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L’union « des droites » sur la paille de la Nativité : une logique identitaire

Ceux qui appellent de leurs vœux (jusqu’à présent pieux) l’union de la droite LR et du RN sont enfin exaucés : celle-ci s’effectue sous nos yeux « dans la joie et la paix » d’un seigneur qui n’a jamais complètement digéré la loi du 9 décembre 1905. C’est dans les détails que se glisse la grâce : foin des programmes politiques encombrants, la jonction trouve asile sur la paille qui accueille les crèches de la Nativité dans certaines mairies. Ce faisant, elle renforce le « wokisme », mais aussi un certain « progressisme » qu’elle prétend combattre.

À l’initiative du sénateur des Bouches du Rhône Stéphane Le Rudulier, une proposition de loi visant à modifier l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 a été déposée et soutenue par plusieurs dizaines de sénateurs, notoirement LR et RN ou proches de ce parti1.

Ils entendent voler au secours des élus qui, tels Louis Aliot à Perpignan ou Robert Ménard à Béziers, enfreignent délibérément la loi en érigeant des crèches de la Nativité au moment de Noël dans les bâtiments municipaux.

Selon l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Donc pas de crèche de la Nativité dans les mairies, dans les hôtels de département, de région. Soulignons que la fin de l’article exclut de l’interdiction le domaine culturel désigné de manière générale par « musées ou expositions ». Un maire un peu astucieux s’efforcerait d’habiller l’exhibition en exposition temporaire sur la célébration de Noël dans différentes « traditions culturelles » – avec un petit parcours historico-artistique expliqué par quelques panneaux présentant les personnages sous un aspect mythologique et non pas religieux, afin de proposer un objet appropriable par tous, comme on le ferait dans un musée… Aux tribunaux, ensuite, d’apprécier la conformité avec l’article 28 en cas de plainte. On ne fera pas l’injure aux sénateurs en question de penser qu’ils manquent d’astuce. Non, l’objectif est clair : il s’agit expressément de privilégier une tradition représentant exclusivement une France chrétienne. Le projet en effet propose de changer la loi en y inscrivant une série d’exceptions particulières par l’ajout suivant : « ainsi que des dispositifs nécessaires à la présence temporaire de crèches et arbres de Noël, de santons, de galettes des rois et d’œufs de Pâques ».

La proposition particularise l’objet de la loi, qui devrait rester le plus général possible, jusqu’à l’œuf de Pâques dont on ne précise pas s’il est en chocolat. L’énumération de ces objets particuliers, pour être ridicule, n’en est pas moins révélatrice : elle désigne, sous le terme pompeux de « préservation des traditions immémoriales de la Nation française » des objets qui ont cependant chacun une histoire et où sont enrôlées sous le chef du catholicisme des coutumes qui le précèdent et l’excèdent (alors que si l’on voulait s’inscrire dans un projet culturel, il faudrait faire l’inverse!). C’est cette bannière religieuse qui retient ici l’attention, et les commentateurs qui se répandent dans les médias pour soutenir la proposition ont parfaitement compris : on pourrait à cette occasion, comme je l’ai entendu sur une chaîne d’infos continues, « suspendre temporairement la laïcité ». À ce compte, pourquoi ne pas la suspendre aussi pendant le jeûne du mois de Ramadan, etc. ?

L’énumération présentée par la proposition a valeur de symptôme. Elle peut être lue soit comme close, soit comme appelant d’éventuels compléments. Dans le premier cas, elle sonne le rappel du catholicisme comme une « racine » principale de la « Nation française ». Dans le second, elle fait du geste religieux un moment fédérateur de ladite « Nation ». Dans les deux cas – que la déclinaison identitaire se fasse au singulier ou au pluriel -, le moment religieux est plus qu’une composante (même importante) de l’histoire de France : il constitue une essentialité nationale, accréditée par la reconnaissance explicite de la part de la puissance publique.

Les deux lectures ne sont donc pas incompatibles. On rappellera que, dans son livre de 2015 Situation de la France, et avec grande ampleur conceptuelle, Pierre Manent proposait une fédération à portée politique des « cinq grandes masses spirituelles » au sein desquelles le catholicisme aurait un rôle médiateur supplantant la laïcité2. On peut aussi, et cela mérite d’être souligné, inclure dans ce geste identitaire l’action des courants « progressistes » que pourtant LR et le RN affectent de combattre et qui s’illustrent brillamment en matière de destruction de la laïcité et d’accommodements communautaristes – on songera par exemple, pêle-mêle, aux rapports Tuot de 2013 sur l’intégration, aux accompagnateurs scolaires, aux financements d’édifices cultuels et de crèches confessionnelles, au soutien d’élus « de gauche » à la fameuse manifestation du 10 novembre 2019 « contre l’islamophobie », à l’autorisation pour les associations religieuses d’échapper à l’obligation de se déclarer comme lobbies3

Présentées au motif (entre autres) de s’opposer au « wokisme »4, les déclinaisons de la logique identitaire dont la proposition de loi procède en offrent l’image symétrique. Les grignotages à bas bruit qu’elle énumère épousent l’objectif des courants antilaïques : faire que l’association politique nommée France ne soit plus vraiment « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »5 qui se pense comme auto-constituante, et où personne n’est invité à (et encore moins sommé de) s’identifier à une appartenance.

Notes

1 – « Proposition de loi visant à préserver les traditions immémoriales de la Nation française » https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-215.html .

2 – Je me permets de renvoyer à mon analyse dans la fin de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet ». https://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet/

4 – Voir l’exposé des motifs sur le site du Sénat https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl22-215-expose.html

5 – Art. 1er de la Constitution.

La laïcité dans tous ses états

Commentaire de l’émission « Répliques » du 12 novembre 22

À peine terminais-je d’écouter le « podcast » de l’émission Répliques (La laïcité : état des lieux) du 12 novembre 2022, où Alain Finkielkraut avait invité Iannis Roder et Jean-Fabien Spitz1, à peine me disais-je que la pseudo-argumentation de Jean-Fabien Spitz méritait quelques commentaires bien sentis que, relevant mes messages, je trouve cet article envoyé par André Perrin ! Fidèle au style caustique et précis dont il nous a déjà régalés dans plusieurs livres2 – mentionnons le tout récent Postures médiatiques (L’Artilleur, 2022) – l’auteur y reprend, en les démontant, les sophismes et inexactitudes que Jean-Fabien Spitz a égrenés tout au long de l’émission.

Le samedi 12 novembre 2022, l’émission Répliques, sur France Culture, avait pour titre La laïcité : état des lieux. Alain Finkielkraut y avait invité Iannis Roder, professeur d’histoire en réseau d’éducation prioritaire, à Saint-Denis, depuis 23 ans, et Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique. Des interventions de Iannis Roder, on ne dira rien ici, sinon qu’elles furent de part en part lumineuses, justes et vraies. De celles de son interlocuteur, la suite permettra de juger. Celui-ci dénonce « l’intégrisme républicain » de ceux qui prétendent interdire le port d’un vêtement : en France comme en Iran, on doit pouvoir être libre de porter le voile ou de ne le porter pas. Iannis Roder répond alors (7’13’’) que « L’interdiction du port du voile n’existe que dans le cadre de l’école et dans le cadre du fonctionnariat ». Spitz lui lance alors avec superbe : « Les élèves ne sont pas des fonctionnaires, Monsieur ! ». Ce à quoi Iannis Roder répond sobrement : « J’ai dit et ».

Ce qu’avait dit Iannis Roder était parfaitement exact. Le port du voile, en France, n’est proscrit que dans deux cas : aux élèves, dans les établissements de l’enseignement public, écoles, collèges et lycées, où ils sont presque tous mineurs et aux fonctionnaires, dans les espaces relevant de l’autorité de l’État. Cependant son interlocuteur, bien que philosophe de profession, préfère lui attribuer mensongèrement une sottise qu’il est évidemment plus facile de réfuter qu’une vérité de fait.

Un peu plus loin, (7’45’’) Iannis Roder fait valoir que la loi de 2004, dans la mesure où elle permettait de soustraire certaines jeunes filles aux pressions qu’elles subissaient, était une loi protectrice. Réponse de Jean-Fabien Spitz, qui se veut sarcastique : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur ».

Ainsi donc, M. Spitz découvre seulement aujourd’hui qu’entre le fort et le faible, c’est parfois la liberté qui opprime et la loi qui libère. Jusque-là, il croyait probablement que la vraie liberté était celle du renard libre dans le poulailler libre. Sur les rapports de la liberté et de la loi, il n’a, tout au long de sa carrière, rien appris ni de Spinoza, ni de Locke, ni de Rousseau, ni de Kant. Jusque-là il savait, et sans doute du haut de sa chaire enseignait, que toute loi est scélérate, qui exerce quelque contrainte sur la liberté des uns ou des autres, en interdisant par exemple le travail des enfants, en imposant aux employeurs de verser un salaire minimum aux salariés, ou en obligeant les citoyens à payer des impôts. Comme si le chemin de la liberté passait par la contrainte !

Alain Finkielkraut ayant alors évoqué La Boétie et la servitude volontaire (7’54’’), M. Spitz répond : « La servitude volontaire est omniprésente dans cette société. On pourrait la repérer à la façon dont les gens sont asservis à des marques commerciales, par exemple, y compris à l’intérieur de l’école […] Il y a de multiples formes d’emprise dans cette société, pas seulement celle que la loi dénonce ». M. Spitz ignore manifestement, ou il feint d’ignorer, qu’à l’intérieur de l’école, les chefs d’établissements sont amenés à interdire d’autres tenues que le voile, des tenues que justement les modes ou les codes de la société extérieure tendent à imposer aux élèves, les « crop-tops » par exemple, interdictions qui soulevaient l’indignation d’une autre grande philosophe libérale, Géraldine Mosna-Savoye, le 15 septembre 2020, sur les ondes de France Culture : « c’est précisément ce qui se joue aujourd’hui avec le corps des femmes, et tous les corps d’ailleurs : ce que l’on peut en montrer ou pas ne devrait, je crois, rien à voir (sic) avec la convenance à un ordre moral extérieur quel qu’il soit, dont le bienfondé restera toujours à démontrer ». Sur les rapports de la liberté et de la loi, Jean-Fabien Spitz est éloigné des conceptions de Spinoza, de Locke, de Kant et de Rousseau, mais il est proche de la pensée de Géraldine Mosna-Savoye. Les grands esprits se rencontrent.

Il est ensuite question de la circulaire que le ministre de l’Éducation nationale a adressée aux recteurs sur la multiplication dans les établissements scolaires des tenues manifestant une appartenance religieuse, comme les Abayas et les Qamis. La réplique de M. Spitz ne se fait pas attendre. Au moment du vote de la loi de 1905, dit-il, Aristide Briand s’est opposé à ce que, comme certains le proposaient, le port de la soutane fût interdit dans l’espace public. Notre philosophe se rend ici coupable du sophisme appelé ignoratio elenchi : la circulaire de Pap Ndiaye ne vise pas à interdire le port de l’Abaya dans l’espace public, mais dans la seule enceinte de l’école tandis que les anticléricaux de 1905 ne prétendaient pas proscrire le port de la soutane dans les lycées et collèges, ce à quoi peu d’élèves auraient pensé vraisemblablement, mais dans la totalité de l’espace public. Le même sophisme sera réitéré un peu plus tard, à 14’37’’, Jean-Fabien Spitz déclarera : « Dans les années cinquante, 25 à 30% des gens étaient communistes. On pouvait se promener dans la rue avec un insigne, la faucille et le marteau. Fallait-il l’interdire ? ». Signalons à notre philosophe qu’on a toujours le droit d’arborer cet insigne dans la rue, et même d’y manifester en portant un drapeau rouge et en chantant L’Internationale. Avec un peu de bon sens, on pourrait comprendre que ce qui est parfaitement légitime dans la rue ne l’est pas forcément dans une salle de classe. Cependant Spitz poursuit à 12’11’’ :

« Je voudrais ajouter quelque chose, c’est que maintenant la loi est interprétée. C’est-à-dire, c’étaient des signes religieux ostensibles, maintenant ce sont des signes religieux ostentatoires – ce n’est pas tout à fait la même chose – ensuite ce sont des signes religieux par destination. Qu’est-ce qu’un signe religieux par destination ? C’est un signe qu’on interprète comme religieux à partir d’autres comportements de l’élève. C’est une chasse à l’homme, ou plutôt, une chasse à la femme ».

Ici, M. Spitz étale son ignorance juridique. La notion de destination est courante en droit, non seulement en droit civil, comme en témoigne la notion d’« immeuble par destination », mais aussi en droit pénal, comme l’atteste la notion d’ « arme par destination ». Si vous revenez de la quincaillerie avec des fourchettes et des couteaux de cuisine dans votre sac à provisions, vous ne contrevenez à aucune loi ; mais si vous vous rendez à une manifestation avec, dans votre poche, les mêmes couteaux ou les mêmes fourchettes, vous êtes passible du tribunal correctionnel aux termes de l’article 132-75 du code pénal. C’est le contexte et le comportement du sujet qui guident l’interprétation. Rien de nouveau là-dedans, par conséquent, et pas plus de chasse à l’homme que de chasse à la femme de la part des magistrats qui interprètent la loi.

Oui, il est important d’interpréter, comme la suite va le montrer. Pour étayer l’affirmation selon laquelle « on a le droit de manifester ses opinions dans une République », Spitz invoque la loi fondamentale : « Et la Constitution même dit que la République respecte toutes les croyances ». Il est beau de citer l’article 1er de la Constitution, mais il est vain de le faire si on ne prend pas la peine d’expliquer en quel sens la République respecte toutes les croyances3. Dès lors que toutes les croyances sont mises à égalité sous le rapport du respect qui leur est dû, il est clair que ce n’est pas le contenu de ces croyances qui peut faire l’objet de ce respect. La République reconnaît à tous les individus le droit de croire ce qu’ils veulent, même des sottises, et de le dire, mais cela ne signifie pas qu’elle proclame un respect égal dû à la vérité et à l’erreur. C’est la raison pour laquelle le droit de dire des sottises, ou le devoir de respecter celles-ci, n’est pas le même dans la rue et dans l’école. Les élèves ont le droit de croire que la terre est creuse et que le capitaine Dreyfus était coupable, mais les professeurs de physique et d’histoire n’ont ni le devoir de respecter ces croyances dans leur contenu, ni le droit de les professer eux-mêmes. De surcroit, dire que la République respecte toutes les croyances ne nous dit rien de la traduction juridique de ce respect. De ce que certains croient que la femme doit être soumise à l’homme, ou que le voile protège sa pudeur des regards lubriques des mâles, et de ce que la République respecte ces croyances, on pourrait déduire que le voile peut être porté à l’école ? Soit. Mais de ce que certains croient à la théorie du « ruissellement », d’autres à la théorie du « grand remplacement », et de ce que la République respecte ces croyances, puisqu’elle les respecte toutes, quelles conséquences juridiques doit-elle alors en tirer ?

Alain Finkielkraut ayant cité une phrase de Péguy, Spitz en fait le commentaire suivant : « Lorsque Péguy écrit que l’instituteur doit être le représentant de l’humanité, je crois comprendre que l’humanité inclut […] des penseurs religieux. L’islam nous a transmis un certain nombre d’objets culturels très importants, on ne peut pas le nier. Pourquoi exclure ce qui fait partie de la culture humaine ? ». Où M. Spitz a-t-il vu que l’islam était exclu de l’école ? Le réduit-il au port du voile par les femmes ? Ignore-t-il que les programmes d’histoire font toute sa place à la civilisation musulmane ? Ignore-t-il qu’Avicenne et Averroès figurent dans la liste des auteurs au programme de philosophie et que la proscription du voile en classe n’interdit pas davantage leur étude que celle de la Kippa n’empêche l’étude de Maïmonide et de Levinas, ou que celle de la croix chrétienne ne s’oppose à ce que l’on y explique saint Augustin, Pascal et Ricœur ?

La discussion s’engage ensuite sur les causes de la montée en puissance de l’intégrisme islamique. À 27’54’’, Jean-Fabien Spitz intervient : « Le phénomène de la prégnance de ce que vous, vous appelez l’intégrisme islamiste, dont je ne nie absolument pas l’existence, parmi certains milieux musulmans en Europe, pas seulement en France, bien sûr, par exemple a son pendant dans un pays que je connais bien qui est le Brésil où les sectes évangéliques ont gagné une influence extrême parmi les populations des favelas. Ces idéologies extrémistes, parce que là il s’agit d’un intégrisme religieux, peuvent être encore plus dangereuses que l’islamisme, d’une certaine façon ». Spitz nous dit que l’intégrisme évangélique peut être encore plus dangereux que l’islamisme d’une certaine façon, mais il ne nous dit pas de quelle façon. Ces évangélistes ont-ils égorgé des prêtres catholiques en plein office, comme le Père Hamel à Saint-Etienne du Rouvray ? Ont-ils décimé la rédaction d’un hebdomadaire anticlérical ? Se sont-ils livrés à des tueries de masse dans une salle de concert de Copacabana ou au stade Maracanã ? Dans quel État du Brésil font-ils régner une terreur comparable à celle des Talibans en Afghanistan ? Ou à celle de Daech en Syrie ? Ou à celle de Boko Haram au Nigeria ? Quel État du Brésil a connu de leur fait ce que l’Algérie a vécu de 1991 à 2002 ? M. Spitz ne nous le dit pas. Il est regrettable qu’un professeur de philosophie se préoccupe si peu d’administrer la preuve de ce qu’il avance.

Alain Finkielkraut interroge ensuite Jean-Fabien Spitz sur les « lois scélérates » qu’il dénonce dans le livre qu’il vient de publier. Celui-ci lui répond (32’57’’) que ce sont des lois qui restreignent les libertés publiques et il en donne l’exemple suivant :

« On en a un exemple à Poitiers récemment où des associations qui ont à leur programme un enseignement sur la désobéissance civile ont été privées, ou sont menacées d’être privées, de leurs subventions parce qu’elles mettent ceci à leur programme alors que la désobéissance civile fait partie de la charte européenne des droits de l’homme. C’est quelque chose qui est reconnu comme un droit, la désobéissance civile, lorsque qu’on pense qu’une loi est une loi qui est une loi porteuse d’oppression ».

M. Spitz a-t-il pris la peine de lire le texte qu’il cite ? Aucun des 54 articles de la charte des droits fondamentaux de l’union européenne ne consacre un droit à la désobéissance civile, ni n’en fait la moindre mention. Si M. Spitz interprète de cette manière l’article 10-2 de ladite charte, il étale, une fois encore, son incompétence juridique, et doublement. Cet article dispose en effet que « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». D’une part, il y est question de l’objection de conscience et non de la désobéissance civile, ce qui n’est pas du tout la même chose. Comme en témoigne aussi bien la jurisprudence de la commission européenne des droits de l’homme que celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’objection de conscience concerne essentiellement le refus d’accomplir le service militaire dans les pays où il est obligatoire. Dans des débats récents, elle a également concerné le droit des médecins à refuser de pratiquer l’avortement, mais jamais elle n’a concerné la désobéissance civile au sens où celle-ci serait un droit de désobéir à une loi lorsqu’on pense qu’elle est « porteuse d’oppression ». D’autre part, l’article 10-2 subordonne ce droit au principe de subsidiarité : il n’est reconnu que dans les limites des « lois nationales qui en régissent l’exercice ». Quelle loi française reconnaît un tel droit de désobéir aux citoyens ? M. Spitz ignore également que même un auteur aussi favorable à la désobéissance civile qu’Albert Ogien reconnaît que sa légalisation est impossible, qu’elle ne peut pas « être un droit reconnu »4. Mais supposons un instant que M. Spitz ait raison. Supposons qu’une loi européenne, primant sur les lois françaises, fasse obligation à notre république de subventionner des associations qui préconisent la désobéissance aux lois de la République. Le propre d’une règle de droit, ce qui la distingue par exemple d’une règle morale, c’est d’être coercitive, c’est-à-dire assortie d’une contrainte. C’est donc contrainte et forcée par la loi européenne que la République française devrait assurer la liberté que M. Spitz revendique, celle de désobéir aux lois qui lui paraissent mauvaises. Ne s’exposerait-il pas alors aux sarcasmes d’un philosophe qui lui dirait : « Comment, comment ? J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur » ?

Jean-Fabien Spitz ayant, tout au long de l’émission, manifesté son hostilité à l’enseignement privé, on aurait pu penser que ce républicain libéral, puisque c’est ainsi qu’il se définit, avait une dent contre le « privé ». Il n’en est rien, comme une dernière séquence permettra de s’en assurer. Iannis Roder s’étonne de ce qu’il ait dit : « Je ne comprends pas que l’on pénalise des médecins qui feraient des certificats de virginité »5. Cela ne revient-il pas à faire de la femme une marchandise qui doit être pure pour être consommée ? Réponse de Spitz : « C’est une affaire privée ! C’est une affaire privée ! ». Et de prendre une comparaison : si une femme n’accepte de m’épouser que si je lui prouve, certificat de fertilité à l’appui, que je pourrai lui faire des enfants, c’est une affaire privée ! C’est une affaire privée !

La fin éclaire le début. C’est le même libéralisme qui fonde le droit des jeunes filles musulmanes d’arborer à l’école un signe de sujétion et celui des hommes de leur réclamer un certificat médical de virginité. On aura compris que pour ne pas être intégriste, le républicanisme ne doit pas seulement être libéral, mais ultralibéral.

Notes

1 – Enregistrement intégral à écouter sur le site de France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/repliques-du-samedi-12-novembre-2022-5866040 . Emission à l’occasion de la publication par Iannis Roder de La jeunesse française, l’école et la République (L’Observatoire) et par Jean-Fabien Spitz de La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique (Gallimard).

2Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (L’Artilleur, 2016) ; Journal d’un indigné. Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (L’Artilleur, 2019 ; recension sur Mezetulle) et, chez le même éditeur, Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire, 2022. André Perrin a également publié de nombreux articles sur Mezetulle.

3 – Voir sur ce point Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe » Mezetulle 16 septembre 2017.

4 – Albert Ogien « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? » Droit et société 2015/3 N°91 p.592

5 – Sur cette question, voir Catherine Kintzler « Cachez cette virginité que je ne saurais voir » Marianne 2 juin 2008 et Mezetulle 8 juin 2008.

Vous avez dit « laïcité positive » ?

En parlant de « laïcité positive » le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye reprend un terme fréquemment utilisé pour réclamer à la laïcité – qu’on juge rigide et trop intransigeante – des « accommodements », une « ouverture »1. Ce terme, que Nicolas Sarkozy avait cru bon de promouvoir à plusieurs reprises2, suggère par lui-même l’aspect politique qui gouverne son emploi. L’adjectif « positive » induit en effet un champ sémantique où prendrait place, à l’opposé, une « laïcité négative » qu’il s’agirait de combattre, de réduire et peut-être même d’effacer3. Mais la thèse d’une « laïcité négative » ne tient pas debout : car la laïcité a posé plus de libertés que ne l’a jamais fait aucune religion. On n’a pas à demander à la laïcité d’être « positive » : c’est aux religions qu’il appartient de le devenir en renonçant à leurs prétentions à l’exclusivité intellectuelle et politique.
Examinons donc ce que certains appellent hâtivement un concept : la notion de « laïcité positive ». De quelque côté qu’on la prenne, on débouche sur un vide intellectuel.

Laïcité : négativité ou minimalisme ?

Il faut d’abord éclaircir l’emploi des termes « négatif » et « positif ».

On peut entendre par là une quantité et une forme de contenu au sens doctrinal. De ce point de vue, il n’y a effectivement rien de plus minimal que la laïcité. Elle n’est pas une doctrine, puisqu’elle dit que la puissance publique n’a rien à dire s’agissant du domaine de la croyance et de l’incroyance, et que c’est précisément cette abstention qui assure la liberté de conscience, celle de croire, de ne pas croire, d’avoir ou non une religion, de renoncer à une religion ou d’en changer. Ce n’est pas non plus un courant de pensée au sens habituel du terme : on n’est pas laïque comme on est catholique, musulman, stoïcien, bouddhiste, etc. Au contraire : on peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, etc. La laïcité n’est pas une doctrine, mais un principe politique visant à organiser le plus largement possible la coexistence des libertés. Qu’on me pardonne ce gros mot : les philosophes parleraient d’un « transcendantal » – condition a priori qui rend possible l’espace de liberté occupé par la société civile. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute la théorie : je l’ai proposée ailleurs de manière détaillée et je me permets d’y renvoyer les lecteurs4.

Confondre minimalisme et négativité, c’est soit une erreur soit une faute. C’est une erreur si la confusion a pour origine une méconnaissance. C’est une faute si, malgré la connaissance, elle s’impose sous une figure de rhétorique qui sonne alors comme une déclaration d’hostilité. Dans les deux cas, il est opportun et urgent de rappeler le fonctionnement du concept de laïcité.

La laïcité pose la liberté

Maintenant, regardons quels sont les effets du minimalisme dont je viens de parler. On découvre alors un autre angle pour éclairer les termes « négatif » et « positif », en les rattachant à une question décisive. Il s’agit de l’effet politique et juridique : celui-ci est-il producteur de droit et de liberté?

On pourra aisément montrer que c’est précisément par son minimalisme que le principe de laïcité est producteur, positivement c’est-à-dire du point de vue du droit positif, de libertés concrètes. C’est en effet à l’abri d’une puissance publique qui s’abstient de toute inclination et de toute aversion en matière de croyances et d’incroyances que les religions, mais aussi d’autres courants de pensée, peuvent se déployer librement dans la société civile. Les citoyens sont donc à l’abri d’un État où régnerait une religion officielle ou un athéisme officiel mais aussi, ne l’oublions pas, ils sont à l’abri les uns des autres. En s’interdisant toute faveur et toute persécution envers une croyance ou une incroyance, la puissance publique laïque les admet et les protège toutes, y compris celles qui n’existent pas, pourvu qu’elles consentent à respecter la loi commune.

Il n’y a donc rien de plus positif à cet égard que la laïcité. Elle pose bien plus de libertés politiques et juridiques que ne l’a jamais fait aucune religion en position de pouvoir ou ayant l’oreille complaisante du pouvoir. Car une autre confusion doit être dissipée. Si quelques messages religieux aspirent à une forme de libération métaphysique et morale, aucune religion n’a été en mesure de produire la quantité de libertés positives engendrées par la plate-forme juridique minimaliste de la Révolution française – première occurrence du concept objectif de la laïcité même si le mot apparaît plus tard. Du reste ce n’est pas la préoccupation essentielle des religions, qui ne sont heureusement pas réductibles à leurs aspects juridiques.

Quelle religion a institutionnalisé la liberté de croyance et d’incroyance, la liberté d’apostasie ? Laquelle a, ne disons pas instauré, mais seulement accepté de son plein gré le droit des femmes à disposer de leur corps, à échapper aux maternités non souhaitées ? Laquelle a été prête sans la contrainte de la législation civile à reconnaître celui des homosexuels à vivre tranquillement leur sexualité et à se marier ? Laquelle accepte une législation sur le droit pour chacun de mourir selon sa propre conception de la dignité et de la liberté ? Laquelle reconnaît de son plein gré la liberté de prononcer des propos qui à ses yeux sont blasphématoires ? Inutile de citer l’affaire des caricatures, l’assassinat de Théo Van Gogh, l’attentat contre Charlie-Hebdo, pas besoin de rappeler les lapidations, ni de remonter au procès de Galilée ou au supplice du Chevalier de La Barre : les exemples sont légion, jadis, naguère et aujourd’hui. Aucune des libertés positives que je viens de citer n’a été produite par une religion, directement, en vertu de sa propre force, de sa propre doctrine et par sa propre volonté : toutes ont été concédées sous la pression de combats et d’arguments extérieurs, et sous la pression de législations qui ont rompu avec la légitimation religieuse et qui ont eu le courage d’affronter les injonctions religieuses.

On me citera comme contre-exemples l’ex-URSS ou la Pologne, où la religion a été un ciment pour résister au despotisme : mais la liberté religieuse heureusement rétablie y a été réclamée contre un État pratiquant lui-même une forme de religion officielle exclusive. Une religion persécutée a besoin de la liberté de conscience et de croyance ; elle a raison de lutter pour l’obtenir, mais elle ne la produit pas par elle-même, elle n’est pas elle-même le principe d’une liberté qui vaut pour tous : elle la désire pour elle, ou tout au plus pour ceux qui ont une religion, exclusivement – sa générosité propre ne s’étend pas au-delà5. Benoît XVI a rappelé dans un de ses discours en 2008 à Paris6 que, à ses yeux, il n’y pas de culture véritable sans quête de Dieu et disponibilité à l’écouter. Il a bien sûr le droit de le penser et de le dire, mais on a aussi le droit de rappeler que ce principe n’est pas en soi inoffensif : il suffit de lui (re)donner la force séculière pour prendre la pleine mesure de sa violence.

Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives

La laïcité n’a donc pas à devenir positive : elle l’a toujours été, elle est un opérateur de liberté. Davantage : la positivité des libertés n’est possible que lorsque les religions renoncent à leur programme politique et juridique, que lorsqu’elles se dessaisissent de l’autorité civile, de l’exclusivité spirituelle et de la puissance civile auxquelles certaines prétendent toujours et avec quelle force. Autrement dit, pour que l’association laïque puisse organiser la coexistence des libertés et par conséquent assurer la liberté religieuse, il est nécessaire que les religions s’ouvrent au droit positif profane en renonçant à leur tentation d’hégémonie spirituelle et civile.

Il convient donc d’inverser les injonctions à la « positivité » : c’est la laïcité qui est fondée à demander aux religions de devenir positives et de renoncer à l’exclusivité tant intellectuelle que politique et juridique, de renoncer à faire la loi. L’histoire des rapports entre la République française et le catholicisme témoigne que c’est possible. Elle témoigne aussi que dans cette opération les religions sont gagnantes. Car elles ne gagnent pas seulement la liberté de se déployer dans la société civile à l’abri des persécutions ; en procédant à ce renoncement elles montrent qu’elles ne sont pas réductibles à de purs systèmes d’autorité ni à un droit canon ou à une charia auxquels il serait abusif de les restreindre, elles montrent qu’elles sont aussi et peut-être avant tout des pensées. Et à ce titre, elles sont conviées dans l’espace critique commun de libre examen ouvert par la laïcité.

Notes

1 – Pap Ndiaye, entretien au Monde, 13 octobre 2022, « Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction » . L’usage du terme « laïcité positive » par le personnel politique (voir note suivante) est probablement issu d’une lecture mal digérée d’un bref texte de Paul Ricœur, distinguant une « laïcité d’abstention » propre à l’État et une « laïcité de confrontation » s’exerçant par le libre débat dans la société civile. Paul Ricœur « Laïcité de l’État et laïcité dans la société » La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195, en ligne sur le site de l’APPEP https://www.appep.net/table-des-matieres/chapitre-ii-du-mot-a-lidee/ii-11-laicite-de-letat-et-laicite-dans-la-societe/ . Dans ce texte en effet, Ricœur maintient la distinction entre État et société civile et ne suggère nullement qu’il faudrait s’appuyer sur la « laïcité de confrontation » pour réclamer l’assouplissement et même l’effacement de la laïcité constitutive, organique, de la République française. Il oppose deux champs, il ne réclame nullement leur brouillage.

3 – Ce faisant, il s’agit aussi de flatter la perception spontanément « négative » dont fait état une classe d’âge (voir l’ouvrage de Iannis Roder La jeunesse française, l’école et la république, Paris : L’Observatoire, 2022) pour laquelle la laïcité se réduirait à un ensemble d’« interdits ». Comme si la laïcité n’était pas profondément libératrice. Et comme si, plus largement, le concept même d’interdit n’était pas constitutif de la liberté du citoyen.

4 – Notamment le livre Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2022 4e éd. (2014). Pour un aperçu, on pourra lire sur ce site « La dualité du régime laïque » https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/ , l’entretien avec Laurent Ottavi en deux parties dans La Revue des Deux mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ . En vidéo : entretien avec Jean Cornil (CLAV, Bruxelles) https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/

5 – Et bien souvent, une fois au pouvoir politique ou en mesure de l’influencer significativement, elle s’empresse de mettre en place une législation rétrograde et négatrice de liberté. L’exemple de l’Iran est à méditer.

6 – Discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008 : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html

***

[N.B. Ce texte reprend partiellement un article que j’ai publié en septembre 2008 sur mon ancien site http://www.mezetulle.net/article-23196913.html ]

Samuel Paty, professeurs menacés de mort : on regarde ailleurs…

À l’approche du triste anniversaire – le 16 octobre – de l’assassinat de Samuel Paty, on apprend que dans l’Essonne un professeur est menacé, en des termes très explicites1, de décapitation. Avant la publication de cette sinistre nouvelle, le Collectif laïque national a publié un appel intitulé « Se montrer fidèles à l’action de Samuel Paty » demandant notamment « aux responsables institutionnels de réagir systématiquement et avec vigueur à la moindre alerte […] » et appelant à rejoindre « les initiatives locales prises pour rendre hommage à Samuel Paty notamment à Paris Ve le 16 octobre à 14h au square Samuel Paty place Paul Painlevé »2.
Alors que circulent ces menaces de mort, qui se présentent ouvertement comme un rappel funeste de l’assassinat de Samuel Paty, les « partis de gauche de la Nupes » ont programmé une « manifestation contre la vie chère et l’inaction climatique » précisément et délibérément pour ce dimanche 16 octobre, comme s’il n’y avait pas d’autre date possible, comme si la mémoire du 16 octobre 2020 devait s’effacer. Mais ils ne sont pas les seuls à regarder ailleurs.

Il y a deux ans, je mettais en ligne sur Mezetulle « À la mémoire de Samuel Paty, professeur ».

Il y a deux ans, Philomag publiait cette interview en accès libre « Le terrorisme islamiste considère que l’école est à sa disposition et entend lui dicter sa loi ».

Il y a deux ans… Rien n’a changé, et c’est même peut-être pire, comme le dit le magazine Marianne « L’indifférence a gagné » . Comme le constate aussi amèrement Anne Rosencher ce matin sur France-Inter.  Elle déclare : « J’ai cru, comme beaucoup, qu’un tel électrochoc allait faire reculer les intimidations islamistes, qui veulent imposer leurs normes et faire taire les professeurs. Hélas. ».
Professeurs de plus en plus ouvertement méprisés – traités de « déserteurs », accusés de « ne pas contribuer au redressement du pays » – parents d’élèves intrusifs et tout-puissants, wokes qui au nom du « respect des convictions et des identités » ferment délibérément les yeux sur l’invasion du fanatisme avec son cortège d’injonctions sanglantes … Seul changement : l’extension de la lâcheté et du renoncement.

Il faut cultiver notre indignation. Pour cela, lire et relire le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty .

« Samuel Paty Ni oubli ni pardon » (tweet de Catherine Clément ce soir).

Notes

1– « … le sale JUIF… On va lui faire une SAMUEL PATY » dit notamment (avec les majuscules) le message qui circule actuellement sur les réseaux sociaux  voir https://twitter.com/jpsakoun/status/1580469267119886338 . Il y a quelques jours, un autre professeur a été menacé de mort après un cours sur la laïcité.

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans les activités sportives

Un vademecum du « Conseil des sages »

Si la question résurgente du « burkini » n’a pas changé de nature politique depuis 20161, en revanche, en se manifestant dans les piscines publiques, elle affecte un terrain plus sensible, parce que plus réglementé, que celui des plages où elle était initialement apparue. Elle n’est qu’un jalon parmi d’autres tests que les menées communautaristes font subir aux principes républicains, notamment dans le domaine du sport auquel il convient de s’intéresser plus largement en s’aidant d’un ouvrage éclairant.
Publié récemment et téléchargeable sur la page du Conseil des sages de la laïcité, le vademecum Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives2 parcourt et analyse de manière concrète la plupart des situations qui, dans le domaine de l’activité sportive, peuvent contrevenir aux principes républicains. Doit-on, peut-on y faire obstacle et si oui, comment ?

Après avoir exposé la pertinence de la question – l’intervention croissante du religieux dans la pratique sportive, constatée notamment par plusieurs rapports parlementaires et de l’IGESR3 –, après en avoir identifié distinctement les risques – prosélytisme, communautarisme, radicalisation -, cet ouvrage de 67 pages éclaircit sous forme de 10 fiches thématiques les multiples contextes et statuts dont la complexité, en l’absence d’un tel éclaircissement, est génératrice de confusions.

En effet, des situations apparemment identiques n’appellent pas la même appréciation selon qu’elles prennent place dans l’exercice du sport scolaire, du sport universitaire, dans une fédération agréée, une fédération délégataire, au sein d’une association sportive privée, dans un club municipal, etc., et aussi selon la nature de l’activité qu’on y exerce (organisateur, employé, simple pratiquant). Et ce n’est pas le moindre mérite de ce vademecum que d’avoir réussi à structurer et à ordonner cette « usine à gaz » qu’est apparemment l’organisation du sport en France. Pour chaque type de contexte (service public, fédération, association, structure municipale…) un tableau pose la question « Suis-je astreint à une obligation de neutralité ? », la décline selon le statut de l’intéressé (organisateur, salarié par l’organisme, bénévole, arbitre, pratiquant…) et y répond très clairement en s’appuyant sur la réglementation en vigueur. On sait alors dans quels contextes, pour quels statuts, la règle de neutralité est une obligation, dans quels autres elle est une possibilité et selon quels moyens. Ainsi et par exemple, un bénévole ou un salarié participant à l’encadrement sera soumis à l’obligation de neutralité dans le cadre de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), alors qu’un règlement intérieur pourra lui imposer de restreindre la manifestation de ses convictions dans le cadre du sport universitaire (FFSU)4.

Enfin, armé par cette clarification, on passe à la partie pratique et proprement analytique qui mobilise les outils mis en place précédemment. Que faire lorsque tel ou tel cas concret se présente, à quelle typologie remonter pour l’apprécier et prendre une décision ? L’exposition de onze « situations » significatives5 montre pour chaque cas comment pratiquer cet exercice du jugement et permet d’obtenir une réponse pertinente.

L’actualité me conduit à citer intégralement le cas n°4 : port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale, p. 55 :

Faits

Madame F. a adhéré en 2020 à des activités proposées par la piscine municipale. En janvier 2021, elle décide de les poursuivre en burkini. Les encadrants sportifs lui demandent de ne plus revenir tant qu’elle n’aura pas changé de tenue de bain. Les encadrants sont-ils dans leur bon droit ?

Eléments de réponse

Les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public. Le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable.

Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, peuvent justifier une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public.

Par ailleurs, la commune ou le gestionnaire de l’équipement municipal peut subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité.

Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il appartient à la commune gestionnaire de la piscine de fixer ces règles dans son règlement intérieur.

Ce règlement étant porté à la connaissance de tout usager, l’accès au bassin peut être refusé aux personnes qui ne s’y conforment pas.

De cet exemple, entre autres, on conclura que, lorsque la neutralité ne s’impose pas a priori sous la forme d’une obligation (comme ce serait le cas pour un agent public) elle ne doit pas pour ce motif être systématiquement écartée : il y a toujours possibilité pour l’organisme gestionnaire de fixer, de manière justifiée, un règlement intérieur qui permet de la mettre en place.
J’ajouterai une conclusion politique. Puisqu’on peut en la matière faire obstacle aux comportements qui menacent les principes républicains ou qui testent leur degré de résistance aux tentatives d’affaiblissement, s’abstenir de le faire et se prévaloir d’une telle abstention ne relève pas d’un pur et simple juridisme, c’est une prise de position militante.

Notes

1 – Rappelons qu’en 2016, juste après l’attentat de Nice, l’opération « burkini » a, en l’espace de quelques jours, fait passer la France du statut de victime à celui de persécuteur… Et certains osent encore aujourd’hui, avec l’affaire des piscines de Grenoble, prétendre que la question est anecdotique – comme en 1989, au moment de l’affaire de Creil, certains prétendaient qu’il s’agissait simplement d’un « foulard » ou d’un « fichu ». Voir l’article de 2016 « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » https://www.mezetulle.fr/burkini-fausse-question-laique-vraie-question-politique/

2 – Dédié à la mémoire de Laurent Bouvet, préfacé par Dominique Schnapper, le vademecum est téléchargeable gratuitement sur la page du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Education nationale https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537 . Sur cette page on trouve d’autres publications du Conseil des sages, notamment le coffret Guide républicain, et le vademecum La laïcité à l’école.

3 – IGESR : Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.

4 – Voir pages 24-26.

5 – Ce faisant, ce vademecum s’inspire de la méthode par « fiches ressources » déjà utilisée dans le vademecum La laïcité à l’école https://www.education.gouv.fr/media/93065/download .
Voici la liste des onze situations. 1 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse dans une salle de mise en forme. 2 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse par un arbitre pendant une rencontre sportive. 3 – Le port d’un couvre-chef à caractère religieux lors de compétitions sportives. 4 – Le port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale. 5 – La demande de créneaux horaires non mixtes dans une piscine municipale. 6 – Le jeûne rituel d’un sportif lors d’une compétition. 7 – La prière observée par certains sportifs dans un vestiaire avant une rencontre sportive. 8 – Le signe d’adhésion à un culte d’un joueur dans une enceinte sportive. 9 – Le refus de serrer la main de l’arbitre, pour un motif religieux, dans une enceinte sportive. 10 – Le refus de participer au cours d’EPS. 11 – L’ostentation religieuse dans le sport scolaire.

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Le libéralisme est-il la cause de la mort de l’école ?

Jean-Michel Muglioni n’a pas manqué dans de nombreux propos publiés sur Mezetulle1 de s’en prendre à ce qu’on appelle le libéralisme. Après avoir lu l’article de Christophe Kamysz2, il revient sur ce sujet et, plus précisément, demande ici si la réussite du libéralisme dans ce qu’il a de plus contestable ne s’expliquerait pas d’abord par la disparition de l’esprit républicain. La fin politique de l’école – faire de l’homme un citoyen – résulte de l’instruction : il suffit que l’école soit elle-même pour être républicaine et laïque.

Christophe Kamysz a raison : « la finalité de l’école républicaine […] n’est pas économique mais politique. » Elle n’est pas de former ou plutôt de transformer les hommes pour en faire les rouages d’une société civile, c’est-à-dire marchande, mais de les élever à la citoyenneté. Notons-le, cette idée de l’école est paradoxale : la fin politique de cette école n’est pas ce que vise directement l’enseignement, ce n’est pas un objet d’enseignement. L’enseignement laïque est résolument libre, il ne demande pas de croire, contrairement à l’enseignement religieux, il est le contraire de toutes les formes d’endoctrinement dictatoriales ou totalitaires. La fin politique de l’école, faire de l’homme un citoyen, résulte par surcroît de l’instruction, comme le bonheur couronne la vertu selon Aristote. Par l’instruction, si du moins c’est une véritable instruction, l’élève devient un homme libre, c’est-à-dire capable de juger, et donc capable d’exercer sa citoyenneté. Il suffit que l’école soit l’école pour être républicaine et laïque. Éprouver le besoin, comme aujourd’hui, de faire de la laïcité l’objet d’un enseignement spécial signifie qu’il n’y a plus d’école.

Condorcet pouvait penser qu’un enseignement élémentaire suffit à préparer chacun à la liberté, parce que, élémentaire, il ne propose que ce que chacun peut comprendre : il permet à chacun de s’élever par degré du plus simple au plus complexe, sans qu’il soit nécessaire que tous s’élèvent au plus haut. S’il fallait que tous les hommes deviennent des savants pour être citoyens, la souveraineté du peuple n’aurait aucun sens. Il suffit que chacun apprenne à distinguer ce qu’il sait et ce qu’il ne fait que croire – et cela aussi bien dans le domaine scientifique où nous ne connaissons réellement pas grand-chose mais disposons de multiples savoirs « à crédit » : d’« informations » que nous prenons pour des savoirs quand en réalité nous n’y comprenons rien, étant incapables d’en rendre raison. Je donne toujours cet exemple : qui, même parfois après de longues études, est capable de dire pour quelles raisons il faut admettre que la Terre tourne autour du Soleil ?

Si l’école ne remplit pas aujourd’hui sa fonction qui est d’instruire, si elle est devenue prisonnière de l’économie, de la société – on se rappellera que l’ouverture de l’école sur la société est un thème récurrent des réformes tentées par tous les partis depuis les années soixante du siècle dernier –, est-ce d’abord pour des raisons économiques et parce qu’on aurait eu le dessein de faire des esclaves, comme autrefois des soldats pour reprendre l’Alsace et la Lorraine ? Tel est bien le dessein de l’OCDE et de nos gouvernements successifs. Ce dessein, qu’on peut appeler libéral en effet, est fondé sur l’obnubilation de l’économie, qui caractérise aussi les socialismes. Mais suffit-il à expliquer la renonciation générale à l’instruction ? La mort de l’école ne vient-elle pas d’abord de ceci que l’idée même du savoir a été oubliée, et oubliée des savants eux-mêmes ? La régression dont parle à juste titre Christophe Kamysz vient-elle d’abord de la société et de la pression des intérêts économiques ou de la faillite des esprits, de ce que Benda appelait la trahison des clercs – parmi lesquels les philosophes ont peut-être eu un rôle déterminant ?

La réussite admirable des sciences et des techniques qu’elles ont permis de mettre en œuvre – sans lesquelles par exemple j’aurais quitté ce monde depuis longtemps – cette réussite a fait prévaloir l’efficacité sur l’exigence d’intelligibilité. De là cette l’idée que ce qui y est « scientifique » est ce qui marche et non ce qui aurait en soi-même une intelligibilité. De même l’impossibilité où chacun se trouve de maîtriser toutes les sciences a fini par faire prendre une information pour une vérité scientifique, d’autant plus qu’il nous arrive chaque jour de faire usage de ces connaissances par ouï-dire de manière efficace et que notre réussite nous fait oublier qu’en réalité nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Quand on voit des manuels de science imposés aux élèves asséner des « vérités » sans jamais en rendre raison, on comprend que croire un livre sacré ne paraisse pas déraisonnable.

De là, donc, la disparition de la laïcité, de là la pression des croyances religieuses ou non sur l’école. Car la laïcité, c’est d’abord l’idée d’une école fondée sur la clarté du savoir, et non sur l’endoctrinement idéologique ou religieux. La séparation des Églises et de l’État signifie que le politique n’est plus soumis aux Églises, ce qui suppose une instruction publique qui libère les futurs citoyens de leurs pressions. Si aujourd’hui il arrive que de jeunes esprits s’opposent à la République au nom de la religion musulmane, il ne faut pas d’abord s’en prendre à l’islam ni même aux islamistes : c’est qu’il n’y a plus d’école. Il ne faut pas davantage s’en prendre au libéralisme – au libéralisme économique et au marché – si à l’intérieur même de l’école le souci de l’élémentaire a été oublié. Et peut-être l’absence assez générale d’esprit républicain explique-t-elle aussi autant ou plus que le libéralisme économique la remise en cause de l’idée même de service public en général. À quoi bon, en effet, des services publics s’il n’y a pas des citoyens mais des consommateurs ?

Notes

1 – Voir la table des articles par auteurs https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ , et aussi celle du site d’archives http://www.mezetulle.net/article-16750257.html

Le professeur, le rappeur homo sapiens et le prédicateur (par Delphine Girard)

Delphine Girard1 analyse l’effarante et effrayante histoire de « Stéphanie »2, professeur de SVT3 qui, peu après l’assassinat de Samuel Paty et dans la même académie, fut accusée de « racisme » et menacée par un père d’élève. N’avait-elle pas, dans son cours sur les origines et l’évolution de l’espèce humaine, illustré Homo sapiens par une image du rappeur Soprano ? Effarante histoire : soutenue du bout des lèvres par une institution encline à déstabiliser les professeurs4, « Stéphanie » dut d’abord « s’expliquer » avant d’être exfiltrée dans une autre académie. Effrayante aussi : le crédit accordé à la parole prévenue et convenue des élèves, relayée et amplifiée par des parents idéologues, entend une fois de plus faire savoir aux enseignants de France qu’ils sont épiés et que la pression s’accentue pour les pousser à l’autocensure. Allons-nous laisser des prédicateurs s’emparer de l’école ?

[Le texte qui suit est celui de l’article que Delphine Girard a publié (sous le titre « Quand un rappeur donne de sa voix pour soutenir les enseignants ») dans le numéro 595 (février 2022) de L’AP, magazine mensuel du Syndicat national de l’enseignement technique action autonome-FO. Je remercie le secrétaire général du SNETAA-FO, directeur de la publication, pour son aimable autorisation de reprise.]

Voilà un peu plus d’un an, dans les Yvelines, il est arrivé à « Stéphanie » professeur de SVT, une bien singulière histoire dont la presse ne s’est fait l’écho que tout récemment5, mais sur laquelle il paraît singulièrement important de revenir. Alors qu’elle traitait tout à fait normalement son programme de troisième sur le darwinisme, quelque élève peu attentive lui fit remarquer avec indignation qu’il était choquant, à ses yeux, de voir apparaître sous les traits d’Homo sapiens sapiens le visage du rappeur Soprano. À cet instant, j’imagine que vous vous demandez comme moi, si vous ne connaissez pas cette affaire, ce qui pouvait bien provoquer l’indignation de cette élève : eh bien – tenez-vous – la raison en était que celui-ci est « noir » ! Ainsi selon elle, le cours de notre collègue serait « raciste », puisque la jeune fille voyait dans ce schéma de notre évolution une filiation directe entre le singe et le Noir, et par là, un parallèle insultant. Passons sur son ignorance, bien excusable au demeurant au regard des polémiques nauséabondes actuellement sur tout ce qui touche aux questions dites « raciales » : il n’existe qu’une seule et unique race humaine, mais après tout nous sommes là, pédagogues, pour expliquer ces choses à nos élèves. Là où le bât blesse, c’est que notre élève, peu convaincue par l’explication de son professeur, ne s’est pas contentée de se récrier en classe : assurément bien intentionnée, elle est allée montrer le cours à son père, un charmant monsieur connu des services de police pour des faits de violence, et engagé dans un islam rigoriste qui goûte peu les théories darwiniennes.

À cet instant, comme moi, vous blêmissez au souvenir d’une autre affaire toute semblable qui peu avant celle-ci, dans la même académie, avait secoué le monde enseignant d’un tremblement effroyable. Et voilà en effet que le charmant père de cette charmante élève, assurément soucieux, comme il le dira, de rétablir la justice dans une pédagogie coupable et non de faire peser sur notre collègue une menace dont il ne pouvait ignorer les répercussions potentielles, part en campagne sur les réseaux sociaux pour dénoncer le cours de cette enseignante, expliquant à qui veut l’entendre que l’Éducation nationale véhicule à dessein un enseignement raciste à nos enfants. Cette fois, le rectorat puis le parquet de Versailles prendront très au sérieux la fatwa numérique qui est en train d’éclore : l’affaire Paty, qui vient d’ébranler l’institution scolaire et la France entière, étreint encore tous les esprits. Pour autant, tout comme Samuel Paty, notre collègue devra d’abord, à la demande de sa hiérarchie, s’expliquer devant le père de l’élève en colère sur son cours et son choix pédagogique.

Lorsque, en toute transparence et en toute simplicité, elle explique qu’elle avait choisi le rappeur Soprano parce que, quelques années auparavant, certains de ses élèves lui avaient fait assez justement remarquer qu’on ne voyait toujours dans les manuels scolaires que des visages blancs, elle ne convainc évidemment pas le parent de son élève. Rien de bien étonnant : on devine qu’il n’était pas là pour écouter l’explication demandée, mais bien pour mettre en difficulté une enseignante qu’il attendait au tournant, guettant la faille dans l’institution comme on guette une proie, au sujet d’un cours qu’il dira lui-même lors de son audition ne pas cautionner, la théorie de l’évolution n’étant pas compatible avec ses convictions religieuses.

Fort heureusement, la comparaison avec la funeste affaire de notre collègue de Conflans-Sainte-Honorine s’arrête ici, et nous n’avons pas eu à pleurer l’insupportable mort d’une collègue qui s’efforçait de faire au mieux son métier. Mais enfin, à quel prix ! Après avoir porté plainte pour diffamation, « Stéphanie », contrainte et forcée, s’éloigne de son établissement, vit quelque temps au rythme des patrouilles qui régulièrement passent devant son domicile, puis se verra tout bonnement exfiltrée de son académie pour devenir TZR6 dans une région jugée plus sûre, perdant du même coup son poste, ses repères, ses collègues auxquels elle était attachée, et jusqu’à son appartement des Yvelines qu’il lui faudra vendre !

« J’étais heureuse, j’avais demandé à être affectée à Trappes. Ça me fait mal de penser qu’on m’a pris mon poste : ce monsieur m’a volé dix ans de ma vie. J’y avais établi des liens, j’avais des amis, j’ai tout perdu. J’avais pourtant été inspectée en 2018, et mes cours avaient été validés. […] Quand ce parent d’élève est venu, on l’a laissé entrer dans l’établissement alors que nous étions en Vigipirate renforcé. On ne m’a pas autorisée à être accompagnée d’un collègue et je n’ai pas été soutenue par mon chef d’établissement. »

À présent, comme moi, vous voilà agité de mille questions indignées : comment se fait-il qu’un professeur se voie sommé de se justifier, comme un accusé sur le banc, sur le contenu de ses cours à la première diffamation d’un parent pourtant connu dans l’établissement pour être un fauteur de troubles ? Pourquoi sa hiérarchie n’a-t-elle pas mieux protégé et soutenu notre collègue, jusque-là irréprochable ? Comment est-il possible, quatre mois après l’assassinat de Samuel Paty, que l’État, notre employeur, n’ait pas trouvé de meilleure parade au lynchage d’enseignants sur les réseaux sociaux que l’exfiltration d’une professeur innocente ? Voire plus dérangeant encore : pour quelles raisons insondables l’institution ne s’est-elle pas constituée partie civile lors du procès pour accompagner véritablement son administrée…?

Certes, « Stéphanie » n’a pas été abandonnée au triste sort de Samuel, et une prise de conscience a bel et bien eu lieu du moins au sein de la justice française : bien qu’il eût fini par démentir son post diffamatoire – du bout des dents et de façon bien ambiguë -, le père de l’élève écopera d’une peine de six mois de prison ferme, dont il entend prochainement faire appel. Mais enfin que de chemin il nous reste à parcourir dans la protection des enseignants et dans la défense de nos enseignements les plus attaqués par le grand retour du prosélytisme religieux ! Et que dire du chemin qu’il reste à nous frayer à travers toute une frange – devrais-je dire, une fange – de l’opinion quand on sait que ce père d’élève a reçu de Cyril Hanouna une bienveillante invitation pour expliquer ce qui lui était arrivé, et le jugement sévère dont il avait été victime pour avoir dénoncé ce qui lui était apparu comme du racisme institutionnel ! Sur les plateaux télé, il aura fallu que le rappeur lui-même vienne au secours de notre collègue, donnant de sa voix de Soprano pour dénoncer une campagne malveillante contre un cours volontairement « sorti de son contexte ».

Cette histoire singulière nous dit aujourd’hui quelque chose de terrible pour l’École et pour la République : elle dit que nous sommes, dans nos classes, guettés, attendus, scrutés. Ce que ce parent a voulu faire savoir aux enseignants de France, c’est que derrière nos élèves, certains idéologues ne sont pas prêts à nous laisser émanciper leurs enfants en toute liberté, qu’ils veillent, qu’ils sont prêts à tout pour rendre sur nos épaules et sur nos cours la pression toujours plus lourde et plus inquiétante afin de nous pousser à l’autocensure, nous obliger à éviter les sujets sensibles et nous faire préférer les cours « faciles » ; en somme, prêts à tout pour dévoyer notre métier et nous museler. Or, ne nous y trompons pas : aucun compromis n’est possible dans ce contexte sans compromission profonde de notre mission. Cette guerre que mènent certains religieux, c’est celle que menèrent toujours les obscurantistes à la science et au savoir : elle est politique, elle est totale, elle n’aura pas de limite. Après le darwinisme, il faudrait bientôt céder sur le tabou de la mixité en cours de sport, celui du cours sur la reproduction sexuée, celui de la critique religieuse véhiculée par les Lumières, celui du cours sur la Shoah…

Malgré tout ce qu’elle a enduré, « Stéphanie » poursuit aujourd’hui son enseignement engagé pour une pédagogie universaliste, qui s’attache justement à faire fi de la teinte de peau d’Homo sapiens… Comme elle, répétons partout que nous ne céderons pas ! Que la liberté pédagogique, la liberté d’apprendre, la liberté de circulation de tous les savoirs ne se négocieront pas, ne se ratatineront pas, au prétexte qu’une poignée de prédicateurs nous épient dans nos cours comme des prédateurs en faction ! Nous ne nous ferons pas proies dociles, nous ne renoncerons pas à nos ambitions humaines et pédagogiques, pas plus qu’à nos convictions laïques, ni à l’idée que nous nous faisons de notre métier. Souhaitons enfin à « Stéphanie » un prompt rétablissement psychologique et une poursuite de carrière sereine, heureuse et digne.

Notes

1 – Professeur agrégée de Lettres classiques, co-fondatrice de Vigilance Collèges Lycées – VCL, collectif d’enseignants laïque ayant vu le jour après l’assassinat de Samuel Paty ; membre du Conseil des Sages de la Laïcité.

2 – Nom d’emprunt.

3 – Sciences de la vie et de la terre.

4 – Le livre de David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris : Cherche-Midi, 2021, analyse de près les processus de désaveu et de culpabilisation auxquels les professeurs sont confrontés. Voir l’article de recension.

6 – Titulaire en zone de remplacement.

Les Français et l’enseignement du fait religieux (par Aline Girard)

À propos d’une étude de l’Ifop habilement exploitée

Aline Girard1 examine une enquête réalisée par l’Ifop en octobre 2021 sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux ». Mené en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes, cet examen la conduit à des observations et des conclusions quelque peu différentes de celles du commanditaire de l’étude, l’Institut des religions et de la laïcité.

À la demande de l’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL, ex-Institut européen en sciences des religions IESR)2, l’Ifop a réalisé en octobre 2021 une étude sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux »3. Derrière les commentaires positifs et consensuels des résultats par l’IREL et par les promoteurs de l’enseignement du fait religieux, on peut mettre en évidence une autre réalité. L’enseignement du fait religieux est en effet loin de donner les résultats escomptés. Ce semi-échec n’empêche pas l’IREL de continuer, sans faiblir, à légitimer cet enseignement sur la base de convictions idéologiques et de travailler à la confusion des esprits4.

Pourquoi cette étude ? L’IESR5, un des trois instituts de l’École pratique des hautes études, a été le fer de lance de la mise en œuvre de « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque »6, avec pour mission d’organiser des stages de formation initiale et continue, notamment pour les personnels de l’Éducation nationale7. Vingt ans après sa création, l’IREL/IESR a voulu dresser un bilan de cet enseignement et de son action sur la base d’une enquête commanditée à l’Ifop8. Ce bilan a été rendu public le 15 novembre à l’occasion d’une conférence-débat, dont les intervenants étaient, à l’exception de Jérôme Fourquet de l’Ifop, des responsables ou ex-responsables de l’IREL.

Les résultats de l’étude demandent à être interprétés avec soin, commentés avec précision et mis en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes9, le tout avec un regard politique et sans le biais de confirmation privilégié par l’IREL10. Une attention particulière sera accordée aux réponses des plus jeunes (18-24 ans). Le clivage générationnel constaté dans d’autres enquêtes se trouve confirmé ici.

Quel intérêt les Français portent-ils aux questions de religion et de laïcité ?

Avec les quatre premières questions de portée générale, l’enquête Ifop/IREL dessine le paysage. Ces questions introductives permettent d’avoir un éclairage sur l’intérêt des Français pour les questions de religions et de laïcité. On notera le rapprochement tendancieux entre religion et laïcité dans la formulation des questions, comme si la laïcité ne se concevait que dans un rapport de dépendance par rapport aux religions et n’était pas un principe constitutionnel supérieur, englobant l’ensemble des questions de liberté de conscience, foi, agnosticisme, athéisme et autres points de vue philosophiques et moraux. Il s’agit ici de faire de la laïcité une forme de croyance à laquelle seraient opposées d’autres croyances. La laïcité devient en quelque sorte la religion des non-croyants, un peu comme elle fonctionne en Belgique. Ce rapprochement11 favorise la confusion, tout comme le fait le changement subtil de nom de l’IESR en IREL. Le binôme religion/laïcité devient progressivement indissociable et on glisse ainsi petit à petit vers une conception de la laïcité proche de la coexistence interreligieuse et de l’interconvictionnalité.

Première information : une majorité se dit intéressée par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats, mais…

53% des personnes interrogées déclarent être intéressées par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats en France aujourd’hui, et tout spécialement les seniors (64%) et les plus jeunes (66% des 18-24 ans). Un peu plus de la moitié des sondés manifeste donc un intérêt pour ces sujets. Comment pourrait-il en être autrement quand l’espace médiatique est constamment saturé d’informations et de polémiques liées aux religions ? On peut aussi conjecturer que les Français veulent comprendre ce qui arrive à leur République laïque, envahie comme jamais par les questions religieuses, tourmentée par le fondamentalisme et assaillie par les attaques islamistes. La laïcité, qui est le socle de la nation, leur paraît menacée12.

Il importe donc de ne pas confondre intérêt pour des débats (avec sans doute parfois le sentiment que « trop, c’est trop »), et affirmation d’une position religieuse personnelle. Une autre étude réalisée par l’Ifop, pour l’Association des journalistes d’information sur les religions (Ajir)13, permet de compléter et de confirmer notre approche. On observe qu’en 2021, une courte majorité de Français ne croit pas en Dieu (51%) alors qu’en 1947, 66% des interrogés se déclaraient croyants. Conséquence logique de ce recul de la croyance, les Français parlent de moins en moins de religion, que ce soit en famille (38% le font au moins de temps en temps, 20 points de moins qu’en 2009) ou avec leurs amis (29%, -20 points). Une autre étude, « Fractures sociétales : enquête auprès des 18-30 ans »14, réalisée en 2020 également par l’Ifop à la demande de l’hebdomadaire Marianne, le confirme. Même chez les jeunes, plus sensibles que leurs aînés aux religions, 78% d’entre eux estiment qu’« on parle trop de religion et des questions religieuses ».

Cette réalité n’empêche pas l’IREL de se réjouir de ces 53% de personnes intéressées, qu’il tend à interpréter comme un intérêt pour les religions. Sur ces 53%, un peu plus de la moitié des personnes interrogées estiment par ailleurs qu’elles sont assez autonomes pour s’informer par leurs propres moyens si elles en ont envie et qu’elles n’ont « pas besoin de formation supplémentaire dans ce domaine ». Rapportés aux 100% du panel, seuls 28% ont envie d’en savoir plus sur les questions de religions et de laïcité. Un intérêt limité donc pour un complément d’information et de formation sur ces sujets !

Deuxième information : dans leur connaissance des religions, les personnes interrogées sont autonomes et se sentent suffisamment informées

Quand les personnes interrogées veulent en savoir plus sur les religions, elles s’informent de leur propre chef. Parmi les sources d’information sur les religions, elles privilégient les médias, audiovisuels ou écrits, généralistes ou spécialisés. Elles mettent aussi leurs proches et connaissances à contribution. Ces choix sont très nettement affirmés15 et les autres possibilités sont relativement négligées (réseaux sociaux, communauté religieuse d’appartenance, école).

Dans un autre registre, les 2/3 des personnes interrogées déclarent qu’elles ne se sont jamais dit qu’une meilleure connaissance des religions leur aurait été utile dans certaines situations professionnelles et personnelles, et ce quel que soit leur niveau d’éducation.

On peut déduire de l’ensemble de ces informations que les Français, dans leur grande majorité, se sentent capables d’aborder seuls le sujet et de maîtriser les situations où la question des religions intervient.

« L’enseignement des religions » à l’école

L’enquête Ifop/IREL ayant comme questionnement central « Les Français et l’enseignement du fait religieux », quatre questions abordent le sujet des « religions à l’école ».

Remarquons d’emblée que dans la formulation des questions on évoque « les religions à l’école », et non pas le « fait religieux ». Fort probablement retenue pour que la question soit immédiatement comprise par les personnes interrogées (l’expression « fait religieux » demandant en effet à être explicitée), la formulation, dans son absence de filtre et de précaution, ouvre d’emblée la possibilité des religions à l’école. Vingt ans après la publication du rapport Debray et après plus de quinze ans d’enseignement du fait religieux à l’école publique, on ne prend même plus la peine de sauver les apparences, en posant la question de la légitimité de cet enseignement. Et pourtant il serait très utile de le faire.

L’analyse proposée dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? est sur ce point particulièrement éclairante. L’enseignement du fait religieux est en effet un événement idéologique majeur alors qu’il doit être considéré comme un événement pédagogique tout à fait mineur, puisque les programmes scolaires intégraient depuis toujours l’enseignement des religions en tant que « faits de civilisation ». L’introduction de l’enseignement du fait religieux n’est donc pas une question scolaire, mais une question politique. Une nouvelle matrice idéologique et politique a fait apparaître la notion d’enseignement du fait religieux et a permis que l’EFR contribue de manière non négligeable à la « cléricalisation » des esprits, en particulier ceux des élèves des collèges et lycées 16.

Après cette brève, mais indispensable mise au point, revenons aux résultats de l’enquête Ifop/IREL.

Une forte proportion des personnes interrogées (37%) estiment que la meilleure façon d’aborder les religions à l’école est la transmission de « connaissances sur les religions dans le cadre d’un enseignement laïque ». Pour la majorité – et puisque « les religions » sont abordées à l’école – les connaissances sur les religions doivent être dispensées prioritairement dans le cadre du cours d’enseignement moral et civique (E.M.C.), mais elles ont aussi leur place dans le cadre du cours d’histoire. Notons que 17% affirment néanmoins qu’il faut « passer cette question sous silence car elle n’a pas sa place à l’école laïque ». Les Français continuent à écarter avec vigueur l’idée d’un enseignement donné par un professeur de religion et une étude (même critique) des grands textes religieux. Ces résultats sont encourageants.

Autre point de vue encourageant : l’effet sociétal attendu d’une « étude laïque des religions à l’école » (ou dans le cadre de formations destinées à des adultes) est d’abord « un meilleur respect de la loi comme dimension qui s’impose à tout citoyen, qu’il soit croyant ou non croyant », puis la mise à disposition « d’outils pour lutter contre les extrémismes religieux (fanatisme, fondamentalisme, radicalisation). On constate dans ces résultats une volonté de faire respecter la loi par tous et de la rendre compréhensible à tous, avec une détermination à combattre les dérives religieuses radicales, très présentes sur notre territoire. Même si l’étude laïque des religions à l’école n’est certainement pas le meilleur mode d’explicitation de la loi, apprécions ces réponses. « L’argument de vente » principal quand il s’est agi d’installer l’enseignement du « fait religieux » dans les programmes scolaires, à savoir une « meilleure compréhension mutuelle entre élèves ou entre citoyens », ne recueille que 19% des réponses. L’objectif du fameux « vivre ensemble », mot magique et en réalité vide de sens, ne semble donc pas être du ressort de l’étude laïque des religions à l’école. Ce qui a été démontré dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ?

Dernière source de satisfaction : quand on essaie de savoir ce que les personnes interrogées attendent pour elles-mêmes d’une étude laïque des religions, 37% répondent « mieux comprendre les enjeux, notamment géopolitiques, du monde contemporain, les conflits entre religions ou au sein d’une même religion ». On en revient donc aux observations formulées au début de cette analyse : les Français veulent interpréter, décoder, décrypter ce qui se passe chez eux et dans le monde autour des questions religieuses, mieux appréhender aussi les valeurs et les mœurs des croyants des différentes religions présentes en France, sources d’antagonismes et de conflits. On peut penser qu’il s’agit là d’une approche politico-sociale, assez caractéristique des Français. Notons pour terminer que 21% ne voient aucune utilité personnelle à l’étude laïque des religions. Ce qui rappelle que plus d’un cinquième des Français continuent à penser que l’on peut mener une vie morale et riche intellectuellement et spirituellement sans référence aux dogmes religieux.

L’enseignement de la laïcité à l’école

On a vu que le recours au binôme religion/laïcité, à l’empreinte cognitive forte, était privilégié dans le cadre de l’enquête commanditée par l’IREL, qui entretient par ce rapprochement une confusion au profit de la vision baubériste de la laïcité17. Deux questions traitent de la formation à la laïcité dans le cadre scolaire.

On constate à travers les réponses à la première de ces questions que, pour les personnes interrogées, le meilleur moyen de former à la laïcité est le cours d’enseignement moral et civique (39%). Remarquons néanmoins que 22% préféreraient un « cours spécifique, uniquement consacré à la laïcité », pour eux principe d’une importance telle qu’il mériterait un traitement particulier. Une deuxième question, habile de la part de l’IREL, rapproche à nouveau religions et laïcité : « Pour répondre à cette situation où l’école est interpellée par la question de la laïcité et des religions, qu’est-ce qui est le plus souhaitable pour vous ? ». Induites par la question, les réponses des sondés privilégient le point de vue selon lequel « une formation à la laïcité et un enseignement du fait religieux sont tous les deux nécessaires et complémentaires » (32%). Mais on retrouve juste derrière, à 24%, une demande de formation exclusive à la laïcité « car c’est un principe essentiel » 18, malgré la manipulation assez claire de la question, induisant une réponse tout en œcuménisme…

Ces dernières données sont caractéristiques de ce qui s’est passé avec l’enseignement du fait religieux. Le concept est entré comme par effraction dans l’école de la République et dans la société, par un coup de force clérical, largement inspiré par une Europe d’inspiration chrétienne-démocrate de plus en plus encline à étendre le champ d’intervention des religions. On a forcé et on continue de forcer la main des Français sur l’enseignement des religions à l’école, en instrumentalisant la laïcité, en créant la confusion dans les esprits avec des arguments d’une part philosophico-historiques (« universalité du sacré », « sens à la vie », « héritages collectifs », etc.), d’autre part sociétaux (« vivre ensemble », « cohabitation pacifique de populations multiculturelles », etc.).

Malgré des résultats qui plaident très modérément en faveur de l’étude des religions à l’école, les responsables de l’IREL, lors de la présentation des résultats de l’enquête Ifop le 15 novembre dernier, en ont tiré des conclusions qui apportent de l’eau à leur moulin et qui valorisent le lien à la religion.  Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ». Pour Jean-Paul Willaime, directeur de l’IESR de 2005 à 2010, c’est un « fait symbolique, porteur des représentations du monde, de soi et des autres, un fait expérientiel » (2007). Pour Régis Debray, président de l’IESR de 2002 à 2004, « Ce n’est pas simplement un fait de pensée, c’est une réalité existentielle, communautaire et identifiante, donc crucifiante, mais constitutive » (2006). Pour René Nouillhat, « ces faits en tant qu’ils sont religieux, renvoient à autre chose que ce qu’ils donnent à voir, à lire ou à penser. C’est cette « autre chose » qui doit être pressentie. Il relève de ce que chacun est susceptible de ressentir à propos de l’infini, de l’absolu, du transcendant ou du plus intime » (2004). » Il est aisé de discerner des accents confessionnels chez les promoteurs de cet enseignement. Alors que l’objectif affiché est la transmission de connaissances, celui-ci est pourtant loin d’être exempt d’orientations religieuses : ne véhicule-t-il pas une valorisation de la croyance, une « incitation à croire » ? Ne fait-il pas primer la liberté religieuse sur la liberté de conscience, sous le prétexte d’une « transformation des appartenances religieuses » et d’une nouvelle « conjoncture civilisationnelle » (J.-P. Willaime) ? N’invite-t-il pas les élèves à se reconnaître dans la position religieuse et à croire que le rassemblement ne s’effectue que par la croyance (C. Kintzler) ? Cette approche, lucide et critique, est peu répandue et l’IREL se plaît à entretenir la confusion autour de l’enseignement du fait religieux.

Une fracture générationnelle

Pour terminer cette analyse, intéressons-nous aux divergences générationnelles qui s’observent dans l’enquête Ifop/IREL, et plus particulièrement aux réponses des jeunes (18-25 ans).

66% des jeunes se déclarent intéressés par les questions de laïcité et de religion dans les débats, taux bien supérieur à la moyenne de 53%. Par ailleurs, au sein de cette moyenne de 53% de personnes intéressées, les 18-24 sont les plus nombreux à déclarer ne pas s’informer par leurs propres moyens (ne pas pouvoir s’informer ? ne pas vouloir ?) et à laisser entendre qu’ils auraient besoin d’une formation complémentaire. Ils sont les plus intéressés par le recueil de témoignages de personnes s’exprimant sur leurs convictions religieuses ou non religieuses (31%, 14 points de plus que la moyenne).

Selon les Français, la meilleure façon d’aborder le fait religieux à l’école est par les connaissances sur les religions dans le cadre de l’enseignement laïque (37%). Des divergences générationnelles s’observent également sur ce point : seuls 22% des 18-24 ans le citent. Près d’un quart de cette jeune génération privilégierait plutôt un enseignement religieux donné par un professeur de religion (24% contre 13% pour l’ensemble des Français) ou des débats entre élèves de différentes religions ou sans religion arbitrés par un enseignant (23% contre 16% parmi l’ensemble des Français).

A contrario, la réponse des jeunes à la question concernant la formation à la laïcité et aux religions à l’école surprend. Ils privilégient (37% contre 24% pour l’ensemble des Français) une « formation à la laïcité » et ils sont moins convaincus que leurs aînés de la nécessité de combiner « une formation à la laïcité et un enseignement laïque sur les religions » (24% contre 32%).

Comment expliquer, dans cette enquête, ce balancement surprenant entre « plus d’informations sur les religions données par des spécialistes » et plus de « formation à la laïcité » ?

Le rapport des jeunes à la religion et à la laïcité a été maintes fois interrogé dans le cadre des sondages réalisés par l’Ifop et les résultats publiés ont tout pour inquiéter. Frédéric Dabi, directeur général Opinion de l’Ifop, tente une synthèse des informations obtenues dans son ouvrage La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs 19.

Sondage après sondage, les Français affirment massivement leur attachement à la laïcité : à la loi de 1905 séparant les Églises et l’État ; à la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école ; à la loi de 2010 interdisant le port du voile intégral couvrant le corps et le visage dans les espaces publics. La laïcité est considérée comme le socle de la cohésion nationale, mais près de neuf Français sur dix pensent qu’elle est aujourd’hui en danger. La laïcité est plébiscitée dans toutes les catégories de la population, mais deux ensembles se distinguent : les jeunes et ceux qui se déclarent musulmans, où les pourcentages des enquêtes sont souvent inversés.

Plusieurs études, parues entre 2018 et 2021, présentent à ce titre des résultats alarmants20. On y apprend notamment que les jeunes sont majoritairement favorables au port de signes religieux ostensibles dans les collèges et lycées et au port de tenues religieuses par les parents accompagnateurs. Pour de nombreux jeunes musulmans, les règles de vie prescrites par la religion sont plus importantes que les lois de la République. On observe aussi chez eux une ferme conviction que leur « religion est la seule vraie religion. Les lois « laïques » sont perçues par beaucoup de lycéens comme discriminatoires envers les musulmans (1905, 2004, 2010).

Très majoritairement (75%), les jeunes rejettent toutes formes d’irrévérence envers les dogmes religieux « afin de ne pas offenser les croyants ». « Touche pas à mon Dieu »… Les lycéens interrogés sont beaucoup plus orthodoxes que leurs aînés dans leur rapport à la religion. Un « droit au blasphème » n’est reconnu que par une courte majorité de lycéens. Pour eux, le « respect est érigé en principe » comme disait Charb21. Pour ces jeunes, prompts à s’indigner, l’irrespect et la moquerie envers les religions sont proprement inconcevables. Nous avons toutes les caractéristiques d’une américanisation des esprits et d’une « génération offensée » (C. Fourest).

« Ces représentations collectives dans la jeunesse, note Frédéric Dabi, se nourrissent à l’échelle individuelle d’un rapport à la religion particulier. Celui-ci est marqué par une forme de sacralisation du fait religieux qui va de pair avec une orthopraxie croissante chez les 18-30 ans. » La « religiosité touche tous les segments de la jeunesse », avec une intensité plus importante chez les moins de vingt ans.

La part des moins de trente ans appréhendant la laïcité comme un objet positif est inférieure de 20 points à celle mesurée auprès du grand public. Elle se limite à « mettre toutes les religions sur un pied d’égalité », en termes de représentation, de visibilité, voire d’influence. La majorité des moins de 18-30 ans en vient à délégitimer les défenseurs de ce principe républicain. Pour les jeunes la laïcité ne serait pas particulièrement en danger, alors que ce danger est massivement ressenti au sein du grand public

On observe désormais un véritable clivage entre les jeunes et le reste des Français, clivage qui s’accentue si l’on considère, parmi les jeunes, ceux qui s’affirment musulmans. Rappelons-nous ce qu’a dit Jean-Pierre Obin il y a quelques années : « Une partie de la jeunesse est en train de faire sécession par rapport à la nation française ».

La fracture sociétale entre les jeunes Français et leurs aînés est multifactorielle : « prolifération du croire » ; poussée du religieux ; exacerbation de l’identité, notamment religieuse ; offensive cléricale au niveau national comme au niveau européen, etc. L’enseignement du fait religieux est un des facteurs favorisants.

Depuis plus de quinze ans, l’enseignement du fait religieux joue en effet un rôle non négligeable dans la perméabilité des élèves à la religion, dans l’acceptation des dogmes et dans leur difficulté à distinguer le registre de la connaissance de celui de la croyance, alors que parallèlement, sous l’influence du pédagogisme, l’école renonce progressivement à être un lieu de transmission des savoirs et à former des esprits structurés et critiques pour faire place à la confusion conceptuelle. Les élèves de la fin des années 2000 sont pour certains d’entre eux aujourd’hui des enseignants, qui se trouvent dans la position de perpétuer la vision acquise dès le début de leur scolarité, renforcés en cela par la formation professionnelle qu’ils ont reçue et reçoivent encore dans les IUFM/ESPE/INSPE où intervient fréquemment l’IREL. « La présence de l’effet religieux piège désormais toute pensée », selon C. Kintzler. Nous n’en sommes effectivement pas loin… en partie grâce à l’IREL22.

[Edit du 26 août 2022.

À la demande de l’auteur, le passage suivant

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ».

remplace ce passage de la version initiale du  2 février 2022 :

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Encore le fameux binôme ! Pour Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». On retrouve ici l’esprit qui animait dans les années 2000 les concepteurs de l’enseignement du fait religieux : le « fait religieux » n’est pas qu’un « fait de civilisation ».]

Notes

1 – [NdE] Aline Girard, auteur de l’ouvrage Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Paris, Minerve, 2021), est secrétaire générale d’Unité laïque https://unitelaique.org/ . Voir la préface du livre sur Mezetulle, suivie d’une brève analyse .

4 – Confusion analysée dans l’ouvrage cité à la note 1.

5 – L’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL) a pris en 2021 la suite de l’Institut européen d’étude des religions (IESR), créé en juin 2002 quelques mois après la publication du rapport « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque », rédigé par Régis Debray à la demande de Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale de l’époque.

7 L’IREL/IESR délivre des formations pour aider les enseignants à aborder les faits religieux à l’école primaire et dans l’enseignement secondaire, en lien avec le ministère de l’Éducation nationale. Sur le site de l’IREL, on lit : « Depuis sa création, l’IREL a conduit de très nombreuses formations directement en lien avec la laïcité : auprès de l’Éducation nationale, du ministère de l’Intérieur, de l’École de la magistrature, de la Protection judiciaire de la jeunesse, de l’Assistance publique hôpitaux de Paris, du Centre national de la fonction publique territoriale, de municipalités, etc. ».

8 – L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 010 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 5 au 6 octobre 2021.

9 – La plupart des enquêtes consultées ont été réalisées par l’Ifop. Elles sont accessibles sur le site de l’Ifop https://www.ifop.com/

11 – Ce rapprochement était déjà présent dans le rapport Debray, matrice originelle. R. Debray y affirmait que l’on ne pouvait « séparer principe de laïcité et étude du religieux », lui qui écrivait dans le même texte qu’il existait un « principe d’incomplétude » obligeant les membres de toute société à se mettre en rapport avec quelque chose de « religieux ».

12 – 87% des Français estiment que la laïcité est aujourd’hui en danger en France (Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, octobre 2020. Balises d’opinion#113). Un an plus tôt, en octobre 2019, la laïcité était perçue comme menacée par 78% des Français (avec +4 points en six mois), et ce dans toutes les catégories de la population (Etude Ifop pour le Journal du Dimanche).

15 – Médias traditionnels (38% des Français), livres, revues, émissions spécialisées ou conférences sur ces sujets (33%), réseau de sociabilité (29%).

16Op.cit. voir note 1. À consulter également le texte de la conférence d’Aline Girard.

17 – Jean Baubérot a largement contribué à diffuser l’idée d’une laïcité de plus en plus « adjectivée » : plurielle, inclusive, positive, bienveillante, européenne, laïcité d’intégration, laïcité de reconnaissance et de dialogue, voire, comble de l’oxymore, la « laïcité concordataire » ! Relayée avec efficacité par l’Observatoire de la laïcité de 2007 à 2021, elle est rabattue sur la coexistence interreligieuse et l’interconvictionnalité. Elle est souvent réduite à la liberté de croire et de ne pas croire et l’on n’hésite pas à faire prévaloir une  « liberté de religion » sur la liberté de conscience et la liberté d’expression, piliers de notre République laïque.

18 – Et 24% de « Ne se prononce pas », le plus fort taux d’abstention à une question de l’enquête. Ce qui donne à penser que c’est une préoccupation largement absente de la vie des Français.

19 – Frédéric Dabi, La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs, avec Stewart Chau, Paris, Les Arènes, 2021.

20 – En particulier :

À lire en complément au sujet de la première de ces deux enquêtes, «  Une enquête Le DDV / Ifop / Licra auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’École et dans la société », par François Kraus, directeur du pôle « politique / actualités » au Département Opinion de l’Ifop, 16 mars 2021.

21 – [NdE] voir sur ce site « Du respect érigé en principe ».

22 – Grâce aussi à deux associations, CoExister et Enquête, ancrées dans le milieu interconfessionnel, pratiquant le dialogue interreligieux et prônant une laïcité largement adjectivée. Elles bénéficient de financements publics et privés, notamment grâce au soutien de réseaux philanthropiques, véritables groupes de pression. Elles sont agréées par le MEN et étaient partenaires de feu l’Observatoire de la laïcité.

Doit-on enseigner le « respect des convictions philosophiques et religieuses » d’autrui ?

Réflexions sur un passage du programme d’Enseignement moral et civique

Je me rappelle l’émission Répliques du 24 avril 20211 . Elle a mis en présence François Héran et Souâd Ayada2 au sujet de « la liberté d’expression », après l’assassinat de Samuel Paty et la publication de la Lettre aux professeurs de F. Héran. À un moment3, F. Héran a objecté habilement à S. Ayada que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de « montrer » certaines caricatures4. S. Ayada dut se donner bien du mal pour soutenir la liberté du professeur de choisir ses moyens dans un tel cadre. Car, malheureusement, elle ne pouvait pas nier directement le fait : oui, le respect des convictions figure expressément dans le programme officiel… Ce qui appelle quelques remarques.

En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté dès le début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »
Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item5 .

Il y a là non seulement un gros « trou dans la raquette », mais aussi une absurdité.

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au motif qu’elle existe en tant que conviction. Toute démarche critique à l’égard de quelque conviction est d’emblée condamnée, ce qui est à la fois contraire au droit et contraire à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Osera-t-on répondre, comme cela a été insinué au sujet de Samuel Paty, que cette notion n’a pas à être abordée dans le cadre du programme d’EMC ? Le professeur devra-t-il se contenter de lieux communs et d’idées fausses sur une laïcité « interconvictionnelle » à laquelle cette directive semble inviter ? Non seulement ces idées sont erronées et vagues, mais cela confirmerait les préjugés de bien des élèves en prétendant leur apprendre ce qu’ils croient savoir déjà (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne ensuite que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure.

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. En effet, ce « respect » que le professeur est censé valoriser et transmettre aux élèves dans l’EMC, on doit conjecturer qu’il doit l’observer lui-même et tenir compte des convictions religieuses de son auditoire. Mais quelle directive doit-il suivre dans l’ensemble de son travail : le programme d’EMC qui enjoint le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels (donc libérateurs) doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »6 ?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments et apparemment anodine, non seulement est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir, mais encore elle introduit implicitement (et donc force à admettre) le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut7. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne. Si on enseigne aux élèves que « moi, je m’identifie à mes convictions, je suis ce que sont mes convictions », on les livre à l’assignation et à la fragmentation communautaire, on réduit et on fixe leur « moi » à une série de convictions fournies par leurs appartenances, on sacralise le déterminisme social dont on prétend par ailleurs les libérer, on nie leur singularité et leur liberté. On oriente et on entrave toute réflexion ultérieure sur le concept de sujet : l’étude des grandes philosophies modernes devient pour le moins problématique.

Cette phrase, dont les conséquences considérables n’ont peut-être pas été mesurées au moment où elle a été écrite (c’est de ma part une lecture généreuse), a-t-elle sa place dans un programme officiel de l’école laïque ? Non ! Elle est contraire à l’idée des « valeurs de la République » que le programme d’EMC fait sonner pourtant bien fort, elle souscrit à un état archaïque et bien peu républicain du droit, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, enfin elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire.

Notes

2 – François Héran, professeur au Collège de France. Souâd Ayada, inspectrice générale, présidente du Conseil supérieur des programmes. Pour une discussion des positions de F. Héran au sujet de la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty, voir sur ce site le texte de Gwénaële Calvès « Vous enseignez la liberté d’expression? N’écoutez pas François Héran ! » et celui de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

3 – Exactement à 25’22’’.

4 – Je mets des guillemets à « montrer », car jamais aucun professeur ne se contente de « montrer » : voir  À la mémoire de Samuel Paty, professeur .

5https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . C’est moi qui souligne le passage en question.

6 – David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer…, Paris : Cherche-Midi, 2021, p. 57. Voir la recension https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

7 – Voir des développements dans les articles consacrés au « blasphème », récapitulés dans ce dossier : https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

« J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty » de David di Nota, lu par C. Kintzler

Le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021), est une « contre-enquête » accablante sur le dispositif qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. C’est une lumineuse et consternante remontée vers la doctrine pédagogique officielle qui a consenti à la série de rumeurs et d’accusations mensongères orchestrée par l’islamisme et l’antiracisme dévoyé qui l’accompagne. C’est un livre poignant, magnifiquement et sobrement écrit aux modes dramatique et narratif. S’y déroule d’abord, découpé par les entrées en scène, le scénario « à la fois bienveillant et meurtrier » d’une tragi-comédie politique. L’auteur retrace et analyse ensuite, en l’introduisant par un conte philosophique, l’édifiante histoire de la culture du respect dû aux croyants.

Le scénario

Prologue. Le dispositif institutionnel

Un dispositif perpétuellement réformiste a mis en place depuis belle lurette le retournement du rapport entre élève et professeur. « En plaçant ce dernier sous le regard potentiellement accusateur de l’élève, l’école de la ‘confiance’ entérine, mais sans le dire, et tout en feignant de lutter contre, une relation asymétrique dont l’enseignant ne pourra sortir que très exceptionnellement gagnant ». (p. 21). À la moindre difficulté, une présomption de culpabilité pèse sur le professeur. À ce jeu disciplinaire auquel l’élève est convié à prendre toute sa part, est adjoint un « partenaire » de poids : le parent d’élève. Moralité : les professeurs n’ont qu’à bien se tenir.

Acte premier. L’ordinaire du dispositif

Un coup de fil accuse Samuel Paty d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe parce que musulmans. Un autre sème la division au sein de l’équipe enseignante. « Comme dans tous les procès où l’innocent doit s’accuser d’une faute qu’il n’a pas commise », le fautif supposé présente des excuses, ce qui est aussitôt converti en aveu et en preuve de culpabilité. La visite de l’inspecteur « référent laïcité » passe la couche de bienveillance requise : tout n’est pas si simple, il faut être nuancé et distribuer équitablement les torts entre les parties.

Acte II. Construction d’un incident

Samuel Paty est formel : la proposition de sortir de la classe ou de fermer les yeux ne s’est jamais adressée à une catégorie d’élèves sur une base religieuse – ce qui est confirmé par un élève présent : personne ne s’est senti exclu. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués ».

Deux personnages influents – « l’accompagnateur » A. Sefrioui et Brahim C. le père de l’élève – sous forme de vidéos bientôt relayées, s’emparent de cette parole mensongère et la développent : lamentations, accusation, généralisation (« il se comporte comme ça depuis des années ») ; amplification (« si on accepte ça, demain on arrivera peut-être à ce qui s’est passé à Srebrenica ») ; appel à la mobilisation pour « virer ce professeur ».

Du côté de l’administration, l’inspecteur poursuit sa mission apaisante : « il a froissé les élèves ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie. Un « référent laïcité » n’hésite donc pas à faire triompher l’omerta et à restaurer le délit de blasphème (p. 58).

Le Rapport de l’IGESR1 du 3 décembre rétablit les faits s’agissant du mensonge, mais ne cite pas les déclarations de Samuel Paty ni celles des élèves présents, préférant s’étonner de la résistance du professeur à reconnaître une « erreur »2. Il évite la question centrale : en quoi le ressenti religieux d’une partie des élèves pourrait-il déterminer « l’erreur » d’un enseignant ?  On sait (voir le prologue) que la réponse à cette question est connue d’avance ; aussi la rumeur de « racisme » continue-t-elle à se répandre.

Acte III. L’assassin

Le fils d’un Tchétchène ayant trouvé refuge dans l’« État français islamophobe », alerté probablement par les vidéos, a choisi sa victime. Après avoir acheté trois couteaux de boucherie, Abdullah Anzorov arrive sur les lieux. Il propose 350 euros à un groupe d’élèves pour lui désigner Samuel Paty. Deux d’entre eux « trouvent l’idée intéressante » (p. 72). L’assassin suit sa victime.

« Nul ne sait si le professeur était encore conscient au moment de sa décapitation ». « La nature des coups au niveau des membres supérieurs et de l’abdomen ouvre deux interprétations possibles : ou bien le professeur s’est battu, ou bien l’assassin s’est employé à charcuter sa victime avant de lui trancher la gorge. » (p. 78)

Mort en ‘martyr’ sous les balles des policiers, Anzorov avait préalablement envoyé, aux bons soins du président de la République, un pieux message menaçant aux Français mécréants : « D’Abdullah, le serviteur d’Allah à Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».

Épilogue. Le dispositif institutionnel (2)

Le Rapport de l’IGESR se termine sur des « recommandations ». Le souci d’accompagnement qui inspire l’institution scolaire l’amène à prévenir le dérapage toujours possible dont « la tragédie fatale » de Samuel Paty offre le sanglant exemple. Le tout baigne dans l’autocélébration des services relayée par le message vidéo que la rectrice de l’Académie de Versailles envoie aux enseignants. Un grand sociologue se demande si, avant de blesser les croyants, on ne devrait pas y regarder à deux fois et appliquer nos principes de manière accommodante.

Les tombereaux mielleux d’hommages officiels et de fleurs qui recouvrent la décapitation ne parviennent pas à dissimuler le poids du contexte institutionnel : « Sans la destitution de l’enseignant et la sacralisation dévastatrice de l’élève, le témoignage de la petite Z n’aurait jamais acquis la moindre importance, pas davantage que le témoignage d’un cancre à l’époque somme toute bénie où l’administration scolaire n’avait pas encore fait du professeur, à la moindre offense ou au moindre malentendu, son fautif idéal. » (p. 94).

En se référant à l’« essai prémonitoire » publié en 1984 dans lequel Jean-Claude Milner3 décrit l’émergence et les conséquences de ce retournement qui autorise la rumeur et place, au motif d’égalité, chaque professeur en position d’accusé idéal, l’auteur rappelle le moment déjà ancien où la doctrine scolaire officielle a basculé.

Brève histoire de la culture du respect : un conte philosophique

« Il était une fois une petite fille très gentille qui ne demandait qu’à être aimée de la société. Malheureusement, cette société était très méchante et ne songeait qu’à la haïr » (p. 99). Tel est le résumé du « conte pour enfants raconté par des adultes » qui suit. Il suffit de remplacer « petite fille » par « racisée » et « société très méchante » par « société fondée sur la domination » pour en obtenir la version reçue par les sociologues.

On en trouve l’expression développée dans le livre de Houria Bouteldja4 dont l’auteur analyse les pivots : répartition binaire où la variante maximale de la domination est « l’État national blanc » ; racisme préétabli de la haine (des Blancs envers les non-Blancs) et de la vertu (des victimes racisées qui disent toujours la vérité) ; doctrine du salut des Blancs commandé par la contrition ; appel à un collectivisme islamique où « seul Allah est grand » et où chacun sera préservé du « je » toujours haïssable ; outillage pour la lutte « anti-discrimination » où le discours victimaire a pour objet de faire passer l’adversaire pour un monstre raciste.

Il est naïf de vouloir argumenter, de s’interroger sur la vérité de ce discours victimaire. Il est vain, comme on le voit par l’exemple de Salman Rushdie et celui de Samuel Paty, d’établir la fausseté des accusations qu’il lance. Il faut examiner la source de son efficacité. Elle réside dans la question « a-t-on raison d’offenser les croyants ? », d’où suit la maxime : « il vaut toujours mieux apaiser la colère religieuse ». Dès lors, la cause est entendue, et il est aisé d’en tirer la conclusion politique sacrificielle : la conception a-religieuse de la laïcité sera une intolérance guerrière, et le retour au délit de blasphème (« ne pas offenser les croyants ») sera qualifié de conception ouverte et apaisante – cela vaut bien une tête sans doute.

L’art d’être choqué

Introduit par la notion d’offense collective, ce rôle déterminant accordé au respect5 se soucie peu des individus et des singularités, qu’il s’agit toujours d’enfermer dans un groupe d’appartenance prétendant représenter, fixer et épuiser leur identité. Mieux : cette conception fusionnelle permet de critiquer « l’universalisme abstrait », et, en cultivant l’art d’être choqué, sert de cache-sexe philosophique aux idéologies totalitaires. Car « l’antiracisme islamiste n’a pas été inventé pour lutter contre le racisme […] mais pour corriger les effets de l’islamisme par le victimisme » (p. 128).

Au prétexte d’une hâtive ressemblance, l’art d’être choqué embrigade indistinctement et de force tout un groupe dans l’identité figée de victime dont il est mal vu de vouloir s’extraire. Son pouvoir s’étend bientôt au corps social qui s’empresse, notamment sous la forme de « partenariats » proposés par les élus, de voler au secours des ‘stigmatisés’ et qui finit par se regarder lui-même au prisme des coalitions identitaires. L’injonction d’appartenance somme chacun de revendiquer une dépendance.

On en mesure l’effet par la fréquence croissante de propositions du type « Moi, en tant que Blanc, je pense que… ». Comme si la pensée avait un épiderme, comme si seul un Blanc pouvait savoir ce que ressent un Blanc, un Noir ce que ressent un Noir6, une femme ce que ressent une femme. Comme si le respect d’une personne devait se fondre et s’abolir dans le respect de l’emprise d’une communauté sur les individus, dans le respect d’un ascendant religieux exclusif et jaloux sur les esprits singuliers. À cela l’auteur oppose justement la richesse de l’expérience littéraire. Parce que la littérature fait de l’expérience singulière une expérience traduisible, parce qu’elle repose sur le principe même du dépaysement intérieur – qu’aucun voyage empirique, fût-il dans les étoiles, ne saurait atteindre -, elle est la « négation même du projet communautariste et différentialiste » (p. 145)7.

Notes

1 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

2 – Page 11 du Rapport. L’accréditation d’une « maladresse » par le référent laïcité est reprise page 14, sans aucune formulation invitant à la distance critique.

3 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, rééd. Lagrasse : Verdier, 2009.

4Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.

6 – À ce compte, le grand film de Norman Jewison Dans la chaleur de la nuit (1967, d’après un roman de John Ball) deviendrait incompréhensible. Mais c’est précisément son intelligibilité qui est détestable aux yeux de l’antiracisme racialiste postmoderne.

7 – On pourrait ajouter, parallèlement, que la démonstration d’un théorème fait apparaître, elle aussi et sur un autre mode, la constitution d’un sujet autonome et requiert qu’on soit capable de se réfuter soi-même. Aussi la doxa victimaire, dans sa passion anti-universaliste, n’hésite pas à s’en prendre aux mathématiques.

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David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021).

Le blog de David di Nota https://daviddinota.com/

Trois itv, entre autres, à écouter :

À la mémoire de Laurent Bouvet

Laurent Bouvet est mort le 18 décembre 2021. Cet homme chaleureux et plein d’esprit, ce penseur infatigable, ce républicain inquiet et toujours à la recherche du concept juste, de l’explication la plus féconde, je l’ai côtoyé et apprécié au sein du « Conseil des sages de la laïcité » installé par Jean-Michel Blanquer en janvier 2018. En 2019, à la suite de la publication de son ouvrage La nouvelle question laïque, j’ai eu le plaisir de participer avec lui à une conférence à deux voix1. Puis la terrible maladie qui l’a emporté l’a contraint à réduire ses apparitions publiques et ses déplacements ; elle nous a privés de sa présence stimulante et de ses analyses.

Je ne sais pas où Laurent Bouvet a puisé la force de publier un dernier ouvrage en 2020, Le Péril identitaire (éd. de l’Observatoire). Ou plutôt j’imagine que, peut-être, cette tâche a contribué à lui donner la force d’affronter l’inéluctable jusqu’au point ultime où, devenant élégance suprême, cette force fait notre admiration. Il faut lire à ce sujet le bouleversant hommage que lui rend son ami Benjamin Sire dans L’Express2.

Au-delà de l’analyse intellectuelle, au-delà de l’engagement républicain que je partageais3, je retiens de lui le souvenir vivifiant de cette espèce de grâce que répand l’élucidation quand elle s’effectue ici et maintenant, dans une parole qui éclaire les autres parce que celui qui la développe cherche à s’éclairer lui-même4. Il n’est pas nécessaire, pour en ressentir les bienfaits, d’en partager toutes les conclusions. Il faut seulement, mais il faut, consentir à l’effort de la poursuivre, jusqu’au moment où ce pénible effort se transforme en aisance. Jusqu’au moment où, au sortir d’un cours, d’une conférence, d’une discussion5, on sent que, porté par l’allégresse et la puissance d’une pensée ferme, on peut atteindre soi-même des sommets. Laurent Bouvet était de ceux qui font que leurs auditeurs, en les écoutant, s’élèvent, se sentent plus intelligents et donc, nécessairement, plus beaux et plus forts, plus libres.

Notes

1 – Voir sur ce site « La nouvelle question laïque de Laurent Bouvet, lu par C. Kintzler » https://www.mezetulle.fr/la-nouvelle-question-laique-de-laurent-bouvet-lu-par-catherine-kintzler/

2 – Benjamin Sire  « Laurent Bouvet, les victoires dans la mort » https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/benjamin-sire-laurent-bouvet-les-victoires-dans-la-mort_2164605.html . On lira aussi l’article de Clément Pétreault dans Le Point https://www.lepoint.fr/politique/laurent-bouvet-le-soldat-de-la-gauche-republicaine-est-mort-18-12-2021-2457432_20.php ; celui d’Hadrien Brachet dans Marianne https://www.marianne.net/politique/gauche/mort-de-laurent-bouvet-le-printemps-republicain-perd-son-fondateur; celui d’Alexandre Devecchio dans Le Figaro « Laurent Bouvet, héraut de la gauche républicaine » https://www.lefigaro.fr/vox/politique/laurent-bouvet-le-dernier-heraut-de-la-gauche-republicaine-20211218 ; le communiqué du Comité laïcité république « Laurent Bouvet, le réarmement de la République » https://www.laicite-republique.org/laurent-bouvet-le-rearmement-de-la-republique-clr-19-dec-21.html  .

A lire aussi sur la page web du Conseil des sages de la laïcité : le communiqué du Conseil et un beau texte de Dominique Schnapper « Hommage à Laurent Bouvet, héritier de la gauche universaliste » https://www.education.gouv.fr/disparition-de-laurent-bouvet-326749

Les hommages sont si nombreux qu’il est impossible de les citer tous ici.

3 – Voir le Manifeste du Printemps républicain https://www.printempsrepublicain.fr/notre-manifeste#menu

4 – Car, contrairement à un préjugé pédagogique répandu, l’objet de l’enseignement n’est pas de se tourner vers « les autres qui n’ont pas encore compris », comme si on pouvait avoir compris quoi que ce soit une fois pour toutes, il est avant tout de se tourner vers soi-même, d’être capable d’affronter son propre esprit.

5 – De nombreuses vidéos sont disponibles. Voir par exemple celles qui sont en ligne sur le site de la Fondation Jean-Jaurès https://www.jean-jaures.org/?s=Bouvet .

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.

Samuel Paty, commémoration sans mémoire à l’école : « ne pas revenir sur ce qui s’est passé » !

Le ministère de l’Éducation nationale, sur le site Eduscol, diffuse un document de suggestions et de recommandations aux enseignants au sujet de la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty dans les établissements scolaires durant la journée du vendredi 15 octobre. En voici l’introduction. C’est moi qui surligne.

« Les écoles et établissements pourront rendre hommage à la mémoire de Samuel Paty et consacrer la dernière heure de cours à un temps d’échanges, dont le contenu sera laissé au choix des équipes en fonction de leur situation respective.
Ce moment est ouvert à l’ensemble des professeurs qui, selon leur discipline ou leur formation, le mèneront selon différentes modalités avec leurs élèves. L’heure n’a pas vocation à être un retour sur ce qui s’est passé il y a un an, ni une évocation de Samuel Paty ou de sa mémoire, mais doit porter sur les questions que pose cet assassinat sur le rôle et la place du professeur, ce qui donne du sens à ce moment et qui peut être abordé dans le temps court d’une heure.
Des pistes de réflexion sur le rôle du professeur sont proposées dans ce document. Elles étayent ou complètent l’action pédagogique que les équipes auront choisi de mettre en place. Elles constituent des démarches possibles pour mener ce temps d’échanges avec les élèves en fonction de leur âge. »
(Texte téléchargeable : https://eduscol.education.fr/document/11975/download)

Ne pas aborder « ce qui s’est passé il y a un an », parce que, bien sûr, cela ne « donne pas de sens » à ce moment de commémoration ! Pas de sens les mensonges d’une élève complaisamment écoutés et crédités, sans vérification, pour accabler le professeur ? Pas de sens les propos vindicatifs des parents de cette élève, soutenus par un imam survolté qui parlait de « voyou » ? Pas de sens la désignation du professeur au tueur par des élèves ?  Pas de sens l’avis d’un demi-savant officiel suggérant que le professeur ne « maîtrisait » pas le concept de laïcité ? Pas de sens les remontrances à peine voilées  adressées au professeur ?

Écoutons plutôt Fatiha Boudjahlat remettre les pendules à l’heure en faisant le catalogue des « lâchetés et [des] trahisons qui ont rendu cette mort possible » :

Fatiha Boudjahlat sur la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty, LCP 14 octobre 2021 émission Ça vous regarde : prendre la vidéo à partir de 49 minutes https://lcp.fr/programmes/ca-vous-regarde/comment-doper-le-pouvoir-d-achat-81243

Transcription du passage :

« Demain ce sera une journée de recueillement pour tous les enseignants et les élèves de France, mais ce soir je n’ai pas envie de me recueillir, j’ai envie de désigner les mains sales qui sont, selon moi, coresponsables de la mort de mon collègue. Il y a eu bien sûr celui qui assassina Samuel Paty au nom de l’islam. Il y a eu l’élève qui a menti et qui a persisté dans ses mensonges pour couvrir les vraies causes de son exclusion. Il y a eu ces élèves qui firent le guet avec le tueur et lui désignèrent la cible en échange de l’argent. Il y a eu la mère de l’élève menteuse qui a accusé Samuel Paty de racisme, il y a eu le père de l’élève menteuse qui sonna la charge contre Samuel Paty sur les réseaux sociaux, accompagné d’un imam pyromane fiché S. Mais il y a aussi eu cette principale qui demanda à Samuel Paty de s’excuser, qui ne vérifia pas si l’élève était présente ou non le jour de ce fameux cours – elle n’était pas présente – qui aussi convoqua la hiérarchie pour corriger Samuel Paty et qui, lorsque le père lui reprocha de l’avoir fait attendre dehors « comme un chien » et lui dit qu’elle ne se serait pas comportée comme ça s’il avait été juif, ne le mit pas à la porte à coups de pieds dans le derrière, elle le laissa dire parce que les parents les plus véhéments sont ceux qu’on ménage le plus. Il y a eu aussi ce référent laïcité venu corriger Samuel Paty dont il faudra toujours se souvenir des mots qu’il employa : il venait expliquer les règles de la laïcité, de la neutralité que « ne semble pas maîtriser Samuel Paty ». Il y a eu la FCPE, cette association de parents d’élèves qui prétendit jouer les modérateurs avec les parents mais qui ne modéra rien du tout et qui conseilla aux parents de porter plainte contre Samuel Paty, ce qu’ils firent, pour « projection d’images pornographiques ». Il y eut un policier qui accepta de prendre cette plainte, convoqua Samuel Paty, et qui mena une enquête difficile, ardue, parmi les PowerPoint de Samuel Paty. Il y eut aussi cette enquête de l’inspection générale de l’Éducation nationale dépêchée en urgence, qui ne consacra qu’une vingtaine de pages à l’assassinat de Samuel Paty et qui utilisa comme titre cet euphémisme puant : « Enquête sur les événements survenus au collège du Bois d’Aulne » – « les événements », c’est comme ça qu’on parlait de la guerre d’Algérie. Il y eut aussi le syndicat Sud qui refusa à Toulouse et ailleurs de s’associer aux rassemblements en hommage à Samuel Paty – ils ne l’auraient pas soutenu de son vivant, ils ne voulurent pas le soutenir après sa mort. Il y a eu le ministère qui nous refusa deux misérables heures de concertation à la rentrée des vacances de la Toussaint, nous voulions évoquer ce drame, et nous voulions aussi arrêter une façon de faire, une stratégie vis-à-vis des élèves. Il y eut aussi François Héran, professeur au Collège de France, qui publie cette année une Lettre ouverte aux professeurs sur la liberté d’expression, qui rend Samuel Paty responsable de sa mort, qui dit qu’il a eu tort d’utiliser la caricature…
Thomas Piketty – Non vous ne pouvez pas dire ça..
Fatiha Boudjahlat – C’est exactement ce qu’il a dit sur France-Culture
Thomas Piketty – Ne lancez pas des accusations comme ça, il n’est pas là pour se défendre
Fatiha Boudjahlat – Je le dis et je le répète.
Thomas Piketty – C’est trop facile…
Myriam Encaoua – Laissez-la terminer, vous pourrez réagir.
Fatiha Boudjahlat – … et qui aussi déclara – cela vous direz peut-être qu’il ne l’a pas dit non plus – que la liberté d’expression est un masque pour déguiser les discours de haine, voilà ce qu’a dit François Héran. Il y a eu aussi, et j’en finirai par là, ces quelques élèves qui refusèrent de faire la minute de silence parce que des professeurs leur avaient dit qu’ils en avaient parfaitement le droit. Mais la seule chose positive est que la majorité accepta de faire cette minute de silence. Il n’y a eu que deux mains pour assassiner Samuel Paty… et demain on va se recueillir, mais ce soir j’ai envie de demander pardon parce qu’en fait il y a eu un continuum de lâchetés et de trahisons qui ont rendu cette mort possible. »

Relire sur ce site l’article du 17 octobre 2020 : À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Et sur la Lettre aux professeurs de François Héran, l’article de Véronique Taquin : Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran

Campagne de rentrée du Ministère de l’Éducation nationale sur la laïcité : quelques remarques critiques

J’ai appris par la presse que le Ministère de l’Éducation nationale lance une campagne en faveur de la laïcité lors de cette rentrée scolaire 2021-2022. Les lecteurs de Mezetulle savent que je fais partie du « Conseil des sages de la laïcité » installé en janvier 2018 par le ministre Jean-Michel Blanquer, présidé par Dominique Schnapper. Ils peuvent à juste titre s’interroger sur le rôle éventuel du Conseil dans cette campagne consacrée à la laïcité, particulièrement en prenant connaissance des huit affiches de lancement. C’est en toute indépendance que je propose les remarques critiques qui suivent.

Une série de huit affiches

La campagne est lancée, à grand bruit, par une série d’affiches en direction des élèves. Voir ci-dessous (Figure 1) les 8 affiches dont la presse a fait état, insérées dans le dossier des journalistes assistant à la conférence de presse du 26 août et projetées sur écran durant ladite conférence1.

Figure 1

Le ministre les présente en ces termes (à 1h38 dans l’enregistrement vidéo) :

« Nous avons voulu avoir une étape de campagne vis-à-vis de nos élèves en la matière. Je le dis en présence d’Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, qui représente Dominique Schnapper présidente de ce Conseil des sages. C’est avec eux et avec beaucoup d’acteurs de terrain que nous avons élaboré cette campagne qui commencera dans quelques jours. Nous avons choisi de parler aux jeunes de 9 à 18 ans en partant de leur vécu quotidien, de leur expérience à l’école, au collège et au lycée. Dans le dossier de rentrée qui vous a été remis, vous avez les affiches de cette campagne – elles sont en train de défiler sur l’écran – avec les prénoms véritables des élèves que vous voyez.  »

Ce passage attribue un rôle au Conseil des sages dans l’élaboration des documents de cette campagne, en particulier dans la conception des huit affiches. Or, si le Conseil des sages a effectivement produit, au cours d’un travail collectif de longue haleine, des documents importants présentés dans le cadre de cette campagne (notamment la refonte complète de l’ouvrage L’Idée républicaine, le Vademecum de la laïcité à l’école ainsi que les deux plaquettes Qu’est-ce que la laïcité ? et Que sont les principes républicains ?2), à ma connaissance il n’a en revanche pas été associé à la conception des affiches qu’on peut voir ci-dessus, ni sollicité à ce sujet pour donner un avis. Non seulement ces huit affiches sont selon toute probabilité issues d’un travail mené en comité restreint, non seulement elles font écran, en s’imposant de manière tapageuse, aux documents autrement réfléchis et durables (on l’espère) que je viens de citer, mais encore elles véhiculent une vision de l’école à laquelle je ne cesse de m’opposer depuis bientôt 40 ans.

Une école « lieu de vie » qui réduit la laïcité à un « vivre-ensemble »

1° Sur les huit affiches, dont le ministre précise qu’elles s’appuient sur l’expérience des élèves en tant que tels, seules deux (n° 4 et 5) sont relatives à une situation scolaire. « Être dans le même bain », « rire des mêmes histoires », « porter les mêmes couleurs », « être inséparables tout en étant différents », « être égales en tout », « être ensemble » : même si cela peut avoir lieu à l’école, on ne voit pas en quoi cela serait spécifique de l’école. À moins qu’on propose, pour la énième fois, une idée de l’école proche de celle d’un centre de loisirs, d’une association sportive, d’une association ludique, d’un club, ou pour parler plus directement d’une garderie « animée » : l’idée d’une école « lieu de vie » où la question des savoirs, de leur transmission, de leur appropriation, et des effets libérateurs de celles-ci, est marginale. Or, rappelons-le, une école qui relègue les savoirs au second plan ne peut pas être laïque, car les savoirs sont, en eux-mêmes, déliés de tout dogme, de toute autre autorité que la leur propre : ils sont auto-constituants comme est auto-constituante, de son côté, une association politique laïque. C’est pourquoi on œuvre beaucoup plus en faveur de la laïcité en enseignant l’arithmétique, la grammaire, la géographie, l’histoire, la musique, etc., qu’en abreuvant les élèves d’un prêchi-prêcha, fût-il républicain.

2° Selon la vision d’une école « lieu de vie », la laïcité se réduirait à un « vivre-ensemble », présenté ici sous sa forme aggravée : un « vivre » dans lequel l’ensemble se manifeste obstinément par l’injonction à un même coalisant. Il faudrait à l’école « rire des mêmes choses », « être dans le même bain », « porter les mêmes couleurs » ? Qu’en est-il du quant-à-soi auquel on peut prétendre même au plus jeune âge, de la singularité, et du devoir de chacun d’atteindre son point d’excellence ? Remarquons que c’est jusqu’à la possibilité de « penser par soi-même » qui est pesamment mise en place par un scénario obligé de conformation collective (affiche n°4). Or n’est-ce pas d’abord la possibilité de vivre et de penser à la première personne du singulier3 que l’école laïque offre à chaque élève en le mettant en contact avec ce que l’humanité a fait de mieux, en le conviant à s’approprier la plus haute forme de liberté qu’est le savoir, en lui offrant une « respiration »4 qui le met à l’abri des injonctions sociales d’un « nous » étouffant (autre forme coalisante, par communautarisme, du même), en lui offrant le luxe d’une double vie ? L’école républicaine ne serait-elle qu’une super-tribu fusionnelle où aucune tête ne dépasse ? Serait-il mal vu d’y exceller ? C’est pourtant ce que suggère, en une présentation mal digérée de l’égalité, l’affiche n°7. Non, il ne s’agit pas de « permettre à Unetelle et à Unetelle d’être égales en tout », il s’agit de les traiter également parce qu’elles ont les mêmes droits (forme universalisante et non identificatoire du même), en leur enseignant les mêmes programmes, avec la même attention, la même sollicitude : et quel mal y a-t-il alors si l’une devient, peut-être, meilleure que l’autre en calcul, ou en histoire, en musique, en éducation physique5 ? Que chacun, à l’école, devienne lui-même en excellant de toutes ses forces au moins en quelque chose sans s’exposer au risque de se faire traiter de « bouffon » !

3° On peut s’interroger sur l’implicite véhiculé par une scénographie répétée d’affiche en affiche, visiblement inspirée par la culture com répandue du « venez-comme-vous-êtes » : que de soin apporté à décliner laborieusement les totems de la « diversité »… ! Intention louable sans doute, mais qui risque par son insistance de figer les identités extérieures aux dépens des singularités, d’accepter et de reconduire les assignations qu’il s’agit précisément de délier, de passer sous silence le rôle émancipateur de l’école qui sollicite en chacun un travail sur soi parfois inconfortable, et qui appelle une mutation par « réforme de l’entendement ».

Une sous-espèce de littérature combinatoire à effet comique

Et pour finir, un peu de littérature divertissante. La mécanique délibérée de la formule « Permettre à [ici un jeu de prénoms] de [ici une infinitive évoquant une « activité » d’apparence scolaire ], c’est ça la laïcité ! » ne pouvait pas ne pas produire un effet combinatoire comique. Il serait indécent de faire aux auteurs l’honneur d’une comparaison avec les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, où la combinatoire, infiniment plus riche, obéit à des règles infiniment plus subtiles et véritablement poétiques et, loin d’épuiser le moment littéraire, en souligne au contraire l’immensité. On les renverra à ce tweet plein d’esprit qui démonte leur poétique de pacotille en proposant sur son modèle un « générateur de définitions de la laïcité » (https://twitter.com/Le_Trema/status/1430908171434926083)

J’ai, pour ma part, obtenu la formule suivante : « Permettre à Mélanie B, Mélanie C, Géri et Emma de faire un atelier gommette ». La laïcité ce n’est pas ça, mais « c’est ça, l’école des réformateurs depuis 40 ans ».

Figure 2. Générateur de définitions proposé par « Le Tréma », qui en donne le mode d’emploi : « comme le gouvernement, crée toi aussi ta propre définition de la laïcité grâce à ta date de naissance ! »  https://twitter.com/Le_Trema/status/1430908171434926083

Notes

1 – L’intégralité de la conférence est accessible sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=c1rFT8EUd80

2 – Les trois documents Vademecum de la laïcité à l’école, Qu’est-ce que la laïcité ? et Que sont les principes républicains ? sont téléchargeables sur la page du site du MEN consacrée au Conseil des sages https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537

3 – Je ne manque jamais une occasion de citer ces propos de Delphine Horvilleur, entendus à la radio en mai 2018 : « La promesse que la République nous a faite, c’est que chacun soit défendu en tant qu’individu, que chacun puisse parler à la première personne du singulier ».

4 – Sur la notion de « respiration laïque », je me permets de renvoyer à plusieurs articles en ligne ou référencés sur mon site web – on peut y accéder en recherchant le terme « respiration » https://www.mezetulle.fr/?s=respiration

5 – « Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse. Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de toute la société. » Condorcet, Premier mémoire sur l’instruction publique, dans Cinq Mémoires sur l’instruction publique, Paris : GF-Flammarion, 1994, p. 61-62. Voir à ce sujet l’article « Égalité, compétition et perfectibilité » https://www.mezetulle.fr/egalite-competition-et-perfectibilite/

Entretien Figarovox : voile des assesseurs, burkini…

Mis en ligne le 2 juillet, on peut lire en accès libre sur le site Figarovox un entretien avec Aziliz Le Corre  au sujet du voile des assesseurs dans les bureaux de vote et, derechef (car j’avais abordé la question à plusieurs reprises en 20161), du « burkini ». L’entretien se termine par un commentaire de l’ambivalence de l’expression « espace public » et un rappel de la dualité des principes dans le fonctionnement du régime laïque.

Questions d’Aziliz Le Corre pour Figarovox :

1 – « Le maire EELV de Grenoble demande à Jean Castex de préciser les règles d’hygiène et de sécurité sur lesquelles se fondent les règlements intérieurs des piscines à l’égard du burkini. Le débat sur le «burkini« se limite-t-il aux règles d’hygiène, comme le dit Éric Piolle ? »

2 – « Au premier tour des régionales, Jordan Bardella, tête de liste RN en Île-de-France, a voté dans un bureau de vote de Seine-Saint-Denis et l’assesseur était une femme portant le voile. Le vice-président du RN a saisi la préfecture, relançant la polémique sur le port des signes religieux ostentatoires. La laïcité doit-elle conduire à les interdire ? »

3 – « La liberté ne doit-elle pas rester première dans l’espace public ? »

Lire l’intégralité de l’entretien sur le site Figarovox.

1 – Voir notamment, en août 2016 « Le problème n’est pas la laïcité, mais l’islamisme« , entretien avec Alexis Feertchak pour Figarovox  toujours accessible sur le site Figarovox. Un texte avait été également publié par Marianne.net à la même époque.

 

Non, la laïcité n’est pas d’origine chrétienne (par Jean-Pierre Castel)

Jean-Pierre Castel1 examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».

Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il2 –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.

Distinguer, séparer, hiérarchiser

Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :

  • Le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. : « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique »3.
  • Le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel »4 .
  • Le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer »5.
  • La théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas »6 .
  • Le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable »7 de ces versets.
  • Le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” » 8.

Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.

L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)9, que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres »10) –, enfin la subordination des œuvres à la grâce11. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique »12, résume Christophe Cervellon.

Le passage à l’autonomie et l’héritage grec

Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien13, ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff14 par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai ».  Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant15, accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.

Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).

Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”»16, proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre »17, écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen18. Bref, hormis quelques notables exceptions19, le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.

La violence islamiste dans le prolongement des prétentions abrahamiques

Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques20 à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !

L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes21 ?

Notes

1Jean-Pierre Castel a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/ . Par ailleurs, il est notamment l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia à paraître et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018.

2 – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».

3 – Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.

4 – Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque” de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).

5 – Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).

6 – Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.

7 – André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).

8 – Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.

9 – Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).

10 – Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.

11 – Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.

12 – Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.

13 – Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71

14 – Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.

15 – Cf. – Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.

16 – J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.

17 – Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.

18 – Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.

19 – Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951 : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)

20 – La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »). 

21 – Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.

Dossier. Liberté d’expression/liberté de croyance : critique des missives de François Héran aux professeurs

Dossier : contributions publiées par Mezetulle au débat consécutif aux deux versions de la Lettre aux professeurs de François Héran.

À la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 20201, François Héran, professeur au Collège de France, a publié une Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression2. Ce texte s’est attiré une multitude de réactions et de critiques ; son auteur l’a repris et modifié sous la forme d’un livre paru en mars 2021 intitulé Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression3, ouvrage accueilli par nombre d’articles de presse, notamment un entretien accordé par F. Héran au journal Le Monde4.

Mezetulle a mis en ligne, durant cette période, deux textes substantiels consacrés à la critique des thèses et arguments exposés par François Héran dans les références signalées ci-dessus :

Notes

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021 .

4« La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021 .