin des années 1960 pour la liberté et l’émancipation des femmes, pour l’égalité des sexes, pour une condition féminine libérée des oppressions et du patriarcat.

L’olympisme est désormais le champ d’expressions politiques et convictionnelles qui s’affichent ouvertement sans risque de sanction. De fait, le sport en général est le siège d’attaques répétées et puissantes contre la neutralité et l’égalité femmes/hommes, et, en France, contre la laïcité.

Les débats et les polémiques occupent la scène politique et médiatique, révélant en France des fractures idéologiques et sociétales profondes. Dans ce contexte tendu essayons, en cinq questions, d’avoir les idées claires sur la réalité juridique et les courants d’influence qui traversent le champ sportif.

Que signifie la neutralité dans le champ des activités physiques et sportives ?

Le mieux est de faire confiance au ministère des sports, et plus particulièrement aux pages « Préserver le pacte républicain » du site officiel2, dont sont extraits les deux paragraphes suivants :

« Le principe de neutralité [religieuse et politique] s’applique aux activités sportives organisées par les collectivités publiques et par les fédérations sportives chargées d’une mission de service public [qu’elles soient agrées ou délégataires]. Les présidents, salariés et bénévoles de ces fédérations, les arbitres désignés sur une compétition fédérale, les athlètes sélectionnés en équipes de France doivent respecter, dans leur activité sportive, le principe de neutralité religieuse. Les statuts des fédérations et les règlements des collectivités publiques peuvent y soumettre en outre leurs adhérents et usagers (conformément au principe dont s’inspire l’article 50.2 de la Charte olympique). […]

Dans le cadre de la pratique sportive, la liberté d’expression des convictions et des croyances peut être restreinte afin de garantir l’égalité de tous et le respect de la liberté de conscience d’autrui.[…]  Le fait de s’abstenir de faire ostentation de ses croyances ou convictions sauvegarde l’égalité et le respect mutuel entre tous. Pour défendre les valeurs du sport au quotidien, il faut parallèlement mener, sans faiblesse et sans ambiguïté, la lutte contre toute tentative de propagande religieuse ou politique, toute forme de radicalisation religieuse ou de repli communautaire. »3

En revanche, les associations sportives privées qui n’exercent pas une mission de service public ne sont pas tenues par une obligation légale de neutralité religieuse en leur sein. Les adhérents et athlètes de ces clubs demeurent en principe libres de leurs convictions et de leurs tenues. La liberté d’expression des croyances trouve donc à s’exercer dans la pratique sportive amateur, sous réserve de ne pas troubler l’ordre public, de ne pas porter atteinte aux autres (pas de prosélytisme abusif, pas de discrimination) et de rester compatible avec le bon déroulement de l’activité en termes d’hygiène et de sécurité et les règles du jeu.

Prenons un exemple : une sportive voilée évoluant dans un club amateur privé ne contrevient pas à la loi tant qu’aucune règle spécifique ne l’interdit dans la compétition concernée. Toutefois, dès lors que cette sportive participe à des compétitions officielles organisées par une fédération délégataire, elle entre dans un cadre où la fédération peut imposer des restrictions vestimentaires au nom de la neutralité et de considérations d’ordre public.

La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République4 a introduit des outils juridiques importants pour renforcer l’application de la laïcité dans le champ sportif, notamment en posant des conditions claires à ceux qui participent au service public sportif ou qui en bénéficient. Ainsi, – cette loi a, d’une part, créé un mécanisme de “déféré laïcité” permettant aux préfets de saisir en urgence le juge administratif lorsqu’une décision d’une collectivité publique satisfait une revendication religieuse – un dispositif qui a été utilisé pour la première fois lors de l’affaire du burkini dans les piscines de Grenoble en 2022. Elle a, d’autre part, instauré le Contrat d’engagement républicain pour les associations sollicitant un agrément de l’État ou une subvention publique. Toutes les associations sportives agréées, affiliées à une fédération ou subventionnées, doivent signer ce contrat et s’engager à respecter les valeurs de la République, dont la laïcité.

Comment les fédérations sportives appliquent-elles les principes de neutralité et de laïcité ?

Alors que l’homogénéité et la cohérence devraient régner dans ce domaine, les fédérations françaises agréées ou délégataires appliquent les règles de neutralité et de laïcité de manière inégale. Le sport est le lieu de regrettables incohérences.

Plusieurs fédérations appliquent strictement les règles, en raison du cadre imposé par les autorités publiques et de leur attachement aux valeurs républicaines. Les fédérations françaises de Football (2016), Basket-ball (2022), Volley-ball (2023) ou Rugby (2024) interdisent le port de signes religieux ostensibles sur les terrains lors des compétitions officielles nationales et internationales, quel que soit le niveau de pratique, considérant que le sport collectif doit être un espace neutre, exempt de toute manifestation politique ou religieuse. On se souvient de la polémique autour de l’affaire des « hijabeuses » qui demandaient en 2023 le droit de porter une tenue islamique. La FFF, réaffirmant sa position de principe, a été attaquée par le collectif « Les hijabeuses » devant le Conseil d’État, qui a rejeté leur demande5.

D’autres fédérations françaises appliquent des règles contraires et autorisent le port du voile, essentiellement sous prétexte d’inclusivité, en réalité pour contourner d’éventuelles polémiques. C’est le cas par exemple des fédérations d’Athlétisme, de Hand-ball ou de Judo.

L’incohérence est patente et nuisible. Certaines fédérations considèrent la neutralité comme essentielle pour préserver l’unité et éviter les tensions dans des environnements multiculturels ; d’autres, sensibles aux pressions communautaires relayées et amplifiées par les médias et des partis politiques opportunistes, privilégient la « souplesse » pour, disent-elles, encourager la participation et respecter les droits individuels, mais aussi pour éviter des accusations de discrimination. Le cas du hijab dans le sport est le point de friction principal entre les fédérations qui défendent la neutralité et la laïcité et celles prônant une approche « inclusive ».

En dépit des décisions du Conseil d’État favorables à la FFF et la FFBB, les réglementations des fédérations ayant décidé d’interdire le voile en compétition demeurent contestées (et sont parfois contournées), comme le sont d’ailleurs celles des fédérations n’ayant pas pris de mesure d’interdiction. Le terrain est miné.

Le sport à l’école est-il soumis aux mêmes règles ?

L’école est régie par des dispositifs juridiques spécifiques qui sont sans ambiguïté concernant l’obligation de la discipline, les signes religieux, la mixité, le suivi des enseignements.

L’obligation de la pratique du sport à l’école de l’article L. 312-3 du Code de l’éducation qui dispose que « l’éducation physique et sportive (EPS) fait partie intégrante des enseignements obligatoires dans les établissements scolaires. Elle vise à contribuer à l’épanouissement physique, moral et social des élèves. »6 De plus, le Préambule de la Constitution de 1946 (adopté dans la Constitution de 1958) établit que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture », ce qui englobe les activités sportives comme un aspect de l’éducation globale. Les textes de référence sont clairs, la loi l’est aussi.

Le port par les élèves de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse est interdit par la loi du 15 mars 2004, au sein de l’établissement comme dans les installations sportives extérieures ou pendant le trajet jusqu’au stade ou gymnase. L’article 13 de la Charte de la laïcité affichée dans tous les établissements scolaires ajoute : « Nul ne peut se prévaloir de son appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’École de la République ».

La mixité a été rendue obligatoire à tous les niveaux d’enseignement et dans toutes les disciplines par la loi Haby du 11 juillet 1975. Les nouveaux programmes précisent que l’EPS permet à tous les élèves « filles et garçons ensemble et à égalité » de construire les compétences du socle commun.

Tout est on ne peut plus carré. Et pourtant les contestations en l’EPS – la discipline la plus touchée7 – par les élèves, principalement de religion musulmane, se multiplient : absences systématiques à des cours de piscine ou d’athlétisme, dispenses médicales de complaisance8, demandes de non-mixité dans les cours d’EPS et notamment en natation, revendications de tenues vestimentaires couvrant les bras et les jambes, etc.

Il faut convenir que pour les élèves sportives il est parfois compliqué d’y comprendre quelque chose ! Ainsi une élève se verra interdire le port du voile au lycée à 15h sous le regard vigilant de son professeur d’EPS, alors qu’elle sera autorisée à le porter à 18h à l’entraînement de hand-ball dans le gymnase voisin sous le regard indifférent de son coach… professeur d’EPS quelques heures auparavant. Incohérence nuisible au développement de l’esprit laïque et républicain !

Le sport est-il un lieu de prosélytisme et d’entrisme religieux ?

Le sport est historiquement et communément perçu comme un espace de partage et d’union au sein d’un groupe, d’une équipe et un support du dialogue interculturel entre nations, et non comme un enfermement ou un lieu de prosélytisme religieux. C’est pourtant aujourd’hui un lieu d’entrisme religieux. Médéric Chapitaux, membre du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale et auteur du livre Quand l’islamisme pénètre le sport9 tire le signal d’alarme. Il interroge : « Certaines salles de sports dans les banlieues seraient-elles devenues des lieux de l’entre-soi et un éventuel ferment de l’islamisme ? Une forme d’emprise prosélyte s’exercerait-elle en direction des jeunes de confession musulmane qui fréquentent certains lieux de pratique sportive ? ». Le constat est le même chez William Gasparini, sociologue du sport, qui alerte sur les dérives du « sport communautaire », la présence d’« entrepreneurs identitaires » sur les terrains de sport et la « confusion entre l’espace sportif et l’espace cultuel »10. Le sport est-il le « terrain de jeu des islamistes dans les quartiers populaires » ? Plusieurs rapports officiels ont précédé ces observations récentes11.

En 2020, 127 associations sportives étaient identifiées comme « ayant une relation avec une mouvance séparatiste » rassemblant plus de 65 000 adhérents, parmi lesquelles 29 structures apparaissaient fondées ou « noyautées » par des tenants de l’islam radical, majoritairement salafistes (18) et 5 en lien avec les Frères musulmans (les autres sans affiliation repérée), rassemblant plus de 11 000 adhérents12. Certains voient le sport comme le prochain « territoire perdu de la République ».

La commission Culture du Sénat a alerté sur les dérives observées et la multiplication des associations sportives en relation avec une mouvance islamiste radicale et séparatiste. Le 18 février 2025, le Sénat a adopté en première lecture, par 210 voix contre 81, la proposition de loi visant à assurer le respect du principe de laïcité dans le sport13.

Cette proposition de loi, notamment, interdit le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance politique ou religieuse lors des compétitions organisées par les fédérations sportives, leurs ligues professionnelles et leurs associations affiliées et impose le respect des principes de neutralité et de laïcité dans les piscines. Elle a été transmise à l’Assemblée nationale le 19 février. Depuis lors, les prises de position et polémiques au sujet de cette loi ont fleuri dans le monde politique, dans la presse et dans le monde sportif lui-même.

Dans un premier temps, le premier Ministre a décidé d’inscrire au plus vite l’examen de cette loi à l’agenda de l’Assemblée nationale, puis François Bayrou a pris un virage à 180°, déclarant le 1er avril : « Il ne faut pas stigmatiser nos neuf millions de compatriotes musulmans »14. Des dissensions sont apparues au sein du gouvernement. La ministre des sports Marie Barsacq a tergiversé15. « Aucun signe religieux ostentatoire16 ne doit être porté lors des compétitions sportives » pour Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, ajoutant qu’« un terrain de sport n’a pas à être un lieu d’entrisme religieux, d’entrisme politique ». La ministre de l’Éducation nationale Elisabeth Borne a courageusement botté en touche, rejetant l’idée d’une loi d’interdiction générale pour lui préférer une « gestion par les fédérations sportives ». Pour pasticher le slogan de la marque Canada Dry, le sport « Ça a la couleur de l’Éducation nationale, le goût de l’Éducation nationale… mais ce n’est pas l’Éducation nationale. » Aux fédérations sportives, comme jadis aux proviseurs et principaux de collèges, la lourde responsabilité de la décision. Une époque qui rappelle les erreurs de jugement et difficultés des années 1989-2004 dans les établissements scolaires, avant le vote de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction de signes religieux ostensibles.

Parmi les sportifs également, des divergences ont émergé. Songeons à la prise de position sur X du judoka Teddy Riner qui a minimisé la portée du port du hidjab dans le sport avant de tenter d’apaiser la situation, probablement après la mise au point de l’ancien champion du monde de boxe français d’origine iranienne, Mahyar Monshipour. « Réveillez-vous », a-t-il lancé à Teddy Riner ajoutant à partir de son expérience : le voile est un « linceul » et le « signe visible d’une inégalité entre l’homme et la femme »17. Précisions que Monshipour a été l’entraîneur de Sadaf Khadem, la première femme iranienne à participer à un combat officiel de boxe depuis la révolution iranienne de 1979, ce qui l’a contrainte à l’exil en France.

Les nombreuses manifestations religieuses dans les stades pendant la période du Ramadan 2025, comme des interruptions de matchs ou des prières collectives dans les vestiaires, ont donné un ton encore plus aigu aux débats. Les conclusions, pourtant très documentées et précisément sourcées, de la « Mission flash sur les dérives communautaristes et islamistes dans le sport », rapportées le 5 mars 2025 par les députés Julien Odoul et Caroline Yadan, missionnés par la Commission des Affaires culturelles et de l’éducation, ont achevé d’enflammer les esprits18. Les rapporteurs de la Mission flash n’ont fait pourtant que confirmer les alertes. Les observations sont concordantes.

Le sport féminin aux jeux olympiques est-il un enjeu pour l’islamisme ?

Je m’inspire ici des propos si lucides d’Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes19.

La règle 50.2 de la Charte olympique stipule qu’« aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. » Le président du Comité International Olympique, Avery Brundage, n’a pas hésité à l’appliquer lorsqu’elle a été enfreinte de façon spectaculaire aux Jeux de Mexico de 1968 par deux athlètes coureurs de 200 mètres, John Carlos et Tommie Smith. L’image de leur poing ganté de noir dressé dans le ciel de Mexico en faveur de la non-discrimination raciale et des droits de l’homme est passée à la postérité. Les deux athlètes ont été suspendus pour cause de démonstration politique, puis exclus à vie des Jeux olympiques. On peut évoquer aussi l’interdiction faite aux athlètes français aux JO de Pékin (2008) de porter un badge « Pour un monde meilleur » vu comme une critique implicite du régime chinois.

Le sport a joué un rôle majeur dans le combat contre l’apartheid racial en Afrique du Sud . Le CIO n’a montré aucune faiblesse lorsqu’il a exclu l’Afrique du Sud des Jeux pendant trente ans de 1962 à1992. Mais une autre forme d’apartheid, passée quasiment inaperçue, a fait son apparition : l’absence, voire l’exclusion des femmes de trente-cinq délégations. Plus tard sont venues les exigences choquantes, notamment vestimentaires, en contradiction avec les règles du sport et l’ancrage d’un « modèle sportif islamiste féminin ».

L’obligation de neutralité des athlètes olympiques est bafouée, depuis que les femmes de nombreux pays musulmans sont contraintes de concourir en portant une tenue islamique, la première d’entre elles étant une Iranienne aux JO d’Atlanta en 1996. En acceptant des conditions spécifiques et discriminatoires pour la pratique féminine, les organisateurs des JO et des compétitions internationales abandonnent leurs principes et encouragent la propagation d’une vision ségrégationniste, telle qu’elle est imposée en Iran et en Afghanistan, avec le soutien des pétro-monarchies. À l’apartheid racial a succédé l’apartheid sexuel ! On ne peut être plus percutant.

Comme l’a dit l’actrice iranienne, Golshifteh Faharani, après la mort de Mahsa Amini en 2022 : « Libérer sa chevelure est un geste symbolique sans précédent. Le voile est la base de l’oppression islamique sur la femme. S’il tombe, le reste s’effondrera » 20. On entend bien, à travers les propos de l’héroïne de « Lire Lolita à Téhéran », que le voile est un outil d’oppression et non un « vêtement » comme les autres, non signifiant.

Après les questions

La situation que nous connaissons en France aujourd’hui dans le sport est source de confusion dans les esprits et de tensions dans la vie quotidienne des sportifs, des encadrants, des associations et des collectivités, de la société en général. Il faut éviter qu’elle ne se dégrade encore plus sauf à risquer la survenue d’événements violents.

Deux points sont particulièrement préoccupants : d’une part l’entrisme islamiste dans le sport et la communautarisation qui l’accompagne et d’autre part le port du voile par les sportives musulmanes qui auraient, grâce à cette tolérance, la possibilité de s’intégrer et de s’émanciper. Pour certaines néo-féministes woke, le sport « empouvoire » les femmes voilées. « Tel est le message publié le 18 mars sur le réseau social Bluesky par la députée écologiste de Paris Sandrine Rousseau, pastichant l’extraordinaire slogan des femmes iraniennes « Femme, vie, liberté » avec un affligeant : « Femme, sport, foulard », nous dit Fatiha Agag-Boudjahlat »21, qui ajoute  « Le port du voile dans le sport discrédite les musulmanes non voilées », avant de conclure « Une liberté qui se fait aux conditions des hommes n’est pas digne ». J’ajouterai « aux conditions des hommes intégristes islamistes »22.

Une réflexion sur le sport ne peut faire l’impasse sur l’action de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire, assassiné par la milice en 1944 et entré au Panthéon en 2015. Un homme au destin brisé à l’origine de réformes fondamentales de l’institution scolaire et du monde culturel qui ont marqué en profondeur notre société. C’est Jean Zay qui a instauré l’Éducation physique et sportive à l’école et il faut garder à l’esprit l’idéal qui l’animait. Il a voulu faire du sport un outil de libération de l’individu et de solidarité humaniste, à l’époque où le fascisme et le nazisme embrigadaient les esprits et instrumentalisaient les corps. Pour lui, formation et liberté des esprits, formation et liberté des corps étaient la voie royale vers l’émancipation. Une voie vers l’émancipation dont on peut penser qu’elle est de moins en moins aisée aujourd’hui pour les filles et les femmes.

J’emprunte les mots de la fin au Collectif laïque national qui regroupe plus de 40 associations laïques. Dans un communiqué de presse publié le 4 avril, le Collectif affirme « Le sport s’adresse à toutes et tous : il doit rester neutre » :

« Le Collectif n’oublie pas qu’un véritable apartheid sexuel est imposé aux femmes dans les théocraties islamiques, par le port obligatoire du voile ou du hidjab et la dissimulation du corps (cou, bras, jambes), comme par leur exclusion de certaines disciplines sportives dans les compétitions internationales. L’affichage religieux des sportives est un élément de propagande politico-religieux incontestable. On ne peut ignorer en France cette réalité, et considérer que la dissimulation du corps des femmes ne serait chez nous qu’une affaire de mode, voire l’effet d’un libre choix. Le militantisme communautariste d’associations comme « Alliance citoyenne » (pour le hidjab dans le football ou le burkini à la piscine), justement mis en échec par le Conseil d’État, doit être combattu. Le Collectif constate que, contrairement à ce que prétendent certains, de nombreux travaux font état d’un entrisme religieux croissant dans le sport, source de pressions communautaristes contraires à la liberté de conscience. »

Liberté de conscience et laïcité, piliers de notre République, sont aujourd’hui largement recouvertes par la notion de liberté de religion, voire de « liberté religieuse », ce dernier concept étant absent du droit et de l’imaginaire français. Les manifestations religieuses dans le sport, nombreuses et ostentatoires, interdisent sur les terrains comme dans les gymnases cette « respiration laïque », pour reprendre l’expression de Catherine Kintzler, que permet l’école depuis la loi du 15 mars 2004. Aujourd’hui l’offensive de l’islam radical et politique – l’islamisme – se porte sur tous les terrains de la vie politique, sociale, économique et culturelle : école, entreprise, théâtre, tout est bon pour tenter de mettre en œuvre une oppression régressive, d’imposer une vision inégalitaire et obscurantiste des relations entre les êtres humains, et particulièrement entre les hommes et les femmes. Le sport est un terrain de choix, puisqu’il met en scène le pire cauchemar des intégristes, la liberté des corps, et surtout la liberté des corps féminins. N’est-il pas temps de légiférer pour que le sport reste un espace neutre où l’indifférenciation permettrait l’égalité et la fraternité, en ces temps où une prescription implicite invite de plus en plus les sportifs à se reconnaître dans la position religieuse, comme des êtres religieux membres de communautés ?

Notes

1 – Merci à Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, pour ces références.

3 – On se référera avec profit au Vademecum « Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives » réalisé en mars 2022 par le Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale avec le concours de la direction des affaires juridiques du ministère de l’Education nationale, de la jeunesse et des sports. Rubrique Publications, notes et avis : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

6 – Voir le Vademecum « La Laïcité à l’école » publié par le Conseil des sages de l’EN. Fiche 9 :« Les élèves sont soumis à l’obligation d’assiduité posée par l’article L. 511-1 du Code de l’éducation, qui impose que soit suivie l’intégralité des enseignements obligatoires et facultatifs auxquels les élèves sont inscrits (article R. 511-11 du Code de l’éducation). Il en résulte que les élèves doivent assister à l’ensemble des cours inscrits à leur emploi du temps sans pouvoir refuser les matières qui leur paraîtraient contraires à leurs convictions. Un absentéisme sélectif pour des raisons religieuses ne saurait être accepté. En éducation physique et sportive (EPS), les certificats médicaux – qui pourraient paraître non justifiés au directeur d’école ou au chef d’établissement – peuvent être soumis à l’avis du médecin de l’éducation nationale, qui pourra, s’il l’estime utile, demander à rencontrer l’élève pour pouvoir évaluer la situation. En effet, le motif d’atteinte à des convictions religieuses ne figure pas au nombre des motifs d’absence reconnus comme légitimes (cf. article L. 131-8 du Code de l’éducation). Ibid. https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

7 – 30% des professeurs d’EPS ont été confrontés à des contestations, selon Jean-Pierre Obin, in Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Paris, Hermann, 2020.

8 – Voir le Vademecum publié en mars 2022 par le Conseil des Sages de la laïcité de l’EN : « L’évitement des cours d’éducation physique et sportive et le recours à des certificats médicaux non justifiées ». Ibid. https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

9Médéric Chapitaux, Quand l’islamisme pénètre le sport , Paris, PUF, 2023.

11 – On peut citer le rapport du Sénat daté de 2020 sur « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », dont la partie 3 est consacrée au sport (Le sport, parent pauvre de la lutte contre le séparatisme https://www.senat.fr/rap/r19-595-1/r19-595-115.html) et celui publié en 2021 par l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche qui font les mêmes constats https://www.sports.gouv.fr/sites/default/files/2023-02/rapports-ig-sr-les-ph-nom-nes-de-communautarisme-dans-les-associations-sportives-et-de-jeunesse-les-accueils-collectifs-de-mineurs-4967.pdf

12 – Données issues du Rapport sur « Frères musulmans et islamisme politique en France » (mai 2025) https://www.crsi-paris.fr/wp-content/uploads/2025/05/202505-Rapport-Freres-Musulmans-.pdf

15 – Dans un premier temps, la ministre Marie Barsacq a tenté de justifier le port du foulard islamique sur les terrains de sport au prétexte que « ce n’est pas de l’entrisme » et que « l’objectif du ministère des Sports, c’est de donner l’accès à la pratique sportive à tous et toutes », en ajoutant que « le sport est un outil d’émancipation pour tous et toutes ». Le lendemain, dans le journal L’Équipe, son entourage a maladroitement plaidé une « position d’équilibre » entre l’interdiction du port de signes religieux en compétition et la liberté religieuse des sportifs amateurs.

16 – Le fait que le signe religieux soit ostensible est suffisant, il n’a pas besoin d’être « ostentatoire ».

20 – À voir le très beau film Tatami, film américano-géorgien (2023) réalisé par la franco-iranienne Zar Amir Ebrahimi et l’israélien Guy Nattiv, qui évoque la contrainte islamique exercée sur les sportives iraniennes à travers l’histoire d’une judoka. La réalisatrice, également actrice, s’est réfugiée en France en 2008.

21 – Auteur de Combattre le voilement, Paris, Cerf, 2019.

Pourquoi l’école ne peut (malheureusement) plus être un lieu d’émancipation et d’éducation (par C. Bertiau)

Après avoir lu l’article de Jean Leclercq sur l’enseignement1 dont il partage en grande partie les analyses, Christophe Bertiau2 présente une vision dissonante et quelque peu décourageante s’agissant d’une action proprement politique qui, selon lui, entretient l’illusion d’une refondation humaniste de l’institution scolaire. Si, dit-il, « les savoirs passent à la trappe », si la perspective humaniste a quitté l’école, si les activités extra-scolaires et l’idéologie modulaire des « compétences » l’envahissent, c’est que les réformateurs sont les agents de forces puissantes qui font de l’école un appendice du marché du travail. Et puisque « dans une société de marché le politique est subordonné à l’économie », il est vain d’espérer une autre politique scolaire.
Au-delà de ses constats et de ses analyses extrêmement bienvenus dans la ligne éditoriale de Mezetulle, l’article pose la question classique de l’exclusivité causale de ce que naguère on appelait l’infrastructure économique. Ce faisant, il ouvre un débat s’agissant de l’école pensée comme institution censée dépasser, par son universalisme et son humanisme liés aux savoirs, ce moment causal mécanique.

Dans un article publié récemment sur ce site3, Jean Leclercq, professeur à l’Université catholique de Louvain, donnait à lire un beau plaidoyer pour une école axée sur les savoirs et l’esprit critique, « mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses ». Je partage, dans les grandes lignes, cet idéal éducatif, peut-être parce que l’école m’a permis, à moi aussi, de connaître une certaine élévation sociale, encore que mon parcours de chercheur ait été interrompu avant que j’aie pu me faire une place durable à l’université.

Si j’éprouve cependant le besoin d’apporter un complément à l’analyse de Jean Leclercq, c’est qu’autant mon activité théorique de chercheur en lettres (consacrée en partie à des questions d’histoire de l’enseignement) que mon activité pratique de professeur de français dans l’enseignement secondaire (en Belgique) ont achevé de me persuader que si l’école est aujourd’hui ce qu’elle est, ce n’est pas parce qu’on n’a pas encore proclamé suffisamment fort nos idéaux éducatifs, mais bien parce que des forces plus profondes et infiniment plus puissantes sont à la manœuvre pour faire de l’école un simple appendice au marché du travail.

Le projet humaniste

On sait le rôle qu’ont joué pour l’école européenne les humanistes qui, désireux de perfectionner le genre humain en s’inspirant de l’Antiquité classique (sans tourner le dos à la religion chrétienne), entendaient présenter aux élèves des modèles de vertu qu’il convenait d’imiter. Les principes humanistes s’implantèrent peu à peu dans les écoles et cohabitèrent un temps avec la pédagogie traditionnelle, avant de s’imposer à large échelle.

On aurait tort de penser que l’école humaniste n’a entretenu aucun rapport avec la préparation à un métier. En inculquant aux élèves une maîtrise approfondie du latin, elle leur permettait d’accéder à des professions dont l’exercice exigeait ce savoir fondamental. Le latin était, de fait, la langue de prédilection de l’Église catholique (jusqu’au concile Vatican II) et des savants, et servait à l’administration des États et à la diplomatie. Certaines professions, qui puisaient une bonne partie de leur savoir dans des textes latins – pensons aux médecins ou aux juristes –, requéraient par ailleurs une certaine familiarité avec la langue de Cicéron. Il n’empêche qu’en formant les élites par le recours aux textes antiques, les établissements scolaires visaient aussi à une éducation « complète » : le latiniste devait se distinguer de la masse par ses vertus humaines autant que par son savoir. Et c’est ainsi que l’école, longtemps, a pu constituer une sorte d’« abri », qui pouvait prétendre à une formation « humaine » par-delà même la préparation à un métier, et ce d’autant plus qu’avec le temps, l’utilité professionnelle du latin allait s’estomper4.

L’école aujourd’hui

Contrairement à ce que l’usage prolongé du mot « humanités » pour désigner l’enseignement secondaire pourrait faire croire, on peine aujourd’hui à trouver des traces du passé humaniste de l’école5. Si le latin et le grec, qui ont incarné historiquement l’idéal éducatif humaniste, n’ont pas complètement disparu des cursus, ils ont perdu une bonne partie de leur substance, outre une diminution évidente des heures qui leur sont consacrées. Les heures libérées par le recul des langues anciennes ont profité, pour la plupart, à des matières plus clairement « professionnalisantes » telles que les langues modernes, les sciences ou les mathématiques6. L’évolution du cours de français, qui peut, conformément à sa nature, aisément être conçu autant dans une visée humaniste que dans une visée professionnalisante, éclaire de manière frappante la volonté des réformateurs de faire de l’école une simple machine à fournir de la main-d’œuvre au marché du travail.

Je dispenserai mes lecteurs de l’habituel réquisitoire contre les « compétences », car celles-ci, modernité oblige, sont déjà le fait d’un autre temps. En Belgique francophone, d’où je viens, l’heure est aux « UAA », ou « unités d’acquis d’apprentissage ». Le message est clair : l’élève doit développer des apprentissages lui permettant de cocher des cases donnant accès au monde de l’emploi7. Les UAA du cours de français sont les suivantes :

  • UAA 0 : Justifier une réponse, expliciter une procédure
  • UAA 1 : Rechercher / collecter l’information et en garder des traces
  • UAA 2 : Réduire, résumer, comparer et synthétiser
  • UAA 3 : Défendre une opinion par écrit
  • UAA 4 : Défendre oralement une opinion et négocier
  • UAA 5 : S’inscrire dans une œuvre culturelle
  • UAA 6 : Relater des expériences culturelles

À chacune de ces UAA correspondent des tâches prescrites par les programmes. Il vaut la peine de se pencher sur les tâches prescrites pour les quatre dernières années du secondaire pour les UAA 5 et 6, sans quoi on pourrait se méprendre. À l’UAA 5 correspondent trois tâches : amplifier (« combler une ellipse, développer un élément simplement évoqué, poursuivre une œuvre narrative ou poétique, élargir le champ d’une image »), recomposer (« créer une nouvelle œuvre par déplacement ou suppression d’éléments d’une ou plusieurs œuvres sources ») et transposer (« une œuvre culturelle […] en conservant le même langage […] ou en en changeant »). Quant à l’UAA 6, elle exige des récits d’expériences culturelles, dont certaines seront regroupées dans un dossier.

Trois fondamentaux du cours de français sont ainsi totalement négligés dans ce programme.

  • La maîtrise active de la langue est le premier d’entre eux. Dans la mesure où seules sont évaluées des productions libres, qui excluent d’emblée toute tâche simple du type « Conjuguez les infinitifs suivants au passé simple », il n’est pas possible, la plupart du temps, d’évaluer sérieusement la maîtrise par l’élève de tel ou tel point de grammaire ou d’orthographe. Le résultat, bien sûr, c’est qu’au terme de leur parcours, les élèves auront une maîtrise bien faible de leur propre langue, faiblesse dont ils subiront encore les conséquences durant leurs études supérieures. Car on sait bien que la maîtrise de la langue n’est pas un outil accessoire mais qu’un certain niveau est requis si l’on veut pouvoir exprimer une pensée de façon subtile.
  • La compréhension à la lecture ne s’en sort pas beaucoup mieux. Il est presque impossible, avec ce programme, d’effectuer une lecture ou analyse approfondie (sinon de manière exceptionnelle) des textes importants de notre patrimoine. Au terme de leurs études, les élèves peinent ainsi souvent à comprendre des textes dont la complexité est toutefois assez modérée. La littérature et la philosophie sont réduites au rang de simples prétextes pour l’accomplissement des tâches-compétences évaluées. Autant dire que le niveau ne peut pas être très élevé.
  • Enfin, les savoirs passent globalement à la trappe. Là aussi, de façon ponctuelle, il est possible de conditionner la réussite de telle ou telle tâche à la maîtrise d’une certaine quantité (fort limitée) de savoirs. Mais puisque le savoir n’est jamais une fin en soi, il est condamné à la marginalité. Le caractère de prétexte des contenus de l’apprentissage a pour conséquence que le cours de français se transforme, chez beaucoup d’enseignants, en un instrument de propagande politique. Les femmes « invisibilisées », l’engagement politique, la désobéissance civile, la lutte contre toutes les formes d’oppression ou de discrimination, contre le réchauffement climatique ou encore contre « l’extrême droite » (entendue dans une acception très large), deviennent des thèmes d’apprentissage courants8.

La logique de ces « omissions » ne peut laisser planer aucun doute : un niveau élevé de maîtrise active de sa langue maternelle, une compréhension fine de celle-ci et l’insertion par le savoir dans une culture commune n’ont pas vocation à combler les demandes des employeurs, qui réclament davantage des travailleurs qui sachent faire un bon pitch, jeter de la poudre aux yeux des clients, communiquer par courriel, rédiger un procès-verbal de réunion ou faire preuve de créativité dans un cadre prédéfini. L’objectif du cours de français ne peut être en aucun cas de former des citoyens cultivés et critiques capables d’apprécier les grandes réalisations de la culture dont ils sont issus, mais de préparer au mieux l’entrée des futurs adultes sur le marché du travail.

Ce pitoyable objectif éducatif se traduit encore de différentes manières dans la pratique quotidienne des écoles. Les directeurs portent souvent beaucoup plus d’attention aux activités extrascolaires – décisives dans la guerre d’images que se livrent les écoles sur les réseaux sociaux afin d’attirer les futures inscriptions – qu’à la question des apprentissages. Le nom même de « directeur », d’ailleurs, est usurpé : le directeur d’école ne peut plus être qu’un manager, chargé de la bonne gestion d’une institution qu’on lui a confiée le temps d’un mandat pour accomplir des objectifs fixés par en haut. Dans le cadre de « plans de pilotage », les écoles doivent se fixer des objectifs chiffrés pourvus d’indicateurs clairs pour optimiser leurs performances (le chiffre étant censé rendre compte parfaitement de la réalité, alors qu’on sait par exemple qu’une réussite d’élève peut être due, non à la qualité du travail fournie, mais au laxisme de l’institution, en quête de bons résultats). Les professeurs sont de plus en plus souvent tenus d’utiliser du matériel numérique performant, et l’on va jusqu’à les obliger à intégrer dans leurs cours le numérique comme outil d’apprentissage pour les élèves eux-mêmes, si besoin avec l’appui d’un « technopédagogue » qui, sous prétexte de conseiller les enseignants, ne fera que contrôler leur conformité à l’ordre « technopédagogique » de la société du capitalisme total. De plus en plus aussi, les enseignants d’une même branche se voient contraints de proposer à leurs élèves le même cours, ou presque, afin de se protéger contre les plaintes des élèves et les traditionnels « recours » de fin d’année – ce qui conduit généralement à une sorte de médiocrité consensuelle des apprentissages. Etc. Bref, loin d’être un « abri », l’école a peu ou prou achevé sa transformation néolibérale d’ouverture au marché.

L’école du Marché

Jean Leclercq semble faire grand cas de notre démocratie9. L’énoncé du « rôle principiel et archétypique » qu’il croit « nécessaire de redonner à l’École » pourrait peut-être, qui sait, accomplir son retour à la faveur d’une prise de conscience de nos dirigeants. C’est ne pas voir que les démocraties modernes, loin d’être « autonome[s] et auto-constituée[s], indépendante[s] et libre[s] », ont pour condition première, non négociable, la bonne gestion du système de production marchande. C’est à peu près ce qu’affirmait Karl Polanyi dans ce passage célèbre de La Grande Transformation :

« La maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. »10

Dans une société de marché, l’école n’est qu’un rouage d’un mécanisme global. Elle délivre des diplômes attestant la capacité de l’élève à entrer sur le marché du travail avec une certaine qualification, qui implique un barème salarial, ou à poursuivre ses études pour pouvoir prétendre à un barème salarial plus élevé. C’est là sa fonction première. Dans ce cadre, vouloir que l’école retrouve son rôle d’« abri » est tout aussi illusoire que d’attendre de François Hollande qu’il égratigne la finance.

La laïcité à l’école

De cette prémisse, il suit nécessairement que les pressions sociales, idéologiques ou religieuses exercées sur l’école seront moindres que les pressions économiques.

Sur le principe, Jean Leclercq a raison de s’indigner de la présence, en Belgique francophone11, d’un important réseau d’écoles organisé par le « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC), qui a fait du christianisme une « source d’inspiration », et auquel il n’est pas si aisé d’échapper en raison de la réputation de ses écoles et du nombre de places limité dans les établissements non confessionnels. Dans la pratique, cependant, l’emprise catholique pèse bien peu en regard des considérations économiques. S’il est bien un domaine auquel s’applique parfaitement l’expression de « catholicisme zombie », forgée par Emmanuel Todd, c’est celui de l’enseignement belge, où l’on se contente peu ou prou de produire les signes du catholicisme sans y adjoindre les choses. Les différents programmes de cours ne contiennent aucune trace de prescriptions religieuses, et le cours de religion catholique lui-même (présent également sous une forme optionnelle dans le réseau organisé par les pouvoirs publics) s’est adapté à l’évolution du public de façon à respecter les convictions des élèves, dont l’écrasante majorité est vraisemblablement composée d’athées et de musulmans. L’athéisme de nombreux professeurs de religion, soucieux de compléter leurs horaires de quelque façon que ce soit, est du reste un secret de Polichinelle. Au fond, on peut raisonnablement penser que cette persistance superficielle du catholicisme, qui a des racines historiques profondes en Belgique, s’explique avant tout par l’absence de volonté des gouvernements successifs de se lancer dans une pénible bataille contre une institution qui n’est de toute façon plus ce qu’elle prétend être et dont l’existence permet de réaliser, au passage, quelques économies budgétaires12.

La question du port de signes religieux par les élèves se pose différemment. L’interdiction de ces signes dans le cadre scolaire n’est pas incompatible avec le bon fonctionnement d’une société de marché ; le développement propre du capitalisme libéral rend toutefois compliquée sa mise en application.

Dans l’abstraction du travail capitaliste, l’individu n’est qu’une force de travail dotée de compétences utiles au poste qu’elle occupe. C’est cette donnée fondamentale qui rend possibles les flux migratoires intenses caractéristiques des sociétés modernes. Or dans la concrétude de la vie, l’homme est un être de culture. L’occultation de la dimension concrète de l’existence par le marché du travail ne dure qu’un temps, et la cohabitation sur un même territoire d’individus issus de cultures parfois très différentes a un prix, tant pour les autochtones que pour les allochtones.

Pour les autochtones, le prix à payer est généralement un étiolement des fondements institutionnels de leur propre culture, confrontée à des revendications culturelles concurrentes. En tant qu’elle est un dispositif essentiel de la transmission culturelle, l’école cristallise tout particulièrement les tensions et se voit d’autant plus mise sous pression pour se concentrer sur sa mission première : préparer au marché du travail, au détriment des autres apprentissages.

Les allochtones, quant à eux, font face à une sorte de conflit de loyauté culturelle. Ils peuvent tenter de se bricoler une sorte de métaculture à partir de la culture d’origine et de la culture d’accueil, renier partiellement leur culture d’origine ou entrer en conflit avec la culture d’accueil. Si l’intégration est souhaitable pour tous, en tout cas, elle n’a rien d’évident et peut s’apparenter à un renoncement pour les premiers concernés.

On peut penser qu’en matière religieuse, la laïcité est la solution idéale, neutre et universelle, au problème posé par la multiculturalité. Or elle est elle-même un artéfact culturel, le produit d’une histoire, le résultat d’une lutte et, à ce titre, elle n’est pas forcément du goût de tous, en particulier de ceux qui placent la dimension religieuse au-dessus de toute autre considération. D’où ce paradoxe : plus l’application de la laïcité devient souhaitable, plus elle est mise en difficulté. La société de marché est une société « à la carte » dans laquelle l’individu est pourvu de droits abstraits qui l’engagent fort peu vis-à-vis de ses semblables.

***

Si, donc, le rôle de l’école ne peut être pensé indépendamment du principe organisateur de la société qui la prend en charge, alors les appels au changement demeureront lettre morte aussi longtemps qu’ils ignoreront les déterminations économiques de la reproduction sociale. Dans une société de marché, le politique est subordonné à l’économie, et non l’inverse. On commet une erreur logique en attendant des dirigeants d’un État capitaliste qu’ils opèrent un découplage de l’école par rapport aux demandes du marché. « There is no alternative », pourrait-on dire ici ; à moins, bien sûr, que l’on risque un coup d’œil prolongé derrière le rideau de l’économie de marché, dont les lois d’airain tiennent pour fort peu de chose l’humanité de l’homme13.

Notes

1 – Voir référence note 3.

2 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il a été enseignant en Belgique.

4 – Pour un aperçu général de l’histoire tardive de la langue latine, notamment à l’école, on peut consulter Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe‑XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

5 – Qui souhaiterait davantage d’informations sur le processus historique ayant mené à cet état de fait pourra se rapporter à mon article « Le latin, une matière “bourgeoise” ? Sur le déclin du latin dans l’enseignement à l’époque contemporaine », dans Christophe Bertiau et Dirk Sacré (dir.), Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations, Bruxelles / Rome, Brepols (« Institut historique belge de Rome. Études », 7), 2019, pp. 11‑34.

6 – On peut, bien entendu, imaginer un investissement « humaniste » de ces matières, mais force est de constater que le quotidien scolaire, défini en grande partie par des programmes conçus en amont, y consacre fort peu de place.

7 – Et nous n’avons encore rien vu : l’avenir nous réserve un apprentissage « modulaire », c’est-à-dire que l’élève devra valider des « modules » d’apprentissage (davantage morcelés) correspondant à des compétences recherchées par les employeurs. C’est du moins ce qu’a laissé entendre en fin d’année le directeur de la dernière école par laquelle je suis passé, sans doute afin de préparer lentement les esprits à cette nécessaire évolution d’un système archaïque, décidément incapable de satisfaire aux augustes attentes des employeurs.

8 – On attendait de moi, l’an dernier, que je donne un cours (de français !) sur le génocide au Rwanda et sur celui des Ouïghours. Comme j’ai eu le malheur de refuser cette injonction idiote, une cabale s’est ourdie derrière mon dos visant d’une part à me discréditer auprès de mes propres élèves, d’autre part à me faire quitter l’école, comme j’ai fini par l’apprendre.

9 – Outre qu’il pense pouvoir changer les choses par son plaidoyer, il a aussi des mots fort élogieux sur « la constitution politique du régime démocratique », dont on peut penser qu’il n’y voit pas tant un idéal encore à faire advenir que le système politique dans lequel nous vivons : « […] il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. »

10 – Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, p. 88.

11 – La Belgique n’est pas tenue à la laïcité mais à la « neutralité », principe qui se traduit notamment par l’organisation de cours de religion (de confessions variées) autorisés par l’État.

12 – En Belgique francophone, les subventions de fonctionnement sont moins élevées de 50% par élève pour le réseau libre que pour les écoles « officielles » de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

13 – Sur le plan économique, cette thèse est défendue avec beaucoup de cohérence par les auteurs allemands de la « critique de la valeur » (Wertkritik), et singulièrement dans l’ouvrage d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle, La Grande Dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, [nouvelle éd.], trad. de l’allemand par P. Braun et V. Roulet, Albi, Crise & Critique, 2024.

L’enseignement comme émancipation et éducation (par Jean Leclercq)

Libres considérations inactuelles

Mezetulle remercie Jean Leclercq1 pour cette belle défense et illustration de l’école dans sa mission essentielle : instruire. S’opposant à maintes idées répandues, il plaide pour « une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ». L’école émancipe dans la mesure où elle ouvre et protège un « espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables », un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques » dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies tant en Belgique qu’en France. Or « c’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu », celui de la reproduction sociale.
L’auteur ne se borne pas à déployer des arguments et à donner des exemples accablants, il ne s’appuie pas seulement sur une expérience de type professionnel qui aurait quelque chose d’un peu trop tranquille. Il puise les accents les plus forts et les plus émouvants de son plaidoyer dans l’histoire sinueuse de l’enfant « transclasse » qu’il fut, et qui aujourd’hui « […] ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève ».

« Un enfant transclasse » : briser le schéma de la reproduction

À l’entame de cette contribution2, je voudrais prendre d’emblée une posture très radicale car, si ce mot n’avait pas été dévoyé et désaxé de sa bonté sémantique originaire, il me semble qu’il faut, en la matière qu’on va traiter ici, une certaine « radicalisation », en sorte d’aller vers le principe à la fois herméneutique et axiologique pour penser pleinement l’ontologie de l’École3 et les missions essentielles qui lui reviennent.

Par là, j’entends aussi me tenir délibérément à distance des sempiternelles considérations sociologiques ou psychologisantes sur l’École, pour me concentrer sur une notion trop souvent négligée voire oubliée, celle des « savoirs », en ce qu’ils sont programmatiquement (donc dans le sens d’un « cursus » et d’une progression hiérarchisée et intellectuellement instituée) et, conséquemment, ce dont ils sont ontologiquement capables, en matière d’émancipation, de formation et d’éducation.

Cette focalisation sur ce qu’« apprendre » et « instruire » veulent dire est pour moi essentielle, si l’on entend revenir aux missions essentielles de l’École et surtout si l’on veut, comme c’est mon cas et je m’en expliquerai, une École laïque, c’est-à-dire une École, radicalement et rigoureusement, fondée sur les principes de l’égalité et des libertés fondamentales, au gré d’un cadre (celui de « l’enceinte scolaire » comme le signifient tant de règlements d’ordre intérieur d’établissements scolaires). Et si l’on parle de cette notion d’« égalité », je dis d’emblée qu’il ne peut être question d’une « École de toutes les chances » ou d’une « École de l’égalité des chances », selon ces formules tellement creuses et vaines que l’on rabâche indéfiniment, mais plutôt d’une École qui parce qu’elle est une École des savoirs (et rien que pour cette raison) est une entité correctrice des inégalités sociales, par les objets qui la constituent et la fondent.

Et disant ceci, c’est un homme foncièrement pudique et d’un autre siècle qui écrit ces quelques lignes. Mais c’est un homme qui a connu, avec une puissante violence, toutes les formes perverses et brutales des harcèlements scolaires, un homme qui a connu la domination arrogante et arbitraire d’un certain système scolaire, un homme qui a aussi traversé ces âges de la vie avec une maman « solo » comme on le dit aujourd’hui, une femme elle-même contrainte de quitter la scolarisation à l’âge de 16 ans ; une merveilleuse et courageuse femme, mère et veuve dès ses quarante ans, qui a éduqué de façon exemplaire ses enfants, sans d’ailleurs jamais se décharger de ses missions au profit de l’École qu’elle respectait en profondeur. Une mère qui me répétait souvent ce constat : « Nous sommes pauvres, mais nous ne serons pas misérables. ». Le distinguo était tellement juste et ce fut sa boussole, comme celle de sa descendance d’ailleurs.

Pour cette raison, cet enfant que j’étais n’appartenait pas aux grandes bourgeoisies et aristocraties de la reproduction que les mondes – notamment universitaires et académiques – peuvent malheureusement organiser et, encore de nos jours, propager. Cet enfant a vécu grâce à une certaine vision sociale de la justice distributive, au gré des « allocations d’études » selon l’appellation belge, et grâce à une forte solidarité intrafamiliale, mais dans une époque où l’éducation, et singulièrement pour ma part l’enseignement universitaire, représentaient de grands idéaux d’émancipation, certes empreints de fortes exigences, mais accessibles.

Je n’apprécie pas les identifications et les réifications à des catégories et je n’aime pas non plus les narrations de soi qui relèvent si souvent d’une forme d’impudeur ou de monstration de son égo. Il n’en demeure pas moins que je suis, à proprement parler, un enfant « transclasse » qui ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève, selon l’étymologie trop souvent oubliée de ce beau mot. Je fus donc un enfant, souvent et douloureusement abaissé et rabaissé.

Comme, pour ne citer qu’un exemple, lorsqu’un soir il vit rentrer sa mère, effondrée et en larmes, après sa première réunion des parents de la classe de première année du secondaire où le professeur titulaire de la classe, cherchant dans ses fiches ma photo, lui dit, en la regardant et en la lui montrant, « C’est votre fils ça, madame ? Quelle biesse ! » Vous avez compris que nous étions en Wallonie et que le professeur disait que j’étais ni plus ni moins un « imbécile ».

Vivre un épisode d’humiliation scolaire et être figé dans une qualification aussi abjecte ne furent pas chose facile à vivre, d’autant que les circonstances n’aidaient pas. En effet, puisque la situation familiale était telle, il se faisait que notre famille vivait dans ce que l’on nomme tellement communément un « logement social », sans trop d’ailleurs réfléchir à l’assignation sociale désavantageuse que l’on provoque et à ses effets sur celui qui doit la porter comme une catégorie sociale potentiellement dégradante.

Quoi qu’il en soit, les trajectoires de ces « transclasses » sont aujourd’hui mieux connues, mais certains d’entre eux – quand on peut ainsi les désigner – tombent malheureusement dans une forme d’orgueil et d’arrogance, parfois vengeresses et revendicatives, et une très mauvaise compréhension de la justice réparatrice ; autant de postures et de sentiments qui les font s’effondrer dans d’autres formes de la domination et de la supériorité, qui symboliquement peuvent être très violentes et capables de nouvelles expressions d’inégalités4. Sans doute parce que fondamentalement toutes ces postures manquent de sens de l’universalité et d’humanisme laïque.

Ce n’est pas le moment adéquat pour réfléchir à ce concept de « transclasse », tel qu’il a été notamment thématisé par Chantal Jaquet. Mais si l’on veut le garder comme un avertissement et surtout un outil efficient, et si l’on veut éviter qu’il devienne une catégorie purement mythique et un objet de fantasmes, il convient alors de prendre la mesure que ceux qui sont passés par ces phases de transition et de discontinuité ont été soutenus, dans la plasticité complexe de leurs parcours, par ce que Jaquet appelle la « complexion ».

Certes, ce concept est compliqué et je ne le commenterai pas ici, mais je propose de le mobiliser dans ses origines spinozistes car dans ce système philosophique, l’individu n’est pas une substance en soi, il faut qu’il y ait un ingenium5, c’est-à-dire un ensemble d’affects qui se sont accumulés et ont provoqué une construction par sédimentation nourricière ou un « tissage ». Mais ce sont bel et bien des affects qui ont aussi inspiré des modes de vie et d’existence, en somme des manières d’être au monde, de lui résister, de l’envisager ou de l’habiter, au gré d’un ensemble de complexités fluctuantes et nécessitant, à chaque fois, une adaptation. Or toutes ces manières de vivre sont évidemment capables de singulariser et d’individualiser.

Voilà pourquoi ce concept particulièrement métaphysique permet justement de penser le discontinuum inhérent au parcours de celui qui est dit « transclasse », c’est-à-dire cet ensemble de moments créateurs mais aussi disruptifs ; en somme ces événements qui permettent de briser le schéma de la reproduction qui est évidemment celui des déterminismes et des déterminations.

L’École, dispositif évolutif d’individualisation : une ontologie universalisante

Or, de ce point de vue, l’École est une entité, sans doute tout autant métaphysique, qui devrait appartenir à ce dispositif évolutif qui devrait permettre de provoquer, dans une existence, un mouvement précis : assurer, au gré de toutes ces « complexions », les conditions de possibilité de l’égalité effective et efficiente, mais simultanément les conditions de réalisation de la plus haute individualisation de chaque membre de l’entité scolaire. Par conséquent, prendre acte que l’École « est » ainsi, c’est faire valoir que l’on mettra radicalement à distance de sa réflexion un autre mantra récurrent qui détourne de la question essentielle de la formation et de l’éducation du sujet : celui d’une École formatrice à la société.

Pourquoi ? Premièrement, parce qu’il me semble essentiel de poser une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ; précisément au profit de la nécessité de la construction d’un espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction qui doit être publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables. En ce sens, je ne pense pas qu’enseigner consiste à partager, échanger ou à communiquer.

Deuxièmement, j’affirme aussi cela parce que je pense qu’un des grands drames de l’École est qu’elle a introduit un ensemble de croyances sociologiques au cœur de son dispositif éducatif et qu’elle fonctionne, trop souvent, au gré de théories des déterminismes sociaux et des antériorités des multiples formes des milieux dits « familiaux », oubliant ainsi l’ontologie simple et universalisante de l’élévation.

Il est lourd de sens et de conséquences de vouloir cadrer les pédagogies scolaires sur ces grilles de lecture et de refuser de voir et de comprendre que c’est exactement le schématisme contraire à ce que l’on nous dit qui produit la déroute : ce n’est pas parce qu’il y a ici des mécanismes d’inégalités sociales que l’École doit modéliser ses missions ou se construire à partir de ceux-ci. C’est dire le rôle principiel et archétypique que je crois nécessaire de redonner à l’École, en tant qu’elle est le lieu du Savoir.

C’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu, et paradoxalement celui de toutes les reproductions des inégalités sociales, sans parler des nombreuses logorrhées prétendument pédagogiques, mais qui ne relèvent pourtant pas du tout du champ des savoirs.

Par conséquent, à chaque fois que l’on n’y instruit pas, on réactive ces schémas et l’on tombe dans la culpabilité d’une École qui reproduirait et surtout produirait des inégalités sociales parce qu’elle serait précisément l’École, au point qu’il faudrait donc qu’elle adapte ses missions, qu’elle s’organise au gré de catégories qui ne relèvent plus de son ontologie, ou encore qu’elle se transforme et s’ajuste, bref qu’elle devienne ce que nous voyons trop souvent, un espace aux mains des idéologies politiques et non des savoirs, comme s’il se rejouait cet antique combat entre la démagogie et la pédagogie. Le drame de l’École devenue le lieu des informations, des partages, de l’événementialité continue, des compétences, des croyances et des convictions est redoutable.

Aujourd’hui, avec mon histoire personnelle et 25 ans de carrière de professeur d’université, il me semble que ce tissu de préjugés et de préconceptions est le point le plus redoutable. Mais surtout, je suis enclin à estimer aussi que, bien qu’apparemment généreux, il ne fait que renforcer les drames de l’élitisme scolaire et la ségrégation sociale qui si souvent l’accompagnent. En effet, le refus d’une École qui enseigne et instruit voit toujours les pires conséquences venir frapper les plus fragiles et les plus vulnérables, qui sont précisément ceux-là qui n’ont que l’École (et point d’autres ressources) et qui n’ont de salut que dans le fait qu’elle soit le lieu d’une « instruction publique ».

Avec le recul, je suis parfois traversé par des angoisses. Ce jeune garçon que je fus à l’entame de mes multiples études universitaires aurait-il encore l’opportunité de prendre ce que l’on appelait « l’ascenseur social » ? Je n’en suis pas certain tant la structure éducative, mise actuellement en place, focalise plus sur les déterminismes que sur les potentialités et les visées émancipatrices et libératrices.

Un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques »

C’est fondamentalement pour ces raisons que je fais l’apologie de l’École publique et, en ce sens, celle d’une école strictement et volontairement mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses. On y reviendra. L’École doit être un lieu séparé et un lieu où se pratique cette mise à part ; un lieu certes, mais aussi un espace qui devraient être libres et libérés, dans le sens plénier de cet adjectif. Pourquoi ? Parce qu’apprendre vaut d’abord en soi et pour soi, et ceci bien avant l’idée d’une finalité ou d’un usage quels qu’ils soient.

Mais malheureusement, et singulièrement en Belgique, l’enseignement « libre » et la liberté d’enseigner – dans l’ère spécifique de l’éducation obligatoire – ne sont compris que dans le cadre d’un régime de croyances et de convictions. Et qui plus est, et là est le pire, nous sommes dans un régime fondé et conforté par de puissantes logiques financières, déguisées en préceptes religieux et confessions de foi que nous appelons bien malencontreusement aujourd’hui des « valeurs pédagogiques ». Il suffit de se reporter au programme éducatif du « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC) belge. Celui-ci fédère tous les pouvoirs organisateurs des établissements scolaires qui se réclament, en matière d’éducation et d’enseignement, d’une affiliation religieuse catholique, ce qui lui permet d’être reconnu par les autorités publiques en charge de l’éducation notamment obligatoire.

Il faut citer le programme que vise cette instance qui entend « examiner le lien entre l’enseignement et le christianisme », religion qu’il comprend d’ailleurs comme une « source d’inspiration » : « Dans une société déconfessionnalisée, s’adressant à un public pluriel, l’enseignement catholique ne doit-il pas repenser son identité chrétienne ? Comment réconcilier espace public et convictions personnelles ? L’enseignement catholique entend répondre à ces questions en rappelant son projet : être au service du jeune dont il espère faire une personne de conviction, qui prend sa place dans la société d’aujourd’hui. Et cette mission, il la remplit en faisant résonner la parole de Dieu et en gardant vivante la mémoire de son histoire. C’est de tout cela qu’il est question dans ‘‘Mission de l’école chrétienne’’. La philosophie générale du document est bien, en effet, de rechercher des articulations, des liens entre des éléments qu’on aurait plutôt tendance à séparer. »6

Quoi que l’on pense de cette conviction, il n’en demeure pas moins qu’au regard de cette ontologie de l’École au sujet que je tente de cerner ici, une telle configuration, en matière d’enseignement obligatoire, pose évidemment question quant aux conditions d’accessibilité de tous, dans un tel modèle scolaire, et aux conséquences de cet insolite enchevêtrement entre convictions et savoirs, en matière de pédagogie. C’est pour cette raison que je suis convaincu que l’enseignement en soi doit être résolument et radicalement laïque et que la question de la laïcité – quand elle s’applique à la sphère scolaire – relève de choses très fondamentales – et donc fondatrices – qui sont bien plus décisives que, par exemple et par parenthèse, les habituelles questions de « signes » dits « convictionnels ».

Ces « signes » spécifiques qui ne sont précisément que des signes concrets et tellement anecdotiques en soi, mais qui doivent nous interpeller parce qu’ils sont la monstration d’un problème et qu’ils sont, en eux-mêmes, une question essentielle posée à l’École, au point qu’il y a là un excellent indicateur pour comprendre ce qu’elle peut dire d’elle-même et ce qu’elle entend faire valoir quant à ses missions premières. Nous y reviendrons en conclusion de ce propos.

Que signifie « instruire » ?

Mais, quoi qu’il en soit de cette façon d’aborder une question marginale et pourtant essentielle dans sa représentation et dans sa fonctionnalité, si l’on se pose la question de savoir « où l’on va » en matière d’enseignement, alors ma réponse située est qu’il est essentiel de réfléchir à ce que veut dire « enseigner des savoirs ». En sorte de comprendre que c’est d’une méthode avec un ordre de la démonstration qu’il s’agit et pas d’une exposition ou d’un étalage de connaissances. En réalité, enseigner n’est pas de l’ordre d’une répétition ou d’une réitération, c’est une incarnation à chaque fois individuelle et située. Pourquoi ? Parce que la naissance singularisée d’une intelligence est quelque chose de prodigieux.

D’ailleurs, si nous avons fonctionné des siècles durant en parlant d’« humanités », c’est bien parce que tout savoir enseigné est une façon d’instituer l’humanité en chacun de nous, en sorte de nous élever pour nous éduquer. À cet égard, l’humanisme de ces « humanités » est, en effet, l’apprentissage que l’autre humain est un alter ego, un « soi-même comme un autre » si l’on veut. Si bien que c’est ainsi que se brise, par ce programme d’étude et d’érudition, cette tentation originaire du meurtre fratricide, en sorte que cet autre devient un partenaire et non un adversaire, sans lequel, par ailleurs, aucun maillage social n’est possible.

« Ces nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris et par lequel il est intelligible », pour reprendre une formulation de Jean-Michel Muglioni, permet de rappeler que, « dans une école laïque, les contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques », mais précisément « par cette logique et cette raison inhérente aux savoirs »7.

C’est pour cette raison que nous ne devons pas craindre de penser l’École comme un lieu de retrait, comme un espace organisé de soustraction et même au gré de la métaphore du « retranchement », surtout si l’on veut que chacun puisse s’y auto-constituer et s’instaurer au gré de ses libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle Catherine Kintzler a raison de dire qu’« […] une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs ‘‘différences’’, qui s’appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d’armer, d’instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité ».8

Telle est, à mon sens, la nécessité de cet acte décisif qui consiste à rendre à l’École sa mission première d’enseignement, au gré de programmes d’enseignement, en sorte que la visée égalitaire et l’immense besoin social de correction des inégalités se trament uniquement à partir de cette exigence première et fondatrice des savoirs et, par conséquent, pas à partir d’un constat d’état d’une société donnée, à un instant social ou culturel donné dont il faudrait conséquemment faire découler des savoirs.

Dès lors, il faut en finir avec les opérations d’asservissement de l’École, en sorte de la préserver des multiples parasitages de toutes les formes de l’utilitarisme et de rendre les savoirs comme des objets autonomes à part entière. Une nouvelle fois, je partage pleinement l’option de Catherine Kintzler qui estime que « la question fondamentale (de l’École) est celle de l’autonomie » car « régler l’école publique par une prescription extérieure aux objets mêmes du savoir (morale, religieuse, politique, sociale), c’est la placer sous un régime d’hétéronomie : elle trouverait alors sa loi ailleurs qu’en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l’encyclopédie, sur la logique interne des savoirs qu’on y enseigne, c’est la placer sous le régime de l’autonomie »9.

En définitive, instruire est bel et bien tout autre chose qu’une instillation de moraline, et tout autre chose que l’injection de compétences ou de savoir-être. Et c’est sans doute là, au sein de ce dispositif laïque, la raison essentielle d’exiger la neutralité fonctionnelle de l’École, tant elle ne s’oppose pas aux croyances mais précisément les neutralise. « Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance »10, affirme à juste titre Jean-Michel Muglioni.

En ce sens-là, il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. Catherine Kintzler a raison d’affirmer que « l’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile et s’élève, qu’il prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie, en même temps qu’il en découvre la libéralité »11. C’est en tout cas grâce à ce dispositif que la continuité progressive, au gré des complexions dont je parlais plus haut, peut sans aucun doute trouver un cadre d’effectivité et d’efficience, grâce à ces missions les plus fondamentales de l’École.

Dès lors, ayons le courage de prendre le pli de cette décision radicale de libérer l’École de ces entraves et de ces soumissions qui lui enlèvent le mystère dont elle a tant besoin et qui désorientent les maîtres dont elle a tant besoin ! L’École, plus que jamais, doit permettre à chaque élève de rechercher l’autorité de son moi par un examen libre et radical, en mettant en œuvre un cadre de travail, d’étude et de connaissance par la science et sa méthode afférente, en sorte que s’instaure ce moment tellement essentiel qui est celui de la distance critique envers soi, ce moment de la « crisis » qui doit permettre d’éviter les formes du narcissisme, de l’égoïsme et de la facilité. Et quoi de plus urgent pour l’homme moderne, interrogé quant à son rapport à lui-même, à autrui et, bien entendu, à la nature et au cosmos ?

La laïcité n’est pas l’interconvictionnalité. Positivité critique de l’abstention

Pour achever ce propos, je voudrais revenir sur une question précédemment abordée par le prisme de la question complexe des signes dits « convictionnels ». Dans une récente « Carte blanche » publiée dans le journal belge Le Soir12, j’ai redit combien il était essentiel, dans le projet d’une École laïque, de ne pas réduire l’action laïque de l’École à un lieu de contrôle des convictions ou, pire encore, d’en faire un lieu contractuel de régulation des croyances, surtout en ces temps d’acharnement sur des visions étroites de certaines convictions, reconduites à leur dimension la plus archaïque et rétrograde.

Fondamentalement, si l’École est bien cet espace spécifique que j’ai tenté de décrire, cette question que nous abordons désormais doit être comprise sur son plan le plus large : l’École ne devrait jamais laisser introduire en son sein la lecture, binaire et surannée, de chaque personne en termes de « croyant » ou de « non-croyant ».

Pourquoi ? Parce que si l’École veut être un espace laïque, alors il faut la penser à partir de ce « degré minimal » d’appartenance, le plus extrême et le plus radical, de chacun en tant qu’il doit être l’alter ego de chaque autre. Ce « degré » tellement important et décisif qui confère une détermination fondatrice dans la façon dont Catherine Kintzler pose le cadre d’effectivité de l’espace laïque. Ou, dit encore autrement, il convient d’envisager l’organisation des modalités de ce lien d’appartenance en fonction de ce qui nous lie de la façon la plus originaire et la plus inclusive, en deçà donc de toutes les formes de croyances, et, par conséquent, au seul gré de l’extrême exigence de la liberté la plus originaire, celle de la conscience.

C’est un problème purement théorique voire logique, mais il est essentiel de bien le poser si l’on accepte que l’objectif est d’organiser la coexistence des libertés. Voilà pourquoi il est également essentiel de revendiquer une « École libre », au sens où je le disais plus haut. C’est-à-dire une École qui n’est pas contrainte par des normes relevant des modes d’organisation de la systémique religieuse qui sont celles d’une orthodoxie ou d’une orthopraxie religieuses. Deux modes d’efficience qui n’apporteront, toutes les deux réunies, aucune paix, tant ces deux-là sont le lieu d’entente des pires activismes, ceux des « pour » et, ne l’oublions pas surtout pas, ceux des « contre ».

Dès lors, si un professeur assume sa tâche d’enseigner c’est-à-dire qu’il fait lui-même, par sa fonction, signe vers le contenu d’une matière ou encore qu’il fait « connaître par un signe et une indication » (TLF), en sorte d’activer un processus d’apprentissage et d’acquisition, alors il importe qu’il se neutralise aussi lui-même quant à ses autres signes, en sorte que puisse se mettre en place le processus spécifique de la raison critique. Et, pour le dire rapidement, cette neutralisation exige-t-elle, sans aucun doute, qu’il n’y ait pas de brouillage par une multiplication des signes.

C’est à ce niveau quasi métaphysique qu’il faut comprendre et poser la question des « signes » dans l’enceinte scolaire. Et ce faisant, on comprendra d’emblée que la question dit infiniment plus que ce que le signe se borne à montrer. Et, surtout, que l’enjeu est infiniment plus vaste que celui d’un objet visible, parmi tant d’autres, qui, si l’interrogation que l’on porte sur lui est mal posée, ne fait alors, d’une part, que renforcer une critique déplacée de la religiosité et de la liberté religieuse et, d’autre part, permet, à d’autres, de verser dans des comportements qui deviennent vite discriminatoires.

Ainsi, les conséquences de ce dispositif fondateur sont précises : les déterminations et déterminismes sociaux, les conformismes et les orthodoxies ou orthopraxies, les convictions et les habitudes, les assignations individuelles et collectives, les normalisations et standardisations, l’ensemble des contrôles sociaux et des normes, tous ces mécanismes ont besoin d’avoir un contre-miroir fort et structuré pour permettre que l’autonomie critique et responsable se mette en place et qu’il y ait, au moins pour un temps, dans une existence humaine, un lieu et un espace où la sortie de soi (ex-ducere – éducation) est possible. Tout ceci en sorte qu’une véritable métamorphose de soi et de « l’ego du soi » demeure possible, tant il est vrai que la séduction (se-ducere) ne suffit pas pour s’accomplir et s’humaniser.

Dès lors, si l’École obligatoire demeure bien un constituant du dispositif de la construction sociale et si l’enseignant appartient bien à ces corps institués qui participent aux missions de l’Autorité publique dans ce qu’elles ont de plus noble, alors il est essentiel que l’abstention, en matière de tout signe, soit un principe d’action et d’éducation. Et disant cela, comprenons bien que c’est d’une « abstention » que l’on parle et pas d’une négation, car il n’est en rien question de faire en sorte que l’École soit entendue comme un lieu de formations d’athées, d’agnostiques ou encore d’anticléricaux.

On l’aura compris, il devient, par conséquent, légitime que l’École, sur le plan des croyances et des convictions, apporte, par cette méthode positive et constructive de l’abstention, sa part déterminante de construction des rationalités critiques. Ceci, en sorte qu’elle permette l’existence d’un espace critique et laïque où pourra s’opérer une réflexion – qui, elle non plus, n’est pas de l’ordre de la négation – sur tous les systèmes d’appartenance et d’assignation qui sont ceux de vie sociale.

Cette méthode que je défends n’est donc pas celle d’un geste d’uniformisation ou de mise à distance dédaigneuse des zones intimes de la croyance, c’est celle d’un geste d’individuation radicale et ouverte qui entend se travailler par une logique positive qui oblige à aller loin dans une interrogation sur soi et l’autre ; ce que l’on pourrait appeler, dans une redondance qui produit du sens, le « libre libre examen ». Cet examen tellement essentiel qui montre combien nous ne sommes pas dans un régime de tolérance, mais combien plus dans cet espace de l’effectivité de la liberté de conscience. Un espace grâce auquel l’École – et précisément celle qui retourne aux exigences de ses fondamentaux – peut alors contribuer à construire une société – avec laquelle elle ne se confondra pas – qui soit fondée sur un lien politique, juridique et civique et non sur une forme religieuse.

Voilà pourquoi, dire que l’on demande une abstention (et non une négation) de toutes les formes de manifestation, donc de caution ou de reconnaissance, des formes et figures des religions et des cultes, des croyances comme des incroyances, sans oublier les champs des signes politiques et philosophiques, dire cela, c’est permettre à l’École d’être et de rester un lieu de « respiration », comme dit Catherine Kintzler, et lui permettre d’être pleinement une République libre des savoirs.

Notes

1Professeur ordinaire de philosophie à l’Université catholique de Louvain (Belgique) & membre titulaire de l’Académie royale de Belgique https://academieroyale.be/fr/l-academie-royale-classes-classe-lettres-sciences-morales-politiques-membres-detail/relations/jean-leclercq/.

2 – Ce texte a été prononcé lors du 36e « Colloque de la Laïcité » organisé, à Bruxelles, par les « Amis de la morale laïque ». Le thème de cette journée d’étude était : « Enseignement, où va-t-on ? ».

3 – [NdE] S’agissant de l’institution, et plus particulièrement d’une institution d’État, le mot prend ici tout naturellement la majuscule.

5 – On pourra lire avec profit ce texte détaillé de Chantal Jaquet : « Chapitre XIII. La mobilité sociale au prisme de Spinoza », dans Spinoza à l’œuvre, Éditions de la Sorbonne, 2017, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.96560 .

7 – « Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020.

8« La laïcité, c’est d’abord une liberté », entretien avec A. Devecchio, Le Figaro, 6 novembre 2015.

10« Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020 (article cité).

11« Que fait-on dans une école laïque ? L’école de la République est-elle faite pour la République ?, dans Mezetulle, 24 septembre 2015 (article cité).

« Regards croisés sur la laïcité », vidéo

L’émission « La foi prise au mot » de la chaîne KTO, préparée et animée par Régis Burnet, diffuse la vidéo « Regards croisés sur la laïcité » (Catherine Kintzler et Jean Leclercq, professeur à l’Université catholique de Louvain).

À regarder sur le site de l’émission https://www.ktotv.com/video/00442670/regards-croises-sur-la-laicite

et sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=leqHBjUvvFk

Laïcité de séparation et « laïcité de coopération ». Un grossier piège sémantique

Le site Vie publique.fr, frappé du logo de la République française, a publié récemment un texte de Philippe Portier, intitulé « L’action sociale : de la laïcité de séparation à la laïcité de coopération »1. Qualifié de « Parole d’expert », il côtoie sur le site des déclarations ministérielles et divers documents officiels. Aucune invitation à le commenter n’est proposée, aucune autre « parole d’expert » présentant un point de vue différent n’est rendue accessible sur le sujet. Comme le montrent l’enquête et l’analyse d’Aline Girard2 ci-dessous, sa source, son titre et surtout sa lecture révèlent qu’il s’agit d’une tribune programmatique promouvant une politique d’inspiration concordataire, contraire aux lois laïques.

Un article de Philippe Portier intitulé « L’action sociale : de la laïcité de séparation à la laïcité de coopération » a été mis en ligne le 13 décembre dernier sur le site Vie publique.fr géré par la Direction de l’information légale et administrative (DILA) rattachée aux services du Premier ministre, dans la rubrique Parole d’expert (« Une politique publique, un débat analysé par un expert du domaine »). Une parole de militant plutôt qu’une parole d’expert, celle d’un promoteur de la coexistence interreligieuse, d’un partisan de la participation active des cultes à la vie de la Cité et, somme toute, d’un contempteur de la laïcité.

Faux ami de la laïcité

Qui est Philippe Portier ? Titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à la Section des Sciences religieuses de l’EPHE où il a succédé à Jean Baubérot au nom de leur proximité idéologique, il est membre du conseil de direction de l’Institut européen des religions et de la laïcité3, nouvel habit de l’Institut européen en sciences des religions créé en 2002 pour accompagner la mise en œuvre de l’enseignement du fait religieux à l’école publique.

Il est aussi membre fondateur de la Vigie de la laïcité aux côtés de Jean Baubérot, Jean-Louis Bianco, Nicolas Cadène, Stéphanie Hennette-Vauchez et Valentine Zuber, association qui a repris la ligne de l’Observatoire de la laïcité, dissous en 2021 après des années d’influence, de discours et d’actions fragilisant la laïcité et assénés du haut de son éminente position (P. Portier était membre du comité d’experts de l’ODL). Cette « vigie » qui regarde sans cesse du mauvais côté se pare des habits officiels de l’ancien Observatoire alors qu’elle n’est qu’une association comme une autre, pour tenter d’influencer les politiques publiques en matière de laïcité avec les mêmes arguments d’autorité.

Il est enfin co-président avec Pierre Kahn de l’association Enquête, association interconvictionnelle – de même inspiration que Coexister – qui intervient dans les écoles, profitant de la naïveté, voire de l’assentiment de nombreux chefs d’établissement et enseignants. Sous couvert d’éducation à la laïcité et aux faits religieux, elle valorise de fait le rapport à la religion auprès des jeunes enfants.

Philippe Portier est donc présent dans tous les organismes qui instrumentalisent le principe de laïcité et en diffusent une vision faussée.

Les Églises apportent leur soutien à l’État, l’État accorde son aide aux Églises

Que dit-il dans sa tribune partisane ? Qu’il faut « passer d’une laïcité de séparation à une laïcité de coopération ». Pourquoi l’heure serait-elle donc venue de glisser de l’une à l’autre ? Parce que, dit-il, le monde a changé et que « l’État rationnel s’est trouvé confronté à l’évidence de sa propre impotence ». C’est, selon lui, du « sentiment que l’histoire ne peut plus trouver sa voie en se livrant à la seule action du politique, que procède le recours au religieux », qui apparaît comme « un adjuvant nécessaire dans l’entreprise d’administration de la société ». Il ajoute que « les acteurs politiques considèrent désormais nécessaire de renforcer leurs interactions avec les institutions religieuses […] afin de se rendre plus efficaces, en usant des ressources des Églises, dans le gouvernement de la société ». Pauvre État, invalide, impotent, presque grabataire. Les cultes, faisant œuvre de charité, sont fort heureusement là pour l’assister.

Plaidant pour sa paroisse, l’universitaire affirme que « dans un grand mouvement croisé, les Églises apportent leur soutien à l’État, l’État accorde son aide aux Églises ». Dans la corbeille de mariée que les Églises offrent généreusement à la société pour le bien commun, on trouve selon Philippe Portier des écoles, des associations de jeunesse, des syndicats, des organisations caritatives (rappelons qu’elles sont largement subventionnées par la puissance publique, ce qu’il oublie de dire). Mais les cultes seraient dans les faits bien plus généreux puisqu’il ajoute qu’ils « participent aussi à l’activité réflexive de l’État » avec une « expertise spécifique ».

Le soutien de l’État aux cultes s’exprimerait quant à lui à travers une « politique symbolique » comme lorsque ses dirigeants prennent part à des cérémonies religieuses et interreligieuses – ce dont l’auteur se réjouit – mais aussi par une assistance financière en dépit, ose P. Portier, de l’article 2 de la loi de Séparation qui les proscrit (financements massifs apportés par l’État et les collectivités territoriales à l’enseignement privé confessionnel, dotations et autres déductions fiscales). L’heure est donc à la coopération, mieux à la collaboration, au nom de « la quête mémorielle et identitaire qui caractérise notre moment historique ». La logique du concordat s’affirme désormais clairement.

Un marché de dupes

Qui sortirait vainqueur de ce marché de dupes présenté comme exemplaire ? Certainement pas les citoyens et encore moins l’État qui afficherait son affaiblissement laïque, agirait en contradiction avec le principe de séparation et accepterait sans cesse des compromissions, comme si depuis 1905 il tentait par tous les moyens de s’excuser d’avoir banni le dogme de la vie politique.

Depuis la loi Debré de 1959, véritable brèche institutionnelle, les accommodements sont légion et Emmanuel Macron depuis 2017 y contribue largement. Il aime faire appel aux cultes pour recueillir leur avis, comme lors des audioconférences présidentielles sur le moral des Français en temps du Covid, des consultations sur la fin de vie ou des échanges sur l’antisémitisme au lendemain de la marche du 12 novembre 2023 à laquelle le Président de la République avait choisi de ne pas participer. Cette rencontre s’est d’ailleurs achevée par une méchante querelle entre les représentants des cultes, illustrant parfaitement ce que pourraient être les ravages d’un retour au Concordat, paradis perdu dont personne ne parle jamais mais auquel lui aussi pense toujours. Il n’a donc pas été étonnant de le retrouver à Notre-Dame, transgressif et tout-puissant, faisant un discours présidentiel le 8 décembre et assistant à la messe le lendemain, ès-qualités.

Ces dialogues à répétition avec les responsables des cultes, qui de facto délégitiment et marginalisent le rôle et la parole des représentants du peuple, galvanisent les religions. Le Président de la République ayant « encouragé les [cultes] à multiplier les actions éducatives, en particulier en direction des jeunes », les religieux en ont profité pour prendre pied dans l’école publique, invités par des enseignants avec l’accord de la hiérarchie à débattre de religion et de laïcité avec des élèves4. Une entorse majeure à la laïcité scolaire, contournée et brouillée, dans une école où désormais les élèves sont exposés à la parole religieuse et où la confusion des registres de la pensée est entretenue5.

Bas les masques

Avec le texte de propagande de Philippe Portier, qu’il est sidérant de lire sur un site dépendant du Premier ministre, les masques sont enfin tombés. La galaxie Baubérot en photo sur le site de La Vigie de la laïcité, n’est jamais allée aussi loin dans le dévoilement de sa pensée et de sa stratégie. Ce réseau idéologique, à travers des organismes aux organigrammes imbriqués (IREL, Observatoire de la laïcité, Vigie de la laïcité, Coexister, Convivencia, Enquête), déploie toute son influence pour atteindre enfin son but : faire primer la notion de liberté de religion sur le principe de laïcité6, privilégier les affects sur la raison dans la conduite des affaires publiques et orienter la société vers le concept anglo-saxon de tolérance communautariste fondée sur les religions.

Cette vision serait plus adaptée selon eux au renouveau de la croyance religieuse et à la multiculturalité ethnique et confessionnelle de la France d’aujourd’hui, mais elle est surtout parfaitement en phase avec d’une part le positionnement idéologique de l’Union européenne, projet à l’origine chrétien-démocrate, pour laquelle les religions « fabriquent du lien social européen »7 et donnent une « âme à l’Europe », pour reprendre la formule de Jacques Delors et d’autre part avec la volonté des cultes – de l’islam bien sûr, mais aussi de l’Église catholique qui n’a jamais baissé les bras – de jouer un rôle central et régulateur dans la Cité.

Une offensive contre les lois laïques

Donc ils attaquent en force, mais toujours avec onction. À l’occasion par exemple de l’anniversaire des vingt ans de la loi du 15 mars 2004 qui interdit les manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, ils sont passés à l’offensive pour laisser entendre que cette loi est liberticide, discriminatoire et « islamophobe ». Comme lors des Rencontres 2024 de la Vigie de la Laïcité, le 2 mars 2024, qui avaient pour thème « La loi de 2004, vers une nouvelle laïcité ? Regards croisés » avec la fine fleur des faux amis de la laïcité (Jean Baubérot, Jean-Louis Bianco, Philippe Portier, Jean-Marc Schiappa, Alain Policar, Nicolas Cadène).

Ils accumulent, dans les médias qui leur sont acquis, articles et tribunes, passages radio et conférences, au cours desquels cependant, quand ils ont de vrais laïques en face d’eux pour leur apporter la contradiction, ils esquivent systématiquement le débat, se contentant de dérouler leur discours formaté. Ainsi lors de l’émission Répliques du 11 mai dernier « Qu’est-ce que la laïcité ? »8, où Abnousse Shalmani a bousculé un Philippe Portier réfugié dans un exposé répétitif faisant passer des assertions fausses pour des vérités et refusant la vraie confrontation d’idées. Ainsi lors de la disputatio qui a opposé Jean Baubérot et Nathalie Heinich et où cette dernière, malgré ses efforts, n’a pas réussi à obtenir du fuyant débatteur des réponses aux questions précises qu’elle lui posait9.

Soyons sûrs qu’en prévision de l’anniversaire des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905, les troupes et la rhétorique sont prêtes. Prêtes à asséner urbi et orbi qu’il faut appliquer la loi dans une interprétation étroitement littéraliste  et réduire la laïcité à la neutralité de l’État dans une approche exclusivement juridiste. Prêtes à répéter que cette loi suffit amplement à la République laïque et que toutes les lois postérieures (15 mars 2004 et 24 août 2021) sont inspirées par une conception coercitive et liberticide de la laïcité. Prêtes à faire l’impasse sur les lois de laïcité scolaire de 1879-1886 qui ont consacré l’école comme un lieu d’émancipation et sur les éclairantes « circulaires Jean-Zay » de 1936-37 qui ont affirmé la spécificité de la laïcité scolaire.

Révolution sémantique

Philippe Portier et ses amis en ont profité pour faire une révolution sémantique. Depuis que les attaques contre la laïcité ont commencé il y a plusieurs décennies, ils se sont employés à l’adjectiver pour affaiblir le concept. Le catalogue des épithètes utilisées démontre une inventivité sans limite : laïcité positive, ouverte, inclusive, bienveillante, tolérante, multiculturelle, etc., avec l’objectif de l’opposer subliminalement à ce qui serait une laïcité négative, fermée, excluante, malveillante, intolérante, identitaire. Mais l’adjectivation est dépassée, il faut préférer aujourd’hui le complément du nom et parler avec autorité et sérieux de laïcité de reconnaissance, de liberté, d’inclusion, d’émancipation, d’abstention (Paul Ricœur), d’intelligence (Régis Debray) ou d’interculturalité et de coopération (Philippe Portier), termes qu’il est aisé d’opposer dans l’esprit de chacun à laïcité de contrôle, de contrainte, de défiance, de confrontation, d’incompétence, d’ignorance, de séparation10.

Pourquoi cette pirouette sémantique ? Parce que dans le binôme nom-adjectif, l’élément fort et intangible est le substantif qui retient l’attention du lecteur ou de l’auditeur. Avec un nom et un complément du nom, le substantif fort est le second, le premier étant réduit à une sorte de commun dénominateur. La laïcité est ainsi minorée par rapport à l’impératif d’inclusion, de coopération ou de reconnaissance. De quoi ? Des religions bien sûr. À l’aune de cette manœuvre, le titre de la tribune de Philippe Portier sur vie publique.fr mérite que l’on s’y arrête, car il est un parfait exemple de la tactique des adversaires de la laïcité. L’expression « laïcité de séparation » est utilisé avec la volonté de charger négativement la laïcité. Or la laïcité, C’EST la séparation. Celle des Églises et de l’État. On pourrait penser que Portier s’est égaré, mais non, l’essentiel est ici d’opposer « séparation » à « coopération ». Coopération avec les cultes pour un monde meilleur. C’est un idéal qui a trouvé en quelque sorte sa concrétisation dans le régime concordataire, une forme d’organisation de la société qui va bien à Jean Baubérot, lui qui avait il y a quelques années forgé l’expression « laïcité concordataire », oxymore ébahissant. Ainsi, en opposant séparation et coopération, comme deux termes d’égale valeur et d’égale dignité, Philippe Portier ne fait rien d’autre que prôner le retour au Concordat. Et, comme nous l’avons dit, cela sous la forme d’une « parole d’expert » adoubée par les services du Premier ministre.

Le pape, un allié non modéré

Les propos tenus par le pape lors de sa visite en Corse le 15 décembre ne peuvent que réjouir les activistes antilaïques et les conforter dans leurs attaques contre la laïcité qu’ils réduisent à la liberté de religion et dans la promotion de la coexistence interconfessionnelle. Ils ont un puissant allié avec le souverain pontife qui a défendu l’idée d’une laïcité qui ne soit pas « statique et figée mais évolutive et dynamique » et affirmé, se mêlant de ce qui ne le regarde pas : « Une saine laïcité signifie libérer la religion du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la religion, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux ». Peu de commentateurs auront noté que le pape appelle de ses vœux un « super-concordat » puisque dans une fausse symétrie il réclame que la religion influe sur le politique tout en refusant un contrôle du politique sur le religieux. En quelque sorte au concordat gallican réclamé par P. Portier pour remplacer la laïcité, il préférerait un concordat ultramontain avec tout ce que cela révèle de la volonté de domination sans contrôle de la religion sur la société11.

Le pape était moins modéré et probablement plus sincère et transparent le 15 mars 2021quand il a accordé une audience à Samuel Grzybowski, fondateur de Coexister. Dénonçant le laïcisme – qualificatif infamant jeté à la figure de qui ose défendre la société contre l’emprise religieuse – il a repris une image de la deuxième lettre de Saint Pierre : « Quand la laïcité devient une religion, c’est comme un chien qui retourne à son vomi »12. Une violence verbale et symbolique digne des grands affrontements entre l’Église et l’État du début du siècle passé (n’oublions pas que le Vatican a excommunié les députés catholiques qui ont voté la loi du 9 décembre 1905) et qui doit nous rappeler que les cultes ne renonceront jamais à peser sur le gouvernement des hommes. La religion le fait désormais ouvertement avec le soutien des faux amis de la laïcité qui ont enfin laissé tomber le masque et qui agissent dans notre pays au plus près des institutions.

Notes

1 [NdE] Le site Vie publique.fr https://www.vie-publique.fr/ est réalisé par la Direction de l’information légale et administrative rattachée aux services du Premier ministre ; il a pour objet d’outiller les citoyens « pour décrypter l’actualité politique, économique et sociale, en France et dans l’Union européenne, et construire leur opinion. ». Parmi ses engagements, on note l’objectif d’« Equilibre » ainsi exposé : « les contenus excluent tout jugement de valeur ou interprétation personnelle. Les sujets susceptibles de susciter la controverse sont traités de manière équilibrée. Les rédacteurs, agents de la DILA, sont les garants de l’application de cette ligne éditoriale. ». L’article de P. Portier analysé par Aline Girard est consultable à l’adresse : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/296550-laction-sociale-de-la-laicite-de-separation-la-laicite-de-cooperati .

2 – [NdE] Aline Girard, auteur de l’ouvrage Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Paris, Minerve, 2021), est secrétaire générale d’Unité laïque https://unitelaique.org/ . Voir la préface du livre sur Mezetulle, suivie d’une brève analyse.

3 – On notera la volonté confusionniste consistant à mettre sur le même plan religions et laïcité dans le nouveau nom de cet institut.

6 – Au nom de la liberté de religion, certains États démocratiques comme le Royaume-Uni acceptent des tribunaux communautaires (Sharia councils) et donc l’inégalité entre leurs citoyens.

7 – Bérangère Massignon, « Les relations des organismes européens religieux et humanistes avec les institutions de l’Union européenne : logiques nationales et confessionnelles et dynamiques d’européanisation », in Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne https://www.vie-publique.fr/rapport/25538-croyances-religieuses-morales-et-ethiques-dans-le-processus-de-construc

9 – Nathalie Heinich et Jean Baubérot, Les Déchirements de la laïcité, Paris, Mialet-Barrot, 2023.

10 – Dans son texte France laïque. Sur quelques questions d’actualité (Gallimard Tracts), Régis Debray a enrichi en 2020 le lexique avec des beaux spécimens de laïcité agrémentée : laïcité « pusillanime, inconséquente et tournant à vide », « laïcité de théâtre », « laïcité académique et pudibonde », « laïcité cocorico ».

11 – L’évêque de Nanterre est revenu récemment sur la polémique, très regrettable selon lui, qui a suivi les propos du pape. Le prélat distingue deux traditions de laïcité en France en reprenant l’habituelle opposition négatif/positif évoquée plus haut : la « laïcité de combat » et la « laïcité de dialogue », souhaitée par le pape. Et il assène doctement « C’est la laïcité de dialogue qui prévaut dans les textes, dans la jurisprudence et dans la pratique ». Participant à l’offensive générale, les représentants des cultes n’ont plus aucune retenue pour s’autoriser un avis sur la laïcité.

12https://www.la-croix.com/Religion/Le-pape-jeunes-Francais-engages-Faites-revolution-2021-03-15-1201145822.

[NdE] Voir ci-dessous, en commentaire, la réponse de Jean Baubérot.

Edit du 25 février 2025, 21h50

Mezetulle a reçu le 25 février 2025 le texte suivant par voie de courrier électronique. Le message qui l’accompagnait réclamant expressément le droit de réponse, je le publie à la suite de l’article et non sous forme de commentaire. C.K.

Communiqué de la Vigie de la Laïcité. 24 février 2025

Stop aux attaques ad hominem !

Nous comprenons parfaitement que le petit groupe dont Mme Aline Girard est Secrétaire Générale (que cela fait riche, un tel titre !) ait besoin de se faire connaître et nous rassurons tout le monde, nous n’allons pas contribuer à une gloire d’autant plus éphémère qu’elle est discutable.

S’agit-il d’un débat quand Philippe Portier écrit « À sa façon, la laïcité coopérative renoue avec l’inspiration gallicane » (appréciation que l’on peut ne pas partager) et que cela devient sous la plume de Mme Girard un soutien de Philippe Portier à une « laïcité de coopération » ?

On est dans la logique vallsienne « expliquer c’est excuser » et à ce stade, un journaliste décrivant un assassinat est complice de l’assassin !

De cette longue diatribe digne de procureurs de l’Inquisition ou de Procès staliniens, retenons quelques rapides points :

On trouve donc des attaques personnelles particulièrement malsaines contre Philippe Portier. L’attaque personnelle est d’autant plus curieuse de la part de cette dame que ce dernier est au sommet de la hiérarchie académique et qu’il est une référence dans le milieu universitaire, qui opère selon des critères exigeants d’élection par les pairs, qui n’ont rien à voir avec les procédures de cooptation opaques auxquelles Mme Girard fait référence de manière à la fois incorrecte et outrancière.

L’étape suivante, dans la logique propre aux méthodes de la fachosphère, est le dénigrement par les réseaux sociaux. Nous posons ici la question publiquement : Mme Catherine Kinztler, avec qui nous ne sommes pas d’accord, mais qui possède une certaine réputation, veut-elle vraiment cela ? Si oui, qu’elle dise participer à une opération d’épuration professionnelle ; si non, qu’elle le dise pareillement. Mais elle ne peut se taire.

Sur le fond des arguments, c’est à dire sur la médiocrité de la querelle sémantique, nous renvoyons à ce que Jean Baubérot a déjà écrit dans sa première réponse. Mais s’agit-il d’une argumentation scientifique dans cette logorrhée ? Assurément, non. Il faut faire feu de tout bois et, par là même, le but est évident : non pas discuter, mais délibérément salir.

La preuve en est que Mme Girard dresse la longue liste de nos amis, réels ou supposés. C’est élogieux, mais certainement immérité. Peut-être que Mme Girard ne sait pas ce que signifie d’avoir des relations dans le monde associatif ?

En fait, tout tourne autour de la bonne vieille rengaine bien xénophobe : Briand en 2025 signerait la Loi Séparatisme et serait le fils illégitime de Manuel Valls et Bruno Retailleau. Cette torsion des faits recoupe, et certainement comme un lapsus de la part de Mme Girard, une vérité profonde : la place centrale d’Aristide Briand dans le débat de 1905. Involontairement, Mme Girard rend hommage aux travaux de Jean Baubérot. Qu’elle en soit, malgré tout, remerciée.

Or, Aristide Briand a développé (avec d’autres) la place essentielle de la liberté de conscience que ni M. Valls, M. Darmanin, M. Retailleau (et Mme Girard) ne situent dans l’argumentation républicaine. Pour eux et pour elle, c’est l’État qui fait tout, qui dit tout, qui organise tout. Cela s’appelle le totalitarisme : nous n’en sommes pas et nous n’en serons pas.

Un dernier point, mais peut-être ici ou là, ce point sera-t-il plus écouté ? Dans celles et ceux qui ont agi avec Briand pour la défense de la liberté de conscience, on trouve Frédéric Desmons, Grand Maitre du Grand Orient et qui, à ce titre, est entré, lui, dans l’Histoire comme un important Grand Maitre…

Nous ne voulons pas accaparer plus longtemps les riches colonnes de Unité laïque/Mézetulle/Hiram.be et nous vous saurions gré de publier notre court communiqué. Écouter l’autre est aussi un droit, ne pensez-vous pas ?

Accompagnateurs scolaires et port de signes religieux

Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau vient de relancer la question du port de signes religieux par les accompagnateurs de sorties scolaires. Il s’agit là d’un débat récurrent sur lequel Mezetulle a déjà publié plusieurs textes dont certains remontent à 2014. Le texte ci-dessous expose quelques arguments en faveur de l’interdiction de l’affichage religieux ou politique par les personnes accompagnant occasionnellement les élèves lors de sorties scolaires. Il a été mis en ligne initialement sur Mezetulle le 18 octobre 2019 sous le titre « Accompagnateurs scolaires : et si on leur proposait la respiration laïque ? » Partiellement repris dans une tribune collective publiée sur Figarovox et sur le site de l’UFAL, il demeure d’actualité 1.

La législation actuelle ne fait pas du port de signes d’appartenance religieuse ou politique un droit absolu pour les accompagnateurs2 bénévoles. Cette liberté qui leur est actuellement accordée a pour conditions le bon fonctionnement du service et l’absence de trouble à l’ordre public, lesquels sont appréciés par le directeur d’école ou le chef d’établissement – de sorte qu’un éventuel refus puisse être précisément motivé3. Mais, en l’absence de règle générale claire, tout est renvoyé (comme lors de l’affaire de Creil en 1989) aux enseignants sur le terrain et reste très sensible aux fluctuations de l’opinion.

1° Il conviendrait de considérer non pas le statut des personnes ni le lieu mais la nature de l’activité. Dès lors qu’il s’agit d’une activité scolaire, liée à un acte d’enseignement, on est bien dans le cadre de l’école et cela quel que soit le lieu et quelles que soient les personnes impliquées. À plus forte raison si la sortie est obligatoire4. Or c’est ce que la législation actuelle traite de manière inadéquate en distinguant ce qui a lieu dans les murs et hors les murs de l’école.

Pourtant, rappelons que l’article L.141-5-2 du code de l’éducation s’applique aussi « hors les murs » :

« L’Etat protège la liberté de conscience des élèves.
Les comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d’endoctrinement de ceux-ci sont interdits dans les écoles publiques et les établissements publics locaux d’enseignement, à leurs abords immédiats et pendant toute activité liée à l’enseignement. »

2° Les personnes extérieures sont sollicitées pour encadrer les sorties scolaires à défaut de personnel disponible. En principe c’est le personnel de l’Éducation nationale qui devrait assurer ces accompagnements. Ce n’est donc pas une jouissance de droit pour ces personnes. On les sollicite non pas pour leur proposer gentiment une promenade, mais parce que l’EN n’a pas les effectifs suffisants pour assurer un service. En prêtant leur concours, les accompagnateurs extérieurs bénévoles concourent à l’intérêt général : c’est une excellente chose et on doit les en remercier. Mais le service changerait-il de nature du fait qu’on recourt momentanément à des personnes extérieures ?

3° Il semble aller de soi que les bénévoles extérieurs sont des parents d’élèves, et plus particulièrement des mères. Il n’en est rien ! Le directeur d’école peut solliciter ou accepter le concours d’accompagnateurs qui ne sont pas des parents. S’il s’agit de parents d’élèves, pourquoi privilégier les mères ? L’accompagnement scolaire serait-il une spécialité féminine et plus particulièrement maternelle ? Et si on accepte des mères portant un signe d’appartenance religieuse, il faut donc aussi accepter des « papas » portant kippa, kamis, turban, poignard sikh, que sais-je encore… Plus largement, on devrait accepter des personnes portant des signes syndicaux ou politiques. Voilà une étrange manière de « protéger la liberté de conscience des élèves ».

4° L’école publique doit-elle s’aligner sur le modèle fusionnel, intrusif et sélectif de la « maman » tel qu’il nous est présenté ad nauseam ?
Lorsqu’il s’agit de parents d’élèves, les accompagnateurs scolaires n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs ; réciproquement ils doivent traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. Ce n’est pas en acceptant des formes ostensibles d’orthopraxie religieuse qu’on peut appliquer ce principe.

5° La figure pathétique familialiste de la « maman » suppose une conception de l’école qui ne soustrait pas les élèves à leur milieu, une école renvoyée sans cesse à son extérieur, au tourbillon social. Or l’école devrait offrir une double vie aux élèves, les dépayser sereinement, les convier à un ailleurs. On peut imaginer que des « mamans » souhaitent peut-être aussi vivre un moment qui les soustrait à leur environnement et à leurs obligations communautaires, faire l’expérience de ce que j’ai appelé ailleurs « la respiration laïque »5. L’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait cette expérience : il échappe par cette dualité, par cette alternance, aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. Croire qu’une femme portant le voile serait incapable de comprendre et de pratiquer cette alternance, la renvoyer sans cesse à l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la fixer dans un rôle social. L’exempter de cette alternance libératrice, c’est cautionner, en la banalisant, la normalisation politico-religieuse qui fait du port du voile une obligation et un signe de « bonne conduite » islamique. Cela revient à dire à chaque musulmane « tu peux porter le voile tout le temps et partout, donc tu le dois ». C’est désarmer et abandonner celles qui, nombreuses, ne le portent pas, luttent pour ne pas le porter et entendent échapper au lissage de leur vie.

Notes

1 – Voir l’article dans sa version initiale. Voir le dossier récapitulant divers articles en ligne sur Mezetulle depuis 2014 : http://www.mezetulle.fr/dossier-les-sorties-scolaires-et-leurs-accompagnateurs/ . Voir sur le site de l’UFAL le texte de la tribune collective publiée en novembre 2019.

2– « Accompagnateurs » : j’emploie ici à dessein le genre non marqué (dit masculin).

3 – [Note mise à jour en janvier 2025]. Voir la fiche 23 de l’édition 2024 du Vademecum la Laïcité à l’école (p. 124-128 de  l’édition téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale).

4 – Voir le communiqué du président de la Fédération des Délégués départementaux de l’Éducation nationale à la suite de l’audition au Sénat du 16 octobre 2019 : https://ahp.li/2a5696d5b6f94cffac61.pdf

5 – Voir sur ce site « Laïcité et intégrisme« .

« Laïcité, athéisme et auto-institution » (Podcast sur « Hérétiques »)

Le site Hérétiques m’a récemment invitée à enregistrer un « podcast » sur la laïcité, sous la forme d’un entretien en deux parties (publiées le 1er et le 15 décembre).
Cet entretien est disponible sur le site ainsi que sur les plates-formes Apple, Spotify, Deezer, Youtube, Amazon, Instagram, etc.

Accès à l’enregistrement depuis le site, où on trouvera les liens vers les plates-formeshttps://heretiques.fr/2024/12/01/laicite-atheisme-et-auto-institution-avec-catherine-kintzler/

Merci au site Hérétiques de m’avoir accueillie pour ce moment de réflexion et de discussion approfondies !

Lire la présentation du site Hérétiques sur cette page, où on pourra aussi prendre connaissance de la très riche bibliothèque de pocasts.

Samuel Paty, Dominique Bernard, in memoriam

Commémoration des assassinats de Dominique Bernard et de Samuel Paty par des terroristes islamistes. Je n’arrive pas à faire mieux que la reprise (ci-dessous) de l’article que je publiais le 17 octobre 2020, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. J’y ajoute juste une réflexion.

Samuel Paty a été qualifié par son assassin de « chien de l’enfer« . Dominique Bernard a été assassiné expressément pour des motifs généraux à caractère civilisationnel : haine par l’islamisme de la littérature universelle, du raffinement intellectuel, du savoir qui met chacun à distance de toute assignation. Les assassins de Samuel Paty et de Dominique Bernard ont suivi les consignes données par l’Etat islamique en 2015 après l’attentat au Bataclan. Tous deux ont trouvé une complaisance tacite, sournoise, non violente, doucereuse, dans la conception de l’école installée depuis 40 ans qui discrédite le savoir, qui ne cesse de renvoyer l’école à son extérieur et de brouiller la différence entre le moment scolaire et la vie ordinaire, qui, en encourageant les élèves à « venir comme ils sont », refuse de leur offrir une double vie et l’élévation à laquelle ils ont droit.

La laïcité est depuis 40 ans en proie à un « serial killer » protéiforme qui s’efforce de la grignoter et de la neutraliser en la noyant dans un océan incantatoire de bienpensance « inclusive » et en l’attaquant par des mesures législatives et réglementaires : c’est le terreau sur lequel se développent les assassins visibles, physiquement armés. Rappelons quelques étapes remarquables. 1989 Lionel Jospin introduit le voile islamique à l’école, avec l’appui de Danièle Mitterrand qui déclare que toutes les traditions sont respectables. 1992-93 Jack Lang signe les accords « Lang-Cloupet » en faveur de l’enseignement catholique. 2013 Jean-Marc Ayrault accueille le « Rapport sur la politique d’intégration » qui prône une politique particulariste et communautaire. 2016 Bernard Cazeneuve lance un ballon d’essai au sujet d’un « Concordat avec l’islam ». Mais la droite n’est pas en reste – on se souvient du Rapport Machelon en 2006, de la loi Carle en 2009, de l’inénarrable « identité heureuse » d’Alain Juppé en 2016. Une mention spéciale revient toutefois à cette déclaration de François Hollande en 2015, inversant expressément les termes de la loi de 1905 : « La République française reconnaît tous les cultes ».

À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Vendredi 16 octobre, Samuel Paty, professeur, a été décapité parce qu’il enseignait. Réduire cet assassinat à un crime revient à esquiver le caractère politique de la visée hégémonique qu’il véhicule. Car cette atrocité se présente comme une exécution expiatoire menée au nom d’un ordre supérieur qui devrait supplanter non seulement les lois de l’association politique, mais aussi tout rapport autonome à la connaissance, à la pensée. Elle révèle aussi que la guerre menée contre la République a dépassé la période des tests politiques, ainsi que celle des commandos organisés terrorisant la société civile, pour atteindre un niveau alarmant de diffusion. En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger.

Si l’école est laïque, ce n’est pas seulement comme institution et parce qu’elle est un organe du dispositif républicain, c’est aussi parce qu’elle tire (ou devrait tirer) son autorité de la constitution des savoirs, laquelle échappe à toute transcendance, à toute imposition d’une parole ou d’un livre unique, et ne peut se construire qu’avec des esprits en dialogue. Voilà ce que tout professeur est chargé de travailler et de défendre, non pas dans la célébration d’un « vivre-ensemble » incantatoire et abstrait, mais avec et par le segment du savoir qu’il maîtrise et qu’on n’ose plus appeler « discipline ».

Installer chaque esprit dans ce dialogue fructueux et inquiet qui a pour condition première le dépaysement, la distance avec soi-même, voilà ce que faisait Samuel Paty, professeur. Il aurait dû pouvoir le faire normalement, en expliquant, en illustrant1, en argumentant dans une ambiance de sérénité assurée par l’institution : en somme en professant, protégé des pressions et mettant de ce fait ses élèves, avec lui, à l’abri du tourbillon social. Mais, comme des milliers de professeurs aujourd’hui et depuis bien des années, il le faisait malgré, contre les assauts qui renvoient sans cesse l’école à son extérieur, il le faisait en dépit des pressions qui, au prétexte de mettre les élèves (et les parents) au centre du dispositif scolaire, l’assujettissent à la férocité et à la fluctuation des demandes sociales. Ce qui devrait être un travail serein et somme toute ordinaire est devenu un acte d’héroïsme.

Samuel Paty a été assassiné et décapité pour avoir exercé sa fonction, parce qu’il enseignait : c’est en sa personne le professeur qui a été massacré. Par cette atrocité, sommation est faite à tous les professeurs d’enseigner et de vivre sous le régime de la crainte. Des groupes qui encouragent ces manœuvres d’intimidation à sévir au sein même de l’école s’engouffrent dans la brèche ouverte il y a maintenant trente ans, laquelle s’acharne à assujettir l’école aux injonctions sociales. On ne voit que trop à quelles extrémités celles-ci peuvent se porter. Non l’école n’est pas faite pour « la société » telle qu’elle est. Sa visée est autre : permettre à chacun, en s’appropriant les savoirs formés par l’humaine encyclopédie, de construire sa liberté, dont dépend celle de la cité. Il faut cesser de convoquer les professeurs à leur propre abaissement. Réinstaurer l’école dans sa mission de transmission des savoirs et protéger ceux qui la mettent en œuvre, voilà ce qu’on attend d’une politique républicaine. Sans cet élargissement qui appelle une politique scolaire exigeante et durable, l’hommage national qui doit être rendu à la personne martyrisée de Samuel Paty restera ponctuel.

Il est faux de dire que l’auteur de cet assassinat était un « solitaire », comme s’il fallait éviter de dire qu’il s’agit d’un acte de guerre. Un homme isolé n’est pas nécessairement un « solitaire ». En l’occurrence il se nourrit au fast food bien garni des exhortations, imprécations, intimidations et autres menaces qui, diffusées sur internet et dans certaines mosquées, partout étalées2, relayées, font de chaque assassin se réclamant de la cause islamiste un vengeur héroïque. Il y a bien longtemps que cette guerre a commencé. Elle a posé un jalon dès 1989, en s’attaquant déjà à la laïcité de l’école républicaine3. Elle a ensuite dépassé la période des tests politico-juridiques, puis celle des commandos organisés terrorisant la société civile à coups meurtriers de Kalashnikov pour atteindre aujourd’hui un niveau d’extension tel qu’aucune parcelle de la société ne peut assurer qu’elle est à l’abri de sa présence et de sa menace4. Pratiquant avec virtuosité le retournement victimaire et la culpabilisation à l’ « islamophobie », convertissant l’accusation impertinente de « blasphème » en pleurnicherie des « sensibilités offensées », tissant ses liens avec le « décolonialisme » et le néo-racisme, la forme idéologique de cette guerre gangrène l’université et se diffuse dans la société civile5.

En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger. Un ordre moral féroce s’installe par accoutumance, à tel point qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un homme de songer à en assassiner un autre pour avoir osé une opinion contraire à une parole prétendue absolue, qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un groupe d’appeler à la vengeance. La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas simplement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de toute désapprobation la concernant. Et il se trouve de bonnes âmes pour comprendre, excuser et encourager cette abstention. L’appel au « respect de l’autre » est-il à ce point nourri de haine de soi qu’il doive prendre la forme d’une autocensure s’interdisant toute critique publique ? Est-il à ce point méprisant et paternaliste à l’égard de ceux qu’il prétend prendre sous son aile qu’il se croie obligé de leur épargner cette critique ? Est-il à ce point retors qu’il faille en son nom faire fonctionner la liberté d’expression à sens unique ?

Le sursaut nécessaire n’appartient pas qu’au politique : devant l’infusion sociale qui répand et banalise le totalitarisme islamiste, les nécessaires mesures politiques et juridiques qui sont appelées aujourd’hui de toutes parts, si fermes soient-elles, seront sans effet sans un mouvement civil issu des citoyens eux-mêmes. Cessons de courber l’échine ou de regarder ailleurs devant la culpabilisation, devant l’insolence et la violence du « République bashing » qui convertit la haine du colonialisme en haine de la République, qui confond universalisme et uniformisation, qui est prêt à sacrifier les individus sur l’autel antique des communautés et des ethnies, qui fétichise les appartenances et ne voit pas que sans la liberté de non-appartenance, il n’est pas d’appartenance valide. Aucun régime n’a été aussi libérateur que le régime laïque, aucune religion placée en position d’autorité politique ou ayant l’oreille complaisante de cette autorité n’a produit autant de libertés : osons la laïcité, osons la République. « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »6.

Merci à Causeur pour la reprise de ce texte le 19 octobre en accès libre sur son site (avec des intertitres de la rédaction du magazine).

Notes

1 – L’expression « il a montré des caricatures de Mahomet » est un raccourci. Aucun professeur ne « montre » quoi que ce soit sous le régime épatant de l’exhibition. « Montrer », pour un professeur c’est, soit recourir à une illustration, utiliser un document, une ressource en l’incluant dans un ensemble explicatif et progressif, soit exécuter un geste, un exercice afin d’exposer et d’expliquer un modèle ou un exemple dont les élèves pourront s’inspirer.

2 – J’ai eu la surprise, en téléchargeant il y a deux jours l’édition de 1929 de L’Ethique de Spinoza (Garnier, traduction Appuhn) sur Amazon en accès libre, de la voir précédée et suivie de deux textes de propagande islamiste.

3 – Affaire dite des « foulards » au collège de Creil. Voir le manifeste dit « des Cinq » « Profs ne capitulons pas », Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989 sur le site du Comité laïcité République http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html

4 – On se reportera, entre autres, aux deux ouvrages collectifs dirigés par Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République (Paris, Mille et une nuits, 2004) et Une France soumise (Paris, Albin-Michel, 2017) ainsi qu’au collectif dirigé par Bernard Rougier Les territoires conquis de l’islamisme (Paris, PUF, 2020).

6 – Citation extraite du discours prononcé par Emmanuel Macron, président de la République, aux Mureaux le 2 octobre 2020. Voir une brève analyse et la référence sur ce site : https://www.mezetulle.fr/discours-des-mureaux-sur-le-separatisme-e-macron-brise-un-tabou-ideologique-mais-la-politique-suivra-t-elle/ .

 

Hommage à Dominique Bernard sur LCI

Dimanche 13 octobre la chaîne de tv LCI transmettra la cérémonie d’hommage au professeur Dominique Bernard, assassiné à coups de couteau il y a un an devant le Lycée d’Arras par un terroriste islamiste.

Un « plateau » en relation avec cet hommage sera réuni entre 11h et 12h dans les studios de LCI. Je suis conviée à y participer.

JO de Paris 2024 : l’Iran et l’Afghanistan hors Jeux !

Le Point publie aujourd’hui un texte pour défendre la neutralité religieuse des Jeux olympiques et paralympiques de Paris.  Écrit par Daniel Salvatore Schiffer, philosophe, écrivain et Frédéric Thiriez, avocat auprès du Conseil d’État, ancien président de la Ligue professionnelle de football, il réunit de nombreux premiers signataires.

« Alors que la France est critiquée de toutes parts, y compris par des représentants des Nations unies et des ONG de défense des droits de l’homme, pour interdire le port du voile islamique dans sa délégation aux Jeux olympiques et paralympiques, osons rappeler haut et fort que la France ne fait en cela qu’appliquer une règle fondamentale de la Charte olympique, la neutralité politique et religieuse du sport : Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique  (article 50.2) ».

Lire l’intégralité du texte et consulter la liste des premiers signataires sur le site du Point.

La gauche s’unit contre tout ce qui la constituait (par Guy Konopnicki)

Guy Konopnicki a publié le 12 juin sur sa page Facebook1 ce magnifique et très lucide texte au sujet du soi-disant « Nouveau Front Populaire », dominé par LFI, qui va présenter des candidats aux élections législatives 2024. Il rappelle fortement les grandes lignes politiques du Front populaire de 1935 – « le vrai ». A contrario il montre comment la gauche aujourd’hui « s’unit […] contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique » et, par ses rejets sectaires, barre la route à la constitution pourtant nécessaire d’une majorité de redressement républicain.
Je m’empresse de le reprendre ci-dessous en remerciant l’auteur pour son aimable autorisation et en m’associant à son analyse et à son appel.

La gauche se prétend Front Populaire, alors même que le peuple- les ouvriers, les artisans et les paysans- a massivement voté pour le Rassemblement National. On ne saurait combattre l’extrême-droite en niant cette réalité. Les raisons de ce vote sont connues, les travailleurs des villes et des campagnes, qui cotisent et payent leurs impôts, sont en situation d’insécurité, sur le plan social et dans leur vie quotidienne.

Il faut être aveugle pour croire qu’une alliance dominée par LFI les arrachera à l’extrême-droite. LFI a encouragé tous les désordres, jusqu’à soutenir, il y a un an, les jeunes pillards des banlieues, dont nul n’ignore qu’ils ont cessé immédiatement leur mouvement sur l’ordre des trafiquants qui tiennent l’économie parallèle des cités. Les travailleurs des centres commerciaux, qui avaient perdu des journées de travail, pouvaient bien balayer. Par la suite, LFI n’a cessé de donner l’exemple du désordre, à l’Assemblée Nationale, avant de mener une campagne centrée sur Gaza. Chaque image des manifestations et blocages de facs ou de lycée fait voter RN. Au soir des élections européennes et le lendemain, devant la réunion des « gauches », les manifs ont recommencé. On y voyait toutes sortes de drapeaux, mais pas un seul drapeau tricolore. Le Front Populaire, le vrai, a commencé par le serment du 14 juillet 1935, sur la place de la Bastille et il a triomphé sous les couleurs de la France. Les communistes, les socialistes, les radicaux ainsi que la CGT réunifiée de 1935-36 avaient décidé de ne pas laisser la nation et ses symboles aux fascistes. Le 14 juillet 1935, tous chantaient ensemble la Marseillaise.

Or la seconde raison du vote RN, c’est la peur de voir la France affaiblie par la mondialisation et rongée de l’intérieur par le communautarisme. La gauche oublie, quand elle ne la renie pas, sa réponse historique, qui est l’intégration de tous par la laïcité de la République. LFI a ouvertement joué avec le séparatisme, en faisant campagne sur Gaza, pour engranger les voix des quartiers islamisés. Les « dérapages » antisémites de Mélenchon et de ses séides visaient cet électorat.

La gauche s’unit donc contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique… Pis ! Elle part au combat en amalgamant le centre et la droite républicaine à l’extrême-droite, interdisant la constitution d’une majorité de redressement républicain.

La seule alternative au RN serait pourtant un rassemblement dans l’esprit des gouvernements de la Libération, où les communistes, les socialistes, le MRP et les gaullistes travaillèrent ensemble au relèvement de la France. Pour justifier le prétendu Front Populaire, on ose citer Aragon : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat »… Ce poème2 est dédié à deux patriotes fusillés par les nazis, Gabriel Péri, député communiste, et le capitaine Honoré D’Estienne d’Orves, aristocrate, passé de l’Action française au catholicisme social. Nous sommes fort loin du sectarisme de notre prétendue gauche.

Ce n’est pas avec un front rétréci que nous répondrons à l’urgence de rétablir la confiance entre les Français et la République. Ni avec de petits bricolages politiques conçus dans les salons de l’Élysée. J’attends, j’espère, un appel fort de personnalités politiques, venues de la gauche, du centre et de la droite républicaine, décidées ensemble à rétablir une République qui répond aux attentes des citoyens.

Notes

1 – Lien vers la publication d’origine. Relayée par l’auteur sur X  et sur Instagram. Guy Konopnicki est écrivain, voir la notice Babelio avec bibliographie https://www.babelio.com/auteur/Guy-Konopnicki/24633 .

Des religieux à l’école publique : le symptôme de l’affaiblissement de la République

Mezetulle remercie Aline Girard1 de lui confier ce texte2 où, observant l’introduction croissante du discours « interconvictionnel » à l’école publique – qui s’effectue au grand jour par la présence de responsables religieux invités à intervenir en tant que tels -, elle lance l’alarme sur les rapports de plus en plus inquiétants entre les cultes et l’institution républicaine. Il est grand temps de se réveiller !

Inviter prêtres, pasteurs, rabbins, imams à l’école publique devient une fâcheuse habitude. Récemment plusieurs établissements scolaires publics ont accueilli dans leurs murs des ministres des cultes, qui se sont empressés de faire leur autopromotion, trop heureux de cette aubaine. Ces initiatives concordataires, désormais très « tendance », sont le symptôme de l’affaiblissement de la République laïque et émancipatrice.

Les faits : une mauvaise série à l’américaine

Épisode 1. Le 22 novembre 2023, l’association C.I.E.U.X., spécialisée dans le dialogue interconfessionnel3, a investi le collège public Jean-François Oeben du 12e arrondissement de Paris pour une « rencontre interreligieuse et laïque », à la demande d’une professeur de français et avec la bénédiction de la direction et du rectorat de l’Académie de Paris. Des représentants des cultes bouddhiste, juif, chrétien, musulman et baha’i sont ainsi venus parler à des élèves de 3e de la « contribution des religions au vivre-ensemble et à la laïcité », le tout consacré par la présence de la maire-adjointe aux affaires scolaires et de la collaboratrice parlementaire de la députée Renaissance de la 7e circonscription de Paris. C.I.E.U.X. s’est réjoui, on peut le comprendre, d’avoir été invité pour la première fois depuis sa fondation à organiser une rencontre interreligieuse et laïque par un établissement scolaire public, alors qu’auparavant leurs « dialogues en milieu scolaire » se déroulaient au sein d’établissements confessionnels catholiques. Il faut dire que les religieux avaient reçu une bonne nouvelle une semaine plus tôt de la part du président de la République4. Depuis l’Élysée, il avait « encouragé les [cultes] à multiplier les actions éducatives, en particulier en direction des jeunes ». Quand on demande aux religions un « effort pédagogique » au sein de l’école de la République, elles répondent présent 5.

Épisode 2. Le 28 mars 2024 au lycée Galilée de Gennevilliers, trois femmes de foi – rabbin, pasteure et islamologue par ailleurs professeur dans un lycée de la banlieue parisienne – ont été invitées à débattre de religion et de laïcité avec des élèves. À l’origine de cette rencontre soutenue par la proviseure du lycée, un professeur d’histoire-géographie qui a fait appel à l’association Voix de la Paix6, présidée par le rabbin libéral Yann Boissière spécialisé dans le dialogue interreligieux. Un religieux proche d’autres œcuméniques, la Fraternité d’Abraham, l’Amitié judéo-chrétienne de France ou Coexister fondée par Samuel Grzybowski. Proche aussi de l’Institut des hautes études du monde religieux (il en est le secrétaire général), qui délivre des formations Religions, laïcité et enjeux contemporains très interconvictionnelles aux élus municipaux, chefs d’entreprise, journalistes, députés, hauts fonctionnaires, avocats, enseignants, etc.) ». Le même terrain de chasse que Coexister et Convivencia, la petite sœur lucrative de Coexister, ou encore que l’association Enquête, toutes trois porte-voix d’une liberté de religion qui épuiserait la notion de laïcité et se substituerait à la liberté de conscience, inspirées par Jean Baubérot et primées par feu l’Observatoire de la Laïcité 7.

Pour Yann Boissière, la rencontre interreligieuse du lycée Galilée a été « extrêmement tonique », doux euphémisme. Le but était de « discuter de la manière dont, malgré une vision médiatique qui tend à mettre l’accent sur les problèmes plutôt que sur les libertés, la laïcité permet de vivre sereinement sa religion en France ». Au menu de cette séance : « la divinité de Jésus ; l’injustice de l’interdiction du port du voile et de l’abaya “alors que c’est obligatoire selon l’islam” ; la définition de la laïcité ; la sensibilité religieuse exacte des intervenantes », le tout, dit le rabbin Boissière, avec une « superposition quasi-totale entre religion et identité ». Une telle rencontre entre des élèves et des religieux a-t-elle sa place dans une école, un collège ou un lycée public ? Depuis quand l’école laïque laisse-t-elle libre champ à l’expression débridée des croyances des élèves sous le regard bienveillant des professeurs, de la direction et, dans certains cas, de la hiérarchie de l’Éducation nationale ?

Autre sujet abordé, d’entrée de jeu, au lycée Galilée, la politique d’Israël et la guerre à Gaza, qui pudiquement ne fait l’objet d’aucun commentaire de la part de Yann Boissière. En quoi la parole de représentants de cultes est-elle recevable pour aborder un tel sujet face avec des élèves ? À moins d’envisager l’attaque du 7 octobre comme le énième épisode d’un conflit interreligieux séculaire opposant les musulmans aux juifs et non comme une attaque menée par un groupe terroriste, le Hamas, contre un pays démocratique, Israël, ce qui alors demanderait une approche historique et géopolitique sourcée et nuancée.

Les religieux se sentent pousser des ailes car la suite ne se fait pas attendre. Du côté de C.I.E.U.X., on promeut dialogues interreligieux et rencontres intercommunautaires en n’hésitant pas à se présenter comme « une véritable école de la laïcité » au service d’une éducation citoyenne. L’association Les Voix de la Paix, quant à elle, devait intervenir le 22 mai au Lycée Auguste Renoir d’Asnières, à nouveau invitée par une professeure d’histoire-géographie, avec l’aval et le soutien du proviseur. Une rabbin et une philosophe islamologue traitent de « la place des femmes dans les religions monothéistes », dans le cadre d’un Projet Laïcité et égalité. L’association Les Voix de la Paix se dit disponible pour tout « dialogue inter-convictionnel » en collège et lycée « dans le cadre de l’enseignement civique et moral ». Le cheval de Troie de la religion est entré dans l’école et les laïques, enivrés par les promesses de concorde et de paix retrouvée faites par les cultes, ont la même crédulité que les Troyens bernés par les Grecs rusés.

Offensive islamiste

Donner la parole à des religieux à l’école publique, est-ce laïque et républicain ? Non assurément. Mais les temps ont changé et la vigilance républicaine a du plomb dans l’aile. On trouve aujourd’hui presque normal – voire souhaitable – d’avoir recours à des ministres ou des sympathisants des cultes pour parler de religion et de… laïcité. Car il est désormais de bon ton dans certains milieux de rapprocher les deux sujets, comme si la laïcité ne se concevait que dans un rapport de dépendance par rapport aux religions. À la laïcité un strapontin, aux religions un cathèdre richement décoré.

Les religieux n’ont pas toujours été regardés d’un aussi bon œil par les républicains. Par la Commission Stasi, par exemple, mise en place par Jacques Chirac en 2003 qui ne comptait pas de responsables religieux parmi ses membres. Iannis Roder dans son livre Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004 »8 précise « Ce manquement n’en est pas un et est alors parfaitement voulu ». Les membres de la commission doivent « penser la laïcité française dans son ensemble et le pouvoir veut éviter qu’un représentant d’un culte puisse se faire le défenseur des intérêts de celui-ci ». Opposés à l’interdiction des signes religieux à l’école, les responsables des cultes réunis en une « sainte alliance des clergés » (Alain Finkielkraut) auraient logiquement cherché à peser sur la commission. La loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » aurait-elle alors vu le jour ? Rappelons au passage que, sans surprise, Jean Baubérot – qui d’autre ? – est le seul membre de la commission à ne pas avoir voté la loi de 2004.

Qu’est-ce qui a changé depuis le début des années 2000, époque où la laïcité scolaire avait encore les idées claires ? L’institution scolaire est submergée depuis plusieurs décennies par les revendications d’un islam obscurantiste, de plus en plus violent (exigences d’aménagements communautaires, rejet des symboles de la République et des célébrations citoyennes, refus d’apprentissages et de participation à des pratiques collectives, contestations de la parole des enseignants, menaces verbales et agressions physiques sur des élèves et des professeurs, antisémitisme). Après une période de calme relatif dû à l’application de la loi du 15 mars 2004, l’offensive islamiste a pris une ampleur inédite, allant jusqu’à l’assassinat de deux professeurs. Conduite par l’islam politique, elle se déploie par des canaux divers (réseaux sociaux, prêches) qui irriguent en continu l’« écosystème islamiste » (Bernard Rougier). Elle touche une jeunesse convaincue que la « loi » religieuse est supérieure à la loi de la République (opinion de 65% des lycéens qui se déclarent musulmans9) et que la laïcité est discriminatoire à l’égard des musulmans. La prolifération soudaine des abayas à la rentrée 2022, qui ne doit rien au hasard, s’inscrit dans cette stratégie. Si l’école cède devant l’attaque, les islamistes n’auront que peu d’efforts à faire pour que, sur le modèle de la société britannique, la société française devienne « charia-compatible », pour reprendre l’expression de Florence Bergeaud-Blackler.

Face à la religiosité d’un fondamentalisme musulman qui s’est déployé dans l’école depuis l’affaire du voile de Creil, comment les politiques ont-ils réagi ? Ils se sont donné l’illusion que l’on pouvait contenir la vague montante et favoriser le « vivre ensemble » … en parlant de religion à l’école. Sur la recommandation de Régis Debray, on a cru bon d’introduire l’enseignement du « fait religieux » à l’école publique10 et l’on a pensé élever un rempart en l’abordant comme un « fait de civilisation » et en en confiant l’enseignement à des professeurs d’histoire, de français ou d’art11. Mais la boîte de Pandore de la religion était ouverte et la surenchère s’est installée. On a rapidement emmené les élèves visiter les lieux de cultes, en demandant parfois à l’élève musulman de partager sa connaissance de l’islam et de commenter la visite de la mosquée, comme si cette essentialisation allait de soi. On a fait ensuite venir dans les établissements scolaires des associations interconvictionnelles déguisées en associations laïques pour parler de liberté de religion comme si cela épuisait le concept de laïcité. Aujourd’hui on invite des ministres des cultes dans les classes au mépris du principe de laïcité de l’enseignement public ! Régis Debray, qui a insisté pour confier l’enseignement du fait religieux aux professeurs, a lui-même craint une dérive possible si l’on recourait aux religieux pour cet enseignement. Le risque d’« une substitution du clerc au laïc » n’était pas à écarter : « Des intervenants extérieurs seraient tôt ou tard proposés pour remplacer les enseignants, et pas n’importe lesquels : diplômés des Facultés de Théologie et représentants patentés des différentes confessions, qui pourraient arguer de réelles qualifications et d’une séculaire expérience à cet égard »12.

Menées antilaïques et tolérance anglo-saxonne

L’introduction de la religion à l’école a-t-elle permis de lutter contre la prolifération des revendications des fondamentalistes musulmans et évangéliques ? Non, en rien. La voie « sacrale » empruntée par l’école est un échec et une chimère, tout comme l’est la recherche de ce fameux « vivre ensemble » fait de petits arrangements au quotidien qui ne freinent en aucun cas le séparatisme. Il faut être bien naïf pour penser que la République va gagner la course à l’échalote avec les religions.

Cette voie est aussi une impasse et un danger majeur pour la jeunesse, l’école et la République. Le représentant d’un culte peut-il inciter les élèves à autre chose qu’à se reconnaître dans la position religieuse, dans la relation à Dieu, comme des êtres religieux membres de communautés ? Peut-on croire qu’il va leur parler d’émancipation et de liberté de conscience, alors que pour lui le rassemblement ne s’effectue que par la croyance ? Peut-il vanter autre chose que le concordat ? Les religieux – prêtres, rabbins, imams et autres hommes de foi – prêchent toujours pour leur paroisse.

Plusieurs forces poussent l’école malgré elle dans cette compromission avec la religion. La première force antilaïque agissante est celle de puissants réseaux d’influence animés par les défenseurs de la liberté de religion dans le domaine où doit pourtant s’appliquer le principe strict de laïcité  et les contempteurs de la loi du 15 mars 2004 qui ont repris de poil de la bête. À l’occasion de la célébration des 20 ans de cette loi émancipatrice, Jean Baubérot, Nicolas Cadène, Valentine Zuber, Stéphanie Hennette-Vauchez, Alain Policar, Jean-Fabien Spitz, entre autres, se mobilisent pour nous faire croire qu’elle est liberticide et « islamophobe ». Laissons l’islam s’exprimer librement au sein de l’école publique, disent-ils, car c’est l’expression légitime d’une minorité victime du colonialisme de la France républicaine triomphante et la condition sine qua non de son « intégration ».

La deuxième force qui travaille l’école sont les enseignants eux-mêmes, avec leurs divergences de vues sur la laïcité. Iannis Roder décrit dans ses textes le « malaise laïque des jeunes enseignants », fonctionnaires ignorants de la République et aux idées confuses. Il pointe aussi un autre groupe anti-laïque qui fragilise l’école de la République, celui composé de « cette minorité agissante de fonctionnaires qui, non pour des raisons religieuses, mais pour des considérations politiques et idéologiques, cherche à faire de la lutte contre la loi de 2004 un cheval de bataille contre le “racisme systémique” que véhiculerait la République française. » Le bloc hétérogène des enseignants se fissure de plus en plus, avec une double fracture autour de la laïcité, générationnelle et idéologique.

La troisième force, qui est un mouvement souterrain profond, est l’état d’esprit d’une jeunesse qui considère le respect des croyances comme l’alpha et l’oméga du « vivre ensemble ». Séduite par une vision anglo-saxonne communautariste de la société et ayant assimilé l’imaginaire américain, elle porte aux nues la liberté individuelle confondue avec l’identité ethnique, religieuse, culturelle ou sexuelle de l’autre. « Au nom de la défense des communautés religieuses, les jeunes non musulmans sont très tolérants avec les revendications identitaires de la jeunesse musulmane, même si elles vont à l’encontre des libertés individuelles », selon Olivier Galland13. Cette « génération offensée », comme le dit Caroline Fourest, ne serait pas opposée à la réhabilitation du délit de blasphème. Les jeunes enseignants partagent les mêmes caractéristiques que les 18-35 ans.

Le penchant identitaire de la jeunesse et les clivages religieux sont excités par les réseaux sociaux, fléau de nos sociétés. Sources de désinformation et de rumeurs, vecteurs de prosélytisme, porteurs de haine, de racisme, d’antisémitisme et de violence, ils empêchent la jeunesse d’accéder à la raison14. Les chiffres les plus récents doivent lever les doutes : les jeunes sont rivés sur leur écran plus de 3 heures par jour en moyenne et jusqu’à 5h10 chez les 16-19 ans (hors temps passé devant un écran pour l’école, les études ou le travail). Ils sont submergés par l’infox, alors que l’école, où l’accès aux savoirs n’est plus essentiel, peine à leur inculquer esprit critique et distance par rapport aux dogmes. N’y a-t-il pas urgence à libérer la jeunesse de cet asservissement de l’esprit et de ce formatage de la pensée qui se sont installés insidieusement en dehors de tout contrôle parental et éducatif ?

Profs, ne capitulez pas !

Le socle laïque de l’école se lézarde et l’institution scolaire ne sait plus à quel saint se vouer. Elle affronte une situation totalement inédite. La plupart des enseignants sont pris de court et dépassés et ils se protègent en pratiquant l’autocensure. Ils savent aussi que ça peut mal finir : Samuel Paty et Dominique Bernard en témoignent post mortem. Le proviseur du lycée Maurice Ravel, menacé de mort, a choisi de démissionner. Ils cherchent des solutions, par désarroi pour la plupart, par idéologie pour certains et font l’erreur d’ouvrir les portes de l’école aux ministres du culte. Ce ne sont pas des religieux qui vont réussir à faire bouger des collégiens et lycéens structurés par la religion et figés dans leurs croyances. Ce ne peut être que les enseignants, avec une conviction laïque renforcée et une excellence disciplinaire.

Soyons tous aux côtés des enseignants afin qu’ils ne capitulent pas15. Il faut qu’ils soient soutenus dans leur mission laïque par tous les Français, et au premier chef par leur hiérarchie et par la ministre de l’Éducation nationale ; qu’ils soient mieux recrutés et formés. Sauf à vouloir enterrer la République laïque, l’État lui-même doit cesser ses compromissions avec les religions et le président de la République doit se retenir d’inviter en toute occasion les responsables des cultes pour leur demander leur avis sur la vie, l’amour, la mort.

Écartons des établissements scolaires ces associations interreligieuses qui montrent patte blanche et se présentent en sauveur. Elles ne font que contribuer à assigner les jeunes à leur identité de croyants sans espoir de sortie de cette assignation. « Il faut que les acteurs laïques reprennent le terrain abandonné aux islamistes », comme le dit avec conviction Naem Bestandji16, terrain abandonné aussi aux promoteurs d’une laïcité affublée de tous les adjectifs pour plaire aux bienpensants et aux minorités agissantes. On ne conjurera pas l’islamisme avec la religion !

L’ambition des cultes a toujours été et sera toujours de jouer un rôle central dans la Cité. Longtemps anesthésiées par la fermeté de la République, ces ambitions sont intactes et ont même retrouvé force et vigueur avec l’entrisme de l’islam. Les Français, ce peuple profondément sécularisé qui s’est libéré au début du XXe siècle de l’emprise de la religion catholique, gardent à juste titre une grande méfiance à l’égard des religions. Ils ont au fond de leur inconscient les deux millions de morts des guerres de religion qui ont déchiré la France et ensanglanté le XVIe siècle. Le spectre de la guerre civile nous regarde aujourd’hui.

Notes

1 – Secrétaire générale d’Unité laïque.

4 – [NdE] On peut aussi rappeler que le Président de la République a accueilli une manifestation cultuelle à l’Elysée en décembre dernier, voir https://www.mezetulle.fr/la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-vraiment/

7 – Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, Paris, Editions Pont9, 2023. Recension sur Mezetulle par Philippe Foussier https://www.mezetulle.fr/vers-une-societe-communautariste-et-confessionnelle-le-cas-samuel-grzybowski-daline-girard-lu-par-philippe-foussier/

8 – Iannis Roder, avec Alain Seksig et Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2024, Éditions de l’Observatoire, 2024.

11 – Sur l’introduction de l’enseignement du fait religieux, voir l’analyse critique d’Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ?, Paris, Minerve, 2021. Recension sur Mezetulle par Catherine Kintzler. https://www.mezetulle.fr/enseigner-le-fait-religieux-a-lecole-une-erreur-politique-sur-le-livre-daline-girard/ . Voir aussi l’article d’Aline Girard https://www.mezetulle.fr/les-francais-et-lenseignement-du-fait-religieux-par-ag/

12 – Rapport Debray p. 17.

13 – Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale, Paris, P.U.F., 2018.

15 – « Profs, ne capitulons pas ! », tribune signée par cinq intellectuels (Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler) à la suite de l’affaire du foulard de Creil et parue dans Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989. Texte de l’appel en téléchargement : https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2024/03/Appel-ProfsNeCapitulonsPas.pdf