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Retour sur l’affaire de Charleville-Mézières : une « longue jupe » qui ne doit pas occulter l’abaya

Revenant sur l’« affaire de la longue jupe » au collège de Charleville-Mézières, Marie Perret s’interroge sur la notion de « signe religieux » en regard de la loi du 15 mars 2004. Elle distingue deux cas : celui dans lequel le signe est équivoque et où son caractère religieux ne peut être déterminé qu’en tenant compte du contexte, du comportement général de l’élève et de l’usage qu’il en fait (c’est le cas, comme on le verra, de la « longue jupe » à Charleville-Mézières) ; le cas où le caractère religieux du signe est incontestable, comme pour la kippa, la croix, le voile… et l’abaya1.

Dans les années 1990, les jeunes filles qui refusaient d’ôter leur voile à la porte de l’école revendiquaient leur liberté d’afficher leur appartenance religieuse tout le temps et partout. La loi du 15 mars 2004 est venue opportunément rappeler que l’école publique est un espace laïque dans lequel chacun est soumis à l’obligation de neutralité. Cette loi a eu au moins trois effets bénéfiques : elle a permis de clarifier les choses, d’apaiser les conflits et de protéger les personnels qui peuvent se prévaloir de la loi pour refuser l’accès à l’établissement d’un élève arborant un signe par lequel il manifeste ostensiblement son appartenance religieuse.

Mais force est de constater que, depuis quelques années, la laïcité scolaire est de nouveau « testée » et contestée. On l’a vu récemment à l’occasion de l’affaire de Charleville-Mézières : une jeune fille qui n’a pas pu rentrer dans l’enceinte du collège parce qu’elle ne voulait pas ôter son voile est revenue quelque temps après vêtue d’une « longue jupe ». L’équipe pédagogique lui a demandé de changer de tenue. Entre « l’affaire du voile » et ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « l’affaire de la jupe », il faut souligner une différence notable : si le voile est un signe dont le caractère religieux est incontestable, la longue jupe est un signe plus équivoque puisque son port (comme journalistes et hommes politiques, dans une belle unanimité, n’ont cessé de le répéter) n’est pas réservé aux jeunes filles musulmanes. La « longue jupe » pouvait donc plus facilement se faire passer pour ce que, en l’occurrence, elle n’était pas : une tenue « à la mode », qui n’a aucun caractère religieux.

Il faut souligner le courage dont a fait preuve, dans cette affaire, Najat Vallaud-Belkacem, qui a soutenu la décision de la Principale du collège. Cette décision n’a rien de cocasse : la Principale du collège Léo Lagrange n’a fait qu’appliquer la loi puisque l’attitude de l’élève était très clairement provocatrice et son comportement, prosélyte.

Je m’étonne toutefois que, dans la déferlante de commentaires qui a suivi cette affaire de Charleville-Mézières, un mot ait été systématiquement évité : celui d’abaya. La « longue jupe » n’en est pourtant qu’un avatar. Cette affaire aurait dû être l’occasion de débattre d’un problème qui préoccupe depuis plusieurs années les personnels éducatifs, à savoir la présence de plus en plus nombreuse des jeunes filles qui portent l’abaya dans l’enceinte de l’école publique. Là est le véritable objet du débat. L’abaya est une robe qui se porte par-dessus les vêtements ordinaires, qui couvre tout le corps (hormis les pieds et les mains), et éventuellement les cheveux (un voile peut être cousu à l’encolure de la robe). On peut se procurer une abaya sur internet, où elles sont la plupart du temps présentées comme des robes musulmanes. Confrontée en 2011 à des jeunes filles portant l’abaya dans l’établissement où elle exerce, Sophie Mazet avait osé mettre les pieds dans le plat et rendre l’affaire publique. Dans un article publié dans la revue Hommes & migrations, elle explique que ces robes « correspondent exactement aux recommandations de cheikh Bin Oussaïmine, Bin Baz et du Jilbab-al-Mar-Al-Mouslima de cheikh Al Albani et plus généralement aux prescriptions de “savants” du wahhabisme d’Arabie Saoudite, un islam rigoriste et liberticide, désavoué d’ailleurs par la plupart des musulmans. » L’abaya n’est donc pas un vêtement « traditionnel » ou « ethnique » comme on voudrait nous le faire croire, elle est encore moins une question de « mode ». Cette robe est un signe dont le caractère religieux est incontestable. Il faudrait par conséquent que les pouvoirs publics aient le courage de dire que l’abaya est une tenue qui, parce qu’elle manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, n’a pas droit de cité à l’école publique.

Il convient de distinguer deux cas de figure : le cas dans lequel le signe est équivoque et où son caractère religieux ne peut être déterminé qu’en tenant compte du contexte, du comportement général de l’élève et de l’usage qu’il en fait (la « longue jupe » entre à mes yeux dans cette catégorie) ; le cas où le caractère religieux du signe est incontestable, comme pour la kippa, la croix, le voile… et l’abaya. Quand un élève arrive dans un établissement scolaire public avec une kippa sur la tête, une croix trop voyante, ou encore un voile sur les cheveux, personne ne se demande si son attitude est prosélyte : ce ne sont pas ses intentions qui comptent, mais le signe ou la tenue, dont le caractère religieux est constitué. Il ne viendrait à l’idée de personne de demander à cet élève s’il est effectivement de confession juive, chrétienne ou musulmane. On lui demande simplement d’ôter sa kippa, de cacher sa croix, ou de retirer son voile, parce qu’il s’agit de « signes et de tenues […] dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse »2.

Il est précisé, dans la circulaire du 18 mai 2004, que « la loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire d’éventuelles tentatives de contournement de la loi ». L’abaya correspond à la fois au deuxième et au troisième cas. Elle est un nouveau signe religieux, en France en tout cas, puisqu’elle a fait son apparition assez récemment dans les établissements scolaires publics. Mais elle est aussi une stratégie de contournement de la loi : le voile islamique étant un signe dont le caractère religieux ne prête plus à discussion, il suffit de revêtir l‘abaya et de faire passer cette tenue religieuse pour « une longue robe ». Le tour est joué : la laïcité est bafouée de façon spectaculaire et ceux qui s’en émeuvent sont priés de se taire.

Et pourtant, le malaise est patent. Du côté des chefs d’établissements qui craignent d’être lâchés par leur hiérarchie s’ils ont le courage d’appliquer la loi, et qui se résignent donc à ne pas faire de vagues ; du côté des professeurs, qui se retrouvent à faire la classe à de jeunes filles vêtues de ce qu’il faut bien appeler un uniforme intégriste ; du côté des élèves, enfin, qui ne comprennent pas toujours pourquoi la loi n’est pas appliquée de la même façon pour tous. Et je ne parle pas des élèves non croyants, ou d’autres confessions que musulmane : une élève est venue me voir un jour à la fin de l’heure un peu gênée pour me demander pourquoi on l’obligeait, elle, à enlever son voile à l’entrée du lycée alors qu’on laissait « des filles porter l’abaya ou le jilbab »3. J’aurais aimé pouvoir lui répondre.

© Marie Perret et UFAL-Infos, 2015

  1. Article publié le 10 mai 2015 sur le site de l’UFAL, repris ici avec les remerciements de Mezetulle. []
  2. Circulaire du 18 mai 2004 relative à l’application de la loi du 15 mars 2004. []
  3. Il suffit de taper « vêtements islamiques » dans un moteur de recherche pour voir ces robes []

L’école du ressentiment

Jean-Michel Muglioni s’étonne que la nouvelle réforme de l’Éducation nationale fasse tant de bruit : les lecteurs de Mezetulle ne doivent être étonnés que par la franchise avec laquelle la ministre propose comme remède aux maux de l’école la cause même du mal, comme nous sommes plusieurs à l’avoir montré dans ces colonnes.

Je me souviens d’avoir lu sous la plume de l’helléniste Fernand Robert, après 1968, que s’étant aperçu dans les conservatoires que tous les élèves ne parviennent pas à jouer au piano le concerto de Tchaïkovski, on avait décidé de passer tous les pianos par les fenêtres. Ainsi, à chaque nouvelle réforme de l’Éducation nationale, et cette fois-ci encore, comme le montre clairement la suppression des classes européennes ou bilangues, on veut supprimer les filières d’excellence ou qui passent pour telles. La disparition du latin et du grec ne date pas d’aujourd’hui ! Il y a longtemps que l’enseignement des langues anciennes a été remplacé pour le plus grand nombre par une vague information dite culturelle sur les mythes de l’Antiquité. N’apprennent réellement le latin et le grec qu’un petit nombre d’élèves, ceux dont les familles sont au courant des arcanes du système éducatif et continuent d’avoir une réelle exigence pour la formation intellectuelle de leurs enfants. La réforme du collège proposée par la ministre de l’Éducation nationale va donc dans le sens des réformes déjà faites par les précédents gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. On comprend donc assez mal que tous s’en plaignent.

Reprenant la thèse selon laquelle l’école reproduit les inégalités sociales, la ministre a clairement dit que les défenseurs de ces filières défendaient des intérêts particuliers, tandis qu’elle proposait des programmes et une pédagogie correspondant à ceux des élèves qui éprouvent le plus de difficulté. La question n’est pas de savoir si elle est sincère. Elle n’est même pas de savoir s’il est vrai que ses opposants défendent des intérêts particuliers : car c’est le cas de ce professeur d’allemand qui s’est plaint qu’on allait ainsi lui enlever ses meilleurs élèves. Elle n’est pas non plus de savoir si l’école telle qu’elle est aujourd’hui reproduit les inégalités sociales : tout le monde s’accorde à dire qu’elle les reproduit plus que jamais.

La question est de savoir si un programme et une méthode d’enseignement pour tous doivent être définis en fonction de ceux des élèves dont on a constaté l’échec scolaire, quel que soit leur nombre, ou au contraire en fonction du but qu’on veut atteindre : quel type de savoir est-il important d’enseigner ? À quelle idée de la culture se réfère-t-on ? Par exemple, veut-on qu’au sortir de l’école les élèves deviennent des hommes ou seulement les rouages d’un système économique ? Une fois le but défini, et il faut qu’il soit le plus élevé possible, le plus ambitieux, alors seulement la question se pose de savoir comment prendre en compte la diversité des élèves, car ils ne peuvent pas l’atteindre tous au même rythme et certains même auront les plus grandes difficultés à en atteindre seulement une partie. Vouloir que les lycées d’il y a un siècle accueillent tous les enfants de France n’a pas de sens : seraient laissés pour compte les plus fragiles. Concevoir une école pour les plus fragiles et les plus démunis et faire en sorte que dans l’enseignement public on ne puisse pas aller plus vite et plus loin qu’eux, c’est aussi creuser les inégalités, c’est même renoncer une fois pour toute à l’égalité. Car les plus démunis ne seront pas tirés vers le haut et les autres avanceront grâce à leurs dons ou au soutien de leurs familles.

Imaginons une réforme de l’enseignement du sport. J’ai connu des enfants maladroits qui avaient les plus grandes peines du monde à rattraper un ballon ou même à courir. J’ai pu constater que dans certains cas le mépris dont ils étaient l’objet de la part de leurs camarades ou de leurs professeurs leur interdisait tout progrès. Croira-t-on qu’en supprimant les jeux de ballon ou en décidant que le cent mètres peut être couru en trente secondes, on leur rendrait service et que les autres ne trouveraient pas le moyen de pratiquer le sport ailleurs que dans cette école réformée ? Ce que chacun trouve évident dès qu’il s’agit du sport, on ne le comprend plus lorsqu’il est question des disciplines intellectuelles. Il est permis de distinguer un sauteur qui saute plus haut que les autres, mais dans l’école réformée il est devenu indécent de faire en sorte qu’un talent puisse émerger. On sait que les élèves eux-mêmes en sont venus à imposer un classement inversé et à traiter de boloss le bon élève : il faut qu’ils aient appris ce mépris envers des meilleurs. L’école du ressentiment s’est mise en place depuis plus de cinquante ans sous prétexte de démocratisation. Et Nietzsche nous a appris que le ressentiment peut travailler des siècles à détruire ce qu’il abhorre.

Réforme des collèges et « liberté pédagogique »

La réforme des collèges et son projet de nouveaux programmes fait des vagues – enseignement des langues anciennes mis sous tutelle et noyé dans les « EPI » (enseignements pratiques interdisciplinaires), programmes d’histoire avec de possibles (et donc plus que probables) impasses. La presse s’en fait l’écho, notamment France-Inter le 24 avril, où un membre du Conseil national des programmes avance la notion de liberté du professeur … à contresens.

Pour libérer du temps en vue des enseignements « interdisciplinaires » il faut rogner sur les disciplines… c’est tout simple ! Et quelle bonne occasion de s’en prendre à ceux qui se sont engagés dans l’enseignement par intérêt pour une discipline et par désir de la faire partager à autrui (les élèves) – au lieu de s’intéresser comme ils le devraient à l’épanouissement de l’enfant, au « vivre-ensemble » et au « savoir-être ». Ainsi les professeurs d’histoire se voient confrontés à un « allégement » de programmes qui procède par distinction entre questions obligatoires et questions facultatives. Cette probabilité de l’impasse reçoit la caution de la « liberté pédagogique » exercée par chaque professeur.

Hubert Tison, secrétaire général de l’Association des professeurs d’histoire-géographie1 résume la supercherie avec un exemple lourd de signification, pris dans le projet de programme du cycle 4, classes de 5e et de 4e : « les Lumières » sera une question facultative. Les grands philosophes, la question de la citoyenneté… négliger cela, c’est, précise-t-il, « amputer la culture d’un élève ».

Liberté du professeur ?

D’abord on se demande de quelle liberté le Conseil supérieur des programmes s’autorise lui-même, en décidant que, par exemple, les Lumières c’est secondaire (voir ci-dessous l’extrait du projet de programme).

Ensuite, la notion de liberté pédagogique du professeur ne concerne pas les programmes, c’est-à-dire les contenus, mais seulement les méthodes. En France, seule l’instruction est obligatoire – il faut donc des programmes nationaux s’imposant à toutes les écoles tant publiques que privées et au préceptorat2. En revanche les méthodes d’enseignement sont libres, dans le cadre du droit commun et du code de l’éducation : jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de pédagogie officielle. Or c’est exactement le contraire qu’explique sur l’antenne de France-Inter le 24 avril  Denis Paget, membre du Conseil supérieur des programmes, au sujet de ce projet de programme d’histoire, et avec une pointe d’agacement perceptible dans la voix :

« Il faut savoir ce qu’on veut, on nous dit tout le temps que les programmes sont trop lourds. Donc le choix qui a été fait c’est qu’il y ait des points de passage obligés et puis des questions au choix. Alors évidemment on ne traitera pas toutes les questions, c’est le professeur qui choisit en fonction de l’intérêt des élèves, de la logique même de son cours, de traiter une question plutôt qu’une autre, ce qui permet de dégager beaucoup plus de temps pour enseigner l’histoire de façon plus active et intelligente et notamment en travaillant des études de documents. »

Que conclure de cette déclaration ?

1° Que le Conseil supérieur des programmes décide, on ne sait sur quels critères, qu’il existe en histoire des questions principales (par exemple l’islam) et des questions secondaires (par exemple les Lumières). La responsabilité de pans entiers d’ignorance est reportée sur la liberté des professeurs. Seuls des esprits chagrins pourront penser que la répartition subtile entre questions obligatoires et questions au choix puisse être idéologique ou obéir à des motifs clientélistes (en novlangue : « intérêt des élèves »).

2° Qu’il existe une manière « active et intelligente » d’enseigner l’histoire – comprendre : celle que recommande le CSP. Car bien sûr, on aura compris aussi que les professeurs formés à la connaissance de disciplines, ceux qui s’arc-boutent de façon archaïque sur des savoirs constitués, ne la pratiquent pas – préférant probablement une manière d’enseigner « passive » et « bête ». Il est donc opportun de les mettre au pas. Comment ? En les noyant autant que possible dans l’interdisciplinarité et en leur conseillant de se plier aux méthodes de ce qui ressemble fort à une pédagogie officielle. 

 

Ci-dessous un extrait du projet de programme d’histoire (cycle 4) ; seules les questions en gras sont obligatoirement traitées3.

ProgrHistoire5e© Mezetulle, 2015

 

  1. Association signataire du communiqué de la Conférence des Associations de professeurs spécialistes sur le projet de réforme du collège qu’on peut lire sur son site internet. []
  2. [Note ajoutée le 10 mai]. Contrairement à une idée répandue, la fréquentation de l’école n’est pas une obligation. L’existence de programmes nationaux permet de garantir l’égalité des élèves et de les protéger autant que possible contre des dérives sectaires []
  3. Document consultable intégralement sur le site du café pédagogique []

L’éclipse de l’école

Au motif de sécurité et dans une impréparation remarquable, la France a interdit aux élèves des écoles, collèges et lycées de regarder l’éclipse solaire du 20 mars. L’affolement ministériel dont j’ai déjà parlé ici aurait-il atteint son plus haut degré, ou faut-il que nous nous attendions à pire ?

J’avais déjà appris qu’à Bordeaux, lors de l’éclipse de Soleil, on avait confiné les élèves dans les classes avec interdiction de regarder au dehors. Une institutrice d’école maternelle nous dit qu’elle avait pour consigne de ne pas laisser les enfants sortir de la classe pendant la récréation et de leur montrer un dessin animé en attendant que la dangereuse conjonction ait pris fin. Était-ce une mesure nationale ? Je sais bien que regarder le Soleil rend aveugle, mais est-on devenu incapable d’empêcher les petits élèves de le regarder directement ? Et l’éclipse étant prévue de longue date, ne pouvait-on pas les mettre en garde, et leur procurer des lunettes protectrices ? C’était l’occasion d’une belle leçon d’astronomie.

Voici un autre témoignage. Les professeurs qui accompagnaient une classe en sortie scolaire, ayant reçu plusieurs messages d’alerte de l’administration et de certains parents d’élèves, décidèrent de fermer tous les rideaux du car pour que personne n’ait l’idée folle de jeter un œil vers le soleil. Il y a mieux. Un professeur a osé confectionner avec une petite boîte en carton une chambre noire qui permettait de voir, projetée sur la paroi du fond, l’occultation progressive de l’astre. C’était sans compter avec la panique des « adultes » présents : certains de ses collègues qu’il croyait raisonnables l’ont considéré comme un agitateur qui donnait des idées dangereuses aux jeunes gens ; ils l’ont mis en garde, refusant de regarder par protestation. Au lycée, les volets roulants étaient baissés et même désactivés, pour que personne ne puisse risquer un regard dehors.

Nous n’avons pas eu la conjonction de la Lune et du Soleil, mais de la peur et du refus d’instruire. Sous prétexte de sécurité, en réalité par peur de ses enfants, qu’elle méprise, la France a interdit aux élèves des écoles, des collèges et des lycées de regarder l’éclipse de soleil ! Beau symbole, une école terrifiée sur l’ordre de ses responsables, une école transformée en caverne par peur d’un excès de lumière. Nous sommes chez les fous.

Laïcité et école

Interview de C. Kintzler sur le site SE-UNSA

Un long entretien – réponses de Catherine Kintzler à six questions – publié sur le site du syndicat enseignant SE-UNSA1 sur le sujet « Laïcité et école ».  

Voici un extrait de la réponse à la première question – « Vous êtes spécialisée en philosophie de l’art. Comment en êtes-vous arrivée à la question de la laïcité ? » :

« [….] J’étais sur le point d’achever mes travaux de doctorat lorsque, à l’automne 1989, éclate l’affaire dite « de Creil » sur le port du voile islamique dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire publics. Il aurait suffi, me semble-t-il, d’un peu de fermeté et de volonté politique de la part du ministre alors en exercice : réactiver les circulaires Jean Zay. Mais Lionel Jospin ne l’a pas entendu ainsi. En fait, je ne devrais pas dire qu’il a manqué de volonté politique car c’est bien une politique que de fermer les yeux sur le port de signes religieux à l’école publique par les élèves. Très vite, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, nous avons écrit la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », publiée dans Le Nouvel Observateur en novembre 1989. J’ai soutenu ma thèse sur l’opéra dans cette ambiance survoltée. Et j’ai ruminé la question de la laïcité, non pas de manière massive comme je l’avais fait avec celle de l’école, mais point par point, en publiant des articles qui m’étaient en quelque sorte « commandés » par les sujets d’actualité qui, à chaque fois, posaient un problème dont l’élucidation permettait de dissiper une ambiguïté et de mieux cerner le concept (la laïcité scolaire, l’affaire « du gîte d’Epinal », le financement des cultes, le port de la cagoule, les cimetières, etc.). Après avoir publié le bref essai « académique » Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin), en 2007, j’ai tenté une synthèse de cette démarche théorique et pratique dans Penser la laïcité (Minerve, 2014). […] »

Les autres questions :

  • Selon vous, en quoi la laïcité va-t-elle au-delà de la tolérance ?
  • De plus en plus de Français souhaiteraient bannir les signes religieux de l’espace public. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? De quel « espace public » parle-t-on ?
  • L’École publique est le lieu par excellence de la laïcité. Quel est le statut de l’élève en son sein ?
  • À votre avis, la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école a-t-elle été efficace ? Pourquoi était-elle nécessaire ?
  • Comment analysez-vous les récents propos de Najat Vallaud-Belkacem concernant les accompagnateurs de sorties scolaires ?

Lire l’intégralité du texte sur le site SE-UNSA (accès gratuit en ligne). Version abrégée dans la revue L’Enseignant N° 183, février 2015, p. 16-17.

  1. Entretien réalisé le 2 janvier 2015, questions et présentation par Cyrille Chaleix. http://www.se-unsa.org/spip.php?article7536 accès gratuit en ligne []

Que signifie enseigner sous protection policière ?

Jean-Michel Muglioni réfléchit sur un paradoxe révélé par un « fait divers » : on fait appel à la police pour installer la discipline que l’école ne sait pas faire respecter. Mais cela n’installe pas pour autant l’autonomie véritable de la discipline scolaire. Loin d’un rappel à l’ordre, ce recours est l’indice d’un profond désordre. Une fois de plus, l’école, qui a été rendue incapable de se concentrer sur ses missions propres, est renvoyée à son extériorité.

Je lis ceci sur France info en ligne1  :

« Près de Royan, en Charente-Maritime, une petite fille de 11 ans a été verbalisée il y a quelques jours par un policier municipal pour ne pas avoir attaché sa ceinture dans un car scolaire. Elle a payé elle-même une amende de 90 euros. » […] Une décision que défend Patrick Marengo, le premier adjoint au maire de Royan en charge de la sécurité : « La prévention a été faite, on passe dans la phase contrôle. Malgré tout des enfants refusent d’appliquer les consignes. Ça pose le vrai problème de l’autorité. Il faut que les jeunes comprennent qu’il y a des règles, que ces règles doivent être respectées surtout lorsqu’elles peuvent engager la vie des personnes ». »

L’article conclut :

« La sanction : une amende de 90 euros qui a surpris les parents. « Nous, on s’est dit le policier lui a fait peur pour lui servir de leçon. Mais quand on a eu reçu le procès-verbal… » conteste Michel Arnaud, le papa. Et les parents ont écrit une lettre au président du conseil général; Dominique Bussereau pour protester. La famille étant en difficultés financières, la petite fille a tenu à payer l’amende avec son argent de poche. Elle venait tout juste de fêter ses 11 ans. »

On sait qu’il arrive souvent que le plus grand désordre règne dans les cars scolaires : la discipline étant passée de mode dans les écoles, les chauffeurs sont impuissants à faire respecter les règles du code de la route aux élèves. On ne s’attache pas, on se promène, on crie, etc. Et dans quel état arrive-t-on en classe ? La conséquence naturelle de l’incapacité de l’école à faire respecter une simple discipline et de la démission des « parents d’élèves » est qu’on livre les enfants à la police. Faudra-t-il bientôt enseigner sous protection policière ? Et s’il fallait imaginer que le sursaut du 11 janvier en est l’occasion, quelle tristesse !

J’ai montré dans Mezetulle2 en quoi tout enseignement suppose une discipline sans laquelle l’enfant ne peut devenir élève, c’est-à-dire se disposer – et d’abord physiquement – à apprendre. Ce n’est pas une discipline militaire qui signifie la nécessité d’obéir aux ordres, même quand on ne les comprend pas et qu’à les suivre on risque sa vie. La discipline requise à l’école au contraire libère l’esprit de telle façon qu’il soit en mesure de comprendre. Tant qu’elle ne règle pas la classe, on peut bien moraliser et séduire à coup de recettes pédagogiques, on ne peut instruire, on ne peut délivrer l’enfant pour qu’il accède au savoir.

Le désordre qui règne aujourd’hui du fait qu’on a renoncé à cette discipline explique à lui seul pourquoi on en est venu à faire appel à la police et à judiciariser ce qui aurait dû relever d’une simple sanction, prise dans les murs de l’école et ignorée à l’extérieur. Ce qui suppose que soit reconnue par la société et par l’État l’autorité des maîtres.

Sans cette reconnaissance, le contenu même de l’enseignement est menacé. Je me souviens d’avoir été incité par mon administration à demander à mes élèves de classe terminale quels textes philosophiques ils voulaient lire : comme si les programmes eux-mêmes relevaient de leur compétence ! Et quelle démagogie, parce qu’enfin j’ai pu sans difficulté leur faire demander ce que je voulais. S’étonnera-t-on dans ces conditions qu’on discute le programme d’histoire ou de biologie ? La plupart des « incidents » qui ont troublé la minute de silence en hommage aux morts de janvier viennent-ils d’une réelle prise de position des élèves ou du fait qu’ils sont accoutumés depuis longtemps à dire n’importe quoi et à faire n’importe quoi dans les classes ?

Me voici donc dans une position que beaucoup ne comprendront pas : parce que je soutiens la nécessité d’un strict respect de la discipline à l’école, je n’admets pas que l’école se défausse de sa tâche sur les institutions policières et judiciaires, comme cela se passe aujourd’hui et comme il semble que le ministère de l’Éducation nationale l’envisage officiellement dans sa lutte légitime contre le terrorisme.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

  1. Voir http://www.franceinfo.fr/actu/education/article/petite-fille-verbalisee-sans-ceinture-des-regles-respecter-641037  []
  2. Notamment dans l’article « Pacifier l’école » – voir en particulier l’annexe []

Image, alphabétisation, laïcité

Jean-Michel Muglioni entend montrer qu’il y a un refus de l’image qui est aussi idolâtre que l’idolâtrie – c’est-à-dire la sacralisation de l’image – et que seule la parole et donc la maîtrise d’une langue peut nous en délivrer : l’alphabétisation seule peut libérer les hommes. Mais à cet égard la leçon des assassinats de janvier à Paris ne semble toujours pas comprise.

 

On ne peut se coucher sur l’image d’un lit

J’ai appris lors de mes études platoniciennes que nous commençons par prendre l’apparence pour la réalité. Nous croyons avoir prise sur les choses mêmes, alors que nous n’en tenons que les images. Ces images sont des simulacres, c’est-à-dire non pas des images se donnant pour telles et par là nous apprenant quelque chose sur ce dont elles sont des images, mais des trompe-l’œil, qui nous font croire en la présence d’un objet pourtant inexistant. L’image, comprise comme telle, peut nous rappeler ce dont elle est l’image : il faut pour cela que nous ayons conscience de ce qui la distingue de son modèle et qu’elle-même n’en soit pas le double ni ne cherche à l’être. Le simulacre au contraire passe pour la réalité. Comme si par exemple nous croyions qu’il y a un lit dans la chambre que l’aubergiste nous propose alors qu’il s’agit seulement d’un lit peint sur un mur. Platon, qui imagine cette plaisanterie, nous demande si nous pourrions nous étendre sur un tel lit. Or nous ne cessons en matière de politique de nous laisser séduire par des images qui passent pour la réalité, des simulacres, des illusions, et nos faiseurs d’illusions ne savent peut-être pas eux-mêmes qu’ils sont coupés du réel : ils sont naïvement réalistes.

 

La difficulté de distinguer l’image et ce dont elle est l’image

En faisant un cours de philosophie à des jeunes gens de 17 ou 18 ans, j’ai appris à quel point Platon a visé juste, tant la confusion de l’image et de son objet est enracinée dans les esprits. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir faire comprendre que l’image de ma pipe – c’était le temps où nous fumions tous – et ma pipe sont deux choses différentes. J’avais dessiné au tableau la pipe que je tenais à la main pour bien montrer cette différence ; j’avais même dit que je ne pouvais pas fumer mon croquis – je n’avais pas pensé alors au célèbre tableau de Magritte intitulé La Trahison des images connu surtout par sa légende « Ceci n’est pas une pipe ». Rien n’y fit, un jeune homme normalement intelligent ne comprenait pas. Très poliment il me dit que mon dessin était grossier et que sur une photographie, il n’y aurait pas de différence entre ma pipe et son image. Comment le délivrer de cette confusion ? Il faut dans de tels cas s’improviser pédagogue. Avez-vous, lui demandai-je, la photo de votre petite amie ? Oui, me répondit-il en me la montrant. Eh bien faites-vous avec sa photographie la même chose qu’avec elle ? Cette question produisit une illumination et comme cela se passait dans des temps anciens, je n’ai reçu pour mon indiscrétion aucune plainte, ni de l’administration, ni des parents d’élèves.

 

Nous sommes submergés d’images

La photographie, le cinéma, la télévision, et tous les écrans dont nous disposons ne peuvent que cultiver en nous la confusion de l’apparence et de la réalité. Ce qu’on appelle le virtuel, qui peut avoir une fonction technique et même scientifique remarquable, nourrit cette illusion dans les esprits incultes. Écoutez journalistes et politiques, et vous verrez que pour eux tout est une question d’image ; l’image, objet de multiples sondages, est la seule réalité dont ils parlent, sans jamais la distinguer de la réalité elle-même. Si je passe pour malhonnête parce que j’ai menti, on ne dira pas que je dois cesser de mentir mais que je dois « changer mon image ». Si la politique d’un gouvernement échoue, son image doit changer, non cette politique. Il est vrai que la politique est affaire de propagande et donc d’image, que la rhétorique joue sur les passions par les images et compte sur les passions pour donner l’apparence de réalité aux images. En ce sens il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il me semble toutefois que beaucoup de ceux qui devraient apprendre à se défier des images et des simulacres sont eux-mêmes séduits par tant d’apparences.

 

Le refus des caricatures : une idolâtrie

Mais l’affaire des caricatures de Mahomet est révélatrice d’une confusion plus profonde peut-être, qui affecte les iconoclastes : ils sont plus idolâtres encore que les idolâtres. Les iconoclastes veulent en effet détruire les images parce que prendre une image pour un dieu ou quelque chose de sacré est impie. Et il est vrai qu’une image de Dieu n’est pas Dieu : la prendre pour sacrée rabaisse Dieu. Les religions juives, chrétiennes et musulmanes ont donc justement condamné l’idolâtrie. C’est pourquoi il est interdit aux juifs et aux musulmans de représenter Dieu, et aux seuls musulmans, selon une tradition importante, leur prophète. D’où la colère d’un grand nombre d’entre eux, à la parution des caricatures de Mahomet, moins parce qu’elles sont des caricatures que parce qu’elles sont des images. Or n’y a-t-il pas dans la violence avec laquelle ils ont réagi à ces croquis le comble de l’idolâtrie ? Car enfin ce ne sont pas des représentations du prophète qui prétendraient nous dire ce qu’il est en tant que prophète de l’islam : ce ne sont pas des images du prophète au sens où les idolâtres prétendent devant une statue avoir affaire à leur dieu. Tout se passe donc comme si, contrairement aux caricaturistes eux-mêmes et aux lecteurs habitués de leur journal, certains musulmans prenaient l’image du prophète qui figure sur le journal pour le prophète lui-même : ils sont plus idolâtres encore que les adorateurs du veau d’or. Cette manière de confondre l’image et le sacré qu’elle caricature revient encore à confondre l’image et ce dont elle est l’image. Platon savait quelle illusion il analysait et quelles en sont les conséquences tragiques.

 

La parole contre l’image

Or je ne vois pas d’autre manière de se délivrer de cette illusion que la parole, à condition qu’à son tour elle ne se réduise pas à la répétition d’un texte sacré dont on ne peut rien dire, à condition qu’on ne sacralise pas une formulation de telle manière qu’on ne puisse en proposer une autre, même allant dans son sens. C’est la raison pour laquelle la question de l’interprétation de l’écriture est essentielle et peut donner lieu à des luttes à mort.

Le discours n’est pas un livre d’images. Les signes linguistiques ne sont pas des images ni même des symboles (au sens où le lion peut être le symbole de la majesté)1. Et s’il arrive à Platon de comparer les noms à des images, c’est pour montrer qu’ils sont différents de ce dont ils sont les noms et qu’à cette condition seulement ils peuvent remplir leur fonction. Toute parole doit pouvoir disparaître et être remplacée par une autre qui dira la même chose, mais en d’autres termes, et il convient donc de ne pas sacraliser l’écriture. La vraie mémoire est mémoire du sens et non de la formulation particulière qui nous a permis d’y accéder. Les signes écrits ne sont que des notes permettant à celui qui a compris de se ressouvenir d’un sens qui est en lui. Ils ne sont pas plus le sens que l’image d’une pipe n’est une pipe.

 

Il faut une école pour délier la parole elle-même

Ainsi le discours qui est tenu sur les images qu’on nous présente sur des écrans est essentiel. Faire prévaloir le discours sur l’image qu’il commente, montrer toujours qu’il est possible de dire autrement ce qu’on a déjà formulé, délier la parole et par la parole : par là seulement nous pouvons nous délivrer de l’idolâtrie et nous rendre indifférents aux représentations qu’on nous donne du sacré, puisque nous savons alors qu’aucune n’est le divin lui-même. Mais pour cela il faut maîtriser au moins une langue, ce qui suppose une école : l’usage vernaculaire ne suffit pas, un usage réflexif et donc d’abord scolaire est nécessaire. L’apprentissage de l’écriture est essentiel à cette fin, d’autant qu’il donne accès aux textes qui jusque-là n’étaient que des mots répétés sans jamais être questionnés.

Des peuples entiers réagissent aux images par la violence parce qu’ils sont maintenus dans l’ignorance et l’illettrisme par leurs chefs religieux et politiques. Les hauts-parleurs des minarets ne cessent de leur hurler les mêmes mots, et leur fureur est aussi nourrie d’images, que les plus démunis d’entre eux reçoivent sur des écrans connectés au cœur des déserts les plus éloignés.

 

Pas de laïcité possible ni de « morale » sans instruction véritable, et d’abord sans maîtrise de la langue

Faut-il s’étonner qu’en France, des élèves des écoles en soient au même point ? La lutte contre l’analphabétisme a été abandonnée, comme parfois la vaccination : sa réussite a fait croire que c’était gagné et qu’il était inutile de continuer. Mais si une génération ou même une partie d’une génération est privée d’école, alors la société tout entière peut en pâtir. Le combat d’un Hugo pour l’alphabétisation des peuples est aussi urgent aujourd’hui qu’hier, et il en sera de même à l’avenir.

Parler de morale n’a aucun sens devant un enfant incapable d’écouter, pour quelque raison que ce soit. Rien n’est possible s’il ne respecte pas une discipline élémentaire avant même de comprendre et de se mette ainsi en mesure d’apprendre. Mais alors, une fois qu’il a pris l’habitude d’écouter et qu’il a commencé à s’instruire, une fois devenu élève, a-t-il besoin qu’on lui fasse la morale ? Un enseignement de la morale, même laïque, produira au mieux de l’indifférence, au pire de la haine, sur des esprits que la maîtrise de la langue n’aura pas délivrés – étant donné l’état actuel de l’école, étant donné sa doctrine. Un enseignement du « fait religieux » sera au mieux inintelligible, au pire « blasphématoire » pour qui ne sait pas distinguer mythe et raison, pour qui n’a pas appris à lire des fables comme des fables, c’est-à-dire comme des images qu’on ne confond pas avec ce dont elles sont les images. Parler de « fait religieux » est en soi aussi blasphématoire que n’importe quelle image et ne peut être accepté qu’à la condition qu’un regard critique soit porté sur la parole sacrée de celui qu’on tient pour un prophète. On sait donc déjà qu’aucun des remèdes proposés jusqu’ici par les autorités françaises n’aura d’effet, puisqu’il n’a toujours pas été question de revenir sur ce qui fait que l’école n’apprend pas le français à ses élèves (s’ils ne le parlent pas déjà dans leurs familles). Mais quel politique aujourd’hui osera dire que le français n’est pas la langue de la rue, des réseaux sociaux et des médias, et qu’il n’a de réalité effective que par l’école et la littérature ?

 

1 Voir C. Kintzler « L’alphabet, machine libératrice », notamment la fin de l’article sur symbole et écriture alphabétique.

© Jean-Michel Muglioni

Une sénatrice « laïque » fait campagne en faveur des accompagnatrices scolaires porteuses de signes religieux

La sénatrice Françoise Laborde, prix national de la laïcité décerné par le Comité Laïcité République en 2012 – alors que le dessinateur Charb présidait le jury – a accordé un entretien plus qu’étonnant à Libération le 21 janvier 2015. Après avoir rappelé utilement quelques points élémentaires au sujet de la laïcité, elle se déclare en faveur des accompagnatrices scolaires porteuses de signes religieux visibles, reprenant la position compassionnelle évoquée et critiquée récemment sur Mezetulle 1.

Je lui ai envoyé un courrier électronique ce matin 24 janvier, dont voici le texte.

Chère Françoise Laborde,

J’ai pris connaissance avec plus que de l’étonnement de votre « témoignage » au sujet de la laïcité publié dans Libération du 21 janvier 2015 2 . Après avoir rappelé utilement quelques idées élémentaires, vous vous déclarez favorable aux accompagnatrices scolaires portant un signe religieux très visible.

Ainsi vous apportez une importante contribution au genre littéraire fort pratiqué ces derniers temps « Oui scrogneugneu il faut être ferme sur la laïcité. MAIS… continuons à produire et à entretenir les ghettos scolaires ». On fait semblant de claquer la porte, et on met le pied pour qu’elle reste bien ouverte à toutes les tentatives de grignotage. 

Je suis étonnée de voir un « prix de la laïcité »3 tenir un discours compassionnel sur les accompagnatrices scolaires. Ce discours a pour fonction de vouer l’école à son extériorité et pour effet d’accentuer la pression intégriste sur les femmes musulmanes qui luttent pour échapper au voile et pour échapper momentanément à la sempiternelle condition de « maman » ! En acceptant cela, l’école accrédite la thèse selon laquelle « il est normal pour une musulmane de porter le voile » et désarme celles qui ne le portent pas. 

Je suis atterrée de constater qu’une élue semble méconnaître ce qu’est l’école, et qu’elle ne voie pas en l’occurrence que la laïcité distingue les espaces, les temps et les fonctions. La laïcité scolaire offre aux élèves un moment de respiration, un moment où ils ont droit à une double vie. C’est ce moment qui leur permet un pas de côté et qui les préserve de l’assignation à laquelle ils sont constamment soumis. Faut-il que l’école renforce cette dernière ? Faut-il qu’elle se conduise en manager étouffant, complice de la pression sociale ?

Quand une activité scolaire « sort », c’est l’école elle-même qui sort, et non les élèves qui sortent de l’école : il suffit de regarder les règles de sécurité pour le savoir 4. Les parents d’élèves qui participent à l’encadrement se voient confier les enfants d’autrui : ont-ils le droit de les traiter comme s’ils étaient leurs propres enfants ? Davantage : n’ont-ils pas le devoir, dans ce cadre, de traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui ? Et que répondre aux parents qui se plaindront que leur enfant a été mis en présence d’une manifestation religieuse indiscrète ? Que vouloir préserver la sérénité de l’école pour tous, c’est être « islamophobe » ?

Le résultat est inévitablement que les écoles qui acceptent ces manifestations religieuses seront plus que jamais désertées par tous ceux, croyants et non-croyants, qui sont attachés à la laïcité, par les classes moyennes dont on fait tant de cas, la main sur le cœur, dans les discours sur la mixité sociale. Quelle bonne recette pour créer et renforcer des « zones » communautarisées !

On mélange tout dans la plus grande confusion d’idées, et on enfonce un coin compassionnel qui n’a d’autre fonction que de forcer l’école à se plier devant son extérieur, devant ce qui la nie en lui enjoignant de s’agenouiller sous le poids des pressions sociales. Et c’est une élue « laïque » qui tient la cognée pour enfoncer ce coin !

Il serait au contraire plus avisé et plus conforme à l’idéal républicain de donner l’occasion aux femmes accompagnatrices qui portent le voile de pratiquer concrètement la distinction libératrice des lieux et des fonctions  – car l’intégrisme inversement exige qu’on soit constamment et partout soumis à la même règle coutumière, uniformément, sans répit. En conséquence, on devrait plutôt leur donner un insigne honorifique qu’elles porteraient fièrement pendant les sorties scolaires en échange d’un abandon momentané du voile… qu’elles peuvent porter en toute liberté dans une autre partie de leur vie y compris en public. Il s’agit de les placer durant ce temps scolaire à la même hauteur que les enseignants qu’elles ont pour tâche de seconder : ce qui est exactement l’inverse d’une vexation et d’une « stigmatisation ». 

Bien cordialement à vous, CK

 

3 Françoise Laborde a reçu en 2012 le « prix national de la laïcité » décerné par le Comité Laïcité République. Le prix international a été attribué la même année à Djemila Benhabib. Le dessinateur Charb, assassiné le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi, était alors président du jury. Voir détails sur le site du CLR http://www.laicite-republique.org/prix-de-la-laicite-2012-deux.html

4 Et de lire l’étude du Conseil d’Etat du 19 décembre 2013 jusqu’au bout ! Citée dans cet article : http://www.mezetulle.fr/laccompagnement-sorties-scolaires-il-confie-mamans/

Le sens de la marche du 11 janvier : sursaut ou soumission ?

Une affaire Calas mondialisée

Le sens d’un rassemblement populaire dépend de son avenir. La manifestation d’unité nationale du 11 janvier 2015 sera aussi insignifiante que la manifestation des champs Elysées après la victoire de l’équipe de France de football, si elle n’est pas suivie par une politique réellement républicaine et d’abord par un sursaut laïque de la part du gouvernement français, c’est-à-dire d’une gauche qui a abandonné la laïcité depuis déjà longtemps, comme nous sommes nombreux à l’avoir écrit sur Mezetulle. La France est devant une affaire Calas mondialisée1 : comment défendre la liberté d’expression que combattent par le crime non pas seulement quelques terrorismes mais des peuples prisonniers du fanatisme religieux et politique ?

1. Suffit-il d’avoir défilé ?

1-1. Comment interpréter une manifestation ?

Interpréter la mobilisation d’un peuple est chose délicate. L’unité des slogans (dimanche 7 janvier 2015, on lisait partout : je suis Charlie) ne signifie pas que tous les manifestants ont les mêmes mobiles. Des racistes allergiques à toute forme d’immigration pouvaient grossir les rangs de partisans du multiculturalisme hostiles à la laïcité. Je ne parle pas des simples suiveurs ou des curieux. Des intérêts parfois assez bas peuvent se mêler à des idéaux véritables. On se souvient des foules amassées à Paris autour de Pétain métamorphosées en rassemblement gaulliste six mois plus tard. Il ne suffit donc pas que quatre millions de personnes aient manifesté pour que nous soyons sûrs que le peuple français a retrouvé sa tradition républicaine et que les promeneurs étaient là en tant que citoyens, c’est-à-dire non pas simplement, par exemple, par compassion, mais en vertu d’une volonté éclairée et résolue.

1-2 Un sursaut populaire

Certains signes, et d’abord le nombre considérable des manifestants et leur calme, c’est-à-dire leur résolution, laissent toutefois penser que nous n’avons pas eu seulement affaire à un conglomérat d’émotions diverses ou contradictoires ni à une manipulation des médias et des politiques. Mais le sens de ce mouvement sera ce qu’en feront les gouvernements français et européens : si rien ne change dans leur politique, tout sera vite oublié ; si au contraire des mesures radicales sont prises, alors on pourra dire que ces rassemblements ont été essentiels.

 

2. La liberté d’expression

2-1. Il y a un islam fanatique

Quelles mesures ? Sans doute des mesures policières et judiciaires. Mais elles ne peuvent par elles-mêmes éradiquer le fondamentalisme musulman. Or il s’agit bien d’un intégrisme musulman, comme il y a des intégrismes juifs ou chrétiens, mais qui s’en distingue aujourd’hui par les attentats qu’il prône et qu’il commet et par le soutien de certaines autorités musulmanes dans le monde et de certains États. L’union des organisations islamiques de France (UOIF) a intenté un procès contre les caricatures de Charlie Hebdo, les tenant pour blasphématoires. Elle a perdu son procès puisque en pays laïque, il n’y a pas de loi contre le blasphème (en première instance 2006, en appel en 2008). Le roi du Maroc n’a pas envoyé de représentant à la manifestation du 7 janvier, en raison de la présence des caricatures. Je n’ai vu aucune réaction officielle des chefs d’État présents et la France elle-même n’a pas su trouver là l’occasion d’une mise au point solennelle. Des foules entraînées par leurs chefs religieux manifestent, dans certains pays, comme le Pakistan ou le Niger, et crient vengeance après la publication du numéro de Charlie Hebdo qui a suivi l’attentat. De tels mouvements ne sont pas spontanés mais organisés par des autorités religieuses, c’est-à-dire musulmanes. Des États entiers sont soumis à leur loi et refusent absolument la liberté d’expression non seulement chez eux, mais chez les autres, et l’appel au meurtre contre quiconque parle librement y est ordinaire. Il ne suffit donc pas que les Français de religion musulmane condamnent cette conception et cette pratique de leur religion et disent publiquement leur horreur de ces menaces et de ce refus de la liberté d’expression. Il faut que l’islam de France s’organise pour s’opposer aux musulmans fanatiques ; cette tâche lui incombe, puisqu’il s’agit de montrer dans un cadre religieux et théologique que la tolérance convient à la pratique de l’islam.

2-2. L’interprétation des textes « sacrés »

Le texte du Coran contient des appels à la guerre : quel livre sacré ne contient rien de tel, ni rien que la conscience condamne ? Il est pourtant possible de proposer des interprétations qui délivrent d’une lecture littérale. Les guerres de religion ont chez nous pendant longtemps donné lieu à des massacres abominables pour des questions de vocabulaire. Il a fallu du temps pour que l’Église romaine admette que la terre tourne, et au XIXe siècle elle s’est opposée aux travaux de Champollion parce qu’ils avaient pour conséquence une nouvelle datation des événements d’avant notre ère qui remettait en cause le caractère historique des récits bibliques. L’islam de France devrait donc pouvoir travailler à montrer pourquoi il est possible d’être musulman et de penser que la Terre tourne, ce que le Coran ne peut certes avoir dit ! Cet exemple paraîtra caricatural, mais il rend compte d’une histoire sanglante, il rend compte de la difficulté inextricable où se trouve toute religion qui sacralise un livre. Et là encore, la liberté d’expression est un préalable à la liberté d’interpréter.

2-3. Quand une religion admet la liberté d’expression

La difficulté est d’autant plus grande que la religion musulmane n’est pas la seule à craindre la liberté d’expression. Le caractère sacré du religieux semble interdire qu’on y touche de quelque façon que ce soit. Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, en 1781, Kant écrit : « Notre siècle est proprement le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumettre. La religion par sa sainteté et la législation par sa majesté veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles éveillent contre elles un juste soupçon et ne peuvent prétendre à ce respect sincère que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » Il a fallu un long combat pour admettre cette vérité, pour obtenir le droit de l’écrire, et enfin pour institutionnaliser la liberté de pensée et d’expression. Je lis dans l’Obs en ligne qu’un site jésuite publie des caricatures de Jésus. Le site de la revue Études, fondée sous la direction de deux jésuites, publie plusieurs caricatures de « Charlie Hebdo » se rapportant au catholicisme. En Israël furent publiées des caricatures de Moïse, et l’on pouvait en trouver bien avant ces événements dans la vitrine d’une boutique qui propose par ailleurs ce que j’appellerai irrespectueusement des bondieuseries juives. Il arrive donc que des croyants aient retenu la leçon des Lumières et admettent qu’un non-croyant n’éprouve pas de respect pour ce qu’ils considèrent comme sacré.

2-4. François condamne Voltaire

Or très peu de médias anglo-saxons ont montré la une de l’hebdomadaire, à cause de la caricature de Mahomet, qui pourtant n’a rien de « méchant ». Le pape ayant proclamé qu’il était absurde de tuer au nom de Dieu, a aussitôt ajouté que le sacré est une limite de la liberté d’expression : il ne faut pas insulter la foi, ni s’en moquer. Or on insulte un homme, on n’insulte pas une croyance. Je peux donc considérer que ce qu’un chrétien appelle sa foi est une superstition, ou comme les stoïciens soutenir que ce qu’il considère comme une vertu, l’espérance, est folie et non sagesse. Pourquoi même ne pas s’en moquer ? Est-il interdit de trouver tel ou tel rite ridicule ? Voltaire ne s’en est pas privé. Le pape le condamne donc une fois de plus. Comment dans ces conditions s’opposer aux fanatiques du Niger, qui, sinistre ironie de l’histoire, brûlent à cette occasion des églises et s’en prennent aux chrétiens ? Car ils ne considèrent pas que ce soient des lieux sacrés : « leur » sacré seul est sacré. Qui en effet reconnaît un dieu oublie généralement que ce qu’il tient pour sacré ne l’est pas pour ceux qui élisent une autre ou d’autres divinités ou qui n’en reconnaissent aucune. J’ai vu une protestante horrifiée dès qu’on lui parlait de la Vierge Marie… Le pape veut-il rallumer les guerres de religion ? Faudra-t-il, pour déterminer la limite de la liberté d’expression, dresser non pas un index des livres interdits, mais une liste de tout ce qui est tenu pour sacré dans le monde ?

2-5. Le droit de choquer

Et certes, Voltaire blesse ! Mais j’ai moi-même été blessé par les propos d’un prêtre qui devant un enfant mort glorifiait la résurrection et promettait le paradis à ses parents effondrés parce que leur malheur signifiait qu’ils étaient élus. Il faut donc dire aux croyants blessés par les caricatures qu’en effet elles sont blessantes pour eux, et qu’on ne leur demande pas de les aimer, ni d’acheter le journal qui les publie, que même ils peuvent manifester publiquement leur réprobation, en défilant dans les rues, et selon tous les moyens prévus par la loi. Mais un monde où l’on interdit une parole blessante parce qu’elle s’attaque à des croyances, quelles que soient ces croyances, est un monde où plus personne ne peut plus rien dire, de peur de blesser son voisin. Un fanatique refusera qu’on sonne les cloches près de chez lui, parce que ce signe religieux le choque, un autre fera raser les minarets, etc. Dans un tel monde aucune erreur ne peut être corrigée et aucun progrès des sciences n’est possible : tout simplement, on y cessera de penser, comme le veulent les fondamentalistes de toutes les religions. Et je crains qu’au fond d’eux-mêmes les « religieux » en apparence les plus libéraux, comme le chef de l’Église romaine, craignent toujours la pensée, c’est-à-dire la pensée libre.

2-6. La liberté d’expression, droit naturel

La vérité blesse. La découvrir est difficile moins en raison de sa complexité que des passions qui nous la font refuser. Et quiconque réfléchit ne cesse de se demander si ce qu’il prend pour vrai n’est qu’illusion. Osons dire ce que nous considérons comme vrai, même si cela doit blesser : rien n’est si sacré qui ne puisse être soustrait à la critique, laquelle est le cœur même de la pensée. La limitation de la liberté d’examiner toute croyance, toute doctrine, toute idéologie, porte atteinte à l’humanité et débouche inéluctablement sur la barbarie, le racisme et l’antisémitisme, comme on vient de le voir.

Que signifie en effet la liberté d’expression ? En France même, certains disent qu’une caricature du prophète Mahomet est un message de haine : comme si, dans ce pays, où les caricaturistes sont libres et se moquent de toutes les institutions et de tout le monde, et particulièrement du catholicisme, nous nous haïssions les uns les autres ! La liberté d’expression ne se réduit nullement au droit de dire ce qu’on veut2. Celui qui le proclame ne fait pas que revendiquer pour lui-même la liberté, il la veut pour tous, parce qu’elle est constitutive de la nature humaine ; il la veut pour ceux qui croient et pour ceux qui ne reconnaissent pas le caractère sacré de tel ou tel dieu. Ce droit fait prévaloir sur la représentation religieuse de l’humanité, d’où qu’elle vienne, une idée de l’homme et de sa liberté qui procède de la raison et non de la foi : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen appartient à ce qu’on appelle le droit naturel3, formulé par la philosophie des Lumières, où naturel s’oppose à surnaturel, comme rationnel à révélé. S’il est vrai que l’Ancien ou le Nouveau Testament, le Coran ou tout autre texte tenu pour sacré par un peuple, exprime l’exigence de liberté, il faut s’en réjouir. Mais cette exigence ne s’impose pas à tous en tant qu’elle est biblique, évangélique ou coranique : elle s’impose à tous en tant qu’elle est rationnelle et humaine.

 

3. Combattre le racisme et l’antisémitisme

3-1. Combattre la propagande islamiste pour combattre le racisme

Il convient donc d’être d’autant plus ferme contre toutes les manifestations de racisme envers les musulmans ou tous les immigrés et enfants ou petits-enfants d’immigrés qui peuvent passer pour musulmans, qu’il ne faut pas tolérer le moindre soutien aux fondamentalistes qui refusent la liberté d’expression. Il faut maintenir ensemble deux exigences, le refus de stigmatiser les musulmans, le refus de laisser la propagande fondamentaliste déferler sur eux. Les islamistes font tout pour attiser la haine contre les musulmans, ils font tout pour que l’islamophobie les mobilise contre la République. Ils savent provoquer des réactions postcoloniales partout dans le monde et en France même, avec parfois le secours d’une partie de la gauche qui s’en prend à la laïcité, et une partie de la droite qui avec l’extrême-droite voit dans l’immigration l’origine de tous nos maux. Combattons donc l’islamisme, qui est lui-même raciste, qui alimente le racisme, qui se nourrit du racisme. Je n’ai pas de compétence pour dire quelles mesures techniques permettraient de rendre plus efficace le travail des renseignements et de contrôler les réseaux sociaux, cela dans le cadre du droit ; pour le reste, la loi suffit qui sanctionne le racisme et l’apologie de terrorisme.

3-2. L’antisémitisme

L’antisémitisme consubstantiel aux mouvements islamistes radicaux trouve un écho dans l’antisémitisme ordinaire, dans celui d’une extrême-gauche qui assimile étrangement les Palestiniens à l’islam, et dans celui que renouvellent Dieudonné et d’autres. S’en prendre aux Juifs seulement parce qu’ils sont juifs, c’est vouloir les éliminer parce que juifs, comme le fit le nazisme. Hitler avait annoncé clairement son programme, celui des fondamentalistes est lui aussi public. La lutte contre l’antisémitisme relève du droit. Si la République française continuait de tolérer qu’un Juif ne puisse pas marcher dans les rues de sa ville sans être l’objet d’injures et de menaces, si elle admettait encore que l’histoire de la dernière guerre peut ne pas être enseignée dans certains établissements, si partout où la moindre trace d’antisémitisme apparaît, si au moindre soutien aux fondamentalistes elle ne prenait pas des mesures radicales, les manifestations qui ont suivi les attentats de janvier 2015 n’auraient servi à rien. Et le chômage, avec la désocialisation qu’il produit, n’est pas la cause de l’antisémitisme, même si l’antisémitisme sert de bouc émissaire à des populations abandonnées et parfois quasiment analphabètes.

 

4. Refonder vraiment l’école

4-1. Que signifie l’expression « école de la république » ?

Pour remédier à tant de maux, il faudra un travail de longue haleine. Il est heureux qu’on s’accorde aujourd’hui partout à dire que l’école doit en être le lieu privilégié. Seulement on y a conseillé jusqu’ici une prudence lâche. Si un enfant ou un adolescent refusent d’écouter un cours sur la Shoah, qu’on ne nous dise pas qu’il y a là un conflit à gérer ! Instruisons-le ! Encore faut-il qu’il écoute. L’autorité de la loi ne peut être reconnue si à l’école l’autorité des professeurs ne l’est ni par les élèves, ni par leurs parents ; et l’école elle-même ne peut obtenir qu’on y respecte l’autorité des maîtres si l’autorité de la loi est bafouée. Il faut une république pour qu’il y ait une école et une école pour qu’il y ait république : ce cercle, compris dans l’expression « école de la république », rend compte de la difficulté de la tâche qui nous incombe maintenant, étant donné l’état des lieux.

4-2. Pratique et non enseignement de la laïcité

On sait depuis longtemps que dans certaines classes les élèves ne peuvent pas rester assis et écouter un cours : comment, dans ces conditions, peut-on y apprendre quoi que ce soit ? Comment s’étonner qu’à quinze ans de nombreux élèves ne disposent que de cinq cents mots ? Il faut n’avoir pas peur du ridicule pour croire que les choses iraient mieux si l’on enseignait la laïcité, quand jusqu’ici on a tout fait pour que ces élèves ne puissent pas comprendre ce qu’on leur dit, quand on a tout fait pour que la laïcité soit oubliée : nous sommes nombreux sur Mezetulle à avoir analysé la catastrophe scolaire systématiquement organisée par le Ministère de l’Éducation nationale depuis longtemps, quelle que soit la couleur du ministre. La laïcité n’est pas et n’a pas à être d’abord un objet d’enseignement : elle a à être pratiquée par tous à l’école. Cette pratique n’y renaîtra pas d’un débat. Les programmes contiennent depuis longtemps tout ce qu’il faut apprendre pour comprendre pourquoi et comment la laïcité a été institutionnalisée, quelles guerres de religion la France a subies, etc., mais trop d’établissements ne sont plus des lieux de calme et de sérénité, précisément préservés par la laïcité, où apprendre serait possible. Osons dire que l’ouverture de l’école sur la vie et la place qu’on y donne aux parents d’élèves et que le ministre voudrait encore plus grande est contraire à la laïcité. Mais on se garde bien d’aider ceux d’entre eux qui ne le parlent pas à apprendre le français. Que les enfants et leurs parents obéissent à certaines règles et reconnaissent l’autorité des maîtres, cela ne relève pas d’un contrat qu’on pourrait ou non passer, comme lorsqu’on achète une maison ou une voiture. Le respect de ces règles est déjà compris dans le seul fait d’être citoyen (c’est en un sens comparable que nul n’est censé ignorer la loi). Et l’enfant n’étant pas encore législateur, il est inévitable qu’il commence par obéir sans comprendre. Alors le respect de la laïcité rendra possible l’instruction et le débat.

4-3. La catastrophe scolaire et l’obsession du social

Les lecteurs de Mezetulle ne seront donc pas étonnés : je ne compte guère sur un sursaut du Ministère de l’Éducation nationale. Si la parole se libère un peu dans les médias et que l’ampleur de la catastrophe scolaire paraît au grand jour, elle n’est vue que par ceux qui veulent bien la voir. On continue d’invoquer « l’échec scolaire » entendu comme problème social, et non pas comme conséquence de la politique de l’école. Oui, il n’y a pas de république possible si des quartiers entiers ou des campagnes sont abandonnés à eux-mêmes : c’est donc aussi une question d’aménagement du territoire. Mais d’où vient l’abandon de l’idée républicaine ? Elle ne s’explique pas seulement par le libéralisme économique qui érige la cupidité en principe et qui est la négation de l’idée même d’intérêt général. La subordination de l’exigence républicaine et laïque à des considérations sociales est depuis le XIXe siècle la faute majeure des différents socialismes. C’est ce qui retarda l’intervention de Jaurès lui-même dans la défense de Dreyfus. C’est ce qui fit tenir la lutte pour la laïcité pour une diversion dans la lutte sociale. C’est encore ce qui donne mauvaise conscience aux politiques et aux intellectuels : « il ne faut pas désespérer Billancourt ! », ce mot célèbre en dit long. Ainsi il ne faut pas désespérer les banlieues en imposant à l’école une discipline rigoureuse et un enseignement exigeant4. Mes propos sur la discipline m’ont fait passer pour « fasciste ». Certains vont même jusqu’à considérer l’idée républicaine comme l’expression du colonialisme occidental. J’avais, il y a plus de trente ans, des collègues qui considéraient que nous étions les chiens de garde d’une culture bourgeoise, instrument de domination du prolétariat. Aujourd’hui le même type de raisonnement et de ressentiment (comme hier fondé sur de réelles inégalités et cette fois sur un réel racisme subi par les musulmans ou descendants de musulmans) fait dire que toute invocation des Lumières est en réalité une manière qu’a l’homme blanc occidental d’imposer sa domination. Il faudrait un Nietzsche pour décrire le même ressentiment à l’œuvre dans le sophisme qui voit dans la critique du terrorisme taxée d’islamophobie la cause des attentats islamistes et du soutien dont ils peuvent être l’objet – ce qui revient à prendre l’effet pour la cause.

 

5. La défense de la République

5-1. Un désaccord fondamental

Qu’au moins les choses soient claires : les uns soutiennent que la laïcité ayant été trahie, des pans entiers du pays ont été abandonnés aux fondamentalistes ; les autres au contraire que la laïcité fait le jeu des fondamentalistes parce qu’elle ne tolère pas les musulmans. Les uns soutiennent que le pédagogisme et la politique scolaire ont détruit l’école, les autres au contraire que la conception de l’école que je soutiens sur Mezetulle exclut toute une frange de la population. Pour les uns la cause du mal est ce que les autres considèrent comme un remède et inversement. Cette opposition, ici résumée, se retrouve, au sein de la gauche française, dont une partie en effet, celle qui a fait la politique de l’école, est atteinte de ce que Lénine en 1920 appelait « la maladie infantile du communisme », gauchisme d’autant plus puissant que le parti communiste lui-même est réduit à presque rien (ce que je ne regrette certes pas). Gauchisme pédagogiste et islamo-gauchisme vont de pair. Le débat sera-t-il tranché, et sans hypocrisie ? Il faut pour cela qu’on cesse de soutenir qu’il n’est pas vrai qu’il y ait là deux camps, les pédagogistes et les républicains.

5-2. La Marseillaise a raison !

J’ai encore entendu dire que les paroles de La Marseillaise avaient quelque chose de gênant. Et en effet c’est un chant de guerre, de guerre « contre la tyrannie » : il a fallu tuer trois terroristes et il est donc vrai qu’un « sang impur » a coulé. On peut discuter le choix de la métaphore de la pureté. Mais qu’on me dise quand, dans notre histoire, la lutte contre les fanatismes religieux et politiques s’est faite sans que coule le sang. Ce chant est un chant révolutionnaire universel, chanté dans d’autres pays que la France : il est beaucoup plus qu’un hymne national. Les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier la semaine de l’attentat et où il a été repris, exprimaient l’universalité de la défense de la liberté que les Lumières et la Révolution ont proclamée. Ainsi la guerre contre la tyrannie n’est pas une guerre nationaliste – et l’instrumentalisation nationaliste ou militariste de La Marseillaise ne doit pas nous le faire oublier. C’est aussi en ce sens que le premier ministre a parlé de guerre contre le terrorisme5.

5-3. L’avenir républicain

La lutte contre le fondamentalisme suppose que les États mobilisent leurs peuples au lieu de croire qu’on peut les protéger comme des mineurs sous tutelle. Qu’ils rappellent que la république est le règne de la loi et non pas de l’émotion et des bons sentiments, que dès l’école, l’ordre républicain doit être imposé, et que la laïcité ne souffre aucune exception. Tout ne relève pas de la discussion ! La marche du peuple a mobilisé les gouvernants du 7 au 11 janvier : à eux maintenant de maintenir la mobilisation des citoyens dans tous les domaines. Le sursaut du peuple ces jours-là doit être suivi d’un sursaut des politiques. L’avenir seul, et non le passé, donne sens à l’histoire : les nostalgiques qui pleurent tous les jours autour de nous n’ont rien compris. La république est une construction permanente : nous avons vu qu’il y avait encore des républicains en France, quoi qu’on en pense. Cette construction est donc possible.

 

1 En 2005 les caricatures de Mahomet ne pouvaient toucher que les lecteurs d’un journal danois. On n’en aurait rien su en dehors de ce petit pays si les musulmans déboutés par les tribunaux danois n’en avaient appelé aux musulmans du monde qui ont demandé la mort des journalistes. C’est la raison pour laquelle d’autres journaux d’Europe sont intervenus. De même Charlie hebdo est un journal satirique à tirage limité sans rayonnement international : le monde entier est amené à voir les caricatures qu’il a publiées grâce à l’attentat qui a massacré sa rédaction. On ne saurait donc accuser les caricaturistes français ou danois de cette « mondialisation » des caricatures ; elle est l’œuvre des musulmans fanatiques qui veulent nous forcer par la terreur à modifier notre législation.
Un pays peut-il se laisser dicter ainsi ses lois ? C’est une question de politique étrangère. Mais il suffit peut-être de se souvenir que nous sommes tributaires du pétrole et du gaz de beaucoup des pays concernés pour comprendre pourquoi la politique étrangère de nos gouvernements n’a pas pu s’opposer à leurs menaces directes ou indirectes.

2 Rappelons qu’elle n’est pas absolue : la loi en définit précisément les « abus ». Par exemple on ne peut pas s’en prendre à des personnes, ni appeler à la violence, ni faire l’apologie du crime.

3 Attention ici à ne pas jouer sur les mots. Il s’agit de la nature de l’homme par laquelle il se distingue des autres êtres de la nature. Autrement dit la force, par exemple, peut bien être dite naturelle, mais c’est en un tout autre sens. Et la nature ainsi comprise n’est pas de l’ordre du droit mais du fait.

4 Je connais le cas d’un professeur d’histoire qui, il y a quelques années, devait se battre contre un meneur pour pouvoir parler de l’islam. Il a dû donner raison à l’élève sur ordre du chef d’établissement qui lui-même ne faisait qu’appliquer les directives ministérielles. Comment dans ces conditions envisager un enseignement du fait religieux ?

5 Toutefois, ce qui se passe sur notre territoire relève d’abord de l’application du droit pénal. La police ne suffit pas, il faut l’armée, il faut des interventions militaires à l’étranger : il n’y a pas à proprement parler guerre, c’est-à-dire guerre entre deux États. L’intervention de Mireille Delmas-Marty sur ce que peut le droit contre le terrorisme est fort instructive et claire. France Culture le 12 janvier, La grande table.

© Jean-Michel Muglioni, 2015

Suppression des notes à l’école : on y est !

En août 2012, répondant à une très biaisée « consultation » sur une énième version de la sempiternelle réforme scolaire, je disais tout le mal que j’en pensais1. Dans la conclusion, qui se voulait ironique, j’écrivais :

« Cette école réformée « de la réussite » a d’ailleurs presque atteint son objectif et si on veut le réaliser complètement, il reste peu à faire : supprimer les notes et les examens, abolir toute discipline, désavouer toute autorité de la part des maîtres, ouvrir encore davantage (si cela est possible) l’école aux pressions et aux autorités qui lui sont étrangères. Ainsi chacun sortira de l’école en pleine « réussite », mais démuni, sans avoir rencontré le moindre risque d’échec, la moindre difficulté. Mais c’est l’école tout entière qui sera alors un échec encore plus patent qu’aujourd’hui. »

Eh bien cette ironie est déjà dépassée par la réalité. Oui, la suppression des notes, on y est ! Comme l’a dit Florence Brunold –  humoriste de l’excellente émission La Revue de Presse – le 24 novembre : « il faut supprimer les notes, car si un élève a obtenu 9/10 pour avoir bien travaillé, vous vous rendez compte du traumatisme pour celui qui n’a rien foutu ? »

Voir à ce sujet l’article de Guy Desbiens Supprimer la notation : une nouvelle grande ambition pour l’école ?

1  Je me demande bien pourquoi le Ministère s’est gardé de publier mon texte sur le site internet ad hoc, par ailleurs très accueillant envers d’autres points de vue. Les lecteurs de Mezetulle peuvent le lire ici http://www.mezetulle.net/article-l-ecole-de-la-republique-refondation-ou-reforme-109609448.html.

© Mezetulle

L’alphabet, machine libératrice

Sur un livre de Eric A. Havelock

L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or il déploie cette puissance parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock1 développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Introduction

Lecteurs accoutumés à la notation alphabétique, nous sommes fascinés par un moment dont nous avons perdu le souvenir personnel mais que nous observons chez les enfants qui apprennent à lire : il y a un déclic, une illumination qui saisit brusquement l’enfant au moment précis où il reconnaît les sons de la langue qu’il parle déjà. Dès le moment où il a compris le principe de l’articulation des sons alphabétiques, et compris que cette articulation note des chaînes sonores qu’il peut identifier, il entre dans l’univers infini de la lecture : le voilà bientôt autonome, délivré de tout tuteur, en état de naviguer sur l’océan de la littérature universelle. L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or c’est parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission, que l’alphabet déploie cette puissance. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Épeler ce n’est pas encore savoir lire, on pourrait même dire que l’acte d’épeler fait obstacle à l’acte de lecture puisque épeler c’est nommer les lettres par leur nom, dont le son est toujours, si on excepte les voyelles, très différent de celui qu’elles représentent dans la chaîne écrite.

Par exemple la lettre que nous écrivons « B, b » s’appelle « bé » mais nous ne la prononçons pas « bé » lorsque nous la voyons écrite dans un mot. La lettre que nous écrivons R, r s’appelle « èr » mais nous ne disons pas « èr » lorsque nous la rencontrons. Quand je vois le mot écrit « bras » je lis /bra/ et non « béèraès ».

Le scénario qui permet de passer de l’épellation à la lecture, émission orale correcte de ce qui est noté, se réalise en ânonnant « b-a – ba ». Mais entre les deux moments de ce petit scénario, on franchit un abîme : passer du nom de la lettre à son émission en articulation phonique avec d’autres. Cet abîme se creuse si on se demande en quoi consistent ces sons qui entrent dans la chaîne sonore notée par l’alphabet.

Si nous examinons d’un peu plus près ce qui se passe, on se pose la question : alors qu’il est très facile d’émettre le son noté par une voyelle, comment expliquer à quelqu’un qui apprend à lire ce qu’est le son noté par une consonne ? C’est impossible d’émettre le son isolé noté par la lettre B et à plus forte raison de demander à un autre de le reproduire, et ainsi de toutes les consonnes. On ne peut que l’émettre en le joignant à un autre : b-a ba.

Nous devons donc affiner notre idée de l’alphabet : les lettres de l’alphabet ne notent pas directement des sons au sens strict, mais notent des abstractions de son, des sons imprononçables en eux-mêmes de manière isolée. Plus précisément, elles notent une action du corps, elles correspondent à ce qu’il faut faire pour émettre un son abstrait, articulé à d’autres. Car un phonéticien pourra nous dire que le graphe « B » note une labiale occlusive sonore, alors que le graphe « P » note une labiale occlusive sourde. Comprendre cela est à la fois élémentaire et très abstrait: et d’une certaine manière c’est ce qui rend comique la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme.

Voilà la découverte de l’alphabet ; un mode d’écriture qui rompt avec d’autres modes d’écriture par le raffinement analytique de la chaîne sonore parlée qu’il s’efforce de représenter, ce qui lui donne une économie en nombre de signes, une facilité d’utilisation et une adaptabilité inconnues avant lui (Grèce, environ 700 ans avant JC, alors que l’écriture est bien plus ancienne). La version universelle et scientifique de l’alphabet est l’alphabet phonétique, qui répertorie systématiquement tous les sons de toutes les langues et leur donne une notation non ambiguë, mais le phonéticien ne fait rien d’autre que de rationaliser et étendre ce que l’alphabet a déjà fait imparfaitement. Selon Havelock, l’alphabet vulgaire proprement dit est assez récent et existe sous deux formes : le grec (dont est dérivé le cyrillique) et le latin.

J’ai bien conscience en disant cela d’avancer une proposition « culturellement incorrecte ». Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, j’ai emprunté les rudiments de cette théorie à Eric A. Havelock2, qui a consacré une grande partie de sa vie à élucider et à exposer les propriétés distinctives de l’alphabet dans ce qui le distingue des autres systèmes d’écriture. Havelock a travaillé principalement dans les années 1970-80 et il a été accusé d’occidentalocentrisme. Je voudrais lui rendre hommage et retracer quelques éléments de sa théorie, qui n’a absolument rien d’occidentalocentriste comme on le verra.

 

1 – Examen de quelques préjugés concernant la notion d’écriture

L’écriture serait liée à la culture. C’est faux, car le fait de lire et d’écrire est très récent (environ 5000 ans avant JC), c’est le langage oral qui est fondamental. D’où l’importance d’apprendre d’abord à parler aux enfants, de leur raconter des histoires, de leur apprendre à réciter. Plus le vocabulaire oral d’un enfant est riche, plus il sera ensuite à même d’apprendre à lire.

On identifie souvent mais abusivement une langue parlée avec le système d’écriture qui la note traditionnellement. Or il n’y a aucun lien entre les deux. Par exemple, Kemal Atatürk a supprimé l’écriture arabe et l’a remplacée par l’alphabet latin : les phonèmes de la langue turque non seulement n’en ont pas été affectés, mais ils ont été notés avec plus de précision. De manière générale, il est possible de transcrire n’importe quelle langue dans n’importe quel système de notation phonographique sans que cela affecte la langue. L’alphabet est un système phonographique parmi d’autres, et Havelock soutient qu’il est le plus performant.

On croit souvent que la notation des quantités est plus difficile que celle des unités phoniques composant la parole. C’est faux, représenter la parole est beaucoup plus difficile. Il y a disjonction entre les deux. Les Babyloniens avaient des outils arithmétiques bien supérieurs à ceux des Grecs, alors que les Grecs ont inventé l’outil le plus performant pour capter la chaîne sonore parlée. Il n’y a aucune relation entre les deux, et de plus cela permet de répondre à l’accusation d’occidentalocentrisme : les Grecs étaient plus avancés pour la notation de la parole, mais beaucoup plus arriérés que les peuples sémitiques pour la notation des quantités. On ne peut donc pas conclure à une quelconque « supériorité » des uns ou des autres.

L’écriture est considérée comme un phénomène global et homogène qui divise l’histoire de l’humanité en « avant » et « après ». Or des divisions profondes traversent l’écriture elle-même. Tout d’abord, ce n’est pas la même chose de s’efforcer de noter des idées ou des mots (idéogrammes et logogrammes), et de s’efforcer de noter une chaîne sonore (phonogrammes). Une seconde division traverse les systèmes phonographiques, faisant de l’alphabet le système d’écriture le plus puissant et le plus libérateur.

 

2 – Les systèmes d’écriture appréciés à l’aune de la capacité sociale de lecture

Havelock propose une classification des systèmes d’écriture en deux grandes catégories.

Les systèmes qui tentent de noter des représentations mentales et ceux qui tentent de représenter des mots ou des expressions. Ce sont les idéogrammes et les logogrammes. Ces systèmes (très ambitieux puisqu’ils tentent d’aller directement aux processus psychiques) sont très anciens (5000 à 4000 ans av JC). Leur difficulté est qu’il faut un nombre considérable de signes et qu’il faut associer chaque signe à un énoncé : la mémoire humaine est incapable d’aller au-delà de quelques milliers (de l’ordre de 10 000) enregistrements de cette nature. On voit tout de suite ce que veut dire « lettré » dans un tel système : c’est une profession qui demande qu’on y consacre sa vie, la lecture ne peut pas être un acte populaire, c’est un acte hautement spécialisé et valorisé.

Un très grand pas a été franchi dans l’économie des signes et la facilité de manipulation quand on a renoncé à noter les idées et les mots et quand on a tenté de noter les sons émis par la parole. Ce sont les phonogrammes : on s’efforce de noter les sons, de donner le moyen de capter la chaîne sonore.

Les phonogrammes se caractérisent par leur modestie : au lieu de représenter la pensée, on s’efforce de représenter des phénomènes matériels (les sons d’une langue) par d’autres phénomènes matériels (les signes visuels tracés). D’où cette proposition qui est une des thèses fondamentales de Havelock : « Un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part ». Il s’agit en lisant de restituer des sons, l’acte de lecture devient mécanique et n’a plus besoin de profonde réflexion : on économise le moment de réflexion sur le fonctionnement du système pour accéder plus vite à l’énoncé lui-même. On voit bien que l’alphabet gréco-latin est un système phonographique, mais on ne voit pas encore au juste pourquoi il serait plus puissant qu’un autre système phonographique. Afin de nous pencher sur cette question, il est nécessaire de faire un détour pour dégager un concept important.

On croit en effet que pour comprendre l’écriture il est primordial de s’intéresser à l’écriture elle-même. Or c’est la lecture qui donne la clé de l’écriture. L’intérêt est de se demander ce qu’un système d’écriture permet au niveau de la lecture, du décryptage. Ici Havelock avance le concept fondamental de sa théorie : la capacité sociale de lecture. Quelle proportion de la population identifie rapidement, facilement et sans aide extérieure le message tracé ? Bien sûr cela tient à des conditions sociales (apprentissage) mais pas seulement : il y a aussi, en amont, des conditions techniques dans le système d’écriture. Autrement dit il y a des systèmes d’écriture plus libérateurs dans leur principe que d’autres.

Quand un système d’écriture est difficile à décrypter – par exemple un ensemble d’idéogrammes et de logogrammes – la lecture et l’écriture sont l’objet d’un usage professionnel ; la lecture courante rencontre beaucoup d’obstacles. C’est le règne des scribes. Et c’est seulement avec l’alphabet que les conditions techniques sont réunies pour sortir entièrement d’un usage professionnel de l’écriture et pour jeter les bases d’une capacité de lecture universelle. Il est donc important de s’interroger sur ce qui rend une écriture efficace en termes de capacité de lecture.

 

3 – Quelles sont les conditions d’efficacité de l’écriture ?

Qu’est-ce qui peut rendre une écriture facile à décrypter et la soustraire à un usage professionnel ?

Il est clair que les écritures phonographiques sont, par leur principe même, forcément plus efficaces que les écritures idéographiques ou logographiques : elles requièrent moins de signes et moins d’effort de la part du lecteur.

Mais pourquoi l’alphabet est-il le système le plus efficace au sein des écritures phonographiques ?

C’est qu’il parvient à satisfaire (de manière imparfaite) trois conditions techniques relatives à l’efficacité de la lecture.

  1. Le système doit permettre la représentation de tous les sons d’une langue donnée.

  2. Cette fonction doit être assurée sans ambiguïté phonique : il faut que le lecteur ne soit pas constamment obligé de faire des choix, ou de recourir pour cela à un « interprète autorisé ».

  3. Le nombre total de caractères ne doit pas dépasser certaines limites, la capacité de lecture étant inversement proportionnelle au nombre des signes. Empiriquement, ce nombre oscille entre 20 et 30.

Alors on peut introduire une 4e condition : un système d’éducation imposant au cerveau les habitudes de reconnaissance avant que celui-ci ne soit pleinement développé, pendant qu’il est encore dans le travail d’acquisition de la langue orale.

Ce résultat n’a été obtenu qu’en Grèce vers 700 avant JC : c’est l’alphabet grec.

D’autres systèmes phonographiques existent. Ce sont des systèmes syllabaires et les systèmes à entrées consonantiques C’est le cas, par exemple ce qu’on appelle « l’alphabet phénicien » ; des systèmes perse, sanscrit, hébreu, araméen et arabe, ainsi que du cunéiforme.

Les syllabaires au sens strict cherchent à représenter des sons réels (que l’on peut émettre isolément) dont l’analyse n’est pas aussi poussée que dans le cas de l’alphabet. Or les syllabaires sont pris dans une contradiction : ou bien ils essaient de représenter un maximum de sons, et alors ils satisfont les deux premières conditions mais ils aboutissent à un très grand nombre de signes ; ou bien ils essaient d’économiser les signes en procédant par « factorisation », par groupes de sons (par exemple les sons ba be bi bo bu bou seront notés par une même « entrée consonantique ») mais alors une partie du son est laissée de côté et il y a une forte ambiguïté qu’on ne peut trancher que si l’on connaît d’avance le mot ou si l’on fait appel à une autorité extérieure. Ces systèmes sacrifient donc une des conditions pour satisfaire les autres.

Dans tous les cas, l’activité de lecture reste au moins partiellement une activité spécialisée, professionnelle : la lecture est laborieuse, elle a besoin souvent du recours à un interprète qui tranche les ambiguïtés, elle sera également facilitée si on « reconnaît » des énoncés déjà constitués.

Quelles différences l’alphabet proprement dit introduit-il ?

Du fait qu’il pousse l’analyse de la chaîne sonore jusqu’à ses composantes morphologiques, du fait qu’il note des sons abstraits, le système alphabétique est un système « atomique » qui vise en fait ce que les linguistes appellent les phonèmes. L’alphabet ne note pas des sons réels mais des sons abstraits qui correspondent à un acte du corps : lorsque je vois une lettre, insérée dans une séquence, je sais ce que je dois faire pour prononcer cette lettre prise dans cette séquence.

Je ne peux pas entrer dans les détails, notamment Havelock se livre à une démonstration assez longue pour noter dans différents systèmes connus une même séquence sonore « Jack and Jill went up the hill » et il montre comment les systèmes syllabaires, soit par la surabondance de la notation, soit au contraire par son économie introduisant des ambiguïtés, supposent toujours un déchiffrage laborieux. C’est cela qui requiert l’usage de type professionnel. L’alphabet, une fois acquis, est plus aisément déchiffrable sans aide extérieure. En fait dans le cas des syllabaires, la reconnaissance est aisée quand on connaît la phrase d’avance – par exemple dans un corpus de littérature traditionnelle comportant des formes fixées. Avec l’alphabet, un énoncé jamais entendu par le lecteur sera aussi aisément déchiffré qu’un énoncé connu d’avance.

 

4 – Les conséquences sont considérables

Démocratisation. La capacité de lecture devient un automatisme. On n’a plus besoin du scribe qui sait tout, ni de l’interprète qui dit comment il faut prononcer. Cet effet ne prendra sa pleine dimension qu’avec l’imprimerie, mais il serait impossible sans l’alphabet. Le lecteur peut devenir totalement autonome si un système d’éducation prend les choses en main. Le lecteur alphabétique n’a pas besoin d’une autorité extérieure pour lui donner la bonne interprétation.

Désacralisation de l’écriture. L’alphabet est totalement mécanique, on n’y pense pas. L’écriture n’est plus un écran et elle n’est plus par principe le privilège de professionnels. Elle n’a plus de valeur en soi : elle ne fait que renvoyer à la langue parlée.

Un système alphabétique est indifférent à la langue qu’il note. Bien sûr il garde la trace de la langue dans laquelle il a d’abord été inventé et pratiqué, mais il peut en droit s’étendre à d’autres langues. Havelock donne un exemple tiré de Thucydide. Un émissaire perse a été capturé par les Grecs, qui ne savent pas sa langue. On le fait parler et on note en alphabet grec la transcription phonétique : on transmet cela à un traducteur, qui n’a plus qu’à « prononcer » ce qu’il voit pour entendre le persan et le traduire.

Possibilité de lire et de produire des énoncés originaux entièrement nouveaux. Le système alphabétique ne privilégie pas les formes « déjà connues », la littérature traditionnelle avec des formules répétitives. On a donc un développement sans précédent de la prose courante, ce qui suppose bien sûr aussi qu’on va pouvoir écrire des choses sans grande valeur : les conditions de l’innovation sont aussi celles d’une production médiocre en plus grande quantité.

Je me permets d’ajouter une remarque. L’un des plus perspicaces à avoir vu la puissance de l’alphabet et à avoir vu en quoi cette puissance peut aussi être accompagnée d’une forme d’affaiblissement, si on la compare à ce qu’il eût appelé « l’énergie » des cultures orales, est Rousseau qui, au chapitre V de son Essai sur l’origine des langues, caractérise la propriété analytique l’alphabet.

Dans une dernière conférence, Havelock aborde les questions non résolues et montre que les systèmes alphabétiques existants n’atteignent pas parfaitement les conditions énumérées : il reste des ambiguïtés ; les systèmes restent dépendants des langues d’origine et l’alphabet est fortement limité par les supports matériels dont on dispose ; il y a aussi des obstacles politiques et sociaux : en somme il ajoute des correctifs.

Mais si on neutralise les obstacles, et c’est sa conclusion, on voit que l’addition  : système alphabétique + système arabe de numération + imprimerie et papier (on pourrait ajouter aujourd’hui : claviers et représentation graphiques sur écran + transmission par réseaux) ; plus rien ne s’oppose à la diffusion universelle de l’usage de l’écriture : il n’y a plus que des obstacles politiques et sociaux. Il ne reste plus qu’à apprendre résolument à lire à tous. C’est peut-être ce qui est le plus difficile à préserver et à étendre.

 

5 – Quelques réflexions sur écriture alphabétique et symbole

Les considérations qui précèdent n’abolissent cependant pas le moment « symbolique » dont l’alphabet peut et doit faire l’économie. Libérés par l’alphabet, nous n’avons cependant pas à congédier un rapport plus archaïque et en un sens plus précieux au moment pré-alphabétique de l’écriture, lequel subsiste, peut-être pas comme on le prétend souvent en dépit de l’alphabet, mais à côté de lui.

Le maintien et l’usage du symbole est d’une certaine manière l’opposé de la lettre alphabétique. Mais ce n’est pas nécessairement son contraire, ce n’est pas sa négation, c’est un maintien qui complète et enrichit le signe alphabétique. Contempler un vitrail ou une statue rituelle, c’est y projeter un concentré de récits et de significations. Lorsque le franc-maçon étudie un symbole initiatique, il se sent libre d’y inclure des interprétations qui ne lui sont pas dictées par un dogme venu de l’extérieur. Dans l’un et l’autre cas, en des sens différents, on regarde aussi le symbole comme un aide-mémoire.

Le symbole est global et non atomique, tout au plus peut-il parfois s’analyser en unités qui elles-mêmes ont un sens (par exemple le niveau composé du fil à plomb et d’une perpendiculaire). Il faut le prendre tout entier, il est lui-même une pensée et pas seulement une chose mécanique, il a quelque chose de méditatif, il a une consistance propre. Sa « choséité » est elle-même imprégnée de sens, alors que la choséité de la lettre alphabétique est par définition dénuée de sens.

Cette matérialité du symbole est imagée, elle n’est pas réductible à un tracé abstrait (même ornementé) : le symbole appelle le concept, il fait travailler l’imagination qui ensuite s’environne de concepts. Le symbole a des propriétés imaginatives et esthétiques par lui-même, alors que la beauté d’une écriture alphabétique ne peut être que surajoutée, ornementale.

Le symbole est par définition ambivalent, il appelle plusieurs interprétations, il n’est pas fixé une fois pour toutes et il ne s’impose pas à tous dans une seule et même acception. Parce que le symbole est ambivalent, équivoque, il y aura toujours des tentatives pour le fixer, pour lui donner un sens et un seul, pour le dompter et en faire une sorte de totem pour l’enserrer dans un « programme » religieux, politique ou autre. On retrouve ici le défaut des écritures syllabiques dans lesquelles on a besoin soit de reconnaître un texte autorisé, soit de recourir à un interprète lui-même autorisé. Mais d’un autre côté, parce que le symbole est ambivalent il permet l’interprétation. Il donne libre cours à la pensée sur un mode vagabond.

Mais cette liberté dont le symbole peut et doit être le support suppose aussi des sujets libres, qui ont l’expérience de la liberté dans l’exercice de la pensée et qui souhaitent maintenir et développer cette expérience, qui ne sont pas pris en main par une tradition entièrement saturée qui vous dit tout ce qu’il faut faire, ou qui ont les moyens de s’en défaire, qui savent user de leur propre jugement.

Et sans l’alphabet, sans la constitution ordinaire du lecteur autonome, cela est sans doute possible, mais c’est très difficile, très long, très élitiste. Dans une tradition orale la liberté est un luxe aristocratique, c’est celle qu’on s’imagine chez les Indiens d’Amérique au temps de leur splendeur.

J’ai voulu montrer ici que l’écriture alphabétique est probablement l’outil le plus puissant jamais inventé par l’humanité pour l’autonomie du jugement et pour faire en sorte que cette autonomie soit accessible à tous. Le symbole n’est pas pour moi une figure sacralisée mais ce n’est pas non plus une figure totalement dépassée, je vois dans le symbole ce que l’alphabet ne sait pas et ne peut pas m’apporter, ce que l’alphabet risque peut-être de me faire oublier.

La parole pleine, vivante et libératrice a toujours existé, elle n’a pas attendu l’alphabet. Mais pour que la parole pleine soit vraiment universelle, pour que tous puissent y prendre part, la formation orale est trop parcimonieuse et élitiste, il faut passer par une puissance plus forte et plus minimaliste : c’est ce que permet la culture alphabétique.

 

Notes

1 Eric A. Havelock, Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris : F. Maspero, 1981 ; traduction en français par E. Escobar Moreno de quatre conférences données en 1974 à l’Ontario Institute for Studies in Education. Ouvrage original en anglais : Origins of western literacy : four lectures delivered at the Ontario Institute for Studies in Education, Toronto, March 25, 26, 27, 28, 1974, Toronto : Ontario Institute for Studies in Education, 1976.

2 Voir la note précédente.

© Catherine Kintzler et Mezetulle, 2011

Cet article a été publié initialement en juillet 2011 sur mezetulle.fr, où vous pouvez le retrouver, avec de nombreux commentaires http://www.mezetulle.net/article-l-alphabet-machine-liberatrice-sur-un-livre-de-e-havelock-78856837.html

Supprimer la notation : une nouvelle grande ambition pour l’école ?

Désespérant ! Peut-on qualifier autrement un ministère qui s’obstine encore, de manière absurde, dans les mêmes choix, les mêmes projets, les mêmes réformes ? C’est donc maintenant l’évaluation des élèves qui est en cause et une grande « conférence » nationale vient d’être lancée, par le Conseil Supérieur de l’Éducation, en vue de réformer le système de notation[1].

Un faux débat, un vrai danger pour l’École

Les termes du débat (dans ses questions et leur argumentaire), comme toujours dans l’Éducation nationale, imposent leurs propres présupposés : on devrait débattre de la notation comme s’il s’agissait d’un fléau, au même titre qu’on débat de la pollution, du tabagisme, de la pauvreté dans le monde ou du réchauffement climatique ! Il serait donc temps de changer les pratiques et les mentalités des enseignants, dont l’évaluation ne serait guère adaptée aux besoins des élèves, adéquate à leur progressivité, pertinente pour estimer leur niveau et leurs capacités ou appropriée pour favoriser leur motivation.

Mais avec l’évaluation c’est aussi, cela va sans dire, tout le système des examens et leur certification, toute la pédagogie et les pratiques d’enseignement, les programmes et les contenus d’apprentissage, les parcours et les procédures d’orientation qu’il faudrait évidemment repenser. Tout cela est dit explicitement sur le site du ministère où l’on déplore « le poids exclusif des notes dans la détermination du parcours des élèves … au détriment parfois de leurs centres d’intérêt, de leurs goûts et de leurs motivations » et où on estime ainsi que « fonder l’orientation d’un élève sur les résultats délivrés par le livret scolaire ne permet pas de tenir compte de l’ensemble de ses compétences ».

Dans cette logique, le projet de réformer l’évaluation ne peut pas ne pas être pensé sans une réforme globale du système d’enseignement. On peut donc reprocher au ministère d’avoir encore une fois cédé aux pressions des experts et des doctrinaires des « sciences de l’éducation », ce que confirme la composition du « jury » de cette conférence, constitué de personnalités qui défendent unanimement l’idéologie « pédagogiste ».

 

Des présupposés totalement idéologiques

Le présupposé fondamental consiste, évidemment, à imposer la croyance en l’arbitraire de la notation telle que la pratiquent communément les enseignants. « La note reste, peut-on lire sur le site du ministère, un jugement de l’enseignant dont les études en décimologie[2] montrent le caractère subjectif en raison des multiples influences dont le correcteur fait l’objet, y compris à son corps défendant ».

Cependant, il faut le rappeler ici, ces fameuses études en « décimologie » n’ont rien de scientifique : elles se fondent sur des « expérimentations » qui, paradoxalement, instaurent les conditions leur permettant d’obtenir les résultats qu’elles visent à démontrer. Que l’on consulte donc les ressources que le ministère met à la disposition du public et notamment certaines conférences pour le moins déconcertantes : on y apprend que les études « en laboratoire » auraient prouvé que c’est le contexte de la tâche à accomplir pour les élèves qui serait déterminant dans leur performance, de sorte que les conditions dans lesquelles s’effectue l’évaluation influenceraient de manière non négligeable leurs résultats[3]. A tel point que, selon les experts, ce serait finalement le mode d’évaluation qui, pour une part non négligeable, provoquerait – au lieu de le traduire – l’échec des élèves !

Autre formulation de ce présupposé : les élèves seraient « victimes » de la représentation illusoire qu’entretiennent les enseignants eux-mêmes sur leur propre pratique d’évaluation. « La note reste, peut-on encore lire avec consternation, un jugement de l’enseignant sous influence, un outil de hiérarchisation et de sélection progressive ». On mesure à quel point ces études prétendument scientifiques méconnaissent la réalité du monde de l’enseignement : les professeurs qui cherchent, globalement, à y assumer leurs missions avec le plus grand sérieux et le plus grand professionnalisme, sont bien plutôt confrontés au contexte général de dégradation du niveau de leurs élèves et c’est ce qui explique pourquoi l’évaluation devient pour eux, effectivement, de plus en plus improbable.

 

Un changement de paradigme : « l’approche par compétences »

Comme on peut l’apprendre dans une conférence consultable sur le site du ministère[4] : « la compétence a ouvert une boîte de Pandore ». C’est que les experts plaident tous en faveur d’un changement de modèle pour l’École et voilà ce que dissimule en fait le projet de réforme de l’évaluation. D’ailleurs, ils le disent très explicitement. L’École obéit encore aujourd’hui, selon eux, au « paradigme de la connaissance », qui la situe dans une « logique d’enseignement » : c’est ce modèle, fondé sur l’évaluation dite « sommative », qu’il faudrait abandonner. Et il faudrait lui préférer « le paradigme de la compétence » qui place dans une tout autre logique : celle de « l’apprentissage », au sein duquel l’évaluation serait enfin « formative » et aurait la vertu de « donner du sens », de motiver les élèves, de favoriser leur autonomie, de tenir compte de leur progressivité, etc.

Pourtant, premièrement, c’est un modèle totalement formaliste qui est proposé : celui du « référentiel » des compétences[5]. Les enseignants le savent bien : ils en ont déjà subi déjà les conséquences, en primaire et au Collège, avec le Livret des compétences qui n’est qu’un outil bureaucratique s’appuyant sur une évaluation codifiée parfois aberrante.

C’est ensuite, deuxièmement, un modèle inconsistant : avec l’approche par compétences, qui exclut l’évaluation du niveau de connaissances entendue comme condition d’accès à un niveau supérieur de scolarité, c’est donc toute l’organisation des cycles d’études qui ne répond plus à un ordre raisonné. C’est pourquoi cette logique, qui présuppose ce qu’elle prétend pouvoir obtenir, finit par imposer aux enseignants ce qu’elle s’emploie à leur interdire : atteindre des objectifs !

C’est enfin, troisièmement, un modèle contre-éducatif, puisqu’il impose une vision utilitariste de l’École. Dans l’approche par compétences, le savoir ou la culture deviennent secondaires : ce qui compte avant tout ce sont les « savoir-faire socialement utiles ». Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que certains en viennent finalement s’interroger sur le bien fondé des finalités de l’École, comme on peut le lire dans un texte référencé sur le site du ministère[6] : « à quoi sert l’École ? Est-ce qu’elle sert à préparer les élèves à répondre aux questions qu’on leur pose à l’École ou est-ce qu’elle sert à préparer à la vie et donc à des questions auxquelles on n’est pas préparé ? » Et de découvrir que s’il s’agit de « de préparer les futurs citoyens, la capacité à gérer des procédures familiales ou à comprendre les problèmes de crédits à la consommation apparaissent au moins aussi stratégiques que la bonne restitution du théorème de Pythagore, dont on se sert rarement au-delà de l’univers scolaire ».

Ce qui fait pourtant la valeur de l’École, c’est la valeur du savoir qu’on y enseigne : et cela seul peut donner du sens à l’enseignement, motiver réellement les élèves et préserver la crédibilité de l’institution. 

© Guy Desbiens, 2014.

Annexe : réponse au questionnaire officiel

Puisqu’on nous demande notre avis, voilà les réponses que j’ai envoyées à titre de contribution personnelle.

  1. Comment l’évaluation peut-elle être au service des apprentissages des élèves et participer à leurs progrès ?

À la condition de reconnaître la valeur de la notation telle que la pratique la plupart des enseignants, contrairement à tout ce qui peut en être dit ! Les professeurs savent bien que « l’approche par compétences » est aberrante. Les experts sont d’ailleurs les premiers, comme on peut le constater dans les conférences consultables sur ce site, à formuler de très vives critiques sur le Livret de compétences : alors pourquoi vouloir le maintenir à tout prix ? Le modèle en faveur duquel on plaide a imposé au collège un formalisme absurde qui permet de valider tout et n’importe quoi. Le bon sens imposerait donc plutôt de revaloriser les pratiques traditionnelles de notation des enseignants, qui visent à attester l’acquisition de réelles connaissances, et non de les condamner au nom d’une évaluation par compétences qui leur rend la tâche impossible.

  1. Comment rendre compte aux familles des progrès des élèves ?

À la condition que les familles prennent au sérieux la notation des enseignants et n’en contestent pas le bien fondé : autrement dit, à la condition que les familles continuent à penser, comme c’est encore généralement le cas aujourd’hui, le contraire de ce que s’imaginent démontrer les prétendues expertises des « sciences de l’éducation ». La notation des enseignants n’est pas, globalement, arbitraire. S’il y a quelque chose d’arbitraire, ce sont les « expérimentations » qui ont la prétention de le prouver, et qui ont toujours été menées selon des protocoles qui n’ont rien de strictement scientifique.

  1. Quelle place et quelle forme de la notation dans l’évaluation des élèves ?

Une place essentielle ! Il est aberrant d’envisager la réforme du système de notation et, pourquoi pas, sa disparition, puisque des « expérimentations » ont pu être faites en ce sens dans certains établissements avec des classes sans note : pourquoi pas des « classes sans profs » ? A l’évidence ce genre d’initiatives, tout comme les pratiques « d’autoévaluation », mentionnées également, doivent à coup sûr permettre l’amélioration des résultats ! On les jugera donc globalement positives… Tout cela n’est guère sérieux. Et c’est grave : car avec ces expérimentations et ces réformes, c’est aussi avec l’instruction de nos enfants qu’on se permet de jouer.

  1. Quels doivent être les moments de l’évaluation dans les parcours des élèves ?

Il faut espérer que cette question, apparemment relative au calendrier, ne nous engage pas dans une interrogation sur le bien fondé des examens, comme cela peut être suggéré dans la contribution de certains syndicats. Il faut être très clair à cet égard : les conditions de correction aux examens, et je parlerai notamment pour le baccalauréat ou le BTS car ce sont les seuls que je connais personnellement, sont organisées de telle sorte qu’elles en garantissent au mieux, et autant que faire se peut, l’équité et le caractère démocratique. Contrairement à ce qu’en prétendent les « expertises », il n’y a pas de « loterie au bac. » : les enseignants, on le sait, se rencontrent lors de réunions successives (« réunions d’entente », « d’harmonisation ») pour partager et confronter leurs points de vue, de sorte que l’évaluation n’est jamais isolée, figée et ponctuelle. L’évaluation est le produit d’une réflexion collective élaborant progressivement, à partir de propositions initialement divergentes, des critères communs de notation. C’est pourquoi il faut défendre des examens fondés globalement sur des écrits anonymes, mais envisager, tout au contraire, de remettre en cause les autres formes d’évaluation qu’on voit aujourd’hui se généraliser : contrôle continu ou en cours de formation, etc. 

  1. Comment mobiliser les évaluations dans la détermination des parcours des élèves, leurs choix d’orientation et les procédures d’affectation ?

Etienne Klein, qui préside l’honorable jury de cette prestigieuse conférence, a longtemps enseigné la physique quantique et la physique des particules à l’École centrale de Paris. Pensez-vous un instant qu’il mettait en pratique vos conceptions sur l’évaluation formative et sommative ? Est-ce qu’il évaluait ses étudiants selon la grille A/ECA/NA (ou autre formalisme) ? Avait-il affaire, oui ou non, à un public préalablement sélectionné par des concours exigeants, sur la valeur desquels personne n’oserait formuler le moindre doute ?

 

Notes

[1]              http://www.conference-evaluation-des-eleves.education.gouv.fr/

[2]              La « décimologie » est la partie des « sciences de l’éducation » qui étudie l’évaluation.

[3]              Cf. Jean-Marc Monteil : « Evaluations et catégorisations initiales : effets sur l’attention et les performances cognitives » (http://www.reseau-canope.fr/innovation2014/levaluation-positive.html?tx_cndpvideoflv_pi.). Ainsi, par exemple, dans une expertise effectuée sur des groupes d’élèves de niveaux différents à qui on demande de reproduire la « figure de Rey », on constate que les performances varient selon le contexte, si l’on présente la tâche à accomplir comme un « exercice de géométrie » ou comme un « dessin à effectuer », ou si on place les élèves en situation de « visibilité ou d’anonymat », etc. Dès lors, les élèves en échec le seraient parce qu’ils sont placés dans une « situation de stress extrêmement importante », ne le permettant pas de consacrer leur attention à la tâche qui leur est demandée, ce qui expliquerait ainsi la médiocrité de leurs performances. Ce genre d’études prouve surtout que ce sont les conditions de l’expérimentation, dans lesquelles on place délibérément une population d’élèves, qui influencent ses propres résultats, procédé qui permet de conférer un semblant d’objectivité scientifique à l’interprétation qu’on cherche à fonder sur celle-ci : en l’occurrence que l’évaluation ne serait pas adéquate aux performances évaluées, puisque celles-ci varient en fonction du contexte donné à l’expérimentation.

[4]              Cf. Claire Bourguignon : « L’évaluation des compétences des élèves : un changement de paradigme ? », 22 septembre 2011, Agrosup Dijon http://www.cndp.fr/crdp-dijon/Conference-L-evaluation-des.html

[5]              Cf. Claire Bourguignon : « ce qui est important ce n’est plus le programme et son contenu, mais c’est le référentiel défini en termes d’objectifs à faire atteindre. Ces objectifs vont être placés par rapport à des niveaux. Ces objectifs sont décrits par des descripteurs et ces descripteurs définissent des capacités ». Ainsi « il s’agit d’un autre rapport au savoir et donc d’un changement de paradigme. L’enseignant ne ″sanctionne″ plus de connaissance, mais ″valide″ un niveau (de compétence) par rapport à un objectif ».

[6]              Olivier Rey : « le défi des évaluations des compétences », Institut français de l’éducation, N°76, juin 2012.

© Guy Desbiens

Sorties scolaires (suite) : le témoignage d’un « papa » (par Jean-Dominique)

Jean-Dominique a posté le texte suivant le 12 novembre, sous forme de commentaire à l’article L’accompagnement scolaire est-il confié à des « mamans » ? Je le publie dans le Bloc-notes, avec mes vifs remerciements à son auteur. Un témoignage de terrain qui est aussi une réflexion sur le statut et le rôle de l’école.

« Je prends connaissance de votre article au moment où l’on vient de m’en conseiller la lecture.

« Je passe volontairement sur l’aspect philosophique dont l’examen n’est pas sans intérêt mais qui, pour le coup, me paraît un peu court pour résoudre cette question. Nous sommes ici sur le terrain de l’expérience et du tâtonnement empirique qu’aucune théorie ne saurait recouvrir sans faille.

« Je vais me limiter à mon expérience et aux réflexions qu’elle m’inspire.

« Je suis un homme, donc un papa dirait-on. J’ai accompagné, et continue de le faire, nombre de sorties scolaires des classes de mes trois enfants.

« Qui suis-je à cet instant ? Je suis un auxiliaire de l’école, en l’occurrence de l’enseignant. Je me conforme d’ailleurs à ses consignes, je n’émets aucune réserve, l’enseignant est le patron de la sortie scolaire. Je ne suis ni un papa, ni même un père d’élève, je suis un bénévole de l’école qui, il est vrai, se sent plus concerné qu’un autre mais qui admet que, pour l’instant de la sortie, il n’est plus dans la situation de parent. Je veille d’ailleurs à ce qu’on ne me confie pas systématiquement le groupe d’élèves dont mon enfant fait partie. Je ne me mêle en rien des remarques que l’enseignant peut faire à mon propre enfant et quand son regard cherche mon soutien, mon doigt lui désigne l’enseignant ! J’observe donc une neutralité que j’estime nécessaire pour la bonne marche de la sortie et j’avertis d’ailleurs mes enfants préalablement en conséquence.

« La sortie scolaire est un déplacement de l’école, ce n’est pas un déplacement hors de l’école. L’espace scolaire est maintenu dans le groupe qui se déplace et l’on y observe d’ailleurs les mêmes consignes que dans les locaux de l’école : on lève le doigt, on se met en rang. Il en va de même pour toutes les institutions de la République : un tribunal qui se réunit dans un gymnase pour un gros procès reste un tribunal, un convoi militaire qui circule hors des enceintes militaires reste soumis à toutes les règles militaires. L’école qui se déplace au musée reste l’école. Pour des raisons de sécurité, des bénévoles sont parfois nécessaires mais à la condition qu’ils restent dans le cadre scolaire et qu’ils ne se déportent pas dans le cadre intime de la famille.

« Admettre une immixtion de l’intime dans l’espace scolaire au motif qu’il est dans l’obligation de recourir à des bénévoles n’est donc pas admissible pour des tas de raisons. Nous focalisons sur le voile mais que dire d’un parent qui accompagnerait la classe cradingue et puant au motif qu’il est comme ça chez lui ? Que dire du parent qui arborerait un T-Shirt avec un message politique ? Un logo de la CGT ? Du FN ? Une caricature du président de la République ? Tout serait dès lors permis alors qu’à l’évidence, tout ne l’est pas.

« Or la tolérance dont serait l’objet un signe religieux provient d’une compréhension erronée de la laïcité : la religion ne serait pas une opinion comme une autre, les comportements qu’elle induirait serait plus impérieux que d’autres opinions. Qui en décide ? Certainement pas la République qui « ne reconnaît aucun culte ». Alors qui fixe le curseur ? Pourquoi accepter le signe religieux et pas le signe politique ? Il est donc plus prudent de n’autoriser aucun signe ostentatoire d’aucune opinion, quelle qu’elle soit. Admettre la supériorité du sentiment religieux face aux autres opinions au point que celui-ci pourrait se placer hors du champ de la loi commune à toutes les expressions d’opinion, c’est précisément ce que revendiquent les chefs religieux. N’en déplaise aux tenants d’une laïcité positive, la République n’embrasse pas toutes les religions, elle n’en a aucune.

« Concernant les « mamans », il convient tout de même de remonter plus loin. Certes on nous sert la compassion pour mieux faire avaler la pilule amère du voile mais ce discours n’est possible que parce qu’antérieurement, la maternalisation de l’école et son corollaire, l’infantilisation des élèves, est un phénomène ancien et bien ancré. Il y a de moins en moins d’hommes à l’école et ils sont priés de se conformer au maternalisme ambiant. Ce qui est encore admissible au primaire devient proprement insupportable au secondaire, davantage encore au lycée. Je me suis vu un jour, en présence de ma fille de 17 ans dans un bureau administratif de son lycée demander à la fonctionnaire jusqu’à quel âge elle s’estimait en droit de tutoyer une élève presque majeure alors que celle-ci ne disposait pas de ce droit. A en croire l’œil équarquillé de la dame, je venais d’une autre planète. On materne jusqu’au bac minimum. Or cette maternalisation est parfaitement contraire aux objectifs d’émancipation de l’esprit à l’école : elle infère qu’une autre structuration de l’espace scolaire se substitue à l’indifférenciation et au respect des fonctions, une structuration où la maman, transposée dans le fonctionnaire, institue un arbitraire du respect, délaissant sa logique purement hiérarchique qui prévalait avant et qui prescrit qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les individus mais uniquement entre les statuts ou fonctions.

© Jean-Dominique et Mezetulle, 2014

Sorties scolaires : l’argumentaire juridique de Charles Arambourou

Sous le titre « Autorisation de l’affichage religieux dans les sorties scolaires : le Service après-vente de la ministre », apparemment polémique, c’est un argumentaire très sérieux que fournit Charles Arambourou aux lecteurs du site de l’UFAL (Union des familles laïques). Mezetulle souhaite vivement en faire bénéficier ses lecteurs qui peuvent en télécharger en bas de ce billet la version développée, que l’auteur a bien voulu lui confier.

Le côté polémique du texte ne doit pas abuser. Oui, c’est une réponse à Caroline Fourest, à Jean-Louis Bianco, à la Ligue de l’enseignement, qui avec des talents inégaux ont assuré le « service après-vente » de la ministre de l’Éducation nationale en faveur de l’affichage religieux par les accompagnateurs de sorties scolaires. Mais cette réponse n’est pas ad homines. C’est une leçon de lecture juridique dont chacun peut profiter. Charles Arambourou y rappelle deux éléments fondamentaux, superbement (sciemment?) ignorés par ce « Service après-vente » :

  • La laïcité scolaire n’est pas régie par la loi de 1905 (à laquelle elle est juridiquement antérieure), elle relève notamment du Préambule la Constitution et des grandes lois Ferry-Goblet. L’ignorance de ces références fausse l’ensemble des « lectures » proposées par le « service après-vente ».

  • La question des accompagnateurs scolaires n’est pas celle de leur statut, mais celle de la nature de l’activité à laquelle ils participent.

L’auteur souligne en outre qu’il faut lire intégralement, et non avec des caches, l’étude du Conseil d’État brandie par la ministre et son « service après-vente ». Enfin, Mezetulle savoure particulièrement la fin du texte, où est dénoncée la confusion entre scolaire, périscolaire et parascolaire.

Lire la version en ligne sur le site de l’UFAL.

Télécharger la version développée du texte de Charles Arambourou (consultable dans le document ci-dessous).

L’accompagnement des sorties scolaires est-il confié à des « mamans » ?

La question de l’affichage de signes religieux par des accompagnateurs de sorties scolaires est envenimée par une déclaration récente de la ministre de l’Éducation nationale. Contrairement à ses prédécesseurs Luc Chatel et Vincent Peillon, Najat Vallaud-Belkacem avance que, en matière d’accompagnement scolaire, la «règle » doit être l’acceptation de l’affichage religieux, et l’exception son refus1. Il est significatif, ce faisant, qu’elle ait tenu à parler de « mamans », invitant à déplacer la question sur le terrain compassionnel.

La récurrence du terme « maman »2 attire mon attention et fait refluer des souvenirs… de 1989. Lorsque éclata l’affaire dite « de Creil », un vocabulaire analogue « de proximité » et de banalisation fut alors manié par les partisans de l’affichage religieux à l’école publique. Plutôt que d’élèves, ils préféraient parler de « petites filles » ou de « jeunes filles » ; plutôt que voile islamique, ils utilisaient l’expression « petit fichu ».

Le film, on l’a déjà vu. Il s’est déplacé, tout simplement. Son enjeu demeure : la tendance la plus rétrograde de l’islam entend banaliser le port du voile et l’introduire particulièrement à l’école publique. Ainsi s’accentue, plus généralement, la pression sur les femmes musulmanes qui ne le portent pas.

L’accompagnement des sorties scolaires3 est-il forcément confié à des « mamans » ? Non !

Un citoyen quelconque peut assurer cette tâche, à condition d’être agréé par le chef d’établissement4. Bien sûr, les parents d’élèves sont au premier chef concernés et sollicités, ce qui est une très bonne chose.

Une mère d’élève accompagnatrice reste-t-elle une « maman » ? Non !

Le choix de ce terme, pour dire « parent d’élève » ou en l’occurrence « mère d’élève », suggère une importation de l’intime au sein de l’école. L’école est-elle destinée à prolonger l’intimité du cocon maternel ? N’est-elle pas, par définition, destinée à en faire sortir l’enfant qui, de « gamin », devient alors un élève ? En devenant élèves et en fréquentant l’école les enfants accèdent au luxe d’une double vie. Et les mères d’élèves qui accomplissent cette démarche effectuent un pas remarquable vers l’extérieur du monde des « mamans » duquel on peut imaginer qu’elles souhaitent sortir.

Il faut en outre rappeler une évidence. L’accompagnateur scolaire accompagne, par définition, les enfants d’autrui que sont les élèves – et cela sans exception, y compris lorsque ses propres enfants sont au nombre des accompagnés. L’accompagnateur n’a donc pas à traiter les élèves comme s’ils étaient ses propres enfants. Réciproquement il doit traiter ses propres enfants, dans ce cadre scolaire, comme s’ils étaient ceux d’autrui.

Que se passera-t-il si des parents se plaignent qu’un affichage religieux indiscret a été imposé à leurs enfants par un responsable dans le cadre scolaire5 ? Faudra-t-il que les parents rappellent à l’école son obligation de laïcité ?

On m’objectera qu’une sortie hors de l’école mettra les élèves en présence de tels affichages – églises, tenues religieuses, etc. Raison de plus pour rendre claire et pratiquer concrètement la distinction entre ce qui relève de l’école et ce qui n’en relève pas, entre les responsables qui encadrent et les rencontres extérieures, entre l’institution publique et la société civile : voilà qui serait une éducation à la tolérance autrement plus efficace et plus élevée que celle dont on nous rebat les oreilles.

Continuons la projection du remake du film (vu durant les quinze ans qui ont précédé le vote de la loi de 2004 prohibant le port de signes religieux à l’école publique). Un second thème compassionnel est avancé ad nauseam : celui de l’humiliation, de la stigmatisation et de la maltraitance par les méchants laïcards… On aura reconnu le thème condescendant, plein d’onction et de violence, de l’intouchable. Car croire qu’une femme, parce qu’elle est voilée, serait incapable de comprendre qu’il existe des espaces et des situations distincts, relevant de réglementations différentes, c’est la mépriser. La demande qui lui est alors faite de s’abstenir d’affichage religieux, loin de l’humilier, la met à la même hauteur que le professeur dont elle partage momentanément la tâche ; loin d’être un impératif blessant et réducteur, elle est un honneur et une marque de considération.

En écrivant ces lignes, j’ai bien conscience de leur étrangeté. Elles supposent une conception de l’école que les réformes qui se sont succédé depuis quelque trente ans ont ruinée. Dans une école « lieu de vie » que la sempiternelle réforme ne cesse d’imposer, on se soucie moins d’instruire que d’accoutumer à la réalité sociale telle qu’elle est et de la banaliser. Aussi préfère-t-on y convier des « mamans » pour s’occuper d’« enfants » plutôt que des citoyens, pères et mères, pour assister des élèves et contribuer à les conduire à la hauteur qui leur est due.

© Catherine Kintzler, 2014

Notes [voir aussi ci-dessous en annexe un choix de textes officiels]

1 Déclaration lors d’une audition à l’Observatoire de la laïcité le 21 octobre 2014 . Mme Vallaud-Belkacem s’appuie sur une étude du Conseil d’État rappelant notamment qu’il n’existe pas de catégorie juridique désignant les collaborateurs temporaires d’un service public : les « mamans » voilées resteraient donc des « usagers » du service public durant l’accompagnement des élèves. Mais la même étude rappelle (p. 32 et suiv.) que ces « usagers » lorsqu’ils collaborent au service peuvent néanmoins être soumis à l’exigence de neutralité d’affichage religieux, et cite expressément le cas de l’Éducation nationale. Ce qui confirme la « circulaire Chatel » du 27 mars 2012 ainsi que l’a précisé le ministre V. Peillon en décembre 2013. Voir l’analyse des textes dans cet article de Charles Arambourou

2 Réitéré notamment par la ministre lors de la réponse à la question d’un député à l’Assemblée nationale le 5 novembre, en une formule significative : « Hors ces comportements prosélytes, faut-il interdire par principe à une maman portant le foulard d’accompagner ses enfants en sortie scolaire ? » [c’est moi qui souligne].

3 En plus du professeur dont la présence est obligatoire.

5 Voir par exemple cet échange de courrier sur le site de l’Union des familles laïques (UFAL).

 

Annexe  : choix de textes réglementaires et officiels

Haro sur le redoublement !

Tous les experts sont d’accord : il faut en finir avec le redoublement ! Le problème est que les prétendues études sur lesquelles s’appuient ces Diafoirus pour asséner ce qui n’est rien d’autre qu’un dogme reposent sur des sophismes, des enquêtes internationales biaisées et avancent des estimations de « coûts » invérifiables. Mais qu’importe ? qui veut noyer son chien…[1]

En finir une fois pour toutes avec le redoublement ! Telle est donc, de nouveau, la grande et noble ambition de refondation de l’École de la République. On ne le répétera jamais assez, et tous les experts s’accordent à le dire : le redoublement est une pratique archaïque, inutile, inefficace, coûteuse et même injuste, nuisible et traumatisante pour les élèves, à laquelle demeurent pourtant attachés les enseignants, voire les parents, par préjugé et par croyance irrationnelle.

Le lamento : si seulement le redoublement était interdit !

Un projet de décret fut donc présenté au CSE [2], le 3 juillet dernier, pour soumettre dorénavant le redoublement, à tous les niveaux de la scolarité, à un accord écrit des parents. Il semblerait que ce projet n’aille pas encore assez loin pour les experts du CNESCO [3], qui avaient opportunément rendu public, le 28 août 2014, des extraits d’un futur Rapport consacré au « redoublement et ses alternatives » : on peut y lire que le redoublement, dont la pratique est en France en nette régression, n’est malheureusement pas encore, selon eux, comme c’est le cas pour d’autres pays, purement et simplement interdit [4] !

Le CNESCO prévoit donc pour le cours de l’année scolaire 2014-2015 une série de « conférences de consensus » : on peut cependant se demander en quoi pourront bien consister les débats avec des experts en « science de l’éducation » qui estiment détenir la vérité absolue et qu’on ne saurait donc contester qu’en raison d’un aveuglement lié à ses « représentations sociales ». Car c’est évidemment ce qui expliquerait les réticences du corps enseignant, encore attaché à « la pédagogie traditionnelle », à sa « vision morale de l’École républicaine » et même à l’usage de tout moyen coercitif confortant son pouvoir au sein de l’ordre scolaire [5] ! Les experts ne craignent pas néanmoins l’incohérence quand ils déplorent « la place essentielle laissée aux parents » (qui peuvent également adhérer à ce genre de pratiques éducatives désuètes), place qu’ils ont toujours cherché à renforcer au sein de l’institution (chaque fois qu’il a été possible, évidemment, de porter atteinte à l’autorité des professeurs).

Un sophisme arithmétique

Les arguments invoqués pour démontrer « scientifiquement » l’inutilité du redoublement sont globalement toujours les mêmes : ils se fondent sur un sophisme arithmétique. Les études en question consistent à comparer les résultats scolaires des groupes d’élèves ayant déjà redoublé avec ceux de la population de leur classe d’âge : ce qui permettrait de mesurer, par l’usage des méthodes statistiques, les effets négatifs du redoublement sur les performances scolaires ultérieures des élèves. Le Rapport du CNESCO reconnaît néanmoins qu’il y a en cela de graves insuffisances méthodologiques : « Le chercheur est donc contraint, peut-on y lire (p.19), de comparer des élèves redoublants et des élèves non-redoublants pour estimer la valeur inobservable de ce qui se serait passé pour le redoublant s’il avait été promu ». Nous saurons gré aux experts d’admettre qu’ils n’ont pas encore le pouvoir, en dépit de leur science absolue, de prédire ce qu’aurait dû être l’avenir si on avait pu agir sur le présent ! Mais qu’à cela ne tienne : ce défaut méthodologique expliquerait pourquoi certaines études ne sont pas significatives (les cas où le redoublement s’avère positif, ce qui tiendrait à des raisons extrinsèques), mais ne jouerait plus en défaveur des études les plus récentes (celles qui démontrent que le redoublement a des effets quasiment nuls à court terme et négatifs sur le long terme). Le double discours peut donc sans problème être admis comme procédé scientifique.

Des enquêtes internationales biaisées, un prétendu « coût » invérifiable

Autre argument indubitable au regard des experts : la confirmation par les enquêtes internationales et notamment PISA [6]. Or les enquêtes internationales sont biaisées : elles n’évaluent absolument pas le niveau scolaire des élèves, mais des « compétences socialement utiles » par des tests composés d’items et de QCM. De surcroît, l’interprétation des statistiques internationales est toujours tendancieuse : certains pays ne pratiquant pas le redoublement ont certes les meilleurs résultats (la Corée, le Japon, la Finlande, la Norvège) ; d’autres pays du même ordre, cependant, ont des résultats en dessous la moyenne de l’OCDE (la Grèce, la République Tchèque, la Slovaquie, Israël) ; mais certains pays, ayant conservé le redoublement dans leur système scolaire, bénéficient de résultats au dessus de la moyenne (la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse). Les comparaisons internationales ne permettent donc pas d’ériger un modèle de système scolaire abstraction faite d’autres paramètres déterminants comme la culture, l’histoire, le poids démographique, le PIB par habitants, etc. Encore une fois, le procédé n’est pas rigoureux sur le plan de la méthodologie scientifique.

Dernier argument, et c’est sans doute le plus convaincant : le coût annuel du redoublement s’élèverait à 1,6 milliards d’euros pour le système éducatif. Le Rapport du CNESCO ne présente aucune donnée quantifiable permettant de vérifier de tels chiffres, mais seulement sa méthode de calcul : distinguer le coût moyen et le coût marginal d’un élève et déterminer l’impact de l’augmentation du nombre d’élèves par classe d’âge sur la dépense d’éducation correspondante [7]. Le système éducatif s’apparente à un appareil de production, l’élève à une marchandise, la suppression du redoublement à une économie d’échelle.

Mais enfin par quoi le remplacer ? On ne pourra reprocher aux experts de manquer d’imagination : rattrapage en fin d’année, promotion conditionnelle, écoles d’été, classes multi-âges, suivi individualisé et apprentissage coopératif (pp. 28-29). Cependant, de telles pratiques pédagogiques, continuellement préconisées au fur et à mesure des réformes, ne seront pas mises en place pour se substituer au redoublement : elles seront rendues nécessaires parce que celui-ci aura été supprimé ! Que faudra-t-il, dès lors, supprimer encore afin de favoriser la réussite des élèves : la notation, les classes, les examens, l’École elle-même ?

Inconsistant sur le plan méthodologique, dogmatique, don-quichottesque : le Rapport du CNESCO sur le redoublement est un chef d’œuvre d’inepties pédagogistes.

 

1 Dans un article intitulé « le redoublement en question », paru dans la Quinzaine Universitaire n° 1242 du 29 août 2005, Guy Desbiens dénonçait déjà la campagne de communication orchestrée à l’époque pour mettre en cause la valeur et la place du redoublement au sein du système scolaire (article repris sur Mezetulle).

2 Conseil Supérieur de l’Éducation.

3 Le Conseil national d’évaluation du système scolaire, qui se définit comme une « instance indépendante placée auprès du ministre de l’éducation nationale et présentant une capacité d’évaluation scientifique de haut niveau » (http://www.cnesco.fr/).

4 « Légalement, le redoublement ne peut être qu’exceptionnel (article 37 de la loi de 2013). Il n’est cependant pas interdit » (pp.16-17).

5 Cf. pp.25-26 : les extraits qui sont présentés du Rapport sont édifiants.

6 Programme international pour le suivi des acquis des élèves (enquête menée tous les 3 ans par l’OCDE) : http://www.oecd.org/pisa. On notera à cet égard que l’actuelle présidente du CNESCO, Nathalie Mons, a codirigé la concertation pour la refondation de l’École et intervient en tant qu’experte pour le consortium PISA.

7 «  nous avons calculé la sensibilité de la part de la dépense intérieure d’éducation par degré d’éducation au nombre d’élèves dans chaque degré. Nous trouvons alors qu’une augmentation de 1% du nombre d’élèves engendre une hausse de la dépense intérieure d’éducation de 0,6%. Ainsi, le coût du redoublement correspond à environ 60% du surcoût calculé comme le produit de la dépense moyenne par élève et du nombre de redoublants » (p.24).

 

L’école des municipalités

D’article en article,Tristan Béal poursuit avec une féroce ironie son analyse du démantèlement de l’école publique. Il revient ici sur l’une des dernières « mesures-phare » abordées dans L’école des loisirs obligatoires : l’organisation des TAP (Temps d’activités périscolaires) par les communes. La « municipalisation » du temps scolaire n’est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale. On peut craindre que l’on ne s’arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l’école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes. Insidieusement ce sont les municipalités, et non plus l’État, qui s’imposent aux parents comme interlocuteurs en matière d’Éducation que l’on continue pourtant à dire nationale.

 

Lorsque j’écrivais en mai dernier un deuxième article sur la réforme des rythmes scolaires, plus particulièrement sur le « décret Hamon » permettant aux communes un assouplissement de la dite réforme, je ne pensais pas être si prémonitoire en donnant à cet article le titre : L’école des loisirs obligatoires. Il se trouve qu’a été dernièrement portée à ma connaissance une lettre qui circule en ce moment dans une commune de banlieue ; cette lettre est envoyée aux familles qui n’inscrivent pas leurs enfants aux activités périscolaires organisées par la municipalité1.

Du reste, voici cette lettre2.

Objet : L’absence de votre enfant au TAP (Temps d’Activités Périscolaires) de *… h *… à *… h *… le *… septembre 2014

Madame,

Monsieur *… *…, Maire de *…, Conseiller Général des *…, vous a transmis, à cette rentrée 2014/2015, un courrier précisant l’organisation du nouveau temps scolaire et périscolaire à *… .

Cette lettre indique également les modalités de mise en œuvre des TAP par les services municipaux.

Cette démarche expérimentale, voulue par la Municipalité dans l’intérêt de tous les enfants, et élaboré [sic] en partenariat avec l’Education Nationale, se donne pour objectif de rendre obligatoire la participation de chaque élève de *… inscrit dans les écoles élémentaires de notre ville.

Je vous précise qu’il s’agit d’un projet validé par les autorités académiques et qui vient d’être cité pour son exemplarité par Mme Najat VALLAUD-BELKACEM, Ministre de l’Education nationale en visite dans notre ville le *… *… 2014.

J’ajoute que ces activités (Culturelles, Scientifiques et Techniques, Sportives, Citoyennes,…) sont gratuites et entièrement prise [sic] en charge par la commune. Elles sont conduites exclusivement par des agents professionnels, formés et permanents.

De plus, elles s’inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l’emploi du temps de votre enfant.

Madame, nos services ont noté l’absence de votre enfant *… lors de la première séance des TAP.

Cette absence doit être tout à fait exceptionnelle.

Aussi, je vous invite à prendre toutes les dispositions pour que votre enfant puisse bénéficier de ces activités.

Dans l’éventualité contraire, je me verrai dans l’obligation de vous rencontrer, en Mairie, à ce sujet.

Vous comprendrez que le seul objectif de ce courrier vise à mieux vous informer.

Dans l’attente, je vous prie de recevoir, Madame, l’expression de mes salutations dévouées.

*… *…, Conseiller Municipal en charge des TAP, Maire Honoraire

Apportons tout d’abord des précisions.

Cette ville a décidé de profiter de l’assouplissement du « décret Hamon » pour organiser les TAP sur un seul après-midi3. L’avantage de ce choix est de proposer aux enfants des activités sur un long temps, un peu plus de 2 heures, au lieu de saupoudrer les TAP en fin de classe (comme ce qui se fait communément)4. Ainsi que je le notais dans l’article L’école des loisirs obligatoires, un tel choix a des conséquences importantes : les élèves de maternelle et ceux de primaire n’ont pas les mêmes horaires ; au sein d’une même école, les élèves n’ont pas le même temps scolaire, puisque l’après-midi consacré au TAP est « flottant » et change chaque jour selon le niveau de classe ; les parents sont quasiment forcés d’inscrire leurs enfants au TAP : il est rare que l’on puisse « poser » un après-midi en pleine semaine pour garder ses enfants (c’était peut-être plus simple du temps où seul le mercredi après-midi était vaqué pour les élèves).

Toute chose ayant deux anses, comme dit le stoïque, il est tout à fait possible de « sauver » cette lettre de prime abord bien comminatoire, et d’y voir, par-delà le ton apparemment menaçant, une sollicitude extrême à l’égard des enfants qui, lâchés dès midi hors l’école, ne doivent en aucun cas errer dans la rue et être tentés d’y faire des bêtises. Cette sollicitude, du reste, s’inscrit dans la « captation » socialiste de l’enfant qui a servi de fondement à la réforme des rythmes scolaires voulue par M. Peillon, lequel, rappelons-le, voulait ravir aux familles leurs enfants qu’elles laissaient sans vergogne passer leur après-midi du mercredi devant une télévision décérébrante et aliénante.

Ajoutons enfin que cette lettre ne saurait être comprise comme une lettre purement commerciale, puisque, dans cette ville, les activités périscolaires sont gratuites : obliger les familles à y inscrire leurs enfants n’a donc aucune incidence pécuniaire.

Ces précisions ayant été apportées, il convient tout de même de pointer toutes les inquiétudes que suscite une telle lettre. D’autant plus que, dans le magazine municipal envoyé aux habitants ce mois-ci, on pouvait lire, au début d’un article dithyrambique entièrement consacré à l’organisation merveilleuse des TAP par la Ville, les propos rapportés de l’adjoint au maire pour l’enseignement maternel et élémentaire : « L’école est devenue une entreprise de reproduction sociale. Avec les TAP, nous brisons ce constat en donnant à tous les enfants de *… les mêmes chances d’apprentissage et d’ouverture dans des domaines très variés ».

Cette lettre et ces propos ont au moins le mérite de justifier les inquiétudes de ceux qui voyaient dans la réforme des rythmes scolaires une « municipalisation » de l’Éducation nationale. L’école telle qu’elle existe sous la Ve République est une honteuse tartufferie, elle est une vaste machine à reproduire et valider les inégalités sociales, elle se pare des oripeaux de liberté, égalité, fraternité, elle se dit républicaine, mais en fin de compte elle est à la botte de gouvernements tauliers qui ravalent l’école à n’être que la pourvoyeuse d’une future main-d’œuvre corvéable à merci car incapable de lutter faute d’armes intellectuelles et morales. Cette situation de fait, inique et insupportable, au lieu de causer la juste indignation d’édiles est validée par des élus du peuple5 : laissons ce fantôme d’école à lui-même, ne luttons pas nationalement pour qu’une réelle école de la République advienne, mais renfermons-nous dans les étroites frontières de notre seule commune et, par-delà l’école moribonde, proposons un temps d’activités périscolaires qui, lui, saura éveiller les enfants à eux-mêmes, c’est-à-dire à cette humanité dont ils sont lourds. Il est vrai que cet adjoint au maire reprend la mystique du hasard qui prévaut actuellement, puisqu’il parle, lui aussi, de chance donnée aux enfants : à eux de la saisir – comme à l’école de la République par homonymie que nous connaissons, les élèves ont tous les mêmes chances d’apprendre. On sait où cette logique de casino mène en matière scolaire…

L’équipe municipale de cette ville a mis en place son organisation des TAP « dans l’intérêt de tous les enfants », est-il écrit dans la lettre envoyée aux familles récalcitrantes. L’intérêt des enfants est de grandir6, de devenir adulte, chose si difficile, d’être à soi-même son propre maître au lieu de plier sous les différents jougs invisibles qui nous empêchent. Or le principal lieu où l’on accède à cette humanité dont chaque petit d’homme est porteur, c’est la salle de classe. En tout cas, c’est ce pour quoi se sont battus tous les républicains depuis la Révolution : que l’État, par l’instruction publique dont il a la charge et dont la Constitution lui fait une obligation, garantisse aux enfants qu’ils seront moins soumis aux pressions extérieures (religieuses, sociales, économiques, familiales) durant le temps de l’étude. Seule l’école a cette vertu auguste7 ; et jamais les TAP, quand bien même seraient-ils de qualité, ne pourront hausser les enfants à cette humanité qu’ils attendent tant. Il n’y a là aucun mépris, cette condamnation n’est pas matérielle (il est tout à fait possible, peut-être, de trouver en ce moment dans une commune de France un TAP qui pourrait être qualifié d’auguste), elle est de principe : c’est une trahison, c’est avoir abandonné toute idée d’intérêt public, que de ne s’occuper que des enfants de sa municipalité – et d’en tirer gloire. Les services municipaux sont en train de faire la chasse aux parents qui renâclent à inscrire leurs enfants aux TAP. Mais peut-être que ces parents récalcitrants sont comme leurs édiles : eux aussi ont faite leur l’acceptation de la débâcle de l’Éducation nationale et, au lieu de croire en l’éducation municipale, croient en l’éducation familiale et par leurs propres moyens essaient d’élever leurs enfants.

Que Mme Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, « cite pour son exemplarité » le projet éducatif de cette ville montre tout simplement que la « municipalisation » du temps scolaire n’est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale : l’État félicite ces communes qui prennent son relais en matière d’instruction8. On peut craindre que l’on ne s’arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l’école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes.

La réforme des rythmes scolaires voulue par notre gouvernement socialiste est donc une complète réussite. Non seulement un gouvernement qui aurait dû (vu son qualificatif) avoir souci des déshérités de l’école condamne les enfants du peuple à un moindre scolaire, non seulement l’instruction publique côtoie un divertissement municipal qui sous peu le phagocytera et aura raison d’elle, non seulement l’école n’est plus un lieu de profonde altérité (où, par une distance prise par rapport à soi via le long détour des œuvres et de la langue du temps passé, on comprend mieux le présent) mais un lieu de vie ouvert sur le monde, un lieu où l’on ne s’élève plus mais où l’on s’affale sur sa table parce que l’on est fatigué d’aller de TAP en TAP (ces temps périscolaires se caractérisant par un changement incessant d’activités et flattant la pente actuelle de la jeunesse à la déconcentration), non seulement donc l’école voulue par les socialistes est une école de marchands de sommeil9, comme aurait dit Alain, mais en plus cette réforme interdit toute lutte nationale. À présent les luttes sont locales ; de plus en plus, si aucun sursaut n’a lieu, le seul interlocuteur des enseignants et des parents sera la municipalité, c’est-à-dire un interlocuteur protéiforme (il y a tout de même plus de 36 000 communes en France), et non plus l’État, qui pour pesant et tentaculaire qu’il soit a le mérite d’être un. La réforme des rythmes scolaires risque donc d’entraîner un éclatement de cette République que l’on continue pourtant de dire indivisible et laïque. Les réactionnaires ont donc de quoi se réjouir…

Notes

1 – Il convient de rappeler que les activités périscolaires (les fameux TAP) sont facultatives. Une commune peut seulement être en droit d’exiger l’assiduité des enfants inscrits. La lecture du courrier retranscrit ici est sans ambiguïté : ce qui est reproché aux familles c’est de ne pas inscrire leurs enfants et non que la participation de ceux-ci y soit occasionnelle.

2 – On notera l’abondance des majuscules, phénomène courant dans les courriers officiels mais néanmoins significatif [NDLR].

3 – D’où le caractère « expérimental » de cette « démarche » : le décret n’autorise une telle démarche que pour une durée de trois ans.

4 – Un tel choix a également une finalité sociale : la Mairie annonce qu’elle va pouvoir « pérénniser » l’emploi des animateurs s’occupant des TAP, au lieu d’avoir recours à des vacations pour une heure par jour.

5 – On pourrait rétorquer à juste titre que des élus municipaux n’ont à s’occuper que de politique municipale et que ce n’est pas leur rôle de s’opposer aux dysfonctionnements de l’État, voire d’aller à l’encontre des décisions de celui-ci. Il se trouve que cette commune refuse d’appliquer le décret obligeant les municipalités à mettre en place un service minimum d’accueil lors d’une grève d’enseignants. La réforme des rythmes scolaires est également un décret…

6 – Le titre de l’article traitant des TAP dans le magazine municipal est : « Ça [les TAP] fait grandir ».

7 – Du latin augere, augmenter.

8 – Cette « municipalisation » de l’école de la République a pour signe la confusion du scolaire et du périscolaire : un même lieu, l’école, abrite un temps d’étude et un temps de délassement, au grand désarroi des élèves. Cette confusion, on la retrouve dans la lettre et le magazine municipal : les activités périscolaires « s’inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l’emploi du temps de votre enfant », écrit le maire honoraire ; mais de quel emploi du temps s’agit-il ? Le scolaire, le périscolaire ? Ou celui, global, du temps éducatif de l’enfant ? Dans le magazine : « … la Ville a choisi de regrouper toutes ces périodes [de TAP] en une après-midi, de même durée que les après-midi traditionnels [sic] de cours ».

9 – Un sommeil physiologique puis intellectuel et moral, car les enfants n’en peuvent plus, ils sont épuisés, toujours à courir d’un lieu l’autre. On est bien loin du quadriptyque ministériel : « Un plus grand respect des rythmes de l’enfant. Des élèves plus attentifs pour mieux apprendre à lire, écrire, compter. Des enfants moins fatigués et plus épanouis. Une meilleure articulation des temps scolaire et périscolaire ». De plus l’instauration des TAP a pour conséquence que les activités de certains enfants se voient décalées dans la journée, voire la soirée : un enfant allant au conservatoire le mercredi matin peut s’y rendre maintenant le lundi soir de 19 heures à 20 heures.

[N. B. Cet article a été initialement publié le 29 septembre 2014 sur mezetulle.net, avec des commentaires de lecteurs et des réponses de l’auteur qui ne figurent pas ici. Lire l’article sur le site d’origine]

Comment ruiner l’école publique ?

La leçon des néo-libéraux

La ruine de l’école publique n’est pas le résultat d’un hasard, mais d’une politique délibérée poursuivie par le néo-libéralisme. Cela n’a rien d’étonnant, au fond. Mais ce qui l’est davantage, c’est que cette politique reçoit le soutien de quelques « idiots utiles » depuis bientôt 30 ans. Non seulement la gauche n’a pas résisté à cette destruction, mais elle a apporté un soutien inespéré au programme de la marchandisation de l’école. Le discours « pédagogiste » auquel une grande partie de la gauche a adhéré a eu pour principal effet de précipiter l’affaiblissement de l’institution scolaire ainsi que la baisse générale du niveau. Comment résister ?

Cet article a été publié le 3 mai 2008 dans UFAL Ecole, il a été repris sur Mezetulle.net le jour même.

Quatre constats inquiétants

   1. Plus de 150 000 élèves sortent chaque année du système scolaire sans diplôme.
   2. Le recours à des officines de soutien privé est de plus en plus systématique. Il faut savoir qu’Acadomia, entreprise spécialisée dans les cours à domicile, est désormais cotée en bourse. Il y a, de fait, une privatisation rampante de l’enseignement.
   3. L’école, depuis 30 ans, ne joue plus son rôle d’« ascenseur social ». Un exemple : il n’y a jamais eu aussi peu d’enfants d’ouvriers dans des grandes écoles comme Polytechnique ou Centrale qu’aujourd’hui.
   4. Le niveau baisse. Il y a quelques années encore, il était de bon ton de railler les professeurs élitistes et grincheux, toujours prompts à « seriner l’antienne du niveau qui baisse ». Aujourd’hui, le constat est pour ainsi dire unanime. On tire la sonnette d’alarme à tous les niveaux, et dans toutes les matières. Instituteurs, professeurs de collège et de lycée, mais également professeurs d’université : tous déplorent le peu de culture des élèves et des étudiants, leur manque de repères historiques, leur difficulté à maîtriser la langue française, à organiser leur pensée de façon rigoureuse, à exprimer leurs idées de façon fine. Les raisons de ces difficultés ne sont pas seulement exogènes et sociologiques. Si le niveau baisse, ce n’est pas seulement à cause de l’hégémonie de la société du spectacle ou de l’attitude « consommatrice » des jeunes : c’est aussi parce que l’école est de moins en moins exigeante. Bien sûr, le régime n’est pas le même partout : dans les grands lycées de centre ville, où sont généralement scolarisés les enfants de la bourgeoisie, les exigences sont restées à peu près les mêmes. Dans les quartiers populaires, en revanche, les professeurs, débordés, gèrent tant bien que mal la violence liée à l’indiscipline en occupant les élèves, à défaut de les instruire. Les parents cherchent par tous les moyens à dé-sectoriser leurs enfants ou à les inscrire, quand ils sont assez riches, dans le privé. Le contraste entre les établissements est désormais tellement marqué qu’il n’est pas excessif de parler d’une « école à deux vitesses ».

Ces quatre faits ne sont évidemment pas indépendants les uns des autres. Le quatrième constat, qui est le plus déterminant, éclaire les trois autres : c’est parce que le niveau baisse que les familles bourgeoises enrichissent les officines de soutien privé tandis que les enfants des milieux populaires vont grossir les rangs de ceux qui sortent du système scolaire sans diplôme. On ne s’étonnera donc pas que l’école joue aujourd’hui moins que jamais son rôle d’« ascenseur social ».

À qui profite le crime ?

La question qu’il faut poser est la suivante : qui a intérêt à ruiner l’école publique ? A qui profite le crime ?

En 1996, le centre de développement de l’OCDE a publié un intéressant rapport. Le titre est sibyllin (« La faisabilité politique de l’ajustement »), le style, technocratique, l’enjeu effrayant : sous couvert d’apprendre aux gouvernements comment réduire les déficits budgétaires, son auteur, Christian Morrisson, montre comment libéraliser tous les secteurs des activités humaines en « réduisant les risques » – entendez : en évitant la révolte sociale. Soit le problème suivant : étant donné qu’il n’y a pas de libéralisation possible sans destruction des services publics, étant donné que les peuples sont généralement attachés aux services publics, trouver le moyen de supprimer les services publics tout en évitant de mettre les gens dans la rue. La solution est simple, mais il fallait l’inventer : Christian Morrisson préconise la méthode douce qui consiste à diminuer la qualité des services publics. Dans l’extrait ci-dessous, l’auteur prend l’exemple de l’école. Goûtons ce morceau d’anthologie du cynisme néo-libéral :

« Les mesures de stabilisations peu dangereuses :
Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. »1 

Il n’y a qu’à diminuer progressivement la qualité de l’enseignement : les citoyens n’y verront que du feu. Personne ne descendra dans la rue, les gouvernants ne seront pas inquiétés, le secteur privé tirera tout le bénéfice, car les familles fuiront les établissements publics. Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Christian Morrisson décrit sans fard la réalité de l’école publique. La qualité de l’enseignement, depuis 30 ans, baisse à un point tel que les citoyens n’ont plus confiance dans leur école. Résultat : la marchandisation de l’enseignement est en marche (après celle de l’eau, après celle des énergies, après celle de la santé, etc.). L’école publique se délite progressivement. On grogne bien ici ou là, on réclame davantage de moyens, mais force est de constater que la recette Morrisson marche bien : le « risque politique » que constitue le « mécontentement général de la population » est évité.

Les « idiots utiles »

Pour résister à cette entreprise de destruction de l’école publique, il aurait fallu défendre l’idéal d’une institution forte, dévolue à la transmission de savoirs exigeants, sourde aux pressions venant de la société civile. Pour combattre efficacement Morrisson, il aurait fallu se ranger derrière Condorcet. On aurait pu croire que la gauche, fidèle aux principes de l’école républicaine, allait résister à l’offensive. Non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle a apporté, à son corps défendant, un soutien inespéré au programme de la marchandisation de l’école. Le discours « pédagogiste » auquel une grande partie de la gauche a adhéré a eu pour principal effet de précipiter l’affaiblissement de l’institution scolaire ainsi que la baisse générale du niveau. Voici quelques exemples de mesures qui ont participé à cette baisse :

    * En valorisant des qualités qui n’ont rien à voir avec les compétences qu’on doit attendre d’un professeur, on a recruté des enseignants qui n’étaient pas toujours qualifiés. On a oublié qu’avant d’être « gentil », « dynamique », d’« aimer les élèves », de « participer activement au projet d’établissement », un professeur doit se distinguer par la maîtrise des savoirs qu’il transmet.
    * En instaurant le passage automatique, on a fait en sorte que tous les élèves, même ceux qui n’ont pas le niveau, puissent passer dans la classe supérieure. Comme le redoublement est un luxe (les gestionnaires de l’éducation nationale savent que cela coûte de l’argent), on a poussé les professeurs au laxisme. Pire : on leur a retiré le droit de s’opposer au passage de tel ou tel élève dans les conseils de classe. Les parents sont généralement contents : ils pensent qu’on fait un cadeau à leurs enfants. Ils se trompent : en fait de cadeau, il ne s’agit que de faire des économies.
    * Sous le prétexte idiot que la discipline ferait violence aux élèves, qu’un cours doit être « vivant », que le cours magistral est « ringard », on a laissé le désordre s’installer dans les classes. Les professeurs constatent amèrement qu’il est de plus en plus difficile de faire la classe dans de bonnes conditions et d’instruire les élèves.
    * En bradant les diplômes qui, de fait, ont de moins en moins de valeur sur le marché du travail, on a poussé tout le monde à faire des études longues. Comme les conditions d’enseignement à l’Université sont souvent difficiles et parfois déplorables, comme les BTS et les IUT sont pleins, les parents qui ont de l’argent inscrivent leurs enfants dans des écoles supérieures privées (qui coûtent très cher). Ceux dont les parents n’ont pas les moyens se retrouvent sur le marché du travail : ils constituent alors une main d’œuvre paupérisée, qui est d’autant plus exploitable par le patronat qu’elle est peu qualifiée.
    * On a délaissé l’enseignement technique et professionnel, éternel parent pauvre de l’éducation nationale, alors qu’il peut assurer une solide formation à des élèves qui s’ennuient dans les filières générales.
    * Au nom des meilleurs sentiments du monde, on a remis en question le principe d’égalité républicaine et condamné les élèves des quartiers populaires : au lieu d’exiger d’eux ce qu’on exige dans les collèges et les lycées parisiens, on a « adapté » l’enseignement (« inutile de leur faire lire Racine, Descartes ou Montaigne : c’est trop compliqué pour eux et puis c’est tellement éloigné de leurs préoccupations »). On enseigne les humanités aux fils et aux filles de la bourgeoisie, tandis qu’on expérimente, sur les enfants des quartiers populaires, les nouvelles « pédagogies ».

Les moyens de résister

Comment résister à cette entreprise d’affaiblissement de l’école publique ?
Voici, pour conclure, quelques pistes :

    * En renforçant l’institution scolaire : il faut instaurer de la discipline, élever le niveau des exigences, instruire les élèves (et non les occuper ou les amuser).
    * En recrutant des professeurs compétents : il faut que ceux-ci soient recrutés sur concours nationaux, pour leurs savoirs ainsi que leur capacité à les transmettre le plus clairement et le plus rigoureusement possible.
    * En concentrant les moyens dans les établissements des quartiers populaires : les professeurs les plus puissants, les mieux formés, les plus savants doivent être envoyés dans ces quartiers et exiger des élèves ce qu’ils exigeraient des élèves d’un lycée comme Henri IV.
    * En cessant d’abaisser l’enseignement technique et professionnel : il faut que les élèves puissent en tirer une formation solide grâce à laquelle ils pourront trouver du travail, mais aussi suffisamment généraliste pour qu’ils puissent changer d’entreprise.

© Marie Perret et UFAL-Ecole, 2008. Lire l’article sur son site d’origine ; le lire sur l’ancien site Mezetulle.net, avec commentaires.

1 – Sur ce texte de C. Morrisson, voir l’article de C. Kintzler Les risques calculés du néo-libéralisme

Qui a peur des humanités ?

 

Voilà trente ans que, pour l’école, les réformes produisent l’échec qu’elles sont censées corriger. Et à chaque fois l’incendiaire se transforme en pompier : « on a échoué, mais c’est parce qu’on n’a pas été assez loin : vous en reprendrez bien une louche ? »

Je m’apprêtais à entrer dans le débat sur l’enseignement relancé ces jours derniers dans le sillage de la question des violences urbaines, quand j’ai retrouvé sur mon disque dur cet article paru en 19981 mais dont la première version remonte à… 1992 ! A part quelques références qui trahissent la date, pratiquement rien à modifier : je me suis contentée de suggérer en note ou entre crochets une ou deux variantes.

L’école des ressources humaines et du moralement correct

Il faudrait rappeler pourquoi la pensée politique qui se déploie depuis vingt [30] ans à travers les mesures scolaires a rompu, malgré un vocabulaire de façade, avec le modèle républicain. Il faudrait inlassablement redire pourquoi une école qui prend pour règle les faits de société, les exigences du marché et le dogme de « valeurs morales » auxquelles tout citoyen devrait nécessairement adhérer, n’est qu’un instrument de soumission et pourquoi ce n’est pas, finalement, un très bon calcul.

Les projets d’établissement, l’ouverture systématique à l’environnement, la critique de l’encyclopédisme, le discrédit jeté sur la notion de discipline scolaire, la légitimation des groupes de pression locaux, les passages automatiques de classe : il faudrait dire et redire en quoi tout cela, sous des apparences libérales, est profondément contraire à la liberté. La version universitaire de cette vulgarité réductrice s’étale dans le Rapport Attali2 : accroissement du rôle des régions, constitution de « pôles » riches et pauvres, droit de regard du patronat local sur les programmes et la gestion des Universités par une « agence supérieure d’évaluation ».

Il faudrait montrer que la gestion et les bons sentiments se substituent à l’interrogation politique et que l’État, qui devrait maintenir et protéger les droits de chacun contre les pesanteurs sociales, coutumières et morales, l’État, en institutionnalisant la force des choses et la férocité des bons sentiments, les amplifie : il se conduit en manager et en prédicateur.

Car le dogme désormais officiel est que la société, telle qu’elle est, avec ses déchirements et ses sacralités, est un dieu, et qu’il faut s’incliner devant ce dieu. Nouveau credo féodal, qui allie le fatalisme de la précarité à l’intouchable action humanitaire, le tout résumé dans le cynisme de la gestion des ressources humaines. Lorsque s’installe la confusion entre le prochain et le citoyen (baptisée « tolérance à l’autre »), et parallèlement entre le citoyen et « l’usager », on peut craindre que bientôt la cité ne soit récusée au profit de la juxtaposition sociale. Pour former l’humanité il faut se soustraire un moment à la société ; pour former un sujet libre il faut l’inviter d’abord à rompre avec lui-même : une école républicaine ne peut pas s’installer dans l’évidence de la proximité ni dans celle de la productivité.
 

Le décervelage par le bas

D’abord, il faut bien se mettre dans la tête que le droit au travail à temps complet avec un salaire décent, c’est un archaïsme et que, par conséquent, ceux qui défendent leur salaire, leur qualification, leurs droits, sont des corporatistes qui s’accrochent à des « privilèges » : il convient de leur faire honte en leur montrant tous ceux qui n’ont plus d’emploi, plus de droits, plus de dignité. L’avenir serait dans cet alignement sur la précarité, réclamé par le ressentiment. Le charitable mot d’ordre du « partage du travail » n’est que le nom moral du très technique principe de flexibilité. On peut proposer une autre appellation : le nomadisme des petits boulots. Rien de tel pour rendre un homme humble et fragile. L’une des réussites les plus marquantes des républiques françaises, la création d’une petite bourgeoisie salariée d’État3 principalement composée d’enfants issus des classes populaires mises en contact avec la haute culture, cette réussite est explicitement vouée à la disparition programmée. Disparition qui s’accompagne d’un discours imprégné de la haine des intellectuels.

Cela suppose une politique scolaire dont le premier volet repose sur l’acceptation de la déqualification. Vos élèves ne savent pas ou savent mal lire ? Ils ne savent pas rédiger ? Ils sont incapables de se tenir tranquilles une demi-heure devant une table ? Il faut « les accueillir tels qu’ils sont » et figer cet état en essence, négocier avec eux toute forme de discipline, s’installer dans le brouhaha qui serait une forme d’expression et les laisser passer sans discuter dans la classe supérieure. Ne leur donnez plus de sujets exigeant une rédaction trop soutenue, conformez-vous à leur état présent, remplacez la pédagogie sur programme si étouffante par la pédagogie sur « objectifs », passez avec eux un contrat pédagogique de dupes aux termes duquel vous vous engagez à valider leur ignorance et leur aliénation. Et pour débarrasser le marché du travail des dernières « rigidités » qui l’encombrent, il faudra penser à assouplir les examens nationaux. Bien entendu, on n’a que faire des professeurs pour appliquer une telle démission : un enseignant abstrait et déqualifié suffira : un « prof ».

C’est ici que l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme révèle son utilité. Parce qu’il se méfie du savoir en lui-même, parce qu’il ne le supporte qu’asservi à une fin qui lui est étrangère (communication, sociabilité, adaptation, vie en communauté), le pédagogisme est l’instrument privilégié d’une école transformée en lieu de vie, en animation sociale, d’une école garderie où le petit boulot devient la loi. C’est aux petits boulots qu’on prépare les élèves, et on peut craindre que les métiers d’instituteur et de professeur ne soient transformés en jobs de colmatage social. Et vous, étudiants, qui réclamez des postes aux concours de recrutement, vous qui réclamez votre place dans l’ascenseur social qu’était cette petite bourgeoisie salariée d’Etat, vous qui croyez que le professeur a encore de l’avenir et que ce n’est pas un crime de mettre les loubards de banlieue en contact avec des hommes de haute culture, vous êtes crispés sur des ringardises ! Devenez des enseignants indifférenciés et caporalisés, ces enseignants modèles qui promènent les enfants.

Voilà la première partie de la gestion en ressources humaines, celle qui s’adresse au grand nombre. Il y a deux manières de l’entendre. Côté mélodie : la chaleur des banlieues, les charmes de la spontanéité de l’enfant et l’exaltation des sentiments « de proximité » (visites d’hôpitaux et de foyers, opérations caritatives) ; côté basse fondamentale : flexibilité, déqualification et précarité. Il s’agit d’ériger la force de travail abstraite et indistincte en vertu, alors qu’elle n’est qu’une déchéance pour ceux qui la vivent et une menace pour ceux qui n’y sont pas encore réduits.

La mutilation intellectuelle par le haut : les humanités font place au supplément d’âme

Seulement, de même que le charitable principe du partage du travail indistinct ne vaut pas pour tout le monde, de même le décervelage par le bas et la réduction à l’animation sociale ne valent pas pour tous. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à la chaleur des banlieues – et qui feront à leur tour la leçon à ceux qui y travaillent en leur disant « soyez des animateurs, des grands frères qui apaisent, et non des professeurs qui instruisent » – , ceux qui, voyant que leurs parents leur ont appris à lire aux meilleures sources le soir après l’école, diront à leur tour que la lecture dans une langue soutenue, après tout, n’est qu’un code de reconnaissance sociale, bref ceux qui sont destinés à appliquer les techniques de ressources humaines aux autres, ceux-là, les futurs décideurs, on leur réserve autre chose.

En dehors de l’indistinction des petits boulots, le marché réclame une force de travail valorisée, qualifiée, habile. Habile à quoi ? Cette habileté se réduit, semble-t-il, à « faire du fric ». Mais il en existe une version chic: « il faut davantage d’ingénieurs ». Faut-il entendre par là plus d’hommes instruits et plus de citoyens éclairés ? Pas sûr. Du fait qu’elle aura échappé aux ravages de l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme, la crème n’en restera pas moins la proie de l’alliance techno-libérale.

Le décervelage par le bas fait alors place à la mutilation intellectuelle. Aux yeux de l’alliance techno-libérale, la calculette tient lieu de pensée et tout ce qui ne peut se traduire en univocité rentable, en discours positif et monnayable ou en pédagogie communicationnelle n’est que supplément d’âme que l’on encense et esthétise d’autant plus qu’on l’enseigne moins.

Supplément d’âme, l’étude des classiques, la théorie littéraire, le goût de « l’expression belle et forte » 4. On fera de la technique de communication, de peur que l’expression belle et forte devienne « la règle et le modèle de nos pensées ». Même chose pour les langues vivantes : qui se douterait, à lire certaines instructions officielles, qu’elles ont des grammaires et de grandes littératures ?

Supplément d’âme, la réflexion sur le passé de l’humanité, le jugement réfléchissant et critique que donne la conscience de l’histoire, qui est conscience de l’homogénéité et de l’immanence de l’humain. On fera plutôt de l’histoire des idées et des idéologies, variante de la révolte des vivants contre les morts. Mais il ne faudra pas oublier de mettre à part les bons morts : pour eux sera institué un « devoir de mémoire ».

Supplément d’âme, les questions problématiques, métaphysiques, esthétiques, morales et politiques. Qu’a-t-on besoin d’exercer péniblement sa raison sur des problèmes insolubles ? N’est-ce pas plutôt le domaine de la foi et des croyances ? D’ailleurs, c’est bien connu, les êtres humains ont besoin de merveilleux, d’un au-delà de la nature. Mais comme on aura déjà amputé les humanités, qui en donnent décidément une version trop distanciée, on fera de l’histoire des idées religieuses, de peur que l’esprit n’étouffe la spiritualité. On apprendra à s’agenouiller devant toute iniquité, pourvu qu’elle se réclame d’une forme de conscience religieuse ou d’une particularité ethnique ; on appellera « culture » ce que l’on interdira d’appeler « préjugé ».

Supplément d’âme encore, l’exercice patient, laborieux et raisonné des beaux-arts, ces arts libéraux, du moins lorsqu’il portent dignement et distinctement leurs grands noms scolaires : musique et dessin. Mais c’est jusqu’à leur nom, leur nom propre, qui est effacé de l’enseignement, remplacé par des gros mots comme « expression artistique ».

S’en prendre aux humanités, c’est aussi s’en prendre aux sciences et aux techniques

Cette mutilation intellectuelle, n’en doutons pas, a pour cible préférée ce que, pour être bref, on appelle ordinairement les humanités. Elle a pour effet, nous l’avons souligné, l’abolition de toute une classe moyenne de promotion sociale formée à la haute culture, et avec elle la disparition du contact institutionnel entre le peuple et les savoirs contemplatifs.

Mais les sciences, au nom desquelles prétend s’autoriser cette mauvaise action, les sciences elles-mêmes ne sont pas à l’abri de l’utilitarisme étroit et de la sacralisation du social. A quoi bon s’intéresser au nombre, pris en lui-même, si ce n’est pour compter quelque collection – de préférence des sous ? A quoi bon démontrer une proposition, apprendre à démontrer et réfléchir sur ce qu’est une démonstration, puisque l’important, c’est d’appliquer les théorèmes et d’être bien dans ses baskets ? A quoi bon s’intéresser à la méthode expérimentale, qui se demande avant tout et fort inutilement ce qui pourrait ne pas marcher, puisque n’est vrai que ce qui marche ?

Il est faux que la logique techno-libérale ait besoin des sciences, en tant qu’elles sont toutes (et quel que soit leur objet) des disciplines libres ; elle n’a besoin, dans les sciences, que de ce qui peut fonctionner pour ce qu’elle croit être son intérêt. Ce n’est pas que cette logique haïsse tout savoir (et d’ailleurs, au fond, elle n’a que mépris pour le pédagogisme qu’elle se garde bien d’introduire dans ses grandes écoles), c’est plutôt qu’elle est étrangère à l’esprit même du savoir désintéressé – au mieux et dans les périodes fastes, dites « de croissance », elle le traitera en mécène.

Il est faux même que la logique techno-libérale ait besoin des techniques, des arts et métiers pris dans l’humaine encyclopédie. Préférant toujours l’apprentissage à l’enseignement, elle n’aime dans les techniques que ce qui est intéressé, mais elle n’aime pas l’intérêt pour les techniques, qui est savoir désintéressé, savoir pour voir et pour éprouver sa propre force.

Car le savoir désintéressé, poussé par l’intérêt spéculatif dont tout être humain est pourvu, n’a d’autre fin que de faire de celui qui se l’approprie l’auteur de ses pensées, c’est-à-dire de lui donner la vraie force, celle dont on ne peut être dessaisi. Auteur de sa propre pensée, voilà ce que devient un enfant qui a compris un théorème; comprenant cela, il voit bien que Descartes ou même le fabuleux Pythagore n’auraient pas fait mieux : il devient un dieu. Quand on y réfléchit bien, on voit que tous les autres effets du savoir sont dérivés de cet effet fondamental qui se nomme puissance ou liberté. C’est pourquoi l’école n’a pas besoin d’être ouverte sur son environnement immédiat : elle est elle-même et par définition ouverture5, pourvu qu’elle prenne au sérieux cette dimension spéculative de l’émancipation.

Seulement, ce qui est gênant, c’est que cette position d’autorité que chacun peut conquérir puisse le mettre au-dessus du marché et des lois, au-dessus de la liturgie moralement correcte qui célèbre et exalte les communautés, qu’elle puisse le mettre en mesure de prendre ses distances. Car le savoir, si on y pense bien, renvoie à une autorité plus haute que celle de la loi elle-même. Cela fait peur. Voilà justement de quoi une République éclairée n’a pas peur, voilà même de quoi elle a besoin, voilà ce qui fait sa grandeur et sa fragilité.

La République n’a pas peur des humanités

Il y aurait beaucoup à dire sur une société qui considère que le temps mis à comprendre un théorème, à s’approprier l’expression belle et forte, à méditer sur la forme et la perfection d’un outil, à ruminer l’objet métaphysique en se frottant aux plus grands esprits, ce temps du loisir et de la félicité, est du temps perdu, et que seul compte le temps d’utiliser et de finaliser, le temps du négoce et de la production, le temps de l’utilité sociale et de la féroce charité. Il y aurait beaucoup à dire sur une philosophie qui, confondant morale et politique, oublie le minimalisme républicain selon lequel le but de l’association politique est le maintien, la défense et l’extension des droits de chaque individu et non le bonheur commun. Une telle société et une telle philosophie n’aiment pas que les hommes puissent devenir des dieux et puissent détrôner les faux dieux.

C’est pourquoi l’école républicaine devrait d’abord être un lieu de pensée et non un lieu de vie et d’adaptation ; un lieu protégé d’égalité par la réflexion et non le reflet de la jungle et du tourbillon social ; un lieu où la pensée libérale est sollicitée et élevée en chacun – surtout en ceux qui n’en ont pas le loisir ailleurs – et non un lieu d’asservissement au libéralisme du marché ; un lieu où la discipline raisonnée délivre chacun, maître et élève, des aliénations. Mais à travers cela se pose une question politique, relative à la nature même de la cité, celle de l’usage de cette école.

Car elle a bien un usage, l’école qui détourne l’élève de n’être qu’un enfant, qui détourne l’homme de n’être qu’un travailleur, qui détourne l’animal métaphysique de n’être qu’une bête superstitieuse, qui détourne le citoyen de n’être qu’un acteur social, qui détourne la volonté générale de n’être qu’une collection de volontés particulières, qui détourne la liberté de n’être qu’un libre-échange. A quoi peut donc bien servir le temps pris à comprendre, à quoi peut bien servir le détour par les raisons ? A se saisir comme liberté et à former l’idée d’humanité. C’est parce que la République n’a pas peur de cela, et c’est parce qu’elle en a besoin que l’école républicaine pense toujours toute forme de savoir, quel qu’en soit l’objet et quels qu’en soient les usages dérivés, sur le modèle et dans l’ordre des humanités.

© Catherine Kintzler, 2005

Notes

1La Mazarine, éd. du Treize mars, sept. 1998, pp. 33-37. A ma connaissance cette revue n’existe plus.
2 – A remplacer : on a un large choix dans la prose officielle du Ministère de l’E. N. et dans la prose locale de chaque Université.
3 – J’emprunte ce concept à Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal, Paris : Le Seuil, 1997.
4 – Alain, Propos sur l’éducation, XXV.
5 – Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, p. 44-45.

Cet article a été publié initialement sur mezetulle.net en décembre 2005, où vous pouvez le retrouver avec ses commentaires : http://www.mezetulle.net/article-1318666.html