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Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

La presse a largement fait état des violences dont une partie de la ville de Dijon a été le théâtre du vendredi 12 au lundi 15 juin. S’y affrontaient des « communautés tchétchène et maghrébine » et, outre des dégradations très importantes, on a pu voir des armes de guerre complaisamment exhibées. Mercredi matin 17 juin, le maire de Dijon François Rebsamen était interrogé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk. Un retour sur les propos tenus permet d’avancer quelques remarques sur l’état d’une conception de la vie publique répandue chez les responsables politiques, conception qui, malgré les dénégations, encourage le communautarisme en tolérant le fractionnement du corps politique. J’y ajoute le commentaire d’une rencontre « d’apaisement » entre lesdites « communautés » organisée dans le jardin d’une mosquée sous la houlette conciliatrice d’un imam accueillant des « frères ».

L’étranger. Ici « ce n’est pas un territoire perdu de la République »

J’ai pris la peine de faire la transcription intégrale de l’interview de François Rebsamen par Sonia Mabrouk, qu’on peut lire et télécharger dans l’encadré à la fin de cet article.

On y trouve, parcourant le propos comme un fil conducteur, un ingrédient localiste très répandu : au fond, ce qui s’est passé est fondamentalement étranger à la ville de Dijon, sur laquelle s’est abattue une horde venant de l’extérieur et c’est sur cette horde qu’il convient avant tout de fixer l’attention. Tout ça ne peut pas venir de chez nous et dire le contraire, c’est de la stigmatisation. On appréciera particulièrement le moment acrobatique où on passe insensiblement de l’étranger tchétchène à des « voyous » autres (on n’ose pas avancer l’hypothèse qu’ils pourraient habiter Dijon) … mais qu’on ne peut pas nommer :  « on ne peut pas imaginer, personne ne pouvait imaginer que 150-180 Tchétchènes qui ne sont pas de Dijon, qui viennent de toute la France, voire de l’étranger m’a-t-on dit, s’abattent comme ça sur la ville pour rendre la justice. Le problème effectivement est que, quand il y a des actes de délinquance, il faut que la justice passe, or elle passe trop lentement et donc ces voyous qui ont tabassé, molesté ce jeune Tchétchène, ils devraient être traduits devant la justice. »

Pourtant des armes de guerre ont été exhibées après le départ de cette horde. Sonia Mabrouk ne lâche pas : a-t-on une idée de leur provenance ? Et puis cela pose la question de savoir qui les brandissait. François Rebsamen se récrie… Mais voyons, elles ne viennent sûrement pas du quartier, et en tout cas pas de Dijon. Sauf que le préfet a dit le contraire deux jours avant, à propos des rassemblements du lundi qui ne comprenaient apparemment pas de personnes « étrangères » à la ville1.

Bien sûr on a besoin de la force publique nationale, mais l’État ne fait pas son travail, il n’y a pas assez de policiers, le renseignement ne marche pas : le maire est traité comme la cinquième roue du carrosse. Et pourtant, lui est proche des habitants, il connaît le terrain : il était là, dans le quartier, et lui il sait bien que ce n’est pas dû à la montée d’un quelconque communautarisme, il a pu voir que les habitants cherchaient du soutien contre une agression extérieure.

Mais « acheter la paix sociale » à coups de clientélisme, ça arrive ? Vous n’y pensez pas, on ne fait pas ça, enfin peut-être d’autres ailleurs… mais pas ici. Oups, la citation de Gérard Collomb (« je crains qu’on ne vive bientôt face à face »), dont Sonia Mabrouk s’empare impitoyablement, est très vite rattrapée : mais non, enfin, il n’y a pas en l’occurrence de « territoire perdu de la République ».

Je résume et je risque une interprétation tendancieuse : tout irait mieux, y compris en matière de sécurité publique, si on laissait faire le pouvoir local avec ses propres critères, avec sa connaissance du terrain pleine de nuances, en mettant à sa disposition, bien sûr, des moyens suffisants. Et on n’emploierait pas des gros mots stigmatisants comme « territoires perdus » et « clientélisme » pour parler de certaines zones dans des villes respectables.

Vous avez dit décentralisation ?

La paix des frères, modèle contractuel ?

Passons à un autre point d’information daté du même jour. On apprend un peu plus tard ce même mercredi 17 qu’une démarche de « conciliation » et d’« apaisement » a été menée avec succès le mardi 16 juin grâce à une rencontre entre les « communautés tchétchène et maghrébine » dans le jardin d’une mosquée sous la houlette d’un imam bienveillant. Ouf, ils se sont vus, ils se sont parlé, ils ont conclu ce qu’un article de Marianne du 17 juin appelle « un armistice surréaliste »2 .

L’article signé Thomas Rabino présente, de manière critique et informée, le déroulement de cet « armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre ». La nature de la rencontre ne fait aucun doute : il s’agit d’une démarche strictement privée, de bonnes paroles entre des parties prenantes qui se reconnaissent dans leur commune particularité et qui n’ont aucune existence légale, aucune autorité sur quiconque. Ce qu’ils font et disent ne saurait jouir d’aucune reconnaissance officielle3.

À la bonne heure ! Qu’ils le fassent, et après ? Je me dispute avec mon voisin qui aurait tabassé un des « miens », je m’en prends à sa personne, à ses proches, à ses biens et à quelques autres qui se trouvent là. Il me rétorque avec la même monnaie, un quartier est ravagé par les affrontements, des armes de guerre sont exhibées… Et le lendemain, un gourou bienfaisant nous invite, on se parle, on se pardonne, on verse des larmes, on se reconnaît entre soi. En quoi cela aurait-il une quelconque validité, en quoi cela pourrait-il valoir comme modèle d’action publique, en quoi cela pourrait-il éteindre ou même atténuer les poursuites au nom de la loi?

Au reste, la nature particulière d’une telle magnanimité réciproque apparaît dans la déclaration d’accueil faite par l’imam hôte : « Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères ». La communauté nationale, la fraternité républicaine ? Mais non : pour s’y référer il faudrait en l’occurrence recourir aux lois, aux tribunaux, s’incliner devant la force publique, et puis on risquerait peut-être de rendre publics quelques détails gênants… On n’a pas besoin des lois : les coutumes tribales et religieuses sont plus efficaces et rapides, on règle nos problèmes nous-mêmes. On n’est pas loin alors de se donner en exemple, et d’inviter les citoyens (enfin, les autres) à entrer dans cette logique d’exclusivité en poussant un lâche soupir de soulagement.

Indépendamment de toute tractation à caractère privé, c’est à l’État républicain, au nom de l’ensemble des citoyens, à la loi (et non à un contrat particulier fondé sur des partitions) que revient la tâche de protéger et de sanctionner, de poursuivre les crimes et délits, de les juger. Dans un aveu lucide, c’est ce que dit attendre l’un des participants : « Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses ».

Vous avez dit contractualisation ?

La République n’est pas un deal avec des groupes (constitués comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association sur le modèle d’un échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier, d’un arrangement entre des parties, qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et cela s’appelle la loi.

Notes

1 – Voir https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/dijon-nouvelle-journee-violences-quartier-gresilles-1841106.html Voir aussi https://www.liberation.fr/checknews/2020/06/16/les-armes-exhibees-dans-les-videos-d-affrontements-a-dijon-sont-elles-reelles-ou-factices_1791378

2 – Voir https://www.marianne.net/societe/exclusif-dijon-entre-les-communautes-tchetchene-et-maghrebine-armistice-surrealiste-la .

3 –  À ma connaissance, et comme cela va de soi, aucun représentant officiel local ou national n’a esquissé le moindre geste ou propos tendant à accréditer cette rencontre.

Document : itv de F. Rebsamen par S. Mabrouk

Transcription de l’interview de François Rebsamen, maire de Dijon,
par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le mercredi 17 juin 2020 à 8h20

ITVRebsamenMabroukEurope117juin20

Le « Jour d’après »

Enrichir nos principes fondamentaux constitutionnels

François Braize réfléchit au « Jour d’après ». En plaidant pour un volontarisme politique et social doté d’une traduction juridique forte, il s’efforce de montrer comment l’interrogation sur la survie de l’espèce humaine et la préservation du milieu dans lequel elle vit, loin de contrarier le souci de l’état de droit, des acquis démocratiques et des conquêtes sociales, suppose un enrichissement de nos principes fondamentaux constitutionnels1.

Lorsque nous serons sortis de la catastrophe sanitaire en cours qui nous fait déjà risquer l’effondrement économique, comment éviter les catastrophes climatique et humanitaire2 qui s’annoncent3 si nous ne changeons rien à ce qui nous y conduit tout droit ? La crise actuelle et ses conséquences, déjà majeures pour beaucoup d’observateurs, ne sont, en effet, qu’une modeste préfiguration de ce qui nous attend. Ne pas tirer les enseignements de la présente crise, imprévisible, serait une folie. Ce serait plonger dans une autre crise qui elle est parfaitement prévisible car annoncée et même quantifiée dans ses effets désastreux. L’éviter demande qu’on réfléchisse aux inflexions nécessaires, individuelles et collectives, et qu’on propose une « Nouvelle donne » raisonnée qui, sans renverser la table4, pourrait assurer des chances de vie plus durables à l’humanité.

Un nécessaire volontarisme

Il est hors de question, face à une perspective effrayante, de faire confiance au seul laisser-faire libéral ou à l’individualisme ; l’un et l’autre confient en effet au hasard et/ou aux bons sentiments, quand ce n’est pas à la bonne Providence et à son immense bonté, le soin de régler, là aussi par une sorte de « main invisible », le sort et l’avenir de l’Humanité.

Il est vrai que l’on a pu longtemps croire que « tout allait tout seul ». Nous étions installés sur une sorte de flèche du progrès, notamment du progrès scientifique et technique, nous garantissant, comme par une sorte de bon génie et par une croissance constante du bien-être matériel, que chaque problème trouvait son règlement, sa solution, par le simple développement continu de l’activité des hommes et de leur capacité d’innovation.

On sait aussi que, pour certains de leurs aspects, cet évolutionnisme progressiste et son aboutissement contemporain ne se sont pas, malgré tout, accomplis tout seuls. Ce n’est qu’un exemple, mais il a fallu, au plan social, arracher par la lutte des conquêtes qui, sans cela, n’auraient jamais été consenties. Car il ne faut pas compter sur la seule idée de progrès pour espérer contrecarrer les effets négatifs de ce qui est dans la logique de notre système : la compétition des intérêts individuels et l’esprit de lucre, voire l’avidité sans borne, promus par une société qui en a fait son credo jusqu’à sa caricature contemporaine avec la mondialisation financière numérisée découplée de l’économie réelle. Dans l’exemple pris on sait qu’on n’a rien eu sans rien et qu’il faut imposer politiquement les solutions sociales à des acteurs économiques qui les refusent naturellement si elles sont laissées à leur seul bon vouloir car elles sont contraires à leur intérêt.

Les conquêtes à mener du point de vue de la préservation environnementale et climatique sont, de ce point de vue, du même ordre que les conquêtes sociales dont les XIXe et XXe siècles ont été le théâtre contre les intérêts qui s’y opposaient. Ces conquêtes n’allaient pas dans l’ordre des choses que portait le système. Ce même ordre des choses est un obstacle à ce que la préservation environnementale et climatique se mette en place toute seule sur une flèche du progrès (scientifique, technique ou même intellectuel par l’éducation) qui nous y conduirait naturellement. On sait même maintenant que c’est tout le contraire.

Outre la carte de la vertu individuelle de citoyens mieux éclairés par une pédagogie inlassable de nombreux acteurs de la société civile, on fera donc davantage confiance au volontarisme politique qu’au laisser-faire, bref, plus qu’au libre marché, à la régulation du monde par le droit et la loi commune pour fixer les incitations, les contraintes, les taxes et, au besoin, les sanctions pour atteindre les objectifs permettant de cantonner le réchauffement climatique et les autres désastres qui se profilent.

On conduira donc ici notre réflexion citoyenne pour le « Jour d’après » avec ce fil conducteur  : Outre plus de justice, de paix civile et sociale ainsi que de démocratie, la « Nouvelle donne » doit garantir notamment le cantonnement du réchauffement climatique aux objectifs déjà fixés par l’accord de Paris que vient conforter le « Green Deal » en préparation au sein de l’UE et dont la Commission européenne vient de présenter les derniers piliers 5.

Cela implique un certain nombre d’inflexions qui, pour être acceptables par la majorité et avoir des chances de succès, ne renverseront pas la table mais constitueront une adaptation de notre système à l’enjeu climatique en privilégiant des transitions progressives même si elles devront être résolues.

Garantir et développer notre socle républicain

Dans cet objectif, une « Nouvelle donne » devrait se caractériser, d’abord, par un enrichissement de nos principes fondamentaux constitutionnels. Pourquoi ? Pour une raison si simple que chacun l’oublie : notre société civile, politique, économique et sociale repose sur des principes fondamentaux qui caractérisent, dans notre cas, une société de libertés dans tous les domaines. Ce bloc de principes6, soubassement d’une telle société, est consacré à titre principal7 par le Préambule de notre Constitution.

Ce bloc de principes qui s’impose à tous, individus et autorités, fonde la totalité de notre droit et donc de la régulation des rapports au sein de notre société, dans tous les secteurs. Il ne s’agit donc pas de simples pétitions de principe ou de bons sentiments sans force ni utilité. Ces principes s’imposent au contraire au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif sous la surveillance du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, et l’autorité judiciaire ordinaire y est soumise également, par définition dira-t-on. Ce n’est que par la plus extrême des incivilités, l’incivilité intellectuelle, que l’on peut plaider que tout cela ne sert à rien.

Vouloir pour le « Jour d’après » un monde différent, plus juste, plus sûr et plus durable, implique de compléter ce bloc de principes fondamentaux à la hauteur des enjeux et des exigences de ce siècle et pas seulement sur le modèle issu de 1789, même s’il faut conserver les acquis sédimentés depuis la Révolution française. Il s’agit en effet de ce qui s’est construit depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, ainsi que le récapitule le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 qui dessine ce qu’est aujourd’hui « l’identité constitutionnelle de la France »8.

Dans notre conception de la société libérale ainsi construite en deux siècles, le libéralisme est bien sûr politique, par notre régime républicain, mais il est aussi celui d’une société civile qui jouit des plus larges libertés. Dans ce cadre, notre société a fait ainsi le choix d’une économie libérale, une économie de marché, comme nous le rappellent certains des plus importants de nos principes constitutionnels, tels le droit de propriété, la liberté d’entreprendre, la liberté du commerce et de l’industrie ou même le principe de concurrence libre et non faussée9.

Ce système économique est donc celui d’une économie de marché libre – et non pas une économie collectivisée et administrée – mais il comporte néanmoins une part importante d’économie publique, d’économie mutualiste et d’économie solidaire. Nous sommes donc en économie mixte et ce n’est pas une situation étrangère à une économie libérale.

Choisir de conserver ou pas, pour le « Jour d’après », une société de libertés – qui ne peuvent qu’être indivisibles comme nous l’enseigne l’histoire10 – tel est donc le premier choix à faire. Pour nous, il s’agit d’un capital à conserver et sur lequel nous pouvons construire de nouveaux développements.

Nommer ce qui doit être déclaré « centre de toutes choses »

Comme on l’a dit, nous ne sommes plus en 1789, ni en 1945, ni même en 1958 et il ne suffit plus en effet, face aux enjeux de ce siècle qui s’ouvre sur la probabilité de la disparition de l’humanité si elle n’y prend garde, de proclamer que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

En effet, en approfondissant la démonstration esquissée dans un article précédent11, il s’agit de faire le constat que si nos principes fondamentaux, rappelés au Préambule de la Constitution, reconnaissent à l’Homme et au citoyen une batterie très complète de droits civils, politiques, économiques, environnementaux, culturels et sociaux qui sont inaliénables et sacrés, cela n’est plus suffisant au regard de ce qui est en jeu désormais : la survie de l’espèce humaine et la préservation du milieu dans lequel elle vit. C’est donc bien, aujourd’hui, au-delà de cette batterie de droits qu’il faudrait aller, en une nouvelle étape fondatrice. Il faudrait changer même de terrain. Passer de la reconnaissance de droits fondamentaux individuels dont on enrichit sans cesse l’énumération, à la réponse à une question essentielle : qu’est-ce qui doit se trouver au centre de toutes choses ? La liberté, la propriété, la santé, le droit à la sûreté, au travail, aux loisirs, à l’instruction et à l’éducation, etc. ? Toutes choses reconnues au fil du temps depuis deux siècles en autant de droits fondamentaux ? Pourquoi l’un, ou l’une, plutôt que d’autres ?

N’y a-t-il pas quelque chose de plus important qui est au-dessus de tout et vient surplomber et éclairer tous ces droits pourtant essentiels pour les fonder, les expliciter et même au besoin pour en limiter certains ? Ce « quelque chose » ne peut être que l’Homme lui-même et la préservation du milieu dans lequel il vit. Ce principe nouveau consisterait en conséquence à écrire dans notre texte constitutionnel que « Le peuple français proclame que l’Homme est placé au centre de toutes choses12, de même que la préservation du milieu dans lequel il vit ». Ce principe deviendrait ainsi l’instrument de mesure principal à l’aune duquel devraient être calibrées les mesures de régulation notamment de l’économie de marché, nationale et internationale, pour se doter d’une économie civilisée. De la sorte, nous parachèverions les principes fondamentaux déjà consacrés par notre histoire constitutionnelle qui en constituaient, pourrait-on dire, autant de prémices en quelque sorte sans lui inachevées, avec un « homme/citoyen » abstrait qui en était le collectionneur, un peu, il faut bien le dire, sans fil conducteur, sans boussole.

Afin de construire un monde de libertés civilisé et durable, nous avons besoin d’un tel principe constitutionnel nouveau qui serait un point d’appui pour des changements du fait de sa dynamique opposée aux intérêts destructeurs pour l’Homme et son milieu. En effet, un principe constitutionnel de surplomb s’imposant à tous finaliserait les droits conquis depuis deux siècles dans une direction unique, l’humain et son cadre de vie, et non plus bringuebalés au gré des arbitrages, au demeurant parfois fluctuants, entre catégories d’intérêts antagoniques, que ces arbitrages soient rendus par la loi, par des juges ou par des accords internationaux. Ce nouveau principe en impliquerait d’autres que l’on peut envisager.

Ainsi pourraient être ajoutées, comme conséquence logique de ce principe nouveau, les formulations

  • 1° d’un « principe de progrès » et de juste partage des bénéfices dudit progrès entre les Hommes : un tel principe impliquerait notamment le rapprochement des législations nationales, non pas vers le « bas » par le dumping fiscal et social qui caractérise le libéralisme échevelé que nous connaissons, mais vers le « haut » du point de vue du bien-être des hommes. Il permettrait aussi la détermination de nouvelles catégories de biens ou services communs protégés des appétits privés ;
  • 2° d’un principe d’égalité capital/travail d’une part transformant profondément le travail et les relations actuelles d’exploitation en relation de coopération dans un objectif devenu commun en admettant enfin et véritablement les salariés en co-gestion des entreprises et, d’autre part, impliquant la plus juste égalité de fiscalisation des revenus du travail et de ceux du capital13.

La réaffirmation plus forte du principe de laïcité devrait être opérée en inscrivant dans nos principes fondamentaux constitutionnels les principes de la loi de 1905 (interdictions de reconnaissance, de salariat et de subvention des cultes)14.

Nous nous honorerions également de consacrer dans nos principes fondamentaux la qualité d’êtres sensibles des animaux et les interdits en résultant notamment concernant leur mise à mort avec obligation d’étourdissement préalable dont aucune croyance ne saurait être exemptée.

Enfin, pour s’obliger en quelque sorte elle-même dans son action au-delà de ses frontières, la France pourrait prévoir dans sa Constitution15 que le bloc de ses principes fondamentaux doit inspirer son action communautaire en Europe et internationale dans le monde. Comme nous Français avons pu être, avec d’autres, à la source de la Déclaration universelle des droits à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui, si nous sommes ambitieux et si nous le voulons, nous pouvons jouer de nouveau un tel rôle en montrant l’exemple en enrichissant (comme on l’a vu) nos principes fondamentaux pour faire mieux face aux enjeux de ce siècle.

Enfin, dans l’objectif d’un État de droit encore plus exemplaire et durable, nous pourrions prévoir :

  • 1° que nos principes fondamentaux peuvent être invoqués par les citoyens français dans toute procédure et devant n’importe quel juge, ce qui consacrerait leur opposabilité erga omnes 16 ;
  • 2° une exigence de vertu totale des dirigeants publics, élus, ministériels ou nommés en Conseil des ministres, rendant définitivement inéligible, ou non susceptible d’occuper un emploi public de responsabilité, toute personne condamnée pénalement pour délit ou crime17 ;
  • 3° l’obligation pour les partis ou mouvements politiques qui souhaitent concourir aux suffrages et bénéficier d’un financement public d’accepter formellement nos principes fondamentaux, c’est-à-dire notre bloc de constitutionnalité ou « Pacte républicain », et de s’interdire de revenir dessus en cas de succès électoral.

Un peuple peut en effet prévoir un tel interdit dans son texte fondamental en se contraignant ainsi, de son plein gré, constitutionnellement18. Il peut le faire en se dotant d’un « Pacte » formalisé par sa Constitution lequel, sous le contrôle du juge, s’impose, dès lors qu’il existe, à tous les acteurs publics et privés et notamment aux partis et mouvements politiques qui souhaitent concourir au jeu démocratique. En l’état de notre Constitution nous ne sommes pas dotés d’un tel Pacte républicain formalisé par l’expression constitutionnelle explicite d’une volonté populaire claire19. Ce qui pose un problème démocratique non négligeable20.

L’ensemble des éléments d’enrichissement de nos principes fondamentaux proposé ci-dessus devrait se traduire par des modifications du Préambule de notre Constitution. La rédaction pourrait en être celle figurant ci-après. 

Annexe. Proposition de rédaction du Préambule de la Constitution

Cette proposition reprend les termes du Préambule actuel et de l’article 1er de la Constitution et y ajoute les principes nouveaux proposés pour enrichir notre pacte républicain. Les dispositions ajoutées à l’actuel Préambule sont en caractères italiques.

« Le peuple franç̧ais proclame solennellement que l’Homme doit être placé au centre de toutes choses, de même que la protection et la sauvegarde du milieu dans lequel il vit.

« Le peuple français réitère son attachement indéfectible aux Droits de l’homme, au principe d’égalité entre les femmes et les hommes et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par les préambules des Constitutions de 1946 et 1958, et aux droits et devoirs définis dans la charte de l’environnement de 2004.

« Il proclame que l’Humanité dans son intégralité doit profiter des bénéfices des progrès qu’elle fait naître. Elle doit se donner comme objectif l’égalité des droits entre capital et travail et l’harmonisation des législations nationales dans le sens du progrès social, afin de construire une économie et une société mondiales civilisées. Il appartient aux organisations internationales et aux États d’y veiller.

« Il proclame sa volonté de construire une Europe démocratique, laïque et sociale.

« Il exige de ses représentants une vertu totale rendant immédiatement et définitivement incompatible toute fonction élective, ou ministérielle, avec une condamnation pénale pour un délit ou un crime. Il proscrit le cumul des mandats électifs.

« Le peuple français fait le choix pour la France d’une République indivisible, laïque, économique et sociale dont l’organisation est décentralisée. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’aucune sorte.

« La République garantit la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et la séparation des Églises et de l’Etat. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, organisme ou manifestation présentant un caractère cultuel.

« La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.

« Le peuple français proclame enfin que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité qui ne peuvent être mis à mort qu’après étourdissement préalable, dans le respect des règles de santé publique.

« Les principes mentionnés ou rappelés au présent Préambule constituent le Pacte Républicain que le peuple français se donne. Ces principes inspirent l’action européenne et internationale de la France. Tout citoyen français ou tout justiciable peut les invoquer devant les juridictions françaises. Leur respect s’impose aux partis ou mouvements politiques qui entendent concourir à l’expression du suffrage universel. »

Notes

1NdE. Version abrégée de l’article « Le Jour d’après. Pour une nouvelle donne : enrichir nos principes constitutionnels fondamentaux » publié sur le blog Décoda(na)ges le 28 mai 2020. https://francoisbraize.wordpress.com/2020/05/28/le-jour-dapres-v3/

2 – Les mots « catastrophes climatique et humanitaire » sont la désignation raccourcie des catastrophes écologiques, environnementales, climatiques et de leurs conséquences qu’elles soient sanitaires, migratoires ou tout simplement par la violence entre les peuples et les individus ; catastrophes vers lesquelles nous sommes d’ores et déjà engagés mais que l’on peut encore éviter en prenant les mesures nécessaires identifiées par le consensus scientifique et formalisées notamment dans l’accord de Paris.

3 – Selon le consensus scientifique aujourd’hui admis par la plus large majorité des pays.

4Ce que demandent les peuples, loin des idéologues, est que la table soit mieux garnie et que tous les convives puissent s’y installer plutôt que de la renverser !

6 – Que les spécialistes qualifient de « bloc de constitutionnalité ».

7 À titre principal seulement car certains de nos principes fondamentaux figurent dans le texte même de la Constitution ou ont été posés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

8 – « Bloc de constitutionnalité » dont personne, et en particulier aucun de nos pouvoirs publics, ne peut s’affranchir ; à mes yeux ce bloc dessine « l’identité constitutionnelle de la France » même si le Conseil constitutionnel n’a explicitement rattaché à une telle identité à ce jour que le principe de laïcité par une décision de février 2013 (voir à cet égard notre article : http://www.slate.fr/tribune/83673/iconoclastie-principe-constitutionnel).

9 – Principe d’origine communautaire mais qui, ayant une autorité supérieure à la loi en application de l’article 55 de la Constitution, a une valeur de niveau constitutionnel.

10 – Ces libertés sont indivisibles et non fractionnables car une société libérale est un tout non sécable et nous n’avons pas d’exemple de société qui ait pu organiser les unes sans les autres en restant démocratique ; au contraire le risque est celui de verser dans différentes formes de régimes totalitaires et là les exemples pullulent…

11 – Article qui prend pour le « Jour d’après » un relief particulier – voir dans le magazine SLATE http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique et que l’on approfondit ici.

12 – Expression et objectif utilisés par l’actuel président de la République dans son discours de janvier 2019 à l’occasion de la crise dite des gilets jaunes ; on le prend ici au mot ! Précisons, s’il en est besoin, que, dans mon esprit, le Préambule de notre Constitution, comme notre Constitution elle-même, n’a pas d’autre portée que celle de l’association politique et de la régulation qu’elle porte par le droit. Elle n’emporte aucune conséquence philosophique ou en forme de vérité révélée s’étendant au-delà du champ du droit positif. C’est donc bien notre association politique qui met l’Homme au centre de ses préoccupations et d’ailleurs cela ne liera que nous Français sauf à l’avenir, par notre action internationale, à le faire porter à un autre niveau d’association politique, internationale et multilatérale.

13 – Il faudra veiller toutefois lors de la mise en œuvre d’une telle orientation aux effets pervers possibles sur les investissements en France à ne pas faire fuir dans un monde ouvert. 

14 – Ce qui permettrait de mettre un terme à l’exception en Alsace-Moselle, mais aussi en Guyane, qui fait survivre le régime du concordat napoléonien et y rend inapplicable la loi de 1905.

15 – C’est ce que notre pays a fait par le dernier article de la Charte de l’environnement de 2004 pour ce qui concerne les questions que traite cette Charte ; on ne voit pas pourquoi limiter cette ambition à ce domaine et pas pour nos autres principes fondamentaux.

16 Il s’agira d’un plus par rapport à la procédure actuelle de la Question Prioritaire de Constitutionnalité qui permet à un justiciable d’invoquer devant son juge la non-conformité d’une loi à la Constitution et QPC qui est jugée, après filtre de la Cour de cassation ou du Conseil d’État, par le Conseil constitutionnel lui-même ; il ne s’agira donc pas de permettre la remise en cause de la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée (ceci continuera à relever de la procédure actuelle des QPC) mais de rappeler que tout justiciable peut revendiquer devant tout juge et pour tout litige le bénéfice de tel ou tel principe appartenant au bloc de constitutionnalité et qui lui semble être violé par son adversaire dans le cas qui le concerne. 

17 – Il faudrait toutefois affiner la liste des délits ayant une telle conséquence car certains délits ne doivent pas nécessairement avoir pour corollaire un tel interdit électif ou d’exercice de certaines fonctions (diffamation, délits routiers, etc.).

18 – Les Allemands l’ont fait depuis 1945 par leur loi fondamentale en interdisant le parti nazi quelles que soient les crises ou les circonstances.

19 – Voir à cet égard notre article sur le site Mezetulle qui traite de cette question à propos de l’interdiction des listes communautaires : https://www.mezetulle.fr/faut-il-et-peut-on-interdire-les-listes-communautaires/

20 – En effet, nous laissons ainsi la bride sur le cou au Conseil constitutionnel depuis les années 1970 qui l’ont vu s’attribuer le rôle, sans mandat constitutionnel explicite, pour décider de compléter nos principes fondamentaux ce qui devrait résulter d’une volonté exprimée par le Peuple français, par un référendum constitutionnel, plutôt que de la décision de juges même suprêmes. Demain un tel référendum pourrait utilement venir d’une part codifier la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et d’autre part consacrer les nouveaux principes fondamentaux dont le peuple souhaiterait se doter pour les « Jours d’après ».

Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.

L’Église catholique et la pandémie : revendication d’exception et surenchère encombrante

La date de reprise éventuelle des rassemblements cultuels, fixée initialement au 11 juin puis ramenée au 2 juin, a soulevé les protestations de l’Église catholique, au point que le Premier ministre a évoqué, dans une de ses récentes déclarations, la possibilité de l’avancer au 29 mai1. On remarque depuis quelques jours une multiplication de déclarations mi-plaintives mi-indignées de la part de responsables catholiques2 (soutenus par des responsables politiques) qui semblent décidés à revendiquer un statut d’exception, prétendument « vital », sinon pour leur religion, du moins pour les religions en général. En quoi ils sont surclassés par l’outrance offensive d’un appel catholique international qui, pour revendiquer une liberté exclusive, n’hésite pas à recourir au complotisme3.

Les religions sont-elles d’intérêt public ? 

Qualifier les rassemblements religieux de « nécessité vitale », c’est, sur un plan général, méconnaître (ou feindre de méconnaître) le minimalisme républicain laïque en matière de non-reconnaissance des cultes.

Dans un récent article4, Henri Pena-Ruiz rappelle que les religions n’ont pas le monopole de ce qu’on appelle (un peu trop restrictivement à mes yeux) « la spiritualité » et que l’exercice de celle-ci n’a pas à être apprécié (et encore moins hiérarchisé) par la puissance publique. Mais parler de « nécessité vitale », c’est, au-delà même du contexte particulier de l’état d’urgence sanitaire que nous aborderons plus loin, supposer que les religions pourraient relever d’une forme d’intérêt public. Cet intérêt demanderait plus que la jouissance ordinaire de la liberté (comme c’est le cas pour la liberté de culte) : une reconnaissance et donc un soutien positif de la part du pouvoir civil. Le raisonnement a été maintes fois utilisé pour réclamer un financement public des cultes.

Il arrive que l’autorité publique soutienne des activités particulières telles que des associations culturelles ou sportives, par exemple en les subventionnant. Naguère, un commentateur me faisait remarquer qu’on subventionne des stades et des clubs de rugby, alors que nombreux sont les citoyens et contribuables qui ne s’intéressent pas à ce sport ou même qui lui sont hostiles : alors pourquoi ne pas reconnaître et soutenir les religions ?

Tentons d’éclaircir la question en faisant varier les exemples en ordre décroissant.

Il est de l’intérêt de tous que la loi existe, qu’elle soit la même partout et appliquée de la même manière. Il est de l’intérêt de tous que la force publique soit la seule habilitée aux tâches de maintien de l’ordre. Il est de l’intérêt de tous que chacun ait une retraite et une couverture sociale décentes. Il est de l’intérêt de tous que la maternité soit protégée (et pourtant seules les femmes accouchent…). Il est de l’intérêt de tous qu’on étudie à l’école des disciplines que tous n’étudieront pourtant pas. Il est de l’intérêt de tous que la recherche fondamentale (« qui ne sert à rien » dans l’immédiat) soit promue et encouragée. On voit bien, sur cette première série d’exemples, que le mot « tous » ne désigne pas (dans l’expression que j’ai employée : « intérêt de tous ») un ensemble empirique, mais un universel. Même si je sais que je n’apprendrai jamais l’astrophysique, il est de mon intérêt de citoyen en général que cette discipline soit développée.

Poursuivons la série en la compliquant. Il est de l’intérêt de tous que la culture soit soutenue et développée. Par exemple il y a des théâtres, des orchestres entièrement subventionnés. Il y a aussi et ensuite des zones intermédiaires, que la puissance publique encourage mais qu’elle ne prend pas entièrement à sa charge : on peut prendre l’exemple de certains musées, de certains théâtres – et généralement des établissements à financement mixte. L’exemple des installations sportives peut prendre place ici et montre que le soutien public peut s’investir dans des domaines qui n’allaient pas de soi autrefois ; la question n’est jamais définitivement close et c’est le rôle des assemblées d’en décider. Amateur de rugby, je trouve qu’il est acceptable et normal de soutenir d’autres sports. Oui, mais alors on insistera : pourquoi, sur cette voie, ne pas soutenir des associations cultuelles ?

Cultuel et culturel

L’exemple de la rénovation d’une cathédrale mobilisant des moyens puisés dans les impôts des contribuables nous amènera au plus près du point litigieux. Il illustre la distinction entre le culturel et le cultuel. Une cathédrale est rénovée grâce à mes impôts : mais ce n’est pas pour y prier que le bâtiment est ainsi rénové. Il se trouve qu’on y prie aussi (il est mis à la disposition d’un culte), mais, et cela en vertu de la loi de 1905 dite « de séparation », c’est un monument public. Le caractère religieux de l’édifice n’est pas aboli pour autant, mais il est ici traité sous son aspect culturel qui s’adresse à tous : on ne m’impose aucun acte de foi en rénovant des statues ou des vitraux, on ne s’introduit pas dans ma conscience. On me fait savoir que la puissance publique s’intéresse à sauvegarder un monument faisant partie du patrimoine commun5.

Voilà une des raisons pour lesquelles aucune religion en tant que telle, c’est-à-dire en tant que système de croyance (ni aucun ensemble de religions), ne peut entrer dans le domaine de l’utilité publique, ni même dans celui des choses culturelles que la puissance publique peut soutenir. Car soutenir un culte c’est soutenir une croyance, et l’État ne doit ni imposer ni accréditer aucune croyance. Soutenir l’athéisme serait du même ordre : ce serait financer l’imposition d’une incroyance. En revanche l’étude des religions fait partie du domaine culturel, et entre dans le champ des sciences humaines, lequel est produit et enseigné dans des établissements payés ou soutenus par la puissance publique.

Toute religion est par nature exclusive

Un autre angle permettra de préciser le sujet. Qui est bénéficiaire des décisions publiques ? Tous ! Alors là, laissez-moi rire, m’objectera-t-on : il y a bien des postes publics réservés à ceux qui ont tel ou tel diplôme, postes pourvus sur titres ou sur concours ? C’est exact, mais personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. L’accès est a priori et en droit ouvert, quelle que soit l’origine, la croyance, etc. On n’est pas admis (ou refusé) à un concours de la fonction publique parce qu’on croit à la résurrection des corps mais parce qu’on satisfait (ou non) à des conditions techniques ou scientifiques que tous peuvent viser et remplir en droit.

Et le stade de rugby ? Tous n’y vont pas, mais tous peuvent y aller en droit. On ne fait pas le tri entre les spectateurs sur des critères a priori comme leur appartenance, leur lieu de naissance, leur couleur, leur croyance. Quand on rénove les vitraux d’une cathédrale avec une partie de l’argent public, la jouissance de cette rénovation est proposée et accessible à tous. Lorsque j’entre dans la cathédrale de Rouen, personne ne s’inquiète de savoir si je me signe, personne n’exige de ma part un acte d’appartenance.

On voit à nouveau et sous cet angle pourquoi les religions ne peuvent entrer dans cette sphère accessible en droit à tous : c’est que par définition elles sont réservées à ceux qui les embrassent. Une religion exclut a priori tous ceux qui n’y adhèrent pas ; et quand elle les accepte c’est en vue de les convertir. Le « nous » des croyants est communautaire : sa capacité d’exclusion est corrélative de sa capacité d’inclusion. Une grande idée du catholicisme, comme son nom l’indique, est de prétendre à l’universalité, mais cette universalité ne peut s’effectuer qu’en excluant la liberté de ne pas croire ou de croire autre chose.

L’inclusion dans l’association civile ne s’accompagne pas d’une telle injonction : l’association civile, quand elle est laïque, est indifférente aux appartenances. C’est ainsi que raisonnent (ou devraient raisonner) les élus lorsqu’ils s’interrogent sur l’opportunité de voter une subvention : ne pas seulement se demander si telle association est utile, mais se demander aussi si sa nature exclut a priori une partie des administrés en fonction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils croient. Des critères d’admissibilité peuvent être décidés, mais ils ne peuvent discriminer les bénéficiaires en fonction de leurs appartenances. On aura donc des motifs valables pour soutenir telle association de charité notoirement gérée par une confession religieuse, à condition qu’elle ne réserve pas ses secours aux seuls fidèles de cette religion et qu’elle ne se livre pas au prosélytisme dans ce cadre. Mais on ne pourra pas subventionner ou reconnaître par tout autre moyen un culte en tant que tel, qui ne peut pas, par sa nature, satisfaire à cette condition.

Et pour la même raison, on ne peut pas non plus soustraire un ou des cultes à la règle commune qui s’exerce au nom de tous et dans l’intérêt de tous.

L’état d’urgence sanitaire actuel s’en prend-il plus aux rassemblements cultuels qu’à d’autres ?

Ce qui vient d’être dit est un cadre général, qui vaut dans une situation ordinaire. Or nous sommes dans une situation extra-ordinaire, une situation d’urgence qui appelle des mesures particulières – une loi d’urgence sanitaire restreignant notamment certaines libertés. On peut certes critiquer ces restrictions, s’interroger sur leur bien-fondé juridique, en demander la levée ou l’assouplissement, mais cette critique doit-elle prendre la forme d’une revendication d’exception ? Or c’est dans ce cadre que les plaintes des responsables religieux interviennent : à les entendre, les cultes seraient particulièrement maltraités par la décision d’interdiction des rassemblements et il faudrait faire exception pour eux en les exemptant de cette interdiction.

Dans le contexte particulier actuel et temporaire de l’état d’urgence sanitaire, peut-on soutenir que les cultes sont privés de liberté plus que ne le sont d’autres activités de type culturel ? Rappelons que l’application de l’état d’urgence sanitaire n’interdit pas les cultes, mais les rassemblements tels que représentations théâtrales, festivals, cinémas, réunions, cérémonies collectives… « On ouvre les écoles et les bibliothèques mais on interdit les réunions religieuses !» : tel est le raisonnement appuyant la revendication d’ouverture de ces réunions. Oui, mais les écoles et les bibliothèques sont d’intérêt public au sens où nous l’avons exposé, et les dispositions particulières actuelles leur imposent d’éviter la forme du rassemblement.

Faisons, encore une fois, varier la proposition.

« On ouvre les écoles et les bibliothèques mais les réunions maçonniques ne peuvent pas non plus avoir lieu ! » : le dispositif frappe d’autres formes de « vie spirituelle » que les rassemblements cultuels. À ma connaissance, aucune obédience maçonnique n’est venue déposer sa larme victimaire et revendicative à l’Élysée ou à Matignon. Il est vrai que, pour beaucoup des responsables religieux revendicatifs, l’activité maçonnique, hum, ce n’est pas vraiment une nourriture spirituelle « vitale »…

« On ouvre les écoles, mais on interdit les représentations théâtrales, les concerts, les conférences, etc. » : oui, et c’est pour la même raison qu’on interdit les rassemblements religieux. Le motif de l’interdiction tient à leur forme et à leur nombre, et non à une volonté de persécution antireligieuse, à une volonté de s’en prendre à leur contenu ou à leur objet. Une décision laïque, en l’occurrence, consiste à rester aveugle au contenu et à l’objet même des rassemblements et à les traiter de manière égale.

C’est là qu’apparaît le fond de la question, car c’est précisément ce qui blesse. Cette décision temporaire de restriction de liberté est prise sans considération du contenu des activités, en ne tenant compte que de leur forme et de leur nombre, lesquels sont en l’occurrence pertinents en matière de transmission du virus. La décision s’apprécie en relation avec la situation et, comme le dit la loi d’urgence, « aux seules fins de garantir la santé publique ». Elle montre que, aux yeux d’une association politique laïque soucieuse de l’ordre public et en ces circonstances, les rassemblements cultuels n’ont pas en soi plus de valeur que d’autres rassemblements présentant les mêmes propriétés et qu’ils doivent être traités de la même manière.

Aller à la messe, aller au cinéma, aller au concert…

Voilà le point visé par les reproches de matérialisme, de méconnaissance de l’anthropologie élémentaire – laquelle, selon Mgr Aupetit, requiert la pratique d’une religion parce que « c’est vital » . « Aller à la messe ce n’est pas la même chose que d’aller au cinéma ! » ajoute-t-il6. Ce n’est pas non plus la même chose d’aller au cinéma que d’aller au concert, d’assister à une conférence ou de se réunir dans un temple maçonnique : ces rassemblements ayant des objets et des contenus différents, chacun d’entre eux est spécifique ! Mais la messe, quand même, c’est autre chose, c’est plus important, ça demande quelques égards, non ? Non. Dans sa forme, la messe est un rassemblement tout comme le cinéma, le concert ou la tenue maçonnique : de ce point de vue, elle ne saurait faire exception. Oui mais, nous dit-on, les prêtres sont « responsables » et sauraient faire respecter des mesures sanitaires de protection des fidèles ! On n’en doute pas. Mais on ne doute pas non plus que les directeurs de salles de cinéma, de théâtre, les organisateurs de concerts, etc., soient tout autant responsables et capables…

Les responsables religieux devraient plutôt se féliciter que la puissance publique se détermine ici sans avoir égard au contenu, qu’elle ne professe aucune position « anthropologique », qu’elle ne décide pas s’il est meilleur d’aller à la messe plutôt qu’au cinéma ou dans une réunion maçonnique, s’il est meilleur d’embrasser telle ou telle religion plutôt qu’une autre ou plutôt qu’aucune.

En ces circonstances particulières (où, comme on l’a dit, les dispositions en question ont pour fin « de garantir la santé publique »), si la puissance publique accordait à la messe – ou à tout autre rassemblement religieux – une attention spéciale en fonction de son contenu et de son objet spécifiques, attention qui la placerait en position d’exception, cette puissance publique s’engagerait sur la voie de la reconnaissance d’une « utilité  spirituelle ». Outre que cela, comme on le voit déjà, déclencherait une concurrence entre instances autoproclamées se réclamant d’une telle utilité, cela pose une question fondamentale. Que serait une association politique qui s’occuperait (comme le dit Locke pour récuser cette idée) du « soin des âmes » en accordant à un ou des cultes un statut d’exception ? Ne pratiquerait-elle pas une ingérence dans la conscience des citoyens et ne romprait-elle pas la liberté des cultes, qui suppose leur égalité ? Ne faut-il pas s’en tenir ici au minimalisme laïque, qui laisse un tel « soin de son âme » à la conscience de chacun et qui laisse les cultes s’organiser librement dans le respect du droit commun ? Paraphrasons Locke encore une fois : l’association politique n’a pas à assurer le « salut des âmes », mais la sauvegarde des droits et biens civils – en l’occurrence la « santé publique ».

Du reste, en lâchant le grand mot de « liberté religieuse », certains politiques avouent qu’ils ont une piètre idée de ces biens civils et de la puissance libératrice de la laïcité7. Car cette expression, très restrictive, trahit une absence de souci pour l’irréligion. Or une association politique laïque assure tout autant la liberté irréligieuse, mais elle ne serait pas laïque si elle la qualifiait ainsi. Plus justement, la loi de 1905 parle de « liberté de conscience », dont la liberté de pratiquer un culte et celle de n’en pratiquer aucun sont des cas particuliers.

Une surenchère encombrante et outrancière

Une surenchère bien encombrante vient en outre submerger et surclasser tapageusement ces modestes plaidoyers. Le 7 mai, un remarquable « Appel pour l’Église et pour le monde aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté » est diffusé à l’initiative de Mgr Carlo Maria Viganò8.

Si Valeurs actuelles, en reprenant ce texte, parle élogieusement d’une « charge sans concession de plusieurs cardinaux »9, le journal La Croix en relève, avec un effarement non dissimulé, la « tonalité complotiste »10. Effectivement. En minimisant la gravité de la pandémie, en mettant en cause la recherche (prétendument mercantile) de vaccin, le texte, sans nommer un seul pays, s’alarme des restrictions de libertés produites par des mesures d’urgence sanitaire et les qualifie de « prétextes » politiques. Et il poursuit :

« Nous avons des raisons de croire – sur la base des données officielles relatives à l’incidence de l’épidémie, et sur celle du nombre de décès – qu’il existe des pouvoirs fort intéressés à créer la panique parmi la population dans le seul but d’imposer de façon permanente des formes de limitation inacceptables de la liberté, de contrôle des personnes, de suivi de leurs mouvements. Ces formes de limitations liberticides sont un prélude inquiétant à la création d’un gouvernement mondial hors de tout contrôle. »

Mais c’est à un autre moment du texte que je m’intéresserai pour finir. Ce vibrant appel à soutenir les libertés ne se contente pas d’évoquer un « ennemi invisible » contre lequel il appelle les fidèles à résister, il lui donne en réalité un visage, présenté comme tentaculaire et invasif : l’Autorité civile.

« L’État n’a pas le droit de s’ingérer, pour quelque raison que ce soit, dans la souveraineté de l’Église. La collaboration de l’autorité ecclésiastique, qui n’a jamais été refusée, ne peut impliquer de la part de l’Autorité civile des formes d’interdiction ou de limitation du culte public ou du ministère sacerdotal. Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger. Nous demandons que les limitations à la célébration des fonctions publiques du culte soient supprimées. » [Le passage en italique est souligné dans le texte d’origine.]

L’État n’a pas à s’ingérer dans la souveraineté de l’Église : bien sûr, mais il n’est pas vrai que cette abstention doive être absolue et doive écarter « quelque raison que ce soit » – car il peut arriver que ladite « souveraineté » empiète sur le droit commun. La non-ingérence est une base de la loi de 1905 garantissant la liberté de culte « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »11. Personne, aucune association, ne peut revendiquer une liberté absolue, personne n’est au-dessus du droit commun. Par ailleurs, on fera remarquer qu’un régime concordataire est par définition une ingérence de l’État dans les affaires religieuses et cette fois en tant que telles (nomination des évêques par exemple). Il faudrait donc, dans cette logique revendicative, en réclamer l’abolition et s’en tenir à une stricte séparation.

D’autre part, cette non-ingérence est réciproque. Or c’est ce que semble oublier le texte, qui revendique (en le soulignant) un fonctionnement à sens unique : « Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger ». Si les fidèles peuvent, au sein de l’association politique et en tant que citoyens, œuvrer en faveur de ce qu’ils estiment conforme à leur engagement religieux, s’ils doivent faire respecter leurs droits comme ceux de tout autre (qu’il soit ou non croyant), ils doivent faire tout cela dans le respect du droit commun, dont ils sont à la fois sujets et législateurs. Mais « les droits de Dieu » et ceux d’un « Roi et Seigneur de l’Histoire » s’étendent-ils jusqu’à s’élever au-dessus de l’autorité civile au nom d’une loi supérieure ? Croyant ou non, n’aura-t-on pas de bonnes raisons de craindre ceux qui se proclament les législateurs, les représentants et les exécutants d’une « loi suprême » ?

[Edit du 25 mai]. Sur le référé du Conseil d’État intervenu le 18 mai après publication de cet article

18 mai : le Conseil d’État statuant en référé ordonne au premier Ministre de « lever l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte et d’édicter à sa place des mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires et appropriées en ce début de déconfinement ». En lui accordant une importance plus grande qu’aux autres libertés fondamentales, il montre que la liberté de culte est traitée de manière exceptionnelle. On lira à ce sujet le communiqué du Collectif laïque national ci-dessous ou en ligne sur le site de l’UFAL.

Notes

1 Il se trouve que le 29 mai précède tout juste la célébration de la Pentecôte le dimanche 31 mai. En donnant des signes de fléchissement devant les pressions, cette déclaration ouvre immédiatement la boîte de Pandore de la rivalité victimaire : le Ramadan se terminant le 24 mai, les musulmans montent aussitôt au créneau pour dénoncer un traitement inégal… On lira l’excellent article signé Hadrien Mathoux en ligne dans Marianne du 8 mai 2020 https://www.marianne.net/societe/necessite-vitale-pour-les-catholiques-la-bruyante-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le , où on trouvera de nombreuses références sur l’ensemble de la question, notamment la déclaration d’Edouard Philippe à l’AN le 5 mai.

2 – Voir l’article cité note précédente pour de nombreuses références. On peut consulter un florilège de ce mouvement de protestation sur nombre de sites catholiques de tendance conservatrice. Voir par exemple ces deux articles du site Aleteia  : https://fr.aleteia.org/2020/04/29/pas-de-messe-publique-avant-le-2-juin-la-vive-reaction-des-eveques/  ; https://fr.aleteia.org/2020/05/04/le-gouvernement-pret-a-etudier-une-reprise-des-messes-publiques-des-le-29-mai/ . Voir la déclaration de l’évêque de Nanterre faisant état d’un « tropisme anticlérical et anticatholique » sur le site Le Salon beige https://www.lesalonbeige.fr/interdiction-du-culte-public-jusquau-2-juin-des-eveques-refusent-de-capituler/ . On consultera aussi la récapitulation dans le post-scriptum de la revue de presse du Comité Laïcité République du 8 mai http://www.laicite-republique.org/l-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le-confinement-des-messes-marianne.html . Le CLR a publié de son côté un texte relatif à cette date d’autorisation des rassemblements cultuels : http://www.laicite-republique.org/le-clr-regrette-et-conteste-que-le-gouvernement-ait-modifie-la-date-d.html .
Il importe en outre de souligner que ces postures ne font pas l’unanimité au sein des fidèles ; on notera par exemple un communiqué de presse qui ne mâche pas ses mots sur le site NSAE (« Nous Sommes Aussi l’Église ») daté du 11 mai et intitulé « Quitter ce positionnement exclusif » ; ainsi que le communiqué du CEDEC (Chrétiens pour une Église Dégagée de l’École Confessionnelle) téléchargeable sur le site Laïcité aujourd’hui https://www.laicite-aujourdhui.fr/?Deconfinement-ecclesial .

3 – Voir la référence infra notes 8 et 9.

4 – Henri Pena-Ruiz « La laïcité réexpliquée aux responsables religieux » en ligne sur le site de Marianne le 5 mai https://www.marianne.net/debattons/billets/chronique-intempestive-la-laicite-reexpliquee-aux-responsables-religieux .

5Professeur de l’enseignement public, quand je commentais avec mes étudiants Jésus guérissant les aveugles de Nicolas Poussin, je ne les conviais à aucun acte de foi. Je les mettais en présence d’une pensée, d’une iconographie, avec un recul critique, mais jamais en présence d’un credo ni d’une « vérité » unique.

7Bruno Retailleau fait état de la « liberté religieuse » comme « faisant partie de nos droits fondamentaux » (Tweet du 29 avril 2020).

8 – On peut le lire en plusieurs langues sur son site d’origine, avec la liste des signataires – dont nombre de prélats connus pour leurs positions très conservatrices https://veritasliberabitvos.info/appel/ .

11 – Rappelons, par exemple, l’article 35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

Hier, aujourd’hui, demain – L’urgence politique républicaine (par David T.)

Une lecture politique de la pandémie de Covid-19

David T.1 propose une lecture politique de la pandémie de Covid-19. Il s’appuie sur une analyse du mouvement général qui, durant la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, a aboli le primat du politique au profit de l’expertise et laisse le champ libre à une idéologie antirépublicaine. Examinant ensuite l’impuissance consternante révélée par la crise sanitaire actuelle, et passant en revue ce qu’on pourrait appeler un désarmement général, il montre en quoi cette incapacité est structurellement liée à la « gouvernance » technocratique. L’auteur appelle finalement à l’indispensable réhabilitation de la politique et de la doctrine républicaine – une autre voie de gouvernement face au constat de l’échec néolibéral.

« Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur2. »

« Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise3. »

Marc Bloch L’Étrange défaite

L’Étrange défaite de Marc Bloch nous accompagnera tout au long de ce texte, tant les échos de ce magistral essai retentissent lugubrement dans la France défaite de 2020 ; les hauts fonctionnaires qu’il évoque se sont désormais emparés d’un pouvoir que l’on ne peut plus de ce fait qualifier de politique ; la politique est à présent considérée comme une maladie honteuse.

 

1 – Hier – La fin du politique

La pandémie que nous traversons a ramené brutalement la question politique sur le devant de la scène, du fait de l’échec de la gouvernance technocratique4. Autant le combat laïque traverse tous les camps, de l’extrême gauche à l’extrême droite et permet donc paradoxalement des alliances trans-partisanes momentanées, autant la question de la République, elle, est une question qui convoque le débat politique.

Capitalisme et marxisme

Les deux doctrines philosophiques, politiques et économiques qui se sont partagé le monde depuis deux siècles sont le marxisme sous toutes ses formes, et le capitalisme sous toutes ses formes – que l’on appelle désormais libéralisme pour le rendre moins brutal, au moins à l’oreille… Le républicanisme5 est une troisième voie politique et économique6. On entend par républicanisme le cadre politique permettant et conditionnant la souveraineté populaire sous toutes ses formes, politique, économique, sociale, culturelle, dans la perspective d’un projet d’émancipation des êtres humains. Le républicanisme a trouvé son moment en France à plusieurs reprises, et pour la dernière fois, pendant une brève mais décisive période, entre 1944 et 19547, dans le cadre de l‘application du programme économique et politique du Conseil national de la Résistance8. Au-delà de 1954 et malgré l’accélération de la faillite parlementaire de la IVe République, le dynamisme acquis dans l’immédiat après-guerre puis le gaullisme à partir de 1958 ont permis de poursuivre en grande partie « l’œuvre » de la « première » IVe République, en tout cas par la primauté donnée au politique et par la conjonction entre la revendication assumée du rôle universel de la France éternelle de De Gaulle et de la France républicaine et indépendante du CNR. Prenons-en comme exemple la distance prise à l’égard d’un atlantisme pourtant cultivé par la IVe comme d’ailleurs dans l’après-gaullisme. La doctrine républicaine refuse autant la domination de l’homme par l’homme (dominium) induite par le capitalisme que la domination de l’homme par l’État (imperium) des régimes communistes.

La voie républicaine

La voie républicaine n’est pas un juste milieu. Elle n’est pas une voie libérale du juste milieu, ni une voie socialiste du juste milieu. Elle est une autre proposition. Cette proposition est fondée sur le primat du politique, de la citoyenneté et de la solidarité sur le profit et le consumérisme d’une part, sur le dogme de la propriété publique des moyens de production et sur l’égalitarisme d’autre part. La petite musique républicaine a malgré tout pu continuer à se faire entendre, quoique de plus en plus sotto voce, tant que les deux grandes forces politico-économiques qui ont dominé le XXe siècle se sont tenues en respect. Elle a survécu à la Constitution de la Ve République et à la république gaullienne, puis au grand décollage ultralibéral et néoconservateur. À partir de 1989, l’effondrement du communisme9 sur lui-même, du fait de son incapacité à régner autrement que par la dictature, de son inefficacité économique et des coups de boutoir des États-Unis, a laissé le champ libre à la domination d’une idéologie radicalement antirépublicaine, l’ultralibéralisme et sa version post-financière, le néolibéralisme, dont les bases avaient été jetées dès le mois d’août 1938 dans le cadre du colloque Lippmann10.

D’autres idéologies alternatives radicales menacent la démocratie. Si la proposition républicaine échoue face au rouleau compresseur néolibéral, c’est peut-être vers le fascisme ou vers son image inversée ethnoculturelle, l’islamisme, que les sociétés européennes et la société française en particulier, du fait de l’existence en son sein d’un parti péri-fasciste puissant et d’un islamisme très actif, basculeront.

Le triomphe du néolibéralisme

L’idéologie économique et politique néolibérale a emprunté plusieurs voies pour s’imposer au monde entier en près de cinquante ans, si l’on considère que le coup d’envoi fut donné en 1971-1973 par quatre événements d’une portée différente mais qui ont concouru à établir sa domination.

  • Le premier fut la fin des accords de Bretton Woods11 (1944), décidée unilatéralement en 1971 par les États-Unis qui, pratiquant déjà une politique libérale depuis les années 50, étaient immanquablement confrontés à une explosion de leur dette privée alors qu’ils bénéficiaient de la mondialisation du dollar comme monnaie universelle. Cette position fiduciaire monopolistique leur donnait les moyens d’exporter leur dette à leur unique profit à condition de se dégager de l’obligation de la convertibilité dollar/or, afin d’imprimer de la monnaie sans limite.

  • Le second fut la mise en application des principes de l’école économique de Chicago directement issus des théories économiques néolibérales de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, avec l’appui de la CIA, après les coups d’État au Chili et en Argentine. Cela permit de bénéficier d’un terrain d’expérimentation in vivo, expérimentation qui démontra immédiatement son incapacité à assurer le bien-être des peuples, mais son efficacité pour faire exploser les profits financiers de quelques-uns. Cette doctrine destructrice fut présentée par les États-Unis comme la panacée et reste, en grande partie, reprise et imposée par le FMI.

  • Le troisième événement qui a déséquilibré l’économie mondiale et en partie les rapports de force politiques et religieux, a été le choc pétrolier de 1973 qui a suivi la guerre du Kippour entre Israël et ses ennemis. Le prix du baril de pétrole passa en quelques jours de 3$ à plus de 30$ pour ne plus jamais redescendre. Cet événement planétaire a largement facilité la destruction des industries nationales, leur transfert vers l’Asie et, en parallèle, la montée en puissance des idéologies islamistes wahhabites et fréristes et des États-voyous (Arabie saoudite, Qatar, Iran, etc.), appuyés désormais sur des ressources financières infinies et soudain en mesure non seulement de pratiquer le chantage auprès du reste du monde, mais aussi de financer l’agitation dans tous les pays démocratiques.

  • Le dernier fut enfin l’explosion de la dette concomitamment à l’adoption de lois et de règles européennes qui jusqu’aux années 90 vont rendre de plus en plus difficile l’emprunt à taux très réduit auprès des citoyens par l’intermédiaire des banques nationales12. En moins d’un demi-siècle, cette orientation internationale portée par le FMI a mis les États entre les mains des banques qui les asservissent par la menace de taux élevés. Elle a en outre rendu la dette incontrôlable puisque cette dernière est internationale et privée. Ainsi, en quelques décennies, la dette nationale qui était possédée par les ménages et les entreprises françaises à près de 75% – et n’était donc pas à proprement parler une dette mais un élément de la richesse nationale – est passée dans les mêmes proportions dans les mains des banques internationales. Michel Rocard, peu suspect d’hétérodoxie financière, a souvent répété à partir de 2012 dans divers entretiens qu’une grande part de l’inflation de la dette publique actuelle était directement due à ce changement de paradigme et que sans cette révolution rampante, la dette (avant la crise de 2008) aurait été bien inférieure à 65%13.

Ces événements, inscrits dans le cours d’une histoire14 globalement favorable aux thèses néolibérales, ont donné le sentiment aux classes dirigeantes et à leurs alliés que la question politique, et donc la possibilité d’une opposition à leur pouvoir, était désormais résolue. La victoire du néolibéralisme, forme du capitalisme mondial qui se veut apolitique et anhistorique15, s’est traduite en France par un phénomène particulier, entamé depuis les années 50.

La technocratie dominante

En effet, dans notre pays, la puissance républicaine de l’administration d’élite que le monde entier nous a enviée, a suscité à partir de 1945 la création de l’École nationale d’administration. Si l’objectif visé par la création de l’ENA était louable, puisqu’il consistait à soustraire les nominations de la haute administration au népotisme de la IIIe République, il a eu plusieurs effets délétères et en définitive contraires aux buts recherchés. Tout d’abord, si la IIIe République avait effectivement vu l’entregent et la solidarité de classe présider à un certain nombre de nominations, particulièrement dans les grands corps d’inspection, elle avait aussi permis la promotion à la haute fonction publique de fonctionnaires expérimentés venant des cadres administratifs et techniques dont l’origine professionnelle couvrait tout le champ de l’activité de l’État. Ces agents accédaient aux grands postes après vingt ou trente ans de carrière, compétents, praticiens expérimentés et, ce qui n’est pas la moindre qualité, attachés au service de l’État. En miroir de ce constat, l’existence de l’ENA a très rapidement entraîné des modifications profondes du recrutement.

La survalorisation de Sciences Po16 comme voie d’accès à l’ENA a en quelques décennies donné à cette école une aura et une notoriété dont elle rêvait17. C’est donc majoritairement une nouvelle population qui s’est emparée des rênes de l’État, jeune, inexpérimentée, sans fidélité au service public, d’extraction très bourgeoise, convaincue des bienfaits du libéralisme et paradoxalement méfiante vis-à-vis de l’État. De plus, l’élitisme social qui a présidé à ce nouveau recrutement a facilité la proximité entre la haute administration, le personnel politique de la démocratie bourgeoise et les dirigeants des entreprises privées. Cette consanguinité18 a fait perdre à l’administration française son autonomie, sa liberté, sa capacité de résistance dialectique au pouvoir politique et aux forces économiques. Enfin, les élèves sortant du moule de fer de l’ENA adhèrent presque tous à l’idéologie néolibérale dominante.

Il n’est donc pas surprenant que la thèse de la liquidation des idéologies concurrentes, marxisme, socialisme ou, pour ce qui nous concerne, républicanisme, ait triomphé dans cette caste politico-économico-administrative. Pour ses membres, la question n’est plus d’assurer la victoire du néolibéralisme sur le gouvernement des peuples ; cette victoire est acquise. Et ils professent le plus grand mépris pour ceux qui ne partagent pas ce point de vue, les renvoyant aux rangs des populistes s’ils sont nationalistes ou marxistes, des dinosaures s’ils sont républicains, les considérant tous comme démonétisés.

Cette position idéologique est tellement ancrée dans leur formation et leur état d’esprit qu’ils sont au-delà de la conscience de l’existence même d’autres voies. Ils sont confortés dans cette croyance par le triomphe des experts et des « sachants » qui, à la suite des démocrates-chrétiens des années 45-60, ont construit l’Europe sur la base de la confiscation du pouvoir aux Nations et aux peuples. Ils s’en étaient selon eux si mal servis depuis le début du XXe siècle… Ce sont donc, au sens propre, des technocrates. Le rêve de Maurice Schumann et de Jean Monnet s’est réalisé dans l’abolition du politique au profit de l’expertise, qui plus est dans une unité idéologique renforcée. Comme le disait Margaret Thatcher et comme l’ont intériorisé tous ces pouvoirs, « there is no alternative »19.

Nous sommes donc depuis près de cinquante ans et l’arrivée en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République20, préparée par le sas pompidolien et la forte présence d’un personnel acquis aux thèses libérales dans les rouages des finances publiques depuis les années 60, sous la coupe de technocrates néolibéraux. Ils appliquent sans faiblir une politique inégalitaire, destructrice des Nations, des peuples, de la citoyenneté et du bien public et ont la certitude, ce faisant, de construire la seule société possible. Or, écrivait Marc Bloch, « rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens »21.

Après des décennies d’évolutions, on peut avancer que le président, le gouvernement et l’Assemblée nationale qui sont à la tête du pays depuis juin 2017, soutenus par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la haute administration, constituent le paradigme presque parfait de ce phénomène. La politique n’existe plus, sauf dans sa forme la plus politicienne consistant à se disputer le pouvoir, à s’en emparer et à le conserver en abattant ses adversaires. Pour le reste, il s’agit de l’accompagnement et de la mise en œuvre technocratiques des concepts néolibéraux. La politique, en réalité, est bien entendu toujours là, puisque c’est bien une politique néolibérale qui est appliquée, mais elle s’est rendue invisible en devenant métapolitique et en agitant, après l’avoir perverti, le concept confusionniste de « réforme ».

Pourtant, face à ces certitudes inébranlables et contrairement à ce dont l’idéologie dominante (pour reprendre un concept marxien22) tente de nous convaincre, l’histoire et la politique sont là et bien là et la lutte des classes la sous-tend toujours23. Des nations fortes, États-Unis, Chine, Allemagne, Israël, etc., n’ont pas abandonné la préférence pour leur peuple24. Celles-ci et d’autres n’ont pas remplacé, comme le veut l’Union européenne, la politique et la confrontation des idées par le « care »25. Tous les ensembles géopolitiques n’ont pas choisi, à la différence de l’UE, la disparition, la dilution, le refus d’être.

Ces questions politiques sont en général tenues en marge de notre quotidien et de notre réalité par notre gouvernement, par les médias dominants et parce que l’orientation générale de nos « gouvernances » technocratiques permet de les mettre sous le boisseau, sauf pour des questions lointaines de politique étrangère, qui échappent au contrôle idéologique.

On comprend donc pourquoi les Français, qui ont « inventé » la politique moderne comme l’Allemagne rhénane et bismarckienne a inventé la protection sociale et la Grande-Bretagne victorienne l’économie libérale, sont si désorientés. C’est bien le modèle français que le néolibéralisme d’origine américaine associé au « care » né lui aussi outre-Atlantique, doctrines adoptées et promues par les instances européennes, est en train de détruire… L’hostilité à la laïcité, patente ou sourde, du pouvoir en place et des présidents qui l’ont précédé depuis 2007 fait partie de ce « paquet », comme on dit à Bruxelles. L’influence religieuse sur la société, le communautarisme et ses enfants monstrueux, indigénisme, post-colonialisme, intersectionnalité, conviennent beaucoup mieux à la domination néolibérale et à l’horizon consumériste que le peuple indivisible et laïque. Et ce sont bien les élites économico-politico-administratives au pouvoir qui se consacrent avec enthousiasme à cette destruction « pour notre plus grand bien » et pour nous assurer un avenir meilleur sans cesse remis à plus tard, dans la plus pure tradition des lendemains qui chantent du socialisme soviétique, paradoxe insondable… Le problème, comme le notait Keynes, c’est qu’à long terme nous serons tous morts…

La persistance de l’Histoire

Or, depuis 2018 avec les « gilets jaunes », les Français – et il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’un hasard si ces événements ont pris place précisément dans notre pays – ont secoué l’anesthésie générale en se réappropriant la politique. Certes, ils l’ont fait avec toute la maladresse, l’incertitude et les excès de ceux qui se réveillent d’un long sommeil et qui n’ont plus été entraînés à être des citoyens par une école qui a renoncé à les former26, volontairement, diront certains, comme Jean-Claude Michéa et Michel Onfray. Mais ils l’ont fait. L’ébranlement occasionné par cette « révolte des gueux » n’est pas achevé. Il a montré que les pouvoirs qui semblent les mieux établis sont, particulièrement en France, d’une grande fragilité face à la colère du peuple ou à des événements extérieurs majeurs. Ce fut vrai en 1940, mais aussi tout au long de l’histoire de France, en 1814, 1830, 1848, 1851, 1870 (après un plébiscite massif en faveur de l’Empire en 1869), en mai 1958 enfin. Cette menace pour le pouvoir en place est d’autant plus forte aujourd’hui que le macronisme s’est appliqué à détruire le champ politique, même si les partis étaient déjà en coma dépassé depuis un certain temps, pour ne laisser en face de lui que l’épouvantail frontiste. La convergence des contestations (ultra-gauche, « gilets jaunes », ultra-droite, islamisme, « loi » des « quartiers ») vient corroborer ce constat. À ce jour, il n’y a pas d’alternative politique démocratique et républicaine crédible à ce duo antagonisé constitué de LREM et du RN, sauf peut-être et sous certaines conditions, une droite qui une fois au pouvoir continuerait la politique macronienne.

Et, alors que la question de l’avenir du pays face à ce réveil du peuple se pose avec insistance, un second tremblement de terre s’est produit, la pandémie de Covid-19.

 

2 – Aujourd’hui – La crise et l’impuissance

Gouvernance et gouvernement

Ceci peut paraître paradoxal, mais ce qui différencie fondamentalement le gouvernement – c’est-à-dire la politique – de la gouvernance – c’est-à-dire la technocratie, c’est la capacité des dirigeants à prévoir et à réagir.

En effet, le gouvernement est le fait d’hommes et de femmes qui ne sont ni des spécialistes ni des experts, mais qui sont conscients de tenir leur pouvoir du peuple, conscients d’appartenir à ce peuple et d’en être l’émanation. Ils ont accumulé de l’expérience parce qu’ils ont accompli leur carrière sur la base du cursus honorum moderne : conseillers municipaux, puis adjoints au maire, puis maires et/ou conseillers départementaux ou régionaux, puis élus de la Nation, à l’Assemblée, souvent plus tard au Sénat, membres modestes d’un gouvernement, puis ministres et plus encore. Les meilleurs d’entre eux ont effectivement travaillé dans le public ou le privé et ne sont pas de purs apparatchiks27 pour qui carrière politique et carrière professionnelle sont confondues. Ils ont appris à décider en politiques, c’est-à-dire en étant conscients du fait que le choix qui s’offre à eux n’est jamais entre une bonne solution et une mauvaise solution, mais entre deux mauvaises solutions.

La gouvernance, elle, repose sur la technocratie, c’est-à-dire sur la gestion par le savoir et l’expertise. Ce mode de fonctionnement permet l’arrivée au pouvoir de personnes qui n’ont pas d’expérience politique et qui revendiquent même cette carence, parce qu’elle est le signe de leur impartialité et de leur objectivité affirmées. Or la gouvernance suppose que l’on soit sorti de l’Histoire, puisque seule la technicité compte. Comme nous l’avons analysé plus haut, l’idéologie dominante doit avoir atteint un tel point de puissance que plus personne ne penserait même à remettre en cause l’ordre dans lequel nous vivons au nom d’une alternative politique.

Le point aveugle d’une telle organisation du pouvoir est paradoxalement la question de la prévision. En effet, l’expert vit dans un monde où il n’est plus nécessaire de prévoir l’imprévisible, puisque son mode de gestion est justement destiné à éliminer tout risque d’imprévu.

C’est ainsi que les technocrates, persuadés de vivre désormais dans l’ordre immuable du néolibéralisme et dans la gestion des peuples et des nations sur le modèle de l’entreprise, de la fameuse « start-up nation », ne voient littéralement pas l’avenir puisque l’avenir sera comme le présent et qu’ils sont les « sachants » qui ont dompté le présent…

Nous allons voir – nous avons vu, hélas – que ces technocrates de la gouvernance ne peuvent rien face aux soubresauts du monde qui ont la malséance de se produire, malgré leur excellence et leurs savoirs. Rien… C’est ce que nous auront démontré ce président et son gouvernement depuis trois ans et ce que la pandémie du Covid-19 aura achevé de prouver de manière éclatante.

La pandémie de Covid-19 – Le réel est sans pitié

Lorsqu’en décembre 2019 les organisations internationales, les gouvernements et les instances sanitaires nationales commencent à être informés de l’émergence préoccupante d’un virus générateur d’une grippe aviaire d’un type nouveau et, dès le début, signalé comme étant particulièrement volatile et transmissible, quelle est la capacité de la France à réagir rapidement et avec pertinence à l’éventualité d’une épidémie, voire d’une pandémie ? Elle est … proche de zéro.

Les politiques de précaution, de prévision mises en place à la suite de l’alerte de la grippe A en 2009 ont en effet été démantelées pour des impératifs strictement comptables et dans les conditions de la toute-puissance sans contrôle politique des hauts fonctionnaires28. Les quinze millions d’euros nécessaires annuellement au maintien de ces capacités, soit 0,0007% du PIB de la France, ont été considérés comme trop lourds pour le budget de l’État et sacrifiés soit à des dépenses invisibles, soit à un usage clientéliste bien connu de tous les gouvernements consistant à répondre aux demandes répétées d’élus locaux à qui l’on doit une faveur… La disparition de ces budgets a été habilement cachée sous le prétexte d’une décentralisation enjoignant aux collectivités territoriales et aux établissements de santé de s’emparer de la question pour constituer eux-mêmes, sans aucun plan, ni aucune coordination par ailleurs, les stocks nécessaires à la protection des citoyens en cas d’épidémie. Bien entendu, autorités territoriales et établissements de santé n’en ont rien fait, étant eux-mêmes, au même moment et sous la pression de la même gestion comptable et technocratique du pays, soumis à des exigences financières telles qu’ils ont dû rogner sur toutes leurs dépenses.

Campés sur le dogme d’invincibilité de la pensée technocratique, nos gouvernants n’ont pas un instant, à ce moment-là, prévu. Ils n’ont pu imaginer, parce qu’ils étaient là en dehors de leur cadre de pensée, que l’Histoire, avec son chaos et son désordre, avec sa grande Hache29, était en train de s’inviter à leur table et qu’il fallait donc commencer à penser, comme disent leurs gourous, « out of the box ». On nous objectera qu’il est facile après coup de venir porter un jugement critique sur l’inadéquation des réactions du pouvoir à cet événement inouï. Nous répondrons, comme nous tentons de l’établir depuis le début de cette réflexion, que « gouverner, c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte »30. Or, si des hommes et des femmes recherchent l’onction du suffrage universel, c’est parce que, par principe, ils ont un projet à proposer, au service des citoyens. Ce projet est, par nature, prospectif. Ceux qui le portent – ou laissent entendre qu’ils le portent – connaissent la règle du jeu. Cette règle stipule qu’ils sont responsables et suppose que les moyens que la Nation met à leur disposition leur permettent non pas, comme ils le croient, de gouverner en experts, mais plutôt de s’entourer de tous les experts dont ils ont besoin pour, in fine, prendre des décisions politiques courageuses, dont ils assument la responsabilité. En d’autres termes, les citoyens que nous sommes ne peuvent faire qu’une seule supposition : la sphère du pouvoir est capable de lucidité dans toutes les situations, parce qu’elle en a les moyens scientifiques, techniques, philosophiques, sociaux et politiques ; si elle échoue, elle doit être sanctionnée à la mesure de son échec. Si l’on pense l’État autrement, alors il n’y a plus d’autorité et il n’y a plus d’État. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas qui nous occupe que la gouvernance des experts est justement fondée sur l’affirmation que la technocratie dont elle se réclame a pour objet ultime de mettre fin à l’imprévisibilité. Nous ne pouvons donc en aucun cas accepter cette excuse de leur part.

Ladite excuse est d’autant plus irrecevable que les autorités et les experts sanitaires internationaux et français avertissent depuis près de vingt ans de la forte probabilité, voire de l’inéluctabilité, d’une pandémie virale de ce type. Le gouvernement français lui-même avait, en avril 2005, fait réaliser un rapport – prophétique – de 160 pages, après une enquête d’une année de l’Inspection générale de l’administration, sur « l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics en cas de pandémie ». Ce rapport imaginait « une crise majeure au cours de laquelle la situation économique, l’appareil social, les structures administratives [seraient] durablement perturbés, notamment une crise sanitaire grave »31.

Dans ces conditions, le constat de l’impréparation à une épidémie d’ampleur, ou à une pandémie de plus grande envergure encore, est accablant. Pas de masques, alors qu’en 2007 le stock pour faire face à l’éventualité d’une épidémie était de 1,5 milliard de masques pour le public et de 700 millions pour les professionnels de santé32. Pas de gel hydroalcoolique. Pas de gants et d’équipements de protection en nombre suffisant pour les personnels hospitaliers, médicaux et paramédicaux. À cette situation catastrophique et inouïe s’ajoute le constat que quarante ans de politique de désindustrialisation du pays, née des mêmes présupposés idéologiques dont nous avons parlé, interdisent à la France toute mobilisation générale destinée à combler ces graves lacunes dans les plus brefs délais. Plus d’usine, plus de machine, plus d’ouvrier, plus de savoir-faire, à opposer à ce que les technocrates déconfits qualifient « d’égoïsme » de la part des Nations encore capables de ces productions. Quant à nous, nous appellerons cela « priorité donnée à la santé et à la sécurité de leurs citoyens ». Comme nous l’avons dit plus haut, des décennies de politique européenne, d’autoflagellation et d’ouverture inconsidérée de nos marchés, de nos patrimoines et savoir-faire industriels à tous les prédateurs, sans contrepartie, au nom du sacro-saint marché et du « doux commerce »33 ont fait leur œuvre.

Ce champ de ruines industriel empêche la France de se doter rapidement des matériels qui n’auraient jamais dû être déstockés depuis dix ans et qui au contraire auraient dû être renouvelés et tenus en état. Mais tout aussi grave, il paralyse la capacité à apporter une réponse adéquate à l’événement spécifique, la pandémie de Covid-19, en interdisant en outre la fabrication rapide, sûre et à grande échelle de respirateurs artificiels, de tests médicaux et de toute autre fourniture.

Le décrochage français

La France, sixième ou septième puissance économique mondiale, grande puissance politique, militaire et culturelle, est aujourd’hui, du fait des politiques néolibérales qui l’accablent et de la philosophie de la technocratie et de l’expertise qui a remplacé la pensée politique, dans la même situation de dépendance vis-à-vis de la Chine, des États-Unis et de l’Allemagne que tout autre pays du tiers-monde…

À ce constat indiscutable et sans appel d’un « désarmement sanitaire » s’ajoutent les conséquences des décisions prises depuis 1983, voire parfois antérieurement – au nom de la même idéologie et des mêmes pratiques.

L’hôpital public et la médecine de ville, qui constituaient il y a encore vingt ans selon les classements internationaux la meilleure médecine du monde34, accessibles à toute la population de manière quasi-égalitaire, ont été systématiquement et méthodiquement démantelés pour des raisons comptables et idéologiques. Près de 100 000 lits ont disparu dans les hôpitaux. Les effectifs hospitaliers ont fondu, au cours de ces cinq dernières années seulement, de plus de 20 000 agents. Nous nous sommes rendu compte, à l’occasion de cette crise, qu’il ne restait plus dans notre pays que 5 000 lits de réanimation, à comparer aux 20 à 25 000 lits disponibles en Allemagne. Le refus de la planification territoriale et la sélection aveugle et malthusienne dans la formation des médecins ont dégradé la qualité de la médecine de ville, renforçant ainsi le cercle vicieux, puisque aujourd’hui le réflexe à la moindre alerte est de se rendre aux urgences d’un hôpital qui n’en peut mais. Tout cela au nom d’un équilibre budgétaire dont les règles ont été littéralement fixées sur un coin de table35 et dont l’imposition aux nations européennes ne sert qu’à démanteler les conquêtes sociales de l’après Seconde Guerre mondiale au profit… du profit36. Souvenons-nous du cri de triomphe de Denis Kessler, vice-président du Medef, en 2007 à la suite de l’élection de Nicolas Sarkozy : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », qui portait symboliquement le titre « Les jours heureux ».

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir vu et entendu les médecins, les infirmières, les sages-femmes et tout le personnel médical et paramédical, en particulier hospitalier, supplier les gouvernements successifs, en décembre 2019 encore, d’arrêter le massacre et de donner de nouveau au pays les moyens d’une médecine égalitaire et de qualité. Là encore les experts et les « sachants » qui, par définition, savent – et savent mieux que les praticiens – ont opposé à ce cri de désespoir la tranquille assurance de l’approche comptable et de leur expertise universelle.

On pourrait multiplier dans tous les domaines du service public, dont nous rappellerons que Jean Jaurès le définissait comme étant « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », les exemples de cet effondrement provoqué et de ses effets sur la situation déplorable de la France et des Français, soulignée à gros traits par la crise que nous traversons. École, université, recherche, transports publics, tous les secteurs de l’intervention bénéfique et positive de l’État dans notre pays depuis soixante-quinze ans, ont été agressés au nom des thèses les plus radicales portées par l’école néolibérale. Cela pour un résultat global catastrophique, sans que la constance de l’échec ne remette jamais en cause la certitude inébranlable de la technocratie. Après l’hôpital qui est au cœur de la problématique actuelle, contentons-nous d’évoquer rapidement le cas de l’armée. La professionnalisation de l’armée a provoqué l’attrition du nombre de militaires, passé en quelques années de plus de 500 000 à moins de 270 000. Leurs missions se sont spécialisées et l’on a ainsi privé le pays d’une force disciplinée, instantanément mobilisable et dévouée, capable en quelques jours de suppléer sur tout le territoire les fonctionnaires de l’État et des collectivités dans leur rôle de garants du tissu social. Aujourd’hui, nous nous glorifions d’avoir péniblement monté en quinze jours un hôpital militaire de campagne capable de recevoir trente patients…

Depuis la création et la professionnalisation des administrations mises en place par Colbert sous l’Ancien Régime, l’intervention raisonnée de l’État, servie par des fonctionnaires d’un grand dévouement et d’une grande qualité, est la marque de la réussite française, fondée sur une planification rationnelle et souple à la fois. À relire la phrase précédente, nous réalisons qu’elle est tellement éloignée des dogmes néolibéraux, décentralisateurs, régionalistes et antinationaux qui dominent le monde de l’expertise en politique, qu’elle doit probablement apparaître obscène et scandaleuse à bon nombre de lecteurs. C’est pourtant parce qu’elle s’est éloignée de ce paradigme colbertiste qui fait son essence politique, que la France est en train d’échouer en s’imposant des modèles politiques, économiques, sociaux et culturels qui sont aux antipodes de ce que les Français veulent et réclament.

Pire encore, le démantèlement progressif de l’État par la mise en œuvre de politiques, une fois de plus strictement comptables, empruntées au privé et à la culture anglo-saxonne, comme les RGPP, LOLF, MAP, AP, NMP37 et autres mécanismes délétères qui les accompagnent depuis des décennies, a rendu celui-ci inapte à remplir des tâches qui, il y a peu encore, manifestaient son excellence et son efficacité. Les politiques comptables et la décentralisation ont désorganisé son fonctionnement, tout en provoquant l’inflation d’une fonction publique territoriale qui n’a jamais présenté les mêmes garanties que la fonction publique d’État. Non contente d’avoir créé ce désordre, la technocratie a importé un autre phénomène managérial anglo-saxon, totalement étranger à la fonction publique française, le « micro-management » caractérisé par une inflation infinie de l’évaluation et du « reporting », afin non pas de mieux servir, mais de dégager sa responsabilité. Où sont ces hauts fonctionnaires, pleins d’initiative et de talent, qui savaient, sous la IVe République, faire fonctionner l’État au mieux de ses capacités et dans le respect absolu de la démocratie, malgré le spectacle parfois désolant que donnait à l’époque le parlementarisme dévoyé en régime d’assemblée ?

Les choix de gestion de la pandémie

Ce constat laisse peu de doutes sur les raisons pour lesquelles nos dirigeants politiques ont échoué à prévoir et à gérer la crise que nous traversons. En effet, la riposte sanitaire à la pandémie de Covid-19 a pris trois formes dans les différents pays du monde. Citons pour mémoire les pays qui dans un premier temps, comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, ont poussé la logique néolibérale jusqu’à appeler de leurs vœux la « libre circulation » du virus comme vecteur de l’immunisation collective. La Grande-Bretagne en est revenue bien vite ; un grand nombre d’États des États-Unis aussi, même si la bataille idéologique menée par les néo-conservateurs, avec à leur tête le président Trump, a exacerbé les positions individuelles et les oppositions radicales. Ces pays ont donc rejoint l’une des trois autres formes adoptées ailleurs.

  • D’une part, les pays dans lesquels la « distanciation sociale » est culturellement inscrite dans les comportements, comme la Suède (hors surmortalité dans les maisons de retraite) ou la Norvège en Europe38. Ces pays, dont, qui plus est, la densité de population est très faible, n’ont pas jugé utile de prendre des mesures particulières. Ils se sont contentés d’informer des populations éduquées et civiques, marquées par un contrôle social omniprésent, des initiatives qu’il serait bon de prendre, telles que le port du masque ou la distance physique entre les individus, et ont testé toutes les personnes qui présentaient des symptômes de la maladie.

  • D’autre part, les pays industrialisés qui ont préservé leur souveraineté économique, à forte densité de population et à grande diversité culturelle, en particulier dans les centres urbains, comme l’Allemagne. Ces pays ont appliqué une politique rationnelle et cohérente. L’Allemagne a conçu, développé et fabriqué massivement en quelques semaines des tests de positivité à la maladie pour les administrer à la plus grande partie de la population, avec l’objectif de tester la totalité de celle-ci, et en tout cas toutes les populations à risque. Ils ont distribué des masques dans les mêmes proportions, avec les mêmes objectifs et les mêmes priorités. Ils se sont appuyés sur les 20 à 25 000 lits de réanimation disponibles dans le pays, assurés ainsi de ne pas avoir à gérer, outre la pandémie, la saturation des services hospitaliers. Ils ont tenté autant que possible de ne confiner que les personnes à risque.

  • Enfin, certains pays, dont la France, ont dû constater leur incapacité à choisir leur politique dans l’éventail de celles qu’il était possible d’appliquer du fait des manques criants que nous avons décrits plus haut. La seule solution qui s’est offerte aux gouvernants français pour protéger la population a été la mise à l’arrêt du pays, avec les conséquences qui s’annoncent en termes de choc économique et social. Ce confinement généralisé avait essentiellement pour but d’empêcher l’engorgement immédiat des 5 000 lits de réanimation des hôpitaux français en « lissant » la courbe de l’infection et l’entrée des patients en réanimation. On constate donc clairement que l’absence des équipements individuels de base, non renouvelés au cours de ces dix dernières années (masques…), l’incapacité de la recherche et de l’industrie françaises à les produire et à fabriquer les autres équipements nécessaires (tests, respirateurs, vêtements de protection pour les personnels soignants), le démantèlement de la capacité hospitalière et l’approche technocratique non politique de la crise ont eu pour effet de contraindre le pays à adopter la seule voie sanitaire, économique et sociale qui restait possible.

Les hésitations présidentielles et gouvernementales dans la phase de préparation du déconfinement montrent jour après jour que cette obligation pèse sur toute la période. Cette incertitude de l’action publique s’accompagne, depuis le début de la crise, d’une communication erratique et mensongère, dont la porte-parole du gouvernement est la caricature. Le port du masque a été successivement interdit, déconseillé, conseillé, obligatoire, mais… il n’y a toujours pas de masques en quantité suffisante, sauf peut-être dans un avenir proche et toujours repoussé, en outre ils seront payants. Le gouvernement ne peut même pas dire que « demain, on masque gratis ». Le mensonge sur les masques est emblématique de l’attitude des technocrates et des experts lorsqu’ils sont au pouvoir. Ils ne peuvent concevoir que les citoyens sont des êtres aussi adultes et rationnels qu’eux et que, non seulement ils sont capables d’entendre la vérité – même quand elle est désagréable – mais plus encore, qu’elle leur est due39. Peut-être ne sont-ils pas capables non plus de reconnaître leur échec, puisqu’ils savent…

Confinement et libertés publiques

Un nombre de plus en plus important de partis, d’élus, de commentateurs politiques et d’intellectuels s’interrogent par ailleurs sur la nécessité de ces mesures drastiques. En effet, si l’on compare la pandémie en cours à des pandémies et épidémies antérieures survenues depuis la Seconde Guerre mondiale, comme la grippe de Hong Kong de 1968, on constate que le nombre de victimes a pu être très nettement supérieur (un million de morts dans le monde pour la grippe de Hong Kong, à comparer aux 270 000 morts des suites du Covid-19 actuellement recensés) sans entraîner panique planétaire, mesures drastiques de mise à l’arrêt de pays entiers, atteintes aux libertés publiques (nous en reparlerons) et mise en danger de l’équilibre économique des sociétés. Cette situation idéologique est, selon nous, liée à une triple évolution :

  • D’une part, la naissance et la domination médiatique des chaînes d’information continue, molochs ayant besoin de manger leurs propres sociétés pour survivre et d’hystériser tout événement, sont de véritables catastrophes sociales. La « ménagère de moins de cinquante ans », ses parents, son mari, ses enfants, branchés 24/7 sur BFM, LCI ou CNews, ne peuvent en sortir que persuadés que la grande peste de 1347 et la grippe espagnole de 1918 ne sont que des contes pour enfants à côté de ce qu’ils traversent. Souvenons-nous que la première a tué 30 à 50% de la population européenne en cinq ans, soit environ 25 millions de victimes, et que la seconde a fait 25 à 50 millions de morts en deux ans. La panique qui s’empare de tous à l’écoute des informations ne pourrait trouver de borne et de soulagement que dans une parole politique forte, crédible, sincère et responsable, dont nous avons vu qu’elle était exactement ce qui manquait.

  • D’autre part, l’irruption des réseaux sociaux n’a fait que conforter et renforcer les phénomènes que nous décrivons à propos des chaînes d’information en continu, en y ajoutant la propagation massive d’infox et les campagnes de déstabilisation menées par des États-voyous.

  • Enfin, et c’est le point le plus important, la sortie du politique dont nous avons fait le constat et l’évolution accélérée des sociétés vers un individualisme consumériste de masse ont fait passer au second plan des préoccupations la notion essentielle de bien public au profit d’une hypertrophie des égos. Outre la difficulté de faire primer désormais la loi et l’intérêt collectif sur le désir individuel, ce changement civilisationnel a fait de la mort un scandale inacceptable, si elle intervient avant l’âge de cent ans pour des raisons autres que l’épuisement naturel de la vie. Ce sont ces phénomènes qui, nés de l’effondrement du politique, ont privilégié l’image d’une société faussement bienveillante, remplaçant solidarité et fraternité par le « care » 40.

C’est dans le cadre de cette vision maternante de la société que l’état d’urgence sanitaire fondé sur l’expertise médicale, naturellement confortée et acceptée sans discussion par la technocratie elle-même « experte », a été mis en place sans que, semble-t-il, les instances de contrôle que représentent le Conseil d’État et, a fortiori, le Conseil constitutionnel, ne voient quoi que ce soit à redire à la restriction des libertés qu’il impose. Or, de nombreux juristes ont manifesté, depuis le début de la crise, leur inquiétude à ce sujet. Ainsi, l’IDHBP (Institut de formation en droits de l’homme du Barreau de Paris) et l’IDHAE (Institut des droits de l’homme des avocats européens) ont publié le 4 mai 2020 un rapport exhaustif 41 et un communiqué 42 qui alertent sur les effets dangereux des mesures adoptées dans le cadre de l’urgence sanitaire. Le rapport est intitulé : Confinement forcé sur tout le territoire national et modalités d’application : des mesures disproportionnées dans une société démocratique ? Rappelons cependant qu’à l’origine de cette décision réside le constat de la carence française en termes de protection effective des citoyens. L’évolution idéologique décrite ci-dessus étant en quelque sorte une forme complémentaire de justification morale de cette pénurie.

Ainsi, le traitement de la pandémie, dans un cadre référentiel néolibéral, renforcé par l’approche technocratique et marqué par les conséquences matérielles, morales et culturelles des orientations données à la société française depuis près de quarante ans, se traduit par une sextuple crise :

  • Crise sanitaire
  • Crise du service public
  • Crise économique
  • Crise sociale
  • Atteinte aux libertés
  • Perte de confiance dans le pouvoir, sans équivalent depuis 1958.

 

3 – Demain – Reconstruire la Nation républicaine

La France a subi plusieurs ébranlements ces cinq dernières années. Depuis janvier 2015, elle a essuyé de sanglants attentats islamistes, inaugurés par la liquidation de la rédaction de Charlie et qui se poursuivent aujourd’hui sous une autre forme, occasionnant une sorte d’irritation et d’inquiétude constantes du corps social. À partir de 2018, et d’une manière endémique, ont eu lieu les manifestations des « gilets jaunes », revendications qui témoignent du malaise social et culturel des laissés-pour-compte qui ont pourtant joué le jeu des réformes. La pandémie de Covid-19 vient prolonger cette séquence malheureuse, à tous les sens du terme, à l’issue de laquelle il apparaît aux yeux de tous que « l’État est nu ».

Tout changer pour que rien ne change

L’État est nu, parce que les technocrates qui l’ont colonisé ne peuvent plus nous faire croire, face au retour du réel, qu’ils l’ont paré du plus bel habit possible. L’État est nu, parce que le démantèlement entêté et la transformation contre-nature dont il est la victime depuis plusieurs décennies l’ont conduit à la paralysie.

De quels moyens disposons-nous pour empêcher que la fin de la crise en cours – si tant est que cette crise ait une fin circonscrite et reconnaissable – ne soit le signal d’un retour au « business as usual », voire, pire, d’une accélération de la liquidation du modèle politique, économique, social et culturel français au profit d’une normalisation néolibérale et technocratique définitive43?

Les instances technocratiques supranationales de l’Union européenne ont déjà abattu leur jeu, par l’intermédiaire de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, qui, dans un entretien accordé le 2 avril 2020 à différents médias – en particulier Paris Match et France Inter –, assure que le monde de demain fonctionnera avec les mêmes règles que le monde d’hier. Il concède, sous la pression des questions, que « la mondialisation est peut-être allée trop loin », mais se reprend aussitôt, ajoutant que « les 3% [de déficit maximum des budgets publics des pays membres] n’ont pas disparu définitivement, car les traités sont toujours sur la table ». Comme l’écrit Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, « le jour d’après, c’est le jour d’avant, avec de nouvelles couleurs »44.

Le président de la République, de son côté, revendique, certes, le retour à une souveraineté française « en particulier économique, industrielle, stratégique, militaire, technologique, environnementale », mais l’accompagne « en même temps » de la mention d’une « souveraineté européenne » qui n’a aucune existence et aucun avenir, du fait du refus de l’Europe du Nord de considérer l’Europe comme autre chose qu’un grand marché libre-échangiste et producteur de normes et de l’absence d’un « peuple » européen.

On constate donc que les décideurs – qu’ils viennent du monde des affaires et du néolibéralisme, comme Thierry Breton, ou qu’ils soient passés par le moule technocratique, comme Emmanuel Macron – s’accordent avec le Medef et les grandes entreprises financières et industrielles. Ils sont prêts, pour que rien ne change, à donner l’impression que tout va changer, tels des Prince de Salina45 ayant troqué le conservatisme aristocratique de la Sicile du XIXe siècle contre le néolibéralisme technocratique contemporain.

Faire de la politique

Après ce constat, il serait bien vain de proposer aux technocrates qui nous gouvernent et aux forces économiques et financières qui les soutiennent un programme politique à la fois réaliste, ambitieux et destiné à assurer la dignité et – osons le mot – le bonheur social que promettait celui du Conseil national de la Résistance.

C’est en amont d’un tel programme qu’il faut dès à présent œuvrer. Et, en amont d’un programme, il y a la politique. Depuis le début des années 2000, dans un mouvement en accélération constante, les structures mêmes de la politique, au sens le plus général et le plus citoyen du terme, ne cessent d’être attaquées, ébranlées, détruites. L’évolution générale de la société confrontée à l’effondrement d’une école qui ne permet plus la « fabrique du citoyen », le tropisme technocratique et néolibéral et la constance normative et destructrice des manœuvres de l’Union européenne concourent à affaiblir les partis, les syndicats et toutes les associations politiques. Reconnaissons que ces organisations, largement peuplées des mêmes technocrates qui tendent à les anéantir, ne font rien pour se rendre crédibles et pour faire lever l’espoir d’un monde meilleur.

On voit donc se multiplier des formes d’associations infra-politiques et mouvementistes qui ne savent que se faire les chambres d’écho des ambitions de leurs chefs. De l’extrême droite à la gauche radicale en passant par le centre macronien, ces organismes sont, volontairement ou pas, incapables de produire du sens, sauf à prendre l’exact contrepied des politiques actuelles pour en proposer un antidote aussi indigeste, à tendance autoritaire. Rien ne permettra de sortir de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle veulent nous ramener ceux qui sont persuadés d’être les détenteurs de la vérité, si nous ne réinvestissons pas le champ politique. Ceci signifie, aussi pesant et malaisé que cela paraisse, qu’il faut redonner vie à des partis rénovés, débarrassés au moins pour un temps des querelles de personnes et des manœuvres d’appareil – qui, n’en doutons pas, reviendront un jour ou l’autre et qu’il faudra combattre encore et encore – pour travailler avec les Français, de manière beaucoup plus participative que par le passé, à la construction de cet avenir commun.

C’est pourquoi nous invitons tous nos concitoyens à ne pas laisser ces structures, devenues vides, aux mains des « apparatchiks » qui les contrôlent et à se les réapproprier pour qu’elles redeviennent les outils du progrès. L’article 4 de notre Constitution46 nous appelle à cette tâche. C’est seulement ainsi que nous pourrons, parce que nous ferons vivre la démocratie, contraindre les forces néolibérales et technocratiques qui nous gouvernent à changer, à appliquer des politiques pour le plus grand nombre, c’est-à-dire le peuple.

La tâche réformatrice de ces partis rénovés est en effet immense. Les pratiques politiciennes de la IVe République ont déconsidéré le régime parlementaire, qui est pourtant la quintessence de la pratique politique démocratique et qui continue à fonctionner pour le bénéfice des citoyens aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Allemagne. La Ve République, quant à elle, dont la Constitution a été marquée d’incessantes « adaptations » qui l’ont dénaturée – pensons en particulier au référendum de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel et dont la légalité reste discutable – a fini d’étrangler l’Assemblée nationale. Le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier consentie par Lionel Jospin, dont ce ne fut hélas pas la seule faute politique majeure, ont mis fin au relatif équilibre entre les pouvoirs qui subsistait encore, pour faire d’un président « référendaire » l’alpha et l’oméga de l’action politique française.

C’est donc par la révision des institutions – il importe peu que cette révision en profondeur conserve le nom de Ve République ou adopte le numéro suivant – que doit commencer cette révolution démocratique. Il est essentiel de redonner à la représentation nationale une autonomie réelle, un véritable pouvoir de contrôle sur l’exécutif et de rendre à nouveau ce dernier responsable devant le Parlement, autrement que par des motions de censure théâtrales et inutiles. Il est absolument nécessaire que, comme dans le passé démocratique de notre pays, les membres du gouvernement soient obligatoirement issus de l’Assemblée ou du Sénat et que cesse cette méfiance organisée vis-à-vis du politique par le recours à la « société civile ». Il est absolument nécessaire que le système électoral, s’il conserve la stabilité de la majorité issue des urnes par un mécanisme de prime au vainqueur, assure une meilleure représentation de la diversité des opinions politiques. Quoi qu’on pense de ces partis, est-il acceptable que La République en marche, qui représente 24% des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, récolte plus de trois cents députés aux élections législatives qui ont suivi, alors que le Front national avec plus de 21% a moins de dix députés, Les Républicains une centaine de députés avec 21%, La France insoumise dix-sept députés avec plus de 19% des suffrages et le Parti socialiste plus de trente députés avec … 6,4% des suffrages ? Il est évident que de telles disparités entre les choix politiques des Français et les résultats électoraux privent le parti – ou le mouvement – arrivant au pouvoir, quel que soit le nombre de ses députés, de toute crédibilité, voire de toute légitimité, précipitant dans la rue ou dans la revendication la plus radicale beaucoup de Français qui se sentent mal ou pas représentés.

Ces réformes institutionnelles ne pourront être obtenues que par la pression de partis populaires, forts et nombreux, puisqu’elles demandent que le pouvoir en place finisse par accepter de se priver d’une partie des moyens que lui octroie trop généreusement notre Constitution abâtardie.

Réformer pour le progrès et l’émancipation

Ces évolutions profondes de notre pratique démocratique doivent être accompagnées de mesures politiques courageuses et de l’affirmation de la spécificité nationale face aux exigences internationales et communautaires. Il ne s’agit pas ici d’un programme qui serait né de l’esprit d’un seul homme et serait donc caduc et inopérant avant même d’exister, mais de propositions destinées à lancer une réflexion collective.

Citons par ordre d’urgence :

  • l’abandon pérenne des règles arbitraires d’équilibre budgétaire et la mise en place des mesures législatives et réglementaires permettant d’éviter au pays de se heurter au « mur de l’argent » ;  
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de la santé publique française (hôpital, médecine de ville, préparation du pays aux épidémies…) ;
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de l’école, lieu sacré de la République, sur la base d’un objectif unique : la transmission des savoirs aux élèves afin de construire la citoyenneté sur des bases critiques solides et de pallier le déficit culturel et éthique des jeunes générations.

Au-delà de ces mesures emblématiques et décisives que nous ne reprenons pas ci-dessous, la tâche est immense et doit aborder tous les domaines des mécanismes sociétaux.

  • Sur le plan institutionnel :
    • inverser l’évolution des Conseils (constitutionnel et d’État) en cours suprêmes et des cours de justice en enceintes où se fait la loi, sur le modèle anglo-saxon.
  • Sur le plan européen :
    • mettre en place des mécanismes de liquidation de la dette ;
    • mettre en place les lois et les moyens de les faire respecter, permettant la réduction massive de la fraude fiscale, de la fraude sociale et de l’expatriation fiscale.
  • Sur le plan de l’action de l’État et au-delà des questions abordées plus haut :
    • mettre fin à l’application des normes managériales anglo-saxonnes dans l’administration ;
    • rendre aux services déconcentrés de l’État leur pouvoir et leurs moyens ;
    • donner à la justice française les moyens matériels et financiers de son administration ;
    • redonner aux transports leur rôle démocratique et stratégique : renationalisation des autoroutes, développement du ferroutage, lignes locales.
  • Sur le plan fiscal :
    • appliquer des taxes sociales sur les biens en provenance de pays ne respectant pas les normes sociales françaises ;
    • établir une taxe sur les transactions financières ;
    • rétablir un réel impôt progressif ;
    • rétablir un impôt sur les successions qui empêche la constitution pluri-générationnelle d’une caste d’ultra-riches qui ne peuvent que se séparer du peuple.
  • Sur le plan économique, enfin, défendre et promouvoir les PME industrielles, l’agriculture et l’auto-suffisance stratégique du pays par tous les moyens.

C’est au prix de notre courage et de nos efforts que de nouveaux gouvernants, mis en place démocratiquement, peuvent être assurés que le peuple français, ayant enfin le sentiment qu’on le comprend, qu’on le respecte et que l’on travaille à son bonheur et non à l’application de programmes économiques et politiques qui violent ses idéaux et ajoutent à son fardeau, soutiendra son gouvernement et lui donnera, par un regain puissant de légitimité, les moyens de faire entendre la voix originale de la France dans le cadre des traités européens et sur la scène internationale.

« Se former une idée claire des besoins sociaux et s’efforcer de la répandre, c’est introduire un grain de levain nouveau, dans la mentalité commune ; c’est se donner une chance de la modifier un peu et, par suite, d’incliner, en quelque mesure, le cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie des hommes » Marc Bloch, L’Etrange défaite 47.

 

Notes

1Militant et responsable laïque attaché aux principes républicains sans lesquels la laïcité n’est pas.

2Toutes les citations extraites de L’Étrange défaite de Marc Bloch proviennent de « Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance », Paris, Gallimard, 2006, col. Quarto. P. 642 pour la présente citation.

3  – Ibid. p. 643.

5On doit constater que si les doctrines politiques et économiques sont en général désignées par un substantif en – isme, comme capitalisme, communisme, etc., le terme républicanisme, que nous utilisons dans ce texte pour désigner la doctrine républicaine, est, lui, entaché d’une charge péjorative. Comme si le fait de vouloir faire des principes de la République laïque une règle de gouvernement et d’organisation économique et sociale de la société ne pouvait déclencher que la méfiance…

6 – On pense rarement au républicanisme comme à une doctrine, non seulement politique, mais économique. Or cette doctrine existe. On peut même dire qu’elle tient une place historique majeure sous la forme de la révolte de la Commune de Paris. En effet, au factory system anglais de la révolution industrielle qui préfigure aussi bien le fordisme que le stakhanovisme, le républicanisme français préfère l’artisanat et l’atelier, c’est-à-dire en termes contemporains, la PME. On sait que le tissu économique français, en particulier industriel pour ce qu’il en reste, a fait sa prospérité sur ce type d’entreprises, tirées vers le haut et dynamisées par de grandes sociétés industrielles d’État, ou contrôlées par l’État, qui s’appuyaient sur les PME jusque dans les années 1980. Le remplacement de ces grandes sociétés par des multinationales et, reconnaissons-le, la faible capacité des PME françaises à exporter dans une économie mondialisée, ont mis à mal ce modèle qui a longtemps assuré la prospérité du pays.
Voir à ce sujet : Michel Bellet et Philippe Solal (dir
.), Économie, républicanisme et république, Paris, Classiques Garnier, 2019.

7De la Libération du territoire métropolitain et de l’installation du gouvernement provisoire de la République, à la fin du septennat de Vincent Auriol. C’est pendant cette période de dix ans que la quasi-totalité des réformes structurelles qui ont modelé la France jusqu’à la fin des années 2000 ont été mises en place.

9Le marxisme reste cependant, même pour les républicains, un outil d’analyse théorique, politique et économique indispensable. La théorie de la valeur, la notion de baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, sont des concepts sans lesquels on ne peut comprendre le monde du XXIe siècle.

12Voir à ce sujet le billet de blog équilibré et savant d’Henri Sterdyniak https://blogs.mediapart.fr/henri-sterdyniak/blog/110217/la-banque-de-france-et-la-dette-publique-pompidou-est-il-coupable

14Triomphe néolibéral et néoconservateur aux États-Unis et en Grande-Bretagne au tournant des années 70-80 avec Reagan et Thatcher, échec de l’union de la gauche en France et renoncement à poursuivre une politique alternative au capitalisme, décentralisation népotiste ayant abaissé le niveau de compétence de la fonction publique et suscité des recrutements massifs, désindustrialisation des pays européens, perte de l’autonomie financière, ralliement de la gauche européenne blairiste aux formes les plus extrêmes du capitalisme, chute du bloc soviétique, endettement automatique des Nations du fait des règles de 72-73, paralysie des pouvoirs politiques nationaux européens remplacés par l’ordo-libéralisme allemand, crise de 2008, etc.

15 Voir Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, 1992.

16Ce constat est d’autant plus accablant si l’on se souvient que l’idée d’une école nationale d’administration formant les hauts fonctionnaires avait été formulée par Jean Zay dans l’immédiate avant-guerre pour… faire pièce à l’influence de Sciences Po, source du népotisme et seule offre préparatoire aux concours des ministères. Le projet, attaqué de toutes parts, comme on s’en doute, fut très vite bloqué…

17 – Rappelons ces mots d’Émile Boutmy, le fondateur de l’École libre des Sciences politiques après la défaite de 1870, qui disent tout de cette école : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie ». 

18Le phénomène du pantouflage qui permet sans réel contrôle, malgré une commission de déontologie très bienveillante, les allers-retours entre la haute fonction publique, le secteur privé et la politique est emblématique de cette situation.

20La gauche de pouvoir s’est coulée dans le moule avec les Premiers ministres qui ont servi François Mitterrand à la suite de Pierre Mauroy, MM Fabius, Rocard, Bérégovoy et Mme Cresson, avec le Premier ministre de cohabitation Lionel Jospin et a fortiori avec le président François Hollande. Seule la période durant laquelle Jean-Pierre Chevènement occupa le poste de ministre de l‘Éducation nationale échappe à ce naufrage.

21Marc Bloch, op. cit. p. 640.

22Je donne la citation complète tant elle est d’actualité : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c’est pourquoi ils pensent. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines ; donc, qu’ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées ; bref, qu’ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l’époque. » Karl Marx, L’Idéologie allemande, 1845.

23Rappelons la fanfaronnade de Warren Buffett, pendant un temps l’homme le plus riche du monde. Il disait sur CNN en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». 

24Voir Pierre Manent La Raison des Nations, Paris, Gallimard, 2006.

25Voir Yves Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

26Voir Nadine Wainer, La laïcité et le rapport Debray, 2004. http://www.appep.net/mat/2012/06/wainer01.pdf

27Déf. Larousse en ligne : Anciennement, membre salarié à temps plein du parti communiste de l’U.R.S.S. ou d’une démocratie populaire. Péjoratif. Membre de l’appareil d’un parti, d’un syndicat.

28Sur ce point crucial voir l’enquête menée par les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans Le Monde daté du 8-10 mai 2020 https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/06/la-france-et-les-epidemies-2011-2017-la-mecanique-du-delitement_6038873_1651302.html et l’article dans le même quotidien à la même date, signalé dans la note 12.

29Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975. On notera, comme un écho à Marc Bloch, que cette grande hache s’abattit sur la famille de Perec, dont le père mourut pour la France lors de « l’étrange défaite » de 1940.

30Émile de Girardin, La Politique universelle, Paris, 1852.

32Voir notes 12 et 23.

33 – Lorsque Montesquieu utilise cette expression dans Les Lettres persanes, il n’en fait pas une doctrine. La beauté de l’expression et l’attraction qu’elle opère ont convaincu les néolibéraux de l’utiliser à satiété pour y cacher la violence de la guerre économique et financière de laquelle ils vivent.

34OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 1998 https://www.who.int/whr/2000/media_centre/press_release/fr/

36Au sujet de l’imposture idéologique de la dette publique utilisée comme levier des politiques antisociales, voir les articles et les ouvrages d’Henri Sterdyniak, ancien directeur du Département Économie de la Mondialisation de l’OFCE. Par exemple https://laviedesidees.fr/Reduire-la-dette-publique-une.html

37La RGPP (Révision générale des politique publiques), mise en œuvre en 2007 est suivie de la MAP (Modernisation de l’action publique), à laquelle doit succéder en 2022 le programme Action publique. Ces mesures ont été accompagnées de la LOLF (Loi organisant la loi de finances). Les textes gouvernementaux eux-mêmes reconnaissent qu’à partir de 2001, « ces réformes ont été décidées sous l’influence du NMP (Nouveau management public), mouvement d’idées venu des pays anglo-saxons, selon lequel le fonctionnement de l’État gagne à utiliser les méthodes des entreprises privées pour remplir son rôle, considéré comme celui d’un prestataire de services et améliorer son « efficience ». L’État doit alors appliquer des principes de « bonne gouvernance » : discipline budgétaire, définition de normes de gestion et établissement d’un cadre transparent « d’évaluation » de son action, avec publication « d’indicateurs de résultats » ». Tout y est !
https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/269764-la-reforme-de-letat-politique-publique

38Hors d’Europe, des pays asiatiques comme la Corée du Sud et le Japon, malgré leur densité de population, se sont orientés vers les mêmes solutions.

39Johann Chapoutot : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants », 24 avril 2020.
https://www.mediapart.fr/journal/international/240420/johann-chapoutot-merkel-parle-des-adultes-macron-des-enfants

40Voir Op.cit. Yves Michaud Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

43On relira avec profit Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Léméac/Actes Sud, 2008 pour comprendre comment les désastres servent de cheval de Troie au néolibéralisme.

45Luchino Visconti, Le Guépard, 1963. Le prince de Salina, incarné par l’acteur Burt Lancaster, dit, alors que la révolution garibaldienne fait rage au-dehors, « Se vogliama che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi », dicton immarcescible à l’usage des conservateurs lucides…

46 – « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

47Marc Bloch, op. cit. p. 651.

Des virus et des vertus (par Laurent Jaffro)

Devant la crise du « Covid-19 », Laurent Jaffro invite à recentrer le regard sur le présent afin d’analyser les fautes que l’appel incantatoire à un « monde de l’après » a pour effet (et souvent pour but) d’escamoter. Il s’agit bien de fautes car « il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable ». Il rappelle que l’objet  principal de la philosophie, particulièrement en cette occurrence, n’est pas de spéculer sur le « sens » d’une prétendue « épreuve rédemptrice », mais de nous dire que la recherche de la vérité et la culture de la connaissance sont des tâches collectives toujours d’actualité – de faire voir en quoi elles sont en elles-mêmes des vertus, c’est-à-dire des forces.

[Article initialement publié dans la revue en ligne The Conversation le 21 avril 2020. Repris ici intégralement, y compris les illustrations, avec les remerciements de Mezetulle. Voir la référence, le lien et la présentation de l’auteur à la fin du texte.]

 

Des virus et des vertus

Platon, Hippocrate, Aristote et Galien. Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate

Laurent Jaffro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

De la crise du Covid-19, le politique dit que l’on tirera des leçons. On annonce que le « monde d’après » est un nouveau départ. Adoptée par les gouvernants, cette posture détourne le regard de fautes qui sont chez eux toujours inexcusables puisqu’il est dans leur mandat de les éviter : l’impréparation et l’imprévoyance au regard de ce que l’on peut savoir, et l’imprudence qui aggrave le danger. Quant aux voix qui s’élèvent contre l’impéritie des organisations nationales et transnationales, elles voient dans la crise le sceau de la vérité de leur diagnostic, parfois le signe d’une apocalypse, ou la preuve de la nécessité d’une gestion plus ou moins libérée des contraintes de la démocratie et des droits humains.

Certains dénoncent l’insécurité induite par la financiarisation qui ne voit dans les stocks et les compétences que des coûts. D’autres pensent trouver dans cette affaire le smoking gun d’un crime environnemental. Les gouvernants et leurs critiques sont d’accord sur le caractère inédit, extraordinaire même, du mal et surtout de ses effets. Selon une analogie inquiétante, de la même façon que le corps humain peut contribuer par une panique immunitaire à achever une destruction que l’infection a amorcée, de la même façon, croit-on, les corps sociaux hâteraient leur propre désintégration en surréagissant à la crise. Sidéré par le présent, le regard s’efforce de se tourner vers le futur sur un autre mode que celui de la crainte, sans oser cette espérance qui pourrait être le masque de la témérité. On préfère croire qu’on a tout à apprendre de cette grande nouveauté et on doute d’en être capable.

Savoir et responsabilité

En dépit d’une dimension d’imprévisibilité, il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable, si bien que l’on aurait pu et que l’on pourra mieux faire. Certaines concernent les précédentes alertes épidémiques. On disposait d’un certain savoir sur les dangers émergents. On voyait la démesure d’une mobilité sans solidarité : une circulation des êtres humains et des marchandises qui n’est pas guidée par la satisfaction de besoins décents, les projets de développement soutenable, et la nécessité de partager des ressources limitées, mais animée par des calculs court-termistes et des attitudes de prédation. En Europe et en France, on savait aussi les difficultés de l’hôpital, la fragilisation des services publics, et le manque d’une capacité indépendante de production de médicaments et d’instruments. Nous pressentons également ce qui adviendra dans des pays moins bien équipés. Mais il y a d’autres choses que la philosophie nous a apprises depuis longtemps et qui doivent être rappelées aux décideurs.

Des vices intellectuels

Une première vérité concerne les sources psychologiques de l’imprévoyance. Elles ne se trouvent pas seulement dans certaines de nos émotions, mais dans notre tendance chronique à surestimer les peines et les plaisirs proches au détriment des lointains, au sens temporel, culturel ou spatial. Comment le virus que certains ont dit « chinois » pourrait-il nous concerner à l’Ouest‎ ? Pourquoi assumer le coût immédiat que constitue la conservation ou l’acquisition de masques et autres moyens dont on n’a pas encore besoin ? Platon nous a avertis dans son Protagoras (356a) : sans art de la mesure, nous sous-estimons les maux distants. Ce biais naturel vire au vice quand, l’ayant souvent identifié, nous ne faisons rien pour y remédier.

Un autre phénomène, celui des préférences adaptatives, a été illustré par La Fontaine. Un renard convoite des raisins bien mûrs sur une treille :

« Mais comme il n’y pouvait atteindre
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »

On nous disait encore hier que les Français, s’ils ne sont pas malades ou en présence de malades, n’ont pas besoin de masques. Et ce n’était pas le manque de matériel qui expliquait la rareté des tests virologiques, mais leur caractère prétendument superflu. Notre gouvernement semble s’être tellement persuadé de prétendues vérités contraires à l’évidence qu’on en viendrait à douter que le retard dans la politique de tests sérologiques soit justifié par leur procédure d’homologation. Au lieu d’affronter une réalité déplaisante, le premier mouvement a été de se réfugier dans un confort illusoire, au risque de légitimer la procrastination et de détériorer la confiance des gouvernés.

Comme les croyances irrationnelles, ces vices concernent nos attitudes à l’égard du savoir dont nous disposons ou pourrions disposer. Aucun individu, aucune organisation n’en est exempte par nature. Ces vices contreviennent à un principe fondateur‎ : parce qu’ils nous mettent en contact avec la réalité, la connaissance et le souci de la vérité ont une valeur intrinsèque, qui importe infiniment plus que la valeur toute relative, instrumentale ou hédonique, de l’ignorance ou du mensonge. De là naissent des devoirs intellectuels qui s’imposent à tous, y compris aux gouvernants, et dont la trahison met en danger la démocratie. Car celle-ci exige que les citoyens soient considérés comme des personnes capables d’entendre et de reconnaître une vérité. Les politiques ne savent-ils pas manier la rhétorique de la vérité déplaisante quand il s’agit de défendre la rigueur budgétaire ? Les exigences épistémiques ne concernent pas moins le politique que le scientifique, même si, comme on sait, leurs vocations sont distinctes.

Connaissance et prudence

La recherche de la vérité n’est pas seulement une attitude intellectuelle. Elle est aussi une entreprise collective et institutionnalisée. Contrairement à la vision straussienne de la modernité, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’amour de la connaissance et la vertu de prudence, intellectuelle autant que politique. Celle-ci est un art de l’action, qui vise à préserver l’intérêt collectif à long terme. Mais l’action, sans la connaissance, est aveugle et incapable d’affronter la réalité. Dans un univers où les menaces, les risques et l’incertitude liés aux activités humaines sont démultipliés et ont des effets sur de grandes échelles spatiales et temporelles, la recherche fondamentale sur la nature et sur la société doit être promue. La science ne se réduit pas à l’expertise sur des problèmes identifiés. Elle est une entreprise de longue haleine qui exige un soutien ample et stable. Ce n’est pas seulement la poursuite de la connaissance, mais la véritable prudence que l’on sacrifie en enfermant la recherche dans la bulle du très court terme qui est si vulnérable aux effets de mode et de conjoncture.

Conditions politiques de la justice morale

Un autre enseignement aussi ancien que Platon est que le politique est responsable en bonne partie de la justice ou de l’injustice du contexte institutionnel des choix individuels. C’est seulement dans une cité juste que l’individu peut préserver le bien de tous en même temps que le sien propre (La République, 497a). On ne peut pas imputer aux seuls soignants la responsabilité morale de la décision de ne pas entreprendre de réanimer une personne, quand elle est significativement contrainte par une pénurie dans l’environnement hospitalier. L’éthique médicale doit concerner les politiques publiques autant que les conduites des professionnels. À une autre échelle, blâmer les conduites à risque, faire honte aux bourgeois, punir les pauvres, n’exempte pas le politique de sa responsabilité, puisqu’il doit veiller à ne pas placer les individus dans des situations impossibles, et à ne pas suspendre les libertés publiques plus que de raison.

Ce que peut la philosophie

Faire face à la crise sanitaire exige que l’on revienne à la confiance dans nos capacités et dans la connaissance que les discours et pratiques de « post-vérité » semblaient encore, il y a peu, avoir ringardisée. Les vertus intellectuelles ne sont pas moins urgentes que le courage et autres vertus du caractère.

Quel espoir placer dans la philosophie ? Elle tourne au prêchi-prêcha quand elle voit dans une crise une épreuve rédemptrice. Elle tombe dans l’imposture lorsqu’elle prétend avoir une forme d’extralucidité à l’égard des phénomènes sociaux et des événements historiques. Sa compétence n’est pas celle des sciences sociales nourries d’enquêtes ou de témoignages. Passer l’actualité aux rayons X ou dire le supposé « sens » d’un événement est typique d’une mauvaise philosophie qui se substitue au bon journalisme. Mais la philosophie est capable de nous faire comprendre ce dont souffre la raison, dans ses exercices collectifs autant qu’individuels. Elle nous dit aussi que le moins mauvais remède – le moins dangereux, même s’il n’est pas toujours efficace – demeure la culture de la connaissance, l’amour de la vérité sans lequel la confiance périclite, et cette vision de notre futur instruite de l’expérience, qu’on appelle prudence.The Conversation

 

Laurent Jaffro, Professeur de philosophie morale, membre senior de l’Institut universitaire de France, directeur de Phare (« Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Economiques », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

« La grippe asiatique a tué plus que le Covid-19 » et autres comparaisons boiteuses

Être dignes de Pasteur est un devoir

Les comparaisons entre le Covid-19 et les pandémies de naguère sont aujourd’hui fréquentes. Nul doute qu’on doive s’y référer et qu’il y ait là un sujet de réflexion. Dans quelle mesure ont-elles un sens, qu’est-ce que cela dit du concept de progrès ? Mais peut-on s’en autoriser pour avancer des conclusions quelque peu légères ou dont la généralité laisse pantois ? Au prétexte que « on en a vu d’autres », que beaucoup en sont morts et qu’on n’en a pas fait à l’époque toute une histoire, au motif que le paludisme continue à tuer 400 000 personnes par an1, au motif qu’il meurt en France de toute façon 600 000 personnes par an, etc., faut-il s’en remettre aux vertus spartiates de fraternité et de « résilience » en relativisant l’importance et l’urgence de la recherche, en oubliant de raisonner à la hauteur des moyens que nous sommes capables (et que nous sommes tenus) de produire ? Si l’on peut revendiquer sa liberté au péril de sa sécurité, est-il admissible qu’on le fasse en risquant celle d’autrui ?

Être dignes de Pasteur en relisant Condorcet

Quel sens cela a-t-il de comparer la grippe asiatique des années 50 ou la grippe de Hong Kong des années 60 avec le Covid-19 ? Les chiffres avancés font état, d’une part, de pandémies ou d’épidémies révolues, et de l’autre, d’une pandémie en cours, qui apporte chaque jour son déplorable lot de décès et dont on ne voit pas aujourd’hui la fin. Il faudrait aussi, à supposer que cette comparaison chiffrée soit pertinente, estimer le nombre de décès pour le Covid-19 à moyens égaux.

Or l’état des connaissances biologiques et des techniques médicales a changé depuis. À ma connaissance, dans les années 1950-60, on n’avait pas (entre autres équipements qui ont fait des progrès considérables ou qui sont apparus depuis) de services de réanimation ou ceux-ci étaient balbutiants2. Aujourd’hui ils existent, ils équipent ordinairement les grands hôpitaux et ils sont efficaces. Faut-il renoncer à y recourir ou faut-il « trier » (et sur quels critères?) les patients atteints de formes sévères qui en bénéficieront ? Le problème est que, du moins dans bien des pays, on ne s’est pas tenu à la hauteur de ce progrès. On pourrait prendre des exemples plus simples et presque plus consternants : le dénigrement actuellement répandu de la vaccination nous met en la matière au-dessous de la politique de santé des années 1960, de sorte que, à cet égard, nous ne sommes plus dignes de Pasteur.

Si la comparaison a un sens, ce n’est donc pas, en considérant des chiffres hétérogènes, d’inviter à une régression qui traiterait les avancées scientifiques et techniques comme le renard de la fable traite les raisins qu’il ne peut pas (ou, comme c’est le cas pour les antivax, qu’il ne veut pas) atteindre3. Elle invite entre autres à réfléchir sur le concept de progrès. Dès qu’il y a un progrès, celui-ci est une libération, c’est une puissance, mais d’un autre côté cela engendre des astreintes : il faut être en mesure de le soutenir, de l’anticiper, d’avoir une longueur d’avance sous peine d’être écrasé par ce même progrès. On ne peut pas sous-traiter le progrès, on ne peut pas le déléguer à d’autres qui en exerceraient la maîtrise et le transformeraient au mieux en moyen de pression, au pire en arme. Voilà pourquoi le progrès ne se délocalise pas. Il faut l’effectuer, le devancer et se donner les conditions de sa maîtrise ; c’est une question éminemment politique. Mais bien des doctes philosophes, à supposer qu’ils ne soient pas hostiles aux Lumières, ont du progrès une représentation idéologique qu’il est facile de railler en parlant de la « croyance au progrès ». La thèse d’une condamnation au progrès n’entre pas dans leur champ de vision. Cette duplicité (à la fois puissance et contrainte) soulignée par la théorie classique du progrès, notamment développée par Condorcet, est méconnue et on en rappellera brièvement les grandes lignes4.

La perfectibilité humaine est telle que si elle ne se développe pas, si elle ne trouve pas des aliments pour se déployer, si elle n’est pas constamment au-dessus d’elle-même, elle retombe inévitablement à un niveau inférieur, elle régresse. L’exemple du développement des connaissances est parlant : une société qui se contenterait de maintenir ses connaissances à un certain niveau, sans chercher à les développer davantage – une société statique à idéologie frugale – retomberait nécessairement au-dessous du niveau qu’elle prétend maintenir. Je ne sais pas ce qu’une politique de décroissance donnerait au niveau économique, mais il est certain qu’une politique de décroissance dans le domaine des connaissances amènerait le niveau du savoir à diminuer inéluctablement, en le livrant à sa propre inertie. Il en va ici des connaissances comme de la politique d’acquisition des livres dans une bibliothèque : il y a un seuil d’acquisition au-dessous duquel on appauvrit nécessairement les collections. L’absence de progression est toujours un déclin.

Dès qu’on régresse quelque peu ou même qu’on prétend se stabiliser à un niveau donné, c’est nécessairement pire qu’avant. Les acquis du progrès ne peuvent pas se conserver : ils sont soumis à une dynamique implacable qui en impose la poursuite et le développement sous peine de tomber en deçà de l’état que l’on voudrait se contenter de maintenir – au moindre coût.

En matière de lutte contre les maladies infectieuses, être dignes de Pasteur, c’est se donner les moyens intellectuels et techniques de poursuivre le sillon qu’il a tracé, indéfiniment. En France, une politique (on devrait dire une gestion) hospitalière qui depuis longtemps apprécie les moyens principalement en fonction des coûts et raisonne en termes managériaux de « flux tendus »5, a engendré l’un des problèmes les plus aigus de cette pandémie : celui de la saturation des services, en particulier des services de réanimation. Par ailleurs, en l’absence de masques et de tests à grande échelle (effet de la même politique), en l’absence aussi de thérapeutique avérée, le confinement général de la population était la seule mesure susceptible de ralentir la propagation du virus et de faire face aux difficultés. On peut aujourd’hui penser que ce confinement général prévu jusqu’au 11 mai a d’ores et déjà donné des résultats, à un prix social et économique très élevé qu’on ne peut pas évaluer aujourd’hui. Cette efficacité n’empêche pas qu’on puisse le considérer comme une mesure à défaut et en attente de progrès : de ceux qui étaient déjà à notre portée avant qu’éclate l’épidémie, et aussi de ceux qu’on peut attendre de la recherche.

Confinement et revendication de liberté

Le confinement est aussi une mesure destinée à pallier l’absence actuelle de connaissance sur ce virus. Et c’est de nouveau ici que les comparaisons avec les pandémies passées trouvent une limite.

S’agissant du Covid-19, et au moment où j’écris ces lignes (22 avril 2020), on n’a pas de thérapeutique, on découvre chaque jour un peu plus la versatilité et l’instabilité des symptômes, les tests virologiques ont besoin d’être consolidés, on n’a pas de vaccin, on ne sait même pas si les anticorps des personnes atteintes et « guéries » les immunisent et si oui pour combien de temps, on ne sait pas s’il peut y avoir résurgence chez un même malade, on ne connaît pas toutes les conditions de la contagion. Aucune des maladies infectieuses à l’origine des pandémies de jadis et de naguère ne réunit ces propriétés : aujourd’hui on saurait les maîtriser6. En revanche, s’agissant du Covid-19, on n’a pas d’autres moyens aujourd’hui pour ralentir (sinon pour stopper) la circulation du virus que mécaniques – isolement, distance physique, gestes-barrière, masques – et relevant d’une chimie de base – lavage au savon ou à l’alcool qui détruit la couche graisseuse enveloppant le virus, désinfection à l’eau de Javel.

Alors arrêtons de comparer l’incomparable et d’en tirer argument pour lâcher des bombes virales dans la nature et relancer la propagation.

Mais les comparaisons boiteuses ne s’arrêtent pas à mettre en relation des pandémies. Il arrive que le raisonnement mobilise la grosse artillerie : puisqu’on meurt de toute façon, pourquoi confiner strictement les gens pour un petit bout d’ARN ? On atteint le point « Mme Michu » : tout ça finira mal ma brave dame… Sans renvoyer à Leibniz démontant le sophisme de la raison paresseuse7, on se contentera, pour crever le tympan de cette grosse caisse, d’un peu d’arithmétique : l’excédent de mortalité par rapport à la mortalité moyenne avant l’épidémie est patent sur de larges portions du territoire8 ; et s’il est très différent selon les lieux, ces différences peuvent s’expliquer par le moment où est intervenu le confinement en relation avec l’avancement de la propagation du virus ainsi que par les différences de densité de population9. Ce virus, pour le moment, tue peut-être moins que n’a tué celui de la grippe asiatique10, mais il se répand avec une célérité et une puissance plus grandes et surtout, face à ses ravages, nous n’avons pas – pas encore – les armes dont nous disposons contre un virus grippal.

À présent, il est question d’assouplir le confinement : de général et absolu, il pourrait, à partir du 11 mai 2020, prendre une forme modulable qui allégerait la restriction de la liberté fondamentale d’aller et de venir. Si l’on aborde les conditions morales et juridiques de cet assouplissement (le terme « déconfinement » me semble excessif), il est évident que la considération du risque de transmission à autrui est un élément majeur.

La revendication de liberté n’est jamais impertinente. Mais lorsqu’elle est présentée en ces circonstances comme supérieure à toute autre valeur, elle ne peut valoir que pour un individu, ici et maintenant, acceptant de s’exposer. On peut pousser la revendication jusqu’à la fiction – jusqu’à prétendre par exemple que mourir du Covid-19 serait préférable à vivre la vie d’un malade d’Alzheimer enfermé et attendant la mort11. Il est aisé de juger gratuitement des maux et des souffrances tant qu’on est encore lucide, vigoureux et bien portant. Mais, à la réflexion, un tel arbitrage ne peut même pas valoir que pour moi, ici et maintenant, comme s’il s’agissait d’un suicide ordinaire n’exposant personne d’autre que son agent. Car celui qui en l’occurrence ne se soucie pas de sa santé et prétend choisir par là une mort qu’il suppose plus digne qu’une autre, celui-là engage par un héroïsme narcissique la transmission de la maladie à autrui. Les professionnels exposés par la nature de leur activité au risque réel et répété de contracter la maladie ne raisonnent pas en ces termes ; aucun ne fanfaronne en brandissant une morale d’opérette à la Cyrano de Bergerac. Tous essaient autant que possible de se protéger et de protéger autrui avec les maigres moyens dont ils disposent. De cela aussi il faut leur être reconnaissants.

La modulation du confinement et la question du citoyen

La question d’un confinement progressivement allégé n’est pas celle des contraintes qui s’imposeraient à tous sans distinction (comme par exemple le port du masque en public ou dans les transports en commun). À travers l’exemple de l’âge qui a parfois été avancé, mais au-delà de lui, se pose la question de l’égalité du droit à jouir de la liberté. C’est de savoir si l’autorité publique peut imposer une règle contraignante abolissant ou restreignant fortement une liberté fondamentale de manière indéterminée dans le temps à une portion de la population sur un critère essentialisé, pris a priori et absolument (comme ici un âge au-delà duquel la restriction s’appliquerait12). La réponse à mes yeux ne peut être que négative.

Il se trouve néanmoins qu’une portion de la population, notamment à partir d’un certain âge, est statistiquement plus exposée que les autres (et à cette occasion la question de la saturation des services hospitaliers peut se poser à nouveau). On peut et on doit donc recourir à des recommandations très explicites engendrant une forme de pression sociale, ce que nos concitoyens sont suffisamment nombreux à comprendre pour qu’on puisse tabler sur une efficacité statistique de ces recommandations. Et il faut aussi inclure dans ces « recommandations » les personnes à risque pour d’autres raisons que leur âge (comorbidité par exemple). Voilà qui semble à la fois rationnel et conforme au droit. Pour me lancer dans une comparaison (boiteuse quand même) : on n’interdit pas la bronzette aux personnes à peau très claire, on leur dit que ce faisant elles risquent leur peau (au sens propre et au sens figuré) – comparaison très boiteuse parce qu’avoir un cancer de la peau ne met personne d’autre en danger… et que par ailleurs le risque d’infecter quelqu’un d’autre avec le virus du Covid-19 concerne tout porteur du virus, quels que soient son âge (on attend toujours la preuve que les enfants positifs seraient moins contagieux), son état symptomatique et ses éventuelles maladies.

Les mesures esquissées le 19 avril par Edouard Philippe et Olivier Véran comprennent, sur la base de tests virologiques, l’isolement (quatorzaine) des personnes positives, quel que soit leur âge. On remarquera que la doctrine dont les médias faisaient état s’est inversée en quelques jours. On parlait il y a peu de laisser circuler librement les personnes ayant des anticorps (on a même été jusqu’à évoquer des « certificats d’immunité ») et de « boucler » les autres pour une période indéfinie au-delà du 11 mai … avant de se rendre compte (à supposer que l’immunité soit durable, ce qu’on ne sait pas actuellement) que cela ferait presque autant de monde confiné strictement qu’avant cette date. À présent il est au contraire question de tester (test virologique) et d’imposer la quatorzaine aux porteurs du virus. Là encore la rationalité, alignée sur l’état présent des connaissances et sur le progrès escompté des tests, semble l’emporter. Sans oublier que cette restriction de liberté est déjà prévue par la loi pour les maladies infectieuses (quarantaine), qu’elle s’appuie sur un critère non essentiel à la personne (être porteuse d’un virus) et qu’elle s’exerce de manière définie dans le temps.

Il est donc possible et raisonnable d’apprécier le risque pris à retrouver et à exercer sa liberté d’aller et de venir, ainsi que le risque que cela fait courir à autrui, de peser les choses en laissant aux citoyens un espace de jugement. Imposer de manière temporaire des restrictions motivées dont le principe est non-discriminatoire et dont chacun peut voir la nécessité n’est pas un attentat contre la liberté. On peut certes soutenir que la liberté a primauté sur la sécurité si on entend par là que la liberté est en soi désirable alors que la sécurité en est un des moyens nécessaires. Mais soutenir que la liberté puisse toujours se dissocier de la sécurité et qu’elle lui est préférable en toutes circonstances coûte que coûte, c’est raisonner en adolescent qui se croit invulnérable.

Notes

3 – Sur le recours à cette fable de La Fontaine, voir Laurent Jaffro, « Des virus et des vertus », The Conversation, 21 avril 2020 https://theconversation.com/des-virus-et-des-vertus-136585

4 – Je me permets de renvoyer à mon article « Egalité, compétition et perfectibilité » https://www.mezetulle.fr/egalite-competition-et-perfectibilite/ et au chap. 3 de mon Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris, Minerve, 2015 3e éd.)

5On peut ajouter l’exemple très simple et révélateur de la pénurie de masques.

6 – De même qu’on sait maîtriser le paludisme (voir note 1) : sa persistance relève d’une question politique au sens large du terme.

7Voir les deux extraits des Essais de théodicée (1710) en ligne sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/trois-textes-classiques-pour-le-confinement/ .

9 – Il serait intéressant de considérer ces éléments lors des comparaisons avec d’autres pays, en supposant que les chiffres de mortalité soient comptabilisés de la même manière, ce qui n’est pas certain.

10 – Encore que cette affirmation soit hélas, de jour en jour, de moins en moins assurée. Voir l’itv de Patrice Bourdelais (lequel, en bon historien, ne se lance pas dans des comparaisons boiteuses de café du commerce comme celles dont je parle ici, mais avance des éléments factuels permettant d’alimenter une réflexion critique) : http://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200419-avant-le-coronavirus-les-ravages-la-grippe-asiatique-et-la-grippe-hong-kong

11 – Ce qu’a fait, sous forme de provocation, André Comte-Sponville interrogé par Bernard Poirette sur Europe 1 le matin du dimanche 19 avril. Je parle de provocation car A. Comte-Sponville a précisé par ailleurs, mais sans y insister, qu’il ne pouvait être question de cautionner par là une négligence envers autrui. De manière générale, tenu sur un ton très vif, le propos avait entre autres pour objets d’encourager la réflexion en sortant des sentiers battus, de faire état d’une forme d’exaspération devant l’omniprésence du sujet unique Coronavirus ad nauseam, de s’inquiéter légitimement devant l’hypothèse d’un pouvoir du « tout médical » et de se poser les questions en citoyen.

[Edit du 23 avril] J’ai contacté André Comte-Sponville pour lui signaler la mise en ligne de mon article et cette note. Il m’indique un texte qui vient de paraître, dans lequel il s’explique plus longuement : « Grand entretien avec Pierre Taribo » dans l’hebdomadaire La Semaine de Nancy n° 513 du 23 avril 2020, p. 4-5, l’ensemble du magazine est téléchargeable par ce lien (colonne de droite cliquer sur « Edition de Nancy ») : https://www.lasemaine.fr/

12On m’objectera que les limites d’âge ne sont pas exclues des dispositions législatives. Mais, lorsqu’elles concernent l’exercice des droits et libertés fondamentaux (libertés, droits civiques par exemple), elles sont temporaires par leur nature même (minorité, âge d’éligibilité portent sur une limite en deçà de laquelle un droit ne peut pas encore s’exercer), ce qui serait exactement l’inverse pour une mesure restrictive visant un droit fondamental des personnes au-delà de tel ou tel âge. Un mineur, en grandissant, atteindra l’âge de la majorité ; mais si l’on franchissait par le vieillissement un seuil au-delà duquel on entrerait dans une catégorie de moindre jouissance des droits, il serait impossible d’en sortir. Le cas des majeurs incapables (mis sous tutelle ou curatelle) n’est pas nécessairement lié à leur âge, mais est apprécié individuellement par une décision de justice.

« La désinstruction nationale » de René Chiche, lu par Jorge Morales

Analysée depuis 35 ans par nombre de livres et de travaux1 dont les auteurs ont lancé l’alerte tout en proposant le retour à une politique scolaire de simple bon sens, la destruction délibérée de l’école républicaine a dépassé aujourd’hui le stade d’un processus : c’est un résultat. Le bilan de ce saccage est dressé avec lucidité par René Chiche dans son livre La désinstruction nationale. Jorge Morales nous en donne lecture : « la spirale infernale des réformes a fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs ».

« L’école n’instruit plus, voilà la vérité, simple et scandaleuse à la fois » (p. 246). Ce terrible constat pourrait résumer le livre que René Chiche, professeur de philosophie, a publié en 20192. L’auteur dresse un bilan aussi réaliste que désespérant de l’état de la désinstruction nationale, « crime contre l’humanité » et « catastrophe politique ». L’état d’une école saccagée, devenue « machine à breveter l’ignorance » et caisse de résonance de la réussite sans objet. Ce livre n’est plus un cri de désespoir, comme celui de Robert Redeker3, mais le constat de la mise à mort de l’école républicaine et avec elle de l’élitisme républicain fondé sur l’effort et le mérite.

Certains esprits optimistes reprocheront à l’auteur son pessimisme ainsi que son « déclinisme » (élément de langage à la mode chez les « progressistes ») alors qu’il ne peut que mettre le lecteur face à l’évidence : le bateau a fini par couler.

Destruction de l’enseignement de la langue française

Ce torpillage trouve son origine dans la destruction de l’enseignement de la langue française. En effet, l’apprentissage du français en tant qu’instrument de pensée, et l’acquisition du langage grâce à la pratique assidue de la lecture et de l’écriture, furent sacrifiés sur l’autel d’innombrables réformes inspirées et mises en œuvre par les « militants de la désinstruction », charlatans de la pédagogie nouvelle et autres experts en lubies pédagogiques et en langue de bois (chapitre 2). Or c’est précisément par la maîtrise de la langue qu’on accède à sa propre identité et qu’on apprend à comprendre le monde.

La spirale infernale des réformes a donc fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs. Ultime trahison : les transformations les plus nocives du système éducatif ont été conçues et appliquées par cette gauche dont Lionel Jospin a éminemment trahi les principes, n’en déplaise aux spécialistes du déni. D’où la diminution constante des heures d’enseignement disciplinaire, remplacées par des « heures de rien » aux intitulés d’autant plus ronflants qu’ils sont creux, et autres « objets disciplinaires non identifiés » n’ayant aucune pertinence en matière d’instruction. Voilà ce qui a préparé et produit le quasi-illettrisme d’une partie croissante d’élèves, ainsi que le montrent certains extraits de copies dont l’indigence est devenue le quotidien des enseignants (chapitre 1).

Désinstitutionnalisation, technocratisation et management

Cette destruction méthodique va de pair avec la dépossession de l’autorité morale et intellectuelle des professeurs, transformés en assistants pédagogiques et en dociles exécutants de la doxa ministérielle, et avec la dégradation des conditions de travail au sein de l’Éducation nationale. Outre la crise des vocations et la contractualisation qui en résulte, l’auteur souligne la détresse de certains enseignants, désarroi menant parfois à des situations dramatiques comme le montrent les cas de Jean Willot, Pierre Jacque ou Jean-Pascal Vernet, dont la mort a laissé pratiquement indifférente une hiérarchie hors-sol où règnent le carriérisme et la reptation (chapitre 9).

La désinstitutionnalisation de l’école s’accompagne également de la technocratisation du « personnel de direction ». Le livre montre que le processus consistant à instaurer le règne des gestionnaires est désormais arrivé à son terme, creusant plus que jamais le fossé entre les professeurs et la Rue de Grenelle (chapitre 12). La destruction de l’idée de classe et en particulier de la classe de philosophie « à la française », sous les coups de l’irrationalité managériale, est symptomatique d’un gouvernement qui abandonne délibérément l’idée de formation de l’esprit au profit d’un utilitarisme soumis à l’air du temps (chapitre 7).

« Encore de l’audace » et l’école sera sauvée

L’auteur n’hésite pas à affirmer haut et fort que le seul remède efficace contre la désinstruction est… l’instruction, c’est-à-dire la véritable transmission des savoirs ; un bon professeur ne peut être qu’un « éternel étudiant » (p. 178). Réinstituer l’école est donc l’affaire des professeurs et non des politiques. René Chiche n’a pas peur d’appeler un chat un chat, de combattre frontalement la paresse intellectuelle et de réveiller les dormeurs, faute de quoi les idées se ramollissent. Voilà comment l’auteur accomplit la modeste et ambitieuse mission qui consiste à éclairer les esprits.

Sera-t-il possible de reconstruire un jour l’école de la République4 ? Pour l’heure nul ne le sait. Reste que, pour reprendre les mots d’Edgar Quinet (1867), dont L’Enseignement du peuple était le livre de chevet de Jules Ferry, « nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

René Chiche, La désinstruction nationale, Nice, Ovadia, 2019. Voir sur le site de l’éditeur.

Notes

1– [NdE] On se contentera de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000  :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

On peut aussi consulter sur Mezetulle.net (blog d’archives  http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole) et sur l’actuel site Mezetulle.fr (https://www.mezetulle.fr/essai-sommaire-thematique/ rubrique École) les nombreux articles consacrés à la désastreuse et constante politique scolaire menée depuis les 20 dernières années du XXe siècle.

2La désinstruction nationale, Nice-Genève-Paris-Bruxelles-Montréal, Ovadia, 2019.

3L’école fantôme, Paris, Desclée De Brouwer, 2016.

4 – Voir aussi l’appel du philosophe Charles Coutel de 2015 : https://www.mezetulle.fr/pour-la-reinstitution-de-lecole-de-la-republique-par-charles-coutel/

« La Gauche contre les Lumières ? » de Stéphanie Roza, lu par P. Foussier

Philosophe, spécialiste du XVIIIe siècle, Stéphanie Roza examine dans son dernier livre La Gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020) les attaques dont l’héritage des Lumières est l’objet de la part de la gauche. Une gauche qui jadis s’inscrivait massivement dans cette filiation ou en revendiquait même fièrement les acquis.

Les critiques venues de la gauche à l’égard des Lumières, Stéphanie Roza les juge d’une « radicalité inouïe » et visant « le cœur même de l’héritage », c’est-à-dire mettant en cause avec une égale vigueur les trois piliers de ce legs du XVIIIe siècle : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle s’efforce d’en identifier les sources tout en reliant celles-ci à leurs expressions contemporaines. En effet, l’offensive culturelle, idéologique, politique qu’on voit se déployer avec intensité depuis quelques années puise ses sources dans un substrat conceptuel dont l’auteur démontre sinon la cohérence, au moins la convergence. Des positionnements idéologiques très disparates sont aujourd’hui convoqués pour entreprendre une offensive contre les Lumières qui n’avait probablement jamais eu autant d’efficacité et d’effectivité qu’en cette période.

Antirationalisme, antiprogressisme, antiuniversalisme

Dans un premier chapitre, Stéphanie Roza se concentre sur le rationalisme en pointant la manière dont des courants situés aux marges de la gauche ont finalement réussi à insuffler leur vision bien au-delà de leurs maigres cercles. Défiance à l’égard des modes d’organisation collectifs, politiques, syndicaux ou associatifs, remise en cause des processus démocratiques d’élaboration de la décision, invocation récurrente du spontanéisme sont quelques-unes des caractéristiques de ces courants. « Le recours au mode fragmenté, aux récits à la première personne, à la narration plus ou moins poétique, métaphorique ou mythologique, le rejet de toute généralisation surplombante au profit des expériences individuelles et aux descriptions “au ras du vécu” sont des conséquences de cet état d’esprit », observe Stéphanie Roza. Elle identifie aussi l’animosité à l’égard de la science, de la médecine dite conventionnelle, des formes d’exaltation d’un ordre naturel perdu ou à retrouver comme relevant de cette offensive antirationaliste.

L’antiprogressisme occupe le deuxième volet du livre, et il recoupe le premier à divers titres, en particulier au regard du lien à la science. L’homme y est décrit comme « victime de sa soif de savoir et des avancées de ses connaissances ». S’il y a des distinctions à opérer entre d’une part le méliorisme des Lumières, définissant non un mais « des » progrès, si ceux-ci sont toujours corrélés à « la décision politique éclairée des citoyens », et d’autre part le positivisme scientiste de la fin du XIXe siècle, l’ensemble fait l’objet d’un rejet global de la part de ces courants de gauche, car associé aux origines des dégâts causés à l’environnement.

La troisième partie du livre, la plus développée, concerne les offensives menées contre l’universalisme. Elle mobilise de nombreuses références ignorées jusqu’alors et la démonstration de Stéphanie Roza bouscule bien des certitudes établies ainsi que bien des figures iconiques de la gauche. Elle s’attache notamment à décrire comment l’antiracisme et le féminisme « universalistes » sont frontalement attaqués par des groupes et mouvements qui tiennent le haut du pavé, suscitant pétitions, appels et pamphlets, saturant l’espace éditorial, les antiracistes universalistes étant « supposés complices et véhicules du patriarcat et/ou de l’oppression coloniale et néocoloniale ». Elle illustre aussi comment l’analyse intersectionnelle développe inévitablement des réflexes et des postures identitaires. S’agissant du féminisme, Stéphanie Roza n’a pas de mal à démontrer l’ineptie de sa variante intersectionnelle avec l’exemple du débat sur la constitution tunisienne en 2012. Le projet entendait définir la femme comme « complément » de l’homme et non son égale : « Dans ce cas, où étaient les véritables féministes ? Les opposantes tunisiennes au projet, si nombreuses qu’il fut finalement abandonné, étaient-elles donc des féministes blanches animées par l’islamophobie ? ».

Une internationale ultraconservatrice : références, filiations et correspondances

Pour illustrer des débats anciens sur l’universalisme au sein de ce qu’il était convenu d’appeler jadis le « tiers monde » et la sortie de la période coloniale, la philosophe recourt à des références très précieuses pour éclairer le débat, à savoir les textes d’Hô Chi Minh et les débats entre Nehru et Gandhi. Le père de l’indépendance vietnamienne, dès 1945, invoque ainsi la Déclaration d’indépendance américaine et la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, « brandies comme antidote idéologique à la domination coloniale », renvoyant de fait les pourfendeurs de toute idée émanant de l’Occident à leurs contradictions. Le cas de l’Inde est également éclairant. Gandhi préconise « un mode de vie rural et ancestral », se montre « réticent à doter l’Inde d’un système parlementaire » et incite « ses compatriotes à sortir de la civilisation industrielle, du machinisme et à tourner le dos aux acquis du progrès scientifique, médecine comprise », et demeura « toujours hostile aux mariages interreligieux, aux conversions, à l’athéisme et à l’émancipation féminine ». Nehru, dont la ligne l’emporte au moment de l’indépendance en 1947, prône de son côté l’égalité des droits entre tous les citoyens et s’inscrit en faux contre l’idée que « l’avenir de l’Inde consiste en un refus de la modernité occidentale et une régénération des traditions et valeurs du passé ». Dans leur quasi-totalité d’ailleurs, les leaders des indépendances se réclameront des principes émancipateurs des Lumières, quitte à dénoncer chez les Occidentaux leur manière plus ou moins prononcée de s’en affranchir. Stéphanie Roza mobilise également les écrits de l’orientaliste Edward Saïd ou, plus près de nous, de Talal Asad, anthropologue très influent dans les universités américaines. Ces analyses revêtent une grande importance car elles tirent le fil qui relie finalement beaucoup des positionnements hostiles aux Lumières de ces dernières décennies. Ils puisent massivement aux sources des écrits des poststructuralistes et de la French Theory. Derrida, Lyotard, Foucault surtout, viendront fournir un argumentaire à tous ceux qui cherchent à condamner la modernité issue des Lumières. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, sur tous ces penseurs, l’influence de Heidegger est en général parfaitement assumée.

Bien entendu, l’auteur n’a aucun mal à démontrer que la déconstruction poststructuraliste est un pur produit européen comme le furent naguère les Lumières. Mais de cela, naturellement, leurs contempteurs ne disent mot. Elle illustre la manière dont des courants réactionnaires religieux, intégristes musulmans notamment, indigénistes, racialistes, intersectionnels et différentialistes, convoquent l’ensemble de ces références pour étayer leur doctrine. Les concepts de droits de l’homme, de sécularisme, d’égalité hommes-femmes, entre autres, sont flétris par « l’internationale ultra-conservatrice qui, d’un bout à l’autre de la planète, veut renvoyer chacun chez soi et l’y enfermer à double tour. Les tenants du féminisme décolonial, en rejetant la moindre critique de l’islamisme ou de ses manifestations comme raciste ou néo-impérialiste, abondent dans le même sens rétrograde. Assurément, il n’y a pas de collusion directe entre les études postcoloniales antiuniversalistes et l’islamisme : toutefois, on constate une convergence théorico-politique objective sur plusieurs points majeurs, qui trouve son origine dans la rupture des études postcoloniales avec l’héritage des Lumières ».

L’un des intérêts majeurs du livre de Stéphanie Roza réside sans doute aussi dans l’identification des filiations, des correspondances, des analogies entre des pensées qui se sont superposées depuis deux siècles et demi. Burke et de Maistre sont à leur origine, qui viennent déjà dénoncer l’idée avancée par Montaigne selon laquelle « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». En niant l’unité du genre humain, en faisant prévaloir les héritages de tous ordres comme lecture des rapports humains, les théoriciens de la réaction de la fin du XVIIIe siècle vont connaître une postérité considérable, notamment dans les courants conservateurs. Mais leur pensée viendra aussi nourrir des courants de gauche, comme en témoigne par exemple un Georges Sorel, marxiste dans sa jeunesse avant d’inspirer les courants fascistes, notamment italien. Cette gauche hostile aux Lumières est aussi incarnée par le belge Henri de Man ou encore Marcel Déat. Mais après-guerre, et malgré la guerre, malgré la condamnation absolue par le national-socialisme de tout ce qu’ont pu représenter et incarner les Lumières ou l’héritage révolutionnaire français, les théoriciens de l’École de Francfort Adorno et Horkheimer, dans la Dialectique de la raison, vont bâtir un édifice idéologique qui inspirera des générations de penseurs de gauche, et notamment les tenants du poststructuralisme, du postmodernisme. Ceux-ci puiseront également beaucoup dans Nietzsche et dans Heidegger, dont le passé complaisant à l’égard du nazisme ne jouera en rien contre sa popularité parmi les intellectuels de gauche. Stéphanie Roza décrit avec clarté l’articulation entre ces différents courants, qui viendront nourrir des penseurs comme Hannah Arendt ou plus tard André Glucksmann, même si elle accorde une place déterminante à Michel Foucault, dont les écrits sont ici décortiqués pour illustrer l’argumentation : « Les militants héritiers du poststructuralisme, avec quelques autres, ont versé dans une aigre vindicte anti-Lumières, qui aujourd’hui manifeste ouvertement sa dimension conservatrice ».

En pointant la manière dont la gauche occidentale procède ainsi à une « consternante autoliquidation », Stéphanie Roza se désole de voir des intellectuels et des militants de gauche « reprendre à leur compte les revendications voire la vision du monde propres à des projets théologico-politiques porteurs des pires régressions collectives ». Elle remarque aussi que « les errements anti-Lumières à gauche ont pour conséquence de reléguer les véritables combats émancipateurs à l’arrière-plan, d’alimenter des guerres fratricides et d’isoler la gauche progressiste et universaliste non-occidentale, au mieux en l’abandonnant à son triste sort, au pire en légitimant ses bourreaux ». Impossible de ne pas penser à la fascination que la révolution islamique des mollahs iraniens exerça sur Michel Foucault…

Le livre de Stéphanie Roza apporte donc des éléments nouveaux pour analyser cette offensive considérable menée contre l’héritage des Lumières, la raison, le progrès, l’universalisme, et même tout simplement l’humanisme. Pour sortir de cette logique, elle propose de se ressourcer auprès de Jaurès, qui représente selon elle « la matrice idéologique la plus féconde pour affronter les problèmes de notre temps ». Quelle que soit la recette, si la gauche continue à s’éloigner des Lumières et a fortiori à les condamner, elle n’aura bientôt plus de gauche que le nom. Le triomphe de ses adversaires sera total.

Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Paris : Fayard, 2020.

Faut-il et peut-on interdire les « listes communautaires » ?

François Braize réfléchit sur la pertinence et surtout sur la possibilité d’interdire les candidatures dites « communautaires » aux élections, ainsi que le propose le groupe « Les Républicains » du Sénat. Favorable au principe d’une telle démarche, il en relève cependant de manière détaillée, notamment par un commentaire de la proposition de loi LR, les grandes difficultés constitutionnelles. Ces dernières peuvent-elles être levées et si oui, comment ?1

D’emblée, on pourrait avoir envie de crier, en parodiant Gide, « Listes communautaires, je vous hais ! » Mais n’y a-t-il pas mieux à faire ?

En effet, l’idée d’enfermement par et dans une culture qui deviendrait électoralement ségrégative peut apparaître insupportable. Insupportable car aux antipodes du projet républicain rappelé à l’article 1er de notre Constitution qui assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Cette idée peut insupporter encore davantage lorsqu’elle met en scène une confession dont l’expression radicale et politique est un défi totalitaire.

Si l’on peut, en droit, interdire de telles listes, ne nous en privons pas. Elles sont étrangères à l’ambition républicaine et à tout idéal universaliste pour le genre humain. Mais, dans notre République, la liberté est la règle et l’interdit l’exception. Difficile question donc que celle d’une interdiction de ces listes, comme toutes les questions qui nous opposent à l’islam radical2.

Le maelström médiatique et politique s’est emparé immédiatement de cette question pour la galvauder comme il l’a fait précédemment à propos du burkini, du voile lors des sorties scolaires ou à l’université, et comme il peut le faire face à tous les instruments du prosélytisme islamique dans un mélange soit de naïveté énamourée et d’incompétence, soit, à l’opposé, de haine farouche quand il allie xénophobie et incompétence.

De quoi s’agit-il ?

Pour conquérir des échelons du pouvoir démocratique local, il s’agit pour certains de constituer des listes électorales composées par et pour des citoyens de confession musulmane, non pas dans la perspective républicaine de rechercher et de promouvoir le bien commun et l’intérêt général (par-delà les confessions et/ou cultures d’origine ou d’adoption des uns et des autres), mais pour la défense des intérêts et des projets des musulmans qui se reconnaissent dans cette démarche.

C’est ainsi que l’on a pu parler de « listes communautaires » et que la question de leur interdiction a été mise sur le tapis. En effet, cela peut apparaître légitimement beaucoup plus grave que de s’attifer d’une coiffe ou d’un maillot de bain spécifiquement halal.

Le sujet est très sérieux : il apparaît comme un parachèvement électoral et institutionnel pour les territoires déjà perdus de la République. Il ne leur manque plus que ça : un barreau de plus à leur fenêtre d’ouverture sur le monde, déjà bien occultée !

En outre, compte tenu de la marche de l’islam radical dont les ambitions sont sans limite (voir travaux et articles référencés en Annexe 3), on peut craindre que la poussée de telles listes ne se limite pas aux territoires perdus mais ait pour ambition d’en conquérir d’autres… En effet, même si l’on n’a pas la certitude que le risque de multiplication des listes communautaires soit accru par l’incapacité, désormais, de cet islam radical à perpétrer des attentats d’envergure sur notre sol pour faire basculer la démocratie, n’en doutons pas, l’islam radical aura recours à l’outil électoral comme à un des moyens de poursuite de ses objectifs de conquête.  La question ne concerne donc pas seulement les « territoires perdus » de la République, mais une stratégie globale destinée à miner de l’intérieur, et pour l’ensemble des citoyens, nos régimes démocratiques et les valeurs républicaines.

Que l’on ne vienne pas nous expliquer que la question ne se pose pas compte tenu des scores généralement misérables réalisés par de telles listes lors d’élections précédentes (à de rares exceptions près, quelques points en pourcentage).

Que l’on ne vienne pas non plus nous opposer l’existence admise de partis ou mouvements démocrates-chrétiens qui en effet existent dans nos systèmes politiques. Il ne s’est jamais agi, dans leur cas, de construire un mouvement pour et par les intérêts des adeptes d’une confession particulière et ils n’ont rien de ségrégatif. Ils participent, avec leur point de vue, au combat politique général en faveur de la démocratie, du bien commun, de l’intérêt général et ne s’intéressent pas exclusivement aux adeptes d’une confession.

Faut-il attendre, comme pour les territoires perdus, que le mal soit accompli et que de telles listes aient conquis un pouvoir local ? Il faut au contraire se poser la question avant qu’il ne soit trop tard et il faut le faire en droit très sérieusement.

Le maelström médiatique n’est pas toujours bien inspiré, on le sait, et il titre ses colonnes consacrées au sujet avec l’expression « listes communautaires » alors que tous nos scrutins (ignorerait-il donc même cela ?) ne sont pas de « liste »… Au-delà donc de devoir sonder des listes, leurs intitulés et leurs programmes, il faudra aussi nécessairement sonder des candidatures individuelles. La véritable question serait donc plutôt : « candidatures individuelles et listes à visées communautaires »… Mais admettons le raccourci…

Une proposition de loi « LR » au Sénat

D’ailleurs le parti « LR », qui a déposé devant le Sénat une proposition de loi d’interdiction, ne s’y est pas trompé et a prévu un texte législatif qui traite des candidatures individuelles et des listes à visées communautaires, ainsi que d’ailleurs de la propagande électorale correspondante3.

En lisant cette proposition de loi, on mesure mieux, à sa seule rédaction, la complexité juridique qui peut s’attacher à la question. On trouvera en Annexe 1 ci-après l’exposé des motifs de cette proposition de loi. Ce document est extrêmement intéressant, notamment par ses justifications au sujet de la constitutionnalité de la proposition de loi, constitutionnalité dont on peut douter comme on le verra.

En effet, malgré toutes les justifications avancées par ses auteurs , on peut éprouver quelques craintes d’inconstitutionnalité pour cette proposition de loi en l’état de notre droit constitutionnel. Pour une raison simple : elle s’appuie sur l’idée d’un « Pacte républicain »4 très large qui s’imposerait aux partis, candidats et listes électorales souhaitant concourir au jeu démocratique et à son financement public alors que la Constitution ne l’a pas prévu comme obligation pour les partis et groupements politiques dont les obligations de loyauté vis-à-vis des valeurs et principes républicains ont été prévues à l’article 4 de la Constitution de manière plus étroite comme on le verra plus loin5.

Il serait dommageable que le Conseil constitutionnel doive censurer un texte sur ce sujet car il ne faut concéder aucune victoire juridictionnelle aux islamistes, ni à leurs alliés et idiots utiles habituels, qui engrangent toutes les défaites juridiques du camp républicain comme autant d’outils de promotion de leur idéologie funeste.

On montrera donc quelles sont les craintes d’inconstitutionnalité que l’on peut avoir pour une interdiction législative des « listes communautaires » insuffisamment bordée constitutionnellement (I) et on suggérera une manière de procéder plus sécurisée (II).

I – Les risques d’inconstitutionnalité d’une loi d’interdiction des candidatures ou « listes communautaires » qui ne serait pas bordée constitutionnellement

Précisons d’emblée qu’il ne pourrait en aucun cas s’agir d’une loi qui interdirait « tout de go » les listes qu’elle aurait qualifiées ou définies comme « communautaires ». Une loi du type « Les listes communautaires sont interdites » n’aurait aucun sens.Tout ce qu’il est possible d’envisager est une loi qui donnerait à une autorité (administrative ou judiciaire) le pouvoir d’interdire ou d’écarter une candidature ou une liste électorale répondant aux critères d’exclusion que cette loi aurait fixés. Mais même ainsi précisée l’hypothèse n’est pas un jeu d’enfant.

En effet, les risques d’inconstitutionnalité tiennent au régime constitutionnel applicable aux partis politiques ainsi qu’au régime de la liberté d’expression, lesquels semblent s’opposer à l’instauration par une loi ordinaire d’une interdiction des candidatures ou listes communautaires.

I-1. Le régime constitutionnel applicable aux partis et groupements politiques en France est celui d’une liberté quasi absolue

La liberté de constitution, d’organisation et d’action des partis politiques est posée par l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 :

« Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

L’activité des partis politiques est donc complètement libre en France et leur vocation constitutionnelle est de concourir à l’expression du suffrage universel, ce qui n’est pas rien.

En outre, si l’on excepte le régime de dissolution résultant de la loi du 10 février 1936 relatif aux groupes de combat et milices privées (voir infra I-2.), il n’existe pas de mécanisme de sanction, par exemple par le Conseil constitutionnel, du non-respect par un parti des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie qui lui sont pourtant imposés par l’article 4 de la Constitution.

Ainsi, le Conseil constitutionnel n’a pas admis, dans sa décision n° 59-2 DC des 17, 18 et 24 juin 1959, qu’une Assemblée puisse contrôler la conformité à la Constitution de la déclaration politique d’un groupe parlementaire. De même, dans sa décision n° 89-263 DC du 11 janvier 1990, il a affirmé la valeur constitutionnelle du principe de pluralisme en matière politique, afin qu’aucune disposition législative n’aboutisse à entraver l’expression de nouveaux courants d’idées ou d’opinions.

La loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique constitue l’ébauche d’un régime juridique des partis politiques : sans définir la forme qu’ils peuvent revêtir, cette loi leur reconnaît la personnalité morale et les principaux droits attachés au bénéfice de celle-ci, à savoir notamment le droit d’ester en justice et le droit d’acquérir à titre gratuit ou onéreux. Dans la même perspective de liberté très large, en même temps qu’elle institue un financement public des partis politiques, cette loi écarte l’application de toute règle relative au contrôle financier de ces fonds, sous réserve de disposer d’un mandataire financier agréé et de publier annuellement ses comptes. Cette loi n’a pas non plus prévu la sanction de refus de financement public pour un parti qui violerait son obligation constitutionnelle de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Les partis politiques sont donc constitués sous la forme associative ordinaire et peuvent à ce titre s’organiser entièrement librement. Outre la reconnaissance constitutionnelle que les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage, et la liberté politique individuelle attachée à tout citoyen, un tel régime de liberté ne peut donc que déteindre sur la liberté de candidature aux élections, qu’il s’agisse de scrutins par candidature individuelle ou de scrutins de liste.

En outre, sur le terrain de la liberté d’expression des idées politiques, notamment au travers de partis politiques constitués librement ou sur celui de la liberté de candidature à des élections, la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) a déjà pris position sur cette question6.

Dans son arrêt « REFAH contre Turquie » de février 2003, la Cour européenne a considéré qu’ « un parti politique qui s’inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d’emblée comme une formation enfreignant les principes fondamentaux de la démocratie ».

En effet, pour la Cour, il faut que le parti politique aille au-delà pour qu’il puisse être interdit. Il faut, par exemple, comme la Cour l’a constaté lors de cet arrêt pour le parti islamiste turc qui l’avait saisie à la suite de sa dissolution par le gouvernement turc, que ce parti ait prôné l’instauration de la charia et au besoin par la violence. Dans ce cas, il ne peut être fondé à se plaindre de son interdiction sur le motif de la protection des valeurs et principes démocratiques de la Convention EDH qu’il souhaiterait remplacer en tout ou partie par ceux qui sont inscrits dans la charia. On y voit, pour notre part, un principe de bon sens qui veut que l’on ne puisse se prévaloir de ce que l’on récuse.

I-2. Ce régime de liberté souffre toutefois certaines exceptions tenant à la législation sur la dissolution des groupes de combat et milices privées

Le régime de dissolution administrative (par décret en Conseil des ministres) issu de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, est codifié, depuis 2012, à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure qui a repris les dispositions de la loi du 10 janvier 19367. Cette disposition a largement été utilisée depuis 1936 pour dissoudre des mouvements factieux ou séditieux8.

Cette disposition ne permet cependant pas d’interdire préventivement, même aux pires ennemis de la démocratie et aux partis ou mouvements qu’ils représentent sauf à les avoir dissous, de concourir au jeu démocratique en étant candidats à des élections. Elle est, semble-t-il, davantage un pouvoir de sanction a posteriori d’une action politique qui dérape dans la violence et la sédition plutôt qu’une possibilité d’empêcher préventivement qui que ce soit de concourir à l’expression des suffrages afin de conquérir les urnes.

Il résulte de ce régime juridique que, sauf à avoir été dissous en application de l’article L212-1 du code de sécurité intérieure pour l’un des motifs que cet article prévoit, un parti ou groupement politique peut concourir librement par ses membres et représentants au jeu électif dans notre démocratie.

I-3. Dans un tel cadre que penser constitutionnellement de la proposition de loi « LR » qui prévoit la possibilité d’interdire les candidatures et listes communautaires ?

I-3-1. Economie de la proposition de loi « LR »

La proposition de loi « LR » déposée devant le Sénat fonde toutes ses dispositions sur une même idée : sont considérées « communautaires » au sens de cette loi les candidatures ou listes qui s’opposent aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

Toutes les mesures que prévoit la proposition de loi se fondent sur cette définition selon les termes même de son « Exposé des motifs ».

« L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 enfin inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité. »

Même si elle se fonde explicitement sur l’obligation de respect des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie que l’article 4 de la Constitution impose aux partis et groupements politiques, la proposition de loi « LR » entend donc se rattacher aussi à son article 3, qui dispose qu’aucune section du peuple ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale, laquelle n’appartient qu’au peuple tout en entier.

I-3-2. Portée et constitutionnalité de la proposition de loi « LR »

Le dispositif prévu est habile juridiquement mais il s’appuie sur une lecture de l’article 4 de la Constitution que l’on peut trouver très extensive.

Cet article prévoit en effet que les partis et groupement politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Les auteurs de la proposition de loi, comme l’explique l’exposé des motifs, font entrer dans ce membre de phrase la totalité de nos principes fondamentaux (c’est-à-dire la totalité de ce que l’on peut appeler le « Pacte républicain »9) tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958, ou prévus par les articles principiels de cette dernière (articles 1 à 4, 66 et 89 dernier alinéa notamment) ainsi que les principes dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C’est donc bien l’entier « Pacte républicain », comme le dit explicitement l’Exposé des motifs, qui s’imposerait ainsi aux partis, mais sans cependant que la Constitution l’ait prévu explicitement…

« Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif. »

C’est bien l’ensemble des principes qui constituent le « Pacte républicain » que la proposition de loi « LR » fait ainsi entrer dans les obligations des partis et groupements politiques.

On peut être d’accord avec un tel objectif de contrainte pour les partis et groupements politiques car pourquoi ne seraient-ils pas tenus de respecter les termes d’un tel « Pacte » ? La difficulté, et elle n’est pas négligeable, vient de ce que la Constitution n’a pas prévu cela en tant qu’obligation des partis et groupements politiques. En conséquence, on peut craindre que le Conseil constitutionnel, saisi d’un recours de 60 députés ou de 60 sénateurs contre une telle loi que le Parlement aurait adoptée, ou saisi d’une question préjudicielle ultérieure à sa promulgation, censurerait une telle loi comme contraire à la Constitution.

En effet, cette dernière, par son article 4, n’a mis à la charge des partis et groupements politiques que le devoir de « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie », et ne leur a pas imposé le respect de l’ensemble des composantes du « Pacte républicain ».

Si elle avait entendu le faire, elle l’aurait fait explicitement en renvoyant au respect des principes rappelés au Préambule de la Constitution et à certains de ses articles, pas seulement aux principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, ce qui est beaucoup plus étroit.

Quant à un fondement de la proposition « LR » tiré de l’article 3 de la Constitution interdisant à une section du peuple de s’accaparer l’exercice de la souveraineté nationale, il ne semble pas suffisant pour fonder constitutionnellement la proposition de loi car c’est bien le contenu de l’obligation de respect imposée aux partis et groupements politiques qui est en cause et pas seulement l’interdiction qui leur est faite de fractionner le peuple pour attribuer à une fraction de celui-ci l’exercice de la souveraineté nationale.

La proposition de loi « LR » peut sembler ainsi insuffisamment bordée constitutionnellement.

II – Mettre en place des outils juridiques contre les « candidatures et listes communautaires » qui soient irréprochables au regard de notre Constitution

Il faut d’abord indiquer que la piste d’une modification de l’article L 212-1 du code de la Sécurité intérieure n’est pas praticable. En effet, l’objectif n’est pas de dissoudre un parti ou un groupement politique mais d’empêcher des candidatures ou des listes communautaires qui sont hors des clous républicains. La seule piste est donc de faire de manière correcte constitutionnellement ce que projette la proposition de loi « LR ».

En effet, pour que les pouvoirs publics puissent s’opposer aux candidatures individuelles et listes à visées communautaires aux élections locales et nationales, que ce soit par décision administrative ou devant le juge de l’élection, il est nécessaire d’étendre les obligations faites aujourd’hui aux partis et groupements politiques et à leurs candidats au respect de l’intégralité des principes du « Pacte Républicain ». C’est la voie obligée et elle passe par une modification constitutionnelle.

Il faudrait en effet, dans cette hypothèse, compléter l’article 4 de la Constitution en modifiant la dernière phrase de son premier alinéa comme suit : 

« Ils doivent, dans les conditions déterminées par la loi, pour concourir à l’expression des suffrages par des candidats ou des listes lors des scrutins et bénéficier du financement public, respecter les principes fondamentaux rappelés au Préambule de la Constitution, ou reconnus par la Constitution elle-même ou par les lois de la République. »

Le contenu du « Pacte républicain » que les partis et groupements politiques seraient tenus de respecter (sous peine de la sanction de disqualification de leurs candidatures pour les élections ou du refus de leur financement public) serait alors complet10.

Le peuple français, en modifiant ainsi sa Constitution, marquerait un attachement très fort à ses principes fondamentaux puisqu’il interdirait à tout parti ou groupement politique de s’en éloigner dans son programme électoral sous peine de ne pas pouvoir concourir à l’expression des suffrages ou de ne plus recevoir de financement public.

Cela ne nous choque pas, bien au contraire. On peut marquer un attachement aux principes de notre République au point d’interdire à quelque parti que ce soit de s’y attaquer. On pourrait même imaginer que l’on consacre dans le « Pacte républicain » notre attachement indéfectible à certains des engagements internationaux que notre pays a souscrits par exemple sur les droits des réfugiés11.

Mais tout sera affaire de calibrage et une solution plus modeste pourrait être retenue sans vouloir embrasser trop large pour ne pas risquer de tout compromettre. Sans l’étendre à tout le « Pacte républicain » ainsi qu’il a été envisagé ci-dessus dans une sorte d’idéal-type, on pourrait élargir la rédaction de l’article 4 à l’obligation pour les partis politiques de respecter les principes de la souveraineté nationale, de la démocratie, de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Conclusion

Ce que la proposition de loi « LR » considère à tort, selon nous, comme découlant implicitement de l’expression « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » employée par l’article 4, devrait être explicité par une modification de ce même article de la Constitution. Modification que l’on opérera en fonction du degré d’exigence dans le respect du « Pacte républicain » que l’on aura choisi d’imposer aux partis et groupement politiques.

Cela fonderait constitutionnellement une intervention de la loi pour permettre à l’autorité désignée par celle-ci de refuser une candidature ou une liste qui, par son caractère communautaire, ne respecterait pas le « pacte républicain », ou de refuser qu’elle bénéficie du financement public légal ainsi, bien entendu, que de pouvoir s’opposer à ce que ses membres mènent, sur des thèses communautaires, une campagne électorale.

À défaut d’apporter cette précision à l’article 4 de la Constitution, toute loi qui, comme la proposition de loi « LR », ambitionnera d’interdire les candidatures ou listes communautaires, ou de les priver de financement public, encourt le grief d’inconstitutionnalité et, par voie de conséquence, une censure par le Conseil constitutionnel. Ce que l’on ne pourrait que regretter.

Il appartiendrait donc au Peuple souverain de définir, par cette modification constitutionnelle de l’article 4, le périmètre du Pacte républicain qu’il entend voir protégé vis-à-vis des partis et groupements politiques. Il le ferait à l’aune des idées dont il admettrait la présence dans le débat politique pour la joute électorale et, le cas échéant, la mise en œuvre majoritaire qui pourrait sortir des urnes. Admettrait-il que certains partis militent pour que l’on abroge tel ou tel de nos principes démocratiques ou certains de nos engagements internationaux multilatéraux ? Que l’on abroge la République elle-même ? Telles sont les questions fondamentales qu’un tel exercice soulèverait.

Comme un tel questionnement touche à ce que nous avons de plus fondamental, une telle modification constitutionnelle ne serait envisageable que par référendum dans le cadre de l’article 89 de la Constitution ou par un référendum d’initiative citoyenne ou partagée12. C’est en dire non l’impossibilité, mais la difficulté…

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Annexe 1. Exposé des motifs de la proposition de loi « LR »

Exposé  des motifs de la proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République
face aux menaces communautaristes

Mesdames, Messieurs,

Notre Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » 13.

Cette vision française de l’unicité du peuple est le socle fondamental sur lequel reposent nos conceptions de l’unité et de la souveraineté de la nation, et de l’indivisibilité de la République. Elle est un principe cardinal qui irrigue l’ensemble de notre pacte républicain.

Elle est pourtant désormais ébranlée par la progression régulière d’attitudes communautaristes qui, en multipliant les propos et revendications religieux ou ethniques contraires à nos valeurs fondamentales, menacent de déchirer notre tissu national et de fragmenter notre société en une juxtaposition de communautés désunies.

L’essor de l’Islam radical, qui vise notamment à isoler les musulmans du reste de la communauté nationale et à substituer des lois religieuses aux lois de la République, en est l’illustration la plus préoccupante. Antithèse de nos valeurs communes les plus fondamentales, ce projet ouvertement sécessionniste cherche aujourd’hui à s’implanter dans tous les champs de la vie collective, y compris électorale.

Or, si la religion musulmane a naturellement toute sa place dans notre pays, le fondamentalisme islamique ne saurait en aucun cas trouver la sienne dans notre vie politique. Afin de répondre aux défis majeurs posés par sa propagation, une évolution de notre ordre juridique apparaît dès lors indispensable.

C’est la raison d’être de cette proposition de loi qui s’appuie sur nos principes républicains et constitutionnels intangibles. L’article 4 de la Constitution précise que les partis et groupements politiques ne «se forment et exercent leur activité librement » que dans la mesure où ceux-ci «respectent les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, « définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif.

Dans le cadre des campagnes électorales, cette exigence se traduirait par une interdiction de tout élément, direct ou indirect, relevant de discours contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité et qui soutiennent les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse. Il s’agit là de comportements graves puisque de telles revendications manifestent l’intention des candidats d’accorder ou de refuser des droits en fonction de ces considérations.

L’objectif des auteurs de la présente proposition de loi n’est donc pas d’interdire à un candidat, s’il en éprouve le besoin, de mentionner son origine ethnique ou son éventuelle appartenance religieuse, car cette mention n’a rien, en elle-même, d’un discours contraire aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité.

L’interdiction supposera la contestation de nos valeurs fondamentales et, en définitive, l’intention affichée de postuler à des fonctions électives dans le but de porter atteinte à l’unicité de la République. Les listes ou les candidats qui méconnaitraient cette prescription perdraient tout droit à un financement public, verraient leurs affiches électorales retirées et pourraient être purement et simplement exclus de l’élection.

Attendre que de tels candidats soient élus en comptant sur l’exercice du contrôle de légalité ou du contrôle de constitutionnalité, comme le proposent certains, relève de l’angélisme et traduit une méconnaissance évidente du fonctionnement des pouvoirs publics tant nationaux que locaux.

Il est aussi nécessaire de prévoir d’autres dispositions relatives aux conditions d’exercice de leur mandat par les élus. La charte de l’élu local devrait ainsi comprendre l’obligation de se conformer, dans l’exercice des fonctions électives, aux valeurs de la République, et donc au principe de laïcité qui impose notamment de ne manifester aucune opinion religieuse comme par exemple au travers du port d’un signe ostentatoire.

L’exigence posée par l’article 4 de la Constitution selon laquelle les partis et groupements politiques doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie doit être scrupuleusement respectée.

Ces principes doivent s’entendre au sens donné par le texte constitutionnel, à savoir, selon son Préambule, les «principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Au nombre de ces principes figurent donc, entre autres, l’égalité des droits (article 1er de la DDHC), et notamment entre la femme et l’homme (alinéa 3 du Préambule de 1946), l’égalité devant la loi (article 6 de la DDHC), la liberté d’opinion (article 10 de la DDHC) et, comme l’a maintes fois affirmé le Conseil constitutionnel, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (liberté individuelle, liberté de l’enseignement…).

Il ne fait aucun doute que la laïcité relève bien des principes de la souveraineté nationale: elle participe de l’idéal « de liberté, d’égalité et de fraternité » à la racine duquel, selon le Préambule de la Constitution, se trouvent ces principes; certaines de ses composantes elles-mêmes découlent de la DDHC (liberté de conscience) et le Conseil constitutionnel a d’ailleurs fait sienne l’affirmation de son ancien secrétaire général, M.Olivier Schrameck, pour qui la Déclaration de 1789 «constitue le terreau spirituel » de la laïcité (commentaire de la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013).

On ne saurait d’ailleurs oublier la jurisprudence déjà évoquée du Conseil d’État, dépourvue de toute ambigüité : « les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité » (n° 219379 du 6 avril 2001).

L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité.

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Annexe 2. Article L212-1 du code de la Sécurité intérieure

Article L212-1

Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :

1° Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ;

2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;

3° Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;

4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;

5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;

6° Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;

7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.

Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal.

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Annexe 3. Autres sources

Sur la marche de l’islam radical

Sur les listes communautaires

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Notes

1 – Le texte qui suit est une version remaniée de l’article publié le 2 mars sur le blog Decoda[na]ges sous le titre « Faut-il interdire les « listes communautaires »?« .

2 – Voir à ce sujet sur le blog Decoda[na]ges notre Numéro « Hors Série », janvier 2017, sur « Islam radical et Etat de droit – Les quatre questions fondamentales que l’islam radical pose à notre Etat de droit » (https://francoisbraize.wordpress.com/islam-radical-et-etat-de-droit-janvier-2017/), travail également publié dans Marianne (http://www.marianne.net/agora-les-4-principales-questions-que-pose-islam-radical-notre-etat-droit-100249137.html). Numéro « Hors Série » auquel on renverra au besoin.

3 – Voir le texte « LR » Proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République face aux menaces communautaristes : http://www.senat.fr/leg/ppl19-108.html

4 – On peut considérer en effet que la Constitution du 4 octobre 1958, par son Préambule, formalise une proclamation solennelle du peuple français consacrant l’attachement de ce dernier à un « Pacte républicain » sédimenté au fil de l’histoire depuis la Déclaration des droits de 1789, jusqu’à la Charte de l’environnement de 2004 en passant par le Préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux posés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; au sens strict, il ne s’agit pas juridiquement d’un pacte contractuel mais plutôt d’un engagement politique unilatéral du peuple français. 

5 – Voir à ce sujet notre article paru dans Slate qui montrait qu’une modification constitutionnelle préalable est nécessaire à un tel objectif : http://www.slate.fr/story/89331/fn-dissolution. On y reviendra infra (Cf. I-3.). Pour un point de vue inverse, voir l’article de Jean-Éric Schoettl https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jean-eric-schoettl-pourquoi-il-faut-refuser-les-listes-communautaristes-aux-municipales-20191111 (cité à l’Annexe 3 ci-dessus).

6 – Voir notre numéro « Hors Série » précité note 2 sur l’islam radical, Introduction et partie consacrée à la liberté de pensée et à celle d’expression.

7 – Voir ci-dessus en Annexe 2 le texte de cet article.

8 – Voir pour les quelque 80 partis, groupements ou mouvements politiques dissous en moins d’un siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_organisations_dissoutes_en_application_de_la_loi_du_10_janvier_1936

9 – En droit cet ensemble constitue ce que l’on appelle le « bloc de constitutionnalité » qui s’impose au pouvoir législatif et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

10 – Il comprendrait en toute logique :

  • outre les principes reconnus ou rappelés par la Constitution elle-même (égalité devant la loi, principe de laïcité, droit de vote et égalité d’accès aux mandats électifs, liberté d’expression et d’action des partis, libre administration des collectivités territoriales, forme républicaine de gouvernement, etc.), les droits individuels (liberté et sûreté individuelle, droit de propriété, légalité des peines, liberté d’opinion et de conscience, liberté de communication des pensées et des opinions, principe de contribution aux charges publiques en fonction des facultés de chacun, etc.) ;
  • s’ajouteraient aussi les droits économiques et sociaux issus de la Constitution de 1946 (égalité homme/femme, droit d’asile pour les victimes d’oppression, droit au travail, liberté syndicale et droit de grève, protection sociale, droit au repos, droit à la formation professionnelle et à la culture, droit à l’enseignement public gratuit et laïque), les principes de la Charte de l’environnement (principe de précaution, principe pollueur/payeur et obligation pour les politiques publiques de promouvoir un développement durable) ;
  • et enfin les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (liberté d’association, respect des droits de la défense, liberté d’enseignement, indépendance des professeurs d’université).

11 – Voir notre article dans Slate http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

12 – RIC, ou RIP, qui ne manquerait pas de faire naître la question de savoir s’il faut imposer à la représentation nationale et au peuple français dans leur exercice du pouvoir constituant, ou de révision de la Constitution, les mêmes bornes qu’aux partis… Question redoutable en forme de boucle récursive que l’on a traitée à l’occasion de notre article sur le RIC publié sur Mezetulle (voir https://www.mezetulle.fr/ric-ta-mere-par-f-b/). On retiendra ici la même réponse positive inspirée du dernier alinéa de l’article 89 de la Constitution qui interdit au pouvoir constituant (représentation nationale ou le peuple lui même consulté par référendum) de réviser la Constitution en s’en prenant à « la forme républicaine de gouvernement »… Dans le même souci de permanence républicaine, on pourrait protéger identiquement les principes constitutifs du pacte républicain de toute révision constitutionnelle. Les opposants qui souhaiteraient passer outre devraient alors politiquement assumer de violer la Constitution et de s’inscrire dans la logique d’un coup d’État. De la sorte, le corps électoral, s’il était consulté, pourrait choisir en toute connaissance de cause et pas dans un flou propice à tous les loups… toujours prêts, comme chacun sait, à entrer dans Paris.

13 – [Note prévue par l‘Exposé des motifs] : Conseil constitutionnel, décision n°91-290DC du 9mai 1991 citant l’article premier de la Constitution, qui dispose que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité

Le président de la République se dérobe devant la nécessité d’un discours substantiel sur la laïcité, maintes fois annoncé et toujours reporté. Passant en revue des déclarations fluctuantes qui reflètent les divisions de la majorité présidentielle à ce sujet, ainsi que des propositions « bienveillantes », chimériques et contreproductives, Jean-Éric Schoettl rappelle les voies (qui pour être classiques n’en sont pas moins réelles) d’une nécessaire politique laïque renforcée. Celle-ci serait-elle jugée impossible précisément parce qu’elle serait trop nette ? Il souligne aussi les initiatives heureuses dont on se demande pourquoi elles sont méconnues.

L’actuel président de la République n’a toujours pas produit de discours général sur les rapports entre l’État et les religions.
Il devait le faire, disait-on, à la fin de l’année 2018. Ce fut reporté. Il allait le faire, assurait-on, le 18 février 2020 à Mulhouse. Que dirait-il ? Nous n’en savions rien. Que pensait-il ? Nous nous perdions en conjectures.
Nous ne sommes toujours pas fixés. Lui non plus sans doute, tant le sujet est délicat, tant il semble lui glisser des mains. C’est même un des grands angles morts de sa campagne présidentielle, un non-dit du nouveau monde, avec la question, évidemment corrélée, de l’immigration.

Des déclarations éparses et fluctuantes

Au cours des trois premières années de son mandat, quelques prises de position éparses d’Emmanuel Macron suscitent la perplexité.

Dans un premier temps, il semble attribuer l’islamisme à des causes socio-économiques (« Les terroristes prospèrent sur la misère », tweete-t-il après l’attentat de Manchester en mai 2017), voire climatiques (« On ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme, si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique », déclare-t-il au G20 en juillet 2017).

Considérant l’évidence des faits (l’intégrisme et les attentats islamistes, qui progressent partout dans le monde musulman, par exemple au Pakistan et en Indonésie, sont difficiles à tous rattacher à la pauvreté des banlieues occidentales ou au réchauffement climatique !), il dénonce l’hydre islamiste après l’attentat de Trèbes, dans le bel hommage qu’il rend au colonel Arnaud Beltrame, le 28 mars 2018.

Le discours des Bernardins (avril 2018)1 ne peut guère être extrapolé car, s’il est déjà discutable d’exhorter les catholiques à prendre position en politique en tant que catholiques, inciter les musulmans à faire de même serait étrangement contre-indiqué s’agissant d’une religion dont beaucoup de fidèles de par le monde considèrent qu’elle a précisément reçu de Dieu le mandat de régir la Cité.

Dans son allocution du 22 mai 2018 sur les banlieues, le Président est resté vague sur le communautarisme et l’islamisme, évoquant la montée de l’antisémitisme de façon englobante, comme si elle touchait uniformément l’ensemble de la société française. Quant à la référence oiseuse aux « mâles blancs », qui semble « racialiser » et « genrer » la politique de la Ville (en suggérant que les Français de souche de sexe masculin seraient illégitimes à en traiter), nous ferons l’effort de considérer qu’elle est à mettre au compte d’une intention humoristique maladroite.

Lors de son voyage à Jérusalem, en janvier 2020, il soutient, dans la tradition multiculturaliste anglo-saxonne, mais contre la lettre et l’esprit de la loi de séparation (« La République ne reconnaît aucun culte »), que « la juste définition de la laïcité est de reconnaître la part de chaque religion ».

L’exposé de Mulhouse, consacré à la lutte contre le « séparatisme islamiste », prend soin d’éviter les termes « laïcité » et « communautarisme ». Quel contraste avec cet autre discours de Mulhouse, un vrai discours celui-là, tenu par Jacques Chirac en 1998 : « L’acceptation des différences n’est pas la désagrégation de la cohésion sociale. La France n’est pas, et ne sera jamais une mosaïque de communautés juxtaposées, le champ clos de groupes qui s’ignorent ou qui s’affrontent. Notre pays est un. Le communautarisme n’y a pas sa place » !

Ce flottement personnel d’Emmanuel Macron reflète aussi les divisions d’une majorité présidentielle hétérogène qui, sur ce sujet comme sur d’autres, connaît d’intenses contradictions internes. Pensons aux prises de position diamétralement opposées d’une Aurore Bergé et d’un Aurélien Taché. Sur un sujet aussi sensible, sortir de l’ambiguïté conduirait la fragile dentelle de La République en marche à se déchirer. Et tout faux pas pourrait être fatal à son funambule en chef.

Comment s’étonner alors de ce que le grand discours présidentiel sur la laïcité soit sans cesse reporté ?

Il n’en est pas moins nécessaire. La République a besoin de repères simples à formuler et à respecter. Les règles actuelles ne suffisent pas, tant est grande la confusion des esprits, au sein de la sphère étatique elle-même, qu’il s’agisse des questions relatives à la laïcité et au communautarisme (port du burkini et non-mixité dans les piscines municipales ; allure des accompagnatrices de sorties scolaires dans l’enseignement public ; organisation du ramadan et offre de repas halal dans les administrations et les entreprises ; respect de l’égalité hommes/femmes dans le milieu du sport ; port de la barbe islamique par les agents publics ; prières publiques ; possibilité pour les associations et les entreprises de prescrire à leur personnel des obligations de neutralité ; règles de vie commune applicables au service national universel…) ou de celles liées à la lutte contre le djihadisme (révocation des personnels radicalisés ; fermeture des mosquées où se profèrent des discours de haine ; mesures de surveillance et de sûreté à prendre à l’égard des sortants de prison radicalisés…).

Des propositions « bienveillantes » à la manière d’un New Deal

À défaut de prise de position présidentielle expresse, une politique peut être néanmoins mise en œuvre, fût-ce implicitement et par ajustements successifs. À quoi s’attendre au cours des deux dernières années du quinquennat en cours ?

Le chef de l’État pourrait s’inspirer du rapport que Hakim El Karoui lui a remis le 9 septembre 2018 sur “la fabrique de l’islamisme”. Il envisage peut-être aussi d’exploiter ce qui est remonté des « assises départementales de l’islam de France » que les préfets ont été priés en juin 2018, un peu en catastrophe, d’organiser à la rentrée suivante.

Au travers du rapport El Karoui, comme des consignes données il y a deux ans par Gérard Collomb aux préfets pour ces assises, on croit entrevoir les grandes lignes d’une approche présidentielle se voulant bienveillante et novatrice, une sorte de New Deal qui n’aurait pas la prétention d’être un Big Bang :

  • Travailler à la bonne entente entre l’islam et la République, en se concertant avec ses représentants pour régler toute une série de problèmes concrets (financement des lieux de culte, abattage halal, aumôneries musulmanes, formation des imams).
  • Promouvoir l’usage du français dans les prédications et, plus généralement, galliciser l’islam de France en l’affranchissant des imams et des financements étrangers.
  • Trouver dans l’enseignement public la « bonne attitude », alliant la fermeté du ministre de l’Éducation pour ce qui est de la scolarité proprement dite et la souplesse pour l’environnement scolaire (cantines comprises) ou pour la relation avec les parents (accompagnatrices voilées, congés exceptionnels).

Le discours de Mulhouse du 18 février 2020 est très loin de constituer un plan de lutte contre le communautarisme, ni même l’esquisse d’un tel plan. D’abord parce qu’il n’évoque que le « séparatisme », autrement dit une forme aigüe de communautarisme. Ensuite parce qu’il n’annonce que deux mesures dont aucune n’est au cœur du sujet. La suppression des ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), ou plutôt leur remplacement par un dispositif intégré dans le cursus de l’Éducation nationale (et censé contrôlé par celle-ci), était programmée depuis 2016 et ce sont ses modalités d’application qui posent problème : si ce nouveau dispositif doit entrer en vigueur à la rentrée 2020, où trouver 200 enseignants de nationalité turque, sauf à reprendre les mêmes, toujours aux ordres d’Ankara, mais qui, cette fois, seront payés par la France ? La seconde mesure consiste à mettre fin aux imams détachés. Mais, si francophone qu’il soit, un imam labellisé par le Conseil français du culte musulman (CFCM) sera-t-il nécessairement moins radical qu’un imam marocain détaché ? Rien ne nous le garantit.

Le discours de Mulhouse sera cependant suivi d’autres interventions du chef de l’État, avant et après les municipales des 15 et 22 mars 2020, au cours desquelles, assure son entourage, il va décliner une stratégie globale contre le séparatisme, Ainsi, le 25 février, Emmanuel Macron annonce des mesures relatives à la vie associative en recevant à l’Élysée des associations d’éducation populaire « appelées à jouer un rôle de premier plan aux côtés de l’État ». Parmi ces mesures figure le déblocage de moyens supplémentaires (dont 100 millions d’euros sur trois ans consacrés aux cités éducatives dans les quartiers prioritaires), ainsi que le contrôle des associations subventionnées pour éviter qu’elles ne fassent « le lit du séparatisme ». Il s’agirait, à l’instar de ce que pratiquent déjà certaines collectivités locales, de subordonner les aides publiques aux associations à la signature d’une charte comportant une série d’engagements relatifs au respect des valeurs de la République (égalité hommes/femmes, non-prosélytisme, etc.).

Institutionnaliser un « islam de France » ?

Pour le reste, le projet d’Emmanuel Macron semble persévérer dans la volonté (qui a été celle de ses deux prédécesseurs) d’organiser un « islam de France ». Cette idée n’est pas nouvelle et n’est pas à rejeter dans son principe. Que l’État ait un dialogue avec les représentants des musulmans, comme il en a avec l’Église catholique, qu’il fasse le point périodiquement sur les problèmes pratiques qui se posent aux uns comme aux autres, n’a rien que de très sain.

Il faut toutefois bien mesurer les deux limites majeures d’une telle approche. Tout d’abord, l’organisation de l’islam de France se heurte à l’absence d’interlocuteurs représentatifs de leur communauté de croyance.  Ensuite et surtout, cette approche ne règle pas le problème essentiel qui est celui de la « résistible ascension » des mouvances radicales au sein de l’islam de France.

Le projet d’organiser le culte musulman, afin de donner à l’État un interlocuteur capable d’engager la communauté des fidèles et d’intégrer l’islam dans la République, bute – comme l’expérience du CFCM l’a montré – sur les divisions multiples de l’islam de France et l’absence de hiérarchie dans l’islam sunnite. C’est ce que rappelle très bien l’exposé des motifs de la proposition de loi déposée en octobre 2017 par le groupe Union centriste du Sénat : « les pouvoirs publics, en dépit de leur volonté d’ouverture, ont du mal à établir et à entretenir un dialogue efficace avec les représentants de cette introuvable « communauté musulmane », si tant est que la pratique de l’islam suffise à déterminer l’existence d’une véritable communauté ». L’État ne peut inventer une Église qui n’existe pas. L’État laïque moins qu’un autre.

Surtout, le projet d’institutionnaliser un islam de France ne traite pas le problème posé par l’islamisme politique et ses excroissances mortifères, sécessionnisme et djihadisme. Ni l’État ni aucune organisation agréée par lui n’auront jamais prise sur les groupes radicaux. Ce sont au contraire ceux-ci qui, en infiltrant les organisations réputées représentatives, peuvent les placer sous leur influence.

Dans le détail, certaines des idées évoquées au titre de l’organisation d’un islam de France peuvent avoir leur intérêt (la revalorisation du statut des aumôniers en milieu carcéral notamment). D’autres manquent leur cible (l’usage de l’arabe dans le culte musulman est inévitable et non corrélé au fondamentalisme), posent des problèmes de constitutionnalité (taxe halal, interdiction des financements étrangers) ou peuvent se révéler contreproductives, soit en contraignant inutilement les fidèles qui respectent nos valeurs (obligation de se couler dans le moule de l’association cultuelle), soit en ouvrant la porte à des accommodements qui, au motif de républicaniser l’islam, islamiseraient la République.

Il y a mieux à faire

Il y a mieux à faire que de s’obstiner dans cette voie chimérique : appliquer plus fermement le principe de laïcité ; lutter plus efficacement contre le terrorisme ; s’atteler à la maîtrise des flux migratoires. Et, dans ces trois domaines, renforcer une législation insuffisante.

Si cruciales que soient ces mesures pour circonscrire le mal, la question principale est autre. L’islam est le corps dont l’islamisme est la maladie. Comment l’aider, en France, à s’immuniser ? Le remède n’a été trouvé ni ici, ni ailleurs. Mais on peut au moins valoriser les initiatives de nos compatriotes musulmans acquis aux valeurs de la République (particulièrement lorsqu’elles émanent de leurs clercs éclairés) de nature à alerter leurs coreligionnaires contre les déviances intégristes et à rassurer leurs concitoyens non musulmans.

De telles initiatives existent, souffrant seulement d’être méconnues. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 2020 (« Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam »), le nouveau recteur de la Grande Mosquée de Paris, M. Chems-Eddine Hafiz, expose que « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ». Ce propos réconfortant, autrement plus net que ceux du chef de l’État, fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 (« Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus »). Dans le même document, aux antipodes des déclarations irresponsables du délégué général du CFCM dans l’affaire Mila, les imams de la Grande mosquée de Paris condamnent unanimement, et en termes on ne peut plus explicites, la violence commise au nom de Dieu : « Rien, absolument rien, ne peut justifier des violences perpétrées au nom de notre religion ».

© Jean-Eric Schoettl, Mezetulle, 2020.

1 – [NdE] sur le discours des Bernardins, voir les articles publiés par Mezetulle.

 

« Plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolff, lu par Philippe Foussier

L’avenir de l’universalisme

Philippe Foussier a lu Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff (Fayard, 2019). Ce livre roboratif et solidement étayé, où l’auteur affronte les détracteurs de l’humanisme universaliste dans toute leur variété, propose une analyse et des arguments pour ne pas désespérer de l’air du temps différentialiste1.

S’il ne peut prétendre à l’exhaustivité, Plaidoyer pour l’universel s’en approche en tout cas. Francis Wolff y détaille en effet à la fois toutes les caractéristiques de l’universalisme dans ses perspectives philosophiques, historiques, politiques et anthropologiques, tout en affrontant avec rigueur et méthode l’ensemble de ses détracteurs. Et ils sont légion. Le culte de la différence, cette obsession identitaire dont on aurait pu imaginer qu’après la Seconde Guerre mondiale et son application paroxystique il soit définitivement disqualifié, revient au contraire en force en ce début de troisième millénaire. Il est vrai qu’après avoir été contesté par ses adversaires réactionnaires habituels de manière continue, l’héritage des Lumières est aujourd’hui attaqué, avec parfois une vigueur plus ardente, par des représentants du camp dit progressiste qui ont inventé de nouvelles identités de genre, d’orientation sexuelle, de « race » ou de religion : « Fleurissent chaque jour, dans le champ social, politique ou philosophique, mille idées « nouvelles » revenues d’un autre âge tournant autour de la notion d’identité » (p. 12). C’est ce qui rend l’universalisme d’autant plus fragile et qui entoure le concept d’une confusion ou d’interprétations malveillantes allant croissant.

L’Homme, Dieu et la Nature

Francis Wolff affronte donc les détracteurs de l’humanisme universaliste dans toute leur variété, des post-humanistes aux xénophobes, des intégristes religieux aux nationalistes, des communautaristes tenants du relativisme culturel aux racialistes en passant par les nihilistes et sans oublier les dérives liées au naturo-centrisme. Car dans sa mise en perspective historique, l’auteur rappelle que l’humanisme conçu à travers l’unité du genre humain s’est construit en opposition à un ordre défini par le divin et qu’il est aujourd’hui confronté à un nouveau paradigme selon lequel l’homme deviendrait second par rapport à l’ordre naturel, une nature mythifiée, exaltée, dans laquelle l’homme est d’abord considéré comme un prédateur. Un ordre naturel dont on oublie souvent qu’il est injuste, brutal, cruel, et que l’ordre humain a eu précisément pour effet de corriger depuis quelques siècles. Les réflexions de Wolff sur les rapports de l’homme à l’animal sont particulièrement stimulantes.

La rationalité dialogique

L’auteur a aussi raison de souligner combien certains courants philosophiques, notamment français, et plus particulièrement dans la version répandue sur les campus américains, ont eu pour objectif, plutôt efficace d’ailleurs, de déconstruire l’humanisme et de vilipender l’universalisme, et mentionne entre autres Althusser, Derrida ou Foucault. Il répond aussi à l’accusation marxiste en affirmant que la défense de l’égalité réelle n’implique pas l’abolition des droits formels. Il observe que les régimes qui contestent le caractère universel des droits de l’homme ont tous pour caractéristique de se situer en dehors des normes démocratiques. À ceux qui récusent la Déclaration universelle des droits de l’homme au motif que, conçue par les Occidentaux, elle ne pourrait concerner d’autres « civilisations », Wolff rétorque que l’origine géographique d’une idée ne l’enferme pas dans sa sphère d’invention, citant par exemple l’algèbre, née à Bagdad au IXe siècle et devenue un système conceptuel universel. S’agissant de la DUDH, l’auteur rappelle avec pertinence que celle-ci contient de substantiels développements en matière de droits sociaux (articles 22 à 25 sur la sécurité sociale, le droit au travail, la protection contre le chômage, l’égalité salariale, le droit syndical, les droits au loisir, au repos, à la santé, au logement, à l’éducation gratuite…).

Pour Francis Wolff, c’est en mobilisant notre faculté de raisonner dans une conscience représentative qui fonde la certitude d’un monde commun dont nous pouvons parler – la « rationalité dialogique » – que nous pourrons redonner à l’humanisme universaliste et plus généralement à l’héritage des Lumières sa puissance mobilisatrice. Puissions-nous en avoir la volonté. Sans ce nécessaire combat, la victoire des adversaires de l’universalisme sera inéluctable.

1– Article à paraître dans UFAL Infos, dans le cadre d’un dossier sur l’universalisme. Avec les remerciements de Mezetulle pour autorisation de cette publication anticipée.

Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, 2019, 288 p. Voir sur le site de l’éditeur.

 

« It hurts my feelings » : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème

Du respect érigé en principe, derechef

« L’affaire Mila », lycéenne harcelée et menacée de mort pour avoir diffusé une vidéo « insultante » envers l’islam1, pose à nouveau la question du « blasphème » sous une forme contemporaine qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

« It hurts my feelings ». Le retournement subjectif victimaire et l’impératif de censure

On ne s’étonnera pas de voir le responsable du CFCM, Abdallah Zekri, estimer que la jeune fille « récolte la tempête » après avoir « semé le vent » et qu’elle doit « assumer les conséquences » de ses propos de mauvais goût – comme s’il était admissible ou même compréhensible que la mort soit réclamée pour punir le mauvais goût : au moins les masques tombent2. Mais il est inquiétant de voir que, parallèlement à une enquête pour menaces de mort, le procureur de la République de Vienne (Isère) a ouvert une autre enquête au « chef de provocation à la haine raciale »3. Certes il s’agit officiellement de vérifier si la jeune fille a insulté des personnes (en l’occurrence les musulmans considérés comme groupe) – or le visionnage de la vidéo en question ayant largement circulé sur les réseaux sociaux atteste qu’il n’en est rien. Il est pour le moins étrange de voir intervenir ici le terme « de haine raciale », comme si l’adhésion à une religion était une question de « race »4, et de constater la diligence avec laquelle, par ce parallélisme, on s’empresse, sous couvert de se tenir dans un « juste milieu » qui les renvoie dos à dos, de placer les auteurs de menaces et leur victime sur le même plan.

La question du blasphème5 est à nouveau posée par cette affaire, sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

Bien que le délit de blasphème ait disparu en France depuis la Révolution, bien que les législations pénalisant le blasphème soient en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques6, la persécution pour motif de blasphème n’a pas disparu pour autant. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais c’est au sein même des États de droit, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre avec un costume de chevalier blanc. La demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle réclame aujourd’hui l’égard pour une « victime » dont on finit dès lors par « comprendre » qu’elle se livre à toutes les invectives, y compris à des menaces.

Comme pour l’affaire des caricatures, on assiste à un retournement victimaire : ce ne sont plus des procureurs qui se dressent contre des propos outrageant une divinité, mais des avocats qui plaident pour des « victimes » offensées, à savoir les croyants. Le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité est retourné en plainte subjective et le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Est incriminé non plus ce que je juge contraire à la vérité, mais ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse ou plutôt – car il s’agit d’une figure de style – : ce qui blesse mes sentiments.

« It hurts my feelings » : voilà qui, outre-Atlantique, est devenu un obstacle sans réplique devant lequel il faut s’incliner, au nom duquel le silence et la censure s’imposent. La version française de l’impératif serait plutôt l’appel au « respect » : tout irrespect envers ce que je pense devient une atteinte à ma personne. « Du respect érigé en principe »7 : cette expression, j’aurais aimé l’inventer. Elle pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral. Elle est empruntée au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes8. On voit une fois de plus avec l’affaire Mila que la notion d’islamophobie, brandie au nom de victimes offensées et stigmatisées n’a d’autres fonctions que de censure et d’intimidation9.

Brève histoire du retournement de l’incrimination de blasphème

C’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les travaux récents de Jeanne Favret-Saada10. Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu du livre alors en préparation et qui a été publié depuis11, Jeanne Favret-Saada retraçait et analysait l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 197212 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne la lenteur de ce retournement. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?13:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée dont on aimerait, aujourd’hui, que le souhait final soit toujours d’actualité – apparemment la décision du procureur dans la naissante affaire Mila, loin d’y mettre fin, entretient le chaos judiciaire14 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique, le problème posé est une question d’intériorité et d’identité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent insidieusement une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle de sorte qu’on pourrait prétendre à sa protection en tant que telle. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre de Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures et l’ « affaire Mila » montrent que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique majeure.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

« La France… respecte toutes les croyances » : qu’est-ce que cela veut dire ?

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »15

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de perturber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt j’ai bien peur que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage16. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit « blessé » par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Notes

1 – Voir par exemple et entre autres l’information en ligne sur le site de L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/affaire-mila-enquetes-ouvertes-apres-des-menaces-de-mort-contre-la-lyceenne_2116140.html On la trouvera sur de nombreux sites internet des grands quotidiens et chaînes de radio – tv.

2 « Elle l’a cherché, elle assume. Les propos qu’elle a tenus, les insultes qu’elle a tenues, je ne peux pas les accepter » a-t-il déclaré sur Sud-Radio (cité par L’Obs 28 janvier 2020 https://www.nouvelobs.com/societe/20200128.OBS24037/schiappa-qualifie-de-criminelles-les-propos-d-un-responsable-du-cfcm-sur-l-affaire-milla.html

3 – Voir note 1.
[Edit du 30 janvier 2020] On apprend aujourd’hui que le parquet classe sans suite les accusations de « provocation à la haine » https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/isere-affaire-mila-parquet-classe-suite-accusations-provocation-haine-1781093.html

4 – Alors que l’article 24 de la loi dite Pleven du 1er juillet 1972 modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48) distingue les chefs d’accusation (voir infra note 12).

5 – Rappelons à ce sujet que contrairement à ce que pourrait laisser entendre une facilité de langage, il n’existe aucun « droit au blasphème » qui serait énoncé dans la législation de la République française tout simplement parce que le blasphème n’a aucune existence juridique – il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises.

6 – On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs.

7 – Les lignes qui suivent sont reprises, avec quelques modifications et adaptations, de la seconde partie d’un article que j’ai écrit sur le sujet en septembre 2017, publié en ligne sous le titre « Du respect érigé en principe. Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ? https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

8 – Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

9 – Voir ici même les articles abordant la notion d’islamophobie : https://www.mezetulle.fr/?s=islamophobie Un exemple très éclairant de la manipulation du terme, sans oublier le rapprochement final avec l’extrême-droite pour faire bonne mesure, peut être trouvé sur le journal gratuit 20 minutes : https://www.20minutes.fr/high-tech/2702611-20200124-affaire-mila-revient-histoire-ado-cyberharcelee-apres-propos-islamophobes

10Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

11 – « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016. Le livre est cité à la note précédente.

12 – Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

13 – Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

14 – On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.
[Edit du 30 janvier 2020]. S’agissant de Mila, le procureur a classé « sans suite » l’enquête pour incitation à la haine (voir la note 3), mais le chaos judiciaire a été largement surclassé par le chaos politique entretenu par une déclaration de la ministre de la Justice Nicole Belloubet le 29 janvier sur Europe 1 : «  »Dans une démocratie, la menace de mort c’est inacceptable, c’est absolument impossible […]. L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace. » Nicole Belloubet a fini par « rétropédaler » dans la journée du 30 janvier, comme on dit, non sans avoir auparavant publié un tweet qui se voulait apaisant dans sa généralité – « On peut critiquer les religions. Pas inciter à la haine » – mais qui dans ce contexte était plus qu’une maladresse.

15 – Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.

16 – [Note ajoutée le 30 janvier 2020] Cette objection a été heureusement discutée par un commentaire de François Braize lors de la première version de cet article publiée en 2017. Nous y revenons tous les deux dans le commentaire ci-dessous et le suivant.

Lire la version initiale de l’article, publiée en septembre 2017 :  « Du respect érigé en principe« .

L’humanité réduite au marché ?

Le libéralisme économique s’étend à toutes les activités humaines : or ce qui vaut pour l’entreprise et le commerce a-t-il un sens pour la santé, l’enseignement, la justice, la culture ? Après avoir rappelé pourquoi la primauté du modèle commercial du contrat ruine le contrat social, Jean-Michel Muglioni se demande s’il est possible aujourd’hui d’éviter que tout ne devienne marchandise et si l’avidité est la seule passion qui mobilise les hommes. Un monde transformé en marché unique n’aboutirait-il pas à l’extinction de toute volonté humaine ? Qu’est-ce qui peut nous sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ? On ne trouvera ici aucune réponse.

« À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Simone Weil, Oppression et liberté, NRF, 1967, p.60

L’essor économique de l’Occident repose sur l’état de droit qui garantit la liberté par la loi. La liberté d’entreprendre et de commercer y a trouvé son compte. On sait d’autre part que les régimes qui ont voulu détruire le libéralisme économique ont aussi détruit le libéralisme politique. On n’en conclura pas que le libéralisme économique garantit la liberté de l’homme et du citoyen. L’extension du marché n’a pas suffi à renverser les dictatures et les régimes totalitaires ; on ne voit pas que les choses bougent en Chine. Si chez nous le sens de l’état de droit se perdait parce que la primauté du marché l’emportait sur la loi, la domination du libéralisme économique ruinerait la liberté politique.

Le tout marchandise

Qu’est-ce qui rend le libéralisme économique destructeur des libertés fondamentales ? Non pas le marché lui-même et la liberté du commerce qui lui est consubstantielle, mais l’extension du marché à des domaines qui n’en relèvent pas : tout devient marchandise, et les hommes eux-mêmes. Le succès, depuis plus d’un siècle, du terme de valeur exprime sans doute la domination de la Bourse : tout s’évalue en fonction d’un marché. De là aussi le relativisme : tout se vaut puisque tout s’échange, tout a son équivalent en argent et toute forme de distinction autre que le prix marchand disparaît. L’idée même de dignité de la personne humaine devient obsolète, seule valeur absolue, c’est-à-dire sans équivalent. Il faut donc considérer comme une marchandise tout ce qui a un coût : la santé, l’instruction publique, la culture, la justice, le travail, etc. Ce ne sont que dépenses ou endettements.

Contrat social et contrat commercial

Les hommes ont dû se battre pour que la loi fasse que le marché du travail ne soit pas seulement un marché aux esclaves. S’il arrivait que la loi perde sa primauté et que l’embauche repose seulement sur un contrat, nous aurions des contrats d’esclavage, et le contrat social serait rompu. Mais il faut pour le comprendre savoir distinguer le contrat social et les contrats ordinaires. Par le contrat social chacun s’engage à obéir à la loi dont tous sont les auteurs. C’est l’institution de l’égalité. Un homme vaut un homme : chaque homme est reconnu comme un être libre au même titre que les autres, et nul ne peut se prétendre le maître de quiconque. Égale liberté ne signifie pas égalité de talent ou de richesse, mais implique que ni le talent ni la richesse ne donne à quiconque le droit de devenir le maître d’un autre. Au contraire dans un contrat passé entre deux individus ou entre un individu et un groupe quel qu’il soit, l’inégalité des parties est nécessairement source d’injustice. Aussi tout contrat commercial et tout contrat entre particuliers ne sont-ils légitimes que dans le cadre de la loi. Si le contrat entre un salarié et son employeur prime sur la loi, le patron devient le maître et le salarié son esclave.

La primauté du contrat sur la loi ruine le contrat social

Or le penchant du libéralisme économique qui domine aujourd’hui le monde est de faire de toute chose et de toute activité une marchandise et ainsi de gérer toutes les relations humaines comme se gèrent les échanges commerciaux : par des contrats. Les hommes sont alors une « ressource » comme une autre. L’usage même des termes de gestion ou gérer dans tous les domaines signifie que tout est organisé sur le modèle de l’entreprise. Les démocraties occidentales ruinent ainsi leur propre fondement. La défiance de beaucoup d’Européens envers les institutions démocratiques a là sa source. Tout se passe en effet comme si elles contribuaient à la domination du marché au lieu de la limiter. Elles ont perdu leur primauté, elles ont été alignées sur les exigences du marché. Qu’on comprenne bien : ce n’est pas l’entreprise en elle-même qui est ici en cause, ni le marché, mais le fait de les prendre pour modèles dans toutes les activités humaines.

Conséquences de la domination du marché

Conséquence nécessaire de la réduction de la vie humaine au marché, la finalité de l’école ne sera pas l’instruction par laquelle Condorcet voulait que tout homme devienne capable d’exercer sa fonction de citoyen, c’est-à-dire de juge des pouvoirs. L’école n’aura qu’à produire des travailleurs compétents. On n’y apprendra pas à savoir : on y sera formé, on y acquerra des compétences. Le langage aujourd’hui en usage dans les écoles, qui abuse des termes de formation et de compétence, dit bien ce refus de toute instruction véritable (sans que pour autant un véritable apprentissage soit effectivement proposé chez nous). Et comme il suffit qu’à peine 3% de la population scolaire accèdent à un bon niveau de mathématiques pour faire fonctionner le marché, à quoi bon maintenir dans les lycées un enseignement de haut niveau de mathématiques pour le plus grand nombre ? Seul point positif : alors que la version gauchiste de ce libéralisme scolaire tendait à transformer les écoles en lieux de vie, et cela depuis plus d’un demi-siècle, il faudra peut-être cette fois que tout le monde se mette au travail.

Autre exemple : la médecine et la marchandisation de la santé. Il y a beau temps que leurs souffrances rendent les hommes esclaves de leurs médecins, mais aujourd’hui la médecine est devenue un marché en un tout autre sens. Ses succès réels et spectaculaires sont inséparables du développement de recherches et d’industries qui inventent et fabriquent de nouveaux médicaments et de nouvelles machines : de là un marché mondial, et il résulte nécessairement de sa nature que la valeur boursière des entreprises compte plus que la santé publique, cela aussi bien pour l’orientation des recherches, quelle que soit la bonne volonté des acteurs. Ainsi le développement technique et industriel nécessaire aux progrès de la médecine est lié aux lois du marché, et loi ici a le même sens que dans loi physique ou loi de la jungle : c’est une loi non-instituée, d’un autre ordre que la loi civile et républicaine. Tout devenant marchandise, ce qui importe dans une maison de retraite n’est pas le sort de ses résidents ni les conditions de travail des soignants, mais l’enrichissement de ses actionnaires. Il faut beaucoup de vertu aux personnels de ces établissements pour continuer de remplir leur office.

Peut-on échapper à ce processus ?

Mais comment subordonner ce développement économique des techniques médicales à l’impératif thérapeutique sans qu’il soit sinon arrêté, du moins considérablement ralenti ? Un peuple, s’il le veut, est en mesure de reprendre en main son destin et de redonner à la loi sa primauté, mais le marché mondial tolérerait-il une telle république ? Si la France imposait ses propres règles, comment éviter qu’un laboratoire se déplace dans un autre pays où la liberté d’entreprendre est plus grande et la fiscalité plus légère ? Nous deviendrions alors tributaires d’un commerce extérieur pour tout ce qui concerne la santé et au mieux cela coûterait plus cher au pays, au pire ce serait sa ruine. Une telle situation n’est pas nouvelle et peut prendre diverses formes : l’industrie de l’armement qui assure à un pays une certaine indépendance le ruinerait s’il n’exportait pas des armes, et ainsi depuis fort longtemps nous sommes marchands d’armes. Nous sommes prisonniers. De même il est vrai que les travailleurs ont aujourd’hui une productivité bien supérieure à ce qu’elle était en 1945, de sorte que la richesse produite n’ayant pas diminué mais s’étant accrue, le financement des retraites ne devrait poser aucun problème. Mais si un seul pays osait retenir une part de ces richesses pour les retraites, les capitaux le fuiraient.

On objectera que la passion des entrepreneurs et des ingénieurs qui inventent sans cesse de nouvelles techniques et produisent sans cesse de nouvelles richesses n’est pas seulement l’argent. Mais ils ne pourraient pas exercer leur génie inventif sans des investissements privés. Des particuliers « placent » leur argent dans des entreprises et ils en attendent un « rapport » : ce sont eux, les maîtres. Ils veulent être libres de ce qu’ils font de leur fortune. Leur imposer des règles les fait fuir. D’où la financiarisation d’une économie où l’entreprise n’est pas là d’abord pour produire des biens et subvenir aux besoins des hommes : la production et la consommation sont des moyens en vue d’enrichir les actionnaires.

Je n’oublie pas qu’il a été admis que la loi contrôle le marché boursier, par crainte que les plus gros et les plus roués dévorent les autres, par crainte de crises qui finissent par coûter trop cher. Il est donc possible de régler par la loi le marché et la Bourse elle-même, et j’imagine même qu’il serait possible de le régler davantage si l’on voulait éviter les crises qui éclatent régulièrement. Mais cela requiert une volonté politique, c’est-à-dire, pour reprendre un mot célèbre, que la politique ne se fasse pas à la corbeille. Au lieu donc de discourir sur la fin du capitalisme et, une fois au pouvoir, de se coucher devant sa puissance, les partis qui dénoncent les injustices feraient mieux de concevoir une politique internationale d’organisation des échanges et des investissements.

La politique internationale : l’état de nature, c’est-à-dire de guerre

Le problème est en effet international. Ceux des États qui veulent une telle organisation doivent être ensemble assez forts pour s’opposer aux autres qui ne manqueront pas de séduire les investisseurs et tous ceux qui rêvent de faire « travailler » leur argent sans contribuer au bien commun. En dernière analyse, on voit que seule la politique extérieure pourrait s’opposer au développement fou du marché. Je vois pourtant qu’elle n’est pas un enjeu lors des campagnes électorales.

Qu’est-ce qui mobilise les hommes ?

Après des siècles de guerre, l’Europe est en paix, mais elle est d’abord un marché commun, c’est-à-dire une sorte d’arène où chacun cherche à l’emporter sur les autres. Chaque État favorise autant qu’il le peut ses propres entreprises. La politique fiscale a dès lors pour finalité principale d’assurer leur compétitivité et donc l’enrichissement de leurs actionnaires (il ne faut donc pas s’étonner que l’impôt qui frappe les salariés et qui n’a jamais été aimé soit de moins en moins accepté). Entre tous les états du monde l’état de nature, c’est-à-dire l’état de guerre, n’est pas du passé. C’est là sans doute l’échec du libéralisme économique : la primauté du marché et du commerce sur toute autre activité humaine ne réalise pas la paix.

Mais faut-il s’en plaindre ? Le règne absolu du marché supposerait que les hommes soient mus par le seul désir de richesse et qu’aucune autre passion ne l’emporte en chacun comme en chaque peuple sur ce désir, comme les fanatismes religieux, la passion de l’égalité, la volonté de vivre en homme libre. Un homme peut préférer la mort au confort si sa tradition est remise en cause. Un autre ou le même assassiner au nom de son Dieu. On peut préférer consacrer sa vie à la réflexion ou à la musique plutôt qu’à la production, etc. Si l’obsession des richesses et de la croissance économique avait été le seul mobile des hommes, auraient-ils construit les cathédrales et défriché l’Europe ? Le capitalisme lui-même est selon Max Weber lié au souci protestant de l’au-delà. De sorte que, si, avec pour seul moteur le désir de richesse, la transformation actuelle du monde en marché unique réussissait, elle aboutirait à l’extinction de toute volonté humaine. Nous ne serions plus qu’un troupeau de consommateurs moteurs de croissance sous la houlette de quelques entreprises multinationales. Faut-il avouer que sans les passions impérialistes des princes, des États, des peuples, sans les folies des hommes, l’humanité n’aurait jamais été qu’une espèce endormie comme les autres, incapable de s’élever au-dessus de l’animalité ? Faut-il se réjouir de ce que la guerre seule nous contraigne à sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ?

Le désastre écologique comme remède ?

La croissance appelle la croissance. Par son extraordinaire réussite, elle a éveillé sur toute la terre un désir insatiable. Partout, on refuse que règne la loi, partout le cours naturel des choses l’emporte sur la volonté. Le moteur du marché est l’appât du gain et les mêmes passions obsèdent ses acteurs les plus pauvres. On ne peut s’attendre à ce que la politique vise un autre but que la croissance. Le désastre écologique qui s’annonce est-il une chance, et nous contraindra-t-il à plus de frugalité ? Le slogan de la croissance durable ne fait que nourrir toujours l’illusion qui fait de l’enrichissement la fin suprême de toute vie humaine.

La lettre d’un sous-préfet : irrespect, négligence, ignorance, humilité vicieuse

Une lettre émanant de la préfecture du Rhône invite une présidente d’université à informer professeurs et étudiants de la tenue des « assises territoriales de l’Islam [sic] de France », et éventuellement à les solliciter pour y participer. Cela fait grand bruit, à juste titre. Aux critiques parfaitement fondées, exprimées notamment par le Comité laïcité République1, je souhaite ajouter quelques remarques sur la matérialité de la lettre (consultable ci-dessous en pdf) dont la présentation typographique, la rédaction et la graphie sont révélatrices.

Oui, il s’agit bien d’un programme de type concordataire, mis en place bien avant la date récente de la lettre – laquelle fait référence à un fonctionnement dans l’ensemble des départements qui remonte à l’an dernier. Oui, c’est une entorse à la loi de 1905, présentée avec l’évidence d’un « ça va de soi » effarant.

Penchons-nous sur la lettre elle-même, signée par le sous-préfet, chef de cabinet : sa présentation typographique, sa rédaction, sa graphie sont révélatrices.

D’abord, émanant tout de même d’un représentant direct de l’État, cette lettre est un torchon, un concentré d’irrespect et de négligence. Je passe sur le jargon administratif, devenu habituel même quand il est à la limite de l’intelligibilité2, m’en tenant à la pure forme.

  • La présentation générale, observant une marge gauche insuffisante, commence bien trop haut sur la première page, laisse un blanc en bas de celle-ci et rejette en lignes orphelines au verso une information essentielle (l’adresse courriel à utiliser) et la formule finale. Le manuel de dactylographie le plus élémentaire vous dira que ça ne se fait pas3 … à moins de signifier au destinataire qu’on lui porte peu d’estime.

  • On note un embarras visible dans la présentation des énumérations en liste, pourtant fréquentes dans la correspondance administrative : hum, faut-il ponctuer à la fin de chaque item et si oui, comment ?

  • Une frappe négligente (« à à ») montre que le texte n’a pas été relu attentivement avant signature.

  • La règle typographique d’abréviation des nombres ordinaux est ignorée (on n’écrit pas XXIème, mais XXIe).

Mais ces bévues, dont l’accumulation dans un bref courrier officiel confine à l’incivilité, sont aujourd’hui monnaie courante. Il y a plus intéressant.Toutes les critiques que j’ai pu lire supposent généreusement, en se fondant probablement sur une unique occurrence au début de la lettre, qu’elle parle de l’islam en tant que culte, en tant que religion. Or l’obstination avec laquelle on y écrit « islam » en affublant le mot d’une majuscule initiale (« Islam ») montre que cette fois on n’est pas en présence d’une négligence. Un sous-préfet peut-il ignorer qu’aucune doctrine, aucune religion, ne prend la majuscule en français, et qu’on met une majuscule à « islam » pour désigner non pas un culte, mais l’ensemble des peuples et des pays où l’islam est religion dominante et fait référence juridique, autrement dit pour désigner l’aire d’influence d’une culture politico-religieuse ? Il est vrai, à la décharge du sous-préfet, qu’on trouve cette graphie dans des textes publiés par d’autres instances du ministère de l’Intérieur4 : cela ne la rend pas pour autant plus pertinente, surtout dans un emploi relevant du discours politique5.

Que conclure de cette graphie dont la réitération montre qu’elle est délibérée ? Que le sous-préfet du Rhône considère, à travers le département auquel il est affecté, le territoire national comme une aire politico-religieuse dont il convient de « valoriser l’interaction avec la société civile » ? En lisant l’expression « avancer sur les multiples enjeux auxquels l’Islam est confronté », faut-il comprendre qu’il serait bon d’«avancer sur les enjeux » auxquels l’aire d’influence islamique est confrontée sur le territoire national ?  En clair : de réduire les obstacles qu’y rencontre cette influence ? On serait alors bien au-delà d’une entorse à la loi de 1905.

N’allons pas jusque-là : ce serait attribuer à un médiocre6 représentant de l’État une visée politique subversive qui le dépasse et qu’il n’aperçoit peut-être même pas – on lui souhaite cet aveuglement salutaire, car sa mission serait plutôt « d’avancer sur les multiples enjeux » auxquels la République française est confrontée. Contentons-nous, du moins au petit niveau de cette lettre, de la conclusion la plus pitoyable ; elle m’est suggérée par une autre majuscule, attribuée une fois au nom commun « imam » à la fin de la lettre. Ces majuscules impertinentes sont emphatiques : elles signalent tout simplement et lamentablement une marque outrancière de respect, qu’il vaudrait mieux appeler ici « humilité vicieuse »7. Logée dans un écrin d’ignorance, de négligence et d’irrespect envers la destinataire de la lettre, la génuflexion n’en revêt que plus d’éclat.

Notes

1 – Voir http://www.laicite-republique.org/m-le-prefet-du-rhone-la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-clr-1er-dec-19.html . On peut citer aussi, et entre autres, l’alerte Twitter du Parti républicain solidariste @PRS par Laurence Taillade et un article de Stéphane Kovacs dans Le Figaro du 2 décembre, p. 17.

2 – Un exemple : « permettre une meilleure implication d’une structure de représentation départementale ancrée dans les valeurs de la République, dans des sujets tels que […] ». Et bien entendu on « travaille sur » au lieu de « travailler à ».

3 – Si l’ensemble ne tient pas sur un recto, on s’arrange pour le répartir de manière à peu près équilibrée sur deux feuillets ou plus. Chose que ne peut pas faire la publication en ligne, soumise aux variations des largeurs d’écran. C’est une des raisons pour lesquelles on recourt, lorsque cela est nécessaire ou utile, au format rigide « pdf ».

4 – Voir par exemple le communiqué faisant état en septembre 2018 des « assises territoriales de l’Islam de France » sur le site officiel de la préfecture et des services de l’État en région Île-de-France http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/Actualites/Assises-territoriales-de-l-Islam-de-France-lancement-de-la-concertation . On y apprend que l’opération a été organisée à la demande de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, et qu’elle succède à des « instances nationales de dialogue » remontant à juin 2015. Au fait, rappelez-moi : qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? Tout cela était passé inaperçu, ou plutôt était passé sous le seuil d’alerte de l’opinion en matière de respect des lois laïques : ce seuil s’est heureusement abaissé dernièrement.

5 – On prendra connaissance d’une discussion intéressante à ce sujet dans cet article de Roland Laffitte, chercheur par ailleurs fort peu suspect d’hostilité envers l’islam https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162.

6 – J’emploie ici médiocre au sens strict : moyen, intermédiaire. C’est ce qui me semble correspondre au grade de sous-préfet.

7 – Descartes, Les Passions de l’âme, articles 159 et 160.

« La parole du mille-pattes. Difficile démocratie » de Jean-Paul Jouary, lu par Valérie Soria

La lecture du livre de Jean-Paul Jouary La parole du mille-pattes. Difficile démocratie (Encre marine, 2019) nous convie à une plongée, ou plutôt à une remontée allant bien en deçà des analyses de la démocratie occidentale ancrée sur le modèle de la Grèce antique. L’hypothèse philosophique est que la démocratie est le socle de la forme première de toute organisation humaine. S’efforcer de revenir, à travers et au-delà des formes multiples, au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, c’est prendre l’universalisme au sérieux et mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise.

Les livres de Jean-Paul Jouary sont, à chaque publication, l’occasion heureuse de prouver qu’un texte écrit n’est pas toujours ce qui met la parole en échec. Tout au contraire, il s’y déploie une parole bien singulière, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé d’enseigner et donc de s’intéresser à nombre de domaines où se matérialise le génie humain, où l’intelligence collective est à l’œuvre. Quel autre socle que celui du politique pour relier les étapes de l’itinéraire intellectuel qu’est celui de Jean-Paul Jouary ? Au fond, l’enseignement a toujours partie liée avec un acte politique. Enseigner n’est-ce pas faire le pari qu’il est possible de penser en commun en construisant une parole démocratique ? S’il y a une certaine violence à nous arracher à tout ce qui peut anesthésier notre jugement, le pendant de ce processus inconfortable n’est-il pas de se poser la question de savoir comment «  parler ensemble » 1 ? C’est à l’occasion de ses séjours à Abidjan pour y enseigner la philosophie que Jean-Paul Jouary renouvelle dans cet ouvrage la réflexion que nous portons sur la démocratie.

Élargir le regard pour construire l’avenir

Le titre du livre est tiré d’un dicton de la Côte d’Ivoire : «  C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». La parole du mille-pattes est une parole qui parie sur un échange raisonnable permettant de dépasser la conflictualité, la logique de la vengeance. Ce qui motive Jean-Paul Jouary dans son ouvrage est d’étudier le pouvoir pacificateur de la parole au sein de toute collectivité humaine. Lorsque l’exercice de la parole s’attache à favoriser la discussion collective, la démocratie est assurée de prendre toute sa place. Il s’agit de promouvoir cette philosophie de «  la  parole du mille-pattes » pour donner à un monde violent et inégalitaire une issue démocratique pérenne.

À travers six chapitres (L’homme et la politique ; L’homme et le passé ; L’homme et la loi ; L’homme et l’avenir ; L’homme et le pouvoir ; L’homme et lui-même), l’auteur examine les champs dans lesquels l’homme inscrit son existence en tant qu’homme et en tant que citoyen. Il ne faut pas désespérer : «  des nouveautés historiques se préparent sur les ruines du monde existant »2. Cela appelle un changement de regard qui prenne en compte d’autres modèles d’organisation politique démocratique que notre modèle occidental ancré sur la Grèce antique. C’est à ce travail d’explorateur que notre auteur nous propose de participer.

Être citoyen en démocratie

Il faut commencer par revenir à l’élémentaire en travaillant d’abord à définir et réfléchir sur ce que nous entendons par «  démocratie », «  politique », « loi », «  justice », « liberté » et le socle opératoire de ces notions : la citoyenneté. C’est à ce travail de compréhension que Jean-Paul Jouary se consacre en vrai pédagogue donc en vrai philosophe.

La citoyenneté est un statut difficile à construire. Cela implique un exercice actif et non qu’on délègue cette responsabilité à d’autres. Promouvoir une «  citoyenneté active » est la base de toute vie démocratique : par les débats, par la participation éclairée aux discussions engageant notre avenir. Faute de quoi la politique ne saurait remplir sa fonction émancipatrice. C’est donc à une tâche difficile que nous appelle Jean-Paul Jouary. Il ne suffit pas de se reposer sur la participation aux élections pour être un citoyen. Réactiver le débat public est une nécessité, penser la souveraineté du peuple n’a jamais été aussi urgent : il y a une crise dans la démocratie du fait de la déperdition du sens de la souveraineté. Il faut se pencher avec attention sur la définition de l’intérêt commun, ce que Rousseau appelait l’intérêt commun. Cela appelle une réflexion sur la laïcité, dont nous voyons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été autant remise en cause, ou confondue avec la tolérance.

Jean-Paul Jouary n’en reste pas aux philosophes de la tradition occidentale pour penser la démocratie. Nous n’avons pas le monopole de la pensée démocratique si par démocratie on entend  «  tout système social dans lequel les décisions qui engagent la collectivité sont prises par cette collectivité après un libre débat »3 . Notre auteur s’appuie alors sur des modèles comme ceux de l’Inde et plus généralement de l’Asie, des Berbères (avant le VIIIe siècle), de l’empire Arabo-Andalou du XIIe siècle, ou encore de la Mongolie. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que l’Europe occidentale est à l’origine de la création d’un modèle parmi d’autres de démocratie, celle-ci étant le socle commun de la forme première de toute organisation humaine. La question étant : comment revenir à une forme démocratique authentique, qui ne perpétue pas les inégalités sociales et ne retire pas la souveraineté au peuple ? Car « C’est en effet « démocratiquement » que la «  démocratie représentative » permet de supprimer la «  démocratie » au sens propre»4. Il faut revenir au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, pour mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise. Cela ne signifie pas que n’importe quel groupe ou n’importe quelle assemblée se définissant comme ayant un pouvoir de décision puissent constituer un socle valide et légitime de démocratie car nous risquerions de ne pas pouvoir échapper au communautarisme quelle qu’en soit la forme. Cela signifie plutôt que les humains, dès lors qu’ils se rassemblent, ont à apprendre et à exercer la parole démocratique au travers du débat public qui constitue «  la médiation essentielle entre la souveraineté du peuple et la qualité de ses décisions »5. Passer du « Je » au «  Nous », de nos intérêts égoïstes au bien commun que seuls des raisonnements bien conduits peuvent faire émerger au-dessus de la diversité des opinions, tel est le mouvement propre à l’exercice de la démocratie, bien avant toute forme de vote. «  Je suis parce que nous sommes »6.

Au-delà du droit

Si l’aspiration à la démocratie exprime au fond un idéal de justice, il faut dépasser une logique punitive et répressive qui n’est que la résurgence d’une logique de la vengeance. Il ne peut y avoir de justice humaine qu’en essayant de mettre un terme aux rapports de force et à un droit imposé aux vaincus par les vainqueurs. Des figures emblématiques comme celles de Gandhi, Martin Luther King et Mandela peuvent nous conduire sur le chemin d’une justice animée par un esprit de réconciliation. Les pages sur Mandela7, en particulier, sont éclairantes car elles montrent à quel point la verbalisation de tout un peuple rassemblé peut «  Guérir les bourreaux et leurs victimes ensemble »8. Par cette réconciliation pratiquée dans l’ubuntu, le droit est dépassé par une justice supérieure, celle que des hommes unis dans une volonté de faire peuple mettent en œuvre. La question étant finalement celle de l’humanité que les hommes veulent voir advenir : une humanité réconciliée, soucieuse de bâtir la société du genre humain, ce qui est proprement respecter la vertu et nous rendre plus conscients de ce que nous pouvons inventer pour nous donner un avenir et donner sa pleine puissance à la pratique politique bien comprise.

Appeler les citoyens à penser ce que c’est que gouverner et non diriger, tracer la voie d’un universalisme qui va chercher ses références dans des cultures non occidentales, aller puiser jusque dans la préhistoire pour penser les mutations sociales et politiques, c’est bien à un itinéraire très large que nous convie le livre de Jean-Paul Jouary qui est comme le récit d’un philosophe engagé depuis des décennies dans la recherche d’une manière de pratiquer une parole libre, exempte de rapports de force, au service d’un enseignement qui se veut accessible à tous. Sans jamais se départir d’un optimisme qui honore ses lecteurs. À nous de poursuivre ce cheminement puisque ce que nous retirons de la fréquentation de ce philosophe est de ne jamais perdre le courage de nous engager dans la réflexion et dans la participation active à tous les débats publics initiés par les forces vives et critiques de nos démocraties.

Jean-Paul Jouary, La parole du mille-pattes. Difficile démocratie, Paris : Les Belles-Lettres, coll. Encre marine, 2019. Voir le site de Jean-Paul Jouary.

Notes

1 – Pour reprendre l’expression de Gadamer dans Langage et vérité, p.151, Gallimard, 1995.

2La parole du mille-pattes, p. 14

3Op.cit., p.44

4Op.cit., p.67

5Op.cit., p.58

6 – Selon le principe ancestral de l’ubuntu du clan de Nelson Mandela que Jean-Paul Jouary a développé dans son ouvrage intitulé Mandela une philosophie en actes, Livre de Poche, 2014

7Op.cit., pp.107-111

8Op.cit., p.110

« Islamophobie » : un racisme ?

[En collaboration avec B.B., magistrat]

Faut-il considérer, comme l’affirme une tribune publiée dans Libération le 4 octobre 2019 et comme le prétendent des slogans apparemment hâtifs mais soigneusement médités, que « l’islamophobie est un racisme » ? Si la réponse est positive, alors il faut réclamer l’introduction de ce délit dans le code pénal, puisqu’il n’y figure pas. François Braize et B. B, magistrat, examinent ici quelles seraient les conséquences d’une telle introduction et pourquoi celle-ci serait contraire aux principes du droit républicain. Ce faisant, ils révèlent les attendus politiques d’une telle revendication : créer un délit d’opinion et communautariser le droit pénal1.

Au-delà du soutien qu’il fallait légitimement apporter à Henri Pena-Ruiz à la suite de la publication par Libération de la tribune du 4 octobre dernier (« Islamophobie à gauche : halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité »), il est également indispensable de traiter la question juridique fondamentale que cette tribune soulève2.

Faut-il considérer que « l’islamophobie est un racisme » ? Telle est la question. Si l’on répond positivement à cette question comme le font les signataires de cette tribune, il faut alors tirer les conséquences du fait qu’on ne peut pas laisser un racisme impuni. Or l’islamophobie n’est pas aujourd’hui un concept connu de notre droit pénal qui protège néanmoins les croyants des actes et propos discriminatoires qu’ils peuvent subir3. Donc, si « l’islamophobie » n’est pas dans notre code pénal alors qu’elle serait un racisme, il faudrait l’y introduire ?

La protection des croyants musulmans contre les actes ou propos discriminatoires à raison de leur confession ne relèverait plus ainsi de la législation générale anti-discrimination applicable à la protection notamment de tous les croyants mais d’un délit spécifique réprimant tout ce qui pourrait être capté par le concept attrape-tout « d’islamophobie » ? Certains semblent le soutenir. D’autres le chantent sur tous les toits. Cette question appelle un traitement juridique sérieux, précis et documenté.

Une inexistence pénale à laquelle il faudrait remédier ?

Les signataires de la tribune précitée affirment très péremptoirement que « l’islamophobie est un racisme ». L’affirmation étonne. D’abord, par son inexactitude intellectuelle qui est de taille. En effet, être catholique, juif, musulman ou de toute autre confession, n’est pas une appartenance à une race. La protection pénale des croyants relève de la discrimination envers les pratiquants d’une religion, pas du racisme à proprement parler. Mais passons sur ce «détail».

Ensuite, les signataires jouent avec leurs propres mots pour soutenir, postérieurement à la publication de leur tribune, qu’ils ne demandaient pas la création d’un nouveau délit « d’islamophobie »…. Que peut-on vouloir désigner, signifier ou demander par l’assertion « l’islamophobie est un racisme » si cela reste sans conséquence pénale ? On ne voit pas très bien sinon au minimum une terrible ambiguïté, si ce n’est une honte pour l’esprit.

En effet, en France et aujourd’hui, tout ce qui est un racisme est puni pénalement, s’il s’agit d’actes ou de propos discriminatoires ou provoquant à la discrimination ou la haine s’en prenant à des personnes à raison de leur supposée ou prétendue race. C’est en effet le cœur du réacteur de notre législation contre les discriminations dont l’incrimination et les peines ont été étendues progressivement au fil du temps à la protection d’autres catégories d’intérêts (par exemple la discrimination en fonction d’une religion, d’une orientation sexuelle, etc.)4 – délits qui ne relèvent pas pour autant du concept de racisme quand bien même ils seraient punis des mêmes sanctions5.

Il se trouve ainsi que «l’islamophobie» n’est pas susceptible aujourd’hui d’être poursuivie pénalement en application de notre droit. Au demeurant, personne ne l’a définie et surtout pas le législateur mais comment ne pas voir qu’elle confond (en un tout effrayant par son totalitarisme intrinsèque) le fait de s’en prendre aux pratiquants d’une religion et celui de s’en prendre à une confession qui s’en trouverait ainsi sacralisée ?

« L’islamophobie », qui pénalement n’existe pas, ne peut dès lors être considérée comme un racisme, ni comme une discrimination. Elle ne le pourrait qu’à la condition d’avoir été définie et érigée en un délit « d’islamophobie ». Ce qui n’est pas. En conséquence, soutenir que « l’islamophobie est un racisme » revient à demander la création d’un nouveau délit ou, pire encore, à faire comme s’il existait déjà. Au mieux à parler pour ne rien dire. Et le lecteur peu averti est censé avaler cela tout cru… Ajoutons que ce n’est pas parce que les musulmans peuvent être discriminés, stigmatisés voire odieusement attaqués par certains nervis fascistes comme encore récemment à Bayonne, que cela légitime l’assertion.

Ainsi peut-on penser que le terme de racisme est volontairement utilisé pour tenter de couvrir, en disant que « l’islamophobie » est un racisme, dans une même approche la protection légale et légitime qui est due aux pratiquants d’une religion et l’instauration d’une protection légale de la religion elle-même, qui consisterait à (re)créer un avatar du délit de blasphème, rebaptisé « islamophobie ».

Ce sujet n’est pas une plaisanterie mais une affaire très sérieuse dans laquelle nous jouons nos libertés. Il y va de la protection des uns et des libertés des autres. Il faut donc être précis. Et notre droit a su l’être.

Les croyants musulmans sont déjà protégés par le droit qui vaut pour tous

Il faut aujourd’hui que les conditions du délit de discrimination, ou de l’injure, ou de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine6 soient constituées pour qu’un acte ou un propos (dit «islamophobe» par ceux qui reconnaissent un sens à cette notion), puisse recevoir une qualification pénale. De la sorte, les musulmans et leur confession sont traités par notre droit pénal comme les autres croyants et confessions et ne sont pas pénalement essentialisés7.

Rappelons aussi, et c’est essentiel, que nos textes répressifs en ce domaine s’appliquent toujours (et seulement) lorsqu’une personne, ou un groupe de personnes, est victime d’un acte prohibé par la loi, en raison de son appartenance réelle ou supposée à une religion, et ce, qu’il s’agisse de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine.

Donc, actuellement, tout citoyen de confession musulmane qui est victime d’une discrimination prohibée, d’une injure, d’une diffamation ou d’une provocation à la discrimination ou la haine en raison de son appartenance à la religion musulmane est protégé par la loi et l’auteur des faits ou propos interdits par la loi peut être poursuivi de ce chef pénalement. Les textes actuels protègent les pratiquants de toutes les religions de façon suffisante, depuis de nombreuses années. Et les musulmans comme les autres. Ils ne protègent pas en revanche les confessions et leurs dogmes eux-mêmes.

Eriger « l’islamophobie » en racisme, c’est réclamer l’introduction d’un délit d’opinion

Dès lors, et c’est ce qui peut être perçu comme un piège, ce qui est proposé avec « l’islamophobie » érigée en racisme est en fait un délit d’opinion critique envers une religion, sans exiger qu’une personne ou un groupe de personnes soient directement victimes d’un agissement ou propos quelconque (discrimination, injure, provocation à la haine).

On quitterait donc le terrain de l’acte objectif causant un préjudice (qui peut être prouvé ou au contraire dénié lors d’un procès pénal) pour une notion purement subjective par la « grâce » de laquelle un plaignant pourrait demander la condamnation de l’auteur de propos parce que subjectivement, il les ressentirait comme «islamophobes» et en serait affecté ou offensé. C’est exactement ce qui avait été réclamé lors du procès des caricatures de Mahomet et que certains ont bien intégré en s’auto – interdisant, sur le terrain de l’opportunité, de choquer les croyants8.

Il ne s’agirait donc au fond que de faire taire les critiques de l’islam puisque toute critique, toute caricature, pourra toujours être jugée offensante, blessante voire blasphématoire par certains fidèles ou ceux de leurs amis qui s’empresseraient d’en saisir les tribunaux.

Une telle évolution serait contraire aux principes les plus fondamentaux de notre législation anti-discriminatoire, qui protège les adeptes d’une religion et non la religion elle-même, laquelle n’a pas lieu d’être protégée par la loi ou l’Etat en tant que corpus dogmatique et idéologique susceptible, par définition et au contraire, d’être discuté, critiqué, voire caricaturé.

Si nous avons en France, par un long combat, soustrait notre liberté de pensée et d’expression critique à l’emprise castratrice de l’Eglise catholique et aboli le délit de blasphème, ce n’est pas pour céder aux désidératas de ceux qui admettraient de la soumettre à la menace permanente d’une obligation de silence face à l’islam.

Il n’est donc pas question de céder à une quelconque tentative de communautarisation de notre droit pénal et de créer, ou de considérer qu’existe, un nouveau délit «d’islamophobie», non plus même que de dire que « l’islamophobie » est un racisme. Pas un seul instant. Mais, en même temps, ce sera pour nous sans le moindre renoncement dans le combat contre le racisme. Mais pour cela, on a déjà tous les outils juridiques nécessaires, nul besoin d’en ajouter.

Ce que nous critiquons, avec Henri Pena-Ruiz et beaucoup d’autres, ce n’est bien évidemment pas la pratique de la religion musulmane (prières quotidiennes chez soi ou à la mosquée, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque, abstention de manger du porc, etc.), ni d’aucune autre d’ailleurs dès lors que sont respectées les lois de la République, pratique qui a toujours été acceptée en France et que personne chez les républicains et les démocrates de ce pays, de gauche et de droite, ne remet en cause.

Une tentative de communautarisation

Ce que nous dénonçons, c’est l’offensive des islamistes utilisant les manifestations prosélytes pour renforcer leur influence sur les musulmans par des provocations répétées. Et nous entendons bien dénoncer aussi ceux qui n’y voient rien à redire, quand ils n’affichent pas leur soutien.

Les exemples de cette offensive sont légion : voile couvrant le visage des femmes en entier, voile des fillettes, invention du burkini, revendication par des femmes militantes du port du voile permanent dans les services publics et même à l’école jusque dans les sorties scolaires, pression sur les commerçants musulmans pour qu’ils ne vendent pas de porc ou d’alcool y compris à des non-musulmans, etc. Toutes choses que nous ne voulons pas voir protégées par un nouvel avatar du délit de blasphème de la critique qu’elles peuvent mériter.

Par ailleurs, rappelons aussi qu’il est légal et légitime dans notre République d’interdire certains préceptes religieux tels la polygamie ou de manière générale l’application de la charia et tout ce qui ne respecte pas, comme l’a jugé la Cour européenne des Droits de l’Homme, nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux9 . Pourquoi pas, tant qu’on y est, dans une logique de «tolérance religieuse totale», ne pas en arriver à taxer « d’islamophobie » ceux qui s’élèveraient contre la lapidation des femmes musulmanes adultères ?

Notre République est universaliste et, face au droit, elle place tous les citoyens sur un même plan, qu’ils soient ou non croyants. Elle n’en distingue aucun et ne communautarise surtout pas la nature et l’étendue de la protection pénale qui est due identiquement à chacun d’entre eux. Rêvons un peu : les propos de comptoirs, de salons ou de tribunes devraient s’inspirer de la même exigence de rigueur.

Notes

1 – Reprise, avec de légères modifications, de l’article publié sur le blog de François Braize Décoda[na]ges https://francoisbraize.wordpress.com/2019/11/05/islamophobie-un-racisme/ Les sous-titres sont de Mezetulle. Les idées contenues dans ce texte ont été, dans un premier temps, exposées dans les commentaires d’un article publié sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ qui a fait l’objet d’une vive discussion et d’observations juridiquement discutables. Compte tenu de l’importance de la question posée qui irradie le débat public, ces analyses ont été regroupées en un seul texte par les deux cosignataires François Braize et B.B., magistrat, président de chambre correctionnelle d’une cour d’appel.

3 – Pour ne pas encourir le grief de ne pas documenter notre analyse, on précise ci-après les bases légales des incriminations de notre droit pénal qui permettent de protéger les croyants, sans discrimination ni essentialisation d’aucune confession : la discrimination (délit prévu à l’article 225-1 du code pénal), l’injure publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), l’injure non publique (contravention de l’article R.625-8-1 du code pénal), la diffamation publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 précitée), la diffamation non publique (contravention de l’article R.625-8 du code pénal), la provocation à la discrimination ou la haine (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et contravention de l’article R.625-7 du code pénal), avec, le cas échéant, la circonstance aggravante raciste ou liée à l’appartenance à une religion prévue par l’article 132-76 du code pénal. Il s’agit donc d’un véritable arsenal qui fonctionne parfaitement de manière égale en droit et identique pour toutes les confessions…

4 – Pour une énumération complète des intérêts protégés par notre législation anti-discrimination telle qu’elle résulte de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 dont l’article 86 a modifié l’article 225-1 de notre code pénal, voir le texte de cet article :
Article 225-1, alinéa 1er : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »
Dans les mêmes termes, l’alinéa 2 de ce même article instaure une protection identique en faveur des personnes morales ; en conséquence, la protection contre la discrimination en raison de la religion s’applique aussi aux personnes morales et, donc, aux sociétés ou associations ouvertement liées à la religion musulmane.

5 – Sanctions prévues par l’article 225-2 du code pénal : 3 ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende.

6 – La provocation publique à la haine est définie à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 :
« Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
La provocation non publique est définie à l’article R625-7 du code pénal :
« Article R625-7- La provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe.
Est punie de la même peine la provocation non publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, ou de leur handicap, ainsi que la provocation non publique, à l’égard de ces mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7.

7 – Il n’existe pas dans notre législation pénale de crime ou de délit spécifiquement antisémite ; comme les adeptes des autres confessions, les juifs bénéficient de la protection des mêmes textes que l’on a cités ; même le négationnisme de la Shoah est puni par un texte qui réprime toutes les négations d’un crime contre l’humanité ; même si cela est soutenu parfois, il serait inacceptable d’envisager la création d’un délit « d’islamophobie », au motif d’un parallélisme avec l’antisémitisme…
Il est assez rassurant au fond de pouvoir vérifier en parcourant toutes les dispositions de notre code pénal par une recherche par mot dans LEGIFRANCE, que l’on n’y trouve ni le mot « antisémitisme » ni le mot « islamophobie » !

8 – [NdE Mezetulle] voir à ce sujet l’article de Jeanne Favret-Saada « Les habits neufs du délit de blasphème » et l’article de Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe ».

9 – Voir l’arrêt de la CEDH rendu en Grande Chambre dans l’affaire Refah Partisi c/ Turquie en février 2003 : cedh-arr_c3_aat_20refah_20partisi_20c_3a_20turquie_20_28grande_20chambre_29_20du_20_3a2003

© François Braize et B. B., site d’origine : Décoda(na)ges, 2019.

La fausse représentativité de la Convention sur le climat

Tirage au sort, sondage et suffrage, clientélisme

Jean-Michel Muglioni soutient que le recrutement de la Convention citoyenne sur le climat repose sur une aberration à la fois statistique et politique. Cette assemblée, tirée au sort d’une manière critiquable, n’a aucune valeur représentative et ne changera rien à une « république » qui depuis 1958 s’efforce de réduire le pouvoir législatif – alors, certes, fort discrédité. S’agit-il de faire passer la pilule de mesures écologiques que le pays n’est pas prêt à accepter aujourd’hui, puisqu’il sait qui en paiera le coût ? Car faire payer les pollueurs ruinerait l’industrie et l’agriculture françaises si toute l’Europe n’en faisait pas autant.

Une « Convention citoyenne sur le climat » a été réunie, qui doit délibérer sur les mesures à prendre pour lutter contre le réchauffement climatique. Elle est composée de citoyens français tirés au sort1. Que signifie ce nouveau mode de consultation du peuple ?

Les limites de toute représentation

On s’accorde à dire que la démocratie représentative est malade et que le plus grand nombre considère qu’il n’est pas représenté. Il y a de plus en plus d’abstention aux élections françaises. Seuls les élus locaux semblent parfois respectés. Le discrédit de la représentation est-il dû à sa nature de représentation ? Le représentant, en effet, n’est pas ce qu’il représente. Le papier monnaie n’est pas la richesse qu’il représente. Il peut s’accumuler sans correspondre à un travail et ainsi enrichir, du moins virtuellement, car il faut l’échanger contre des réalités : il peut du jour au lendemain ne plus rien valoir. Ainsi un représentant du peuple n’est pas le peuple. Or, dès lors qu’il est impossible de réunir tout un peuple pour le consulter, inévitablement la démocratie est représentative, et inévitablement les représentants, quand même ils n’en auraient pas l’intention, trahissent les représentés : nul ne peut vouloir à la place d’un autre, encore moins de dix mille autres. Toute représentation est par nature boiteuse. La crise de la représentation n’est donc pas un accident, et quelque mécanisme qu’on invente pour que les décisions des représentants soient représentatives, elles ne le sont jamais assez. Le scrutin majoritaire a ses inconvénients, le scrutin proportionnel a les siens, et le mélange des deux ne les supprime pas. Les institutions et, pour parler comme Montesquieu, la vertu (le civisme) seuls peuvent assurer le bon fonctionnement d’une démocratie représentative.

Que ces limites inhérentes à la nature de la représentation ne suffisent pas à expliquer son discrédit actuel

Devant l’échec de notre démocratie représentative, on revient à une ancienne forme d’élection, le tirage au sort. C’est peut-être une manière de ne pas chercher les causes de cet échec, qui sont diverses : la constitution de la Ve République, qui limite considérablement le pouvoir législatif au profit de l’exécutif, en est une – mais ailleurs en Europe, là où le législatif garde son pouvoir, tout va-t-il mieux ?

Autre cause possible : le fait que les élus n’ont aucun pouvoir réel, soit qu’ils manquent de courage et cèdent aux moindres pressions, soit que dans son rapport à l’Europe et au monde un pays seul n’ait plus de marge de manœuvre. S’agissant de l’écologie, objet de la « Convention citoyenne », il est manifeste qu’un seul pays ne peut presque rien : si par exemple nous faisions payer comme il convient les industriels français pollueurs sans que le reste de l’Europe en fasse autant, ce serait la faillite de leurs entreprises. Même chose si nos agriculteurs étaient les seuls à prendre les mesures qui conviennent pour éviter la pollution chimique, etc. Le discrédit de la représentation est aussi inséparable de celui des partis politiques et des syndicats : les syndicats de l’enseignement, qui ont contribué à la faillite de l’école, ont perdu beaucoup d’adhérents. Les autres valent-ils mieux ? Voit-on chez eux un véritable débat, de vraies propositions ? Et que devient la politique lorsque seules comptent l’économie et la croissance ?

Le discrédit actuel des représentants du peuple et des gouvernants, quelle que soit leur option politique, ne tient donc pas à l’insuffisance de toute représentation. C’est pourquoi il est permis de penser que la création d’une convention tirée au sort relève de la propagande (on dit aujourd’hui communication) et qu’au lieu de remédier au mal présent, elle l’aggravera.

Un tirage au sort fondé sur un préjugé sociologiste

Ce tirage au sort n’en est pas un à proprement parler2. Déjà les Athéniens modéraient le hasard de diverses façons, quoique chez eux il ait signifié la volonté des dieux. Surtout, le sort leur permettait de recruter certains magistrats, mais non de remplacer l’assemblée du peuple. Le peuple était réuni tout entier sur la Pnyx. Aujourd’hui, on ne tire pas au sort des magistrats, mais des citoyens censés représenter le peuple, et la sociologie remplace la religion pour justifier le hasard : il est entendu que pour garantir la représentativité des individus tirés au sort l’assemblée doit avoir la même composition sociale que le pays. Or la classification qui définit cette composition est-elle sensée ? Il faut pour le croire admettre la vérité de la sociologie qui la définit. Et serait-elle admissible, considérer que les suffrages sont conformes à une classification sociale ne relève-t-il pas d’une idéologie sociologiste qui réduit chacun à ce que son existence sociale fait de lui ? Dire, comme Thierry Pech de Terra nova, que le panel3 qu’est la Convention pour le climat est « la France en petit » n’a pas de sens. Peut-on en effet remplacer la représentation politique par une représentation statistique qui dépend d’une idée sociologiste de la société ? Faut-il, pour déterminer la volonté du peuple, que ses représentants soient une « image réduite » de la société ?

Une aberration statistique

Mais est-il même possible de réaliser une telle réduction ? Car enfin, si les représentants ne sont que cent cinquante, nécessairement des catégories ne seront pas représentées. Âge, couleur, genre, religion, association, profession, région, type d’habitation, niveau et type d’études, richesse ou pauvreté, célibataire, marié, marié avec ou sans enfants, divorcé, famille recomposée, orientation sexuelle, etc. : si l’on tenait compte de leur diversité réelle, il n’y aurait pas même un représentant par catégorie. On le voit, tout repose sur un nombre limité de catégories nécessairement arbitraire. Et par-dessus le marché, comment savoir la religion ou l’origine des tirés au sort ? Est-ce même légal ? Plus simplement, il suffit de rappeler que du strict point de vue des probabilités et du calcul statistique, il n’est pas vrai qu’on puisse par tirage au sort représenter une population de près de cinquante millions d’électeurs par un panel de cent cinquante individus, à quelque trucage qu’on ait recours.

Sociologisme et communautarisme

La citoyenneté requiert que chacun vote dans la solitude de son jugement et non selon son appartenance sociale : si les votes étaient de fait déterminés sociologiquement, ils n’auraient aucun sens. Et la statistique (elle-même inséparable des catégories sociologiques) ne peut faire que les élus du sort une fois rassemblés jugent comme auraient jugé d’autres « élus », si du moins on suppose que chacun exerce librement son jugement : oserais-je prétendre, si je suis tiré au sort, que mon avis « représente » celui des professeurs retraités ? Peut-être certaines communautés fonctionnent-elles de telle façon qu’un des leurs pense toujours et en tout comme les autres, mais ce sont alors des sectes. L’alliance d’une certaine sociologie et du communautarisme est conforme à la nature des choses. Bref, un tirage au sort organisé en fonction d’une répartition sociologique des ressortissants d’un pays est contraire à l’idée républicaine selon laquelle chacun peut être citoyen et par son suffrage décider de l’intérêt général au lieu de faire valoir son intérêt particulier de professeur, médecin, paysan, artisan, etc. La nouvelle convention prend acte du fait qu’il n’est question que de confronter des intérêts particuliers.

Sondage n’est pas suffrage. Le clientélisme

Mais peut-être y a-t-il pire. Les « élus » sont choisis selon une proportion sociologique : la rectification du sort se fait selon les mêmes principes que les sondages d’opinion. Ils constituent un panel statistique comme les « sondés ». Un tel rassemblement de citoyens tirés au sort n’est pas l’équivalent en plus gros d’un jury populaire. Un tel système risque de déposséder le peuple de son pouvoir législatif. Certes, les résultats de ces délibérations ne seront pas des lois : les députés auront à légiférer selon la voie normale. On peut supposer que les « élus » seront aussi sérieux et bons juges que les jurés d’une cour d’assises et qu’ils ne seront pas grisés à l’idée d’avoir gagné au loto de la représentation. Mais le principe même de cette « représentativité », sur lequel reposent les sondages d’opinion4, est emprunté au marketing : je peux savoir par là quel public voudra ou non le produit que je mets sur le marché. Je demande donc si cette pratique n’entraîne pas ou n’entérine pas une métamorphose de la délibération publique et ne s’inscrit pas dans la marchandisation générale de la société. Je n’accuse ici personne d’avoir une telle visée, mais je constate que les mœurs et les techniques du marché s’étendent à toute la vie humaine. Le sondage d’opinion peut-il ne pas transformer l’électorat en clientèle ? Et une convention constituée comme le panel d’un sondage d’opinion n’a-t-elle pas le même sens ?

On m’objectera que le clientélisme n’avait pas besoin de cela, aussi bien chez nous que dans la Rome antique. Cette tendance de la politique à s’adresser au peuple comme à une clientèle précède en effet l’invention des sondages d’opinion tels qu’on les pratique depuis longtemps, mais elle trouve dans cette pratique le moyen de se développer et pervertit inévitablement la vie politique. De même qu’avant de prononcer un mot, chaque politique interroge les sondeurs pour savoir son effet sur l’opinion, de la même façon, on réunit une convention composée d’hommes tirés au sort pour savoir ce qui plaît au pays. N’y a-t-il pas contradiction entre la méthode des sondages et le débat public, entre une politique fondée sur des sondages et l’idée même de campagne et de débat électoraux ? Un homme politique a-t-il à proposer le programme dont il sent qu’il plaira à sa clientèle, afin de se faire élire, ou bien à soumettre au peuple la politique qu’il juge la meilleure et à l’en persuader ? Il est vrai que soumis lui-même chaque semaine à un sondage, il ne peut plus rien faire.

Notes

1 – On trouve sur https://www.gouvernement.fr/convention-citoyenne-pour-le-climat-les-150-citoyens-tires-au-sort-debutent-leurs-travaux ceci:
« Un panel représentatif pour trouver des solutions concrètes
La Convention citoyenne pour le climat répond à une double demande exprimée par les Français dans le cadre du grand débat national : plus de démocratie participative, plus d’écologie. Elle a vocation à impliquer toute la société dans la transition écologique à travers un échantillon représentatif de citoyens. Sexe, âge, niveau de diplôme, type de territoire, situation socio-professionnelle et région ont été les 6 critères socio-démographiques à la base de la construction de ce panel.
Toutes les catégories de la population française y sont représentées : femmes et hommes, toutes les tranches d’âge, toutes les CSP, tous les niveaux de diplôme, toutes les régions, tous les types d’aires urbaines, etc. 40 suppléants complètent cette liste pour intervenir en cas de désistement ou d’empêchement. »

2 – [NdE] Sur la question générale des modes de scrutin, voir aussi l’article de Jacques Saussard http://www.mezetulle.fr/les-modes-de-scrutin-qui-nuisent-a-la-democratie-par-jacques-saussard/

3 – On peut lire sur : https://www.franceinter.fr/environnement/tirage-au-sort-methodologie-garants-comment-va-fonctionner-la-convention-citoyenne-sur-le-climat :
« Les 150 citoyennes et citoyens sont tirés au sort, « un peu comme pour un sondage », expliquait le 8 août sur France Inter le réalisateur et militant écologiste Cyril Dion, garant de la convention. « On va prendre des gens qui sont à la fois jeunes et vieux, riches et pauvres, issus de l’immigration pour [=ou] pas, écolos ou non ». L’idée étant de récréer une « France en petit », résumait Thierry Pech, co-président du Comité de gouvernance.
Pour être représentatif de la société française, ce panel devra donc comprendre :
52% de femmes et 48% d’hommes
6 tranches d’âge conformes à la pyramide des âges. Des jeunes de 16 ou 17 ans pourraient également participer. 
28% des participants seront sans diplômes. 
Le poids des régions sera évidemment pris en compte, avec quatre représentants pour les Outre-Mer.
Afin de sélectionner les participants, 300 000 personnes seront appelées : 85% sur leur téléphone portable, 15% sur leur ligne fixe, précise le site internet du Conseil économique, social et environnemental. « À la différence des listes électorales, les listes téléphoniques permettent à ceux qui ne peuvent pas voter d’être tirés au sort », justifie Cyril Dion, qui précise que les personnes appelées auront le droit de refuser.
Calendrier et méthodologie
Les participants travailleront six week-ends de trois jours, espacés à chaque fois de trois semaines, jusqu’à début 2020. « On va les former à la question climatique, leur faire rencontrer un certain nombre d’experts qui vont leur expliquer la trajectoire actuelle, les enjeux, les solutions existantes et les difficultés qu’on n’arrive pas à surmonter. Ils vont délibérer pendant cinq mois. Comme un jury d’assises. Sauf que la question est : comment réduire d’au moins 40% d’ici 2030″, détaille Cyril Dion. »

« Journal d’un indigné » d’André Perrin, lu par C. Kintzler

André Perrin publie Journal d’un indigné (Paris : L’Artilleur/Toucan, 2019) où l’on retrouvera la plume alerte et l’humour implacable dont il nous avait déjà régalés avec Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (Paris : éd. du Toucan, 2016)1.

En épinglant, jour après jour entre 2009 et 2019, les propos entendus à la radio ou lus dans la presse dite d’information, l’auteur nous offre un florilège consternant et désopilant de contradictions, de mauvaise foi, d’inculture et de grossièretés, qu’il commente avec élégance et drôlerie. Loin d’être un bric-à-brac hasardeux, la gerbe ainsi formée exhibe sa profonde cohérence par son alignement parfait sur la pensée progressiste politiquement correcte2. Impitoyable, André Perrin y relève la systématicité des partis pris idéologiques, lesquels produisent une autocensure moderne inséparable de l’ignorance et du mensonge.

Voici deux échantillons.

19 juillet 2017 (p. 121- 124)

André Perrin procède à un rappel. Mehdi Meklat a bénéficié de portraits flatteurs pendant des années dans nombre d’organes de presse de la part de journalistes qui n’ont jamais pris la peine d’alerter le CSA au sujet des milliers de tweets orduriers et antisémites publiés par lui, notamment:

« Faites entrer Hitler pour tuer tous les Juifs ». « Je crache des glaires à la gueule de Charb et de Charlie-Hebdo ». « Venez, on enfonce un violon dans le c. de Madame Valls ». Sans compter Caroline Fourest traitée de « grosse race maudite » et Natacha Polony de « grosse pute ».

L’auteur poursuit : « Ces aimables propos n’entrent visiblement ni aux yeux du CSA, ni à ceux des professionnels de la pétition, dans la catégorie des « opinions criminelles qui n’ont pas comme telles le droit à l’expression » » . Et de remarquer que « la vigilance de ces professionnels et celle du CSA n’a en revanche pas été prise en défaut » pour reprocher à l’historien Georges Bensoussan d’avoir déclaré à l’émission Répliques que « dans les familles arabes, en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère. » – propos condamnés par le CSA comme « susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires » et qui ont valu à Georges Bensoussan un procès interminable.

Perrin conclut avec sa verve coutumière page 124 : « Comme vous le savez, Georges Bensoussan a finalement été relaxé. Mais la morale de l’histoire, c’est qu’il se serait manifestement épargné tous ces ennuis judiciaires si, au lieu d’aller à Répliques, il avait choisi d’écrire quelques tweets traitant Leïla Shahid de « grosse pute » ou proposant d’enfoncer une kalachnikov dans le derrière de Mahmoud Abbas. »

12 décembre 2017 (p. 129)

« Philippe Meirieu est l’invité de Léa Salamé à 7h50 sur France Inter. Aucune des réformes proposées par Jean-Michel Blanquer ne trouve grâce à ses yeux. L’uniforme à l’école ? Un simple « habillage ». La dictée quotidienne ? Une mesure destinée à flatter la nostalgie des Français. Les deux heures de chorale ? Les professeurs de musique disposent déjà d’une heure hebdomadaire obligatoire qu’ils pourraient consacrer à la chorale. Et la place qui va être accordée aux neurosciences ? Certes, Meirieu n’est pas contre les neurosciences – ce serait comme être contre l’astrophysique – mais il est inquiet à l’idée qu’on pourrait leur donner un pouvoir prescriptif, et de citer Poincaré : « La science ne parle qu’à l’indicatif ». Elle dit ce qui est, elle ne doit pas dire ce qui doit être. Léa Salamé lui ayant ensuite fait observer que les sciences de l’éducation n’ont pas remédié à l’échec scolaire et à la baisse du niveau depuis quarante ans, Meirieu répond que c’est parce qu’aucun professeur de sciences de l’éducation n’a été nommé ministre de l’Éducation nationale. Autrement dit, si Meirieu avait été nommé à ce poste, les sciences – les vraies – auraient, au grand dam de Poincaré, parlé à l’impératif et on aurait vu ce qu’on aurait vu… »

Quelques notes un peu plus laborieuses où l’auteur s’évertue à prendre la défense de l’Église catholique n’ont pas échappé à mon propre parti pris idéologique anticlérical. Mais ce dernier y trouve, finalement, son compte ! L’ouvrage commence notamment par un texte3 consacré à l’explication des propos de Benoît XVI sur l’usage du préservatif en Afrique : la documentation mobilisée par André Perrin4 montre que les pays africains à majorité catholique sont les moins infectés par le VIH. Il suffit de très peu de malignité et d’humour pour en conclure que l’usage du préservatif – concurremment avec celui de la « bonne conduite » recommandée, bien sûr ! – y est peut-être pour quelque chose. Et dix ans plus tard, l’auteur remet les affaires de pédophilie dans un double contexte5 qui, en les noyant dans un conformisme qu’une institution morale planétaire aurait dû s’honorer de combattre, ne les rend que plus consternantes.

Même quand il se fait militant, André Perrin ne congédie jamais sa grande lucidité argumentative, son souci du détail référencé et son talent de fabuliste – fidèle aux conditions (déjà énoncées, pratiquées et commentées dans son premier livre) d’un débat véritablement intellectuel où l’allégresse est le signe du plaisir de penser.

Notes

1 – André Perrin, Journal d’un indigné, Paris : L’Artilleur/Toucan, 2019, préface de Pierre Manent. Sur le livre précédent (Scènes de la vie intellectuelle en France) voir l’article de Mezetulle.

2 – Certaines de ces notes ont été initialement publiées par Causeur, FigaroVox, la revue québecoise Liberté et Mezetulle.

3 – 26 avril 2009, p. 22.

4 – Tableau comparatif des États avec le pourcentage de catholiques et le taux d’infection dû au VIH, p. 26-27.

5 – Contexte quantitatif : elles affectent bien d’autres institutions religieuses que l’Église, dont certaines sont touchées plus gravement). Contexte « sociétal » : la plupart des affaires remontent à une période où la pédophilie était non seulement tolérée mais célébrée publiquement – à l’appui un rappel de quelques déclarations de l’establishment intellectuel médiatique. Notes datées des 3 et 6 mars 2019 p. 210-222.