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Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard (seconde partie)

Seconde partie
(Lire la première partie)

III – Une anticipation du « décolonialisme »

Tiers-mondisme

Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :

« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. »1

Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie »2. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »3

Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :

« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]»4

Sur le décolonialisme

À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une

« […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. »5

De même :

« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.

Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. »6

L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :

« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) »7

Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :

« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident , elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. »8

Racisme et type anthropologique

De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.

Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 19879, où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :

« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. »

Ainsi, impossible de s’en tenir à

« la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »

C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :

« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. »

Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :

« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes. »10

Pour le dire plus clairement :

« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme »11.

La question musulmane

La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. »12, c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé: « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. »13 – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. »14. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :

« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. »15

Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :

« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe… Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? »16

La question migratoire

La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.

À la question « limmigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :

« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits »17

Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :

« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souf­frances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandesti­nement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civi­lisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »18

Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe19 :

« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français… Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. »

Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu, synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :

« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».

Il précise encore : « [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». »20

Conclusion

« On n’honore pas un penseur en le louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. » 21

On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées22 ou le vote immigré23), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser penser la vérité, l’histoire, la réalité et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :

« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. »24.

Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :

« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. »25

Lire la première partie

Notes de la seconde partie

4 – « La fin de l’histoire ? », 1992.

6 – « Guerre, religion et politique », 1991 ; voir aussi « Entre le vide occidental et le mythe arabe », 1991, op. cit.

7 – « La montée de l’insignifiance », 1993, op.cit.

9 – « Réflexions sur le racisme », 1987.

10 – « Transition », 1978.

11 – « Pologne, notre défaite », 1983.

13 – « Pouvoir, politique, autonomie », 1988.

15 – « Le délabrement de l’Occident », 1991, op. cit.

17 – « Guerre, religion et politique », 1991, op. cit.

18 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, op. cit.

19 – Lors d’un débat avec Hans Magnus Enzensberger autour de son livre, paru deux ans plus tard en France, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (Gallimard,  « L’infini », 1994, traduit par Bernard Lortholary, Paris). Enregistrement audio en anglais dans un ICA Talks (Institute of Contemporary Arts, London), Hans Magnus Entzensberger : The Great Migration, Globe’ 92: European Dialogues, 07/12/1992, intervention de Castoriadis à 19’ 08’’, (ma traduction. Lien consulté en mars 2022, devenu inaccessible).

21 – « Les destinées du totalitarisme », 1981.

22 – « De l’écologie à l’autonomie », 1980, op. cit.

24 – « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.

Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard

Quentin Bérard1 nous invite à relire (ou à lire) Cornelius Castoriadis en prenant quelque distance avec les lectures convenues qui depuis des années l’enrôlent un peu trop facilement au service de l’agitation gauchiste, de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme ». Ces opérations de récupération s’effectuent au prix de l’escamotage du contenu de bien des textes. L’auteur offre et commente ici de substantiels extraits qui placent Castoriadis hors de la bien-pensance contemporaine. L’objet n’est pas de l’assigner à une autre position, ce qui réitérerait en l’inversant le geste d’embrigadement, mais de montrer en quoi il fait œuvre et, en rencontrant son ambition de penser les basculements de son époque, de s’en inspirer pour penser ceux de la nôtre.

Première partie.
Lire la seconde partie

« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.
Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.
L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel »2.

Introduction

Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet3 en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie »4 de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire »5 de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.

La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…

Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… il y a également trente ou quarante ans6 – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :

« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer. »7

Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.

I – La gauche et ses excroissances

C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires »8 – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :

« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. »9

Les « révolutionnaires »

Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte10 reste cruellement actuel :

« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on naurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). »11

Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération12, semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien »13 :

« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »14

Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. »15

Les mouvements sociaux

La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe

« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». »16

Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :

« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. »17. Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».

Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :

« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. »

C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante18, et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique19.

« Toute la Gauche occidentale ment »

En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques »20, écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :

« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. »

À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale le totalitarisme musulman encore appelé islamisme21. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.

L’héritage ambigu des mouvements des années soixante

La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. »22

C. Castoriadis constate :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »23

Il note :

« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » 24

C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :

« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »25

Conséquence :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 26

C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. »27. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :

« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. »28

Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes29, les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.

Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain30.

II – Une anticipation du wokisme

C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :

« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. »31

En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :

« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. »32

Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre »33) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. »34), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance »35), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse »36) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. »37).

C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :

« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». »38

C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :

« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »39

Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :

« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »40

Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :

« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». »41

Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »42

C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :

« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. »43

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – Quentin Bérard, fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 – Cornelius Castoriadis, « Voie sans issue ? », 1987. (Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgeois ou du Seuil etc, puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de composition). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

3 – Novembre 1996, émission Là-bas si j’y suis, publié sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance, éd. de l’Aube, 1998.

4 – Conférences et débat, 27 février 1980, Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve. De l’écologie à l’autonomie, collection Techno-Critique, éd. du Seuil,1981, réed. Le Bord de L’eau, Lormont, 2014.

5Regroupant les deux paragraphes, « Racines subjectives du projet révolutionnaire » et « Logique du projet révolutionnaire » de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

6 – « La montée de l’insignifiance », 1993 ; cf. aussi « ‟Nous traversons une basse époque” », tribune parue dans Le Monde, 12 juillet 1986 sous le titre « Castoriadis, un déçu du gauche – droite ».

7 – « Les divertisseurs », 1977 (l’échange qui suivit dans Le nouvel Observateur avec André Gorz, « Sartre et les sourds », mérite lecture).

8 – L’institution imaginaire, op. cit. 1975, p. 21 (rééd. 1999).

11 – « Marx aujourd’hui », 1983.

12 – « La révolution anticipée », 1968.

13 – « Une exigence politique et humaine », 1988 (Réédité dans Une société à la dérive, 2005, sous le titre : « Ni nécessité historique, ni exigence seulement ‘morale’ : une exigence politique et humaine »).

14 – « L’exigence révolutionnaire », 1976.

15 – « Nous traversons une basse époque », 1986, op.cit.

19 – Toulouse, 22 mars 1997, présentée par Robert Redecker, et retranscrite sous le titre « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions« 

20 – Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

21 – Pour une tentative de lecture de l’islamisme contemporain à partir, notamment ,de l’analyse du totalitarisme par C. Castoriadis, voir sur Lieux Communs ; Islamisme, totalitarisme, impérialisme (2017).

24 – « Introduction » à La Société bureaucratique », 1973 ; voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986, op.cit.

26 – « Psychanalyse et société II », 1983.

28 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

29 – Et sous une forme ramassée dans « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, pp. 9-13.

30 – Sur le sens de celui-là à partir d’un point de vue de C. Castoriadis, Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarité », Quentin Bérard, Front Populaire 11 juillet 2022.

31 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

32 – « La montée de l’insignifiance », 1993.

33 – « Psychanalyse et société II », op. cit. ; cf aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit. et « La crise du processus identificatoire », 1989.

34 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992 ; cf. aussi « Une interrogation sans fin » 1979.

36 – « Les significations imaginaires », 1982 ; cf aussi « Doit-on et peut-on défendre les oligarchies libérales ? », début des années 1980 ; voir aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

38 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

40 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

42 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

43 – « Gorbatchev : ni réforme ni retour en arrière », 1991.

Archives Jacques Muglioni en ligne

Le site Septembre, à l’issue d’un gros travail qui se poursuivra, a mis en ligne les Archives Jacques Muglioni. On y trouve aussi bien des textes de jeunesse, publiés dans des journaux de gauche ou d’extrême gauche que les textes publiés par exemple dans la revue de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), et les notes qu’il adressait au ministre en tant qu’inspecteur général. On y voit que les combats d’aujourd’hui sont très anciens.

Comme le dit le texte de présentation, « Le lecteur découvrira peut-être ici qu’il y a parfois plus de pensée dans un humble corrigé de dissertation que dans un bruyant traité, plus d’intelligence dans le choix de morceaux choisis que dans un spectaculaire commentaire de l’actualité contemporaine. Chacun choisit sa scène. Et l’apparente modestie de l’espace que Jacques Muglioni s’est reconnu comme sien ne lui a interdit ni de partager de précieuses réflexions avec ses élèves, ni d’être reconnu et admiré par certains de ses anciens élèves qui ont atteint un tout autre degré de reconnaissance publique ou académique. »

Outre un menu qui donne accès à des références biographiques, à une bibliographie et bien sûr aux différentes catégories de textes accessibles en ligne –  articles très nombreux dont beaucoup inédits,  cours et corrigés, interventions publiques -,  plusieurs index facilitent la circulation. Une rubrique est consacrée à des textes sur Jacques Muglioni.

Voici un extrait du Discours prononcé par Jacques Muglioni lors du Colloque des professeurs de philosophie dans les Ecoles normales, École normale d’Auteuil mai 1981 (publié dans les Actes du colloque, Paris, CNDP, 1982 et dans la revue Humanisme 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329 (version intégrale en ligne https://septembre.space/archives-jacques-muglioni/category/Discours ) :

« L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu. »

Archives Jacques Muglioni

 

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

Un site internet de référence consacré au philosophe Alain

Quelle meilleure date qu’un dimanche de Pâques pour annoncer le lancement du nouveau site consacré au philosophe Alain ? Créé par l’Association des amis d’Alain, soutenu par l’Institut Alain, il présente sur sa page d’accueil des textes selon l’actualité, par exemple aujourd’hui un beau texte intitulé « La fête de Pâques » qui commence ainsi :

« Il faut être déjà avancé dans l’astronomie pour célébrer dans la nuit de l’année la naissance du Sauveur ; la Noël n’appartient pas à l’enfance humaine. Au contraire, la fête de Pâques fut toujours et partout célébrée. Sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la Dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection : cette métaphore nous est jetée au visage. Et, par contraste, ces retours du froid sont des flèches de passion. Au matin, après une nuit de glace, la mort est énergiquement affirmée ; les tendres pousses sont réduites à la couleur de la terre et des arbres nus ; quelque chose est consommé. Espoirs trompés, pénitence, et quelquefois révolte, comme en cette fête des Rameaux où la foule porte des branches de buis et de sapin ; cette forte mimique entrelace l’espoir, la déception et l’impatience en couronne printanière. Naïf poème, sans aucune faute. » [lire la suite sur le site]

Des Propos d’Alain sont classés par thèmes accessibles par un menu : Bonheur, Politique, Nature, Littérature, Guerre, Esthétique, Religion, Sagesse, Éducation, Économie, Hasard, et une série de Propos traduits en anglais.

Outre des textes du philosophe, parfois difficiles à se procurer, et des témoignages de son temps comme celui de Jaurès, on y trouvera des études petites ou grandes sur Alain, sa pensée, ses prises de position politiques, sur son époque, etc. – entre autres cet article de Jean-Michel Muglioni « Le philosophe Alain et le féminisme ».

L’actualité des publications et des interventions (conférences, colloques…) y est passée en revue. Un podcast audio permet d’écouter des interventions.

philosophe-alain.fr

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

« L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil » d’Alain Deligne

Avec L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses universitaires du Septentrion, 2022), Alain Deligne livre un travail considérable qui fera référence. Les textes de jeunesse d’Eric Weil jusqu’alors inédits1 sont traduits et publiés en édition bilingue. Ils sont précédés d’une étude substantielle de près de 300 pages qui en retrace l’histoire, en analyse le contenu et présente une biographie intellectuelle d’Éric Weil. Le tout accompagné d’une préface et d’une chronologie d’Éric Weil par Gilbert Kirscher, d’un lexique et d’un index des noms.

On pourra juger de l’ampleur de cette somme en consultant ci-dessous son sommaire.

C’est peu de dire que ces textes présentent un intérêt intrinsèque, mettant sous les yeux du lecteur la grande diversité des objets étudiés par le jeune Éric Weil – par exemple : les zones grises « en marge de la philosophie », comme l’occultisme et la superstition, là où « l’intelligible n’est pas purement rationnel », la Renaissance italienne, les questions économico-politiques, sans parler des objets philosophiques classiques (Kant, Hegel, Platon et les néoplatoniciens) et de la découverte, initiée par Cassirer, de la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt. Il faut ajouter qu’ils éclairent aussi l’œuvre substantielle ultérieure de Weil sous l’angle de l’exil, du passage, du dépaysement, de la traduction – toutes expériences sur lesquelles Alain Deligne, lui-même homme du passage et théoricien de la traduction, a longuement médité et souvent écrit2.

Ce faisant, ce travail gigantesque saisit l’unité profonde d’une œuvre trop peu lue, ponctuée par le moment décisif qui en 1933, avec l’accession de Hitler à la Chancellerie, engagea de manière encore plus décisive l’expérience weilienne de l’exil et de l’étrangeté, la réflexion de Weil sur la violence et sur ce qui se présente comme irréductible à la raison. Comme l’écrit Gilbert Kirscher en conclusion de sa préface, « il permet de mieux voir ce qui fait la continuité de l’attitude philosophique de Weil : l’attention, la curiosité, l’ouverture d’esprit devant ce qui étonne et paraît absurde, dénué de sens à première vue, depuis les faits les plus insignifiants jusqu’aux plus tragiques, la volonté de comprendre, en somme. »

***

Alain Deligne, L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris, publié avec le soutien de l’institut Éric Weil, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 805 pages.

Sommaire

Préface par Gilbert Kirscher.
Avant-propos.
I. Le contexte culturel et historique. 1 – Weil au lycée et le sens des humanités. 2 – Les lieux d’étude.
II. De la médecine à la philosophie. 1 – Renoncement à la spécialisation médicale. 2 – Premiers pas en philosophie. 3 – La part faite aux sciences. 4 – Weil germaniste à Berlin et Hambourg.
III. Penser la Renaissance italienne. 1 – La Bibliothèque Warburg. 2 – Le style philosophique de Weil. 3 – Histoire et Science de l’art. 4 – Études néoplatoniciennes. 5 – En marge de la science et de la philosophie.
IV . Interventions radiophoniques. 1 – Esprit et Vie. Un dialogue sur Philosophie et Littérature. 2 – Hegel. 3 – L’étudiant salarié. 4 – Questions de didactique universitaire.
V. Nouvelles avancées. 1 – Heidelberg. La Dissertation sur Pomponazzi (1462-1525). 3 – D’autres Renaissants italiens : Telesio et Campanella. 4 – Sur Schleiermacher : problèmes d’esthétique et de système. 5 – Le livre de Krüger sur Kant (1931).
VI. L’exil forcé. 1 – La préférence pour l’histoire. 2 – Deux contemporains immédiats : Ritter et Koyré.
VII. Conclusion.
VIII. Textes en annexe.
IX. Relevé des cours fréquentés à Hambourg et Berlin.
X. Chronologie d’Éric Weil (par Gilbert Kirscher).

Anthologie. Textes de jeunesse, présentés et traduits par Alain Deligne.

I. La Fiancée de Corinthe.
II. Sur la théorie de la catharsis.
III. La critique kantienne de la faculté de juger téléologique et l’idée de fin dans le système aristotélicien.
IV. Logique mathématique et logique des mathématiques.
V. Esprit et Vie – Un dialogue sur philosophie et littérature.
VI. Philosophie de la Renaissance et astrologie.
VII. Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme.
VIII. Notre superstition quotidienne.
IX. Recension d’Erich Weil sur le Ficin de Walter Dress.
X. Un émetteur-radio à l’université ? Réserves émises à propos d’une appropriation de Monsieur Jolowicz.
XI. « Sur la philosophie ».
XII. Bernardino Telesio, De rerum natura juxta propria principia / Campanella, De sensu rerum et Magia.
XIII. L’étudiant salarié.
XIV. Friedrich von Gagern.
XV. Justinus Kerner.
XVI. Newton.
XVII. Walter Dubislav, « La philosophie mathématique actuelle ».
XVIII. La place du Beau dans la philosophie de Plotin.
XIX. Rudolph Odebrecht : le système de l’esthétique schleiermacherienne.
XX. Lexique.
XXI. Hegel sur la littérature (texte original).
Transcription du texte.
Ouvrages d’Éric Weil.
Index des noms.

***

1 – Conservés à l’Institut Éric Weil, université de Lille https://institut-eric-weil.univ-lille.fr/

2 – On peut consulter la version française de la bibliographie d’Alain Deligne sur le site de l’université de Münster https://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Deligne/Publications/index.html

« Condorcet, l’instruction publique… » de CK, 4e édition

J’ai le plaisir d’annoncer la quatrième édition de mon
Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, éditions Minerve. Texte revu et corrigé.

Rappel des éditions précédentes :

  • 1984 Le Sycomore,
  • 1987 Folio-Essais,
  • 2015 Minerve.

Parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique, Condorcet construit le concept de l’école républicaine. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain est exposé à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement ; il ne peut être vraiment libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie.
Il appartient à la puissance publique d’organiser une telle rencontre afin que chacun soit capable de se soustraire à l’autorité d’autrui et de s’engager sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.
Lire Condorcet, c’est reprendre possession d’une théorie de l’école profondément ancrée dans une philosophie de la liberté. La puissance de la pensée classique est d’une grande actualité : elle permet de mesurer combien les « réformateurs », depuis des décennies, se sont acharnés à éloigner l’école d’une telle hauteur de vue.

 

« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

Publié dans la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) dirigée par Jean Szlamowicz, le petit livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture ne se contente pas de définir la « cancel culture » ni d’en démonter les mécanismes : il montre en quoi, au-delà même des pratiques d’ostracisation des personnes et des œuvres qu’elle vise, elle s’emploie à effectuer un véritable effacement de la culture entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. Mais il faut bien prendre conscience que son pouvoir repose sur la seule intimidation.

« Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. […] La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres. » (p. 6)

À partir de cette définition, l’auteur s’emploie à caractériser ce mouvement dans ce qu’il a de spécifique. Pas seulement dénonciation ou délation, pas seulement indignation militante requise au nom d’un « collectif » qui s’érige en évaluateur moral sans appel, la cancel culture s’autorise d’une immédiateté toute-puissante qui écrase les plans, les époques et les régimes de discours, confond délibérément les personnes et les œuvres. Outil de dénégation de la culture, elle la réduit à une juxtaposition de « fétiches identitaires » d’où toute fluidité, tout moment critique, tout travail sur soi dans l’expérience ambivalente de l’altérité, sont bannis – rien d’étonnant à ce que cette entreprise de rabotage féroce et bienpensant déteste la fiction au point que citer une œuvre incriminée est à ses yeux « impossible sans devenir soi-même coupable ». Le livre percutant de Hubert Heckmann a pour centre de gravité l’examen du « cas Ronsard » dont le vingtième sonnet des Amours fut récemment dénoncé comme une « fantaisie de viol » ; il rappelle, entre autres, que l’œuvre littéraire, précisément, ne se laisse pas crucifier à une unique prétention d’élucidation qui, en disqualifiant toute autre lecture possible, n’a d’autre objet que de paralyser toute quête de sens et d’annuler l’acte même de la lecture. Ce risque de l’étrangeté, ce poignant et dérangeant trouble dans l’identité du lecteur, cette respiration haletante : c’est cela même qui est redouté par les interprétations militantes.

Hubert Heckmann remarque plaisamment que, après avoir été accusée pendant des siècles de bousculer les normes, la littérature est à présent coupable de les entretenir. Mais en réalité, comme le montre le chapitre consacré à l’université, le verrouillage généralisé des paradigmes du débat, l’imposition d’une doxa des « savoirs situés » s’institutionnalisent : plus qu’une rébellion « c’est un pouvoir qui s’exprime » (p. 55). Aussi est-il vain et contreproductif d’en appeler à une forme principalement politique d’opposition qui ne ferait que donner la réplique au verrouillage du débat. C’est à l’intérieur même de la culture que la résistance peut s’effectuer, par son exercice substantiel, en prenant modèle notamment sur les intellectuels et les artistes qui ont vécu dans des régimes totalitaires. Ils nous ont appris que le signe idéologique qu’on se croit obligé de donner (par exemple aujourd’hui l’usage de l’écriture dite « inclusive ») permet à l’individu qui l’affiche de se dissimuler à lui-même « le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort ». Il suffit de retrouver le sens de sa propre dignité pour faire s’effondrer les pouvoirs reposant sur la peur. Si des intellectuels et des artistes ont su naguère, au péril de leur liberté et de leur vie, résister à la terreur nazie, soviétique ou maoïste, n’aurions-nous pas le courage de cesser de nous effaroucher devant des intimidations, et de retrouver par nos propres forces le goût désintéressé du savoir ?

Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, Paris, Éditions intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2022.

Sur le même sujet, relire :
– « A la suite du colloque Après la déconstruction » (C. Kintzler)
– « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » (A. Perrin)
– « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » (C. Kintzler)

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie (par Sylvain Fort)

Publié le 14 août dans la revue La Règle du jeu1, ce superbe texte de Sylvain Fort2, à la suite de l’attentat contre Salman Rushdie, remet les choses en place et nous appelle à nous relever, à reprendre un peu de dignité et de grandeur. En l’occurrence, l’étroitesse de la « défense de la liberté d’expression » a quelque chose de confortable : non seulement elle permet de s’indigner à peu de frais, mais surtout, et c’est là le point principal, celui qu’engage l’idée même de littérature, elle s’épargne l’effort de la pensée.
Or « il s’agit, en Salman Rushdie […] d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte. »

Mezetulle remercie l’auteur et la rédaction de La Règle du jeu pour l’autorisation de reprise de cet article.

En cet été 2022, les vastes incendies qui ravagent les forêts françaises nous offrent la triste occasion de réapprendre ce que les sapeurs-pompiers nomment un feu de tourbe. Apparemment éteint en surface, le feu de tourbe se propage souterrainement en consumant les couches profondes de feuillages en décomposition, pour resurgir parfois plus de cent mètres plus loin et embraser comme par surprise, des jours, des semaines, des mois plus tard, d’autres lieux jusque-là préservés. Telle est la fatwâ lancée contre Salman Rushdie : un incendie destructeur dont la résipiscence apparente aura brûlé le sol en profondeur, jusqu’à ce funeste 12 août 2022, à New York.

Parce qu’il avait mis tout son courage à reconquérir un semblant de normalité, et à rester l’écrivain qu’il avait tant aspiré à devenir, Salman Rushdie aura pu croire que la violence s’était calmée, que le pire n’arriverait plus. Je ne crois pas qu’il se soit trompé. Je ne crois pas qu’il ait donné dans le déni. Tenir à distance la fatwâ, poursuivre son œuvre, vivre : telle est l’expression la plus haute de son combat contre la terreur et la mort, et telle est sa suprême élégance. Telle aura été, aussi, sa victoire. Car plus personne avec le temps ne s’est avisé, comme trop d’intellectuels et de politiques occidentaux, de voir en lui un opportuniste ou un pyromane : son statut de symbole de la lutte contre l’obscurantisme islamiste et contre le fanatisme religieux lui était acquis, pour ainsi dire unanimement chez les gens dotés de conscience.

Ce que nous ne mesurions pas, c’est que le feu gagnait. C’est que l’étincelle semée voici trente-trois ans dans les esprits, prospérait de proche en proche, jusque dans la cervelle de jeunes gens qui de Rushdie n’avaient pas lu une ligne, et qui n’avaient pas même eu à vivre sous le régime des mollahs.

Cette fatwâ qui fut en 1989 un geste politique lancé par un ayatollah moribond pour recoller les morceaux d’un islam désuni est devenue en 2022 un fait culturel voire civilisationnel rassemblant par-delà les frontières tous les tenants d’un islam devenu identitaire voire terroriste. Rushdie est resté Rushdie. Sa grandeur aura été de survivre à tout cela et de persévérer dans sa vocation et dans son être. Mais la fatwâ qui le visait a changé de face. Elle n’est plus seulement l’expression d’une intolérance bigote dont déjà en 1989 la doctrine était formée, mais le signe de reconnaissance de millions d’âmes perdues qui partout et pour tout cherchent vengeance, sang, boucs émissaires.

Alors que Rushdie ne cédait pas un pouce de terrain pendant les trente-trois années écoulées, nos sociétés, par pans entiers, capitulaient devant l’inadmissible. C’est-à-dire devant les prédicateurs de haine, les prédateurs de la terreur, les doctrinaires de la foi qui, jour après jour, imposaient à notre laïcité française ou à un certain équilibre social le venin de leurs exigences indues et le trouble jeu victimaire ralliant à eux les complaisants et les carriéristes qui flairaient là un fonds de commerce, et trouvèrent juste de brandir comme des étendards révolutionnaires des linceuls tachés de sang.

Il faut bien le dire : nous n’avons pas été dignes du combat de Salman Rushdie. Nous n’avons pas tout compris de ce combat. Nous n’avons pas saisi qu’il ne serait jamais terminé. Nous n’avons pas mesuré son ampleur ni sa nécessité. Je le dis posément, excluant absolument de ce triste constat les compagnons de route de l’écrivain qui n’ont jamais cessé de se tenir à ses côtés, et de clamer dans le désert.

Le désert, en vérité, a crû. J’en veux pour preuve les messages de soutien adressés à l’écrivain par toutes sortes de personnalités bien intentionnées. Je ne parle même pas de ceux qui n’ont pas su nommer l’islamisme comme cause première du geste assassin, ni de ceux qui ont cru approprié de parler des Versets sataniques comme d’un livre « controversé » (sic). Peu importe ces amoureux du pire. Non, je parle de ceux qui ont pris position au nom de la « liberté d’expression », de tous ceux qui ont vu dans la tentative d’assassinat de Salman Rushdie une réédition glaçante de l’attentat de Charlie-Hebdo.

Or, il faut quand même le dire, ce n’est pas du tout de liberté d’expression qu’il s’agit là.

Cela supposerait que Rushdie se serait aventuré à tenir sur l’islam des propos injurieux, mensongers, ou même simplement ironiques : alors oui ce serait sa parfaite liberté et c’est au nom de la liberté d’expression qu’il faudrait le défendre.

En vérité, Les Versets sataniques ne sont ni injurieux, ni mensongers, ni ironiques. C’est un roman tout enveloppé de fiction, de songeries, de divagations méditatives. C’est une œuvre littéraire de plein droit, recourant aux légendes et aux textes sacrés pour promener sur la croyance des hommes un regard singulier, dans une langue lyrique, chargée de poésie presque naïve, démarquée entre autres des épopées indiennes. On n’y aperçoit rien qui doive s’abriter derrière la défense de la liberté d’expression pour éviter les bigots et les dogmatiques. La liberté du conte et la poésie du mythe ne devraient pas avoir à rendre compte devant une chambre de justice. Or, un peu lourdement, c’est quand même sous ce régime qu’avec les meilleures intentions du monde, nous plaçons Salman Rushdie et son œuvre. Autrement dit, nous plaçons le meilleur de la littérature sous l’ombrelle plus ou moins rassurante d’un article de loi et sous le ressort des tribunaux.

C’est bien là que nous ne sommes pas dignes de Rushdie : nous ne l’avons pas assez lu. Nous n’avons peut-être pas pris la peine de dire aux fanatiques : non seulement nous protégeons la liberté d’expression lorsqu’elle semble s’en prendre aux religions, non seulement nous reconnaissons un droit au blasphème, mais, a fortiori, nous reconnaissons une liberté de création, une liberté d’invention, une liberté d’imagination qui sont l’ordre supérieur de la vie de l’esprit ; qui ne sont pas seulement ce que nous brandissons devant les abus des doctrinaires, mais sont la sève même de notre civilisation et de notre être. Et nous ne voulons pas avoir à demander pardon ou convoquer un avocat à chaque fois que cette imagination, cette fantaisie, cette poésie prennent leur envol. Car c’est bien cela qu’il s’agit, en Salman Rushdie, d’atteindre : il s’agit d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte.

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie parce qu’au fond depuis trente-trois ans le règne de cette simple liberté de raconter s’est considérablement restreint sous l’effet de mises en cause religieuses, simili-religieuses, idéologiques. Qu’aujourd’hui les bibliothèques d’universités anglaises ou américaines retirent de leurs programmes et de leurs rayonnages des livres supposés heurter la sensibilité de tel ou tel groupe atteste que le règne de la terreur n’a fait que grandir, sans qu’il soit besoin pour cela de convoquer les mollahs.

Le feu de tourbe qui a frappé Salman Rushdie le 12 août est frère de ce feu des autodafés qui reprennent jusqu’en Europe.

N’est-il pas alors temps de sortir de cette torpeur et de cette complaisance ? N’est-il pas temps de retrouver ce qui nous fait vraiment et nous permet d’échapper à cette espèce de terreur dont nous faisons nous-mêmes, par paresse, croître la puissance ?

Pour cela, il faudrait que nos sociétés percluses de technologies et de pacotille médiatique retrouvent le chemin des livres : ceux qu’on lit seul, à part, dans le simple dialogue entre sa conscience et l’esprit de l’auteur. Ceux qui parlent aussi des autres livres, de l’ensemble de ces livres parvenus jusqu’à nous et qui ont forgé notre regard. Tout cela dans la gratuité pure de l’imagination. C’est ce qu’a fait Rushdie avec son merveilleux Quichotte, repassant à son propre tamis le roman de Cervantès, enrichi des alluvions de Borges, Aragon, Bellow, Nabokov… Lire, lire encore pour échapper au tourment des terreurs faciles et de la peur-réflexe.

Et puis, ne pas réduire l’insolence ni l’audace au courage du blasphème. L’obscurantisme religieux et le fanatisme sont les cibles de choix des consciences libres. Il faut que la critique la plus verte reste possible. Mais tant d’autres sujets mériteraient la même dose de sel sur la plaie : la comédie politique, les conventions médiocres du monde économique, les nouvelles modes du prêt-à-penser… De cela, Rushdie nous a livré plus d’une fois la clef, faisant le choix de l’humour et du rire face aux puissances sombres qui tentaient d’avoir raison de lui.

Une des manifestations les plus hilarantes de cette liberté du courage, de cette insolence parfaite, n’est peut-être pas dans ses livres, mais dans une série où, le temps d’un épisode, il joue son propre rôle. La série écrite et jouée par l’inénarrable Larry David s’intitule Curb your enthusiasm, et fut diffusée par HBO. La saison 9 tourne autour d’un projet de comédie musicale de Larry David intitulé : Fatwâ. L’intrigue reprend l’affaire Rushdie pour en faire un « musical » de Broadway. F. Murray Abraham chante et joue l’ayatollah Khomeiny et Lin-Manuel Miranda incarne Rushdie.

Évidemment, cette riche idée vaut à Larry David d’être à son tour frappé par une fatwâ. Réfugié dans un hôtel, grimé, il se décide à prendre conseil auprès d’un écrivain qui est passé par là : Salman Rushdie. C’est alors que Rushdie lui enseigne une vertu méconnue de la fatwa : cela fait de vous un homme dangereux, très attirant pour les femmes. Il faut bien dire, dit Rushdie avec le plus grand sérieux, que rien n’est meilleur que le « fatwâ sex » ! Est-ce blasphématoire cela ? Non, c’est simplement d’une folle insolence, d’un humour décapant, qui démystifie mieux que n’importe quel traité philosophique. La leçon vient de Salman Rushdie, qui ajoute à propos de sa fatwa à lui : « it’s here, but fuck it » (c’est là, mais on s’en fout). Et c’est bien cela le comble de la liberté : se donner le droit de vivre, rêver, parler, imaginer, faire l’amour, et donc, au fond, de se foutre des conventions et des postures qui emprisonnent les esprits.

Il n’y a aucun sens, même métaphorique, à assigner au geste purement nihiliste (et rémunéré : 4 millions de dollars !) perpétré contre Salman Rushdie. Puisse-t-il seulement nous rendre cette conscience que notre liberté n’est pas là pour toujours et que nous en faisons un usage par trop modeste. Qu’il importe d’en recouvrer l’insolence et la force. Que littérature n’est pas seulement une question d’ « expression » mais est notre imprescriptible, notre transcendance, notre demeure, le lieu où nous inventons qui nous sommes. Que nous n’avons pas trouvé tellement mieux pour féconder les âmes que lire des livres et en écrire. Surtout s’ils sont de Salman Rushdie.

Notes

2 – Sylvain Fort est un essayiste, traducteur et critique musical français. Il a été conseiller auprès du président Emmanuel Macron de mai 2017 à septembre 2018, chargé des discours et de la mémoire, puis promu à la responsabilité du pôle communication de l’Élysée jusqu’en janvier 2019, où il démissionne de ses fonctions. Il est notamment l’auteur de Odysséennes. Cinq femmes homériques (Editions des Busclats, 2022).

Le « féminisme constructif » de Golda Meir (par Yana Grinshpun)

À l’occasion de la publication des fragments d’autobiographie de Golda Meir traduits en français La maison de mon père (éd. de l’Eléphant) , Yana Grinshpun1 revient brièvement sur la carrière de cette femme politique de premier plan. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa conception d’un « féminisme constructif » qui « revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine ».

Une polémique bien actuelle est née au Royaume-Uni, autour du choix de l’actrice Helen Mirren d’incarner le personnage de Golda Meir dans un film annoncé pour 2022. Signe des temps, les médias outre-Manche préfèrent parler de ce débat plutôt que du sujet véritable : à savoir le film lui-même, et l’intérêt que la figure de Golda Meir continue de susciter, plus de quarante ans après sa disparition. La parution d’une autobiographie inédite en français est l’occasion de nous interroger sur les raisons pour lesquelles « Golda » demeure toujours digne d’intérêt aujourd’hui.

Les fragments d’autobiographie de Golda Meir, La maison de mon père, qui viennent d’être traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat et publiés aux éditions l’Éléphant Paris-Jérusalem, retracent la jeunesse et les débuts de l’engagement politique de Golda Meir, aux États-Unis puis dans la Palestine mandataire des années 1920. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. On y trouve la description d’une génération – celle de la Troisième Alyah2 – qui a vu édifier plusieurs institutions essentielles du Yishouv3, comme la Haganah (ancêtre de Tsahal) ou la Histadrout, puissante centrale syndicale qui tenait lieu « d’État dans l’État » avant 1948 – et celle des valeurs fondatrices du sionisme travailliste, aujourd’hui moribond.

On y voit également l’émergence d’une femme politique de premier plan, dont le rôle dans l’édification de l’État est incontesté, même si son aura a pâli après la guerre du Kippour, qui a mis fin à sa carrière. Mais on y trouve aussi une conception du féminisme qui mérite sans doute d’être prise au sérieux, malgré la distance temporelle et culturelle qui nous en sépare.

« Le fait est que j’ai vécu et travaillé toute ma vie avec des hommes, mais que d’être une femme n’a jamais représenté pour moi un obstacle, en aucune façon. Non, je n’en ai jamais ressenti ni malaise ni infériorité, ni pensé pour autant que l’homme est mieux loti que la femme – ou que c’est un désastre que de donner le jour à des enfants… », écrit-elle.

Comme l’explique Pnina Lahav, auteur d’une biographie de Golda Meir à paraître au titre significatif, La seule femme dans la pièce, Golda Meir se différenciait d’autres femmes de sa génération, membres comme elle du « Conseil des femmes pionnières », par une attitude plus réservée envers la cause féministe. Sa conception du « féminisme constructif » – qui revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine – est moins radicale que celle d’autres militantes sionistes socialistes, aux yeux desquelles le combat des femmes avait la préséance sur l’édification d’une patrie juive.

Ainsi, écrivait Golda dans un article publié au début des années 1930,

« Il est difficile de considérer de manière positive le courant féministe dans lequel la ségrégation basée sur le sexe est considérée comme une grande réussite. L’hostilité envers les hommes chez certaines féministes peut prendre des formes odieuses, comme lorsqu’elles interdisent aux hommes de prendre part à leurs délibérations »4.

Ou encore, dans son autobiographie plus tardive : « Je ne suis pas une grande admiratrice de cette forme particulière de féminisme qui se manifeste par les autodafés de soutiens-gorge, la haine de l’homme ou les campagnes contre la maternité ».

Le paradoxe de l’attitude de Golda Meir envers la cause féministe peut être résumé ainsi : elle a d’une part joué un rôle important dans le « Women’s empowerment » au sein du mouvement sioniste, lequel était tout autant imprégné du modèle patriarcal que la société juive traditionnelle dont il prétendait s’émanciper. Mais elle a aussi accepté dans une certaine mesure la place prépondérante des hommes, et notamment celle de David Ben Gourion – son mentor – tout en lui reprochant implicitement son machisme, qui ressort à travers sa fameuse déclaration (« Golda est le seul homme de mon gouvernement »).

Ou, pour dire les choses autrement, son « féminisme constructif » ne lui a pas fait jeter le bébé du sionisme travailliste avec l’eau du bain du pouvoir masculin. Le féminisme revendiqué par Golda Meir est, comme on le voit, bien éloigné des mouvances féministes plus radicales qui ont connu depuis le succès que l’on sait. La lecture de ses souvenirs de jeunesse n’en est que plus instructive pour découvrir le parcours de la troisième femme devenue Premier ministre – et la seule à ce jour en Israël.

Golda Meir La maison de mon père, fragments d’autobiographie traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat, Paris-Jérusalem, éd. l’Éléphant, 2022.

Notes

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est présidente de l’association Vérifions! (https://verifions.info/),  co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français  et Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz).

2 – J’ai gardé le terme “alyah” plutôt « qu’émigration », car pour les Juifs qui décident de s’installer en Israël, il ne s’agit pas « d’émigration », mais de « montée » vers leur patrie historique.

3 – Yishouv- ensemble des Juifs qui se trouvaient en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

4 – Cité par Pnina Lahav in “A Great Episode in the History of Jewish Womanhood”: « Golda Meir, the Women Workers’ Council, Pioneer Women, and the Struggle for Gender Equality” Israel Studies, Vol 23. No. 1 2018.

Quatrième centenaire de Molière. Les Femmes savantes

Le quatrième centenaire de la naissance de Molière sera, on le souhaite, l’occasion renouvelée de voir ses pièces et d’en encourager la lecture. Il n’est pas sûr que Les Femmes savantes rencontrent beaucoup de faveur dans cette célébration  – d’abord « ce n’est pas très féministe, Molière ne serait-il pas un peu réac ?  » et puis « en plus, c’est en vers » ! Il s’agit d’une œuvre très profonde. En ce jour anniversaire, je me permets de « remonter » un article mis en ligne en 2015.

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

[Version abrégée d’un chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Fayard, 2004). Et puisqu’il s’agit de Molière : dans cet ouvrage, on trouve aussi un chapitre consacré au Bourgeois gentilhomme.]

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

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« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

Comment se construit le progrès moral (sur un livre de P. Kitcher, lu par T. Laisney)

Dans son dernier livre, Moral Progress1, le philosophe Philip Kitcher (né en 1947), professeur émérite à l’université Columbia de New York, défend une conception pragmatiste du progrès en matière morale. Trois exemples emblématiques – l’abolition de l’esclavage, l’extension des possibilités pour les femmes et l’acceptation des relations homosexuelles – lui servent de fil rouge.

Les vérités morales se construisent

Philip Kitcher entend appliquer à la morale le credo pragmatiste selon lequel les vérités se construisent plutôt qu’elles ne se découvrent. Il s’oppose ainsi à l’idée (Discovery View) que le progrès moral consisterait en un changement cognitif : pour lui, il ne s’agit pas de remplacer des croyances fausses par des croyances qui seraient plus proches de la vérité morale. En effet, Kitcher n’épouse aucune forme de réalisme moral, il pointe, par exemple, les « propositions métaphysiquement extravagantes » de Derek Parfit dans ce domaine. Certes, on a peu à peu découvert l’injustice de l’esclavage, de la discrimination à l’égard des femmes, de la persécution des homosexuels. Mais ce que rejette Kitcher, c’est l’existence préalable d’une « réalité morale ».

Cela dit, comme le remarque une commentatrice (le texte de Kitcher est suivi des commentaires de trois de ses collègues, auxquels il répond ensuite), l’esclavage n’a-t-il pas toujours été un mal, qu’il y ait eu ou non des abolitionnistes pour le mettre en cause ? La position de Kitcher ne convient probablement pas à toutes les situations morales. Infliger un traitement cruel à une personne est un mal ; est-ce que cela ne fait pas partie des choses qu’on ne peut pas ne pas savoir ?

Quoi qu’il en soit, Kitcher propose une alternative à la conception qu’il critique : « Au lieu de voir le progrès comme un type de changement cognitif, centré sur des modifications de croyance visant à se conformer le plus possible à un standard préalable, indépendant, je suggère que les individus et les sociétés réalisent un progrès moral dans la mesure où ils amendent leurs pratiques morales pour surmonter les problèmes qui se posent à eux. » Selon Kitcher, les jugements moraux vrais sont le produit et non la source d’un progrès moral.

Kitcher récuse le caractère téléologique du progrès moral. Il distingue le progrès vers (to) et le progrès à partir de (from), qu’il appelle le progrès pragmatique : « Le progrès pragmatique consiste à résoudre des problèmes et à surmonter des limitations » ; il n’est pas guidé par une destination finale déterminée à l’avance, mais poursuit des objectifs locaux. De même, écrit Kitcher, l’apprenti pianiste fait des progrès sans avoir l’idée d’un exécutant idéal dont il devrait peu à peu s’approcher.

Philip Kitcher adopte – un peu comme Philip Pettit dans The Birth of Ethics2 – une conception évolutionniste de la morale, qu’il a longuement développée dans un ouvrage précédent3. Il souligne que « la vie humaine a été structurée par des exigences morales depuis des dizaines de milliers d’années ». Parodiant une formule célèbre4, il ajoute que pour lui Platon est une note de bas de page dans l’histoire de la moralité. Un certain nombre de philosophes distinguent – sous l’influence, en particulier, de Bernard Williams – la morale (ce que les gens doivent faire) de l’éthique (quel genre de personne ils veulent être). Tout en retenant cette distinction, Kitcher ne croit pas, contrairement à Williams, que les questions éthiques soient premières : elles n’ont guère de sens au cours des stades initiaux du projet moral, et quand elles apparaissent elles sont le fait d’un petit groupe de privilégiés.

Le contractualisme démocratique

Pour que la morale (puis l’éthique) progresse, nos ancêtres ont donc mis en œuvre, écrit Kitcher, une véritable technologie sociale. L’idée principale de l’auteur est que l’investigation morale ne peut se passer d’une méthode : « Sans méthodologie morale, la métaphysique morale est impuissante. » La première étape réside dans l’identification d’un problème moral. À ce propos, Kitcher examine la pertinence de l’idée (Berkeleyan View) qu’être un problème, c’est être reconnu comme un problème. Il faut se méfier de cette idée : dans les trois exemples paradigmatiques qui courent au fil du livre, certaines façons de voir aujourd’hui rejetées eussent-elles été universellement admises, les situations n’en auraient pas moins été objectivement problématiques. Un changement peut être nécessaire sans que cette nécessité soit encore reconnue.

Dans les trois exemples, les transitions menant de la surdité morale à la reconnaissance trahissent une structure commune. D’abord, la rancœur est privée, et les protestations n’entraînent rien d’autre que des sanctions. Puis la voix des opprimés devient plus audible. Une victime ou quelqu’un d’autre entame ce que Kitcher appelle une conversation publique.

La méthode de Kitcher comprend onze points, dont je relève seulement quelques traits. Une situation est tenue pour problématique si une investigation morale la reconnaît comme telle. L’existence d’un problème est subordonnée à la condition suivante : n’importe qui placé dans les circonstances en question chercherait à obtenir un soulagement. Autre point essentiel, dans une conversation idéale, les perspectives de toutes les parties prenantes sont représentées.

Un commentateur observe avec justesse que, dans la conversation « idéale » envisagée par Kitcher, les participants doivent reconnaître la valeur morale de ceux avec qui ils délibèrent ; ainsi, Kitcher rend compte du progrès moral en recourant implicitement à la notion de vérité morale, ce qui constitue une pétition de principe. On ne se débarrasse pas si facilement du « réalisme moral » !

Une telle méthodologie est l’expression de ce que Kitcher appelle le « contractualisme démocratique ». Ce principe, qu’il tient pour ancestral, a été d’après lui peu à peu abandonné : notre pensée morale est dominée par l’affirmation d’autorités individuelles, qu’il s’agisse de divinités ou de leurs représentants mondains, d’autorités religieuses ou profanes – les éthiciens professionnels, par exemple, se substituant aux prêtres. Peut-être, suppose l’auteur, la division du travail a-t-elle mené à cette répartition des tâches. Toujours est-il que la morale contemporaine, selon Kitcher, est l’héritière de cette répudiation du contractualisme démocratique. Voici une phrase qui peut résonner fortement aujourd’hui : « Si les actions étaient toujours soumises à un examen public, la difficulté serait grandement atténuée, peut-être disparaîtrait-elle entièrement. »

Obstacles et perspectives

Qu’est-ce qui s’oppose essentiellement au progrès moral ? Selon Kitcher, il y a un obstacle en quelque sorte naturel, et deux obstacles qu’on pourrait qualifier de culturels. Le problème originel (l’ur-problem, ainsi qu’il le désigne) réside dans l’aptitude psychologique limitée des êtres humains à partager les perspectives d’autrui. La moralité s’est constituée à partir et contre cet obstacle fondamental, qui ne cesse d’entraver le passage de l’indifférence (voire de l’hostilité) à la coopération.

Cet obstacle naturel favorise de manière évidente des dynamiques d’exclusion qui sont autant de nouveaux obstacles au progrès moral. S’y ajoute l’obstacle peut-être le plus difficile à surmonter, que Kitcher appelle la « fausse conscience » : il arrive que les membres d’un groupe considèrent que les « idéaux du moi » engendrés au sein de la communauté par l’évolution de la vie éthique ne sont pas pour eux. La fausse conscience, sous le masque de laquelle c’est encore l’exclusion qui est à l’œuvre, a pu être particulièrement efficace dans le cas des discriminations à l’encontre des femmes ; les oppresseurs faisaient valoir que « la plupart des femmes » ou les « femmes normales » (c’est-à-dire celles qui souscrivaient à leurs vues) ne se plaignaient pas et même appréciaient les rôles que la tradition leur avait assignés. Ainsi les femmes qui « pensaient bien » servaient-elles à discréditer les autres.

Les commentateurs qui s’expriment dans le livre relèvent dans la position de Kitcher un certain manque de réalisme. L’un d’eux note que l’histoire du progrès moral n’a pas été fondamentalement une histoire de la « conversation » mais plutôt du pouvoir. Un autre juge que la conversation idéale est empêchée par des structures sociales de domination profondément ancrées. En réponse, Kitcher admet que des combats violents ont été essentiels dans les exemples qu’il a choisis. Mais il propose d’agir sur la base d’un optimisme modéré – les institutions diminueront, dans certains cas, le rôle du pouvoir et celui de la violence – et de le pousser aussi loin que possible. Kitcher prône l’avènement d’une société deweyienne, qui permettra, grâce à un ensemble inédit d’institutions5, que les progrès moraux soient plus systématiques et plus solides.

Philip Kitcher ne craint pas d’être taxé d’optimisme. Il conclut même par une utopie. Nous sommes en 2250, l’enquête morale deweyienne fait désormais partie intégrante de toutes les sociétés humaines. Les pessimistes (qui préféraient se dire « réalistes ») ont été démentis.

Notes

1 – Philip Kitcher, Moral Progress (The Munich Lectures in Ethics), Oxford University Press, 2021.

2 – Philip Pettit, The Birth of Ethics. Reconstructing the Role and Nature of Morality, Oxford University Press, 2018. Voir la rencension publiée par Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/une-autre-genealogie-de-la-morale/

3 – Philip Kitcher, The Ethical Project, Harvard University Press, 2011.

4 –  « The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato ». Alfred North Whitehead, Process and Reality (1929), [p. 39 Free Press, 1979] .

5 – Qu’il déclinera probablement dans un prochain livre.

Un regard sur la conscience : « Galileo’s Error » de Philip Goff lu par T. Laisney

Avec cette recension de l’ouvrage de Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness (Vintage Books, 2020), Thierry Laisney nous plonge dans une tradition un peu déroutante et familièrement étrange – du moins pour nous les « continentaux » – de réflexions que livre la philosophie anglo-saxonne depuis trois siècles.

La conscience pour nous n’est pas un mystère. Mais, si elle est la chose la plus familière, la seule que nous connaissions avec certitude, rien n’est plus difficile que de l’intégrer dans notre image scientifique du monde. Selon le philosophe britannique Philip Goff, auteur de Galileo’s Error1, c’est dans le panpsychisme que réside la solution à ce problème tellement ardu.

Science avec ou sans conscience

D’après l’auteur, c’est à cause de Galilée que nous sommes confrontés à une telle difficulté. En effet, Galilée a retiré la conscience du domaine de l’investigation scientifique. Dans le monde qu’il décrit, les objets matériels n’ont pas de qualités sensibles (couleur, odeur, goût, etc.) ; ils n’ont que les caractéristiques (taille, forme, lieu, mouvement) que le langage des mathématiques peut traduire. Où se trouvent alors les qualités subjectives ? Dans l’âme. Cela fait quatre siècles que le dualisme galiléen (objets matériels d’un côté, âmes de l’autre) imprègne notre vision des choses. « Galilée, écrit Goff, est le père de la physique, mais il n’a jamais cherché qu’à nous fournir une description partielle de la réalité. » Délibérément, il nous a abandonné le problème de la conscience, autrement dit de l’expérience subjective.

Comment corriger cette « erreur », ou plutôt cette omission ? Selon l’auteur, trois remèdes peuvent être envisagés : le dualisme naturaliste ; le matérialisme ; le panpsychisme, selon lequel « la conscience est une propriété fondamentale et omniprésente du monde matériel ».

Un dualisme pourra-t-il en corriger un autre ? Philip Goff remarque que le dualisme, c’est-à-dire l’opposition entre des esprits immatériels et des choses physiques, est puissamment ancré en nous, ce qui ne plaide, ajoute-t-il, ni pour sa vérité ni pour sa fausseté. Selon le partisan le plus connu du « dualisme naturaliste », le philosophe australien David Chalmers (à qui l’on doit l’expression devenue fameuse « The Hard Problem »), la plupart des explications qu’on a pu donner de la conscience ne faisaient que se centrer sur des phénomènes comportementaux (« easy problems », « faciles » seulement par comparaison !) ; en réalité, il existerait des lois psycho-physiques particulières régissant les interactions entre l’esprit et le monde matériel – les neurosciences ne pouvant, quant à elles, expliquer que des corrélations entre certains états physiques et certains états de conscience.

De nombreux philosophes se sont employés à montrer la fausseté du dualisme (dont les tenants, en défense, ont notamment recouru à la mécanique quantique) ; pour Philip Goff, rien ne permet de dire que le dualisme est absurde mais cette conception satisfait moins que d’autres théories de la conscience à l’exigence de simplicité, essentielle en science (c’est ainsi, par exemple, que la théorie de la relativité d’Einstein a été préférée à celle de Lorentz).

Réfutation du matérialisme

Quant au matérialisme, on peut, selon Philip Goff, le réfuter tout en restant dans son fauteuil. L’usage du seul principe de non-contradiction pour écarter une hypothèse s’observe dans d’autres domaines, et l’auteur nous en offre deux illustrations. La première est relative au « voyage dans le temps », notion qui n’implique pas contradiction mais exige seulement qu’on adopte une théorie éternaliste. Cette théorie s’oppose au présentisme : selon elle, tous les événements sont également réels ; il s’agit d’une sorte d’égalitarisme temporel qui combat un « chauvinisme chronologique », lequel pourrait rejoindre – l’auteur ne le dit pas – le racisme, le sexisme, le spécisme, le validisme, voire le chosisme. Toujours est-il que, si le voyage dans le temps n’est pas logiquement impossible, l’idée de modifier le passé, elle, est contradictoire : elle mène à deux versions différentes de l’Histoire, ce qui n’a pas de sens. Autre exemple, c’est par le seul raisonnement que Galilée fut à même de prouver que le poids d’un objet n’affecte pas sa vitesse de chute, contrairement à ce qu’affirmait la physique aristotélicienne. Aucune expérience n’est nécessaire pour le montrer. Posons-nous la question de savoir si, attaché à un objet léger, un objet lourd verra sa chute accélérée ou ralentie. La conception que Galilée détrône conduit à deux réponses contradictoires.

C’est la même méthode, d’après Goff, qu’il faut employer contre le matérialisme. L’auteur commence par rappeler des expériences de pensée célèbres. Celle de Thomas Nagel, d’abord, qui s’est demandé ce que ça fait d’être une chauve-souris. On ne le saura jamais, quelque étendue que puisse être notre connaissance des chauves-souris. L’histoire de Mary, ensuite, cette neuroscientifique de génie qui connaît tout sur le phénomène de la couleur mais qui depuis toujours vit enfermée dans une pièce dépourvue de toute couleur. Un jour, elle est enfin libre et l’expérience qu’elle fait alors de la couleur lui apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Ces expériences de pensée montrent que l’affirmation selon laquelle la réalité peut être capturée complètement dans le langage quantitatif de la physique est contredite par l’existence d’une conscience qualitative.

Selon Goff, la possibilité purement logique des zombies – ces créatures qui se comportent comme n’importe qui mais ne sont pas conscientes – permet de réfuter le matérialisme. Comme je ne peux pas prouver que telle personne n’est pas un zombie, les zombies sont logiquement possibles (logiquement seulement, comme le sont, par exemple, les cochons volants ; les cercles carrés, eux, sont impossibles à tous égards) et le matérialisme ne peut être vrai. Le matérialisme est la conception qui veut que les états cérébraux soient identiques aux expériences subjectives (ils ne se « contentent » pas de les produire, comme le laisse croire une vue erronée du matérialisme). Mais alors si les expériences et les états cérébraux sont identiques, ils ne peuvent – en vertu du principe d’identité – exister séparément. Or, le cas des zombies prouve que, d’un point de vue logique, ils le peuvent. Donc le matérialisme est faux.

L’illusionnisme – la croyance que la conscience est une illusion – est tout aussi faux selon Philip Goff. Ce serait une façon d’effacer toutes les difficultés, mais comment voir une illusion dans ce qui nous est le plus immédiat et le plus familier ? L’illusionnisme est incohérent : je pense consciemment, donc l’illusionnisme est faux. Une nouvelle digression offre à l’auteur l’occasion d’affirmer que les ordinateurs ne pensent pas. Tout au plus pourraient-ils être programmés pour croire qu’ils ont des sensations et des expériences.

Le panpsychisme

Matérialiste repenti, l’auteur est aujourd’hui un ardent défenseur du panpsychisme, une théorie qui commence à être prise au sérieux depuis quelques années. Les panpsychistes pensent que les constituants fondamentaux du monde physique sont conscients ; ils ne pensent pas que s’exerce partout une conscience comme la nôtre. Il est « possible que la lumière de la conscience ne s’éteigne jamais complètement, mais plutôt décline à mesure que se réduit la complexité organique ». Et ce continuum s’étend jusqu’à la matière inorganique. Selon Philip Goff, le panpsychisme, qui évite les impasses du dualisme et du matérialisme, est en mesure de faire entrer la conscience dans notre image scientifique du monde.

L’auteur rappelle que, il y a près d’un siècle, Russell et Eddington ont été des pionniers dans ce domaine. Selon eux, les équations de la physique n’expliquent pas ce que sont les propriétés fondamentales (masse, distance, force, etc.) du monde matériel ; elles se bornent à les désigner pour définir leurs relations. La physique est un instrument de prédiction : elle ne nous dit pas ce qu’est la matière mais uniquement ce qu’elle fait. « Il y a un réel sens dans lequel nous n’avons aucune idée de ce que sont l’hydrogène et l’oxygène, et donc nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’eau ! », écrit Goff. C’est le « problème des natures intrinsèques ».

Eddington, influencé par Russell (dont la position, le « monisme neutre », est un peu différente), résout en même temps le problème de la conscience et celui des natures intrinsèques en postulant que c’est la conscience qui constitue la nature intrinsèque de la matière (pour lui, les propriétés physiques d’une particule sont elles-mêmes des formes de conscience). Selon Philip Goff, il n’y a pas d’autre candidat que la conscience pour remplir cette fonction, et le panpsychisme présente aussi l’avantage de la simplicité. Il ne définit aucune expérience subjective par quelque chose qui serait extérieur à cette expérience. On n’est pas obligé, bien sûr, d’être aussi convaincu que l’auteur par ce deus ex machina. Mais, pour s’opposer au panpsychisme, il faudrait selon lui « une raison de supposer que la matière a deux sortes de nature intrinsèque plutôt qu’une seule ». Trois siècles après que Galilée eut retiré du monde matériel les qualités sensibles, Russell et Eddington ont donc, selon Goff, trouvé le moyen de les y remettre.

La difficulté la plus notable rencontrée par le panpsychisme semble être le « problème de la combinaison » : comment, à partir de micro-éléments conscients, parvenir à quelque chose comme un cerveau humain ? Ce problème, souligne Goff, est moins difficile que celui auquel le matérialisme doit faire face ; ici, on « ne fait que » passer de qualités subjectives (simples) à d’autres qualités subjectives (complexes). Relativement à ce « problème de la combinaison », les « réductionnistes » s’opposent aux « émergentistes ». Pour les premiers, toute la diversité de la nature est réductible aux propriétés et arrangements des particules fondamentales. Pour les seconds, il s’agit au contraire – le tout étant plus que la somme des parties – de découvrir ce qui donne naissance à des touts émergents. C’est ce dernier programme qui, selon l’auteur, est le plus prometteur.

Quoi qu’il en soit, Philip Goff résume en ces termes son propre manifeste (il précise qu’une révolution serait nécessaire pour qu’il soit adopté) : « Le but d’une science post-galiléenne serait de formuler la théorie la plus simple et la plus économique en mesure de rendre compte à la fois des données quantitatives de la physique – connues par l’observation et l’expérimentation – et de la réalité des qualités subjectives – connues par notre appréhension immédiate de notre propre expérience. »

Quelques implications

Philip Goff imagine un guide cosmique dans lequel notre monde serait présenté ainsi : « Un univers physique dont la nature intrinsèque est constituée par la conscience. Vaut le détour ». Il examine quelques implications de sa conception panpsychiste. À propos de la crise climatique, il remarque d’abord que le climato-scepticisme est dû à une conception fausse du savoir. Le savoir n’est pas la certitude et, en la matière, le consensus de 97 % des scientifiques est plus que suffisant. Ailleurs dans l’ouvrage, Goff cite cette phrase magnifique de Locke : « Celui qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n’admettrait rien d’autre que l’évidence d’une démonstration ne serait sûr que d’une chose dans ce monde, c’est de périr très vite. » Ensuite, et pour en venir au panpsychisme, l’auteur note que notre propension à agir face au changement climatique est de toute façon très limitée : notre vision dualiste invétérée n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Le dualisme, selon Goff, engendre une relation malsaine avec la nature, en créant une séparation irrémédiable entre les êtres humains et tous les autres, et en déniant à la nature une valeur intrinsèque. « Pour un enfant élevé dans une vision panpsychiste du monde, écrit-il, étreindre un arbre conscient pourrait être aussi naturel que de caresser un chat. » Il semble que « les plantes communiquent, apprennent et se souviennent. Je ne vois pas de raison autre qu’un préjugé anthropocentrique pour ne pas leur reconnaître une vie consciente qui leur soit propre ».

Un autre avantage du panpsychisme par rapport au matérialisme, c’est qu’il est compatible avec le libre arbitre. L’auteur n’exclut pas que le libre arbitre soit une illusion, mais il souligne que rien ne prouve qu’il le soit. La thèse déterministe juge qu’il n’y a pas de moyen terme entre un comportement déterminé (non libre) et un comportement entièrement livré au hasard. Or, ce moyen terme existe selon Goff : ce sont les choix libres impliquant une sensibilité à des considérations rationnelles. Plutôt qu’ils ne les déterminent, il se pourrait que les événements passés exercent une pression sur les entités physiques présentes, celles-ci demeurant libres d’accepter ou non cette pression. Plus les formes de vie sont simples, plus les comportements deviennent prévisibles. Cette idée m’a fait penser à la thèse du philosophe français Émile Boutroux (1845-1921) – on pourrait célébrer cette année le centenaire de sa mort – qui, pour sauvegarder la liberté de l’homme, affirme que la nécessité n’est pas la seule loi qui régisse le monde phénoménal et que tout est affaire de gradation : « dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi » (De la contingence des lois de la nature, 1874).

Selon Philip Goff, le panpsychisme pourrait aussi apporter son éclairage à la question si difficile de savoir ce qui peut fonder dans la réalité une vérité morale. Si l’hypothèse mystique – relayée par le panpsychisme – qui fait s’effondrer la distinction sujet/objet est vraie, alors « l’objectivité éthique est fondée dans la nature de la réalité », puisque la croyance en la séparation totale des êtres n’est plus de mise. « Le sadique est objectivement dans l’erreur exactement au même titre que celui qui prétend que la terre est plate : l’un comme l’autre ont une vue fausse de la réalité. »

La conclusion de cet ouvrage fortement argumenté est empreinte d’idéalisme : « Mon espoir, écrit Goff, est que le panpsychisme puisse aider les êtres humains à sentir de nouveau qu’ils ont une place dans l’univers. » Alors, ajoute-t-il, nous pourrons rêver – et réaliser peut-être – un monde meilleur.

1 – Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness, Vintage Books, 2020.

Le livre d’Edith Fuchs « L’Humanité et ses droits »

C’est en allant à l’encontre du déni d’humanité aujourd’hui répandu – par réduction de l’homme à l’animal ou à la machine -, c’est en cultivant rationnellement l’indignation philosophique envers le retour des idéologies identitaires, c’est aussi en réfléchissant à l’inhumanité propre aux hommes que l’ouvrage d’Edith Fuchs1 s’alimente aux plus grands penseurs pour s’interroger sur l’idée d’humanité, en soutenir l’unité et l’universalité, en examiner l’introduction dans le droit.

On sait que dans le Théétète, Socrate brosse un portrait du philosophe, où l’on peut lire ceci : « Qu’est-ce, au reste, que cela peut bien être, un homme ? à une semblable nature que peut-il convenir de faire ou de subir, qui le différencie des autres ? Voilà ce qu’il [le véritable philosophe] cherche, voilà l’objet qu’il se donne tant de mal à explorer soigneusement »2. Edith Fuchs ne cite pas ces mots, mais elle connaît son Platon, et s’interroge sur la notion d’humanité. Tout l’ouvrage L’Humanité et ses droits est soutenu par une colère proprement philosophique. Car non seulement elle n’oublie jamais à quel point l’humanité a été ou s’est elle-même martyrisée, particulièrement au XXe siècle, mais elle voit que les pires crimes, ceux qu’on a nommés crimes contre l’humanité, n’ont pas mis fin à un mépris de l’humanité qui caractérise une grande part des ouvrages considérés aujourd’hui encore comme philosophiques et toujours reconnus comme tels dans les universités. Au lieu de se donner le beau rôle de dénonciateur des insuffisances des Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Husserl, Merleau-Ponty, Sartre, elle trouve chez eux la plus forte et la plus profonde expression de ce qu’est l’humanité – et cela par l’examen des difficultés que ces pensées affrontent explicitement. La lecture qui nous est proposée des philosophes est ainsi très exactement le contraire de celle des auteurs célébrés qui, comme Heidegger ou Arendt, ont tout fait pour discréditer la philosophie.

Une première partie examine les différents sens de la notion d’humanité. Il est réconfortant de lire une défense de l’humanité qui ose rappeler qu’être homme n’est pas seulement vivre une vie animale, qu’assimiler l’homme à l’animal ou à la machine, le réduire à son ADN ou au cerveau conçu comme une machine informatique, tout cela revient au même : c’est nier son humanité. Et là-dessus Edith Fuchs peut suivre par exemple Descartes qu’elle comprend parce qu’elle l’a lu au lieu d’en donner une caricature comme font trop de partisans des neurosciences ou la plupart des « amis des bêtes ». Mais là encore il faut avoir la patience de ne pas réduire une philosophie à quelques termes en -isme.

Dans la même veine que Entre Chiens et Loups – Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle3 la seconde partie de l’ouvrage est la critique de « l’antiphilosophie » de Nietzsche et de Spengler, et de la « fabrique de l’inhumain ».

La troisième partie examine la difficile question de l’introduction de la notion d’humanité dans le droit, à partir de la notion de crime contre l’humanité, rappelant à quels débats elle a donné lieu. Et là encore, connaître les textes philosophiques sur la question du droit naturel, par exemple, permet à Edith Fuchs de tenir un discours solide pour montrer comment s’est instituée une cour de justice internationale. « …cette invention difficile du Droit que fut Nuremberg a fait jurisprudence. Là peut-être mieux qu’ailleurs vaudrait le mot de Freud : la voix de la raison est faible, mais elle finit par se faire entendre ». p.125.

La dernière partie s’intitule : Déclarer les droits de l’homme et du citoyen. C’est qu’il faut toujours revenir à 1789 pour comprendre l’enjeu d’une déclaration de l’humanité de l’homme, et ceci que l’universalité humaine a pour fondement la liberté. Ce chapitre examine à grands traits les plus importantes critiques des droits de l’homme et leur répond. Il montre que l’universalité de ces droits, « loin de bafouer la particularité individuelle, n’a de sens qu’à la reconnaître ». Mais là encore, pour comprendre, pour ne pas se méprendre sur les rapports du particulier et de l’universel, il est conseillé d’apprendre un peu de philosophie. Nourrie des lectures de la tradition philosophique, Edith Fuchs échappe aux illusions de son époque.

Notes

1– Edith Fuchs, L’Humanité et ses droits, Paris, Kimé, 2020.

2 – 174b, trad. Robin, Pléiade II p.132

3– Voir la recension sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-121085502.html 
Voir aussi, sur le présent livre L’Humanité et ses droits, l’étude de Franck Lelièvre sur le site de l’académie de Normandie  http://philosophie.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article554 .

Les symptômes d’une société malade, entretien avec Jean-Pierre Le Goff

Propos recueillis par Philippe Foussier

Dans son dernier livre, La Société malade (Stock, 2021), le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff propose un diagnostic des effets de la pandémie de Covid-19 sur notre société mais aussi sur ce que celle-ci n’a pas modifié mais plutôt révélé.

Philippe Foussier – Vous affirmez que la pandémie a « révélé » une société malade et fracturée. A-t-elle pour autant accentué ces caractéristiques ?

Jean-Pierre Le Goff – Si tout le monde a subi la pandémie et le confinement, tout le monde ne les a pas vécus de la même façon. Les fractures sociales et culturelles, tout particulièrement entre la « France périphérique », les banlieues et les grandes métropoles étaient manifestes. Quant à la coupure entre la société et le pouvoir politique, elle s’est accentuée après plus d’un an de gestion chaotique de la pandémie. S’y est ajoutée la vision d’un pays affaibli et désindustrialisé, dépendant d’une mondialisation dérégulée, sans parler de la situation dégradée du système hospitalier soumis depuis des années à des restrictions budgétaires et à un management déshumanisant. La pandémie a été comme la plaque sensible de ces phénomènes existant antérieurement mais qu’on ne peut plus dénier ou secondariser comme beaucoup le faisaient précédemment. Ce qui ne veut pas dire qu’on y voit plus clair pour autant. Le discrédit de l’autorité politique et la désorientation de la société sont un terrain sur lequel prospèrent les démagogues et les idéologies rétrogrades.

P. F. – En analysant le caractère « tourbillonnant » du débat démocratique depuis le début de la pandémie, vous affirmez qu’il pose « un défi à notre conception de la citoyenneté issue des Lumières ». Pour quelles raisons ?

J.-P. L. G. – L’angoisse et la désorientation ont été démultipliées par ce que j’appelle une « bulle langagière et communicationnelle » développée par les grands médias audiovisuels en direct et en continu, et les réseaux sociaux qui fonctionnent à la réactivité et à l’émotionnel. Les « événements » chocs, recouverts d’emblée d’un flot ininterrompu de commentaires et de polémiques, tournent en boucle à l’infini. Ce mode de fonctionnement donne le tournis et finit par décourager l’envie même de démêler le vrai du faux et d’agir sur le monde. Le recul réflexif et critique, l’autonomie de jugement et l’engagement responsable dans la cité sont rendus plus difficiles dans ces conditions. Il n’y a nulle fatalité en l’affaire pourvu que l’on fasse l’effort de penser par soi-même en se dégageant du maelstrom ambiant.

P. F. – La pandémie a aussi entraîné l’expression décuplée de discours catastrophistes nous promettant l’effondrement généralisé, la multiplication des malheurs voire la fin du monde, tout comme une rhétorique à connotation religieuse nous alertant sur l’imminence d’un châtiment divin ou la revanche d’une nature que l’homme aurait décidément trop maltraitée…

J.-P. L. G. – La collapsologie et l’écologie fondamentaliste ont été à la pointe de ces discours catastrophistes. Ils ont repris à leur façon l’idée de péché et de punition divine : avec la pandémie, nous paierions le prix de nos fautes envers la nature, ou encore la pandémie serait le « dernier ultimatum » envoyé par la « Terre » – encore appelée « Gaïa » – à notre endroit. Cette vision pénitentielle désarmante s’est accompagnée d’une critique qui ne l’est pas moins. Au moment même où nous manquions cruellement de connaissances et de moyens pour combattre le virus, il est pour le moins paradoxal que nombre de discours s’en soient pris à la science, à la technique et au progrès. La perspective de la décroissance et d’une réconciliation angélique avec la nature a été mise en avant dans le moment même où le virus faisait des ravages. Ces courants écologistes radicaux prônent un changement radical de nos modes de vie et de pensée en jouant sur la peur de la catastrophe comme suprême argument. Les préoccupations et les inquiétudes légitimes sur les questions écologiques méritent un autre traitement en s’intégrant à l’idée même de progrès, aux valeurs humanistes et rationnelles de notre civilisation.

P. F. – On a également assisté durant les périodes de confinement à la promotion de méthodes de développement personnel, de méditation, de relaxation, accompagnées d’un vocabulaire new age souvent ésotérique. Là encore, sont-ce des phénomènes passagers ou qui peuvent connaître une certaine postérité ? 

J.-P. L. G. – Le premier confinement a donné lieu à de multiples activités au sein même de l’espace privé pour tenter d’en adoucir les contraintes et éviter le stress ou la dépression. Le yoga et la méditation ont été ainsi valorisés comme des méthodes efficaces pour se relaxer et se débarrasser des « pensées négatives ». Par-delà leurs vertus thérapeutiques, ces techniques s’accompagnent de considérations plus ou moins claires issues des conceptions orientales revisitées à l’aune de l’individualisme postmoderne. Dans ce cadre, la « concentration sur l’instant présent » en dehors des désordres du monde et du souci de l’avenir me paraît faire écho non seulement au temps arrêté du confinement, mais aussi à une situation historique marquée par le repli sur soi dans des sociétés déconnectées de l’histoire qui ont le plus grand mal à affronter le tragique qui lui est inhérent. C’est dans ce cadre que se développent de nouvelles formes de spiritualité éclectiques et diffuses en dehors des religions traditionnelles. Ces spiritualités diffuses expriment elles aussi un malaise réel et un certain état du monde, en fournissant l’espoir illusoire d’une harmonie totale avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Mais encore faut-il ajouter qu’elles concernent surtout des catégories pour qui le souci de soi occupe une place centrale dans l’existence. Ce qui m’a du reste frappé dans le premier confinement, c’est la façon dont toute une culture propre aux catégories sociales plus ou moins aisées habitant les grandes villes et que l’on surnomme les « bobos » a été mise en avant dans les médias et les réseaux sociaux comme une sorte de modèle hégémonique.

P. F. – Vous pointez dans votre livre la prolifération des théories complotistes dans ce contexte particulier et le fait que beaucoup voient ou croient voir des intentions ou des volontés cachées partout. Que pourrait-on faire, si c’est possible, pour endiguer cette tendance ? 

J.-P. L. G. – Le complotisme développe une représentation imaginaire où rien ne serait dû aux aléas de l’histoire mais où tout répondrait à un projet concerté de forces occultes qui manipulent et dominent les populations. Pour faire valoir sa fantasmagorie, il s’appuie sur des réalités : méconnaissance des origines exactes du virus, gestion chaotique de la crise, contradictions entre scientifiques…. Quiconque réfute ses présupposés se voit alors accusé de nier les faits en question. La critique et les arguments rationnels, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffisent pas pour venir à bout du complotisme. Ce dernier se développe sur fond de désorientation sociale et de ressentiment. La cohérence entre la parole politique et les actes, la victoire contre la pandémie et la vision d’un avenir positif discernable me semblent des conditions indispensables pour le contrer efficacement, en sachant que l’irrationnel et la recherche de boucs émissaires prospèrent dans les périodes critiques de l’histoire comme celle que nous vivons.

P. F. – L’ère actuelle du repli individualiste et communautariste a paradoxalement fait apparaître de grandes réserves d’humanité et de solidarité durant la période. Est-ce selon vous temporaire ou durable ? 

J.-P. L. G. – Les événements tragiques de l’histoire voient resurgir des ressources auxquelles on ne s’attendait pas forcément. Celles-ci traversent les clivages idéologiques et politiques, les préférences partisanes, les institutions… Par-delà les grands discours, elles engagent une éthique personnelle en situation qui s’est formée au cours d’un parcours de vie et de formation. Je ne crois pas que « plus rien ne sera jamais comme avant », mais il importe de s’appuyer sur ceux qui affrontent l’épreuve du réel en sachant faire preuve de discernement, en ayant le souci des autres et de la collectivité. Ce sont les véritables élites et les forces vives du pays. « Développer l’esprit critique », « partager le patrimoine culturel », « former des élites issues du peuple », ces orientations de l’éducation populaire me paraissent plus que jamais d’actualité.

Jean-Pierre Le Goff, La société malade, Paris :  Stock, 2021, 216 p.

« Le Bêtisier du laïco-sceptique »

Vient de paraître Le Bêtisier du laïco-sceptique (éditions Minerve, 2021) textes de Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay, Jean-Pierre Sakoun, avec des dessins de Xavier Gorce. Un petit livre réjouissant, alerte, « manuel de survie en temps de polémique » qui armera intellectuellement et ré-armera moralement les militants laïques et plus largement tous ceux qui ont à cœur de perpétuer, soutenir et développer l’esprit républicain.

Les quatre auteurs (Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay et Jean-Pierre Sakoun), l’ont concocté comme un petit feu d’artifice. Il aborde, en sept chapitres et 46 réponses courtes et teintées d’humour, les questions et les idées reçues au sujet de la laïcité, qui est alors remise au centre des institutions républicaines.

Sont traités et éclairés non seulement les inepties habituelles (« la laïcité française est liberticide », « c’est un concept poussiéreux qui n’est plus adapté aux sociétés modernes où coexistent différentes cultures », « catéchisme d’État », etc.), non seulement les dénis et diversions (« L’important, c’est la lutte contre le terrorisme », « la laïcité n’est pas menacée »…) mais aussi des sujets de fond (« la laïcité concerne l’État, pas la société », « la laïcité, c’est la neutralité de l’État »..).

Les pingouins du dessinateur de presse Xavier Gorce, avec leurs apostrophes et dialogues hyperlogiques et féroces, n’ont rien d’une illustration redondante  : ils sont en eux-mêmes des condensés de questions qui alimentent la pensée en déclenchant le rire.

On sort de ce livre rasséréné et heureux de vivre en France.

À la suite du bêtisier, une brève bibliographie et des annexes présentent les textes essentiels qui fondent la laïcité, notamment (Annexe 2, p. 134-135) un « ancêtre visionnaire » : le décret du 21 février 1795 qui dit déjà que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

Le Bêtisier du laïco-sceptique, Paris : Minerve, 2021.

« Pour une République laïque et sociale » de Charles Coutel (lu par P. Foussier)

Dans son dernier livre, Pour une République laïque et sociale (Paris, L’Harmattan, 2021), Charles Coutel propose de ressourcer la cause républicaine à l’aune des grands penseurs des Lumières. C’est en puisant dans ces héritages que les républicains humanistes pourront tracer des perspectives à la hauteur des défis considérables qui nous assaillent.

Aux sources du combat républicain

Ce livre est dédié à la mémoire de Samuel Paty, « professeur mort pour la République ». S’il en était besoin, les faits nous rappellent que l’histoire est tragique et que la séquence que nous traversons depuis une dizaine d’années l’est singulièrement. Aujourd’hui, affirmer l’idéal républicain et laïque peut conduire des fanatiques à nous en empêcher par l’élimination physique. « Notre représentation de l’humanisme républicain ressemble à une statue abandonnée, depuis longtemps, au fond de l’océan de notre négligence oublieuse », constate Charles Coutel.

« Comme elle, il peut devenir méconnaissable : les traits du visage s’estompent, les mots pour en parler deviennent flous, les symboles qui l’entourent se perdent ; on oublie la sculpture initiale, le long travail des sculpteurs et l’emplacement de l’atelier. Tout se passe comme s’il fallait de grandes épreuves telles que celles que nous vivons pour en prendre conscience et célébrer l’esprit humaniste qui sut construire notre République et nous apprendre à chérir notre Nation ».

On se lamente souvent de voir les ennemis de l’humanisme et les anti-républicains relever la tête avec autant d’assurance et engranger les victoires les unes après les autres. On s’interroge moins volontiers sur les raisons de leurs succès, qui tiennent largement à nos propres faiblesses ou renoncements. Pour cette raison notamment, le livre de Charles Coutel nous permettra de nous réarmer pour substituer à la posture défensive à laquelle nos ennemis nous ont acculés la claire conscience du nécessaire combat républicain. Lequel ne connaît jamais de trêve, comme nous l’ont enseigné nos anciens. Comme le souligne Gérard Delfau, qui accueille ce livre dans sa belle et fort utile collection « Débats laïques », l’auteur traite le sujet en philosophe, se servant « uniquement de concepts et de l’argumentation pour exposer ses idées en la matière […] sans recourir à la sociologie ou à l’histoire, sans rapporter des anecdotes […]. Il s’extrait de la mêlée. Il prend les choses de plus haut ».

Reconquête de la culture humaniste

Ce n’est évidemment pas un hasard si nous avons de nouveau à puiser dans le legs des Lumières pour trouver les forces nécessaires au réarmement républicain. Car c’est cet héritage-là qui est frontalement contesté, attaqué, défié, lentement grignoté par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient nous replonger dans une logique antérieure, soumise à un ordre naturel ou divin plutôt qu’à l’ordre humain. Charles Coutel convoque pour cela Montesquieu et Condorcet. Le premier nous rappelle que l’universalisme « est à la fois une méthode et un horizon » s’adossant à « l’intérêt à long terme du genre humain ». Quant à Condorcet, il nous aide à penser la citoyenneté avec l’idée mélioriste hélas négligée « de la refonder sans cesse » pour écarter le risque que la République ne « devienne une simple démocratie gestionnaire ». Condorcet nous est également indispensable pour interroger le rôle de l’école. L’exigence d’instruction et de transmission, longtemps hissée au rang de priorité par la République, a été abandonnée depuis une cinquantaine d’années et on ne saurait outre mesure être surpris des dégâts que cette faute a engendrés.

L’auteur nous appelle donc à promouvoir la cause républicaine et ses principes. Il flétrit les « valeurs » invoquées par les tenants du « vivre ensemble » et son rappel à l’ordre sur la nécessaire réappropriation du vocabulaire républicain permettra de ne pas faire le cadeau à nos adversaires d’utiliser leurs propres concepts, du « bien commun » au « care » en passant par le « sociétal ». Avec Charles Coutel, aucun risque de voir le magnifique mot de citoyen adjectivé comme il l’est de plus en plus fréquemment. La « reconquête des mots et de la mémoire de la culture humaniste » est en effet un préalable, on le voit d’ailleurs quotidiennement à la manière dont les adversaires de la République dégradent la langue au service de leur entreprise de déconstruction. De cela et de la dissipation des confusions sciemment entretenues sur la laïcité, on se nourrira avec profit en vue, comme le suggère Patrick Kessel dans sa préface, de « réenchanter la République ».

Charles Coutel, Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, coll. Débats laïques, 174 p.

[Reprise de l’article publié sur le site de l’UFAL le 4 mars 2021. Avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.]

Qu’est-ce que l’âme ? Sur un livre de John Cottingham

Auteur très reconnu, le philosophe anglais John Cottingham (né en 1943) défend un spiritualisme qui puisse s’enraciner dans une expérience humaine partagée. Dans son dernier ouvrage, In Search of the Soul1, il étudie une notion particulièrement difficile à définir : l’âme.

Le propre de l’âme

Cottingham aborde l’âme sous l’angle de sa perte, qui apparaît comme la pire des malédictions. « Que servirait à l’homme de gagner le monde entier, et de perdre son âme ? », demande l’évangile selon saint Marc2 – dans l’évangile selon saint Luc, une question presque identique substitue l’être même à l’âme3. Cottingham cite également Kierkegaard : cette perte peut se produire le plus silencieusement du monde. Nous sommes-nous perdus ou trouvés au fil de nos vies, aurons-nous poursuivi des chimères ou gagné le cœur de notre être ? Ce n’est probablement pas par métonymie que l’âme en vient à désigner l’être ; c’est plutôt le signe d’une véritable identification.

L’âme, c’est aussi une émotion joyeuse, une exaltation, un envol : le monde ou la vie soudain se réenchante. Un vieil homme, écrit par exemple W. B. Yeats, n’est qu’une misérable chose, à moins que l’âme ne se mette à battre des mains et à chanter. Cottingham propose ainsi cette définition de l’âme : « quelque chose qui a le pouvoir de nous élever au-dessus du monde de l’existence ordinaire, quelque chose d’une importance transcendante qui semble nous rendre pleinement vivants à qui nous sommes et à la réalité que nous habitons ». Ce que nous font entrevoir, en particulier, l’art, la nature et l’amour.

Pour Cottingham, l’âme doit également s’envisager d’un point de vue normatif : l’âme diffère du moi, elle représente le moi meilleur auquel je dois tendre. Mais quand bien même notre vie serait, conformément à la conception aristotélicienne, orientée vers un telos – une fin déterminée par la raison –, resterait à identifier cette fin : plaisir, désir de pouvoir, accomplissement artistique… Cottingham écarte – temporairement au moins – une approche religieuse, qui recourrait selon lui à une vision de l’âme trop métaphysique, trop éloignée de la vie de tous les jours. Si nos vies sont orientées vers un but trop particulier, elles ne sont pas pleinement humaines ; pour s’épanouir, elles doivent témoigner d’une certaine unité – l’unité organique qui, selon Aristote, est la marque de la vie bonne. Certains philosophes contemporains rejettent cette idée d’unité lorsqu’elle prend la forme de la narrativité. Cottingham n’est pas très juste avec ces penseurs de l’épisodique en voyant dans leur approche une façon de considérer les autres – ceux qui maintiennent ce qui rend possibles des vies fragmentées – comme de simples moyens au service de leurs fins propres.

Ce qui caractérise la conception de John Cottingham, c’est son antiréductionnisme. La science ne pourra jamais rendre compte de toute la réalité humaine ; toute la signification que font naître l’activité mentale des hommes et leur communication interpersonnelle ne peut se réduire au fonctionnement de processus cérébraux. « Être humain, écrit Cottingham, c’est avoir une vie intérieure. Cela ne signifie pas que nous ayons des pouvoirs immatériels, ou que notre conscience ne dépende pas de l’activité cérébrale. Mais cela signifie que la tâche consistant à nous comprendre nous-mêmes dépasse ce que le langage et les méthodes de la science pourront jamais embrasser. »

L’âme de Descartes

Au moment de nous proposer une petite histoire de l’âme, c’est sur Descartes que John Cottingham, spécialiste et traducteur de cet auteur, va le plus longuement s’arrêter. L’âme a d’abord signifié le souffle, la respiration. Pour Platon, elle se dirige à la mort vers le monde invisible. Selon Aristote, en revanche, le bien suprême réside certes dans la contemplation théorique (un pléonasme, si l’on s’en tient à l’étymologie) mais le corps joue un rôle essentiel : il est la matière dont l’âme est la forme. Cottingham note que beaucoup de philosophes ont vu dans cet hylémorphisme un « moyen terme plausible et séduisant » entre un matérialisme radical et le dualisme des substances incarné par Platon. Il cite Wittgenstein : « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine4 » et prend l’exemple d’un pianiste – son âme est dans les mouvements de ses doigts, de son corps, les expressions de son visage.

John Cottingham déplore un certain « dédain moderne pour les conceptions cartésiennes ». Il souligne d’abord que c’est Descartes qui a inauguré l’étude scientifique de la psyché humaine, en montrant que les lois de la physique peuvent rendre compte de nombreuses facultés qui étaient traditionnellement attribuées à l’âme, et qu’il n’y a pas de différence intrinsèque entre matière animée et matière inanimée. Son Traité de l’Homme énonce qu’il est inutile de concevoir quelque âme « végétative » ou « sensitive » (à la suite d’Aristote, la scolastique distinguait une âme végétative, une âme sensitive et une âme rationnelle). Descartes ne fait donc aucune référence à une âme immatérielle pour la plupart des fonctions humaines, qu’il s’agisse de fonctions psychologiques comme la perception et la mémoire, qu’il s’agisse des passions et même d’actions volontaires auxquelles on ne prête pas attention (marcher, courir, chanter) : une explication purement mécaniste suffit. L’âme n’entre en scène que lorsqu’on en arrive à l’attention mentale consciente. Le domaine de l’âme a donc été radicalement réduit par Descartes : seule demeure l’âme rationnelle (« raisonnable »).

Cottingham examine ensuite les implications de ce qu’il appelle une « expérience de pensée », celle à laquelle se livre Descartes en comparant un automate à des êtres animés. Si l’on peut confondre un automate avec un animal mais pas avec un être humain, c’est parce qu’un automate ne pourra jamais parler véritablement ; Descartes écrit, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, qu’il est « moralement [pratiquement] impossible » à un animal de répondre à « toutes les occurrences de la vie ». Selon Cottingham, Descartes « annonce » en quelque sorte Chomsky et la notion de « créativité » du langage – cette faculté du locuteur de répondre pertinemment dans une série illimitée de situations inédites. Que la pensée soit due à une âme immatérielle est une autre question ; ce qui reste vrai aujourd’hui, pour John Cottingham, c’est que les êtres humains sont essentiellement différents de quoi que ce soit d’autre dans l’univers. En matière de langage, aucun animal ne pourra jamais approcher « les hommes les plus hébétés », comme l’écrit Descartes. Les activités que Descartes prête à l’âme constituent, selon Cottingham, des attributs irréductibles de la nature humaine.

Enfin, John Cottingham considère que le fameux « dualisme cartésien » ne traduit pas adéquatement l’idée que Descartes se faisait de la nature humaine. Outre l’étendue et la pensée, ce que les philosophes analytiques contemporains désignent comme « le problème difficile de la conscience5 » – celui de l’aspect qualitatif de la sensation, des qualia – a été abordé par Descartes. Dans la sixième des Méditations métaphysiques, il évoque « ce je ne sais quel sentiment de douleur » ou encore « cette je ne sais quelle émotion de l’estomac » : pour Cottingham, Descartes anticipe ici l’idée que les états conscients ont un caractère phénoménologique distinctif et irréductible accessible au seul sujet. Contrairement à ce qu’on dit communément, Descartes ne perdait pas de vue les sensations, qui étaient selon lui dans la dépendance de l’union (qu’il qualifie de « substantielle ») de l’esprit et du corps. Pour faire justice à Descartes, il vaudrait donc mieux recourir, plutôt qu’à un sempiternel « dualisme », aux trois « notions primitives » qu’il a dégagées : l’âme, le corps, l’union de l’âme et du corps. Il ne s’agit pas de trois substances mais de ce que Cottingham appelle un « trialisme attributif » (des propriétés).

Le secret de l’âme

John Cottingham reconnaît à Descartes une autre « préfiguration » : avant Freud, il a remarqué que les passions comme l’amour sont souvent difficiles à comprendre parce qu’à l’âge adulte notre jugement rationnel peut être brouillé par des sentiments confus remontant à l’enfance. Pour Malebranche, c’est la nature même de l’âme qui nous est obscure : « je ne suis que ténèbres à moi-même, ma substance me paraît inintelligible6 ».

La vérité, pour Descartes comme avant lui pour Augustin ou Bonaventure, n’en réside pas moins dans l’homme intérieur. Selon John Cottingham, la conception cartésienne des « idées claires et distinctes » comme l’autonomie kantienne sont « vulnérables à une certaine sorte de circularité épistémique ». Quoi qu’il en soit, ces deux visions présupposent que l’esprit humain est en mesure de faire des choix rationnels fondés sur un accès transparent à ses propres contenus. Elles se prolongent dans une conception moderne selon laquelle c’est à l’âme elle-même qu’il appartient de construire son expression la plus authentique.

Mais si l’âme était opaque et que le moi ne fût « pas maître dans sa propre maison » (Freud) ? Quelques critiques qu’on ait pu adresser à la psychanalyse, Cottingham estime que Freud et Jung ont eu le génie de rendre explicites des vérités que, d’une certaine façon, nous avions toujours connues : les contenus de l’esprit sont souvent ambigus et opaques ; la maturité psychologique exige que nous en explorions les replis sombres.

Le secret de l’âme, John Cottingham l’identifie au désir, plus ou moins dissimulé, qu’elle a de Dieu. Pour Freud, ce désir est l’expression d’une névrose. Jung y était beaucoup plus ouvert : « la question de savoir si Dieu existe est futile. Je suis suffisamment convaincu des effets que l’homme a toujours attribués à un être divin ». Quand une personne en aime vraiment une autre, il y a nécessairement, écrit Cottingham, quelque chose qu’elle ne peut pas – et ne souhaite pas – embrasser. À une autre échelle, le divin demeure, lui aussi, ultimement incompréhensible.

Conscience et morale

Cottingham cite à plusieurs reprises une expression de Descartes dans la quatrième partie du Discours de la méthode : « ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis ». Cela signifie pour Cottingham : je suis un sujet, le « propriétaire » des pensées, des sentiments et des expériences qui constituent ma vie consciente ; je ne suis pas un objet que les méthodes quantitatives de la science puissent mesurer. De la même façon, dans un livre récent7, un autre philosophe anglais, Richard Swinburne, voit dans l’eccéité propre à chaque âme humaine – c’est-à-dire dans ce qui la rend différente de n’importe quelle autre âme – la raison pour laquelle la science ne pourra jamais l’expliquer complètement. Cette subjectivité est exclusivement humaine : aucun autre animal ne pourrait formuler l’idée d’un moi par lequel je suis ce que je suis.

Le « problème difficile de la conscience » peut s’exprimer ainsi : comment cette propriété qu’est l’expérience subjective peut-elle s’insérer dans une conception cohérente de la réalité ? Une des « solutions » possibles est de voir dans la conscience une illusion produite par le cerveau ; donner ainsi la priorité à l’image scientifique sur l’image manifeste de la réalité constitue, selon Cottingham, une erreur philosophique souvent commise. À l’inverse, on peut juger que toute réalité physique est fondamentalement mentale (« panpsychisme ») ; selon Cottingham, on aboutit avec cette théorie à un mystère insondable. L’auteur suggère que le théisme n’est pas moins bien armé (litote) que le panpsychisme ou que le déni de la conscience pour rendre compte du caractère irréductible de celle-ci.

Le même problème se pose pour la morale. S’il est une question difficile, c’est bien celle d’intégrer la normativité dans une image scientifique de la réalité. En réponse, certains dénient l’existence même des exigences morales et les ramènent à des préférences ou à des désirs. Mais une telle approche n’explique en rien, d’après Cottingham, nos intuitions morales les plus fortes : la cruauté est intolérable ; nous devons aider ceux qui sont dans la détresse. La seule position tenable est donc l’objectivisme moral : les principes moraux sont une part de la réalité au même titre que les lois de la physique. Pour le philosophe britannique Derek Parfit (1942-2017), certaines choses comptent objectivement : la façon dont nous traitons les gens, ce que nous faisons pour que la planète survive, etc. Mais, demande Cottingham, qu’est-ce qui fonde cette objectivité ? Il trouve intrigante l’assertion de Parfit selon laquelle les vérités morales, vraies comme n’importe quelle vérité peut l’être, n’ont « pas de statut ontologique ».

L’énigme demeure. « La normativité, comme la conscience, est quelque chose dont nous ne pouvons nous débarrasser : nous ne pouvons l’écarter comme une illusion, et nous ne pouvons aisément l’insérer dans une image purement physique de la réalité. » Pour Cottingham, c’est en ouvrant la porte à l’alternative théiste qu’une solution se fera jour. Dieu pourra apparaître alors comme l’être sans qui il n’y aurait pas de sujets conscients durables et pas de principe normatif susceptible de guider leurs vies. Selon l’auteur, nous ne créons pas les valeurs et les beautés du monde ; nous sommes bien plutôt appelés à répondre à quelque chose de plus grand que nous. Il emprunte au philosophe américain Thomas Nagel8 l’idée de l’âme comme « instrument de transcendance ». Il nous suffit de fermer les yeux pour habiter un espace infini, et ce à quoi nous accédons alors est réel (vérités éternelles de la logique et des mathématiques, valeurs qui s’imposent à nous). Toujours soucieux de ne pas éloigner Dieu du monde qui nous est familier, Cottingham repousse la notion de surnaturel. Comme il n’y a pas deux mondes mais un seul, l’immanence divine ne s’oppose pas mais s’associe à la transcendance divine.

John Cottingham cite ces mots du théologien allemand Karl Rahner, qui résument bien le message humaniste et spiritualiste de son livre : « L’homme n’existe réellement en tant qu’homme que lorsqu’il emploie le mot « Dieu » au moins comme une question […] La mort absolue du mot « Dieu », incluant jusqu’à l’éradication de son passé, serait le signal, que plus personne n’entendrait, que l’homme lui-même serait mort ».

Notes

1 – John Cottingham, In Search of the Soul. A Philosophical Essay, Princeton University Press, 2020.

2 – Marc 8.36.

3 – Luc 9.25.

4Recherches philosophiques, partie 2, section 4.

5 – « The hard problem of consciousness ». L’expression est due à David Chalmers.

6Méditations chrétiennes et métaphysiques, IXe Méditation, article XV.

7 – Richard Swinburne, Are We Bodies or Souls ?, Oxford University Press, 2019.

8Cf. Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse, Vrin, 2018.