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Sur l’expression « droit au blasphème ». Dossier sur la liberté d’expression

Au-delà de la légitime et urgente protection due à une personne visée par des menaces de mort pour avoir exercé la liberté d’expression1, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila » a déclenché un débat nourri. On trouvera ici une récapitulation des textes publiés sur Mezetulle à ce sujet, dont certains sont bien antérieurs à « l’affaire » proprement dite. J’y ajoute une brève réflexion sur la notion couramment employée dans ce débat de droit au « blasphème », expression qui me semble véhiculer une double approximation non exempte de dangers.

Dossier. Récapitulation des articles en ordre chronologique inversé

Sur l’expression « droit au blasphème »

L’expression « droit au blasphème » est critiquable parce qu’elle est approximative, et ce n’est pas sans conséquence. Pour signaler qu’il s’agit d’une double approximation, il faudrait employer un système de doubles guillemets, et écrire : « droit au « blasphème » ». Non seulement le blasphème n’existe pas en droit français, mais, pour cette raison entre autres, on ne peut pas parler en toute rigueur de « droit au blasphème ».
Je vois déjà quelques lecteurs s’indigner : Catherine Kintzler soutient les dévots ! elle « n’est pas Mila » ! ou, au mieux : CK pinaille et introduit un « oui mais » ! Je leur demande de lire ce qui suit jusqu’au bout..
Oui je pinaille, et « je suis Mila ».

« Blasphème » : une notion impertinente en droit

Dans son article « L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français », Jean-Éric Schoettl rappelle l’abolition du délit. Dans l’état actuel du droit, la notion même de blasphème est inconnue, impertinente. On peut avancer un argument philosophique : la notion n’a de pertinence que pour les adeptes d’une position, d’une religion, et seuls ces adeptes sont en mesure de proférer des propos que d’autres adeptes jugeront « blasphématoires ». Il s’agit d’une notion interne à un discours et aux tenants de ce discours.

Cette absence a une conséquence évidente : comment une loi pourrait-elle énoncer explicitement un droit à quelque chose dont elle ne reconnaît pas l’existence ? Ou encore : énoncer ce droit serait ipso facto reconnaître l’existence du blasphème (et lequel ? pour quelles doctrines, quelles religions ? faut-il se lancer dans une énumération qui sera par défnition incomplète ? ).

Si les religions, les doctrines, utilisent la notion de blasphème et blâment sur ce motif certains de leurs adeptes, il s’agit d’un usage privé et strictement moral. Aucune religion, aucune autorité ne peut recourir à la loi pour demander la punition des adeptes jugés déviants, ni recourir à des actes délictueux pour les punir elle-même. Il n’y a pas de délit de blasphème : tout le monde a le droit de « blasphémer » !
Pourquoi alors pinailler devant l’expression « droit au blasphème » ?

La vertu libératrice du silence de la loi

La liberté de proférer ce que certaines doctrines qualifient de blasphème ne s’inscrit pas seulement dans l’inexistence juridique de la notion de blasphème, elle s’inscrit tout simplement et généralement dans l’exercice ordinaire de la liberté, lequel a pour principe que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché » (art. 5 de la Déclaration des droits de 1789).

En l’absence d’interdiction expresse, c’est la liberté qui vaut, dans le silence de la loi. Or prétendre qu’existerait un « droit au blasphème » c’est supposer que ce droit aurait besoin, pour s’exercer, d’être énoncé par la loi, comme le droit à l’instruction, au logement, etc., de sorte qu’en l’absence de son énoncé, cela pourrait être interdit ou du moins réellement empêché.  C’est confondre d’une part les droits-liberté qui sont indéfinis, limités par des interdits explicites et qui n’ont pas besoin d’être énoncés pour s’exercer, et d’autre part les droits qui sont définis et ne peuvent s’exercer que s’ils sont expressément énoncés par la loi. Ce serait côtoyer dangereusement le principe liberticide selon lequel « tout ce qui n’est pas autorisé expressément par la loi est interdit »… !

J’ai autant le droit de « blasphémer » que j’ai celui de me gratter le nez ou celui de coller à l’envers la vignette de mon assurance auto sur mon pare-brise, etc.
On a le droit de « blasphémer » et il est utile de le rappeler inlassablement. En revanche il me semble approximatif et dangereux de parler d’un « droit au blasphème »  comme s’il fallait une loi pour l’assurer.

Note

1 – Sur le détail de l’affaire, voir la note 1 de l’article « It hurts my feelings ». Sur ses prémisses, dont on parle très peu (la vidéo postée par la jeune fille intervient en effet dans un second temps, elle y réplique à des propos qui eux-mêmes auraient mérité des poursuites judiciaires), voir le commentaire de Jeanne Favret-Saada qui fait un très utile rappel : https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français (par J.-E. Schoettl)

Au sujet de « l’affaire Mila », Jean-Éric Schoettl1 livre son analyse et ses inquiétudes en les éclairant par sa connaissance de la vie du droit. Mezetulle remercie l’auteur et le site de l’association « Egale », où le texte est proposé au téléchargement2, pour leur aimable autorisation de reprise.

L’incrimination de blasphème a été abolie en France avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État », concomitamment à la proclamation de la liberté de la presse en 1881.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part, et du souci exacerbé de ménager la sensibilité de l’Autre, d’autre part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème ?
Telle est, entre autres problèmes de société, la question que pose l’affaire Mila.

Les faits

Rappelons sommairement les faits.

  • Parce qu’elle a dit sur Instagram qu’elle détestait les religions, et plus particulièrement l’islam, Mila (seize ans) a vu se déverser sur elle un tombereau d’insultes sexistes et de menaces de mort, tandis que des informations précises sur sa vie privée et ses habitudes étaient divulguées sur Internet3. Sa sécurité se trouvant en péril, elle ne se rend plus à son lycée.

  • « Elle l’a cherché, elle assume » a estimé, sur l ’antenne de Sud Radio, le délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM).

  • Le procureur de la République de Vienne a ouvert deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine. Le 30 janvier, la procédure pour incitation à la haine faisait cependant l’objet d’un classement sans suite.

  • Tout en condamnant les menaces, la garde des Sceaux a estimé que l’insulte à la religion proférée par Mila (« Je déteste la religion, […] le Coran il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense. […] Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir. ») constituait « une atteinte à la liberté de conscience ».

Les fractures françaises autour de l’islam

Cette affaire est, à de multiples égards, un cas « chimiquement pur » des fractures françaises autour de l’islam.

  • La vision négative de l’islam qu’exprime Mila (qu’elle qualifie de « religion de haine ») est sans doute majoritairement répandue en France chez les non-musulmans, ce qui est en soi préoccupant pour l’harmonie future de la société française.

  • Le déferlement de haine dont Mila a été l’objet sur les réseaux sociaux de la part de jeunes musulmans alimente malheureusement cette vision négative de l’islam chez les non-musulmans. Il témoigne au minimum du pouvoir d’imprégnation des idées islamistes sur les jeunes des « quartiers ». Les camarades de lycée de Mila de confession musulmane la traitent de raciste, sans guère s’émouvoir des menaces de mort. Quel abîme entre cette réaction collective, qu’il faut bien qualifier de communautaire, et les marques de sympathie que Mila a reçues de tant de gens ordinaires ! Un fossé se creuse qu’il est absurde de continuer à nier.

  • Au lieu de condamner ces menaces en martelant que « l’islam ce n’est pas ça », au lieu de mettre la violence à l’index, au lieu d’expliquer qu’en France il faut respecter les lois de la République et qu’en France la loi ne verrouille pas la liberté d’expression au nom du sacré, le délégué général du CFCM (qui n’est pourtant pas un intégriste patenté) emprunte au langage de la cour de récréation pour accabler une gamine dont l’existence quotidienne est compromise et dont les jours sont en danger : « Elle l’a bien cherché ». Bien cherché quoi ? S’il y a passage à l’acte, que dira M Zekri pour échapper à sa part de responsabilité ? Peut-on encore compter sur de tels représentants pour institutionnaliser en France un islam des Lumières ? Oui, en effet, le fossé se creuse.

  • Du côté du camp progressiste, c’est soit le silence assourdissant, soit la justification hypocrite de ce silence « pour le bien de l’intéressée, qui est dépassée par les évènements » (comme si on avait dissuadé Zola d’écrire « J’accuse », pour ne pas desservir la défense de Dreyfus), soit carrément la tentative de la discréditer (n’est-elle pas soutenue par le Rassemblement national ? n’a-t-elle pas été « exfiltrée par la police » [sic] ?

  • Enfin, du côté des pouvoirs publics, mises à part quelques voix claires (Schiappa, Blanquer, Castaner), la peur de stigmatiser a paralysé à nouveau les esprits. Dans la Maison Justice, la tentation a été irrépressible, au moins dans un premier temps, de renvoyer dos à dos les fanatiques proférant injures et menaces (de viol et de meurtre) et une gamine qui, dans le style il est vrai très cru qui est celui des réseaux sociaux, a fait usage de sa liberté d’expression en disant tout le mal qu’elle pensait de l’islam sans s’en prendre aux musulmans, ni tenir de propos racistes, comme elle s’en explique fort bien.

C’est sur l’attitude du parquet et de la garde des Sceaux que nous voudrions braquer à présent notre loupe.

Le procureur de la République de Vienne

Dans cette consternante affaire, on l’a dit, le procureur de la République de Vienne a ouvert initialement deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces (c’était la moindre des choses) ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine raciale et/ou religieuse.

L’ouverture de la seconde enquête soulevait de prime abord trois problèmes.

D’abord celui-ci : en renvoyant dos à dos des enragés proférant des menaces de mort et une gamine dont les propos répliquaient, comme le montre le contexte4, à des injures machistes (émanant des mêmes individus qui, de harceleurs, se sont mués en inquisiteurs), le parquet établissait une bien étrange symétrie. 

Fallait-il y lire un message et lequel ? Cherchait-on à montrer qu’on ne transigeait pas avec l’islamophobie ? Qu’on tenait la balance égale entre jeunes issus de l’immigration et jeunes Français « de souche » ?

Le deuxième problème était posé sans ambages par Céline Pina dans Causeur : « des fanatiques s’en prennent à une jeune fille et la menacent de mort parce qu’elle critique leur religion et le parquet vient leur prêter main forte au lieu de défendre la liberté d’expression ! »

Fallait-il rappeler, ainsi que l’avait fait, il y a près d’un demi-siècle, la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside5, que « la liberté d’expression vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population » ? Ou considérer qu’une partie de la population doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion ?

Le troisième problème était le plus sérieux. Il semblait acquis que l’arsenal dressé depuis la loi Pleven pour combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. 6, protégeait les personnes et non les dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2006 ne constituaient pas une injure à l’égard des musulmans 7.

Or il se trouve que Mila a tenu des propos certes virulents, voire orduriers (répétons-le : les gens de son âge n’en sont pas avares sur les réseaux sociaux), mais dirigés contre l’islam et non contre les musulmans. Un simple visionnage de la vidéo postée sur Instagram suffisait à s’en convaincre, sans qu’il soit besoin d’ouvrir une enquête.

En ouvrant cette seconde enquête, le parquet amorçait donc le glissement de tous les dangers pour la liberté d’expression : celui qui conduit à voir dans une charge contre la religion une incitation à la haine, ou une injure, ou une diffamation contre les croyants. C’était importer dans notre droit répressif le délit de blasphème.

Si cette pente était dévalée, il ne nous suffirait plus (nous laïques impénitents) de fustiger l’existence des crimes et délits de blasphème et d’apostasie partout où ils existent sur la planète (c’est-à-dire principalement dans les pays musulmans). Encore nous faudrait-il désormais dénoncer l’introduction subreptice, car purement jurisprudentielle, du délit de blasphème en droit français.

Fort heureusement, le procureur de Vienne est rapidement venu à résipiscence, ce qui est tout à son honneur.

Il a classé sans suite la procédure pour incitation à la haine, en publiant le 30 janvier un communiqué, en tous points conforme à l’état de notre droit, dans lequel il expose que : « l’enquête a démontré que les propos diffusés, quelle que soit leur tonalité outrageante, avaient pour seul objet d’exprimer une opinion personnelle à l’égard d’une religion, sans volonté d’exhorter à la haine ou à la violence contre des individus à raison de leur origine ou de leur appartenance à cette communauté de croyance ».

Toutefois, demeure chez les juristes les plus sensibles au discours victimaire et les plus attachés à la protection des minorités la tentation de voir dans l’insulte à la croyance une injure faite aux croyants.

C’est ce que montrent les propos tenus jusqu’ici par la garde des Sceaux sur l’affaire Mila.

La garde des Sceaux

Le 29 janvier, sur Europe 1, Mme Belloubet déclare que « l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de croyance ».

Emboîtant le pas au premier mouvement du procureur de la République de Vienne (lequel, on vient de le dire, est vite revenu à une plus juste appréciation des choses), la ministre de la Justice fait un parallèle entre menaces de mort d’un côté et insulte à la religion de l’autre (tout en précisant, il est vrai, que, à ses yeux, les menaces de mort sont plus graves que l’insulte à la religion).

Dans une mise au point ultérieure (après-midi du 29), elle explique que la critique de la religion est légitime, mais devient un délit lorsqu’elle prend un tour injurieux.

En somme, si on comprend bien la garde des Sceaux, Charlie Hebdo aurait dû être condamné en 2008 par la Cour d’appel de Paris8.

Or ce jugement de 2008 n’est pas isolé, bien au contraire. C’est une jurisprudence constante qui, depuis 1985, refuse de voir une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants (tombant sous le coup des articles 24, 32 ou 33 de la loi du 29 juillet 1881) dans une critique, même outrageante, même injurieuse, de la religion.

Après 1984 (affaire du film Ave Maria dans laquelle Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès, pour « outrage aux sentiments catholiques », l’affiche du film de Jacques Richard), la jurisprudence s’est en effet stabilisée dans le sens suivant : la critique des religions, même véhémente, même injurieuse, la caricature, même outrancière, de leurs figures sacrées, ne sont pas regardées comme une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants.

Ainsi, comme le rappelle Richard Malka dans Le Figaro du 28 janvier, la Cour de cassation rejette en 2007 un recours de l’AGRIF visant un dessin représentant le Christ nu avec un préservatif sur le sexe9.

Aujourd’hui il n’y aurait pas de recours du tout car le « parti clérical » a cessé le feu. La chanson de Frédéric Fromet sur France Inter (« Jésus pédé ») n’a ému que par son caractère (éventuellement) homophobe. Les excuses de l’auteur s’adresseront d’ailleurs à la communauté homosexuelle. La religion majoritaire a digéré l’abolition du délit de blasphème (1881), comme elle a digéré la loi de séparation (1905).

Inquiétudes

Mais d’autres bigots ont pris le relais des groupes catholiques traditionalistes. Et ce n’est plus pour la défense de la France fille aînée de l’Église, mais par culpabilité post-coloniale que ces nouveaux bigots sont écoutés des professions juridiques (magistrats, avocats, professeurs de droit et garde des sceaux). Une bonne partie de la doctrine est visiblement habitée, comme une bonne partie de l’intelligentsia française, par cette haine de soi qui pousse à prendre en toute circonstance, fût-ce en liquidant les fondamentaux de la République, le parti de l’Autre.

Une telle évolution peut-elle conduire à la remise en cause de la sage jurisprudence encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en 2008 ?

Ce risque, conjuré dans l’immédiat avec l’affaire Mila, existe bel et bien à l’avenir.

À l’analyser précisément, il tient à la conjonction de deux phénomènes à l’œuvre depuis un bon moment.

  • Au nom de la lutte contre les « phobies » (homo-, islamo- etc.) et contre les discriminations10, le droit pénal est requis par les associations militantes de protéger contre toute raillerie la sensibilité des membres des groupes réputés discriminés.

  • Dans le cadre de cette protection, les croyances de la victime tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à son identité et à la définition de son groupe d’appartenance.

Dès lors, une insulte à la croyance devient une injure aux croyants.

Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et conformément à la volonté du Parlement, mais par voie purement jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la personnalité des membres des groupes réputés discriminés.

Comme l’écrit Catherine Kintzler11 : « La question du blasphème est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent. »

Notes

1 – Jean-Éric Schoettl est conseiller d’État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

3 – NdE. Pour plus de détails, car ils méritent d’être connus, voir le 2e commentaire de Jeanne Favret-Saada sur l’article « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème » https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

4 – NdE. Voir la note précédente.

5 – 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72, §48.

6 – Cf articles 24 (septième à onzième alinéas), 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans leur rédaction issue de la loi Pleven (n° 72-546 du 1 juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme), complétée par de nombreux textes ultérieurs étendant la liste des groupes protégés et étoffant la répression.

7 – En première instance, le TGI de Paris avait relaxé Charlie Hebdo en faisant prévaloir la liberté de se moquer d’une religion sur le caractère choquant des caricatures pour la sensibilité des musulmans.

8 – NdE Voir ci-dessous l’ajout du 8 février : « La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde« .

9 – NdE. Voir dans l’article « It hurts my feelings…. » (notes 10 et 11) les références aux publications de Jeanne Favret-Saada en 2016 et 2017 sur ces deux affaires.

10 – Cf. articles 225-1 à 225-4 du code pénal.

11 – « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème ».

[Edit du 8 février] La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde

Le 8 février, dans une tribune au Monde, Mme Belloubet a opéré une seconde rectification de ses propos, en forme d’autocritique cette fois. Celle-ci me paraît satisfaisante (et rassurante) tant sur la question du blasphème que sur la portée du principe de laïcité.

Qu’on en juge par ces extraits :

« J’ai eu une expression qui était non seulement maladroite – ce qui est regrettable –, mais surtout inexacte – ce qui l’est plus encore : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Maladroits, ces mots, repris de ceux exprimés dans la question posée, l’étaient à l’évidence, en donnant le sentiment que l’on pouvait établir une comparaison entre deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et qu’on ne peut mettre en balance. Inexacts, ensuite, car, juridiquement, l’insulte à la religion n’existe heureusement pas dans notre République. Seules sont réprimées les injures faites à autrui en raison de son appartenance à une religion déterminée, comme celles adressées à une personne en raison de ses origines, de ses orientations sexuelles, de son sexe…
[….] En matière de laïcité, il n’y a pas d’accommodements possibles. C’est un bloc. Inaltérable. Non négociable. Vital. La France s’est construite autour de cette idée cardinale, qui fait partie de notre ADN. Ce principe est la pierre angulaire de la République. Il repose sur la liberté de conscience et la stricte séparation des religions et de l’État. Et si la laïcité renvoie à un régime juridique, elle est plus encore un esprit, un esprit français. »

 

Éléments pour réinstituer l’élitisme républicain

L’égalité chez Condorcet

À partir de Condorcet, Charles Coutel propose une analyse de l’élitisme républicain et montre en quoi, opposé aussi bien à l’égalitarisme qu’à l’élitisme de la naissance ou de l’argent, il s’inscrit dans le concept d’égalité, qu’il éclaire à son tour. L’institution de l’Instruction publique est au cœur de cette réflexion : l’école publique, malmenée à présent depuis des décennies au nom d’une vulgate sociologiste qui lui enjoint de se renier, serait bien inspirée d’en méditer et de s’en réapproprier les principes.

Ce texte vient enrichir un dossier comprenant un ensemble d’articles sur Condorcet1

Condorcet pourrait bien, sur la question de l’égalité, se révéler un des penseurs les plus précis et les plus clairs pour nos temps démocratiques ; il pourrait même nous aider à réinstituer la notion de plus en plus méconnue d’élitisme républicain2. Il échappe, en effet, aux réductions que nous nous ingénions à opérer sur la notion philosophique d’égalité : l’égalitarisme à courte vue et l’élitisme arrogant, lié à la naissance ou à l’argent. Condorcet est le porteur de trois espérances : voir, un jour, s’établir une égalité entre les nations, une égalité dans tout peuple et un équilibre des ressources et des besoins entre les hommes. En ce sens, Condorcet est un mélioriste3.

Les analyses qui suivent s’inscrivent dans ce méliorisme universaliste, républicain et humaniste, et souhaitent insister sur la question de l’égalité dans la théorie de l’instruction publique, pièce maîtresse de la philosophie condorcétienne. Nous trouverions ainsi chez lui de quoi nous prémunir contre la vulgate sociologiste actuellement dominante qui ne voit dans l’école républicaine, voire dans notre République, que la reproduction des inégalités socio-économiques.

Un paradoxe surprenant : mettre l’inégalité au service de l’égalité

À l’idée de renverser tous les privilèges sur le plan politique correspond toujours, chez Condorcet, la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et économiques. Il compte notamment sur l’Instruction publique pour réduire toutes les contradictions persistant entre les principes fondamentaux proclamés en 1789 et la réalité. Condorcet, dans son Rapport sur l’instruction publique (édition Edilig, 1989, p. 82), précise : « [il s’agit] d’établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi »4.

Cependant, le philosophe ne glisse pas vers l’égalitarisme abstrait de certains de ses contemporains, qui revient toujours à tirer les choses vers le bas et à pactiser avec l’ignorance. Comment, dès lors, concilier cette affirmation que tous les hommes sont égaux, sur le plan politique et des droits de l’homme, avec l’idée que les esprits et les talents ne sont pas semblables ? L’égalité d’instruction doit lutter à la fois contre le retour subreptice de l’inégalité dans l’accès aux savoirs (dans le préceptorat privé par exemple), mais aussi contre la tentation de l’égalitarisme qui, à partir de l’égalité morale et politique des hommes, en arrive à haïr les talents et les lumières, à condamner l’excellence et à interdire l’admiration et toute défense héroïque de la République.

Cet « élitisme républicain » n’a pas toujours été bien compris. Le coup de génie de Condorcet fut de comprendre que la diversité des esprits peut se mettre au service de l’égalité politique proclamée par la loi. Pour cela, il se tourne vers les plus savants qui, au sein de la Société nationale des sciences et des arts qu’il imagine, déterminent les savoirs élémentaires dont la maîtrise rend chaque citoyen apte à l’autonomie intellectuelle requise par la constitution républicaine. L’élémentarité des savoirs enseignés assure la formation du jugement éclairé des citoyens : elle constitue l’alphabet de notre émancipation.

Mais ce jeu entre l’inégalité et l’égalité présuppose une autorité supérieure échappant à tout risque d’une exploitation politique des inégalités présentes. De plus, l’Instruction publique doit être un lieu où règne l’égalité entre les élèves sur le plan matériel (par la gratuité) et sur le plan des opinions (par la laïcité5). Condorcet se réfère souvent à Adam Smith pour poser le problème suivant : comment concilier l’égalité politique proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 avec la diversité des conditions, des esprits et des talents ? Ne pas affronter cette difficulté, notamment par l’instruction publique mais aussi par la vertu politique de la puissance publique, serait laisser croire que l’affirmation de l’égalité politique ou éthique des hommes n’a aucune implication concrète ; elle paraîtrait ainsi vite mystificatrice. Si le régime républicain ne réduit pas effectivement les inégalités, il se discrédite et fait douter de ses références explicites aux droits de l’homme ; plus grave : il se pourrait bien que certains désespèrent des droits de l’homme eux-mêmes, en en faisant une arme aux mains des impérialistes et des colonialistes.

L’égalité dans l’instruction anticipe sur l’égalité des conditions et des fortunes sans imposer une uniformité égalitariste ni un unanimisme consensuel. C’est cette thèse qui est actuellement méconnue par une certaine vulgate sociologiste qui s’ingénie à faire croire que l’avenir scolaire d’un élève pourrait être prédit par l’étude des conditions socio-économiques présentes de ses parents.

L’apport d’Adam Smith

Pour justifier son « élitisme républicain », Condorcet se tourne vers Adam Smith :

« M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre, l’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, éd. Garnier Flammarion, p. 78)

Il importe donc d’appliquer l’exigence d’égalité proclamée en 1789. Mais comment échapper à l’égalitarisme ? Pour Condorcet :

« L’égalité des esprits et celle de l’instruction sont des chimères. Il faut donc chercher à rendre utile cette inégalité nécessaire. Or le moyen le plus sûr d’y parvenir n’est-il pas de diriger les esprits vers les occupations qui mettent un individu en état d’enseigner les autres, de les défendre contre l’erreur. » (Rapport, éd. cit., p. 186)

Il faut donc contribuer à l’instruction de tous grâce aux savoirs élémentaires, car « L’homme […] qui sait les quatre règles de l’arithmétique, ne peut être dans la dépendance de Newton pour aucune des actions de la vie commune. » (ib., p. 187)

Les savoirs élémentaires, universellement répandus par l’Instruction publique, assurent l’égalité de tous les hommes sans attenter à la diversité des esprits et des talents, ni aux progrès des lumières. La maîtrise des éléments fait accéder chacun à l’autonomie, dans le respect des compétences et des lumières des plus savants et sans faire du savoir un pouvoir au service de l’État6, fût-il républicain.

Ainsi, l’égalité de tous ne sacrifie pas l’excellence : nous sommes au cœur de l’élitisme républicain. Sans cette égalité de l’instruction élémentaire et sans une solide instruction civique et morale, une école entretiendrait l’idée que la maîtrise d’un savoir viserait l’exercice d’un pouvoir ou serait liée à la puissance de l’argent, d’où la condamnation du préceptorat privé par Condorcet. En ce sens, l’égalité d’instruction est requise car :

  • elle est en conformité avec les droits naturels et permet à chacun de ne dépendre que de soi et de développer sa raison, dans le cadre de la formation d’une raison commune ;
  • elle ne sacrifie pas l’excellence et ne tombe pas dans l’égalitarisme abstrait ;
  • elle contribue à la fois à l’apprentissage de la citoyenneté (préparation aux fonctions publiques) et aux progrès des lumières : elle assure aussi le lien entre l’épistémologique et le juridique ;
  • elle permet de sortir du « sophisme » de Rousseau qui confond les savoirs en eux-mêmes et leurs usages dans des relations inégalitaires entre les hommes. L’essor des lumières ne remet pas en cause l’égalité, si tous les hommes sont suffisamment instruits pour respecter les savoirs sans en être les dupes : accepter que quelqu’un soit plus savant que moi ne me lèse en rien si je ne dépends pas de lui pour penser, choisir et voter ;
  • elle a aussi une utilité économique en contribuant aux progrès des sciences et des techniques.

Les implications institutionnelles du principe d’égalité

Le principe d’égalité va tenter de sortir du paradoxe initial en produisant des effets institutionnels précis car les savoirs ne sont des sources d’inégalité que s’ils ne sont pas diffusés universellement : le travail des académies doit être relayé par l’Instruction publique et se doubler d’une tâche d’élémentarisation. L’exigence d’égalité induit donc les autres principes de l’Instruction publique. L’égalité, pour s’instituer, doit être éclairée :

  • par son application dans le champ des savoirs enseignés à travers les savoirs élémentaires (l’égalité appliquée au savoir enseigné) ;
  • par sa légitimation institutionnelle et juridique, par le principe de laïcité (neutralisant les préjugés et les inégalités de départ) ;
  • par un effort de traduction didactique visant à faire comprendre les mêmes éléments à tous les esprits dans leur diversité (en revanche, toute attitude catéchistique et dogmatique gomme cette diversité des esprits et dissimule la teneur problématique et perfectible de tout savoir) ;
  • par une unification (non uniformisante) éthique et humaniste : par une référence constante à l’amour de l’humanité et au respect des droits naturels, le principe d’égalité s’interdit de glisser vers l’égalitarisme, le grégarisme ou encore l’individualisme.

C’est le rôle de la Société nationale d’inscrire l’Instruction publique dans le perfectionnement de l’humanité. L’Instruction publique met donc le meilleur à la portée de tous : d’où la volonté de veiller à la qualité des programmes, des manuels scolaires et de la formation des futurs maîtres. Ces remarques explicitent les quatre implications institutionnelles du principe d’égalité présentées, notamment, dans le Rapport de 1792 :

1°) La mixité : Condorcet étend l’Instruction publique aux deux sexes : « Il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. » (Cinq mémoires, éd. cit., p. 196, voir aussi p. 98 à 104)

2°) L’obligation scolaire fut proclamée sous la IIIe République, grâce aux efforts de Jules Ferry et de Jean Macé ; mais déjà, à plusieurs reprises, Condorcet avait manifesté le souci de voir l’Instruction publique devenir « universelle ».

Le pouvoir constituant du peuple est affirmé mais aussi médiatisé par la capacité de chaque citoyen à raisonner sur ses choix lors d’un scrutin. Cela présuppose l’instruction élémentaire des futurs citoyens. Le lien entre la souveraineté républicaine et la raison éthique de chaque citoyen est assuré par une instruction civique et morale sur laquelle Condorcet insiste toujours7.

Comment accepter, lors d’un vote, une décision qui me déplaît si, par ailleurs, je ne vois pas dans cette majorité de suffrages une invitation à revenir sur mon premier avis et à réfléchir sur ma faillibilité ? Mais, d’autre part, bien que minoritaire, je puis cependant avoir raison à long terme : la constitution républicaine me donne la possibilité de reposer le problème que j’estime mal réglé par le précédent scrutin. Ainsi l’instruction publique, par l’obligation scolaire, m’invite à la vigilance critique, si je partage l’avis majoritaire, mais aussi à la critique constructive, si je suis dans la minorité : si tous les hommes sont éclairés et instruits, le vote majoritaire aura une force qu’il n’aurait pas si les hommes étaient ignorants. L’obligation scolaire apporte une réponse à l’un de nos problèmes initiaux : la majorité est signe provisoire du vrai seulement si l’instruction élémentaire est obligatoire ; par l’instruction élémentaire obligatoire, toute opinion doit se présenter comme une thèse critiquable et non comme un dogme.

L’égalité politique et juridique des personnes ne signifie pas l’équivalence des énoncés et des thèses en présence. Le républicanisme est un débat continu entre les citoyens. Mais ce principe d’obligation n’est effectif que si l’école instruit vraiment, ce qui renvoie aux autres principes de l’instruction publique (indépendance de l’instruction vis-à-vis du pouvoir exécutif, élémentarité, citoyenneté, humanité). De cette obligation découle le principe d’égale répartition et implantation géographique de l’Instruction publique : aucun lieu ne doit être oublié. De ce principe d’obligation, Condorcet déduit aussi une théorie de l’instruction des adultes : cette volonté se retrouvera dans la tradition des universités populaires du républicanisme français.

Le principe d’obligation scolaire n’est donc pas une contrainte extérieure à l’individu : il révèle à chaque élève qu’il est responsable de la détermination commune du bien public et qu’il est dépositaire de la souveraineté.

3°) La gratuité scolaire s’oppose aux tenants du préceptorat privé qui, en faisant de l’accès aux savoirs le privilège des riches, occulte la puissance émancipatrice des lumières. Cette équivalence entre richesse et savoirs entretient l’idée fausse que les savoirs servent à l’exercice des pouvoirs. Pour Condorcet, la gratuité de l’Instruction publique doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Cette gratuité a un autre effet : elle rend possible la continuité entre les savoirs élémentaires, les savoirs scientifiques et les lumières politiques. C’est une mesure qui permet à tous d’assumer les fonctions publiques.

4°) L’unification de la langue dans l’Instruction publique : c’est aussi au nom de l’exigence d’égalité que Condorcet prône l’existence et la diffusion d’une langue claire et unifiée au sein de l’Instruction publique. Condorcet développe une théorie de la langue universelle qui prend les mathématiques comme référence, mais il tempère ce rêve chimérique car l’idée d’une langue universelle est incompatible avec la perfectibilité de l’humanité et l’historicité de la raison. Devant les élèves, le maître devrait exclure toute ambiguïté dans sa propre langue. Cette revendication de l’univocité et de la clarté du langage est omniprésente dans l’œuvre de Condorcet, qui voit dans la confusion des mots l’origine des conflits rencontrés par les hommes et l’une des causes des inégalités.

Il se tourne vers les sociétés savantes et les académies pour qu’elles fixent le sens des mots sans en appauvrir la polysémie. Condorcet suggère que l’Instruction publique « se perfectionnant sans cesse » est le seul remède à cette tentation de « faire simple » quand les choses, en fait, sont complexes. Entre les castes cléricales qui veulent émerveiller sans expliquer et les charlatans qui veulent tout simplifier, il y a une complicité évidente : ne pas donner au peuple le moyen de comprendre et de s’instruire. L’Instruction publique condorcétienne ne cède ni à l’enthousiasme simplificateur ni à l’obscurantisme égalitariste, car elle met les savoirs à la portée de tous sans sacrifier l’excellence et la diversité des esprits et des talents : Condorcet y parvient par une théorie complexe et originale de l’élémentarisation des savoirs enseignés. Cette remarque nous autorisant, peut-être, à avancer l’idée que toute crise de l’idée d’égalité serait liée à une crise de l’idée d’élémentarité des savoirs enseignés dans l’École de la République.

Quelques conclusions

Nos précédentes analyses visaient à dépasser notre perplexité initiale face à l’apparent paradoxe condorcétien de l’égalité : mettre la diversité des talents au service de l’égalité elle-même. Ce paradoxe n’en est plus un : il devient une tâche pour tous au sein de la République dès lors qu’elle se veut à la fois sociale, solidaire, fraternelle, humaniste et hospitalière8. L’égalité des hommes et des citoyens n’est pas l’uniformité des avis et l’équivalence des énoncés ou des jugements. Le progrès de l’égalité requiert le progrès des lumières générales ; ce progrès présuppose une Instruction publique de qualité. C’est à elle de pousser chacun vers son point d’excellence où se conquiert l’estime de soi et où se renforce la vertu politique, qui revient à aimer les lois et la République.

C’est dire aussi, comme nous le suggérions, l’actualité de l’approche condorcétienne de l’égalité ; mais pour comprendre cela il faut se souvenir que les démocraties peuvent vouloir sacrifier l’égalité au nom de la liberté et la liberté au nom de l’égalité, c’est-à-dire se tromper sur l’une et l’autre, comme nous en avertit sans cesse Alexis de Tocqueville. Dans les Cinq mémoires, (éd. cit., p. 104), Condorcet avertit :

« Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour exiger de la puissance publique une instruction publique qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. »

Notes

1[NdE] Voir la liste des textes dans cet article du Bloc-notes. Charles Coutel est professeur émérite à l’Université d’Artois, auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’école, sur Péguy, spécialiste de Condorcet, dernier ouvrage paru : voir la note 8. 

2 – Sur l’historique des contresens commis sur la notion d’élitisme, voir la rubrique Vitriol de la revue Humanisme, no 321, rédigée par Léo Romand-Monnier.

3 – Condorcet s’explique sur ce méliorisme : « Qu’importe que tout soit bien pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous. » (Œuvres complètes, édition Arago, tome 4, p. 225). Comme l’a très judicieusement remarqué le chercheur Laurent Loty, le méliorisme condorcétien permet de ne pas avoir à choisir entre le pessimisme et l’optimisme.

4 – Pour plus de clarté, quand il s’agit de l’institution, Instruction publique prend une majuscule, mais pas quand il s’agit du concept.

5Condorcet défend l’« esprit public » contre l’« esprit de secte » ; voir notre contribution dans le numéro 325 d’Humanisme.

6 – Cette thèse de Condorcet trouvera sa traduction institutionnelle dans le projet des écoles normales supérieures grâce à l’œuvre et à l’action de Lakanal. Question : comment faire pour que cette thèse informe les plans de formation des maîtres au sein des nouveaux Instituts nationaux ?

7 – Se reporter à la dernière partie de notre livre Condorcet. Instituer le citoyen, Michalon, 1999. Voir aussi C. Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (3e éd.), 1re partie et sur ce site « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique » https://www.mezetulle.fr/condorcet-linstruction-publique-et-la-pensee-politique .

8 – Sur ce dernier aspect, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction générale de notre livre Hospitalité. Cheminer entre poésie et philosophie, Balland, 2020.

« Laïcité : une question de frontière(s)? » (dir. Frédérique de la Morena)

Issu d’un colloque tenu à l’Université Toulouse 1 Capitole1 en novembre 2018, l’ouvrage collectif Laïcité : une question de frontière(s)2 dirigé par Frédérique de la Morena illustre, explique et défend une idée fondamentale : l’association politique laïque suppose des distinctions, des « frontières », des séparations. Que celles-ci soient méconnues, brouillées, grignotées, que des brèches y soient effectuées et la laïcité perd son sens, quand elle ne se perd pas tout entière.

« À travers le principe de séparation, la laïcité républicaine suppose que soit tracée une frontière entre la sphère publique, celle de l’ensemble de la Nation, de l’ensemble des usagers des services publics, et qui a pour objet ce qui est universellement partagé, et la sphère privée, celle des individus, des divers groupements et communautés, libres de poursuivre leurs intérêts particuliers, dans le respect de la loi. Cette frontière établie entre la res publica, l’intérêt général, et les intérêts privés, individuels ou collectifs, est essentielle pour la protection de la liberté de conscience et de la liberté de culte et pour la protection du bien commun ; elle est fondatrice de la laïcité de la République.
Or cette frontière est altérée. » (Introduction, p. 2).

Après avoir été exposée dans ses principes et son origine, cette idée essentielle – qui fonde ce que j’ai appelé ailleurs « la respiration laïque » – est déclinée et interrogée dans différents domaines :  territorialités, institutions publiques (école, université, armée, hôpital), entreprises et monde du travail. Elle s’y manifeste de manières différentes et y distingue des objets différents : le lecteur est par là invité à en apprécier la richesse et la complexité, car rien n’est moins uniforme que l’application du principe de laïcité. Le propos conclusif en récapitule et en analyse les récentes remises en cause – la plupart subreptices – et souligne la résistance tant sociale que juridique à ces brèches. L’ensemble se présente comme une réappropriation de l’idée laïque qui en éclaire avec précision la variété, l’étendue, la puissance libératrice et qui en souligne l’extrême actualité.

Sommaire

Préface par Dominique Schnapper.
Introduction par Frédérique de la Morena .

I – Quelles frontières pour quelle laïcité ?
Henri Pena-Ruiz, « Pourquoi la laïcité ? ».
Laurent Bouvet, « La carte de la laïcité et le territoire laïque ».
Roseline Letteron, « La laïcité française. Principe républicain et combat permanent ».
Ghaleb Bencheikh, « De la laïcité ».
Danièle Anex-Cabanis, « Cité de Dieu, cité des hommes : toujours ouvert, un débat ».

II – Laïcité et territoires
Michel Seelig, « Alsace et Moselle, frontières, territoires et statuts ».
Frédéric Dieu, « La laïcité variable des Outre-mer ».
Sébastien Saunier, « Laïcité et collectivités territoriales ».
Didier Guignard, « Laïcité et lieux publics : réflexions sur un relativisme paroxysmique ».
Gilles Clavreul, « La laïcité dans les services publics ».

III – Sphère publique et sphère privée en questions
Nicole Maggi-Germain, « L’entreprise et la communauté de travail ».
Catherine Kintzler, « Réflexions sur la laïcité scolaire. Objet, sujet et modèle du savoir ».
Alain Seksig, « Compréhension et appropriation de la laïcité par des enfants de migrants à l’école publique française ».
Jacques Viguier, « La délicate application de la laïcité à l’université ».
Jean-Christophe Videlin, « La laïcité dans les armées ».
Cécile Castaing, « Laïcité et service public hospitalier ».

Propos conclusif
Jean-Éric Schoettl, « Le principe de laïcité à la française : remise en cause et résistance sur le terrain du droit ».

1 – Institut du Droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication.

2 – Paris, Lexis Nexis, 2019.

« La parole du mille-pattes. Difficile démocratie » de Jean-Paul Jouary, lu par Valérie Soria

La lecture du livre de Jean-Paul Jouary La parole du mille-pattes. Difficile démocratie (Encre marine, 2019) nous convie à une plongée, ou plutôt à une remontée allant bien en deçà des analyses de la démocratie occidentale ancrée sur le modèle de la Grèce antique. L’hypothèse philosophique est que la démocratie est le socle de la forme première de toute organisation humaine. S’efforcer de revenir, à travers et au-delà des formes multiples, au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, c’est prendre l’universalisme au sérieux et mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise.

Les livres de Jean-Paul Jouary sont, à chaque publication, l’occasion heureuse de prouver qu’un texte écrit n’est pas toujours ce qui met la parole en échec. Tout au contraire, il s’y déploie une parole bien singulière, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé d’enseigner et donc de s’intéresser à nombre de domaines où se matérialise le génie humain, où l’intelligence collective est à l’œuvre. Quel autre socle que celui du politique pour relier les étapes de l’itinéraire intellectuel qu’est celui de Jean-Paul Jouary ? Au fond, l’enseignement a toujours partie liée avec un acte politique. Enseigner n’est-ce pas faire le pari qu’il est possible de penser en commun en construisant une parole démocratique ? S’il y a une certaine violence à nous arracher à tout ce qui peut anesthésier notre jugement, le pendant de ce processus inconfortable n’est-il pas de se poser la question de savoir comment «  parler ensemble » 1 ? C’est à l’occasion de ses séjours à Abidjan pour y enseigner la philosophie que Jean-Paul Jouary renouvelle dans cet ouvrage la réflexion que nous portons sur la démocratie.

Élargir le regard pour construire l’avenir

Le titre du livre est tiré d’un dicton de la Côte d’Ivoire : «  C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». La parole du mille-pattes est une parole qui parie sur un échange raisonnable permettant de dépasser la conflictualité, la logique de la vengeance. Ce qui motive Jean-Paul Jouary dans son ouvrage est d’étudier le pouvoir pacificateur de la parole au sein de toute collectivité humaine. Lorsque l’exercice de la parole s’attache à favoriser la discussion collective, la démocratie est assurée de prendre toute sa place. Il s’agit de promouvoir cette philosophie de «  la  parole du mille-pattes » pour donner à un monde violent et inégalitaire une issue démocratique pérenne.

À travers six chapitres (L’homme et la politique ; L’homme et le passé ; L’homme et la loi ; L’homme et l’avenir ; L’homme et le pouvoir ; L’homme et lui-même), l’auteur examine les champs dans lesquels l’homme inscrit son existence en tant qu’homme et en tant que citoyen. Il ne faut pas désespérer : «  des nouveautés historiques se préparent sur les ruines du monde existant »2. Cela appelle un changement de regard qui prenne en compte d’autres modèles d’organisation politique démocratique que notre modèle occidental ancré sur la Grèce antique. C’est à ce travail d’explorateur que notre auteur nous propose de participer.

Être citoyen en démocratie

Il faut commencer par revenir à l’élémentaire en travaillant d’abord à définir et réfléchir sur ce que nous entendons par «  démocratie », «  politique », « loi », «  justice », « liberté » et le socle opératoire de ces notions : la citoyenneté. C’est à ce travail de compréhension que Jean-Paul Jouary se consacre en vrai pédagogue donc en vrai philosophe.

La citoyenneté est un statut difficile à construire. Cela implique un exercice actif et non qu’on délègue cette responsabilité à d’autres. Promouvoir une «  citoyenneté active » est la base de toute vie démocratique : par les débats, par la participation éclairée aux discussions engageant notre avenir. Faute de quoi la politique ne saurait remplir sa fonction émancipatrice. C’est donc à une tâche difficile que nous appelle Jean-Paul Jouary. Il ne suffit pas de se reposer sur la participation aux élections pour être un citoyen. Réactiver le débat public est une nécessité, penser la souveraineté du peuple n’a jamais été aussi urgent : il y a une crise dans la démocratie du fait de la déperdition du sens de la souveraineté. Il faut se pencher avec attention sur la définition de l’intérêt commun, ce que Rousseau appelait l’intérêt commun. Cela appelle une réflexion sur la laïcité, dont nous voyons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été autant remise en cause, ou confondue avec la tolérance.

Jean-Paul Jouary n’en reste pas aux philosophes de la tradition occidentale pour penser la démocratie. Nous n’avons pas le monopole de la pensée démocratique si par démocratie on entend  «  tout système social dans lequel les décisions qui engagent la collectivité sont prises par cette collectivité après un libre débat »3 . Notre auteur s’appuie alors sur des modèles comme ceux de l’Inde et plus généralement de l’Asie, des Berbères (avant le VIIIe siècle), de l’empire Arabo-Andalou du XIIe siècle, ou encore de la Mongolie. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que l’Europe occidentale est à l’origine de la création d’un modèle parmi d’autres de démocratie, celle-ci étant le socle commun de la forme première de toute organisation humaine. La question étant : comment revenir à une forme démocratique authentique, qui ne perpétue pas les inégalités sociales et ne retire pas la souveraineté au peuple ? Car « C’est en effet « démocratiquement » que la «  démocratie représentative » permet de supprimer la «  démocratie » au sens propre»4. Il faut revenir au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, pour mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise. Cela ne signifie pas que n’importe quel groupe ou n’importe quelle assemblée se définissant comme ayant un pouvoir de décision puissent constituer un socle valide et légitime de démocratie car nous risquerions de ne pas pouvoir échapper au communautarisme quelle qu’en soit la forme. Cela signifie plutôt que les humains, dès lors qu’ils se rassemblent, ont à apprendre et à exercer la parole démocratique au travers du débat public qui constitue «  la médiation essentielle entre la souveraineté du peuple et la qualité de ses décisions »5. Passer du « Je » au «  Nous », de nos intérêts égoïstes au bien commun que seuls des raisonnements bien conduits peuvent faire émerger au-dessus de la diversité des opinions, tel est le mouvement propre à l’exercice de la démocratie, bien avant toute forme de vote. «  Je suis parce que nous sommes »6.

Au-delà du droit

Si l’aspiration à la démocratie exprime au fond un idéal de justice, il faut dépasser une logique punitive et répressive qui n’est que la résurgence d’une logique de la vengeance. Il ne peut y avoir de justice humaine qu’en essayant de mettre un terme aux rapports de force et à un droit imposé aux vaincus par les vainqueurs. Des figures emblématiques comme celles de Gandhi, Martin Luther King et Mandela peuvent nous conduire sur le chemin d’une justice animée par un esprit de réconciliation. Les pages sur Mandela7, en particulier, sont éclairantes car elles montrent à quel point la verbalisation de tout un peuple rassemblé peut «  Guérir les bourreaux et leurs victimes ensemble »8. Par cette réconciliation pratiquée dans l’ubuntu, le droit est dépassé par une justice supérieure, celle que des hommes unis dans une volonté de faire peuple mettent en œuvre. La question étant finalement celle de l’humanité que les hommes veulent voir advenir : une humanité réconciliée, soucieuse de bâtir la société du genre humain, ce qui est proprement respecter la vertu et nous rendre plus conscients de ce que nous pouvons inventer pour nous donner un avenir et donner sa pleine puissance à la pratique politique bien comprise.

Appeler les citoyens à penser ce que c’est que gouverner et non diriger, tracer la voie d’un universalisme qui va chercher ses références dans des cultures non occidentales, aller puiser jusque dans la préhistoire pour penser les mutations sociales et politiques, c’est bien à un itinéraire très large que nous convie le livre de Jean-Paul Jouary qui est comme le récit d’un philosophe engagé depuis des décennies dans la recherche d’une manière de pratiquer une parole libre, exempte de rapports de force, au service d’un enseignement qui se veut accessible à tous. Sans jamais se départir d’un optimisme qui honore ses lecteurs. À nous de poursuivre ce cheminement puisque ce que nous retirons de la fréquentation de ce philosophe est de ne jamais perdre le courage de nous engager dans la réflexion et dans la participation active à tous les débats publics initiés par les forces vives et critiques de nos démocraties.

Jean-Paul Jouary, La parole du mille-pattes. Difficile démocratie, Paris : Les Belles-Lettres, coll. Encre marine, 2019. Voir le site de Jean-Paul Jouary.

Notes

1 – Pour reprendre l’expression de Gadamer dans Langage et vérité, p.151, Gallimard, 1995.

2La parole du mille-pattes, p. 14

3Op.cit., p.44

4Op.cit., p.67

5Op.cit., p.58

6 – Selon le principe ancestral de l’ubuntu du clan de Nelson Mandela que Jean-Paul Jouary a développé dans son ouvrage intitulé Mandela une philosophie en actes, Livre de Poche, 2014

7Op.cit., pp.107-111

8Op.cit., p.110

Qu’est-ce qu’une conviction laïque ?

L’UFAL (Union des familles laïques) tenait son université populaire à Lille du 30 mai au 2 juin 2019. Invitée à participer le 31 mai à une table ronde sur le thème des « convictions laïques » (avec Luc Pirson, Philippe Foussier et Charles Arambourou), j’ai présenté l’exposé qui suit1. Le principe de laïcité gouverne l’autorité publique, mais on ne peut pas en conclure que la laïcité comme conviction n’aurait pas droit de cité dans la société civile : bien au contraire.

Forger une conviction : un travail critique

Pour réfléchir sur la question de savoir ce qu’est une « conviction laïque », je reviendrai d’abord au sens strict du terme « conviction », que nous employons souvent à tort pour « adhésion » ou pour « opinion », « engagement ». Or une conviction n’est pas une adhésion pure et simple, ce n’est pas non plus une opinion : on est convaincu par des preuves, par des raisons. Une conviction est issue d’un travail qui réunit des éléments probants. L’usage juridique du mot nous le rappelle : dire qu’un prévenu est convaincu de culpabilité, cela signifie qu’il ne peut pas ignorer les preuves qu’on avance contre lui, il faut qu’il entre, pour se défendre, dans un processus d’argumentation. En un mot, la conviction suppose un parcours critique.

Or les militants laïques vivent, depuis une trentaine d’années, une expérience de la crise, et c’est elle qui forge leurs convictions. La laïcité était naguère une évidence, une idée tranquille. Oublieux des combats de nos aïeux pour construire une association politique auto-constituante, une association qui ne s’autorise que de ses propres forces, qui ne s’inspire d’aucun lien préalable, oublieux de ces combats, ou peut-être trop révérencieux envers eux, nous en avions fait des objets figés, les confiant à la République laïque, démocratique et sociale, et confiants en elle : c’était gravé dans le marbre. On répétait la litanie « la République est laïque », « séparation public-privé », etc. On servait une messe.

La crise fut ouverte dans les dernières années du XXe siècle. Elle a eu un effet stimulant, nous montrant que, comme le dit Alain dans un texte republié par l’UFAL, « toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente »2. Elle a éclaté avec l’installation de prétentions religieuses à l’école publique : l’affaire de Creil en 1989, l’affaire du port des signes religieux à l’école publique. Ce symptôme nous a mis face à une pensée qu’il nous faut combattre aujourd’hui encore plus que jamais : faire de l’attitude religieuse une norme, un modèle de « vivre-ensemble ». Ainsi s’introduisait un aggiornamento de la laïcité, aspirant à une association politique multi-culturaliste. Dans ses formes les plus élaborées, cette pensée suppose un modèle politique contractuel3. Et l’une des attaques les plus efficaces contre la laïcité consiste à lui opposer (et à lui substituer) un régime de tolérance dans lequel l’État laïque accorde un degré de reconnaissance politique aux religions, considérées comme des parties prenantes de l’association politique. Ces tentatives de réinsertion du religieux dans le domaine de l’efficience politique sont appuyées sur l’apparente universalité de ce qu’on appelle « le fait religieux ». Le schéma consiste à s’autoriser d’une représentation qu’on se fait de la société civile pour l’ériger en norme politique : il serait nécessaire de prendre en compte le phénomène religieux au niveau politique au motif de sa présence substantielle au niveau social. On regarde la société et on en « tient compte » : on évacue de ce fait la distinction entre société et corps politique.

Cette démarche pose une question fondamentale : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l’association politique. Ce lien doit-il se confondre avec un ou des liens sociaux préexistants – ou du moins s’en inspirer, prendre modèle sur eux en les articulant – ou peut-il se penser de manière distincte et se présenter comme auto-constituant, étant à lui-même son propre commencement ? Il a donc fallu se réveiller, travailler, s’interroger à nouveaux frais sur la question du lien politique. Il a fallu sortir du domaine de la sacralisation pour rentrer – entrer à nouveau – dans celui de la conviction.

 

Une deuxième étape critique, pour avoir été plus particulière et moins médiatisée, n’en fut pas moins rude et bénéfique. Je veux parler de l’affaire du gîte d’Épinal fin 2007. Ce n’était pas anecdotique, et beaucoup d’entre nous s’en souviennent. Il a fallu procéder à des séparations ! Mais la séparation fondamentale devait s’opérer en chacun. La dualité essentielle du régime laïque, son rapport substantiel à la liberté première, étaient à penser et à réexpliquer, en commençant par nous-mêmes. L’ambivalence des termes « public » et « privé » exigeait une élucidation. Oui, le principe de laïcité, principe minimaliste d’abstention, de réserve, en matière de croyances et d’incroyances, frappe l’autorité publique, il lui enjoint de s’en tenir à un moment zéro en la matière. Mais c’est précisément à partir de ce moment zéro et grâce à lui que peut se déployer et s’afficher l’infinité des positions dans ce qui ne participe pas de cette autorité publique, dans la société civile, y compris en public – par exemple dans un restaurant. Ainsi tout ce qui est accessible au public n’est pas nécessairement astreint au principe de laïcité, lequel vaut pour l’autorité publique.

Cette dualité du régime laïque installe ce que j’appelle la respiration laïque : chacun, en distinguant ces espaces, passe de l’un à l’autre, et échappe à l’uniformisation de sa vie, échappe à l’intégrisme, que celui-ci soit imposé par l’État ou qu’il le soit par une « communauté » particulière. Elle permet de comprendre les deux dérives classiques de la laïcité comme des figures opposées mais intelligibles par un même mécanisme : vouloir que l’autorité publique abandonne son minimalisme et s’aligne sur la multiplicité de la société civile – on livre alors les individus au gré des appartenances (c’est la laïcité d’accommodement) ; vouloir symétriquement et inversement que la société civile soit entièrement soumise au principe de laïcité – on abolit alors la liberté d’opinion et de manifestation (c’est le laïcisme désertifiant).

Or ces événements critiques reviennent régulièrement. L’invasion de l’autorité publique par les prétentions religieuses ou plus largement communautaires se poursuit. Pour ne citer que ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche », cette invasion a gangrené très tôt le PS et ce qui en reste, elle a emprunté le cheval de Troie de La France insoumise, elle caracole maintenant sur celui du vote écolo.

D’autre part, la confusion des idées est toujours brandie par des personnes ou des organismes qui se prétendent laïques ; nous avons récemment tous vu l’histoire de ce chauffeur de bus qui aurait refusé l’accès à son véhicule à une jeune femme au motif de sa minijupe, nous avons entendu les bêtises proférées à ce sujet par des demi-savants : « il ne devait pas faire ça car il doit faire respecter le principe de laïcité dans les transports publics ». Comme si le principe de laïcité devait s’appliquer aux usagers des transports publics… ! Non : il ne devait pas faire ça parce que chacun est libre, au sein de la société civile, de porter ce qu’il veut dans le cadre du droit commun et qu’il n’appartient à personne, dans ce cadre, de dicter sa conduite à autrui, de lui imposer une norme de vertu propre à une communauté particulière !

Le bénéfice de ce travail critique a payé, la suite l’a montré : toutes les querelles, tous les événements, toutes les « polémiques » qui ont surgi depuis cette élucidation salutaire, nous avons pu les expliquer et y faire face – de l’affaire Baby-Loup à celle du « burkini », de la question des cimetières à celle du mariage civil -, et même à certains égards les prévoir. Mais que ce travail critique cesse, alors les idées se figeront, se dévitaliseront.

Défendre les convictions laïques au sein de la société civile

J’en viens à présent à l’un des résultats du travail critique que je viens d’évoquer, et au paradoxe apparent qu’il constitue. Les militants associatifs, et donc par définition relevant de la société civile et non de la puissance publique, ne sont-ils pas piégés par la réflexion sur la dualité du régime laïque ? Si le principe de laïcité, principe d’abstention, vaut pour l’État et n’oblige pas la société civile, peut-on être laïque au sein même de ladite société ? La proposition « je suis laïque » est-elle réservée exclusivement à la République ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, cela impose-t-il silence aux positions laïques dans la société ?

Cette objection de demi-habile qui invente un boomerang est un sophisme. Il suffit de poser la question de manière plus formelle pour l’apercevoir : dans une association politique laïque et au motif que l’État est laïque, seules les convictions non-laïques auraient le droit de s’exprimer ?

Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse sans faire de place aux courants laïques, l’exercice de la liberté y serait mutilé. Pour le rendre complet, il faut libérer aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression laïque en tant que conviction, de même que l’expression a-religieuse et même anti-religieuse. Du reste, sans convictions laïques défendues au sein de la société, la laïcité n’aurait jamais vu le jour comme principe fondamental d’État. La proposition « Je suis laïque » n’est donc pas exclusive, mais elle n’a pas le même objet selon qu’elle est assumée par l’autorité politique ou par un élément de la société civile – individu ou personne morale. Et ce serait un déni à la fois politique, logique et grammatical de vouloir la réserver au seul sujet politique !

La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas seulement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de tout refus la concernant. On en connaît l’occurrence principale : la pression sur les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent ces marquages, cette pression augmente, et dans certains lieux on leur rend la vie impossible.

Un ordre moral s’impose par accoutumance. Allons-nous accepter que se promener tête nue, vêtue d’une jupe courte, que le fait de s’asseoir dans un café, deviennent pour certaines femmes des actes d’héroïsme ? L’accepter pour certaines, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait social ne s’affronte pas par des interdits qui finiraient par tuer la liberté d’expression. C’est en usant de la même liberté qu’on peut en stopper la banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, d’exceptionnel : c’est l’affaire de la société. Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire4. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer l’usage de ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil sans pour autant être un « facho ». C’est une conviction laïque !

Une autre occurrence de ces tentatives d’intimidation en faveur de la normalisation religieuse est la réactivation de la question du blasphème. La question fait retour avec la notion de « sensibilité blessée » : les croyants auraient le droit de ne pas être blessés dans leurs opinions, il faudrait leur épargner toute critique, toute plaisanterie. Tout froncement de sourcil devient une insulte. La notion de « sensibilité blessée » tente de juridiciser un moment psychologique. En effet, les appartenances religieuses auraient prétention à devenir des propriétés constitutives de la personne, indissolublement incluses en elle. On glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes5. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique fondamentale – celle de l’identité du citoyen.

Le président de la République aime citer une formule : « L’État est laïque, la société ne l’est pas ». Cette formule est un sophisme si on ne prend pas garde que le verbe « être » n’a pas le même sens dans les deux membres de la déclaration. Prescriptif au sujet de l’État (l’État doit être laïque), le verbe être n’énonce aucun interdit concernant l’expression laïque dans la société : on dit seulement qu’il serait illicite d’y imposer le principe de laïcité, de réclamer de la société qu’elle observe l’abstention en matière d’expression d’opinion religieuse. Autrement dit la société ne peut pas être tenue d’être laïque et l’affichage des opinions, notamment religieuses, y est libre dans le cadre du droit commun. Mais du motif que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, que l’expression religieuse en son sein est licite, on ne peut pas conclure que l’expression religieuse doive y forcer le respect et imposer silence à toute critique et à toute désapprobation. On ne peut pas davantage en conclure que l’opinion laïque ne doive pas s’exprimer librement. Non seulement il est faux que la société ne connaisse pas, en son sein, des espaces et des manifestations de laïcité, mais encore et surtout, interdire l’opinion laïque dans la société serait contraire à la laïcité.

 

Cependant, pour donner toute sa force à l’idée de conviction laïque, il ne suffit pas de l’insérer dans la multitude des opinions jouissant de la liberté, liberté dont elle ne peut être privée au prétexte que le principe de laïcité ne contraint que la puissance publique. Il faut aussi la lier, positivement, à la conception républicaine de l’association politique, laquelle n’aurait pas vu le jour et ne pourrait pas se maintenir sans le combat laïque actif, présent dans la société civile.

Une association politique laïque n’est pas une collection de communautés, elle n’est jamais déjà constituée, elle ne se pense pas sous le régime du « déjà-là », mais elle est perpétuellement auto-constituante, du fait même de sa laïcité : le lien politique dont elle s’autorise ne lui vient que d’elle-même. Et même si nous la trouvons élaborée (et pas forcément en bon état) à notre naissance, elle ne suppose aucun préalable : c’est sa fragilité, mais c’est aussi sa force pourvu qu’elle soit comprise, entretenue et fortifiée par la réflexion et l’action des citoyens.

C’est de cette fragilité et de cette force qu’il nous faut nous saisir continuellement. Cette conjugaison de fragilité et de force caractérise assez bien à mon sens la « conviction » laïque. En effet, bien que l’association républicaine laïque ne se réfère à aucun substrat communautaire qui lui serait préexistant ou transcendant, il lui appartient néanmoins non seulement de se produire elle-même et de se réinventer sous forme institutionnelle, mais aussi de favoriser, de cultiver et d’entretenir la dynamique sociale et civique sans laquelle elle s’étiole et se dévitalise6. Sans une politique laïque comprenant notamment une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique et surtout une école publique digne de ce nom – j’ajouterai une politique de promotion des droits des femmes -, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien critique des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans soutien populaire et sans éducation populaire, la laïcité ne serait qu’une coquille vide.

Notes

1 – Publié dans le n° 77 de UFAL Info (avril-juin 2019), p. 18-21.

2 – Alain, « Les marchands de sommeil. Discours de distribution des prix au Lycée Condorcet, juillet 1904 https://www.ufal.org/ecole/alain-les-marchands-de-sommeil-discours-de-distribution-des-prix-au-lycee-condorcet-juillet-1904/

3 – À mon sens la plus remarquable est celle que soutient Pierre Manent à la fin de son livre Situation de la France, Paris, Perpignan, Desclée de Brouwer, 2015. J’en ai proposé une analyse critique dans l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » en ligne http://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet

4 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php
Voir ici même sur le même sujet, C. Kintzler « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?« 

5 – Voir Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. L’affaire des caricatures, qu’elle a également étudiée auparavant dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015, montre que cette problématique ne concerne pas seulement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. Voir ici même C. Kintzler « Du respect érigé en principe« .

6 – Voir Laurent Bouvet,  La nouvelle question laïque, Paris : Flammarion, 2019, chap. 5. Voir la recension du livre.

Libéralismes et éducation

Quand le loup libéral entre dans la bergerie scolaire

Sébastien Duffort poursuit et élargit, cette fois d’un point de vue plus spécifiquement politique, l’analyse qu’il a proposée avec l’article « Les pédagogies innovantes. Heurts et malheurs ». Il examine les relations entre libéralisme économique et libéralisme culturel et leurs conséquences sur les politiques scolaires. En défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », autrement dit « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés1.

Préambule : gauches, libéralismes et seconde modernité

Quiconque s’intéresse aux contradictions de la gauche depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 sait qu’elles sont intimement liées aux rapports qu’elle entretient avec le libéralisme depuis le début de la seconde modernité2. Ou plutôt, devrait-on dire, avec les libéralismes. Libéralisme économique d’abord : croyance envers les bienfaits de la régulation marchande, de la concurrence libre et non faussée, de la réduction du champ d’intervention des pouvoirs publics, bref de la mondialisation « heureuse » (Alain Minc). Libéralisme culturel ensuite, qui suppose l’adhésion massive et sans réserve aux thématiques dites « de société » : mariage et adoption pour tous, PMA, GPA, dépénalisation du cannabis, euthanasie, immigration, etc. Ce n’est pas l’économie qu’on « libère » ici, mais les mœurs3.

De ce point de vue, la grille d’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa offre quelques clés de compréhension. Pour lui en effet, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’un même projet politique :

« c’est ici, bien sûr, que le libéralisme politique et culturel […] n’a plus d’autre alternative que de prendre appui sur le libéralisme économique. Car la seule solution qui soit entièrement compatible avec les postulats du libéralisme politique et culturel, c’est celle que Voltaire […] avait su formuler avec une clarté exemplaire […] : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »4

Et effectivement, cette association des deux libéralismes, si elle n’est évidemment pas systématique dans le paysage politique (la droite conservatrice est favorable à la « libéralisation » de l’économie française, tout en étant hostile au mariage pour tous, là où des sympathisants de la gauche radicale s’opposent au libéralisme économique tout en étant favorables à la gestation pour autrui), reste majoritaire, en particulier au sein de la gauche « libérale-sociale »5 depuis le début de la seconde modernité. Les raisons sont multiples : abandon de la croyance envers le mode de coordination collectiviste, succès politiques et médiatiques dans le sillage de mai 686, remise en cause de la tradition au profit de valeurs hédonistes et anti-autoritaires, etc. Comme Daniel Cohn-Bendit avant lui (dont il est proche), le président de la République semble représenter aujourd’hui l’incarnation parfaite de cette adhésion sans limites aux conceptions à la fois économiques et culturelles du libéralisme. Dans ces conditions, si le(s) libéralisme(s) suscite(nt) de vifs débats au sein même de la gauche (la gauche vallsiste est libérale sur le plan économique mais ne donne pas quitus au libéralisme culturel7, là où une partie de la gauche anticapitaliste refuse en bloc le libéralisme économique mais organise des « ateliers non mixtes » interdits aux hommes blancs), force est de constater que c’est, entre autres, cette double allégeance qui l’a (définitivement ?) coupée des catégories populaires8.

Il s’agit de montrer ici que, s’il est un domaine où libéralisme économique et libéralisme culturel se rejoignent de manière idéale-typique (au sens de Max Weber), c’est bien celui de l’école. Or cette idéologie libérale-libertaire, dont la gauche a été le fer de lance, produit des effets dévastateurs sur le système éducatif français, en particulier sur les élèves issus des milieux les plus modestes.

Libéralisme culturel, pédagogie invisible et inégalités scolaires

À partir des années 60 émerge une nouvelle classe moyenne salariée, éduquée, clairement positionnée à gauche de l’échiquier politique (voire à l’extrême gauche) et donc, naturellement, très attachée au libéralisme culturel. C’est cet attachement relatif à son rapport aux valeurs qui va la conduire à remettre vigoureusement en cause les pédagogies traditionnelles jugées trop transmissives, trop frontales, trop magistrales. Elles vont alors, mai 68 aidant, diffuser massivement une nouvelle doxa pédagogique liée au paradigme « déficitariste » (selon l’expression de Jean-Pierre Terrail9) : certains élèves issus de la massification scolaire et provenant des milieux populaires ne seraient pas « faits » pour la culture scolaire, les théories, le savoir abstrait. Il faut alors adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence. C’est ce postulat (extrêmement discutable sur le plan scientifique) qui justifie alors le recours aux pédagogies « innovantes » : pédagogies actives, travail sur documents, travaux en groupes, cours dialogué et, plus récemment, classe inversée10 et interdisciplinarité. L’objectif affiché est ainsi de motiver les élèves en rendant les objets d’étude plus ludiques et attractifs, en partant autant que faire se peut de leur expérience immédiate. Le problème, c’est qu’on dispose aujourd’hui de nombreux travaux en sciences de l’éducation (c’est le cas de ceux du GRDS11, ou du groupe ESCOL12) qui démontrent que ces nouvelles pédagogies, louables dans leurs principes, accentuent considérablement les inégalités d’accès au savoir, notamment parce qu’elles accordent une place centrale aux implicites et à la réalisation de tâches. Basil Bernstein parle à ce propos de pédagogie « invisible » : absence de classification entre les savoirs scientifiques et les savoirs de sens commun, absence de cadrage des activités en classe, objectifs cognitifs et donc critère d’évaluation implicites, discours horizontal de l’enseignant. Logiquement, ce type de pratiques crée des malentendus d’apprentissage13 et pénalise lourdement les élèves issus des milieux populaires, peu familiers de cette circulation entre des univers de savoirs très différents, et qui n’ont pas acquis lors de leur socialisation familiale les prédispositions pour décoder les implicites, là où les héritiers disposent eux de ressources extérieures à l’école leur facilitant l’accès au savoir. 

Cette adhésion massive d’une partie de la gauche (mais aussi il est vrai de certains milieux conservateurs) aux pédagogies innovantes14 est en grande partie responsable de la baisse du niveau et du creusement des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les moins dotés en capital culturel. Or, on l’a vu, elle est intimement liée à la croyance dans les vertus du libéralisme culturel appliquées à l’école : refus de l’autorité et de la verticalité, remise en cause des enseignants comme garants de la validité scientifique et épistémologique des savoirs, « ludification » des pratiques, appui sur le vécu des élèves, mais aussi de plus en plus scepticisme à l’égard de l’activité scientifique qui entraîne l’irruption de la « quotidienneté » (Sabine Kahn) et du donc du relativisme dans les classes15.

Les parties prenantes de cette doxa éducative, hégémoniques en France (ministère, inspections, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques…), sont dans le même temps très souvent attachées au libéralisme économique. Double allégeance qui amplifie, comme on va le voir, ce processus inégalitaire à l’école. 

Libéralisme économique et marchandisation de l’école

Les défenseurs de l’innovation pédagogique et du libéralisme culturel sont, « en même temps », des adeptes du libéralisme économique. On retrouve très clairement cette association idéologique à gauche chez des personnalités comme François Dubet, dans des cercles de réflexion comme Terra Nova (proche du PS), ou dans certains médias éducatifs influents comme les Cahiers Pédagogiques. Si, comme on l’a vu, cette alliance libérale-libertaire n’est pas mécanique (bien que majoritaire) à gauche, elle a en revanche une indéniable cohérence dans le débat sur les politiques éducatives. Effectivement le libéralisme appliqué à l’école, c’est donner le choix le plus large possible et des marges de liberté à tous les acteurs du système éducatif : liberté aux établissements (d’être autonomes), aux chefs d’établissement (de recruter et licencier leurs enseignants), aux parents d’élèves (de choisir le projet éducatif local qui leur correspond le mieux et éventuellement de le financer par un système de chèque éducation), aux élèves (de noter leurs enseignants). On comprend ainsi facilement que, dans ces conditions, seule une régulation décentralisée par le marché avec confrontation de l’offre et de la demande d’éducation permet de coordonner les décisions des acteurs. Mais encore, si l’on part du principe que certains élèves ne sont pas faits pour le savoir abstrait là où d’autres seraient prédisposés à l’exigence intellectuelle (paradigme déficitariste auquel adhèrent les libéraux), alors il faut adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence et laisser le choix aux familles d’aller, ici vers un établissement où l’on pratique une pédagogie explicite et exigeante, ou là vers une structure (publique ou privée sous ou hors contrat) où l’on utilise la classe inversée ou la pédagogie Montessori. Là aussi, le seul mode de coordination possible est la régulation décentralisée et marchande du système éducatif via la mise en concurrence des établissements, d’où l’irruption de plus en plus assumée des écoles privées hors contrat16. Ce qui implique, de fait, la fin de la carte scolaire. On est donc bien en présence d’une marchandisation du système éducatif associée à l’innovation pédagogique, et en définitive du libéralisme économique associé au libéralisme culturel.

Cette synthèse libérale appliquée à l’école a sa cohérence idéologique mais aussi et surtout sa logique inégalitaire : les familles aisées dirigeront naturellement leurs enfants vers les établissements exigeants, alors que les familles populaires, moins informées, seront leurrées par les établissements déficitaristes « innovants » (éducation au développement durable, interdisciplinarité, débat en classe, accent mis sur les compétences « pour la vie »17, etc.). On le voit, les sociaux-libéraux souhaitent substituer à une conception universaliste et égalitaire de l’école un discours libéral à la fois économiquement et culturellement basé sur la liberté de choix laissée aux acteurs du système éducatif. Cette alliance idéologique qui se prétend volontiers « progressiste » a déjà eu ses effets dévastateurs aussi bien en termes de niveau que d’inégalités en Suède18 (réformes initiées dans les années 90), au Québec (mise en œuvre du « renouveau pédagogique »), et aux États-Unis (réforme Obama). S’agissant des supports pédagogiques et didactiques, l’introduction récente, notamment en France, de tablettes numériques illustre là aussi parfaitement cette logique libérale : au nom de « l’innovation » pédagogique, on laisse les GAFAM s’infiltrer tranquillement au cœur des établissements avec les conséquences éthiques (traitement des données, aversion à l’impôt) et pédagogiques (malentendus d’apprentissages dont souffrent les élèves provenant de milieux populaires) que cela engendrera inévitablement. Le libéralisme culturel encore au service du libéralisme économique.

Autonomie des établissements, défense de l’innovation pédagogique, sélection à l’université, réforme du baccalauréat, justification à mots couverts de l’offre éducative privée hors contrat… : on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les déclarations, propositions et mesures du ministre de l’Éducation nationale sont proches du discours libéral en matière de politique éducative19.

Conclusion : la gauche doit rompre avec le libéralisme à l’école

L’adhésion sans limite au libéralisme culturel (dans les années 60) puis au libéralisme économique (dans les années 80) a coupé la gauche des catégories populaires. Ce diagnostic vaut aussi pour l’école : en défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », bref « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés. Si le libéralisme politique et culturel a eu une indiscutable portée émancipatrice, force est de constater qu’il fait désormais, sur de nombreux sujets, le jeu du néolibéralisme économique. C’est le cas à l’école, où le discours utilitariste libéral invisibilise le savoir pour privilégier l’accès des élèves à des compétences « pour la vie » et ainsi former et adapter une future main d’œuvre flexible aux injonctions du capitalisme mondialisé et financiarisé. 

Dès lors, pour éviter que la main invisible ne s’engouffre dans la brèche ouverte par les libéraux et pénètre l’institution scolaire, la gauche doit d’urgence réinterroger son rapport aux libéralismes et renouer avec un projet éducatif à la fois égalitaire, émancipateur et exigeant pour tous les élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

1 – [NdE]. Reprise du texte en ligne sur le site Nation et République sociale, avec les remerciements de Mezetulle.
– [Note de l’auteur]. Le titre est une allusion assumée au dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, Climats, 2018. Penseur controversé, Michéa se trouve aujourd’hui récupéré par une partie de l’extrême droite. Effectivement, quand la gauche refuse d’aborder les problématiques qui préoccupent les catégories populaires (services publics, redistribution, école, Nation, sécurité, immigration etc.), c’est logiquement l’extrême droite qui s’en empare. Dans leur ouvrage Michéa l’inactuel, une critique de la civilisation libérale, Le Bord de l’eau, Emmanuel Roux et Mathias Roux (2017) démontrent fort justement que cette instrumentalisation « ne résiste pas à une lecture attentive de l’œuvre ».

2 – Ulrich Beck parle de modernité « réflexive » pour expliquer qu’à partir des années 60, et en dépit d’évènements qui ont marqué le XXe siècle (nationalismes, guerres, génocides etc.), la modernité poursuit sa visée universaliste et progressiste.

3 – E. Schweisguth, « Le libéralisme culturel aujourd’hui », note du CEVIPOF, 2006.

4 – J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, éditions Climats, 2018, p.37.

5 – Dernier exemple en date, lors de la campagne pour les élections européennes, l’écologiste Yannick Jadot n’a pas hésité à déclarer dans Le Point du 1er mars 2019 qu’il était « favorable à l’économie de marché, à la libre entreprise, au commerce, à l’innovation et au pragmatisme».

6 – C’est notamment le cas de nombreux anciens trotskistes convertis au libéralisme économique et à la mondialisation : Romain Goupil, Jean-Christophe Cambadélis, Lionel Jospin et, bien sûr, Daniel Cohn-Bendit, etc.

7 – Le Printemps Républicain semble correspondre à ce schéma.

8 – De nombreuses études ont démontré que les ouvriers, employés, chômeurs, précaires, peu diplômés et éloignés des centres urbains étaient hostiles au libéralisme économique et, au mieux, sceptiques à l’égard du libéralisme culturel.

9 – J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016.

10 – Pour faire simple, l’élève « découvre » le cours à la maison, souvent sous forme de capsules vidéo, le temps en classe étant alors consacré à la résolution des exercices. En externalisant en dehors de l’école l’indispensable temps de contextualisation et de problématisation, cette pratique « innovante » pénalise en définitive les élèves faibles. On pourra se reporter à A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda, ou P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

11 – Groupe de recherche pour la démocratisation scolaire, https://www.democratisation-scolaire.fr/

12 – Education et scolarisation, https://circeft.fr/escol/

13 – Sur ce point, on pourra se reporter à E. Bautier et P. Rayou (2009), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus, PUF, ou à S. Bonnery (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires : études sociologiques, La Dispute.

14 – S. Duffort (2018), « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/

15 – Les sciences économiques et sociales, discipline créée en 1966, sont emblématiques de ce nouveau paradigme pédagogique. Leur projet fondateur se réclame en effet explicitement du paradigme déficitariste et donc de la pédagogie invisible. Pour s’adapter au « manque » des élèves issus des milieux populaires intégrant la série B puis ES, seront valorisés (pour ne pas dire imposés) dès la naissance de la discipline le travail sur documents, la pédagogie active, le débat en classe, l’interdisciplinarité et, plus récemment, les « éducations à » (au développement durable, à l’égalité homme-femme etc.). Les professeurs de SES, dans leur immense majorité favorables au libéralisme culturel, sont appuyés dans leur démarche par l’association qui les représente : l’APSES (association des professeurs de SES qui regroupe un tiers du corps enseignant en SES). Pratiquement depuis la création de la discipline (l’association est née en 1971), les prises de position de l’APSES apparaissent clairement contre-productives à la fois pour les élèves et pour la discipline : défense de l’innovation pédagogique, critiques récurrentes de « l’encyclopédisme » des programmes, défense d’une entrée par les objets (le chômage, l’entreprise…) et non par les problèmes, etc. Plus grave, elle n’hésite pas à « politiser » les SES en assimilant par exemple l’enseignement de la microéconomie au lycée à de la propagande néolibérale. Cette « gauchisation » des sciences économiques et sociales de la part de l’association censée les défendre fait bien entendu le jeu du patronat et des libéraux sur le plan économique et discrédite totalement une discipline déjà maintes fois menacée de disparition. Ce débat qui agite les SES depuis 50 ans mériterait à lui seul un article.

16 – A. Chevarin (2017), « Écoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

17 – Approche préconisées entre autres par l’OCDE et la Commission européenne.
– [NdE] voir sur ce site « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » par Fatiha Boudjahlat. On consultera aussi « Comment ruiner l’école publique. La leçon des néo-libéraux » par Marie Perret et « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler.

18 – F. Jarraud (2015), « L’échec de la réforme éducative suédoise : Une leçon pour Paris ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/05052015Article635664068906387108.aspx

19 – A. Beitone (2017), « Jean-Michel Blanquer, une politique scolaire et de droite et de droite », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

© Sébastien Duffort, Nation et République sociale, Mezetulle, 2019.

Le retour du fascisme ?

Analyse du livre d’Emilio Gentile « Chi è fascista »

En proposant une analyse de l’ouvrage récent d’Emilio Gentile Chi è fascita1, Samuël Tomei rappelle, non sans humour, que l’usage prétendument générique, en réalité imaginaire, analogique et projectif, du terme « fasciste » n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour qualifier tout régime autoritaire ou tout dirigeant nationaliste avec en prime un avertissement au sujet d’un retour « des années les plus sombres de notre histoire ». Cet usage idéologique, confusionniste et moralisateur s’érige aujourd’hui à peu de frais en « antifascisme » ; il relève d’une paresse intellectuelle prétentieuse et aveugle qui brandit une démocratie de façade impuissante face aux oligarchies.

Nombreux sont ceux, et non des moindres, qui prédisent le retour des « années les plus sombres de notre histoire » – les années 1930-1940, car l’histoire commence pour eux avec le XXe siècle –, à savoir le retour du fascisme avec ces dirigeants « populistes » ou « illibéraux » : hier Berlusconi, Renzi, aujourd’hui Orbán, Salvini, Bolsonaro, Trump (à propos duquel Alastair Campbell, ex-conseiller d’Anthony Blair, évoque Adolf Hitler, tout en nuançant son propos, si l’on peut dire : « Je ne dis pas qu’il va tuer six millions de personnes. Je dis que les graines du fascisme sont semées. Si nous ne faisons pas attention, nous nous dirigeons vers un endroit sombre et dangereux. » (cité par The Guardian, 22 juillet 2019) ), sans oublier, bien sûr, Poutine ou le nouveau Premier ministre britannique Boris Johnson… On se souvient qu’à la veille du référendum sur le traité de Maëstricht, le directeur du Monde, alors considéré à l’étranger comme le quotidien français de référence, avertissait l’électeur : « Un “non” au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir. » (Jacques Lesourne, Le Monde, 19 septembre 1992). Nous aurions alors échappé de justesse au pire et, pour l’éviter à nouveau, une bonne décennie plus tard, il a fallu contourner le « non » français au « traité constitutionnel » européen grâce au traité de Lisbonne qui en reprenait les dispositions dans un autre ordre.
Au lendemain des élections européennes de 2019, les commentateurs s’inquiètent de la montée des forces obscures. Le même journal Le Monde a d’ailleurs pris soin, dans ses graphiques et autres camemberts, d’attribuer la couleur brune au Rassemblement national, parfois c’est le noir – toujours cette piqûre de rappel : le fascisme menace.
Or on commémore le centenaire de la fondation, le 23 mars 1919, à Milan, des Faisceaux de combat.
À l’heure, donc, où nous semblons sur le point de vivre un grand recommencement, un des tout meilleurs spécialistes du fascisme, Emilio Gentile, dans un bref mais dense et roboratif ouvrage, répond à la question : « Qui est fasciste ? » (reprise du titre d’un article de Benedetto Croce, du 29 octobre 1944).
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue stimulant entre l’historien et un interlocuteur fictif.

Tous fascistes

Court l’idée qu’il existerait un fascisme générique que la langue anglaise écrit fascism, avec une minuscule, pour le distinguer du Fascism italien, spécifique, avec une majuscule. Si bien qu’ont été tour à tour qualifiés de fascistes Juan Perón, Charles de Gaulle, Richard Nixon… le régime grec des colonels ; on a évoqué le « fascisme rouge » de la gauche extraparlementaire, parlé d’« involution fasciste » du régime chinois après la répression de la place Tienanmen en 1989 ; on est allé jusqu’à dénoncer le « fascisme moyen-oriental » des Saddam Hussein, Bachar el Assad… L’auteur aurait pu ajouter Nasser (qui à son tour considérait les baasistes comme des fascistes). Et l’on n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour taxer tout régime autoritaire, tout dirigeant nationaliste de fasciste.

Dès la scission de 1921, en effet, les communistes italiens entendent non seulement combattre le fascisme au pouvoir mais encore le semi-fascisme des socialistes réformistes (Gramsci, au comité central d’août 1924) ; ces derniers, au même moment, reprochent aux communistes de pratiquer très subtilement un « classisme de type fasciste ». Staline impose en 1929 le concept de « social-fascisme » pour dénoncer les réformistes, coupables d’avoir, selon Togliatti, « des bases idéologiques communes » avec le parti national fasciste – n’ont-ils pas en commun l’invocation du Risorgimento et le refus d’éliminer la bourgeoisie et le régime capitaliste ? Pour les communistes, sont par conséquent fascistes les séides de Mussolini mais également les antifascistes non communistes. Tout change quand Staline, en 1934, impose à la IIIe Internationale l’union des socialistes et des communistes contre Mussolini et Hitler.

Mais le virage opéré est si marqué qu’il prend une forme pour le moins déroutante en Italie : Emilio Gentile rappelle qu’après la conquête de l’Éthiopie, au moment de la plus forte adhésion des Italiens au fascisme, Mario Montagnana, l’un des fondateurs du PCI, affirme en plein comité central, en août 1936, que les communistes doivent avoir le courage d’admettre qu’ils ne se proposent pas d’abattre le fascisme : « Nous voulons améliorer le fascisme parce que nous ne pouvons pas faire plus. Liberté, paix, un meilleur salaire, voilà ce que nous devons obtenir aujourd’hui. » Lors d’une réunion ultérieure, constatant l’inefficacité de l’antifascisme, il soutient « qu’il faut que nos camarades deviennent les dirigeants des dirigeants fascistes ». L’interlocuteur imaginaire de Gentile n’en croit pas non plus ses oreilles et suggère qu’on a là affaire à un cas forcément isolé. L’historien répond qu’il n’en est rien, que cette opinion a été discutée et même considérée comme compatible avec l’antifascisme communiste ! Déjà en août 1935, le comité central du Parti et ses principaux dirigeants, dont Togliatti, signaient même un manifeste contenant un « appel aux frères en chemise noire » pour réaliser l’union de tous les Italiens, indiquant que les communistes faisaient leur le programme fasciste de 1919, « programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs » ; enfin, ils s’inscrivaient dans la filiation du Risorgimento honni la veille encore… Les socialistes eurent beau jeu de rejeter cette main tendue, Nenni considérant comme « équivoque, inacceptable et inutile » la réconciliation entre fascistes et non-fascistes.

Tout le monde est-il donc le fasciste d’un autre ? Le fascisme est-il à ce point de tous lieux et de tous temps ? (Et encore l’auteur ne cite-t-il pas Roland Barthes selon qui « la langue est fasciste »…)

Astoriologia, astrologia…

Emilio Gentile forge, pour définir cette tendance à voir ressurgir périodiquement le fascisme, le néologisme d’astoriologia (littéralement : a-historiologie) qui désigne « un nouveau genre de narration historique fortement mêlé d’imagination et qui est à l’histoire ce que l’astrologie est à l’astronomie » – il joue sur la ressemblance entre les deux mots en italien : astoriologia et astrologia. Selon l’astoriologia, « le passé historique est continuellement adapté aux désirs, aux espoirs, aux peurs actuels » au détriment de l’analyse des faits. Or, en avançant que l’histoire certes ne se répète pas mais revient sous d’autres formes, « il est facile de découvrir des analogies qui démontrent l’existence d’un « fascisme éternel », et de faire des pronostics sur son retour périodique. Mais les analogies de l’astoriologia sont aussi inconsistantes que celles de l’astrologie ». Cette pratique fait paraître semblables des phénomènes profondément différents.

Ainsi de Gaulle, on l’a vu, a-t-il été, par une certaine gauche – le lecteur français se souvient des ambiguïtés de Mitterrand dans Le Coup d’État permanent2 –, considéré comme fasciste parce que « nationaliste traditionnel », chef charismatique convaincu d’incarner la nation, parce qu’il institua un pouvoir exécutif fort, qu’il fit récurremment appel au peuple à travers des référendums et qu’il poursuivit une politique de puissance visant à donner à la France un rôle mondial. Reste que fasciste, il ne l’était pas, selon Gentile, « parce que le président général reconnaissait la tradition révolutionnaire de la France, l’intangibilité de la souveraineté populaire, le suffrage comme unique légitimation du pouvoir et, même s’il méprisait les partis, il n’a jamais proposé leur suppression » – il en a même fondé un et qui n’avait pas vocation à se substituer aux autres par la violence. Pour savoir ce qu’est un fasciste, il n’est aux yeux de l’auteur que d’en appeler à l’histoire.

Différence de nature entre le fascisme de 1919 et celui de 1921

L’adjectif « fasciste » a précédé le substantif, tous deux dérivés du mot fascio, faisceau, synonyme au XIXe siècle d’association au sein de la gauche républicaine et populaire : il existe des faisceaux ouvriers dans le Nord de l’Italie, des faisceaux de travailleurs siciliens – c’est de leur agitation que naîtra, en 1893, le mot « fasciste ». L’expression « mouvement fasciste » est reprise par Benito Mussolini le 24 janvier 1915 : les Faisceaux d’action soutiennent l’intervention de l’Italie, membre de la Triplice, auprès des alliés français et britanniques. C’est le 22 mai 1919 que le même Mussolini, à Fiume, emploie le mot dans sa forme substantivée, quand il évoque « le devoir du fascisme, en train de devenir l’âme et la conscience de la nouvelle démocratie nationale ».

Emilio Gentile considère que 2019 est un « faux centenaire » car il y a solution de continuité entre le fascisme de 1919, le fascisme diciannovista (dix-neuviémiste) et le fascisme de 1921, qu’il nomme « fascisme historique ».

Les fascistes de 1919-1920, en effet, ne sont pas anticapitalistes ni populistes ni non plus révolutionnaires car ils prônent la collaboration des classes. Ils excluent une conquête insurrectionnelle du pouvoir et prônent l’abolition du Sénat, la représentation des catégories productives à la Chambre des députés, l’instauration du suffrage féminin, l’abaissement de l’âge du droit de vote à dix-huit ans et la décentralisation régionale. Le fascisme dix-neuviémiste, se voulant une élite aristocratique, se considère comme un anti-parti politique, réformiste, libertaire et provisoire. Le 6 avril 1920, Mussolini plaide pour l’individu contre l’État, « Moloch à l’aspect effrayant » : « À nous qui sommes prêts à mourir pour l’individualisme, il ne reste […] que la religion désormais absurde mais toujours consolatrice de l’Anarchie ». On mesure ce qui sépare ce Mussolini de celui qui sera quelques années plus tard le Duce statolâtre d’un régime totalitaire.

Aussi, selon Gentile, le fascisme de 1919, loin d’être une préfiguration du fascisme historique, est-il plutôt une reprise, ajournée, du mouvement interventionniste de 1915. Il est facile de trouver des analogies entre ce fascisme et bien des mouvements politiques contemporains même si l’on voit vite, à supposer que nos sonneurs d’alarme songent à ce fascisme-ci, que nulle assimilation globale ne saurait tenir. Ils se réfèrent de toute façon au fascisme de 1921. Si le fascisme historique a évolué au fil du temps, on peut tout de même recenser les caractères essentiels de ce qui fut « un processus continu », aux antipodes du phénomène réactionnaire, traditionaliste et pro-catholique souvent décrit. L’auteur les synthétise à la fin de son livre.

Le fascisme a ainsi tout d’abord une dimension organisationnelle : mouvement de masse interclassiste, « parti milice » investi d’une mission de régénération nationale, il se considère en guerre contre ses adversaires politiques et vise au monopole du pouvoir par la violence et donc la destruction de la démocratie parlementaire. Le fascisme a ensuite une dimension culturelle : fondé sur le jeunisme, le virilisme, le militarisme, le futurisme, il est « une idéologie à caractère anti-idéologique et pragmatique », populiste, qui se veut anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-marxiste et anti-capitaliste ; il vise à forger un « homme nouveau » dans toutes ses dimensions, une nouvelle race d’Italiens adeptes d’une religion laïque dont la figure centrale est le Duce (« qui a toujours raison »…) ; il s’agit, « à travers l’État totalitaire, de réaliser la fusion de l’individu et des masses dans l’unité organique et mystique de la nation comme communauté ethnique et morale », racisme et antisémitisme étant la conséquence de cette révolution anthropologique. Enfin le fascisme revêt une dimension institutionnelle : État hiérarchique, policier, ayant recours à la terreur organisée contre ses opposants ; parti unique, organe de la « révolution continue » ; organisation corporatiste de l’économie dépourvue de liberté syndicale. Pour ce qui est de la politique étrangère, le fascisme a une « vocation impérialiste et belliqueuse » visant à « la création d’un nouvel ordre et d’une nouvelle civilisation ».

Or le fascisme est la combinaison de toutes ces composantes et, puisque solidaires les unes des autres, en prendre une ou quelques-unes pour traiter un adversaire politique de fasciste est malhonnête et revient à banaliser le phénomène. À cette aune, s’il n’est pas question de justifier celles de leurs actions que la morale républicaine réprouve, il est non seulement sans fondement mais ridicule de voir de nouveaux fascistes en Orbán, Trump, Renzi, Di Maio, Berlusconi, Le Pen, Salvini, Johnson… Gentile ne prétend pas qu’il n’y ait plus de fascistes depuis 1945, mais le sont ceux qui se veulent les héritiers du fascisme historique.

En finir avec une délétère paresse intellectuelle

Par conséquent, considérer qu’on assiste à un retour du fascisme en Italie, en Europe ou ailleurs dans le monde n’a pour Emilio Gentile aucun sens historique ni politique.

On ajoutera que les antifascistes d’aujourd’hui sont à la fois prétentieux et aveugles. Aveugles car, pour reprendre Péguy, ils ne voient pas ce qu’ils voient ; prétentieux car ils prennent la pose du Résistant à très peu de frais (dévalorisant par là même la Résistance historique). Surtout, ils sont paresseux car ils ne se donnent pas la peine d’analyser en profondeur des phénomènes nouveaux et donc de trouver le meilleur moyen de les combattre.

Pour en revenir à Emilio Gentile, dans d’autres ouvrages il a mis en garde contre une démocratie de façade mobilisant les électeurs à intervalles réguliers, le pouvoir étant exercé de fait par des oligarchies productrices d’inégalités et de corruption ; « le vrai danger, ce ne sont pas les fascistes, réels ou supposés, mais les démocrates sans idéal démocratique ». Or cet idéal n’est-il pas battu en brèche à la fois par la droite ethniciste et par la gauche intersectionnelle (racialiste, sexiste et différentialiste) – avers et revers de la même médaille ? – dans leur rejet commun d’une citoyenneté transcendant les différences naturelles (qu’il n’est pas question de nier, au contraire, mais qui ne doivent pas créer de droits particuliers), dans leur rejet du patriotisme cosmopolite, de la nation civique, bref de l’idéal laïque et démocratique des républicains ?

Notes

1 – Emilio Gentile, Chi è fascista, Bari-Roma, Laterza, 2019.

2 – « Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? À quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus […] » (François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, 10/18, 1993 (Plon, 1964), p. 99.

© Samuël Tomei, Mezetulle, 2019.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

« La nouvelle question laïque » de Laurent Bouvet, lu par Catherine Kintzler

Le titre de l’ouvrage de Laurent Bouvet La nouvelle question laïque1 est pleinement justifié. La question laïque est bien nouvelle aujourd’hui en France. Nullement en ce sens qu’il faudrait – bien au contraire ! – réviser le concept de laïcité, l’accommoder au goût du jour ou procéder à son aggiornamento. La nouveauté est la manière dont la question de la laïcité se pose, les lignes et fractures politiques qu’elle révèle, qui l’enrichissent, et qui finalement permettent de « défricher à nouveaux frais la voie républicaine vers la laïcité ». En retraçant un pan de l’histoire politique récente, le livre situe les enjeux d’un combat laïque renouvelé.

La résurgence de la question laïque et le « tournant identitaire » : le brouillage des repères

L’auteur procède à la restitution documentée et à l’analyse des conditions politiques qui ont vu resurgir la question laïque depuis les années 1980. Ces conditions se caractérisent par l’entrecroisement entre l’installation de l’islam politique et la montée en puissance d’une lecture identitaire de la société2. Le « tournant identitaire » affecte particulièrement ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche » : celle-ci, abandonnant la lecture sociale classique de lutte contre l’aliénation, promeut la figure d’un opprimé de substitution défini non plus par sa condition mais par son être identitaire et religieux d’ex-colonisé, toujours victime, même s’il brandit ou encourage un bras meurtrier3. En France, ce tournant sort la laïcité de sa ringardise de « bouffeuse de curé » pour la faire passer dans le camp idéologisé des dominateurs. C’est dans ce contexte, à la fin de 1989, qu’éclate « l’affaire de Creil », soulevant la question du port des signes religieux à l’école publique. L’auteur souligne que le « Manifeste des Cinq » (Lettre ouverte à Lionel Jospin à laquelle je m’honore d’avoir contribué) lie pour la première fois l’argument laïque et l’argument féministe.

La droite (chapitre 2) n’est pas en reste, mais elle voit là une aubaine : convertir la laïcité à l’aune identitaire tout en lui enjoignant de se tenir tranquille à l’égard des « racines chrétiennes » : bonne occasion pour isoler nos concitoyens de culture musulmane. Ajoutons que sur ce terrain Nicolas Sarkozy s’est largement fait doubler par le Front national. Mais ce déplacement est en réalité un symptôme du mouvement général qui, de l’affaire Baby-Loup aux dénis à l’issue des attentats de 2015-2016 puis à l’affaire du « burkini », fait monter en puissance la question de la visibilité de l’islam dans l’espace public. En témoignent les ambiguïtés de François Hollande, relayées par celles d’Emmanuel Macron, par la politique de l’Observatoire de la laïcité, le tout à grand renfort de propositions pour « organiser l’islam de France ».

Le chapitre 3 livre une analyse plus détaillée de ces reconversions avec leurs courants. À gauche, d’une part l’économisme classique (la laïcité est une question superflue) et de l’autre l’islamo-gauchisme avec ses mille nuances de complaisance envers les versions les plus radicales de l’islam politique. À droite d’une part les « accommodements » conservateurs (Pierre Manent) et de l’autre l’appropriation identitaire excluante (Riposte laïque)4.

Ainsi se brouille de plus en plus la « carte » de la laïcité : aussitôt qu’il s’agit d’islam, ceux qui la défendaient historiquement en deviennent les contempteurs ; ceux qui la condamnaient l’érigent en rempart contre une nouvelle pression religieuse. Le brouillage se révèle sous l’effet de l’éclairage adopté par l’auteur, celui de l’histoire politique. Cet éclairage permet en effet de suivre les conditions d’apparition des paradoxes soulevés, des chassés-croisés, des ambiguïtés et même des revirements dans les discours politiques des 30 dernières années au sujet de la laïcité. Le livre de L. Bouvet en retrace la genèse et aboutit à ce champ dépourvu de repères dans lequel nous vivons ; il décrit l’état social et politique sous le symptôme de la désorientation.

Je ferai cependant remarquer que la carte philosophique, en revanche, qui s’efforce d’appréhender la laïcité sous son concept, ne voit pas tant ici le brouillage que la bascule, une symétrie à caractère galiléen : des attitudes ou des phénomènes opposés peuvent être structurés de la même manière. Les deux dérives qui forment cette symétrie sont ici déductibles de la dualité essentielle du régime de laïcité que chacune d’entre elles s’emploie à nier et à recouvrir : vouloir que l’autorité publique s’aligne sur la société civile en admettant la reconnaissance des cultes / vouloir inversement que la société civile pratique la réserve que le principe de laïcité impose à l’autorité publique5. C’est d’ailleurs sur la « ligne de crête » qui les tient toutes deux en respect que l’auteur trace la voie laïque qu’il abordera plus loin au chapitre 5.

La demande de « normalisation libérale » : un malentendu théorique soigneusement entretenu

Suit (chapitre 4) un moment d’élargissement réflexif et de mise au point qui règle son compte à un malentendu théorique et politique alimentant les demandes de révision de la laïcité au motif d’une normalisation libérale. Un tour d’écrou pervers est en effet constamment effectué par des demi-habiles : c’est au nom du « libéralisme » dont elle-même serait issue qu’il faudrait accommoder la laïcité, de sorte que procéder à son aggiornamento serait un acte de fidélité ! Il s’agit là d’une opération de détournement de concepts, de la mise en scène d’une supercherie théorique, menée avec une remarquable constance par l’école de Jean Baubérot et le réseau institutionnel qui monopolise actuellement l’étude prétendument savante de la laïcité.

Le tour de passe-passe consiste à acclimater le libéralisme anglo-saxon actuel (qui n’a avec le libéralisme de Briand et de Jaurès qu’un rapport d’homonymie) en inversant les pôles du mécanisme politique libérateur. Pour le libéralisme anglo-saxon, il s’agit avant tout de protéger les religions contre l’État : la neutralité religieuse de ce dernier s’entend d’abord comme une restriction du domaine de l’autorité publique, celle-ci s’effaçant toujours devant les options religieuses des individus qui ne sont alors que peu protégés contre les pressions de leurs éventuelles communautés. En revanche, la laïcité s’entend avant tout comme une protection de l’État contre les menées politiques religieuses et communautaires ; c’est parce qu’elle se libère de toute référence à une foi que la puissance publique est en mesure de garantir la liberté des individus et de les protéger y compris contre les pressions communautaires. L’auteur le dit un peu plus loin (chap. 5, p. 214) : protéger chacun de tous, y compris des siens.

Alors que la laïcité fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience, le libéralisme à modèle anglo-saxon tend à rabattre la liberté de conscience sur la liberté religieuse et à transformer cette dernière en droit-créance : la revendication de liberté religieuse se convertit en demande de générosité publique et de reconnaissance officielle du rôle culturel et social des religions. Ce réductionnisme libéral s’en prend à la conception d’un État républicain activement garant des libertés. J’ajouterai que cette cible est attaquée de tous côtés, notamment par la contractualisation croissante qui tend à substituer les accords particuliers à la loi.

Une critique de l’individualisme néo-libéral. La « voie républicaine »

Laurent Bouvet appuie cette analyse sur une critique de l’individualisme qui me semble devoir être éclaircie. Car les libertés individuelles privilégiées en la matière par le libéralisme anglo-saxon reposent sur une conception descriptive de l’« individu » : l’individu libéral apparaît comme une composition sociale formée de « choix » parmi des ingrédients identitaires et des « propriétés » disponibles. Un « individu » se définirait alors par des traits permettant de le catégoriser dans tel ou tel groupe, telle ou telle communauté – c’est un « moi » par identification et par appartenance. Ce processus fixe le moi, mon identité, mon essence, dans un profil, une somme de propriétés, d’appartenances et de rôles sociaux : à supposer qu’on soit libre de tels choix, on composerait alors son « moi » comme on compose une pizza avec les ingrédients disponibles. Dans cette conception descriptive de l’identité on reconnaît la notion de diversité définie par des extériorités collectives. C’est aussi la conception marchande, celle des études de marché qui définissent les types de consommateurs. Cet individualisme a pour corrélats des collectivités de type communautaire : les identités s’y autorisent de collections.

À cette liberté de s’identifier, l’auteur oppose à juste titre celle que révèle et promeut la laïcité : la liberté du citoyen. Il le fait en termes à mon sens trop larges en disant que « ce n’est pas une liberté purement individuelle » et parallèlement en avançant que cette liberté du citoyen prendrait vigueur dans une « communauté politique déjà constituée » (p. 161).

Pourtant j’oserai parler, à l’inverse, d’individualisme laïque. Qu’a fait la Révolution française, sinon dire qu’en devenant citoyen, personne n’est réduit à une appartenance sociale, ethnique, religieuse, à un alignement de grigris et de « tags », mais que chacun devient sujet et législateur non pas d’une collection prédéterminée fournie clés en main mais d’une association politique qui ne suppose aucun lien autre que celui de sa propre constitution ? L’atomisme de l’association politique laïque me semble fondamental : c’est avant tout une association d’individus qui s’efforcent non pas de s’agréger en vertu de propriétés déjà-là, mais de s’organiser afin de préserver leurs droits en les rendant compossibles. Aucun droit communautaire, réglé sur une collection préalable (ethnique, religieuse, sociale) ne peut y prévaloir sur les droits des individus conjugués à l’universel. Il y a donc un individualisme laïque, corrélé à une conception laïque du rassemblement politique6, mais l’un et l’autre s’opposent respectivement à l’individualisme et au communautarisme néo-libéraux.

Enfin, il me semble qu’une association politique laïque n’est pas une collection déjà constituée, elle ne se pense pas sous le régime du « déjà-là », mais elle est perpétuellement auto-constituante, du fait même de sa laïcité : le lien politique dont elle s’autorise ne lui vient que d’elle-même. Et même si nous la trouvons élaborée (et pas forcément en bon état, on l’a vu au début du livre !) à notre naissance, elle ne suppose aucun préalable : c’est sa fragilité, mais c’est aussi sa force pourvu qu’elle soit comprise, entretenue et fortifiée par la réflexion et l’action des citoyens.

En ce point je rejoins l’auteur, car c’est de cette fragilité et de cette force que nous entretient le 5e et dernier chapitre, consacré à « la voie républicaine ». En effet, bien que l’association républicaine laïque ne se réfère à aucun substrat social communautaire qui lui serait préexistant ou transcendant, il lui appartient néanmoins non seulement de se produire elle-même et de se réinventer sous forme institutionnelle, mais aussi de favoriser, de cultiver et d’entretenir le substrat social et civique sans lequel elle s’étiole et se dévitalise. Sans une politique laïque comprenant notamment une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique et surtout une école publique digne de ce nom – j’ajouterai une politique de promotion des droits des femmes -, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans son soutien populaire, privée du substrat civilisationnel qui fonde les « mœurs laïques » et l’assurance en chacun qu’aucune conviction ne sera écrasée, la laïcité ne serait qu’une coquille vide.

 

Le chantier du combat politico-social est donc ouvert plus que jamais, élargi, renouvelé, multiplié par la montée en puissance du déni des droits au motif de la préservation des « identités ». Résurgence du délit d’opinion, retournement victimaire, culpabilisation post-coloniale, culture de l’excuse, anti-racisme dévoyé en discrimination, fascination envers les formes les plus rétrogrades de l’islam politique, assignation des femmes7 : autant de manifestations du « tournant identitaire » ; ces « idées qui tuent » appellent un universalisme lui aussi renouvelé, un « universalisme réitératif » (selon l’expression de Michael Walzer8) à la hauteur de ces défis.

Notes

1 – Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris : Flammarion, 2019. On trouvera à la fin du volume, outre une bibliographie, le texte des lois du 9 décembre 1905 (version en vigueur en 2018) et du 15 mars 2004.

2 – Voir du même auteur L’insécurité culturelle, Paris : Fayard, 2015.

3 – Mouvement qu’a décrit Nejib Sidi Moussa dans La Fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Paris : Libertalia, 2017.

4 – Double inversé, si l’on y pense bien, de l’islamo-gauchisme. On a les yeux de Chimène pour une « communauté » (au choix : « les musulmans » ou « les chrétiens ») et pas de mots assez durs pour l’autre (ici le choix alternatif du précédent).

5 – Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2015 (2e éd.), p. 40 et suiv.

6 – J’ai tenté d’en donner une expression théorique en recourant au concept de classe paradoxale.

7 – Voir notamment de Fatiha Agag-Boudjahlat, Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture,Paris : Cerf, 2017 et Combattre le voilement, Paris : Cerf, 2019.

8 – Michael Walzer, « Les deux universalismes », Esprit, décembre 1992, p. 114-133.

Démocratie et tolérance à la violence

Jean-Michel Muglioni cherche à comprendre d’où vient que la violence qui a caractérisé les manifestations de ces derniers mois est tolérée par le plus grand nombre et même paraît approuvée. Cette violence n’est pas nouvelle dans un pays qui ne cesse de se déchirer : que signifie son approbation, sinon le refus de la loi et des institutions quelles qu’elles soient, le refus de l’État de droit et de toute autorité ?

Depuis novembre 2018, tous les samedis : blocage de ronds-points ou de péages d’autoroute, et manifestations généralement non déclarées en ville, qui dégénèrent en batailles rangées avec la police, quand ce n’est pas en pillage et en destruction systématique des boutiques et des banques ; et par-dessus le marché, attaques de gendarmerie, de préfectures, de tribunaux, d’un ministère, violences contre des journalistes, etc., sans compter la violence de slogans, notamment antisémites, dans la rue et des propos tenus sur les réseaux sociaux1. Quelques dizaines de milliers de manifestants dans toute la France, quelques centaines dans quelques villes, refusent les règles jusque-là en vigueur pour manifester, et l’ensemble de la population semble non seulement tolérer ces violences, mais les approuver et se réjouir même de pouvoir y assister sur ses écrans comme si c’était une série télévisée. Les menaces contre les élus, les exactions commises contre certains d’entre eux n’émeuvent pas davantage.

Pourquoi cette violence est-elle approuvée ?

On peut expliquer cette tolérance à la violence par une sympathie pour les revendications des manifestants. Ce que les syndicats, ou plutôt ce qu’il en reste, n’ont pu obtenir par la voie normale a été concédé par le gouvernement : chacun peut donc penser que la violence seule permet d’être entendu et d’obtenir satisfaction. On peut insister aussi sur le rôle des médias, des chaînes d’information continue (les manifestants n’ont pas besoin de s’organiser, ils n’ont qu’à les regarder pour savoir où se rendre) et surtout des réseaux sociaux, avec tous les mensonges qui y circulent. On sait aussi que des officines spécialisées, parfois depuis des pays étrangers mais fort bien organisées chez nous, y distillent des fausses nouvelles et de fausses images. On peut aussi penser que les images – vraies ! – des heurts avec la police expliquent la sympathie pour les manifestants. La réponse de la police, est, quoi qu’on dise, mesurée, le mot d’ordre étant d’éviter à tout prix qu’il y ait un mort, et cela depuis la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Mais ces batailles rangées ne peuvent que paraître insupportables à l’image, avec d’un côté le désordre d’hommes apparemment sans défense, et de l’autre des policiers ou des gendarmes en rangs serrés, casqués, avec des sortes d’armures, équipés de boucliers, de gaz lacrymogène, de grenades GLI-F4 et de flashballs (l’usage de ces armes étant plus que discutable) : ils ont le rôle des méchants, d’autant qu’inévitablement certains perdent leur calme ; et il y a toujours un téléphone portable pour les filmer. Au contraire, qu’un boxeur retraité mais en pleine forme malgré les gaz lacrymogènes perde la tête et en vienne à frapper à terre à coups de pied un garde mobile, le voilà qui passe auprès des manifestants pour une victime.

Que cette violence n’est pas nouvelle et n’a jamais beaucoup indigné

Je ne me prononce pas sur le sens de ces événements, dont les causes sont profondes et dont on ne peut mesurer les conséquences. Je dis seulement ici mon étonnement devant le fait que cette violence ne choque pas, sauf lorsqu’il s’agit d’en accuser les forces de l’ordre, violence policière en effet choquante, si elle est établie, mais l’indignation sélective est une constante de l’histoire. D’où vient donc que la violence soit tolérée et en particulier lorsqu’elle vise non pas seulement les forces de l’ordre, mais les institutions ? Il est vrai que ce n’est pas un phénomène nouveau. Les pompiers en sont depuis longtemps victimes, et sans doute n’est-ce pas dans les mêmes quartiers : mais quel soutien ont-ils reçu ? Je ne sache pas non plus qu’il y ait une levée de boucliers lorsque des instituteurs ou des professeurs en sont l’objet de la part d’élèves ou de leurs parents. La situation de conflit, de violence même, qui règne dans de nombreuses classes depuis longtemps ne provoque guère d’émotion. Les gouvernements successifs (et les syndicats) ne l’ont pas prise en compte, et les associations de parents d’élèves ne paraissent pas non plus s’émouvoir. Quand un chef d’établissement de qualité est amené à dire à un professeur qui arrive dans son lycée qu’il n’y est plus question de pédagogie mais de gestion de conflit, il faut s’attendre au pire dans tout le pays2. Le personnel hospitalier n’est-il pas lui aussi l’objet de violences ?

Autre exemple : le tollé produit par la limitation de vitesse et la destruction systématique des radars qui mesurent la vitesse des automobilistes, alors qu’il est incontestable que depuis qu’ils ont été installés, le nombre de morts sur les routes diminue : on peut maintenant s’attendre au pire. Il n’y a aucune commune mesure entre la décision de limiter la vitesse et la violence qui lui répond, quand même on admettrait qu’à certains endroits cette limitation était inutile. La violence routière est non pas seulement tolérée mais approuvée, généralement par les hommes en apparence les plus paisibles. Je n’ai pas vu non plus, au moment des manifestations contre la loi El Khomri, que la France ait paru scandalisée de la casse – casse que j’ai pu constater encore après le 1er mai 2018 à Paris avenue Ledru-Rollin près de chez moi où des devantures étaient en morceaux, casse pratiquement impunie pendant que des jeunes gens de bonne famille, inoffensifs, qui se trouvaient ingénument au milieu de la bagarre, devaient passer la nuit au poste au grand dam de leurs familles qui s’en sont donc prises à la police. Le pays a-t-il été choqué de voir des universités dévastées au printemps dernier ? Et pour finir, provisoirement, je n’ai pas vu que les dix ou onze morts dus aux divers barrages routiers aient ému les populations ou les médias : ce sont de malheureux accidents. Faut-il admettre que n’importe quel mécontent coupe une route et ainsi provoque des accidents mortels ? Quand des manifestants qui en sont responsables sont allés rendre hommage aux victimes avec des bougies, cela n’a pas choqué, mais on a jugé maladroit que la police arrête leur meneur qui avait annoncé qu’il irait manifester sans en demander l’autorisation légale, disant qu’il allait poser des bougies en hommage à ces victimes – ses victimes. Qu’aurait provoqué une bavure policière faisant un mort ? Tout se passe donc comme si toute forme d’autorité venant d’une institution de la République était rejetée et que la désobéissance à la loi3 et la violence non seulement allaient de soi mais étaient approuvées. Les gilets jaunes sont de leur temps, ils sont d’un pays où tout est conflictuel et où aucune autorité n’est reconnue.

Des raisons de la colère

Les lecteurs de Mezetulle le savent, je ne doute pas qu’une politique libérale, au sens du libéralisme économique, soit par nature contraire à l’idée républicaine, et qu’elle choque plus en France que dans d’autres pays européens. Lorsqu’on considère, cela depuis longtemps et partout dans le monde, que l’enrichissement financier doit être le moins possible réglé par la loi et que la bonne marche de l’économie requiert une baisse des impôts, c’est une remise en cause du principe même de la redistribution. Il ne suffit pas de dire que les inégalités s’accroissent : elles sont le principe d’une telle économie (même si la France a jusqu’ici été un des pays les moins touchés par ce mouvement), et il ne faut pas alors s’étonner que le respect des lois, ce qu’on appelait le civisme, en soit affecté et qu’en conséquence la violence ne choque pas. Mais la violence actuelle s’oppose-t-elle vraiment au libéralisme, lorsqu’elle exprime un ras-le-bol fiscal, comme on dit ? Les tenants du régime libéral considèrent eux aussi que le niveau des taxes en France est trop important et doit être aligné sur ce qui se passe ailleurs – ce qui, il faut sans cesse le rappeler4, implique une baisse de la protection sociale.

Le ressentiment et ses symboles

Autre exemple : la signification qu’on dit symbolique de l’impôt sur la fortune5. Cet impôt pourtant ne rapporte pas grand-chose à l’État (donc ne sert pas vraiment pour la redistribution). Son invention n’était qu’une manière de faire croire qu’on taxait les plus riches : il aurait fallu plus de courage pour faire une vraie réforme fiscale. La réussite de cette supercherie est complète puisque aujourd’hui ce symbole compte plus aux yeux des moins riches qu’une véritable justice fiscale, qui par exemple porterait sur les héritages. Ce ressentiment à l’égard des prétendus riches n’enrichira pas les pauvres mais rend sans doute tolérant envers les violences. Et inversement la suppression d’une partie de cet impôt était symbolique pour les investisseurs qui y voyaient un signe de la France en leur faveur. Se battre ainsi à coup de pseudo-symboles ne constitue pas une politique. Et quand même ceux des investisseurs potentiels qui ont quitté la France pour échapper à sa fiscalité reviendraient, est-on sûr qu’ils investiront en France ou même, si c’est le cas, que cet investissement n’enrichira pas les actionnaires, dont ils feront partie, plus que le pays ?

Le refus de la loi et des institutions en tant que telles

Quelques milliers de personnes manifestent par procuration pour tous ceux qui refusent ses institutions, ou plutôt toute forme d’institution : cette manière de tolérer la violence participe de ce qu’il faut bien appeler un refus d’obéir à la loi. On trouve une part de l’explication dans un article d’André Perrin6, qui montre quel discours est tenu par de prétendus philosophes ou sociologues pour qui obéir à la loi est un esclavage. Ceux des intellectuels qu’on peut entendre sur les médias sont loin d’être tous républicains et de se souvenir qu’on sait depuis l’Antiquité que seule la loi garantit la liberté contre toutes le formes de despotisme.

Certes, la tolérance à la violence peut venir du sentiment que la loi n’est qu’un instrument au service d’intérêts particuliers et non de l’intérêt général. Un exemple trop clair est la manière dont les autoroutes ont été cédées à des entreprises privées pour les enrichir. De là la plus grande confusion. Mais s’il est vrai que des lois sont utilisées pour conforter les pouvoirs en place et d’abord celui de l’argent, pourtant lois et institutions, c’est-à-dire l’État de droit, sont les seules limites à leur puissance. Et si le marxisme révolutionnaire n’a plus guère d’influence en France, l’idée qu’il y a une violence capitaliste qui justifie le recours à la violence dans la rue demeure ancrée dans les esprits – quand elle n’est pas publiquement proclamée. Faut-il confondre, sous la dénomination de violence « symbolique », l’injustice sociale (réelle) et la violence physique, c’est-à-dire remettre en cause l’État de droit ? La loi passant pour l’expression de la violence des puissants et les institutions pour ce qui perpétue leur domination, il faudrait désobéir et s’insurger. L’habitude de mettre sur le même plan l’injustice sociale et les violences urbaines revient finalement à justifier le pillage ou la casse. Et quand les revendications sociales légitimes finiront par être confondues avec le brigandage, il faudra craindre que les plus défavorisés n’en tirent pas profit. Comme toujours, les spectateurs « tolérants » font le jeu des pouvoirs : il faut s’attendre à des retours de bâton.

Qu’en effet nos institutions ne sont pas républicaines : le problème de la représentativité

Voici peut-être le plus étrange. Il semble en effet qu’on puisse expliquer – et même justifier – la tolérance envers les violences qui accompagnent le mouvement des gilets jaunes, ou qu’il provoque lui-même, par la prise de conscience générale de l’insuffisance radicale du système électoral : les révoltés représenteraient en ce sens mieux le peuple que les élus. Or en France le plus grand nombre approuve l’institution présidentielle, c’est-à-dire l’élection au suffrage universel direct d’un président de la République qui a plus de pouvoir que celui des États-Unis d’Amérique. Comme si, selon un mot que j’ai entendu récemment, les mêmes étaient et royalistes et régicides. On élit un homme, et dès le lendemain de son élection, il est l’objet de toutes les contestations, le pays est informé régulièrement de la courbe descendante des sondages de sa popularité, et pour le dernier, dix-huit mois après son élection, on veut le renverser : le prochain tiendra-t-il un an, et son successeur six mois ? Cette élection est nécessairement au scrutin majoritaire puisqu’elle ne peut donner qu’un seul élu, et l’on ne voit pas pourquoi il devrait renoncer à mener la politique définie par son programme électoral et faire celle des candidats battus – même si cette élection revient depuis longtemps à élire par défaut un candidat qui paraît moins désastreux que son adversaire du second tour. L’élection législative n’étant plus qu’une manière de donner une majorité au président élu, le rôle du parlement se trouve réduit sinon supprimé. Pourquoi dès lors s’étonner que les représentants du peuple ne soient plus considérés comme ses représentants ? Ou encore, un référendum dit « non » et un peu plus tard les députés font passer ce qu’il refusait. Il n’y a pas démocratie, ou plutôt il n’y a pas république quand le pouvoir exécutif l’emporte sur le pouvoir législatif qui devrait être l’expression de la souveraineté du peuple. La constitution de la Cinquième République l’a voulu. L’élection du chef de l’exécutif au suffrage direct est en un sens démocratique, mais elle est contraire à l’idée républicaine. Une démocratie en apparence directe reposant sur des pétitions signées sur internet serait-elle un remède ou risquerait-elle de remplacer l’omnipotence de l’exécutif et la « mainmise de quelques énarques sur le pouvoir » par celle de groupes de pression bien organisés ? Car rien n’est plus facile que de fabriquer un groupe sur internet7.

Les corps intermédiaires

De leur côté les syndicats n’ont que très peu d’adhérents et ne peuvent pas davantage passer pour représentatifs. Il y a une relation nécessaire entre d’un côté la baisse du taux de syndicalisation et la quasi-disparition de partis politiques où l’on pouvait s’opposer par la parole, et de l’autre la violence. Quand entre le monarque et le moindre citoyen il n’y a plus d’intermédiaires, c’est tout ou rien, l’adulation ou la haine. Jupiter ne risquait pas grand-chose à régner sans mesure sur les dieux. Si ce n’est pas un despote dont le bras peut s’abattre à chaque instant sur son vizir et celui du vizir sur ses hommes, le plus puissant des hommes ne peut rien sans de multiples médiations sur lesquelles son pouvoir s’appuie dans tout le pays. Mais les intermédiaires8 eux-mêmes ont perdu toute crédibilité : ont-ils rempli leur rôle ou bien ont-ils été trop souvent plus attentifs à leur clientèle ? Ce qui ne date pas d’aujourd’hui9.

La colère contre un prétendu mépris

Voici peut-être – et il s’agit toujours du refus de la loi – une source de la violence et de l’approbation qui la rend possible : le discours, complaisamment repris par de nombreux journalistes et de nombreux politiques, qui accuse les élus, les gouvernants, les « élites », les Parisiens, de mépriser le peuple, manière là encore de justifier une colère qui dégénère en violence. J’ai bien vu que le sentiment d’être méprisé est vif. Il me paraît essentiellement fondé sur l’incapacité des politiques de s’adresser au peuple, entendu cette fois au sens républicain du terme, c’est-à-dire sur l’incapacité de parler au citoyen en tant que tel – la société civile ayant en effet la priorité sur l’État. On en est arrivé au point où personne ne peut rien dire sans passer pour arrogant ou prétentieux. C’est aussi bien pourquoi l’autorité d’un professeur, en tant qu’elle repose sur le savoir, n’est plus reconnue. Quand circule un mensonge caractérisé il est arrogant de le dénoncer. Dominique Schnapper analyse cet esprit démocratique antirépublicain et on lira avec intérêt ses réflexions10 sur la haine et le ressentiment qui naît d’un certain égalitarisme démocratique. Il est contraire à l’égalité démocratique ainsi entendue qu’un homme soit plus savant qu’un autre et à ce titre chargé d’instruire des ignorants, d’autant qu’il n’y a plus d’ignorants puisque tout le monde a internet. Qualifier un discours de professoral est une injure.

Je sais qu’un gouvernant ou un élu n’a pas à parler en professeur, comme si le peuple était composé de ses élèves, ni à abandonner le pouvoir à des experts, même les plus compétents. Je soutiens même que la politique n’est pas affaire de compétence. La souveraineté du peuple ne consiste pas à juger des compétences : l’élection n’est pas un concours de recrutement. Mais lorsque n’importe quelle « opinion » reproduite ou non à des milliers ou des centaines de milliers d’exemplaires prévaut sur une information véritable, la démocratie est bien le contraire de la république. Comme me le dit un ami, qu’on puisse, en matière de politique, critiquer une opinion lorsqu’elle repose sur une erreur factuelle paraît illégitime à ses élèves pourtant intelligents et studieux : « on a le droit de penser ce qu’on veut ». Opposer une vérité à une opinion manifestement absurde, voilà donc le comble de l’arrogance. Chacun fait valoir son opinion comme un droit absolu, et se dit blessé si vous la considérez comme fausse. Oserai-je opposer l’idée républicaine à la démocratie de l’opinion, à la démocratie d’opinions circulant sur les réseaux sociaux11 ? Si le peuple se réduit aux groupes formés lors de rencontres virtuelles, même transformées en rencontres réelles, comment les diverses décisions qui en résulteront pourront-elles avoir force de loi ? Quelle autorité pourra dès lors être reconnue ? Car la tolérance à la violence signifie bien le refus de reconnaître toute autorité, quelle qu’elle soit, le refus de reconnaître qu’il y a une autorité légitime du professeur, du médecin ou de la loi.

Ainsi d’un côté, sur les réseaux sociaux chacun peut lire – ou écrire – les pires obscénités, les plus violentes injures, des menaces de mort et de torture, de l’autre un homme public ne peut plus rien dire sans qu’immédiatement son propos « fasse polémique », comme on dit et qu’il soit accusé de mépriser le peuple. Était-ce « extrêmement blessant » de dire, comme alors le ministre Macron, que l’illettrisme de femmes mises au chômage les empêchant de passer leur permis de conduire, elles ne pouvaient aller travailler à 60 km comme on le leur proposait, de sorte qu’elles étaient prisonnières de leur situation, ou était-ce montrer à quel point elles étaient victimes ? Mais il a fallu qu’il s’excuse. Dire qu’il y a parmi les manifestants des factieux et des foules haineuses, est-ce s’en prendre à tous les manifestants ? Mais le moindre manifestant se dit stigmatisé ou méprisé par ces mots. Peut-être un politicien plus habile ou plus retors aurait-il évité de parler ainsi pour ne pas produire ce genre de réactions, mais que peut-on dire sans irriter ? Chacun a pu remarquer que tout propos critique ou seulement maladroit, quel qu’en soit l’objet, et en dehors même de la politique, provoque les hauts cris de telle ou telle association, ou de tel groupe qui se dit ulcéré, et son auteur doit s’excuser, quand il n’est pas poursuivi en justice et que la justice parfois prend la défense de l’accusation12. Ainsi nous sommes revenus au temps où le blasphème était un crime : la critique d’une opinion est un blasphème, ou, inversement, au lieu de faire la critique d’une opinion, on attaque son auteur en justice. Un débat est impossible dans ces conditions, car un débat suppose qu’on puisse s’opposer par la parole sans qu’un désaccord implique la remise en cause de celui qui parle et sans que chacun se dise blessé au moindre mot qui ne lui plaît pas. Abstraction faite de tout jugement sur les politiques menées depuis longtemps et les revendications des manifestants, je suis perplexe devant ce que j’entends, ce que je peux lire sur les réseaux sociaux et ce que prétendent éprouver les acteurs de cette crise. Que telle parole soit considérée comme fausse, telle politique comme mauvaise, il est permis de le penser, de le dire, de manifester pour s’y opposer, que ces revendications soient fondées ou non. Mais sans que la haine prenne le pas sur ces revendications, et le ressentiment sur l’exigence de justice. Comme dit Speranta Dumitru, l’opinion publique se soucie plus de prendre aux riches que d’améliorer la vie des pauvres13, et l’affaire de l’ISF le montre à l’envi, et c’est bien cela, le ressentiment sur lequel il y a chez Nietzsche une réflexion qui mérite qu’on s’y arrête et par laquelle il caractérisait justement l’esprit démocratique dont je parle ici14. La tolérance à la violence, comme la violence, procède de ce ressentiment.

La violence remplace le nombre

La violence aujourd’hui remplace le nombre. Une manifestation de plusieurs centaines de milliers ou de millions de personnes n’a pas besoin pour se faire remarquer de tout casser, contrairement à un défilé de quelques milliers ou de quelques centaines de personnes. La colère (peu importe qu’elle soit ou non justifiée, là n’est pas la question) de quelques-uns seulement passe pour mieux représenter le peuple que le suffrage universel. Et ces insurgés vous menacent au carrefour si vous ne leur donnez pas raison et vous contraignent à mettre un gilet jaune sous votre pare-brise si vous voulez passer. Ce terrorisme – car c’est de cela qu’il s’agit – est-il un simple accident ? L’intervention de factieux et de casseurs quasi professionnels, qu’ils tiennent un discours révolutionnaire ou non, n’explique pas la violence des discours et des actes des manifestants ordinaires. La casse est-elle l’ultime forme de représentation dans une démocratie représentative mal en point ? Les injures racistes15, sexistes etc., en sont la conséquence inévitable.

Représentation et réalité

Pour qui veut comprendre, je ne dis pas agir, car je n’y suis pas habilité, la difficulté, comme toujours en matière de politique, est de distinguer la représentation que les hommes se font d’une situation et la réalité, dont ces représentations font aussi partie. Je ne m’étonne pas que des hommes dont la vie est à bien des égards moins dure que celle de leurs ancêtres ou que celle de la plupart des pays du monde ne supportent pas de ne pas pouvoir s’offrir ce qu’à longueur de journée le harcèlement publicitaire leur fait miroiter. Les plus jeunes veulent des « marques » et leurs parents finissent par céder et se ruiner. Il est maintenant obligatoire d’acheter des ordinateurs. On se précipite sur les portables dernier cri, sur les grands écrans, et ces achats sont nécessaires à la bonne marche de ce qu’on appelle l’économie. Je ne m’étonne donc pas de l’endettement de ceux qui n’y résistent pas, puisque ce harcèlement est fait pour les séduire. Je ne m’étonne pas de ce que des ménages dont les salaires ne sont pas indignes ne puissent alors boucler leurs fins de mois. Jamais sans doute il n’a été aussi difficile non pas de s’acheter de quoi vivre, mais de savoir comment s’organiser pour ne pas être noyé dans la profusion de marchandises qui nous submergent. Peut-on, si l’on y réfléchit, se promener sans malaise dans les rayons d’un supermarché ? On sait aussi que les plus aisés savent mieux faire le tri. Je ne m’étonne pas dans ces conditions du ressentiment d’une part de la population à l’égard de ceux qu’on appelle « les riches », dont je suis, ma femme et moi étant retraités de l’Éducation nationale : riche et pauvre sont des termes relatifs16. De même que la crainte de l’immigration n’est pas proportionnelle au nombre de migrants mais est nourrie par des discours racistes et xénophobes, de même le ressentiment n’est pas proportionnel au niveau de pauvreté. L’extrême droite a toujours opposé le peuple à ses élites. Et que la démocratie, ce soit aussi la rue, un candidat malheureux aux élections présidentielles l’a proclamé. Dans les deux cas, les institutions sont remises en cause. Ce qu’on appelle le populisme et les violences qu’il génère vient-il du peuple et de la misère réelle d’une partie du peuple, ou de ce que le peuple subit sans cesse des discours démagogiques qui cultivent le ressentiment ? Là où règne l’opinion, il n’en peut être autrement. Ces discours trouvent dans le dénuement réel de certaines populations un terreau fertile et il aurait fallu s’en préoccuper, mais il n’est pas sûr que ces violences et ces haines viennent des plus démunis auxquels ces violences n’apporteront aucun remède, et ils le savent.

Conséquences

Toujours est-il que, étant tolérées, tant d’expressions violentes de tant de haine ne peuvent pas rester sans conséquences. La violence verbale des réseaux sociaux devait se transporter dans la rue : on ne s’injurie pas sans conséquences. Aujourd’hui, n’importe qui risque à tout moment de passer à l’acte et il ne faudra pas s’étonner alors des pires exactions et même des crimes. Tous ceux qui ne sont pas choqués par la violence des discours et par les violences non pas des casseurs « professionnels » mais de braves gens qui manifestaient souvent pour la première fois de leur vie – s’étonne-ton du comportement de ces novices ? – tous ces « tolérants » approuveront-ils alors ? Ai-je tort de m’alarmer devant cette crise de la cohésion sociale ? Il est vrai que cette crainte repose sur l’idée que les conflits qui déchirent cette société n’ont pas pour fondement le problème réel du pouvoir d’achat (ni, il semble pourtant qu’on n’en parle pas assez, celui plus grave du logement, qui est une raison essentielle du premier et qui a une longue histoire en France), mais qu’il a des causes plus profondes : par exemple la difficulté de parler de la France de 1940-45, de la guerre d’Algérie, de la décolonisation et même de la laïcité me semblent en être le symptôme.

[NdE. Lire aussi, du même auteur, « La misonomie, ou haine des institutions« 
et « Sur un prétendu droit de désobéir » par André Perrin]

Notes

1 – [NdE] Il me semble important de préciser ici que Jean-Michel Muglioni a rédigé ce texte bien avant le 16 février 2019 (date à laquelle Alain Finkielkraut a reçu publiquement des injures antisémites).

3 – J’ai entendu le journaliste Claude Weill en faire judicieusement la remarque à l’émission C dans l’air du lundi 7 janvier sur la 5. https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/849415-gilets-jaunes-l-executif-durcit-le-ton.html

5 – ISF, impôt sur la fortune créé en 1981, supprimé en 1987, sans déclencher de haine contre les gouvernants, repris en 1989 et remplacé en 2018 par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).

8 – L’appellation « corps intermédiaires », il faut le rappeler, date de l’Ancien Régime, comme l’usage fait aujourd’hui du terme de territoire au pluriel, comme s’il n’y avait pas qu’un territoire national.

9 – Une remarque hors-sujet. Il est vrai aussi qu’aucun homme ni aucun parti n’a été capable de proposer un programme qui reçoive l’approbation de plus d’un quart des suffrages exprimés, de sorte qu’une assemblée élue au suffrage proportionnel et en un sens vraiment représentative serait ingouvernable, à moins que différents partis n’admettent de s’allier, comme en Allemagne (il leur a fallu six mois pour cela, alors que ce genre de négociation leur est familier), où pourtant les choses ne vont pas aussi bien qu’on le dit. Ce qu’un citoyen assez mal informé comme moi peut comprendre ne permet pas de voir quelle issue trouver à la crise actuelle qui vient de loin. Je dis « la proportionnelle en un sens représentative » parce qu’en un autre sens elle laisse les partis décider des listes de candidats et de l’ordre dans lequel ils sont présentés, de sorte que les partis choisissent eux-mêmes les députés. Le scrutin majoritaire par circonscriptions permet au contraire à l’électeur de choisir son député. Tout système de représentation a donc ses défauts.

11 – Il ne suffit donc pas de rappeler les conséquences nocives des réseaux sociaux. L’usage qui en est fait est second relativement à l’esprit démocratique qui sanctifie l’opinion de chacun : ce nouvel instrument de la démocratie d’opinion n’en est pas le principe.

12 – La manière dont s’est déroulé le procès intenté à Georges Bensoussan est à cet égard significative.

14 – Il est vrai aussi que Nietzsche en vient à voir le ressentiment dans les plus hauts idéaux, y compris l’idée républicaine. Mais sa généalogie des passions humaines nées du ressentiment éclaire bien notre époque. Où l’on remarquera qu’il est aussi facile de faire passer pour du ressentiment une véritable exigence de justice que de prendre pour une revendication de justice son propre ressentiment.

15 – J’ajoute – ce que j’ai honte d’ajouter après la lecture du cri d’alarme de Joann Sfar, le 10 février 2019, car j’aurais dû le dire plus tôt – qu’il est remarquable que les slogans, graffitis et déprédations antisémites, qui auraient à coup sûr été condamnés avec force par tout le monde, journalistes, associations, partis politiques et pouvoirs publics, soient tolérés, et que sous prétexte que ce mouvement serait populaire, il est inconvenant de dire que les gilets jaunes en sont pour le moins complices. Parlant de cette dérive, Joann Sfar écrit, ce qui résume mon propos : « il faut encore subir les durs d’oreille qui m’expliquent que ce n’est pas représentatif. Pas représentatif? C’est une constante depuis les origines de ce mouvement. Ce qui est représentatif, c’est la lâcheté de ceux qui regardent ailleurs… ». Cette lâcheté a pour conséquence que les revendications justifiées exprimées par ce mouvement seront discréditées.

16 – Près de 7 milliards d’êtres humains sont aujourd’hui plus pauvres que moi.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

Gilets jaunes, ruses du néolibéralisme, social-démocratie (par Martine Storti)

Martine Storti a publié cet article le 11 février 2019 sur son blog hébergé par Mediapart1. C’est une analyse, appuyée notamment sur des rappels utiles, où les perplexités et les interrogations sont non pas les fruits d’un retrait prudent dans une incertitude confortable, mais tout au contraire ceux du devoir de penser. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprise sur Mezetulle.

Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer.

1 – Il convient d’avoir la mémoire longue 

C’est dit et répété : les problèmes soulevés par les gilets jaunes ne sont pas nés avec l’élection d’Emmanuel Macron. Celui-ci n’est que la cause occasionnelle (ce qui ne l’exonère pas de sa responsabilité) d’un processus qui remonte à plusieurs décennies, en fait aux années 80.
Je les ai vécues, ces années.

Joie du 10 mai 1981 avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Enfin la gauche au pouvoir, comme l’on disait à l’époque ! Une élection qui déclencha immédiatement une double expression : l’expression d’une haine inouïe de la gauche, pensez des communistes au gouvernement, tandis que certains, y compris dans les rangs s’affirmant gaullistes, soulignaient que dans le nom « national-socialisme », soit le nazisme, il y avait le mot socialisme !
Oui, il faut rappeler cela.

S’exprimait aussi, chaque jour de manière un peu plus nette, l’idée que pour sauver la France des horribles socialistes, pas d’autre solution qu’une politique économique et sociale néo-libérale devenue très mode et très chic.

J’ai d’abord cru que cette l’idéologie n’était que le fait de la droite. D’où, par exemple, cet article que j’ai alors écrit dans le numéro de novembre-décembre 1984 de la revue Gauche.

 « À droite, la mode, on le sait, est au libéralisme. Economique s’entend. Pas un leader de l’opposition, pas un chantre du reaganisme et du thatchérisme qui ne décrive l’avenir radieux promis aux Français lors­que ceux-ci, enfin séduits par le nouvel « isme » chasseront l’ancien (le socialisme, bien sûr). 
Et il n’y a pas que les patrons de presse pour nous servir de guide. Les jeunes loups de l’opposition prennent plaisir à baliser le chemin. Alain Juppé, « tête économique », paraît-il, du RPR, s’enthousiasme lui aussi pour la privatisation des hôpitaux, « la concurrence entre les caisses de Sécurité sociale », et « l’introduction de modes de protection sociale différents » (interview dans L’Expansion du 5 octobre). En clair, la « tête économique » cogite, pour les soins et les retraites, un système d’assurances privées qui assurerait une couverture différente selon les contrats souscrits.
À l’UDF, on n’est pas en reste : Alain Madelin vante avec ardeur les mérites d’une « privatisation de la protection sociale ». Et notre libéral de service d’utiliser, pour mieux se faire comprendre, une comparaison : « Il n’y a pas de sécurité sociale automobile, explique-t-il, et pourtant, grâce à l’assurance automobile obligatoire, aucun conducteur ne se sent sans protection devant le risque d’accident. » A. Madelin se garde bien de préciser qu’entre le contrat « tiers collision » et le contrat « tous risques », de singulières différences de garanties et de coûts existent. Pas de doute : on nous propose très clairement une France à plusieurs vitesses, avec une super protection sociale pour les uns, une sous protection, voire pas de protection du tout pour les autres.
Les « forts » pourront alors, comme le dit A. Mad­elin, « se mettre au service des faibles ». Tant il est vrai que pratiquer l’assistance ou la charité offre bien des délices et apporte aux « forts » un sup­plément d’âme qui leur permet de se réjouir un peu plus d’être du bon côté de la barrière. À lire et écouter les gourous du libéralisme prétendument new look, on fait une plongée en plein XIXe siècle. Sauf qu’il y aura une façon moderne de faire acte de charité : pianoter le dimanche matin sur un terminal d’ordinateur pour créditer les soupes populaires plutôt que de jeter quelques sous sur le parvis des églises. »

En pensant que le néo-libéralisme économique n’était que le fait de la droite, je me trompais. Assez vite, à partir de 83-84 commença ce qui s’appelle improprement « le tournant de la rigueur » et qu’il faut plutôt nommer la soumission d’une partie de la gauche, celle qui était au pouvoir, à l’ordre économique et financier dominant.

Ce fut la ruse du néolibéralisme : faire endosser cette soumission d’abord par un gouvernement de gauche, ce qui susciterait moins de réticence, moins d’opposition de la part de ceux qui allaient en payer le prix, c’est-à-dire ce qu’on appelait et qu’on appelle encore « les classes moyennes ». Aurait-il été possible de faire autrement ? Honnêtement je n’en sais rien, comme je ne sais pas si ce ralliement a été fait par opportunisme, conviction, résignation, contrainte, chantage. Qu’importe au fond. N’importe que la mise en œuvre. Car mise en œuvre il y eut. C’est bien au cours des années 80 et 90 que les mots « réforme » et « modernité » devinrent synonymes d’adaptation au monde tel qu’il est. Que le marché devint l’horizon indépassable. Que les services publics commencèrent à être regardés comme trop onéreux. Que « les gagneurs » (pas encore appelés « premiers de cordée ») se sont substitués aux « travailleurs ». Que les chiffres se mirent à remplacer les idées, pas dangereux les chiffres, ni de droite ni de gauche, mais propres et élégants, les chiffres du commerce extérieur, des profits boursiers, des cotes de popularité. Que la gestion devint l’enjeu principal : gérer la crise, gérer les licenciements, gérer son look, gérer ses dividendes. Et puis privatiser, déréguler, financiariser, adouber Tapie…
Jean-Luc Mélenchon, qui a tant d’admiration pour Mitterrand et qui a été ministre d’un gouvernement de gauche, devrait s’en souvenir !

Ce basculement, ces changements n’ont rien de spécifiquement français. Ils sont européens et même mondiaux, par-delà quelques différences ou particularités. Et les décennies suivantes n’ont fait que développer le processus, tandis que les pays européens, et même plus largement l’Occident, et c’est aussi un paramètre essentiel, prenaient conscience qu’ils n’étaient plus les maîtres du monde.

 2 – Pourquoi pas plus tôt ?

Pour en revenir à la scène française, le mouvement des gilets jaunes renvoie à ces décennies. Il est une révolte, une rébellion,  un refus, qu’on le nomme comme on voudra, de cette évolution du monde en général et de la France en particulier.

Question : pourquoi un tel mouvement n’a-t-il pas été déclenché plus tôt ?

C’est que, pendant ces dernières décennies, les présidents et gouvernements successifs ont réussi, bon an mal an, chacun à sa façon, à enrober, dissimuler, habiller, déguiser leur politique. Parfois aussi à l’adoucir en transigeant avec l’agenda néo-libéral ou même à tenter d’y résister.

François Mitterrand a continué à incarner bon an mal an la gauche, d’autant que les effets de la nouvelle politique étaient encore débutants et ponctuels. Il faut ajouter que le retour de l’extrême droite sur l’échiquier politique lui a rendu de fiers services. Entre les socialistes et le Front national, quels que soient les désaccords avec les premiers ou les déceptions qu’ils suscitent, aucune hésitation, le barrage contre l’extrême droite s’impose.

Jacques Chirac qui s’est fait élire en 1995 sur la « fracture sociale » pour s’en soucier ensuite comme d’une guigne a été, d’une certaine façon, sauvé, durant son septennat  par la cohabitation : un premier ministre socialiste, donc à nouveau l’alibi de la gauche pour mener une politique d’ajustement. « Pas une société de marché », disait Lionel Jospin à juste titre. Sauf que justement le marché continuait son œuvre tentaculaire et que les privatisations, par exemple, allaient bon train. Durant son deuxième mandat, que lui a servi sur un plateau Jean-Marie Le Pen, l’inaction a été pour Chirac une ligne de conduite : ne rien faire ou presque (la longue grève de 1995 lui ayant servi de leçon) n’attire guère d’ennuis. À noter que c’est à ce moment-là que la gauche social-démocrate, éliminée dès le premier tour de l’élection présidentielle, entame sa descente aux enfers.

Nicolas Sarkozy a réussi, durant son quinquennat, à détourner l’attention des enjeux économiques et sociaux vers d’autres sujets, l’identité française, l’immigration, les banlieues,  « les quartiers »… Mais première alerte, en quelque sorte, il se présente à nouveau et n’est pas réélu.  

François Hollande, davantage ennemi auto-proclamé de la finance qu’effectif, ladite finance n’ayant en effet guère tremblé durant le quinquennat du président « normal », s’est heurté, dans ses tentatives de « réformes », à des mouvements importants mais sous une forme traditionnelle et somme toute inefficace pour les empêcher. Il termine son quinquennat mais nouveau signal : il ne peut pas se représenter, surtout à cause de l’énergie déployée par Emmanuel Macron ainsi que par certains de ses « camarades » socialistes pour l’en empêcher !

L’actuel président de la République arrive après ces décennies et, contrairement à ses prédécesseurs, il a le courage de ne pas marcher masqué, car dire que donner encore davantage aux riches profitera forcément aux pauvres est un masque bien transparent ! Macron prend le monde tel qu’il est, car il sait que c’est dans ce monde-là et pas dans un autre qu’il va présider la République française. Macron ne veut pas un autre monde, il ne veut pas changer le monde, il ne prétend pas qu’il va « réduire la fracture sociale » ou qu’il va maîtriser la finance, non, il a juste comme projet de faire que la France garde la tête hors de l’eau et tant pis si certains, en même temps, se noient. Il ne masquera pas son idéologie néo-libérale et au final darwinienne (« premier de cordée », « traverser la rue » etc.), et il ne cessera pas d’être « sûr de lui et dominateur », ce qui l’a entraîné à accumuler maladresses et erreurs comportementales et tactiques dont il peine à se remettre.

3 – L’ambivalence à l’égard des gilets jaunes

Je n’ai pas trouvé un autre mot. Je suis à la fois du côté des gilets jaunes et très réservée à leur égard et même inquiète de leurs effets.

De leur côté.

Comment en effet ne pas être du côté de ces femmes et  hommes qui ne « s’en sortent pas », qui « ne peuvent pas boucler leurs fins de mois », qui craignent pour leur présent et pour l’avenir de leurs enfants, qui se sentent méprisés, mais qui retrouvent de la fierté en inventant sur leurs ronds-points une manière de lutte inédite, qui découvrent, c’est incontestable, une forme de solidarité, de fraternité, de vie nouvelle, de vie méritant d’être vécue. Sans assimiler l’un à l’autre, j’ai connu cet emballement des cœurs et des âmes en mai et juin 68, une vie humaine, loin des eaux glacées du calcul égoïste, et le mélange de détresse et de colère de devoir arrêter. Oui, comment être contre ?

Mais impossible aussi d’être inconditionnellement pour. Pourquoi ?

Mes réticences sont nombreuses. Impossible en effet d’admettre les appropriations historiques, telle celle des « gueules cassées » (une blessure le samedi, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas à la mesure de la souffrance des soldats de la première guerre mondiale), ou pire encore celle véhiculée par ces tweets scandaleux assimilant le vécu des gilets jaunes actuels à celui des Juifs durant l’Occupation.

Pas plus acceptables l’opposition stérile entre villes et « territoires » comme si tous les habitants des grandes villes étaient de riches profiteurs, meilleur moyen d’engendrer la funeste haine de tous contre tous ; ou encore la prétention à être à soi seul le peuple comme si ceux qui n’endossaient pas un gilet jaune n’étaient que des représentants « des élites » ; l’assimilation de l’actuel régime politique français à une dictature ; l’antiparlementarisme, l’éloge l’inconditionnel de la démocratie directe comme si « le peuple » avait toujours raison. Rien d’étonnant, une partie des gilets jaunes étant cornaquée par quelques représentants de ces partis rivaux que sont La France insoumise et le Rassemblement national qui prétendent parler au nom du peuple, savoir ce qu’est le peuple et qui ont transformé les gilets jaunes en instrument de conquête du pouvoir, non pas pour celles et ceux qui ne bouclent pas leur fin de mois mais pour eux-mêmes.

De surcroît le rituel devenu vain du samedi, la plupart du temps accompagné de violences et de dégradations, suscite chez des personnes chaque semaine un peu plus nombreuses agacement et même exaspération, ce qui se retourne contre les gilets jaunes et, soit dit en passant, renforce celui dont la démission était devenue leur mot d’ordre ! L’intelligence tactique, là, n’est guère évidente. J’ajoute cette sorte d’intimidation, maniée par certaines gilets jaunes et quelques-uns de leur soutien qui transforment toute réserve en complicité avec les exploiteurs.

Ces réticences me plongent dans un mélange de colère et de compassion, colère à l’égard des manipulateurs de toutes sortes, compassion pour celles et ceux qui se sont lancés dans la lutte avec de bonnes raisons, avec espoir et bonne volonté.  

Ambivalence aussi à l’égard des objectifs mêmes de cette lutte.

En soulignant leur manque d’argent, leur invisibilité, leur angoisse quant à l’avenir, le mouvement des gilets jaunes a pris, dès le début, pour cible principale l’État, incarné par le président de la République, le palais de l’Élysée, le gouvernement, les ministères, les préfectures, les élus surtout nationaux (trop nombreux, trop payés), les hauts fonctionnaires (idem), les impôts, les taxes, la police, la limitation de vitesse, les radars…

Il est aisé de comprendre pourquoi, compte tenu de ce que sociologues, enquêteurs, sondeurs disent de la composition sociale de ce mouvement : des salariés aux revenus modestes et/ou précaires, des auto-entrepreneurs ou des patrons de très petites entreprises, des retraités, des chômeurs, c’est-à-dire des personnes davantage confrontées, dans leur vie quotidienne à la fois à la présence de l’État (les impôts, les taxes, les normes, l’administration, la paperasserie…) et à son absence (disparition ou éloignement des services publics, des transports …)

Les tenants du néolibéralisme ne peuvent que se réjouir du procès intenté par les gilets jaunes à l’État eux qui aimeraient bien voir disparaître ce qui reste de sa fonction sociale et redistributrice.
Intéressant, à titre d’exemple, la manière dont Erwan Le Noan dans une tribune publiée par Le Figaro le 31 décembre 2018, et titrée  « C’est l’État-providence et non le libéralisme qui est en cause » attrape au bond la balle lancée par des gilets jaunes pour prôner « le retrait progressif mais franc de la puissance publique, afin que la société puisse s’exprimer, se déployer et redonner des perspectives positives aux citoyens ». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Au début des années 80 les néolibéraux, plus francs du collier, disaient privatisations, au XXIe  siècle, ils disent « déploiement de la société civile », mais c’est le même but : privatiser ce qui ne l’a pas encore été, non plus seulement les entreprises mais ce qui reste de services publics.

Il était significatif d’entendre dans un débat télévisé, Nicolas Beytout, directeur du très libéral quotidien L’Opinion, souligner à quel point le paiement des pensions de retraite coûte cher à l’État, comme si celles-ci n’étaient pas le fruit de cotisations, c’est-à-dire d’un salaire différé. La palme revient sans doute au Figaro qui affiche un farouche soutien aux gilets jaunes tant qu’ils ne franchissent pas une ligne de la même couleur. Car dès que s’esquissent une critique des inégalités ou le souhait d’une meilleure répartition des richesses, leur cote baisse sensiblement. Ainsi Guillaume Roquette dans son éditorial du Figaro Magazine (25 janvier)  titré « La faute aux riches ? » Les énormes et indécents écarts de salaire ? Eh bien « il va falloir s’habituer à vivre avec », il faut aussi « cesser de faire cette chasse aux riches que les gilets jaunes ont fait revenir à la mode en réclamant de nouveaux impôts. Drôle d’issue pour une révolte fiscale ». Ainsi la critique de l’État est la bienvenue pour ceux qui veulent que cesse son rôle social, qui le trouvent encore trop présent, encore trop dans la redistribution, encore trop dispendieux, d’autant que les dépenses ne vont pas aux femmes et hommes de la France périphérique, celle des vrais Français, mais aux banlieues, à la diversité, aux immigrés…

C’est l’autre diversion, maniée par le Rassemblement national, ou par un Ivan Rioufol (Le Figaro 1er février) : «Quand le président croit utile, lors de ses vœux, de mettre en cause le « capitalisme ultralibéral et financier », il pose un diagnostic qui n’est guère convaincant. Ce n’est pas le capitalisme qui obsède les petits patrons et les employés qui forment avec les retraités la sociologie des gilets jaunes. Ces travailleurs ne critiquent ni le MEDEF ni l’entreprise. .. En revanche ils dénoncent les injustices constituées par les privilèges dont bénéficient certaines castes, et les préférences attribuées aux minorités protégées. Ce n’est pas le capitalisme qu’ils veulent réformer mais l’État-providence créateur de frustrations ». Nous y voilà : l’argent va d’une part à « la caste » (dans cet article « la France fonctionnarisée ») et aux banlieues, les « frustrations » naissant forcément du fait que « l’État-providence » fait plus pour « les minorités »  que pour les Français, les vrais !

Même son de cloche du côté de la revue Éléments, installée dans son dernier numéro en défense des gilets jaunes, donc des « ploucs émissaires », lesquels sont « la voix du peuple français ». Et ladite revue d’expliquer doctement que les inégalités sont produites par « une société ouverte, par la modernité libérale ». Et sous cette appellation, il ne faut pas seulement entendre l’hubris néolibérale, mais le libéralisme sous tous ses aspects, aussi bien économique que politique et culturel. Ainsi pas d’inégalités avant ? Pas d’inégalités sous l’Ancien régime ? Pas de révoltes et même de révolutions pour tenter d’y mettre fin ? Pas d’inégalités, d’exploitations au long du XIXe siècle que tant d’écrivains ont décrites et dénoncées ? Mais non, les inégalités ne sont dues qu’à l’extension du marché, à l’abolition des frontières. Tous égaux donc, dès lors que les frontières seraient rétablies ! Quant à la  redistribution, elle suppose une « identité partagée », mieux même « une identification du pauvre au riche », identification mise à mal par, devinez quoi, « l’immigration de masse ». En lisant, je cite au hasard et de manière très limitée, Rousseau, Voltaire, Hugo, Zola, Aragon, on l’a sous les yeux, n’est-ce pas, l’identification du pauvre au riche !

En prenant l’État comme cible principale, ce qui ouvre la porte aux tentatives de récupérations et d’instrumentalisations évoquées ci-dessus, les gilets jaunes n’ont-ils pas désigné comme responsable principal un maillon faible ? Les dernières décennies attestent en effet un affaiblissement progressif de l’État, une impuissance face aux puissances économiques et financières, une impuissance aussi, subie ou voulue des gouvernements. La vraie puissance, le vrai pouvoir ne sont pas là où les gilets jaunes les situent. Mais de leur part, pas un mot ou presque sur les très hauts salaires de certains PDG, ou les dividendes en augmentation !

Le pouvoir politique (par-delà les différences idéologiques sur nombre de sujets) n’a-t-il pas, relativement aux enjeux économiques et financiers, qu’une apparence de pouvoir ? Il a un pouvoir pour de très nombreux enjeux sur lesquels une différence gauche/droite a toujours un sens, abolir la peine de mort, instituer le mariage pour tous, affirmer des droits, combattre les discriminations racistes et sexistes, favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes, lutter contre le terrorisme, faire une loi anti-casseurs, augmenter ou non les impôts, les exemples sont multiples, non pour mettre au pas la finance. La politique de la France ne se fait pas à la corbeille, lançait le général de Gaulle. Il y a belle lurette que si, même si la corbeille est devenue numérique.

4 – Redonner à la politique une maîtrise de l’économie

Tel est bien l’enjeu principal : non pas abolir le capitalisme (pour son remplacement bien des peuples ont déjà donné, merci), mais le contrôler, le réguler, le différencier, car sans contrôle, il devient destructeur, il devient fou. C’est cette folie qui s’est chaque année un peu plus installée. Ce n’est pas un problème français, ni même seulement européen, mais mondial, chacun le sait. Pour le dire autrement : faire que la politique – donc autant les gouvernements que les citoyens – sorte de son impuissance, celle qui s’est sédimentée au fil des années, celle à laquelle nous nous sommes habitués. 

Aux signaux donnés par plusieurs épisodes complètement différents mais adossés aux mêmes problèmes (Brexit, Nuit debout, Occupy, Podemos, 5 étoiles, Indignés, populismes de droite et de gauche, montée de partis d’extrême droite, quêtes identitaires…) s’est donc ajouté celui des gilets jaunes.  

Toutes les manières de se battre contre la folie néolibérale sont-elles bonnes ? Je ne le crois pas. Certaines ne sont que des impasses : impasse du souverainisme qui fait croire qu’en se repliant derrière des frontières, la maîtrise politique sera retrouvée. Non. La mondialisation est une donnée devenue incontournable à laquelle aucun repli ne peut permettre d’échapper, d’autant que, je le souligne à nouveau, c’est aussi le nom de la perte d’une domination hégémonique de l’Occident.

Autre impasse, liée d’ailleurs à la précédente, le repli sur un peuple identitaire contre « les élites mondialisées », en outre tenantes du sociétal et aveugles au social, refrain qui autorise certains, à l’instar d’un Eric Zemmour ou d’un Jean-Claude Michéa, ou de la revue Éléments, pour ne prendre que ces exemples, à assimiler néolibéralisme économique, libéralisme politique et culturel. À les suivre, le risque est grand que demeure le libéralisme économique tandis qu’au libéralisme politique et culturel succéderait un autoritarisme conservateur.

Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer. Cela ne relève pas des seuls politiques mais de l’ensemble des citoyens. Il ne s’agit pas seulement de « rapprocher les citoyens des élus », « de rendre visibles les invisibles », de « donner un peu plus souvent la parole au peuple »,autant de formules devenues en quelques semaines des rengaines et qui masquent le principal : trouver les moyens de peser politiquement sur l’économie et la finance.

Je ne prétends pas, comme tant d’autres, savoir comment il faut s’y prendre. Je sais juste que telle est la tâche d’aujourd’hui.
Le mouvement des gilets jaunes peut-il être un épisode de cette ambition ? Je n’en sais rien.

Pour l’heure il a eu trois effets : quelques mesures destinées à « améliorer le pouvoir d’achat » ; un renforcement du Rassemblement national ainsi qu’une remontée dans les sondages, au moment où j’écris ces lignes, d’Emmanuel Macron, par le ralliement d’une partie de la droite et de citoyens de gauche inquiets de la poussée aux extrêmes en termes idéologiques et comportementaux de certains gilets jaunes ; troisième effet : par-delà les réticences, les réserves, un incontestable réveil démocratique d’une grande partie des Français.

La suite, je ne la connais pas. Le pire (une dérive autoritaire conjuguée au conservatisme et à l’ultralibéralisme économique) n’est pas exclu mais il n’est pas certain non plus.

Parfois arrivent des surprises.
Le général de Gaulle, « revenu aux affaires » avec le soutien des partisans de l’Algérie française a mis fin à la colonisation.
Mitterrand élu sur un programme social-démocrate a été un acteur majeur de l’agonie de la social-démocratie.

Se pourrait-il que la conjugaison quasi oxymorique de gilets jaunes, de « gaulois-es ou de non gaulois-es réfractaires », « de souche » ou de « pas de souche » aux multiples branches, et d’un Emmanuel Macron plus dynamique et énergique que ses prédécesseurs signe le début d’un processus permettant de détruire les modalités et les effets les plus détestables de l’actuelle mondialisation, de changer l’Europe, de répondre au défi climatique, de ne pas réduire l’humanité à une machine à produire du cash ?

© Martine Storti, 2019.

RIC ta mère ?

Les questions de démocratie directe et comme on dit « participative » sont aujourd’hui débattues, notamment au sujet du « Référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Attentif aux « excès que l’on peut parfois redouter », François Braize1 expose ici, sous un titre volontairement provocateur dont il s’écarte chemin faisant, pourquoi il est favorable à ce qu’il appelle un « RIC bien tempéré ».

Dans ce titre volontairement provocateur, la mère de l’injonction est la démocratie et sa forme républicaine. Il ne s’agit donc pas que d’un jeu de mots facile en référence à un groupe musical qui a défrayé la chronique, mais bien de savoir si on donne au peuple l’outil pour « riquer » la démocratie si l’envie lui en prenait, ou bien, au contraire, si on s’oriente vers un RIC bien tempéré qui serait protégé contre un tel excès. Telle est la question fondamentale que pose le RIC, que trop peu évoquent, et que l’on examine dans cet article.

À la différence du référendum « ordinaire » à l’initiative du président de la République (articles 11 et 89 de l’actuelle Constitution2), le RIC, référendum d’initiative citoyenne (ou référendum d’initiative populaire), dont nous ne sommes pas dotés en France, est un des outils de la démocratie directe. Il donne le pouvoir au peuple de se prononcer par son suffrage sur les sujets les plus larges, de la Constitution à la loi en passant par la ratification des engagements internationaux. Le peuple en a, en outre, l’initiative par pétition. Ainsi, c’est lui seul qui décide de la question qu’il se pose et qu’il tranche. Il s’agit d’un idéal-type démocratique.

Si l’opinion publique n’est pas vraiment divisée sur son envie de démocratie directe et sur le RIC3, en revanche, dans la classe politique, chez les intellectuels et dans les médias la division règne en maître.

Le référendum : une mauvaise réputation

Il faut dire que la question est vieille comme la démocratie et que la suspicion pèse sur le référendum du fait de son histoire plébiscitaire.

En effet, nos démocraties se sont construites, depuis les révolutions anglaise, américaine et française, sur la conquête du suffrage universel pour la désignation de nos représentants et en écartant délibérément (pour des jours meilleurs ?) la démocratie directe. Il a fallu près de trois siècles pour que soit conquise une véritable universalité des suffrages autorisés à s’exprimer lors des élections (jusqu’à l’extension du droit de vote aux femmes ou à certaines minorités ethniques), délaissant ainsi, au bout du compte, le portrait type de l’électeur resté longtemps en Amérique du Nord un propriétaire blanc et en Europe un individu de sexe masculin. Pendant ces trois siècles, le peuple a été laissé de côté derrière ses représentants qu’il était cependant admis progressivement à élire lui-même4.

Dans la plupart des pays de démocratie5, par l’énergie qu’elle a demandée, cette lutte pour le suffrage universel a éclipsé l’autre question fondamentale : l’intervention directe, ou non, du peuple dans les processus décisionnels notamment législatif, ou même constituant, par référendum à son initiative6. Délibérément, le peuple n’a pas été jugé apte à autre chose que choisir ses représentants. Le XXe siècle n’aura été que l’aboutissement de cette (première) étape de la construction des démocraties, l’ambition de la démocratie directe ayant été renvoyée à l’âge d’or de la démocratie athénienne, considérée comme impossible au-delà de l’échelle de cette dernière. En effet est-il absurde de croire que l’on ne peut transposer les procédures d’une cité qui ne comptait que quelques dizaines de milliers de citoyens et qui excluait toute une partie de sa population de la citoyenneté (femmes et esclaves) ?

Nous avons donc cru à cette impossibilité. Nous y avons cru car cela avait l’apparence d’une rationalité forte. En effet, comment légiférer, écrire la loi et a fortiori la Constitution à 40 ou 50 millions de mains ? Nous avons continué à croire à cette impossibilité, sans nous demander si une part de démocratie directe ne devait pas être instillée dans notre système politique, alors même que, ces dernières décennies, partout, tout se délitait. Les peuples fuyant les urnes et laissant la démocratie représentative, selon les scrutins, réduite à une part toujours plus faible du corps électoral. Même lorsque les peuples exprimaient leur défiance par un vote vers des extrêmes récusant la démocratie représentative, nous persistions. C’était eux, ce ne pouvait être nous, les dinosaures…

L’avènement du numérique est venu tout bouleverser

En outre, le numérique et les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) sont venus tout miner, là, devant nous, sans même qu’on le voie clairement. Et nos belles certitudes sur la démocratie représentative comme mode démocratique quasi-indépassable se sont comme effondrées fin 2018 en quelque sorte au détour d’un rond-point7. En effet, nos concitoyens ont l’impression de vivre une « démocratie directe » sur le Net et, ce, tous azimuts dans leur quotidien. Ils existent sur les réseaux sociaux et leurs avis, leurs choix, sont partagés, diffusés, comme jamais ce ne fut le cas. Et l’on voudrait que cela soit possible pour la vie de tous les jours, jusqu’aux plus futiles de leurs préoccupations, et pas pour ce qui est plus fondamental, pas pour la vie politique collective, vie pour laquelle on ne les consulterait que tous les cinq ans et selon des modes datés d’un autre temps ?

Ouvrons les yeux, faisons fonctionner nos neurones, nous sommes dans un monde où chacun (c’est un fait et non une opinion) peut donner son avis, choisir, noter à tout bout de champ et sur tout, d’un simple clic. Un monde où chacun peut tenter de lever une armée numérique de soutiens. On peut ne pas aimer, mais c’est notre monde et le réel qui s’offre à nos concitoyens.

Faire évoluer notre démocratie politique vers plus de démocratie directe

Le discours limitant notre démocratie à sa forme représentative ne semble plus recevable ? Ne nous mène-t-il pas, par des révoltes qui risquent d’être de plus en plus violentes, dans le mur des populismes ? Comment faire pour éviter cela ? Les principaux outils sont connus  et peuvent être mis en œuvre sans tomber dans des excès que l’on peut légitimement redouter :

  1. Remplacer en tout ou en partie l’élection de nos représentants nationaux, mais aussi peut-être de certaines catégories d’élus locaux, par le tirage au sort de citoyens qui siégeront directement selon des modalités à définir8 ;
  2. développer, pour les mandats électifs maintenus, l’élection à la représentation proportionnelle ;
  3. donner au peuple la capacité de faire ou de défaire la loi par référendum à son initiative ou même de faire des modifications constitutionnelles (RIC), également selon des modalités qui restent à définir.

S’agissant du RIC, objet de ce billet, sur le principe, l’étude Verhust – Nijeboer sur la démocratie directe réfute un à un les arguments des ses opposants9. Il est cependant nécessaire de traiter plusieurs questions essentielles qui doivent être tranchées car rien n’est simple contrairement à ce que soutiennent les partisans du RIC sans limite – questions que cette étude n’a pas vues ou tranchées de manière, selon nous, satisfaisante.

Outre les modalités pratiques de la procédure à construire qui sera très importante, trois questions essentielles se posent : celle du seuil de signatures à atteindre pour déclencher le RIC, celle du champ d’intervention du RIC (sur quels sujets ou matières peut-il intervenir ?) et celle de la portée du RIC (peut-il aller par exemple jusqu’à remettre en cause la démocratie, les droits de l’homme ou la forme républicaine de gouvernement?).

a) La procédure à construire

Elle devra présenter toutes les garanties nécessaires. Selon les mots que prononça Portalis, « On ne doit légiférer que d’une main tremblante ». Alors, imaginons la crainte à 45 millions de mains…10  D’autres pays, comme la Suisse notamment, ont su mettre en place une procédure qui sécurise le dispositif de référendum et les textes qui en sont issus. Il faudra que nous fassions de même. On ne saurait trop insister d’ores et déjà sur la nécessité qu’il y aura de confier la préparation des textes à soumettre au référendum à une autorité indépendante désignée dès la réforme constitutionnelle. Ce pourrait être l’organisme chargé en France du Débat public en faisant évoluer ses missions en ce sens et, sans nul doute aussi désormais, en changeant sa présidence.

Tout comme le gouvernement doit le faire en application de l’article 39 de la Constitution pour les projets de loi qu’il prépare, cet organisme devra solliciter l’avis préalable du Conseil d’État sur les projets de texte préparés pour répondre à une demande de RIC. Il y va de la sécurité et de la qualité juridiques. Il faudra prévoir aussi, dès la réforme constitutionnelle, le contrôle préalable de la constitutionnalité des textes législatifs soumis à référendum avant que le peuple ne se prononce. Car, si l’on peut admettre qu’un juge constitutionnel censure les représentants du peuple après leur vote, cela est beaucoup plus difficile pour le peuple une fois que celui-ci s’est exprimé et a décidé au suffrage universel direct. Autant donc que le contrôle de constitutionnalité s’exerce sur le projet de texte qui devra être soumis au RIC avant que le peuple ne vote. De la même façon, pour un RIC de modification de la Constitution, il faudra que la proposition de modification soit soumise au Conseil constitutionnel pour vérifier sa conformité aux valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie rappelés notamment dans le Préambule de celle-ci (exigence que l’on proposera de sacraliser, Cf. infra, point d). Les avis du Conseil d’État et les décisions du Conseil constitutionnel devraient être rendus publics.

b) Le seuil de signatures

La question du seuil de signatures à réunir pour initier par pétition une procédure de RIC n’est pas aisée, mais elle peut se régler sans trop de difficultés.

Il faudrait, à la fois, exiger un nombre suffisant de signatures de demande de RIC pour éviter les initiatives peu sérieuses et ne correspondant pas à une véritable demande d’une partie significative du corps électoral et, en même temps, ne pas prévoir un nombre qui en rendrait la satisfaction impossible comme c’est le cas du référendum d’initiative populaire11 actuellement prévu par l’article 11 de notre Constitution. Celui-ci prévoit un seuil de 10% des inscrits soit 4,5 millions de signatures qui a été rédhibitoire. L’intelligence commande de tenir compte de l’expérience des pays qui pratiquent ce type de référendum citoyen. Ainsi, un seuil de 2% du corps électoral est exigé en Suisse. Si nous l’appliquions cela nous donnerait pour la France un seuil de 1 million de signatures, ce qui paraît raisonnable.

c) Le domaine d’intervention du RIC

À l’inverse des deux précédentes questions, pas simples mais gérables, avec la présente question on commence à entrer dans les difficultés vraiment sérieuses. Faut-il exclure certains sujets du champ du futur RIC ? S’agira-t-il simplement d’un RIC pouvant toucher au domaine législatif pour prendre de nouvelles lois ou en abroger d’anciennes, ou bien faut-il aller au-delà ? Par exemple, donner au RIC le pouvoir de modifier la Constitution, celui d’approuver les traités internationaux, celui de révoquer un élu ou de modifier les réponses apportées jusqu’à ce jour par la loi votée par nos représentants aux questions dites de « société » (peine de mort, IVG , mariage pour tous, éthiques de la vie et de la mort, etc.) ?

Même en étant démocrate dans l’âme on peut craindre qu’un RIC sans bornage ouvre la porte aux égarements dans un temps qui est celui de la démultiplication par le Net, ses réseaux et ses médias associés, des manœuvres de manipulation de l’opinion, nationales ou venues de l’étranger. On frémit aussi devant l’outil ainsi donné à de futurs gouvernants démocratiquement peu scrupuleux et fondamentalement conservateurs, comme il s’en profile déjà beaucoup en Europe. Aussi ne peut-on qu’être fondamentalement hostile à un RIC sans limite.

On doit aussi récuser le RIC révocatoire des élus qui les mettrait sur siège éjectable, ne produisant que démagogie et médiocrité. Pour se rendre compte du mal-fondé d’une telle proposition, il suffit de transposer une telle perspective d’instabilité de chaque instant à notre propre vie professionnelle. Chacun souhaite pour soi et les siens un CDI bien sûr et nos élus devraient voir, eux, leur mandat qui est déjà un CDD devenir révocable ad nutum ?

Le RIC révocatoire est sous-tendu par une vision populiste alors que, le temps de leur mandat, nos 400000 élus locaux et nationaux sacrifient bien souvent leur vie personnelle à l’intérêt collectif et général pendant que d’autres restent plutôt devant leur TV. Si les électeurs ne sont pas satisfaits d’un élu, ils ne le réélisent pas. Cela doit suffire.

Si le peuple, par un RIC, doit pouvoir intervenir dans le domaine législatif pour modifier ou abroger des lois existantes, en proposer de nouvelles (RIC législatif12) et modifier la Constitution (RIC constituant), ce qui est déjà beaucoup, il faut arrêter là l’exercice. Les centaines d’accords et traités internationaux signés ou ratifiés chaque année ne peuvent l’être par référendum. Ce serait une absurdité et cela témoigne d’une méconnaissance totale de la réalité de l’action diplomatique bi- ou multilatérale d’un grand pays. En revanche on peut envisager que les traités conduisant à devoir modifier au préalable la Constitution pourraient être ratifiés par un RIC.

Rappelons que le RIC législatif devra être soumis à un contrôle préalable de constitutionnalité que le peuple souverain aura confié au Conseil constitutionnel par la modification de notre Constitution pour créer le RIC (un tel contrôle préalable du Conseil constitutionnel est déjà prévu par l’article 11 de notre Constitution pour les référendums d’initiative partagée créés par la réforme constitutionnelle de 2008). Également, le RIC constituant devra respecter nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de la Constitution. La réforme constitutionnelle, comme on va le voir ci-après, devrait sacraliser ces principes et valeurs vis-à-vis des deux pouvoirs constituants : d’un côté le peuple par référendum et, de l’autre, ses représentants élus, députés et sénateurs en application de l’article 89, car il n’y a pas de raison que ces derniers y échappent.

d) La question de la portée du RIC sera essentielle

Jusqu’où pourra-t-on aller par un RIC constituant ? Revenir sur les valeurs démocratiques ou sur la forme républicaine du gouvernement protégée par l’article 89, dernier alinéa, de notre Constitution? Question extraordinairement difficile, car elle pose celle de la limite de la souveraineté du Peuple qui est le détenteur de la souveraineté nationale en application de l‘article 3 de la Constitution. Des projets maximalistes circulent sur le Net prévoyant que le RIC pourrait tout : rien ne devrait lui être interdit car, expression du peuple souverain, il devrait pouvoir tout plier à la volonté populaire13. Une telle option est peu responsable puisqu’elle admet que le peuple puisse revenir, si l’envie lui en prend, sur ce qui a fait, par exemple, les progrès de nos démocraties, du pluralisme politique et de nos libertés individuelles ou collectives par trois siècles de luttes politiques et sociales. Ce qui ne peut que faire peur, comme si certains n‘avaient rien appris des totalitarismes exécrables du XXe siècle.

Un démocrate et un républicain ne peuvent que repousser de toutes leurs forces une telle ignominie potentielle. En effet, les valeurs et principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de l’actuelle Constitution constituent le socle de notre démocratie (Déclaration des droits de l’homme de 1789, droits sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, Charte de l’environnement de 2004, etc.). Ce socle doit être préservé même face à un RIC, tout comme la forme républicaine du gouvernement. En effet, en démocratie, aucune souveraineté ne peut être absolue, même pas celle du peuple.

Ce socle de valeurs doit donc s’imposer à tous. Cette question est de principe et elle ne peut pas se régler par l’exigence d’une majorité qualifiée (3/5, 2/3 ou même 3/4 des suffrages exprimés) qui permettrait de les remettre en cause. S’agissant au fond de pouvoir nier les droits des individus ou des minorités il faudrait que tous y consentent. Nulle majorité ne devrait pouvoir le faire… Il faudra également que ce socle de valeurs s’impose au pouvoir constituant du Parlement car, comme on l’a dit, il n’y a aucune raison que cela ne soit pas le cas. Une rédaction juridique appropriée permettra de consacrer ce socle « erga omnes » le moment venu.

La question de l’enrichissement possible de ce socle par de nouveaux droits et principes, par RIC ou par le pouvoir constituant parlementaire, devra également être traitée de manière à ne pas figer les choses sur la rédaction du Préambule de la Constitution de 1958, même si elle est remarquable par son agrégation des résultats de deux siècles de luttes sociales et politiques en faveur de l’émancipation des hommes et des femmes.

La souveraineté du peuple est-elle absolue ?

D’un point de vue de philosophie politique ou de philosophie du droit, cette question soulève toutefois une difficulté majeure que l’on ne peut laisser de côté : qui, comment et d’où peut-on imposer quelque chose à la souveraineté du peuple ? Dans la conception classique, seule la Nature elle-même et/ou le divin avaient un tel pouvoir. Aux temps modernes ce n’est, a priori, que par une autorité supérieure au peuple, ou par autorégulation de celui-ci, que l’on peut d’une part imposer une limite à la souveraineté populaire mais d’autre part, encore plus, garantir son effectivité.

Il n’y a pas d’instance supra nationale qui puisse être fondée (dans l’ordre mondial que nous connaissons) à jouer ce rôle car ce droit est encore essentiellement conventionnel entre des États qui sont souverains et eux seuls peuvent défaire ce qu’ils ont fait. Rien donc à attendre du supra-national, pas plus que d’une prétendue Nature ou d’un ectoplasme divin. À défaut d’autorité supérieure au peuple, il ne nous reste que l’autorégulation.

Il serait donc bienvenu que le peuple décide, par la révision constitutionnelle qui créera le RIC, que tout référendum qui viendrait à être proposé aux suffrages devra respecter les valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie et de notre République (tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958). Le peuple s’imposera donc cette contrainte à lui-même et prévoira que ce sera sous la vérification préalable du Conseil constitutionnel. Ainsi le peuple français fera le choix de rester durablement fidèle aux droits de l’homme, à la démocratie et à la République quels que soient les outils référendaires dont il se dote et qu’il mettra en œuvre.

Pour consacrer l’importance d’une telle décision, la réforme constitutionnelle créant le RIC pourra prévoir que nulle réforme constitutionnelle future (par un RIC ou par la voie parlementaire) ne pourra revenir sur ce choix du peuple français et que le Conseil constitutionnel sera le gardien de cette exigence à l’occasion de son contrôle préalable. De la sorte, la protection sera assurée de manière durable et exigeante14.

Le peuple français aura ainsi consacré un socle de principes qu’il ne pourra lui-même directement, ni par ses représentants, violenter par référendum, ainsi qu’un dispositif d’autorégulation dont il aura confié l’exercice au Conseil constitutionnel. Il n’exclura pas cependant de pouvoir enrichir, au fil du temps, le corpus actuel de nouveaux principes fondamentaux ou valeurs démocratiques15.

Bien entendu, si on peut admettre que l’on pourra apporter son soutien à une pétition lançant l’initiative d’un RIC et lui donner sa signature informatiquement, même si cela devra être de manière sécurisée, il sera indispensable que le vote lors du référendum se fasse selon les règles et les garanties démocratiques habituelles, dans un isoloir. En effet, n’en déplaise à beaucoup, voter à un référendum, même d’initiative citoyenne ou populaire, ce n’est pas attribuer un « like » à telle ou telle babiole numérisée !

Ainsi, plutôt qu’un sonore « RIC ta mère ! » qui pourrait conduire à mettre à mal la démocratie et la forme républicaine du gouvernement, c’est donc bien « une leçon de RIC bien tempéré » que l’on invite nos concitoyens, et les pouvoirs publics à leur suite, à privilégier lors du « grand débat national » qui s’ouvre. Comme on le dit du clavecin, quelque chose qui sonne bien dans tous les tons.

 

Notes

1 – François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera une autre version de ce texte sur son blog https://francoisbraize.wordpress.com/2019/01/03/ric-ta-mere/

2 – L’existence de ces deux articles doit être rappelée car les médias commencent à bruisser en ce début d’année 2019 de la perspective d’un référendum sec qu’organiserait l’exécutif sur la réforme constitutionnelle… Comme si on pouvait faire une modification constitutionnelle par un référendum organisé en application de l’article 11 de la Constitution ! Quand on ne s’appelle pas De Gaulle, seule la procédure de l’article 89 (vote de la réforme par les deux assemblées puis soumission du résultat au Congrès réuni à Versailles ou au peuple par référendum) permet de modifier la Constitution.

4 – Dans Le peuple contre la démocratie, Yascha Mounk (Éditions de l’Observatoire, 2018) montre à partir de sources historiques incontestables comment les pères de la démocratie américaine ont délibérément mis le peuple à l’écart de tout fonctionnement démocratique direct, parce qu’ils s’en méfiaient comme de la peste, et ont fait le choix de la démocratie représentative pour s’en protéger ; toutes les démocraties modernes ou presque ont emboîté le pas de cette prévention ; comment ne pas voir dans le même motif, la raison de la très lente accession au suffrage universel auquel même des régimes politiques ouverts et pluralistes ont préféré pendant longtemps un suffrage censitaire ?

6 – Les seuls référendums que nos démocraties pratiquèrent furent à l’initiative des gouvernements et prirent parfois un aspect plébiscitaire et droitier qui les rendit profondément antipathiques notamment à gauche. 

7 – Ce ne sont pas les velléités de démocratie participative de la campagne de 2007 (S. Royal) ou de 2017 (E. Macron) qui purent permettre d’imaginer un réel changement, tout au plus une mode ou une tactique de conquête du pouvoir ; d’ailleurs à notre connaissance ni l’une, ni l’autre ne proposèrent le RIC…

8 – Ce peut être une partie des députés et sénateurs, des assemblées locales, voire des assemblées citoyennes spécifiques, Voir à ce sujet l’excellent article de Jérôme Huet : https://francoisbraize.wordpress.com/jerome-huet/

9 – Voir ce livret sur le site de l’association article 3 : https://www.article3.fr/images/verhulst-nijeboer-direct-democracy-fr.pdf.

10 – Crainte qui ne nous quitte pas au contraire lorsqu’on lit les propositions de rédaction suggérées par les internautes pour créer le RIC sans aucun garde-fou lors de la consultation lancée par « Parlement et citoyens » sur ce sujet ; l’amateurisme juridique est flagrant à supposer que la maturité politique soit présente… Il y aura intérêt à cadrer l’exercice du RIC par une procédure qui réunisse toutes les compétences juridiques nécessaires.

11 – Référendum introduit à l’article 11 de la Constitution par la réforme constitutionnelle de 2008 et qui est un référendum d’initiative populaire avec un verrou parlementaire puisqu’il faut outre les signatures d’un nombre élevé de citoyens la signature de 1/5 des membres du Parlement.

12 – Si les lois spéciales (lois organiques, lois de finances, loi de financement de la Sécurité sociale), devaient entrer dans le champ du RIC, il faudrait alors que la procédure soit entourée des garanties nécessaires comme l’est le droit d’amendement des parlementaires par l’actuel article 40 de la Constitution.

13 – Voir par exemple le projet de loi constitutionnelle de l’association dite « Article 3 » qui promeut un RIC sans limite : https://www.article3.fr/informations/proposition-loi-constitutionnelle ; voir également les éléments du débat que cette association co-organise avec « Parlement et citoyens » à propos du RIC où les points de vue les plus maximalistes s’expriment sur la souveraineté du peuple que rien ne doit venir contraindre : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48/types/modalites-concretes-de-mise-en-oeuvre-quelles-modalites-vous-sembleraient-les-plus-pertinentes-pour-mettre-en-place-ces-differentes-formes-de-ric/themes-le-ric-peut-il-sappliquer-a-tous-les-sujets-ou-doit-on-le-restreindre-a-certains-sujets/page/1

14 – De la sorte on résout la contradiction qu’il y aurait à prévoir qu’une majorité qualifiée, à l’occasion d’un RIC ou par la voie d’une réforme adoptée par le Parlement, puisse revenir sur la protection ainsi instaurée pour nos valeurs et principes fondamentaux, alors que l’on a dit que s’agissant d’une question de principe aussi fondamentale (nos droits et libertés les plus essentiels) il faudrait que tous y consentent et, donc, l’unanimité. En revanche, le droit même le plus vigilant ne peut empêcher que certains demain se dispensent de le respecter ; mais là, les choses seraient claires, nous serions alors en présence d’un coup d’État et d’une forfaiture pour ceux qui le commettraient.

15 – Suite aux vœux du président de la République qui a dit le 31 décembre 2018 qu’il fallait que nous placions l’Homme au centre des préoccupations publiques, il pourrait être utile d’enrichir le Préambule de notre Constitution d’un nouveau principe fondamental consacrant cette orientation intéressante ; on a fait un premier travail de réflexion à ce sujet à quelques-uns, voir sur ce point : http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

Des conséquences politiques des réseaux sociaux

Ou la fin de la liberté de conscience et de la citoyenneté : une « foule électronique » n’est pas le peuple

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur les effets des comportements qui, apparaissant sur les réseaux sociaux, sont bientôt à la fois réalisés et légitimés par la force purement médiatique que leur donne cette forme de circulation. L’effet de foule se produit  face à un téléphone portable et n’en devient que plus imprévisible et redoutable. Adoubée par une communauté de passions, une simple déclaration de comptoir sans conséquence peut alors s’inscrire dans les consciences, exploser dans la rue, se traduire en violence et menacer la notion même d’institution politique.

J’ai vu dans un conseil syndical comment communiquer par mél peut envenimer les relations d’amis pourtant civilisés. Nous avons décidé de régler les désaccords en tête à tête et non par mél, le cas échéant autour d’un verre. Et tout s’est pacifié. Il paraît que dans certaines salles des professeurs on ne se parle plus depuis qu’on s’est injurié par écrans interposés.

On le sait, la différence des modes de médiation entre les hommes induit nécessairement des différences considérables dans les modes de pensée et dans les façons de sentir. Par exemple Régis Debray a su montrer le lien qu’il y a entre l’écriture et le monothéisme. L’inflation des tweets et autres posts ne pouvait donc manquer de transformer en profondeur les comportements et les sentiments. À force de s’injurier par internet beaucoup en sont venus à écrire des horreurs, comme on voit dans de nombreux commentaires sur la toile. L’habitude a ainsi été prise de publier sans réfléchir les pires choses : ne peut-on pas supposer que cela ait une grande influence sur les mentalités et du même coup sur les comportements ? Que par conséquent la violence, d’abord limitée à la communication électronique, s’inscrive dans les consciences et finisse par exploser dans la rue, alors seule expression de la légitimité, au même titre que la toile. Alors les institutions, les élus et les journalistes paraissent suspects et l’on ne fait plus confiance qu’aux réseaux sociaux. De là aussi le développement du complotisme.

Soit un exemple anodin : traiter un politique de « con » dans une conversation est sans conséquence, mais l’écrire, et qui plus est le publier pour la terre entière, cela change tout. Le café du commerce planétaire qu’est la toile change la nature même de ce qu’elle permet de communiquer et l’état d’esprit de chaque intervenant, dès lors emporté sans réflexion par la moindre émotion : chacun ajoute son injure et la mayonnaise peut prendre d’autant que les gens raisonnables interviennent peu sur ces réseaux et que leurs analyses ne peuvent pas grand-chose contre le déversement passionnel des autres participants. Comme la moindre émotion de l’un trouve un écho favorable chez d’autres, des communautés de passions se constituent où chacun se voit renforcé dans ses convictions par le nombre de ses « amis ». Alors que crier « à bas x » était finalement sans conséquence, on voit se développer des appels à la violence contre les élus.

Ainsi, ce qui n’est d’abord que l’expression d’une émotion (peut-être justifiée, là n’est pas la question) devient par le biais du réseau social un slogan politique et l’on descend dans la rue. Ce qui n’est d’abord que l’émotion d’un homme devant son écran se transforme en mouvement de foule. Je veux dire que par écran interposé les hommes en viennent à se comporter comme dans une foule qui entraîne chacun là où, en conscience, il ne serait jamais allé. Le pire est que l’effet de foule se produit dans la solitude de la manipulation d’un téléphone portable ou d’un ordinateur chez soi. Il faudrait une étude des dégâts et de l’exacerbation des passions dus à ces nouveaux moyens de communication, et il est aisé de comprendre que des référendums demandés par de telles voies, ou toute politique qui prétendrait satisfaire aux exigences dont ces réseaux sont l’expression, seraient la fin de la démocratie : régnerait la tyrannie des groupes de pression.

Les réseaux sociaux sont le contraire de l’isoloir qui permet à chacun de décider dans son for intérieur, en tant que citoyen, du sort de son pays, à l’abri du brouhaha du forum, le « for extérieur ». Le forum qu’est l’internet est une machine à broyer les consciences. Il est à craindre que le référendum d’initiative citoyenne signifie la fin de la citoyenneté. Car quand même la loi ne prendrait pas directement en compte les résultats d’une pétition signée sur le net par des centaines de milliers de personnes, il est à craindre que la légitimité de ce mode de consultation l’emporte sur celle de la constitution. Ajoutons ceci : l’usage que les services russes (sont-ils les seuls) semblent avoir fait des réseaux sociaux correspond parfaitement à leur nature, il n’a rien d’accidentel. Que serait une campagne électorale électronique où l’on compterait pour chaque initiative le nombre de signatures… où un clic remplacerait un vote ?

Sur un prétendu droit de désobéir

Les formes de désobéissance aux lois sont très variées. Il est question ici de celles qui entendent se présenter en tant que revendications, s’appuyer sur des arguments ou se présenter comme des théories – certaines allant jusqu’à refuser la notion même de légitimité. André Perrin les examine : de quel droit s’autorise-t-on pour soutenir qu’il y a un droit de désobéir aux lois ?

Si la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, si ses lois, votées à la majorité, expriment la volonté du peuple, c’est-à-dire la volonté générale, celle qui ne vise qu’à l’intérêt commun, si en obéissant à ces lois le citoyen n’obéit qu’à lui-même en tant que sujet raisonnable, l’obéissance à la loi constitue l’obligation politique par excellence et la désobéissance aux lois ne peut se prévaloir d’aucune légitimité. Il ne manque pourtant pas d’individus et de groupes qui revendiquent un droit de désobéir aux lois, même en démocratie. La désobéissance aux lois peut prendre des formes diverses : celle, passive et individuelle, de l’objection de conscience, celle, non-violente et collective, de la désobéissance civile, celles, actives et violentes, de l’émeute ou de l’insurrection armée. Les différences qui séparent ces modalités de la révolte ne sont assurément pas négligeables, mais elles présupposent toutes un droit de désobéir aux lois. C’est ce présupposé qu’il s’agira d’examiner ici.

La désobéissance et le droit positif

Le droit de désobéir aux lois relève-t-il du droit naturel ou du droit positif ? On voit sans difficulté qu’un droit positif de ne pas obéir au droit positif est une contradictio in adjecto : comme le dit Éric Weil, « aucun système ne peut admettre sa propre négation »1 et « il serait contradictoire de parler d’une loi qui réglerait la désobéissance à la loi en légitimant la révolte »2. On ne peut concevoir un code dont le dernier article disposerait que les citoyens ont le droit de ne pas se conformer aux articles précédents s’ils les jugent en conscience contraires à la raison ou à la justice. La disposition juridique3 en vertu de laquelle nul citoyen n’est tenu d’obéir à un ordre manifestement illégal ne donne pas un droit de désobéir à la loi, mais tout au contraire un droit de lui obéir quand bien même celui qui la représente, faillant à son devoir, prétendrait nous contraindre à lui désobéir. Il est vrai que le corrélat de cette disposition – on ne peut incriminer un agent public pour avoir appliqué la loi – est assorti de la restriction suivante : sauf si l’application de la loi le conduisait à se faire l’auteur ou le complice d’un crime contre l’humanité4. Mais c’est que dans la hiérarchie des normes, la loi qui réprime les crimes contre l’humanité a une autorité supérieure à celle dont l’application conduirait à commettre un crime contre l’humanité.

On objectera peut-être que le droit naturel de résistance à l’oppression, dont le fondement philosophique se trouve chez Locke, est « descendu » dans le droit positif. La Déclaration de l’Indépendance des États-Unis dispose que, les gouvernements étant établis pour garantir les droits inaliénables attachés à la personne humaine, « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ». De même, aux termes de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Or, la Déclaration du 26 août étant intégrée au préambule de la Constitution de 1958, ses 17 articles ont valeur constitutionnelle, en particulier depuis que le Conseil constitutionnel lui a conféré une réelle portée juridique dans sa décision 71-44 du 16 juillet 1971 « Liberté d’association », portée juridique qu’il a réaffirmée dans sa décision du 16 janvier 19825.

Cependant l’article 2 de la Déclaration doit être lu en parallèle avec l’article 7 : « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen, appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». On voit que le droit de résister à l’oppression n’est pas un droit de désobéir à la loi : c’est le droit de résister à l’arbitraire d’un pouvoir qui aurait substitué sa propre tyrannie à l’autorité des lois. Il en va de même dans les Constitutions des autres États qui consacrent un droit de résistance à l’oppression. Ainsi, en Allemagne, l’article 20 alinéa 4 de la Loi Fondamentale promulguée le 24 juin 1968 dispose à propos de l’ordre constitutionnel que « Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre ». Là encore, il est clair qu’il s’agit d’un droit de résister à un coup de force qui viserait à abattre l’État démocratique et non d’un droit de désobéir aux lois de cet État. La Constitution grecque ne dit rien de très différent, qui dispose en son article 120 alinéa 4 que « L’observation de la Constitution est conférée au patriotisme des Hellènes qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens à quiconque entreprendrait son abolition par la violence ».

Non seulement ces dispositions n’ont rien à voir avec un quelconque droit de désobéir aux lois votées par la majorité dans un État démocratique, mais le droit à la résistance qu’elles reconnaissent est soumis à des conditions très restrictives : comme le fait remarquer Roxani Fragkou, « la résistance n’est pas autorisée contre une simple violation du texte constitutionnel, ni ne sert d’arme contre les lois inconstitutionnelles. Elle n’est ouverte que dans l’hypothèse d’un coup de force destiné à renverser l’ordre constitutionnel »6. La prudence des Constituants se comprend sans difficulté. Le droit à la résistance est potentiellement dangereux et ne peut s’exercer que comme remède ultime dans des circonstances exceptionnelles. En outre son inscription dans le droit positif est toujours problématique dans la mesure où il constitue une sorte de monstre juridique, un « droit contre le droit », destructeur de soi-même. Il faut donc admettre, avec Sophie Grosbon, que « l’effectivité du droit de résistance est peut-être alors à découvrir au sein des effets pratiques et symboliques que la proclamation d’un tel droit peut avoir sur les consciences et les actions des individus »7.

La désobéissance comme droit naturel

Si le droit de résistance qui figure dans un certain nombre de Constitutions ne peut être invoqué en faveur d’une justification de la désobéissance aux lois, ce n’est pas seulement parce qu’il est malaisé, sinon contradictoire, d’inscrire un tel droit dans le droit positif, mais c’est d’abord parce que, même envisagé comme droit naturel, il lui est hétérogène : c’est un droit de résister à l’oppression, non à la loi, un droit de refuser la tyrannie, non la démocratie. Or il s’agit ici de savoir si des individus ou des minorités peuvent légitimement, sinon légalement, refuser de se soumettre aux lois qui ont été votées à la majorité dans un État démocratique. La légitimité du refus d’obéir aux lois présuppose l’illégitimité des lois auxquelles on refuse d’obéir, autrement dit l’existence de lois injustes. Cette présupposition n’a évidemment pas de sens dans la perspective du positivisme juridique, mais s’inscrit au contraire dans celle d’un jusnaturalisme où les lois positives peuvent être soumises au contrôle d’une normativité supérieure. La question de savoir s’il y a des lois injustes et s’il faut leur obéir ou leur désobéir s’est ainsi posée en deçà de l’avènement de la démocratie dans des régimes politiques où les gouvernants, pour n’avoir pas été choisis par le peuple, ne s’en voyaient pas moins assigner la tâche de concourir, à travers les lois qu’ils promulguaient et appliquaient, à la réalisation d’une fin juste. C’est pourquoi saint Augustin allait jusqu’à soutenir que des lois injustes ne sont pas des lois : « Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi »8. Thomas d’Aquin, qui accorde à Augustin que « des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois »9, caractérise comme injustes les lois qui contredisent leur fin en s’opposant au bien commun ou qui, même ordonnées au bien commun, répartissent inégalement les charges dans la communauté. Il poursuit en disant que de telles lois n’obligent pas en conscience, « sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit »10. En fin de compte, les seules lois auxquelles il n’est jamais permis d’obéir sont celles qui s’opposent à la loi divine. S’agissant des lois humaines, le droit de désobéir aux lois injustes se trouve ainsi à la fois fondé et limité : on n’est pas tenu de leur obéir, mais on n’est pas non plus tenu de leur désobéir car la prudence peut nous conduire à y renoncer si de cette désobéissance devait résulter un désordre générateur de plus grandes injustices. Les théoriciens modernes ne diront pas des choses très différentes. Du philosophe-citoyen qui a pris conscience de l’injustice d’une loi positive contre laquelle il pourrait lutter, Éric Weil écrit : « il peut même renoncer à cette lutte, parce que, en luttant, il s’opposerait à l’universel empirique de la loi historique qui, en tant que loi, est universelle et positive et bonne, encore qu’injuste et insuffisante en soi, quand on l’oppose à l’arbitraire de l’individu »11. La loi historique est en effet la vivante contradiction de la raison qui s’incarne dans le monde empirique, universelle et raisonnable si on la considère dans sa forme de loi, toujours juste si on l’oppose à l’arbitraire de l’individu et, en même temps, toujours injuste si on la considère dans son contenu, inévitablement particulier, déterminé qu’il est par les intérêts et les passions qui ont présidé à son apparition. Forme et contenu étant indissociables dans la réalité, en s’opposant à ce que l’universel empirique de la loi comporte d’empirique et d’injuste, on risque d’atteindre et d’ébranler l’universel que la loi réalise malgré tout, imparfaitement, dans son empiricité : « ce premier bien que constitue l’ordre public »12.

On trouve la même prudence et les mêmes réserves chez John Rawls qui, après avoir fourni des justifications à la désobéissance civile, ajoute : « Reste cependant la question de savoir s’il est sage ou prudent d’exercer ce droit. […] Nous pouvons agir dans le cadre de nos droits, et pourtant de manière déraisonnable, si notre conduite ne sert qu’à provoquer la réplique cruelle de la majorité »13. On peut donc renoncer à exercer ce droit et, en tout état de cause, on ne doit « y recourir que dans les cas d’injustice majeure et évidente »14. Quels sont ces cas ? Ce sont ceux où sont violés les principes de l’égale liberté pour tous ou de la juste égalité des chances, par exemple lorsque sont refusés à certaines minorités le droit de vote ou l’accès à telle ou telle fonction publique : « la violation du principe de la liberté égale pour tous est le motif le plus valable de désobéissance civile »15. On voit sans difficulté que le geste exemplaire de Rosa Parks et l’action de Martin Luther King s’inscrivent dans ce cas de figure. En 1955, les États-Unis sont une démocratie dont les lois sont votées à la majorité, mais une démocratie qui pratique une ségrégation raciale en contradiction avec ses principes fondateurs puisqu’une minorité s’y trouve opprimée. Relisons le plus fameux discours de Martin Luther King :

« Il y a un siècle de cela, un grand Américain qui nous couvre aujourd’hui de son ombre symbolique signait notre Proclamation d’Émancipation […]. Mais, cent ans plus tard, le Noir n’est toujours pas libre […]. Quand les architectes de notre République ont magnifiquement rédigé notre Constitution de la Déclaration d’Indépendance, ils signaient un chèque dont tout Américain devait hériter. Ce chèque était une promesse qu’à tous les hommes, oui, aux Noirs comme aux Blancs, seraient garantis les droits inaliénables de la vie, de la liberté et de la quête du bonheur. Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à ses promesses à l’égard de ses citoyens de couleur »16

Le grand Américain dont il parle est Abraham Lincoln. Quant à  la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, elle dit ceci :

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables […]. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits […]. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ».

Martin Luther King ne préconise pas de désobéir pour que le gouvernement change des lois voulues par une majorité : il demande au gouvernement de respecter le texte fondateur qui lui sert de Constitution et qui invalide d’avance toutes les lois qui ne lui sont pas conformes, eussent-elles été votées par une majorité. Or ce texte fondateur indique lui-même la source de sa légitimité : un droit naturel en vertu duquel ce sont tous les hommes qui ont été créés égaux, et non pas une simple majorité d’entre eux. Dès lors la minorité désobéissante ne désobéit à la loi de la majorité que parce que celle-ci se désobéit à elle-même en désobéissant à une loi qui, étant universelle, est une loi qui fait, en droit sinon en fait, l’unanimité.

La désobéissance aujourd’hui

La théorie classique de la désobéissance civile suppose donc que des lois puissent être réputées injustes parce qu’elles violent des droits fondamentaux de la personne humaine constitutifs d’un droit naturel surplombant le droit positif et dont l’autorité trouve sa source, sinon dans l’éternité de la loi divine, du moins dans l’universalité de la loi de la raison. Lorsque Martin Luther King définit la loi injuste comme une « loi humaine qui n’est pas enracinée dans le droit éternel et naturel »17, il n’est pas loin de l’apostrophe d’Antigone à Créon : « je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru »18. Cette théorie classique peut sembler malaisément applicable aujourd’hui, non seulement parce que le jusnaturalisme a subi les assauts conjugués du positivisme juridique et du relativisme contemporain, mais surtout parce que les Constitutions de la plupart des États démocratiques ont intégré les principes de droit naturel qui permettent de rejeter comme inconstitutionnelles les lois qui violeraient les droits fondamentaux de la personne humaine19. Il en résulte que la revendication du droit de désobéir aux lois devrait avoir un caractère exceptionnel. Or c’est l’inverse qui se produit. Comme le remarquent Albert Ogien et Sandra Laugier : « La France contemporaine vit, on l’a vu, un moment marqué par une élévation atypique du nombre d’actes de désobéissance civile »20. En outre, les raisons, très diverses, qui sont invoquées pour justifier la désobéissance à la loi, peuvent être très éloignées de celles qui ont été à l’origine de l’action d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King : quelque légitimes que puissent être les raisons de s’opposer à l’installation d’un camp militaire dans le Larzac ou à la construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes, elles ne peuvent être mises, sous le rapport des droits fondamentaux de la personne humaine, au même niveau que celles qui conduisent à refuser des lois qui privent les Noirs du droit de vote ou contraignent les Juifs au port de l’étoile jaune. Or Ogien et Laugier montrent que la plupart des actes de désobéissance civile dans la France d’aujourd’hui procèdent d’un refus de la logique du résultat et de la performance dont la LOLF est la loi emblématique. Sous prétexte d’éviter le gaspillage de l’argent public et de mesurer l’efficacité des politiques qu’il met en œuvre, l’État soumet ses agents à des impératifs de performance et à des procédures d’évaluation qui dépossèdent les médecins de leur liberté de soigner, les enseignants de leur liberté d’enseigner, les chercheurs de leur liberté de chercher, « limitant l’autonomie des professionnels souverains que sont les médecins, les professeurs des écoles ou les enseignants-chercheurs de l’université »21. Ceux-ci seraient donc fondés à résister à « ce qu’il faut bien nommer la violence arithmétique de la quantification »22, les professeurs des écoles en refusant d’effectuer les évaluations demandées par le ministère, les enseignants-chercheurs en refusant de lui transmettre les maquettes des masters, les masseurs-kinésithérapeutes en refusant de s’inscrire à leur ordre professionnel. Ce refus d’obéir à la loi est-il compatible avec la démocratie ? Puisque les modernes théoriciens de la désobéissance civile nous assurent qu’il l’est, qu’il se justifie par « une exigence démocratique un peu inédite »23, qu’il s’inscrit dans « le projet d’une démocratie radicale »24, il faut examiner leurs arguments.

Objectivité de la subjectivité

On a vu plus haut que l’individu ou la minorité ne peuvent désobéir légitimement à la loi de la majorité que s’ils peuvent se désigner eux-mêmes comme porteurs d’une loi universelle à laquelle la loi de la majorité, subordonnée en droit, est infidèle en fait. C’est bien dans cette voie que s’engagent, en se réclamant d’Emerson ou de Thoreau, les sectateurs de la désobéissance civile. « Personne ne peut décider à ma place de ce qui est juste et injuste », écrit Frédéric Gros, et « ce sujet indélégable n’est jamais menacé par l’individualisme, le relativisme, le subjectivisme. Parce que ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel »25. Dans le même sens, Albert Ogien et Sandra Laugier disent de la désobéissance qu’« elle n’a plus besoin d’être générale, et peut (doit) être le fait d’un individu ou d’un groupe isolé. Car, dans cette conception exigeante de la démocratie, chacun vaut les autres, et une voix individuelle peut revendiquer la généralité. C’est cette possibilité de revendication qui permet de prolonger aujourd’hui le modèle de la désobéissance »26. Ainsi donc, chaque individu, chaque groupe isolé peut prétendre parler au nom de tous et dire ce qui vaut universellement. C’est que « la voix est indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif »27. Non seulement la voix singulière est habilitée à représenter le collectif, mais elle l’est en tant que singulière, de sorte qu’elle l’est d’autant plus qu’elle est plus singulière. Si cela est vrai, on devrait en déduire que, l’individu étant par définition plus singulier que le groupe, minoritaire ou majoritaire, auquel il appartient, il est plus apte à représenter la collectivité que la collectivité elle-même. « Qu’est-ce qui permet de dire nous ? Je (seul) puis dire ce que nous disons »28. Si cette phrase veut bien dire ce qu’elle dit, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’expression collective – dans un vote, par exemple – mais que seul l’individu est qualifié pour parler au nom de tous. Telle semble bien être la pensée des auteurs puisqu’ils illustrent leur assertion d’une citation d’Emerson :

« Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel : car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public ». 

Ogien et Laugier résument cette formule d’Emerson de la façon suivante : « l’expression individuelle est légitimée comme publique quand elle est authentique »29. Dans le même sens, Frédéric Gros convoque Thoreau pour récuser l’article 7 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « la seule majorité qui compte est celle de la sincérité morale, face à laquelle les majorités numériques, statutaires ne valent rien : la majorité au sens comptable ne désigne que les plus nombreux. S’y plier, c’est accepter la loi du plus fort. Ce qui doit l’emporter, c’est une supériorité éthique, pas une loi arithmétique »30. Ce qui est le gage de cette supériorité éthique qui doit l’emporter contre la loi de la majorité parce qu’elle est, elle, la vraie majorité, c’est la « sincérité morale ». Rappelons ici que la sincérité n’est pas la vérité, mais qu’elle s’en distingue comme le subjectif de l’objectif : elle est la qualité de celui qui exprime ce qu’il pense ou ressent réellement, quand bien même ce qu’il pense serait faux et ce qu’il ressent l’effet de ses passions. La justification de la désobéissance civile s’effectue donc sur le fond de l’opposition construite par Thoreau entre l’individu et l’État, au profit du premier : « C’est l’individu qui est sacré »31. Ainsi, poursuit Frédéric Gros, « l’affirmation d’une primauté, d’une souveraineté de la conscience, ouvre à une redéfinition des priorités. La priorité n’est pas l’obéissance aux lois, la conformité aux règles, mais la préservation, la sauvegarde de ses propres principes »32. Mais à qui ces « propres principes » sont-ils propres ? À l’individu ou à l’humanité ? À l’individu ou à la communauté ? Les principes dont se réclame Antigone ne lui sont pas propres au sens où ils seraient tirés de son idiosyncrasie, mais du droit religieux archaïque tel qu’il est encore présent à la conscience grecque de son temps. Les principes qu’invoque Martin Luther King ne prennent pas leur source dans sa subjectivité individuelle : ce sont les principes fondateurs de la nation à laquelle il appartient. Il en va différemment ici. À la souveraineté de la loi est substituée la souveraineté de la conscience, à l’autorité de l’État la sacralité de l’individu, à la loi des majorités numériques « qui ne valent rien », celle des minorités dont les convictions intimes, dès lors qu’elles sont sincères, prétendent à l’universalité et peuvent donc, à ce titre, être légitimement imposées à tous. La redéfinition des priorités réclamée par M. Gros inscrit la désobéissance civile dans une conception des rapports de l’individu et de l’État qui en infléchit significativement le sens originel. Examinons les conséquences de cet individualisme radical.

Le contrat, le consentement et le divorce

Rawls présentait lui-même sa théorie de la justice comme une généralisation de la théorie du contrat social « telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant »33. Elle implique donc que les principes de justice sur lesquels se fonde la société fassent l’objet d’un accord originel : « les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société »34. Or selon les modernes théoriciens du droit de désobéir, il y a là une insupportable limitation du droit de l’individu à revendiquer. Penser la désobéissance, écrivent Ogien et Laugier en s’appuyant sur la critique de Rawls par Cavell, c’est penser « qu’il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur forme »35 et « le reproche qu’on peut adresser au libéralisme politique vise donc cette incapacité à honorer jusqu’au bout le caractère légitime de toute revendication »36. À moins de supposer que les revendications des individus, si diverses soient-elles, ne peuvent pas entrer en contradiction les unes avec les autres, en sorte que jamais ne se pose dans la vie sociale le problème de leur arbitrage, on voit mal comment elles pourraient être toutes également légitimes. Toujours est-il que, si c’est le cas, il ne peut en effet y avoir de charte fondatrice de la société déterminant a priori les règles de l’arbitrage entre des revendications toutes également légitimes. C’est donc bien l’idée d’un accord originel qui est battue en brèche. Selon Ogien et Laugier, « la désobéissance n’est pas une mise en cause du contrat social, mais sa réinterprétation »37. L’idée de consentement n’est pas abolie en même temps que celle d’un consentement originel : « C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon consentement à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que mon consentement soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation »38 . Si mon consentement n’est ni mesuré, ni conditionnel, on a un peu de mal à comprendre comment il peut être constamment en discussion, mais passons… Fort logiquement, les auteurs se réfèrent au parallèle que Cavell instaure entre le mariage et la démocratie pour conclure que le consentement à la société, comme le consentement amoureux, est toujours à reconduire et que « rien ne peut avoir plus de prix que de retrouver la liberté après un mariage malheureux »39. Dès lors que je ne retrouve pas ma voix dans la conversation démocratique, le gouvernement cesse d’être légitime et je suis fondé à faire sécession.

La métaphore du mariage et du divorce mérite d’être examinée. On pourrait penser, à première vue, qu’elle trouve un fondement chez Locke. Pour celui-ci, en effet, l’individu ne renonce pas à tous ses droits naturels en entrant dans la société civile. Le contrat social ne prend pas la forme d’une aliénation ou d’un contrat de soumission, mais celle d’un dépôt : le peuple confie aux gouvernants le pouvoir afin que celui-ci réalise la fin du politique qui est le bien public. Si ceux-ci utilisent le pouvoir qui leur a été confié au service d’une autre fin, s’ils faillissent à leur mission, le peuple « a le droit de reprendre sa liberté première, et, en instituant un nouveau pouvoir législatif […], d’assurer sa propre sécurité, qui est la raison d’être de la société »40.

Cependant chez Locke, il ne s’agit pas d’un droit de chaque individu à désobéir aux lois parce qu’une revendication qu’il juge légitime en son for intérieur n’a pas été satisfaite, mais d’un droit du peuple à renverser un pouvoir tyrannique qui a, le premier, rompu le contrat originel qui assurait sa légitimité, instituant ainsi « un état de guerre »41. Il n’y a donc pas à craindre « que des conséquences fâcheuses [puissent] être provoquées chaque fois qu’il prendra fantaisie à une tête chaude ou à un esprit turbulent de désirer changer le gouvernement »42. En effet le peuple supporte sans murmures bien de ces erreurs et de ces injustices que la faiblesse humaine rend inévitables de la part de ses gouvernants. Pour que le droit à la résistance soit fondé, il faut que le mal soit généralisé.

Pour Locke, le motif du divorce ne peut être qu’exceptionnel, et il s’agit bien d’un divorce entre le peuple et ses gouvernants. Chez Thoreau au contraire, le droit « de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme le sien »43 est reconnu aux individus et dès lors que l’union politique est pensée sur le modèle de l’union conjugale où le bonheur est non seulement un droit, mais un devoir, les occasions de rupture risquent de proliférer : « si le contrat du mariage est une miniature du contrat fondateur de la république, alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse »44. La métaphore du divorce devient alors problématique. Chez Locke, le droit à la résistance conduit à reconduire le contrat avec de nouveaux gouvernants, autrement dit le divorce est automatiquement suivi d’un remariage. Mais que devient l’individu qui se sépare de l’État sous prétexte que sa conversation avec lui n’est pas assez joyeuse ? À moins qu’il ne se transforme en Robinson, comment s’organiseront ses rapports avec l’État dont il se sera, en principe, séparé et avec tous les « conformistes » qui, eux, ne se seront pas séparés ? Il faut remarquer en outre que dans les États démocratiques modernes, le divorce ne peut se faire ni par consentement mutuel, ni pour faute à la demande de l’État puisque diverses conventions internationales interdisent aux États signataires de créer des apatrides45. Il en résulte donc que ce divorce prendrait la forme de la répudiation unilatérale de l’État à l’initiative de l’individu, ce qui conduirait à penser leurs rapports sur le modèle de l’inégalité de l’homme et de la femme dans certaines sociétés archaïques. La justification contemporaine de la désobéissance civile est ainsi solidaire d’un individualisme radical dont on a du mal à voir comment il est compatible avec le sens civique, mais qui est tranquillement assumé par ses sectateurs : « On peut avoir du mal à accepter une position aussi effectivement individualiste. Cet individualisme radical est pourtant une voie possible pour redécouvrir la démocratie dans un contexte où elle est étouffée par le conformisme »46.

C’est ainsi au nom d’une démocratie « à redécouvrir » que sont récusés à la fois les fondements traditionnels de la démocratie, en tant que le respect de la loi de la majorité lui est consubstantiel, et ceux de la théorie classique du droit de désobéir, en tant qu’elle reposait sur la distinction du légal et du légitime et requérait une normativité transcendante. En effet, ce que nos modernes théoriciens contestent, c’est tout simplement la nécessité de fournir une légitimation au droit de désobéir.

Le refus de discuter la question de la légitimité

La question de savoir s’il est légitime de désobéir en démocratie ne peut être posée que par ceux qui présupposent que nous vivons en démocratie. Il suffit donc de récuser ce présupposé pour la frapper de vanité. Telle est la conception de M. Cervera-Marzal : « Ceux qui prennent la peine de légitimer leur désobéissance adhèrent au présupposé de leurs adversaires : à savoir que nous serions en démocratie »47. Or nous ne sommes pas en démocratie. La France dans laquelle nous vivons, nous dit M. Cervera-Marzal n’est pas différente sous ce rapport de l’Amérique esclavagiste ou ségrégationniste ni de l’empire colonial britannique. Tous ces États sont fondés non sur le droit, mais « sur les armes »48. Les prétendus États de droit ne sont pas des démocraties « puisque le pouvoir y est exercé par une infime fraction de la population, composée de professionnels de la politique, et non par l’ensemble des citoyens »49. La question de savoir si une minorité est fondée à refuser de respecter la loi de la majorité ne se pose pas puisque derrière la prétendue loi de la majorité se dissimule la dictature d’une minorité. Et cette dictature est même pire que les autres : « La caractéristique première des institutions démocratiques est d’être, plus que toute autre, contestables » (sic)50 . En effet la violence n’est pas du côté de ceux qui refusent ces institutions, mais du côté de ces institutions elles-mêmes : « Certaines forces traitent en ennemis celles d’en face ; on peut pour cette raison les considérer comme violentes. L’armée, la police, les milices et les groupuscules terroristes en constituent des exemples paradigmatiques »51. Sous le rapport de la violence, l’armée et la police sont donc à mettre sur le même plan que les milices paramilitaires et les groupuscules terroristes. Dans ces conditions, on conçoit sans peine qu’en matière de désobéissance civile, la charge de la preuve puisse et doive être inversée : ce n’est pas à la désobéissance qu’il revient de se justifier car cela « reviendrait à admettre qu’une présomption de culpabilité pèse sur elle […] C’est aux États qu’il incombe désormais de se justifier »52.

L’élimination de la question de la justice au profit de celle de l’autonomie

Les nouveaux désobéissants n’ont donc pas à se justifier. Et cela non seulement parce que c’est sur l’État et non sur eux que doit peser la présomption de culpabilité, mais plus profondément parce qu’ils refusent la théorie classique selon laquelle « la désobéissance civile se définit avant tout par la contestation de lois jugées injustes »53. Pour quelle raison ? D’abord parce qu’il est impossible de savoir ce qui est juste. On peut le chercher, mais on ne peut pas le trouver : « Le propre des désobéissants est de reconnaître qu’ils ne sauront jamais ce qui est juste et de continuer à chercher […], d’être conscients qu’il n’existe pas de « lois justes » et de se battre en leur nom »54. Autrement dit, il n’existe pas de Justice au nom de laquelle on pourrait réputer une loi injuste parce que celle-ci serait en contradiction avec celle-là. C’est ainsi l’idée d’un droit naturel surplombant le droit positif et permettant de le juger qui se trouve récusée. Ensuite parce que « ceux qui enfreignent les lois en vigueur au nom de la Justice divine, du Tribunal de l’histoire, de la Marche du progrès ou du Règne de la science ne font pas œuvre de désobéissance civile. Ils sont dans l’alter-obéissance, au sens où ils se soumettent à une autre Idée de la justice que celle actuellement dominante »55. Cela confirme qu’il n’y a pas une Idée transcendante de la justice, mais des idées de la justice, l’une qui est actuellement dominante, l’autre qui l’a été, une troisième qui le sera peut-être un jour, toutes également immanentes à l’histoire. Cela indique en outre que ceux qui, tels Antigone ou Martin Luther King, combattent l’injustice d’une loi positive au nom d’une justice naturelle supérieure, ne sont pas des rebelles mais des soumis : ils sont dans l’hétéronomie et non dans l’autonomie. Or la désobéissance civile n’est pas avant tout volonté de justice, mais volonté d’autonomie : « Le primat accordé à la justice au détriment de l’autonomie relègue à l’arrière-plan le fait que ce que la désobéissance civile nous apprend de fondamental sur notre société est qu’elle a la main sur ses propres lois »56. La désobéissance civile consiste donc pour les nouveaux désobéissants à prendre acte que les lois sont la résultante de rapports de force et à exercer leur capacité législatrice en contraignant le pouvoir politique à abroger des lois et à en instituer de nouvelles, en reléguant au second plan la question de la justice : « la prise en compte de l’objectif parallèle d’autonomie exige que l’on conçoive la justice comme question insoluble »57.

On ne trouve rien de très différent chez un autre théoricien de la désobéissance, M. Frédéric Gros. Pour lui non plus, « l’action vraiment juste n’a pas à se justifier, elle n’a pas à se redoubler en discours qui l’inscrivent dans une légitimité supérieure […] on pourrait dire : on ne justifie que de l’injustifiable »58. Pour lui aussi, l’obéissance entre en contradiction avec l’exigence d’autonomie et par là même, elle est en quelque sorte immorale au regard de la véritable morale, c’est-à-dire de l’éthique : « L’obéissance est un renoncement, elle sacrifie le soi éthique »59.

Apologie de la subversion : la désobéissance comme fin

Pour Aristote, la vertu du bon citoyen résidait dans la double capacité de commander et d’obéir, celle-ci étant primordiale puisque seul celui qui a été capable d’obéir en homme libre est capable de commander à des hommes libres60. Nos modernes théoriciens dénoncent au contraire « l’obéissance servile qui argue en faveur d’une soumission aux lois en vigueur »61. Pour eux, l’obéissance ne peut être que servile : « Celui qui obéit par excellence, c’est l’esclave »62, écrit Frédéric Gros. La soumission est la vérité de l’obéissance et le « consentement au pacte républicain » en est une figure qu’avant Machiavel et Marx, Thrasymaque avait déjà, par avance, démystifiée63. Envisagée politiquement, l’obéissance aux lois de la cité dissimule la soumission à la loi des plus forts et envisagée moralement, elle n’est « rien d’autre qu’une suite indéfinie de négations intérieures. […]. Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre »64. De même que M. Cervera-Marzal procédait à une inversion de la charge de la preuve, exonérant le désobéissant de l’obligation de légitimer sa désobéissance et exigeant de l’État qu’il fournisse, lui, la preuve de sa légitimité, M. Gros professe que «la désobéissance, face à l’absurdité, à l’irrationalité du monde comme il va, c’est l’évidence. Elle exige peu d’explications. Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité »65. C’est donc le citoyen respectueux des lois qui doit se sentir coupable et répondre de son absence de rébellion. C’est donc le désordre de la désobéissance qui doit se substituer à l’ordre de l’obéissance : « Car la désobéissance n’est pas une autre obéissance, mais un autrement qu’obéir, écrit M. Cervera-Marzal, la désobéissance civile est, littéralement, an-archique »66. Elle n’est pas le refus d’un ordre au nom d’un ordre supérieur, mais le refus de l’ordre en tant qu’ordre. C’est ce que s’efforce aussi de montrer M. Gros et, pour ce faire, il n’hésite pas à s’atteler à une tâche herculéenne : enrôler Antigone dans sa démonstration. Les lecteurs de Sophocle, et M. Gros en fait partie, n’ignorent pas en effet qu’Antigone se réclame, elle, d’une légitimité supérieure aux lois de Créon : les lois non-écrites, les lois éternelles, les lois définitives des dieux ; ils n’ignorent pas que le conflit d’Antigone et de Créon traduit le basculement du Ve siècle de la Grèce archaïque, celle du pouvoir familial et religieux, vers la Grèce classique, celle de la cité autonome qui se donne ses propres lois ; ils n’ignorent pas que dans ce conflit c’est Créon qui est l’homme moderne et qu’Antigone est à proprement parler réactionnaire, elle qui exige qu’on se soumette à l’ordre ancien et qu’on obéisse à la loi divine. Sa figure est embarrassante pour les nouveaux désobéissants. Ils ne le disent pas – aucun d’entre eux ne va jusqu’à imaginer cette hypothèse – mais que se passerait-il si des réactionnaires d’aujourd’hui plaçaient sous son patronage leurs revendications ? Ils pourraient faire valoir par exemple qu’il est plus cohérent d’invoquer les lois éternelles et inébranlables des dieux pour réclamer le respect de la vie humaine dès la conception que le retour à la retraite à 60 ans ou la suppression de la taxe sur le diesel… M. Gros décrète donc qu’« on croit trop vite que la véritable question serait : à quelle injonction suprême obéit Antigone quand elle désobéit à Créon ? »67. Étant à la fois la sœur de son père et la fille de son frère, ce « trouble dans la filiation »68 fait d’elle une subversive tous azimuts : « sa révolte, ses refus font trembler l’idée même d’un ordre.  […] Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre : elle inquiète la possibilité même de l’ordre »69. Le tour est joué. Une Antigone ainsi psychanalysée et modernisée est désormais disponible pour servir les nouvelles radicalités.

 

Le problème classique du droit de désobéissance dans une démocratie se trouve ainsi résolu grâce à toute une série de renversements et d’évidences. C’est la désobéissance qui est évidemment bonne puisque notre monde est évidemment mauvais : à son désordre, il faut évidemment opposer le désordre de notre révolte. La question de la légitimité de la révolte ne se pose pas puisque l’État est évidemment mauvais et que c’est à lui de se justifier, comme doivent se justifier ceux qui, obéissant aux lois, s’y soumettent et ne peuvent s’y soumettre que par paresse, indifférence ou lâcheté. C’est l’individu qui est sacré et les lois doivent au contraire être désacralisées70. La question du droit de désobéir aux lois démocratiquement votées par la majorité ne se pose pas puisque les majorités numériques ou arithmétiques n’ont aucune valeur et doivent s’incliner devant la « sincérité morale » des minoritaires. La question du respect de la démocratie ne se pose plus puisque les démocraties n’existent pas et que sous ce nom se dissimulent des oligarchies dont la tyrannie n’est pas celle de la majorité, mais celle d’une minorité. La question de la représentation ne se pose pas davantage puisque le soi est « indélégable » et que chaque voix individuelle est habilitée à parler au nom de tous sans avoir été mandatée par personne. La majorité porteuse de la volonté générale ne peut être produite par l’acte dérisoire qui consiste à déposer un bulletin dans l’urne « tous les cinq ans », mais, performativement, par ceux qui proclament qu’ils sont les 99%. La désobéissance civile n’est pas un moyen, mais une fin « qui se suffit à elle-même »71. Les grands ancêtres de la désobéissance civile avaient conscience de la gravité des enjeux. Ils s’attachaient à protéger les minorités d’une possible tyrannie de la majorité, en se référant à une norme supérieure de la justice, et leur réflexion comme leur action n’en étaient pas moins traversées par le doute et l’inquiétude. Leurs scrupules sont balayés par les nouveaux désobéissants qui ne semblent pas voir la contradiction qui oppose leur individualisme radical aux exigences de la vie civique.

Notes

1 – Éric Weil Philosophie politique Vrin 1966 § 10 p.33.

2 – Id. Logique de la philosophie Vrin 1974 p.245.

3 – Article 122-4 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

4 – Cf Article 213-4 du code pénal.

5 – « Les principes même énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle, tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ». Décision n° 81-132 du 16 janvier 1982.

6 – Roxani Fragkou Le droit de résister à l’oppression en droit international comparé Vol. 65 N°4 2013 p.846.

7 – Sophie Grosbon « La justiciabilité problématique du droit de résistance à l’oppression : antilogie juridique et oxymore politique » in Véronique Champeil-Desplats, Daniele Lochak À la recherche de l’effectivité des droits de l’homme Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008, p.163.

8 – Saint Augustin Traité du libre arbitre Livre I, chapitre 5, § 11.

9 – Thomas d’Aquin Somme théologique, Iia Iae qu. 96 art.4.

10Ibid.

11 Éric Weil op. cit. p.34.

12Ibid.

13 – John Rawls Théorie de la justice Seuil Points 2009 p.415.

14Ibid. p.412.

15Ibid. p.413

16Discours de Washington du 28 août 1963.

17 – » Letter from Birmingham jail » in The Autobiography of Martin Luther King Jr Clayborne Carson, Warner books, 1998, p.187.

18 – Sophocle Antigone vers 451-457.

19 – Ainsi dans sa décision n° 2018 – 717/718 du 6 juillet 2018, le Conseil Constitutionnel, conférant une valeur constitutionnelle au troisième terme de la devise républicaine, fraternité, a partiellement invalidé l’article L 622-4 du code réprimant l’aide au séjour irrégulier d’un étranger.

20 – Albert Ogien et Sandra Laugier Pourquoi désobéir en démocratie ? La Découverte 2011 p.62.

21Ibid. p.141.

22Ibid. p.145.

23Ibid. p.93.

24Ibid. p.12.

25 – Frédéric Gros Désobéir Albin Michel/Flammarion 2017 p.174.

26 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.27.

27Ibid. p.175.

28Ibid. p.176.

29Ibid.

30 – Frédéric Gros op.cit. p.171.

31Ibid. p.170.

32Ibid.

33 – John Rawls op.cit. p.37.

34Ibid. p.38.

35 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.33.

36Ibid. p.31.

37Ibid. p.27.

38Ibid.p.28.

39Ibid.p.43.

40 – Locke Essai sur le pouvoir civil chapitre XIX De la dissolution du gouvernement PUF 1953 p.208.

41Ibid. p.211.

42Ibid. p.213.

43 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.42.

44Ibid.p.43.

45 – Il est vrai cependant que tous les États ne les ont pas signées et que la France n’a pas ratifié celles qu’elle a signées.

46Ibid. p.174.

47 – Manuel Cervera-Marzal Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Le bord de l’eau 2016 p.42.

48Ibid. p.44.

49Ibid. p.46.

50Ibid. p.91.

51Ibid. p.124.

52Ibid. p.44-45.

53Ibid. p.60.

54Ibid. p.64.

55Ibid. p.63.

56Ibid. p.60.

57Ibid. p.63.

58 – Frédéric Gros op.cit. p.199-200.

59op.cit. p.202.

60 – Cf. Aristote Politique 1277 a 25 – b 15.

61 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.91.

62 – Frédéric Gros op.cit. p.41.

63Ibid. p.46.

64Ibid. p.186-187.

65Ibid. p.17.

66 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.72.

67 – Frédéric Gros op.cit. p.99.

68Ibid.

69Ibid.

70 – Manuel Cervera-Marzal op.cit. p. 65 et 76.

71 – Id. op.cit. p.65.

© André Perrin, Mezetulle 2018

On vous ment ! – La laïcité (enfin) alternative de Joan Scott

Sabine Prokhoris a lu livre de Joan Scott La Religion de la laïcité ; elle propose une analyse minutieuse des circularités et des élémentaires fautes de logique dont cet ouvrage s’autorise. Elle montre, en le démontant, l’arrière-plan idéologique qui enveloppe ces procédés et répond ainsi à la question : comment considérer l’énigme intellectuelle que constitue l’effet si puissant d’une pensée si faible ?

[Ce texte reprend, dans une version légèrement remaniée, l’article publié sur le site L’Aurore le 1er octobre 2018 , avec les remerciements de Mezetulle]

« L’anthropologue peut-il indiquer l’indice céphalique d’un peuple qui a coutume de déformer très tôt, par des bandages, les petites têtes de ses enfants ? Pensez au contraste affligeant qui existe entre l’intelligence radieuse d’un enfant en bonne santé et la faiblesse de pensée de l’adulte moyen ? Serait-il si impossible que l’éducation religieuse précisément porte une grande part de responsabilité dans cette atrophie relative ? »
Sigmund Freud (L’Avenir d’une illusion)

Les contempteurs de la laïcité

« ll faut cesser de croire que la laïcité garantit l’égalité des sexes » : tels sont les mots qui figurent sur le bandeau du nouvel opus de l’historienne américaine Joan W. Scott1, une des stars, avec Judith Butler qui y va sur le même bandeau de son petit commentaire publicitaire2, brillant aujourd’hui au firmament de la Grande Théorie Critique – on verra un peu plus loin ce qu’il convient d’entendre par là. Une injonction donc – comme on dirait à des enfants crédules, obstinés à persévérer dans l’illusion : « il faut cesser de croire au Père Noël ». Ne convient-il pas un jour ou l’autre de regarder la vérité en face ?

Rien de nouveau en tout cas sous le soleil, du côté des contempteurs de la laïcité française et aussi tant qu’à faire du sécularisme anglo-américain – ces deux figures assez différentes, philosophiquement, historiquement et politiquement, s’indifférenciant dans le propos de Joan Scott pour apparaître comme le fer de lance de l’Occident chrétien en croisade contre l’islam.

Outre les nombreux ouvrages de Judith Butler parus en France entre 2002 et 2017, parsemés d’attaques en règle (mais une règle hélas plutôt friable intellectuellement3) contre la laïcité comme figure du « préjugé culturel » occidental/impérialiste – deux termes employés comme synonymes semble-t-il – dont le point d’orgue médiatique fut une malencontreuse tribune publiée dans Libération au lendemain des attentats de novembre 20154, était paru en 2015 un ouvrage collectif intitulé La Critique est-elle laïque?5, visant à démontrer que la laïcité/le sécularisme étaient en fait une arme sournoise destinée à tromper les esprits en vue d’assurer l’hégémonie de l’impérialisme culturel/libéral occidental sur la planète. Cela à travers une prétendue « analyse » de l’affaire des dessins du Jyllands-Posten, le tout préfacé de la façon la plus dénuée d’esprit critique qui soit par Matthieu Potte-Bonneville, connu pour être un grand « foucaldien », mais abritant un affligeant conformisme intellectuel sous cette prestigieuse étiquette. Jeanne Favret-Saada a livré de cet ouvrage intellectuellement et scientifiquement plus qu’approximatif, mais vaillamment dressé contre la « croisade » anti-islamique occidentale, une critique impeccable6, dont nous engageons vivement le lecteur à prendre connaissance. Jeanne Favret-Saada qui a par ailleurs très précisément étudié ces questions, dans au moins trois ouvrages de référence7, dont la lecture lave agréablement l’esprit de toutes les sornettes que l’on entend se déverser en quantité industrielle sur ces questions par les temps qui courent.

Enfin Joan W. Scott elle-même, pas plus tard qu’il y a un an (comme quoi il faut marteler les slogans), a publié la version française d’un livre intitulé celui-là La Politique du voile8, réquisitoire en guenilles scientifiques mais clinquant costume « théorique » (cousu à la manière des habits neufs de l’empereur du conte) contre « l’exclusion des femmes portant le foulard bien au-delà de l’école publique ». Elle n’hésitait pas dans cet ouvrage tout aussi douteux scientifiquement et intellectuellement que celui du millésime de l’année, à qualifier de « raciste » le féminisme universaliste d’Élisabeth Badinter – et de quelques autres. De l’injure comme preuve, sans autre forme de procès. Démontrer ? À quoi bon, n’est-ce pas, quand on se fait fort de dévoiler une « vérité » cyniquement celée aux victimes du « discours de la laïcité » par les puissances d’oppression (l’« Occident chrétien » – ce qui est tout de même une catégorie historique bien vague) liguées au-dessus de nos têtes pour s’emparer de notre capacité de jugement aliénée, bien sûr, par le système9. On verra chemin faisant que cette étourdissante opération Vérité a tout (le charme en moins) du geste du prestidigitateur qui sort de son chapeau le lapin blanc qu’il y a préalablement installé.

Aujourd’hui, donc, avec La Religion de la laïcité, les mêmes thèses idéologiques sont reprises en boucle par l’auteure que l’on présente, avec la révérence acritique requise, comme « une figure majeure du féminisme américain », une historienne capable de « déconstruire nos grands récits contemporains sur le genre en Occident », une « pionnière » enfin, qui « impose le respect autant qu’elle suscite la controverse »10. Respect et controverse dus cette fois à une proposition, audacieuse, novatrice, une manière de big-bang historico-théorico-critique : c’est l’inégalité de genre qui fonde – mais oui !, il était temps qu’on vous ouvre les yeux – la séparation de l’Église et de l’État, et donc la laïcité11. Oups ! Ainsi peut-on lire sous la plume irréfléchie d’une admiratrice inconditionnelle de cette fameuse Grande Théorie Critique évoquée en commençant :

« Dans une pirouette théorique, dont elle seule a le secret, Joan Scott soutient ce qui est rarement mentionné : c’est l’inégalité des sexes, et non l’égalité, qui est au fondement de la laïcité !»12.

Admirable ! On verra un peu plus loin en quoi consiste cette si remarquable « pirouette théorique ».

Quant au lien entre ce vice initial – ce péché originel, tant qu’à faire – inhérent à la laïcité (française notamment), et ce vice contemporain – son « racisme » « chrétien » anti-musulman, en germe selon toute probabilité dans le premier –, l’auteure l’établit de façon quelque peu expéditive, comme on verra plus loin. Il passe, semble-t-il (mais on n’est pas sûr de comprendre, car pour ce qui est de l’analyse historique, on repassera, alors cela reste plutôt mystérieux), par l’opposition entre sociétés « couvertes » – entendre : où les femmes sont voilées, donc « musulmanes » (?) – et sociétés « découvertes » (occidentales) – entendre où les femmes vont tête nue et se baladent en short, signe qu’elles seraient « offertes », et partant disponibles au désir masculin. Il nous avait échappé avouons-le que cette opposition constituât une structure historico-anthropologique fondamentale – on nous pardonnera cependant de la juger quelque peu sommaire. On remarquera cependant que Joan W. Scott n’envisage pas un seul instant la question des tenues féminines sous un angle autre que celui des supposées attentes du « désir masculin » : celui de la liberté de mouvement par exemple. Suggérons aux sportives « occidentales » d’essayer les tenues « pudiques » que certaines de leurs homologues de « culture islamique » doivent porter pour courir et concourir en public. On verra bien ce qu’elles en pensent, et ce qu’il en est alors de leur « agency » (puissance d’agir), corporelle pour commencer. Quant à la fixation sur la question de la sexualité et du désir s’agissant de la tenue qui sied aux femmes, il nous semblait pourtant qu’elle était au centre de tous les discours religieux, de saint Paul cité par Virginia Woolf dans Trois guinées aux ayatollahs divers et variés.

On nous rétorquera publicité, minijupe, talons aiguille et balconnets pigeonnants. Certes. Les femmes, et leur image, y sont bien souvent constituées en purs objets des fantasmes masculins. Mais quelle jeune (ou moins jeune) femme – et pas nécessairement hétérosexuelle, sans parler des trans – ne s’est amusée de et avec ces codes et « stéréotypes » comme on dit, fût-ce en leur adressant un pied de nez décidé ? Quant aux couvertures de Têtu, côté garçons plutôt, on pourrait aussi en dire bien des choses. Il semble difficile en tout état de cause de comparer terme à terme prescription religieuse – une prescription souvent teintée sous nos cieux de revendications identitaires –  et « diktats » de la mode – y compris dans tout ce qui a trait à l’obsession, souvent très violente en effet, du corps jeune et mince. La question mérite en tout cas une analyse précise, qui ne saurait se réduire aux habituels et fallacieux renvois dos à dos. Car que l’on sache, on n’a jamais vitriolé ni tué en France une femme pour refus du port de l’uniforme sexy prescrit par la pression machiste de la publicité, ni non plus aucune femme ayant choisi d’arborer un voile islamique ; dans certains pays sous pression religieuse – étatique ou du fait de milices se réclamant d’un islam sûr de sa mission moralisatrice –, le destin de femmes en tenues jugées trop légères, non ou mal voilées, est trop souvent nettement plus sombre. L’assassinat récent d’une jeune Irakienne13 trop courtement vêtue, cheveux au vent n’a pas d’équivalent, sauf erreur, dans les annales de la « persécution » par la République laïque/raciste des femmes musulmanes/voilées/« racisées ».

De la méthode Scott

Mon propos dans cette note de lecture n’est pas à proprement parler d’engager un débat sur la laïcité, « fermée », « inclusive », ou que sais-je encore – comme si du reste ces distinctions avaient un sens, relativement à ce que signifie à strictement parler le concept de « laïcité »14. D’autres l’ont fait, et sauront s’y employer bien mieux que je ne saurais le faire. On lira en particulier l’entretien croisé que, sous un titre quelque peu tendancieux (« Les travers de la laïcité » : on ne donne pas quitus à Joan W. Scott de tout ce qu’elle affirme, adouci dans cet intitulé, mais quand même…) Le Monde15 a publié entre Joan W. Scott et Dominique Schnapper, laquelle avec calme, clarté, et rigueur, remet quelques pendules à l’heure – par exemple en corrigeant certaines inexactitudes grossières que Joan W. Scott égrène avec une confondante légèreté et un aplomb sans faille : non, les femmes voilées ne sont pas « chassées des rues » en France, contrairement à ce que soutient sans sourciller Joan Scott16. Peine perdue : l’historienne américaine fait la sourde oreille, et va poussant le rouleau compresseur de ses certitudes, sans s’apercevoir qu’elle a en face d’elle une interlocutrice. En matière de propagande, rien ne vaut le monologue comme on sait.

Quoi qu’il en soit, il importe sûrement de se livrer à cet exercice, auquel s’est prêtée, avec une certaine abnégation et une patience qui force le respect, Dominique Schnapper.

Il suppose que l’on prenne au sérieux la qualité des développements de Joan W. Scott, et partant qu’on leur accorde un crédit que sans doute, si on les considère sous l’aspect de leur solidité intellectuelle intrinsèque, ils ne méritent pas. C’est un inconvénient indéniable. Mais la réception médiatique, académique également, de ses travaux rhétoriquement (plus ou moins) bien huilés, leur assure une respectabilité sur laquelle l’examen critique de leur consistance théorique a peu de prise, si piteux soient-ils de ce point de vue – c’est également le cas pour ceux de Judith Butler, en France mais aussi mondialement. Cela pour des raisons qu’on n’a pas fini d’interroger. Il est donc indispensable d’en passer par là, ce que fait, d’une façon ferme et précise, Dominique Schnapper, en argumentant une position opposée, qui lui permet de contester avec vigueur les assertions de l’historienne américaine.

Il reste que l’on voit mal comment engager une discussion sur un objet dont il n’est en réalité jamais question dans le livre de Joan W. Scott : elle ne parle en effet pas de la laïcité, pas davantage du sécularisme anglo-saxon – ces deux réalités historiques et politiques distinctes n’en formant plus qu’une, on l’a signalé, quelque peu réduite en bouillie, dans son propos – ce qui ne laisse pas de surprendre de la part de qui se dit historienne, mais au diable les disciplines !, du moment qu’on a la magique « théorie critique ». De la laïcité, elle ne construit en effet ni le concept – certes elle n’est pas philosophe – , ceci au motif qu’elle n’entend pas parler d’une « catégorie figée », ni même à proprement parler l’histoire, quoi qu’elle prétende en évoquant ses « recherches », livrées sous forme d’une accumulation désordonnée et disparate de « preuves », et jamais comme matériau précisément analysé et organisé par des questions clairement formulées. L’enjeu, grandiose, de son livre est ailleurs que dans des préoccupations si triviales, et au-delà d’elles : il s’agit, comme elle le signale d’ailleurs candidement d’entrée de jeu17 lorsqu’elle affirme son « objectif polémique propre » et balaie toute objection quant à sa méthode non « conventionnelle », d’engager un combat contre ce qu’elle appelle, de façon on l’accordera quelque peu confuse (quoique lumineusement comprise par l’adepte éclairée qui évoquera sans crainte du ridicule « les fonds baptismaux » (sic) de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État) une « religion » (de surcroît raciste/colonialiste) : la « religion de la laïcité ». C’est que, explique sans rire Joan W. Scott, la laïcité et le christianisme, c’est tout un. D’ailleurs la seule religion (contre laquelle se dresse la laïcité chrétienne/occidentale), c’est aujourd’hui l’islam. Tout cela paraît quelque peu embrouillé – mais tant pis si vous avez du mal à saisir les subtilités dialectiques de la théorie historico-philosophique scottienne. Contentez-vous de vous accrocher au titre de son manifeste, censé vous fournir compas et boussole pour identifier sa position.

Position quelque peu contradictoire à vrai dire, puisque l’auteure semble faire grand cas du lien religieux18, indépendamment des contenus doctrinaux de telle ou telle religion19 (mais tout de même en islam de préférence, car l’islam, religion des dominés aujourd’hui, n’aurait sans doute rien d’« impérialiste »20, mieux vaut certes alors ignorer quelques rapports de force géopolitiques21). Et que de surcroît elle dit « adhérer totalement aux principes laïques définis par la loi de 1905 »22. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer (mais sans prendre la peine d’établir cela de quelque manière que ce soit, ce qui est fort dommage car au moins pourrions-nous apprendre quelque chose) que « les mouvements d’émancipation » (lesquels ?) étaient « animés par un esprit souvent profondément religieux »23 – sans préciser toutefois ce qu’elle entend par là. Allez y comprendre quelque chose…

Je n’envisage pas davantage d’examiner point par point chacune des assertions de Joan W. Scott, un fatras passablement embrouillé force est de le constater, car il mêle indistinctement des éléments factuels à des considérations politico-idéologiques, le tout bâclé à la six-quatre-deux par ces articulations acrobatiques « dont elle a le secret » comme le souligne avec un certain à-propos sa zélatrice éblouie. Un secret de Polichinelle cependant, largement partagé par les tenants de la French Theory qui règne sans partage outre-Atlantique dans la gauche universitaire, mais aussi, et de plus en plus, dans les bastions les plus renommés de l’Université française. On peut le résumer par ce mantra : il faut « déconstruire ».

Je me proposerai seulement, dans les quelques réflexions critiques qui vont suivre, d’interroger la méthode que met en œuvre Scott pour établir ses thèses. Je n’entrerai donc pas dans un débat directement idéologique (j’emploie ce terme ici au sens simplement de corpus discursif définissant une position intellectuelle et politique), en vue de récuser la teneur de l’offensive de Joan W. Scott à l’encontre de la laïcité. Plutôt s’agira-t-il de questionner conjointement le succès dans une large frange de l’intelligentsia « progressiste » de la réception de cette pensée dite (ou plus exactement autoproclamée) « critique », et la consistance particulièrement meuble de son armature intellectuelle, qui tire sa légitimité théorique du courant de pensée ci-dessus nommé. Or curieusement, ces deux faits – aisément constatable pour le premier, à démontrer pour le second – semblent aller de pair.

« Déconstruire », donc. Mais déconstruire quoi ? Eh bien des « récits » – ce à quoi se réduit le réel dans cette perspective : de purs et simples artefacts rhétoriques. C’est là un point central, que l’historien Carlo Ginzburg notamment a très précisément problématisé tout au long de son œuvre24 habitée par un questionnement sur le problème de la vérité (« sans guillemets » dit-il) historique, si lacunaire soit-elle, et des moyens fiables de la produire.

Ce tropisme « post-moderne » trouve une de ses sources entre autres dans un texte fameux de Roland Barthes, « Le discours de l’histoire »25, qui efface la distinction entre le registre du récit historique et celui de la réalité historique, alors réduite aux narrations que le « discours de l’histoire » élabore. Un « discours » capable de produire dans nos esprits ce que Roland Barthes appelle un « effet de réel » : « cette illusion référentielle » dit-il, que produit aussi le roman réaliste. Autrement dit entre la fiction et l’histoire, pas de différence significative.

On mesure, s’agissant de l’histoire comme discipline considérée alors comme une opération purement narrative/rhétorique, quels problèmes cela peut poser, dès lors que l’on se trouve confronté à une question telle que celle du négationnisme. Carlo Ginzburg cité plus haut a pris cette affaire à bras-le-corps, en engageant le débat – la polémique même – avec l’historien et rhétoricien Hayden White. Pour ce dernier, figure importante de ce déconstructivisme connu aussi sous l’appellation de linguistic turn, l’histoire se résume à des « récits » concurrents. Ce qui écrase, donc, très barthiennement, l’histoire comme ensemble complexe de la réalité historique – ce qui a eu lieu, toujours fragmentairement saisi, dans telle ou telle perspective élaborée en mettant en œuvre des méthodes aux exigences bien définies –, sur les récits qui en sont faits. Alors bien sûr, Hayden White, homme de gauche revendiqué, et même gauchiste (comme le rappelle C. Ginzburg), ne manquera pas de dénoncer le caractère parfaitement abject du discours d’un Robert Faurisson, qu’il réprouve moralement sans aucune ambiguïté. Mais le problème, et qui n’est pas mince intellectuellement parlant, comme le démontre avec éclat Carlo Ginzburg, est qu’il n’est pas en mesure de véritablement réfuter Faurisson, en attaquant sa méthode, s’il ne veut pas contredire ses propres positions théoriques éperdument narrativistes26. C. Ginzburg ajoute ironiquement – une ironie assez pessimiste – que si la version faurissonnienne en venait à jouir publiquement de davantage de pouvoir rhétorique alors elle serait « vraie ».

Extension on le voit, dans ce mouvement qui dérive sans limite sur la question du vrai et sur celle de la (dé)construction du sens, de l’aphorisme nietzschéen bien connu : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Un Nietzsche désinvolte et ivre de rhétorique, célébré par la mouvance post-moderne, imprégnée de la lecture heideggerienne du philosophe27, un Nietzsche oublieux du Nietzsche philologue, celui qui pratique « l’art de bien lire, – de savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse »28.

Une historienne narrativiste

Revenons après ce détour à Joan W. Scott, historienne clairement narrativiste elle aussi.

C’est donc la laïcité comme « récit » qu’elle se fait fort d’étudier – sans pour autant, puisqu’elle nous dit être si sensible aux « discours », analyser précisément des discours effectifs, par exemple ceux que prononça, cinq ans après la loi de 1905, Jean Jaurès les 21 et 24 janvier 1910, sur l’instruction publique et l’école laïque. Elle aurait pu y déceler et y analyser les tensions, bien réelles29, entre l’idéal d’égalité citoyenne et l’absence de questionnement sur l’inégalité des sexes, nouées à quelques « évidences » patriarcales énoncées sans recul par Jean Jaurès30. Néanmoins, une analyse précise de ce texte aurait peut-être pu permettre d’en élaborer une critique qui rende possible, à l’aide de cela même qu’il vise à défendre, de défaire justement lesdites évidences, et de fissurer le caractère apparemment inébranlable des certitudes de l’homme Jaurès sur ce point. Tout comme on peut lire Freud, ou tout autre auteur, non pas à l’envers, selon la méthode déconstructiviste à la mode, qui se résume le plus souvent à appliquer à un auteur ce qu’on veut démontrer (comme le fait par exemple, de la plus grossière des façons, Judith Butler « lisant » Freud ou Levinas, pour ne citer que deux des victimes de sa « lecture »), mais « à rebrousse-poil » pour reprendre ici les mots de Walter Benjamin : contre lui-même parfois, en prenant pour cela appui sur le plus vif de ce qu’il tente de penser. Car aucune pensée novatrice n’est homogène, ni n’avance d’un bloc, toujours elle comporte des pans entiers qui viennent en recouvrir les audaces, en obstruent, ou à tout le moins en entravent le mouvement, résistent enfin à ce qu’en tâtonnant elle essaie d’élaborer. C’est même la marque caractéristique de tout véritable effort pour essayer de « penser autrement qu’on ne pense »31 au départ, et c’est le legs de toute pensée véritable que de donner tout ce grain à moudre à ceux qui prennent le temps et la peine de la lire véritablement, et ainsi savent trouver comment la critiquer.

Telle n’est pas la voie choisie par Joan W. Scott, attachée à « déconstruire » la laïcité comme « récit » : un « récit » à considérer, ajoute-t-elle, comme une « fable ». C’est alors le fameux « soupçon » – nietzschéen là encore – qui vient opportunément se substituer à la méthode critique. C’est-à-dire à une pensée en premier lieu capable d’une distance réflexive. Catherine Kintzler a très simplement défini cette exigence, en montrant que la véritable liberté critique se fonde sur la capacité d’un esprit « à rompre avec lui-même »32 – on ne voit pas malheureusement que tel soit le cas ici.

Soupçon, donc, appliqué au « récit » qui nous fait « croire » que la laïcité est émancipatrice. Cela en application d’un catéchisme nietzschéo-foucaldo-derridien, une mixture (étrange et quelque peu indigeste brouet cela dit, car entre Foucault et Derrida par exemple, les divergences de méthode sont profondes, mais c’est une autre question), mixture qui forme ce qu’on pourrait appeler la vulgate de la Grande Théorie Critique. Que ces auteurs offrent à bien des égards de quoi alimenter cette pente intellectuelle, c’est indéniable. Comment, jusqu’à quel point, et quel autre usage peut-on faire de leur lecture (en mettant à part sans doute le cas de Jacques Derrida, incontestablement grand maître de cette mouvance), c’est une question ouverte, nous n’en traiterons pas ici.

Des « fables », donc. En d’autres termes des histoires à dormir debout, des mensonges fabriqués comme autant de leurres par les « dominants » en vue d’assurer leur exclusif (et excluant) pouvoir. De la propagande en somme. « Déconstruire » ces « fables » : voilà le grand geste théorique/critique/politique. Inutile donc de se casser la tête avec une quelconque rigueur dans l’exercice de la pensée critique. Pas davantage n’est-il nécessaire de s’encombrer de quelque exigence méthodologique dans la recherche tâtonnante – historique, anthropologique, philologique s’il s’agit de textes – de l’exactitude et de la justesse. Il suffit d’arriver devant ce monde de « fables », armé d’une puissance rhétorique rendue irréfutable par sa profération même, fondée principalement sur l’autorité que confère un nom propre équipé de l’arme magique de la « déconstruction » : « qui » on est dans l’arène des discours, c’est cela qui importe. Attention : c’est la grande Joan W. Scott qui parle – qu’allez-vous questionner sa méthode ! Bienvenue dans le monde de Star Wars : « Que la force soit avec toi ! »

C’est un commentaire que François Rastier (dans son livre Naufrage d’un prophète33) fait d’un énoncé de Giorgio Agamben qui éclaire cela le mieux :

« « La philosophie est l’état d’exception déclaré en tout savoir et en toute discipline. Cet état d’exception se nomme vérité. Mais la vérité n’est pas ce au nom de quoi nous parlons, elle est le contenu de nos paroles ; nous ne pouvons parler au nom de la vérité, nous pouvons seulement dire le vrai. » Agamben illustre ici une conception prophétique de la philosophie, qui abandonne toute recherche de vérité, puisque tout ce que dit le philosophe est vrai. », 

commente François Rastier.

Le « philosophe » : c’est-à-dire, dans cette perspective, tout intellectuel qui fait allégeance à la « théorie critique radicale », et renonce pour cela au travail et aux patientes méthodes des disciplines – y compris dans la dimension de réflexivité critique assurant cette liberté de recherche qui est la condition d’une puissance et d’une fécondité théorique véritables, comme le démontrent par exemple les travaux de Carlo Ginzburg, Jeanne Favret-Saada, Jean Bollack ou Pierre Judet de la Combe34 pour évoquer ici des auteurs particulièrement stimulants pour l’esprit.

« En tout savoir et en toute discipline », dit Agamben : on le constate en ce qui concerne avec Joan W. Scott pour l’histoire, discipline soudain transcendée dans cet « état d’exception » intellectuel35, ce qui épargnera à la « théoricienne » promue prophète les tracas des exigences de la méthode historique, bien trop ennuyeusement au ras des pâquerettes pour les vrais amateurs de cimes théoriques. Car à la lire, on ne peut qu’être sidéré en effet du caractère plus qu’approximatif des développements « historiques » dont elle fourre ses démonstrations, comme autant de pirojki théoriques – une farce hélas assez peu délicate et quelque peu étouffe-chrétien justement. Aucune importance !

On voit comment ce registre discursif s’articule à l’office complaisant que remplit ici la réception enchantée (la claque en somme) de ces stars de la déconstruction : non pas ouvrir une véritable discussion, mais assurer une position dominante dans le champ théorique – conquérir le plus de parts de marché possible en somme. Cela est parfaitement raccord avec la position intellectuelle strictement rhétorico-narrativiste que l’on a décrite : la « pensée »36 n’opère que dans un champ de forces polémiques exclusivement « performatif »/rhétorique, foin de toute autre considération.

Rouages d’un nouage

Comment cela joue-t-il pour assurer aux thèses de Joan W. Scott une emprise aveuglée sur les esprits dévots (dévots de la Théorie Critique, c’est-à-dire de la « déconstruction »), si nébuleux soient ses développements ?

Quelques observations, pour essayer de saisir comment ce nouage fonctionne. Un nouage entre d’une part une réception qui se mesure à l’aune (impressionnante) du succès médiatico-académique37, mais hélas parfaitement atone s’agissant de sa capacité critique, d’autre part la position de discours de l’auteure, et enfin la nature de sa rhétorique.

Première remarque

En quatrième de couverture du livre, nous pouvons lire ceci – c’est la première phrase du texte de présentation, qui reprend un passage de l’ouvrage38 :

« J’ai entrepris ce livre parce que je savais que les affirmations courantes sur la laïcité l’idée selon laquelle elle est nécessairement synonyme d’émancipation des femmes – étaient fausses. »

Déjà, pareille affirmation est de nature à disqualifier la valeur scientifique du propos. Car que peut bien valoir une recherche qui commence par énoncer : « je savais que » ? Amorce dogmatique assumée (anti foucaldienne au possible pour le coup, en dépit de l’inspiration généalogique/critique vaguement foucaldienne du propos), plutôt digne d’un prédicateur ou d’un professeur de morale. Et pour ce qui est du questionnement tâtonnant du chercheur, on repassera : Joan W. Scott, visionnaire, « sait ». Elle va donc – enfin ! – nous révéler le « vrai ». Et, on l’espère, nous délivrer du mal – le sexisme, raciste de surcroît, inhérent à la « fable » de la laïcité.

Mais peu importe : cette amorce vaut en réalité pour sa puissance d’affirmation (magiquement) « performative », elle atteste ce que François Rastier que nous citions plus haut observait lorsqu’il évoquait une « conception prophétique » du discours. « Moi la vérité je parle », en somme, si l’on recycle ici la prosopopée lacanienne de la Vérité39. Alors si je vous dis : « Je savais que », et même que je décide de partir de là : eh bien je dis/je fais le vrai40. Ralliez-vous donc à mon étendard anti-laïc-anti-raciste-authentiquement-féministe. Si douteuses et indigentes soient les propositions et les constructions qui seront ensuite pêle-mêle servies au lecteur docile en guise de viatique pour cette juste guerre.

Deuxième remarque

Du « récit » à la « fable », on l’a vu. Quel est alors, dans les développements de Joan W. Scott, historienne narrativiste (elle revendique de prendre pour objet un « récit », à « déconstruire ») , le statut des « faits » ? En existe-t-il à proprement, parler, qui ne soient pas pure rhétorique ?

Il semble que l’on puisse répondre par l’affirmative à cette question.

Il y a bien des « faits », pour Joan W. Scott, des faits bien réels. Pour être une narrativiste critique outillée par la catégorie à tout faire du « genre », elle n’en est pas moins historienne, n’est-ce pas – telle est en tout cas sa qualité académique –, et non romancière. Or si l’on examine ce point un peu plus attentivement, que remarque-t-on ?

D’abord, on peut constater que les affirmations qu’elle entend promouvoir sont présentées non pas comme des hypothèses, ou des interrogations, mais justement comme des « faits », qu’elle croit discerner. Ainsi écrit-elle par exemple :

« Le fait est que la laïcité est un discours politique [c’est moi qui souligne], et non un ensemble transcendant de principes, pas plus qu’une représentation exacte de l’histoire ».

Passons sur le fantasme d’une « représentation exacte de l’histoire », que même le plus obtus et le plus naïf des historiens positivistes n’oserait soutenir tel quel. Mais surtout, ce qui est remarquable ici est qu’une pure et simple assertion – une pétition de principe, en somme une simple opinion, ici militante –, dont on ne saisit pas comment, surtout à ce stade de son propos (à la page 20 d’un livre de plus de 300 pages) elle a pu être rigoureusement établie par l’historienne, soit donnée pour un « fait ». Qu’est-ce alors qu’un « fait » ? Ce que je dis être un fait (ou des « faits », avérés, nous assure un peu plus loin cependant l’auteure par des « quantités de recherches »). On aimerait savoir précisément lesquelles, et comment, surtout, elles ont été conduites.

Les assertions miraculeusement transmuées en « faits » (c’est ça, la « performativité », une « performativité » plus proche de la méthode Coué que d’Austin41, et théorisée notamment par Judith Butler) ne sont pas cependant les seuls « faits » dont il soit question dans l’ouvrage de Joan W. Scott. Car il abonde en faits de nature plus classiquement historique. Par exemple les positions, qu’elle signale, d’Hubertine Auclert, ou le destin d’Olympe de Gouges – comme plus généralement le fait, indéniable, qu’entre les idéaux démocratiques et républicains d’égalité, et la réalité de l’inégalité de genre, il existe des écarts manifestes. Mais comment sont traités ces faits par l’historienne ? Pas du tout comme des « faits », justement. C’est-à-dire pas comme matériau à identifier, à analyser et dont il faudrait chercher à comprendre l’inscription dans les mouvements, tensions, contradictions, jeux de forces qui font la complexité du réel historique.

Un réel à interpréter certes, à méditer sûrement, mais en aucun cas cela ne peut-il être donné d’avance, fût-ce au filtre prodigieux de la « catégorie critique » du genre. Si les faits, donc, ne sont pas traités et étudiés comme tels, en vue d’en obtenir une connaissance la plus précise et la plus fine possible – ce qui suppose un certain type de travail méthodologique – quel statut ont-ils alors ? Eh bien ils existent à titre d’éléments rhétoriques, dans le dispositif du contre-discours qui « déconstruit » la « fable » de la laïcité. Inutile de les étudier, de les aborder comme des questions que le réel pose à l’historien : ils sont des réponses42. Plus encore, ils sont des « preuves » – on a formulé cela plus haut. Des « preuves » produites par des syllogismes qui, pour être fautifs, n’en sont pas moins plus dignes de confiance, selon Joan Scott, que le travail historique effectif – désormais inutile

Troisième remarque

Considérons, ce sera notre troisième remarque, ces syllogismes, et plus largement les inférences (les exquises « pirouettes théoriques » dont s’émerveillait l’admiratrice citée plus haut) dont est faite la rhétorique de Joan W. Scott – car c’en est une, incontestablement, à défaut d’être une recherche historique digne de ce nom..

Joan W. Scott observe – elle n’est pas la première à l’avoir fait, d’autres ont analysé et questionné cela43 – que l’inégalité des sexes/des genres et les conquêtes démocratiques de la Révolution française puis de la République coexistent. Soit. Mais elle traite une coexistence à analyser comme une relation causale, circulaire de surcroît : ainsi, compressant pour les besoins de la cause, en un digest simpliste autant qu’il est acrobatique, la complexe et mobile pensée de Foucault44, parle-t-elle de la « nature réciproquement constitutive du genre et de la politique ». Ce qui est pour le moins fumeux. Et du fait que l’inégalité de genre et la conquête politique de la laïcité coexistent, elle déduit que l’une (l’inégalité de genre) est cause et fondement de l’autre (la laïcité). Le pas suivant sera-t-il de dire que l’instruction publique a pour fondement le racisme (d’État nécessairement) ? Puisque Jules Ferry, c’est un fait, a prononcé des discours coloniaux indéniablement racistes. Ce serait logique. Que voilà une version particulièrement astucieuse du « en même temps » : tout s’emboîte si merveilleusement. L’histoire est semblable à un kit Ikéa, ne vous l’avait-t-on jamais appris ?

Mais d’où vient que des phénomènes historiques concomitants, aux structures et temporalités fort différentes de surcroît, soient « causes » réciproques l’un pour l’autre (l’un plus fondamentalement que l’autre) ? Mystère. Qu’ils entretiennent des liens complexes, entrent en tension, c’est une chose. Que l’on décrète un rapport de causalité de l’un à l’autre, c’en est une autre. À ce compte, on pourrait multiplier les causalités les plus extravagantes – et « démontrer » à peu près tout ce que l’on veut (et son contraire) : cela s’appelle de la « déconstruction ».

Inductions spécieuses, présentées sous forme d’inférences fantaisistes : des sophismes, assez grossiers de surcroît – ce que l’on peut observer notamment dans l’usage répété du raisonnement circulaire, cher aussi à Judith Butler et plus généralement en usage dans la mouvance déconstructionniste. De vulgaires sophismes, donnés pour des dévoilements de la « vérité ».

Lisons :

« Si la laïcité est un discours qui porte sur la formulation de l’identité souveraine des États-nations d’Europe occidentale, au cœur de ce discours se trouve un genre racialisé »45.

Là encore, des assertions, acrobatiquement déduites. Pourquoi est-ce « au cœur du discours » ? Parce que la Troisième République, qui fit voter la loi de 1905 et créa l’école laïque46 mena aussi une politique coloniale : toujours la même inférence (« pirouette théorique ») illégitime. Le monde est si simple…

Par conséquent, et c’est cela le principal pour J. W. Scott, cette laïcité en somme criminelle (raciste) « agit en sorte de détourner l’attention d’un ensemble de difficultés persistantes liées aux différences de sexe, des difficultés que partagent les nations occidentales et non occidentales, chrétiennes et non chrétiennes, quelles que soient les diverses manières dont elles tentent de les résoudre. » Joan Scott ajoute, pour faire bonne mesure et assurer ses arrières, que l’inégalité de genre est un « sous-produit de l’émergence de nations occidentales modernes », lesquelles ont en somme exporté, avec la « fable » anti-islamique/raciste de la laïcité, cette inégalité structurelle (qui sans doute était inconnue dans ces autres sociétés). Et si Joan Scott concède que des sociétés islamiques peuvent ne pas toujours être un paradis pour les femmes (malgré l’agency de ces dernières sous burqa, comme expliquent en chœur ailleurs Judith Butler et Saba Mahmood47), c’est parce que cet islam lui-même, et la charia telle qu’elle est appliquée (dont on ne saura pas ce que Joan W. Scott connaît exactement), sont, nous explique-t-elle, produits par la colonisation occidentale. Au bout du compte, il n’est en ce monde d’histoire qu’occidentale. On reconnaît là, sous une forme plus policée (quoique..) car parée de l’autorité de la grande historienne, les thèses d’une Houria Bouteldja48. Et c’est à longueur de pages ce que développe elle aussi Judith Butler, ou aussi bien Saba Mahmood mentionnée plus haut49, que ce soit sur le genre ou les « cultures », au moyen d’une théorie mécanique et tristement indigente de la domination, parfaitement circulaire – et partant sans issue50.

Quatrième remarque

Si l’on prend à la lettre, ce sera ma quatrième observation, la thèse de Joan Scott sur les visées supposées de la laïcité telle qu’elle la définit (un « récit » qui est une « fable » maligne), on en arrive à cela : elle déploie une logique de type complotiste plutôt que scientifique : « On vous ment, moi Joan Scott, qui sais le fond de l’occulte et odieuse machination occidentale, je vais vous révéler quels sont en vérité les desseins cachés des puissants ».

Ajoutons, remarque subsidiaire, que pour emballer de tous les côtés sa « démonstration », Joan Scott, décidément à côté de la plaque, prête en outre au « discours de la laïcité » des prétentions qu’il n’affiche nullement. Nulle part ce « discours », à supposer même que l’on veuille considérer la question de la laïcité sous l’angle des discours qui en traitent et qu’elle peut produire (ce qui est tout différent), ne prétend que l’égalité de genre lui serait « inhérente ». Ni qu’elle « garantisse » ladite égalité. Tout au plus en constituerait-elle une condition : celle d’une égalité entre tous. Mais une condition, fût-elle remplie, ce n’est jamais une « garantie » de quoi que ce soit : la condition pour pouvoir lire un livre, c’est en effet de savoir lire ; cela ne garantit nullement que vous lirez un jour un livre. Une fois de plus dans la prose de la célèbre historienne américaine, confusion des plans.

 

Au-delà donc de la controverse contemporaine sur la laïcité, qu’apprend-on à lire Joan Scott ? Et comment considérer l’énigme intellectuelle que constitue l’effet si puissant d’une pensée si faible ?

À la première interrogation, on peut répondre que pareille lecture – laborieuse, et guère stimulante – fait apparaître à quel point le débat contemporain sur la laïcité est brouillé par de fausses questions. Car on est bien mal parti si l’on commence par envisager la laïcité comme un « récit » – ne parlons même pas de « fable ». D’emblée, on l’a vu, on manque le sujet et les problèmes qu’il soulève, cela tant philosophiquement qu’historiquement et politiquement. Bruit – et fureur.

Il est plus difficile de répondre à la seconde. Il importe déjà de travailler à la poser. Et chemin faisant de construire (pour changer un peu de la « déconstruction ») les éléments sinon d’une réponse, du moins d’une analyse critique.

En ces temps quelque peu trumpiens de vérités/de faits alternatifs, il n’est pas inutile, peut-être, de questionner la laïcité alternative de Joan Scott.

Je remercie Liliane Kandel pour les très utiles observations qu’elle m’a faites à la lecture d’une première version de ce texte.

Notes

1 – Joan W. Scott, La Religion de la laïcité, Climats, 2018.

2 – « Incisif et provocateur » (Judith Butler) – cela sur le bandeau en commentaire de l’injonction scottienne.

3 – Je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Au bon plaisir des « docteurs graves » – A propos de Judith Butler, Puf, 2017. Voir l’analyse de Jeanne Favret-Saada sur Mezetulle.

4Libération, 19 novembre 2015.

5La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, par Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood , PUL, 2015.

7 – J. Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, 2007, rééd. augmentée d’une postface, Fayard, 2017 ; Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité, L’Olivier, 2010 ; Les sensibilités religieuses blessées: Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988, Fayard, 2017.

8 – Amsterdam, 2017. The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007.

9 – Voir Au bon plaisir des « docteurs graves » – A propos de Judith Butler, op. cit.

10L’Obs, 16 septembre 2018.

11 – « En réalité, l’inégalité de genre a été fondamentale pour la formulation de la séparation de l’Église et de l’État qui inaugure la modernité occidentale », écrit Joan W. Scott (La Religion de la laïcité, op.cit.,  p. 12)., ajoutant quelques lignes plus loin que « la modernité euro-occidentale impliquait un nouvel ordre de subordination des femmes. » D’où sort cette grande vision historique ? Cela demeurera assez opaque.

12Libération, 19 septembre 2018.

14 – Voir les distinctions conceptuelles et historiques entre tolérance restreinte, tolérance élargie, laïcité, analysées par Catherine Kintzler entre dans son livre essentiel Qu’est-ce que la laïcité?, Vrin, 2007.

15Le Monde, 29 septembre 2018.

16 – Quant à l’école, Catherine Kintzler me signale opportunément les circulaire de Jean Zay de 1936 et 1937, sur l’interdiction des propagandes politique et confessionnelle dans les établissements scolaires. L’historienne Joan W. Scott spécialiste de la France en ignore manifestement l’existence et la teneur.

17 – Joan W. Scott, La Religion de la laïcité, op cit. p. 16.

18 – La réflexion la plus puissante, la plus tonique, et la plus rigoureuse intellectuellement et politiquement que je connaisse, qui analyse soigneusement, et de façon limpide, tous ces points, est sans conteste celle que propose C. Kintzler dans son ouvrage cité plus haut Qu’est-ce que la laïcité ?

19 – Sur ce point voir C. Kintzler, op. cit., p. 63 sq.

20 – Toute à son valeureux combat, elle ne remarque pas, alors qu’elle évoque l’Empire Ottoman, dépecé et mis en coupe réglée par les puissances occidentales après la Grande Guerre, et qui n’a pas surgi à la fin du XIXe siècle comme l’Autre de « l’Occident », que dans « Empire Ottoman » il y a « Empire »… Mais sans doute cela ne signifie-t-il rien historiquement.

21 – Voir sur ce point Jeanne Favret-Saada, articles et ouvrages cités.

22L’Obs, 16 sept. 2018.

23 – p. 26 de son livre.

24 – En particulier dans Rapports de force – Histoire, rhétorique, preuve, Gallimard/Le Seuil 2003, et dans un texte essentiel « Unus testis », repris dans Le Fil et les Traces – Vrai, faux, fictif, Verdier 2010.

25 – In Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Points Essais, 1993, p. 163-177.

26 – Une remarque au passage : s’agissant cette fois de ces réalités spécifiques que sont les textes – philosophiques et littéraires inclus –, la question de la méthode à mettre en œuvre dans leur lecture se pose également. Rappelons la lecture que fit jadis le professeur de littérature Robert Faurisson, plus connu pour d’autres exploits interprétatifs, du poème de Rimbaud Les Voyelles : sa lecture revendiquée comme « littérale » (littéraliste plutôt) dévoilait (enfin) la « vérité » secrète prétendument cachée du poème lu/révélé, par un Faurisson extra-lucide, comme la description cryptée d’une femme pendant l’orgasme. Littéralisme qui traite le texte comme une mécanique close sur elle-même, tout entière vouée à l’encodage d’un secret. L’interprète solipsiste n’a alors que faire de la façon dont un écrit peut faire sens : il prétend actionner une clé qui ouvre le texte. Mais il ne nous livre au bout du compte qu’une lecture projective. Un lecteur ironique a pu, en appliquant la même méthode, démontrer qu’en fait, il s’agissait dans ces Voyelles de la description d’un (beau) légionnaire. Mais on pourrait imaginer d’autres images avec lesquelles cela fonctionne aussi parfaitement. Chacun ses fantasmes après tout… On voit à l’œuvre ce même procédé projectif dans nombre d’opérations de lecture « déconstructivistes », qui font autant fi en l’occurrence de l’exigence philologique que les historiens narrativistes « déconstructivistes » des exigences de la méthode historique.

27 – Voir le gros Nietzsche de Martin Heidegger (accessible sur Google en Pdf).

28 – Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, § 52, in Œuvres philosophiques complètes, VIII, p. 217. Sur Nietzsche relativiste/déconstructiviste avant l’heure, voir Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault- Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, 2016. La réserve que l’on peut avoir sur cet excellent petit livre serait peut-être qu’il ne se préoccupe pas de l’incidence importante, et ambivalente, de Heidegger, sur la pensée de Foucault.

29 – Dans son livre Muse de la raison- Démocratie et exclusion des femmes en France, (Gallimard, 1989), Geneviève Fraisse a très soigneusement mené ce questionnement par un travail d’analyse historico-philosophique. Son livre figure certes dans la bibliographie de Joan W. Scott, mais aucune de ses intervieweuses béates de grands médias de gauche ne semble connaître ce travail, dans lequel Joan W. Scott puise certaines de ses affirmations, mais en noyant la subtile complexité des analyses de la philosophe française dans sa sauce déconstructive.

30 – Voir Jean Jaurès, Pour la laïque (1910), Le livre de Poche, 2016, p.25 sq.

31 – Cette formule est de Michel Foucault, lui-même pris, comme l’a montré Jacques Bouveresse, dans quelques impasses et évitements sur ce chapitre.

32 – Voir C. Kintzler, op. cit., p. 64 sq.

33 – Puf, 2015.

34 – Voir en particulier son passionnant Homère, Folio Gallimard, 2017.

35 – Voir entre autres p. 16 de son livre.

36 – Voir sur ce point François Rastier, Heidegger, Messie antisémite, Le Bord de l’eau, 2018, p. 147 sq.

37 – Deux pages élogieuses dans L’Obs avant même la parution, même tonalité quelques jours plus tard dans Libération, une pleine page de titre suivie de deux pages d’entretien croisé dans Le Monde supplément Idées (!) du 29 septembre, sous le titre partial qu’on a commenté, Le Point se montre plus critique mais accorde aussi une place conséquente, et ce n’est sans doute pas terminé.

38 – p. 27.

39 – Jacques Lacan, « La science et la vérité », in Écrits, Seuil 1966, p. 867.

40 – Attitude intellectuelle qui n’est pas sans entrer en résonance avec une suspicion envers la démocratie qui laisse songeur en ces temps de « démocratures ». (Voir Renée Fregosi, http://www.laurorethinktank.fr/note/democrature/). Ainsi, dans l’entretien croisé avec Dominique Schnapper, J. W.Scott soutient que les inégalités sont « au cœur du principe d’organisation de nos sociétés démocratiques ».

41 – J. L. Austin est un linguiste et philosophe américain auteur de Quand dire c’est faire, et d’autre écrits qui réfléchissent sur la performativité, c’est-à-dire sur les effets de la parole échangée.

42 – De la même façon, Judith Butler traite le fait, indéniable, de la discriminations dont les personnes homosexuelles, et d’autres « minorités » substantialisées au passage, sont l’objet, non pas comme des questions historiques et sociétales à analyser, mais comme les pièces d’un dispositif rhétorique, disposées de façon à prouver sa théorie de la domination. Comme personne n’est pour les discriminations bien sûr, on n’est pas si méchant, d’autant que l’on verra brandir l’imparable argument moral de la « vulnérabilité » (très en vogue aujourd’hui et notamment ces temps derniers chez les chez les catholiques soudain post-modernes, dans leur opposition aux évolutions sociétales, y compris et toujours à l’IVG , au nom de la « vulnérabilité » des embryons), eh bien Judith Butler sera assurée d’avoir raison. La logique mise en œuvre par Joan W. Scott est en tout point similaire, avec quelques variantes liées à sa curieuse obsession du voile islamique (dans toutes ses déclinaisons possibles). Que ne s’en coiffe-t-elle – à moins qu’elle ne craigne – sauf à se convertir, mais elle ne s’y risque pas– de se voir accuser « d’appropriation culturelle » ?

43 – G. Fraisse, op. cit.

44 – Même si par certains aspects certaines positions de Foucault peuvent conduire, au prix d’une simplification abusive cependant, à de telles absurdités. Disons que leur caricature pourrait aller dans ce sens.

45 – J.W. Scott, La Religion de la laïcité, op. cit ., p. 39.

46 – Voir sur ce point C. Kintzler, op. cit., p. 47 sq.

47 – Une agency bien spéciale, que confirmeraient les actuelles résistances de femmes en Tunisie au projet d’instaurer une égalité en matière d’héritage contraire aux préceptes de la charia. Mais bien des femmes ont aussi voté pour Donald Trump, qui se vanta élégamment « d’attraper les femmes par la chatte. ». Qu’est-ce que cela prouve, sinon que certaines se revendiquent soumises et fières de l’être. Cela est-il un signe de « féminisme » ? Il est permis d’en douter.

48 – Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016. Les unes et les autres (S. Mahmood, J. W. Scott, J. Butler, H. Bouteldja) s’inspirent, avec plus ou moins de talent, du courant des études décoloniales, développé à l’origine par un certain nombre de penseurs latino-américains (installés souvent dans les universités américaines), et largement repris depuis dans la plupart des milieux académiques. Voir Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques« , Fondation Jean Jaurès, 22 décembre 2017, et Sylvie Taussig , « L’islam, “décolonisateur” du monde ? Un éclairage sur le soutien à Tariq Ramadan », The Conversation, 18 juillet 2018

49 – Lors du récent décès de celle-ci, Joan Scott en a d’ailleurs publié un vibrant hommage paru dans L’Obs  sous le titre suivant : « L’islam, le féminisme et le « séculier ».
https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180323.OBS4097/l-islam-le-feminisme-et-le-seculier-l-hommage-de-joan-scott-a-saba-mahmood.html

50 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des « docteurs graves », op. cit.

L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?

Le port d’un hijab par une représentante du syndicat étudiant UNEF ne relève pas de la laïcité organique stricto sensu. Comme l’affaire du burkini en 2016, il soulève une question de liberté civile. Si on a le droit d’afficher les options politico-religieuses les plus rétrogrades, on doit aussi avoir celui (car c’est le même !) de critiquer, de caricaturer et de désapprouver publiquement ces mêmes options. On peut même considérer l’exercice de ce droit de désapprobation comme un devoir sans s’exposer pour cela à se faire injurier, à être qualifié de « raciste » ou de « facho ».

La laïcité comme régime d’association politique

Depuis plusieurs années, j’ai essayé de caractériser les dérives dont le concept de laïcité est l’objet, en les ramenant à une méconnaissance (parfois volontaire) de la dualité constitutive du régime de laïcité : principe de laïcité applicable à la puissance publique d’une part, liberté d’expression et de manifestation dans la société ordinaire de l’autre, dans le respect du droit commun. Ces dérives fonctionnent symétriquement selon un même mécanisme. On exalte l’un des principes et on piétine l’autre : vouloir accepter le marquage religieux et identitaire au point de l’introduire jusque dans le domaine de l’autorité publique / vouloir inversement interdire toute expression religieuse dans l’espace social ordinaire1.

Bannie du domaine de l’autorité publique et de ce qui participe de cette autorité, l’expression religieuse n’est pas confinée dans l’intimité : on peut porter un signe religieux (ou d’incroyance) en public (dans la rue, les transports, au restaurant, etc.), s’exprimer publiquement sur ces sujets.

En quel sens peut-on dire de la société civile qu’elle est laïque ?

Ce schéma, qui concerne l’organisation juridico-politique de l’association politique, épuise-t-il la question ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, au prétexte que l’expression religieuse en son sein est licite, faut-il prétendre que le respect de cette expression doive se traduire par le silence de toute critique et de toute désapprobation à son égard ? Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse elle ne serait que tolérante, elle devient laïque au sens large et civil lorsqu’elle libère aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression a-religieuse et même anti-religieuse, de même qu’elle libère la parole politique.

La question s’est posée de manière apparemment anecdotique en 2016 au sujet du « burkini ». Elle a déplacé le débat du fait même qu’elle ne peut pas être traitée par voie juridique : une loi qui interdirait une telle tenue étendrait le principe de laïcité au-delà de son champ, abolirait la liberté d’expression, et ceux qui la proposent recourent souvent à des arguments de type identitaire. Faut-il, pour lutter contre un communautarisme séparatiste, se mettre à lui ressembler ? Délesté de ses aspects juridiques, le débat fut alors recentré sur son enjeu de société, lequel n’est pas indifférent à la question politique.

L’affaire du « burkini » ne pouvait pas être regardée en faisant abstraction des attentats meurtriers commis au nom du totalitarisme islamiste, on se souvient qu’elle survint juste après le massacre du 14 juillet 2016 à Nice et dans un lieu proche de celui-ci. Elle fut une opération particulièrement perverse destinée à faire basculer la France, en quelques jours, de la position de victime à celle de « persécuteur ». Elle s’inscrit parmi les jalons que sème depuis plusieurs décennies une version politique ultra-réactionnaire et totalitaire de l’islam. Rétrospectivement on voit bien que l’affaire de Creil en 1989 inaugurait la série de ces jalons.

La banalisation du port du voile et sa légitime critique

Aujourd’hui, avec un affichage ostensible – c’est le moins qu’on puisse dire – par le choix de la personne d’une de ses représentantes, l’UNEF apporte une contribution remarquée à la série. Cette représentante porte un hijab très soigné dont la discrétion n’est pas la vertu principale. Il ne s’agit pas, comme en 89 lors de l’affaire de Creil, de tenter de forcer le principe de laïcité sur le terrain de la puissance publique, mais de se déployer – en toute légalité, il faut le répéter – sur le terrain infiniment ouvert de la société civile en répandant, comme si elle était une norme, une vision particulièrement réactionnaire de la « femme musulmane », jetant de facto l’opprobre sur toutes celles qui ne s’y conforment pas. La banalisation d’un projet politico-religieux porteur d’un odieux ordre moral s’introduit à la faveur de cette accoutumance inlassablement réitérée, inlassablement déplacée sur l’échiquier social. Les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent les marquages identitaires subissent cette pression et dans certains lieux on leur rend la vie impossible. Ce sont elles qui sont victimes de « stigmatisation ».

Allons-nous accepter que le non-port du voile soit un acte d’héroïsme pour certaines femmes en certains lieux ? L’accepter pour les unes, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait ne se combat pas par la juridisation. Refuser sa banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, de particulier, c’est l’affaire de la société tout entière qui doit reprendre la main. Il est nécessaire d’user aussi de la liberté d’expression pour dire combien cela est inacceptable, oser dire tout le mal qu’on en pense, procéder à la critique publique de cette banalisation, à sa réprobation.

Droit d’affichage et droit de réprobation

Or cette entreprise de banalisation normalisatrice est depuis le début soutenue par une « culture de l’excuse » qui procède en trois attendus :

1° Minimisation et anecdotisation : « ce n’est qu’un fichu » version 89 ; « ce n’est qu’un costume de plage » version burkini ; « la représentante de l’UNEF s’exprime sur des sujets syndicaux, circulez, son voile ne donne rien à voir » dernière version2.

2° Sophisme de l’appel à la légalité : « ce n’est pas interdit, les critiques sont impertinentes »3. À ce compte il faudrait s’abstenir de critiquer le Rassemblement national de Mme Le Pen.

3° Fétichisation d’une figure victimaire coalisante : un opprimé par essence qui, quoi qu’il fasse, doit être sinon soutenu, du moins excusé. Jadis le prolétaire. Ce dernier s’étant fait trop rare, des substituts plus avantageux l’ont supplanté : l’ex-colonisé, sa descendance pour les siècles des siècles et la version la plus rétrograde de la religion qu’on lui attribue, avec tous les adeptes qu’on y amalgame sans s’encombrer de nuances. Ainsi critiquer le totalitarisme islamiste, ce serait s’en prendre aux musulmans, les harceler.

Ces trois attendus classiques véhiculent une prescription morale : une injonction d’approbation. Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffit pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir, en accepter la banalisation avec le sourire – sinon vous êtes un affreux réactionnaire liberticide, un « islamophobe ». Si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes coupable de diviser une société multiculturelle où tout devrait baigner dans l’onction de la bigoterie. Et de vous expliquer que ce n’est pas bien de faire la gueule à une femme en burkini, que c’est raciste et discriminatoire de caricaturer un affichage religieux, que c’est « lancer une meute de fachos » de faire remarquer publiquement qu’un syndicat étudiant naguère laïque a bien changé4….

Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire5. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil.

Qu’en est-il de la liberté si on peut encore crier « croâ croâ » au passage d’une rarissime soutane, mais qu’on ne peut pas le faire à celui d’un hijab serré bien bas sur le front ?

Notes

1- Je me permets de renvoyer, pour plus de détails, à mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2015 2e éd.), particulièrement chap. 1. Cela permet, par ailleurs, de dégager de fausses questions laïques : par exemple, ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. On peut aussi consulter l’entretien avec Laurent Ottavi paru, en deux parties, dans la Revue des Deux Mondes en ligne http://www.revuedesdeuxmondes.fr/catherine-kintzler-laicite-a-produit-plus-de-libertes-ne-aucune-religion-investie-pouvoir-politique/

2 – On trouvera le développement de cet argument (dont je donne ici l’expression vulgaire) dans un article de Luc Bentz intitulé « Voile de Maryam Pougetoux : droit, raison et politique » en ligne http://blogs.lexpress.fr/etudiant-sur-le-tard/sur_l_affaire_maryam_pougetoux/ . Je remercie par ailleurs l’auteur de ce texte pour la lecture et la citation qu’il fait d’un passage substantiel de mon livre, passage sur lequel il s’appuie pour dire que le port du voile par Maryam Pougetoux est licite et ne saurait être frappé par le principe de laïcité stricto sensu. En quoi je ne peux que lui donner raison !

3 – Il va de soi que ce sophisme ne peut plus fonctionner pour le port de signes religieux ostensibles à l’école publique, prohibés par la loi de 2004.

4 – C’est pourtant en termes mesurés et argumentés que Laurent Bouvet, co-fondateur du Printemps républicain, a exposé cette critique http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/05/15/31001-20180515ARTFIG00148-polemique-sur-la-militante-voilee-de-l-unef-la-reponse-de-laurent-bouvet.php . Julien Dray, ancien vice-président de l’UNEF, s’est exprimé avec plus de virulence, en disant « notre combat est souillé » https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/15/2798158-portant-voile-islamique-representante-unef-suscite-polemique.html

5 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php

La loi esclave des droits ou le libéralisme contre le politique

Lecture du livre de Pierre Manent « La loi naturelle et les droits de l’homme »

Il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée par l’opinion contemporaine que celle de loi naturelle. Pourtant, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. C’est ce paradoxe que s’efforce de penser le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme (PUF, 2018) en tentant de comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle.

Le livre que Pierre Manent vient de publier aux Presses Universitaires de France prend pour point de départ un étrange paradoxe. D’un côté, il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée, sinon abhorrée, par l’opinion contemporaine, que celle de loi naturelle. De l’autre, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. Pour résoudre ce paradoxe, à tout le moins pour le penser, il faut comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. La loi naturelle, qui fonde une liberté sous la loi, est elle-même fondée sur la nature humaine, c’est-à-dire sur un certain nombre de déterminations positives communes à tous les membres de l’espèce. Ces déterminations peuvent bien être différentes dans le droit naturel antique où la nature de l’homme est celle d’un être produit par la cité et dans la loi naturelle du christianisme médiéval où elle est celle d’une créature de Dieu : l’important est qu’elles sont positives. Le droit naturel moderne, qui fonde une liberté sans la loi, récuse l’idée d’une nature humaine ou, si l’on préfère, en conserve le nom en la vidant de toute substance. Cette nature minimale et « dénaturalisée », sans contenu déterminé, se réduit en effet à l’égalité des individus séparés dans l’état de nature. Tout ce qui s’y adjoint relève de l’artifice et procède d’une construction qu’il est toujours possible et souvent souhaitable de « déconstruire » pour conduire à une liberté illimitée corrélative de son infinie plasticité. Tandis que la loi naturelle était une loi qui pouvait commander en se fondant sur des tendances inhérentes au sujet humain (à la connaissance, à l’association, à la procréation), le droit naturel moderne, partant d’une nature vide ou purement négative (le pouvoir de refuser tout donné) ne peut rien commander, mais seulement autoriser le déploiement des infinies potentialités de chaque individu.

Les conditions de possibilité de cette anthropologie politique se trouvent chez les pères fondateurs de la modernité libérale. Hobbes se propose d’édifier la société politique sur la base du conatus de l’individu infiniment avide de pouvoir dans un état de nature qui ne connaît aucune loi, mais où il y a un droit : le jus in omnia, le droit de chaque individu sur toutes choses. Certes, là où tous ont droit à tout, personne n’a droit à rien : ce droit est ineffectif dans l’état de nature et c’est bien la raison pour laquelle il faut en sortir. Mais ce principe d’illimitation irréalisable dans l’état de nature resurgira dans l’état de société qui est supposé nous restituer, assorties de garanties, les libertés de l’état de nature auxquelles nous n’avons renoncé que pour les y retrouver garanties. Chez Machiavel, l’élimination de la loi naturelle affranchit l’action de toutes les limites pour l’ouvrir à toutes les possibilités, indéfinissables a priori, qui découlent de chaque situation. L’essentiel pour le Prince, dit Machiavel, est « qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent »1, ce pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, de « politique de Machiavel ».

On se trouve ainsi devant une double indétermination. Du côté des gouvernés, la revendication illimitée de tout ce que chacun pense avoir le droit d’avoir ou d’être puisque aucune « nature » ne lui assigne de limites et, du côté des gouvernants, l’impossibilité d’énoncer une règle de l’action, c’est-à-dire une loi qui commande en fonction d’un bien objectif, mais seulement des lois qui autorisent, en fonction des variations des choses.

L’erreur fondamentale du droit naturel moderne est, selon Pierre Manent, d’avoir pensé qu’on pouvait produire le commandement à partir d’une situation initiale où il fait totalement défaut. En résulte la situation paradoxale de l’État moderne qui est supposé donner sa loi à un monde humain, celui de la « société civile », qui se veut sans loi et qui rejette comme ramenant au monde archaïque du commandement et de l’obéissance – et donc comme contraire à son idée de la liberté – tout contenu positif qui orienterait la vie humaine vers une forme de vie jugée bonne. Ainsi la loi renonce à commander et elle autorise ; elle reconnaît la primauté et la souveraineté des droits individuels, autrement dit elle obéit, contrevenant ainsi à son essence de loi. Chacun aura droit au mariage, quelle que soit son orientation sexuelle ; chacun aura le droit d’entrer à l’université, quelle que soit sa capacité d’y étudier ; chacun aura droit à un revenu qui n’aura d’autre fondement que juridique ; chacun aura le droit de devenir citoyen de l’État qu’il aura choisi. En somme, chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir. Est à l’œuvre dans ce processus une logique irrésistible. À partir du moment où la modernité définissait la nature de l’homme par le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être de la machine désirante, la formule de la liberté moderne ne pouvait être que laissez-faire, laissez-passer ; à partir du moment où l’État moderne se faisait avant tout le garant de l’égalité, il rendait par principe impossible tout gouvernement, celui-ci impliquant toujours l’inégalité du gouvernant et du gouverné. La thèse libérale de l’État minimal et la thèse marxiste du dépérissement de l’État sont également modernes.

Pour penser en vérité l’action politique, il faut sortir de cette indétermination qui a rendu caduque la question Que faire ? Il faut pour cela partir des trois principaux motifs humains de l’action qui sont l’agréable, l’utile et l’honnête et, délaissant l’opposition stérile de l’être et du devoir-être, poser qu’une société, un régime ou une institution qui ne fait pas droit à ces trois motifs n’est pas conforme à la loi naturelle, c’est-à-dire à une loi que l’homme n’a pas faite, mais qui lui permet de vivre conformément à sa nature et lui fournit non pas un idéal, mais un guide pour l’action.

En six chapitres brefs et denses, les analyses de Pierre Manent, exigeantes et rigoureuses, admirablement instruites par sa connaissance de l’histoire de la philosophie politique, jettent une lumière crue sur les paradoxes et les impasses de notre modernité.

1Le Prince chapitre XVIII.

Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris : PUF, 2018.

© André Perrin, Mezetulle, 2018

La République laïque et les cultes : reconnaissance, méconnaissance, connaissance ?

Après le discours d’Emmanuel Macron au collège des Bernardins le 9 avril et les nombreux commentaires qui ont suivi, François Braize1 a rédigé cette utile mise au point touchant les relations entre un État laïque et les cultes. La séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. La « non reconnaissance » des cultes que la loi de 1905 prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

L’organisation républicaine de l’État à l’épreuve du principe de non reconnaissance des cultes. À moins que ce ne soit le contraire….

Quel que soit le sens, la question peut légitimement tracasser : comment un État séparé des Églises par sa propre Constitution, et donc sans lien avec elles,  peut-il être conduit à s’occuper des cultes, à s’organiser pour ce faire et se doter d’un ministre qui traite, entre autres, par des services ad hoc,  ces questions-là ?

N’y a t-il pas là une contradiction ? On retrouve dans cette interrogation cette difficulté du bon sens à admettre toute la portée de la séparation entre l’État et les Églises au sens de l’article 2 de la loi de 19052, alors qu’aujourd’hui tout appelle au dialogue et à ce qui lie.

Pour y répondre, il faut connaître ou se souvenir, d’une part des principes de l’organisation républicaine de l’État et, d’autre part, des règles fixées par la loi de 1905.

I – L’organisation républicaine de l’État

Elle est duale, à la fois politique et administrative, et la dualité « personne du ministre » (éphémère), de l’ordre du politique, et « département ministériel » (appareil durable), de l’ordre de l’administratif, en est la traduction que l’on retrouve dans les textes.

Ainsi :

1° D’un côté, les attributions de chaque ministre sont fixées par un décret à chaque composition gouvernementale.

Un tel décret d’attribution intervient pour chaque ministre dès après sa nomination et ces attributions peuvent évoluer d’un gouvernement à l’autre au gré des arbitrages politiques. Le décret d’attribution fixe ce dont est chargé tel ou tel ministre au sein d’un gouvernement donné.

Les décrets d’attribution sont des textes qui reflètent les politiques publiques que souhaite mener un gouvernement et déterminent donc qui, en son sein, est chargé de telle ou telle de ces politiques publiques.

2° D’un autre côté, les missions et l’organisation des départements ministériels et de leurs directions d’administration centrale sont fixées par d’autres décrets.

Il existe pour chaque département ministériel un décret qui organise ce département et qui en fixe les missions. Ce décret est précisé par des arrêtés d’application concernant chaque direction d’administration centrale.

Ce décret et ces arrêtés sont des textes, eux, permanents et durables au-delà de la durée de vie d’un ministre.

L’articulation entre les deux dispositifs est faite par le décret d’attribution du ministre qui prévoit quelles sont les directions du département ministériel placées sous l’autorité du ministre, celles d’autres départements ministériels qui sont mises à sa disposition et celles auxquelles il peut faire appel en tant que de besoin.

Ainsi, on met en face des attributions du ministre les directions centrales et leurs missions qui lui permettent de remplir ses attributions. L’appareil d’État est ainsi d’équerre.

II – La question des cultes

S’agissant de la question des cultes, les missions de l’État sont doubles par l’effet de la loi de 1905.

1° Sur tout le territoire national de manière générale, l’État exerce la police administrative spéciale des cultes en application de la loi de 1905 (laquelle comporte un titre fixant les règles et les limites de cette police spéciale) et il doit se doter, comme pour toute législation, de services chargés de veiller à l’application de la législation relative à l’exercice des cultes, comme de celle plus généralement relative à la laïcité.

2° Par ailleurs, en Alsace-Moselle, l’État assure l’application du régime concordataire napoléonien.

L’indifférence totale de l’État pour les cultes peut donc apparaître comme un mythe. En fait et en droit, on est en présence d’une politique publique traduite dans une législation particulière dont il faut que l’État assure le suivi de la mise en œuvre. Pour cela il peut être nécessaire d’avoir des relations de suivi avec les représentants des cultes sans pour autant reconnaître les cultes, ni tel ou tel d’entre eux.

Tant que le régime napoléonien du concordat s’appliquait à tout le territoire national, cela justifiait au sein du ministère de l’Intérieur l’existence d’une Direction centrale des cultes, pilotant, sous l’autorité du ministre, les services des préfectures sur ces sujets.

L’intervention de la loi de 1905 séparant l’État et les Églises a conduit à la suppression de cette direction générale3. Mais certaines compétences de l’État en matière de cultes ont subsisté, et a donc subsisté aussi un bureau chargé des cultes dans l’organisation du ministère de l’Intérieur. Le dernier texte d’organisation de ce ministère avec son arrêté d’application du 12 août 2013 maintient d’ailleurs ce « bureau » sous une forme dédoublée en un « Bureau central des cultes » et un « Bureau des cultes du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ».

De son côté, l’arrêté du 12 août 2013 définit ainsi les missions de la Sous-direction de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires juridiques dans laquelle ces bureaux sont situés et qui est chargée de ces questions :

« Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ;
Elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ».

En conséquence, une politique publique républicaine des cultes est bien inscrite dans les textes définissant les missions et l’organisation du département ministériel de l’Intérieur ; en revanche le décret d’attribution du ministre Collomb ne dit rien de spécial sinon que les services qui en sont administrativement chargés sont placés sous son autorité.

Rien que de très normal en somme au regard des principes d’organisation de la République et de l’État.

***

La question des cultes est donc présente dans l’organisation de l’État car ce dernier a des missions fixées par la loi de 1905 qu’il doit remplir. Pour cela, c’est dans sa nature, il lui faut un appareil ou au moins un bout d’appareil.

Même s’il ne s’agit plus d’une grande direction centrale des cultes au ministère de l’Intérieur, témoin du régime concordataire disparu depuis 1905, la séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. Bien au contraire, dans la logique même de la loi de 1905,  la « non reconnaissance » des cultes que cette loi prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

On ajoutera que cela n’implique absolument pas de restaurer un lien qui aurait été abîmé, ce qui n’a aucun sens puisque ce lien a été rompu par la loi de séparation et notre régime constitutionnel.

Représentants de l’État et représentants des cultes peuvent donc se rencontrer, dialoguer, négocier même et, ce, sans être liés. Cela s’appelle une bonne appréhension de l’intérêt général non confondu avec les intérêts particuliers, en l’occurrence confessionnels. Cela implique que l’on ait plutôt une conception de l’intérêt général transcendant par rapport aux intérêts particuliers, une conception platonicienne et non une conception aristotélicienne. Pour faire simple Platon considérait que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers alors qu’Aristote le voyait plutôt immanent aux intérêts particuliers4.

Incontestablement, Emmanuel Macron se situe très clairement du côté d’Aristote et de l’immanence pour ce qui concerne l’intérêt général, consacrant sans doute trop de son capital de transcendance à la spiritualité confessionnelle…

En revanche, si État et cultes peuvent se rencontrer et se parler par la personne de leurs représentants, un président ou un ministre en exercice5, ne peut se prêter, ès qualités, en représentant donc la République, à l’exercice d’un culte, ni à une manifestation d’une confession, ni même encore moins porter ses signes ou insignes comme certains de nos présidents ou élus locaux ont pu le faire…

À perdre les valeurs de la République dans la soumission, on se perd soi-même. Très clairement ainsi, ce n’est pas un lien qui, au demeurant, n’existe pas qui a été abîmé, mais la République laïque elle même par certains mots et certains comportements.

Indigne est à cet égard le mot qui peut venir à l’esprit et notre président s’aliène en outre une bonne partie de ses soutiens républicains. Sauf inflexion, la sanction pourrait bien tomber dès la plus prochaine échéance électorale nationale….

Notes

1François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera la version originale de ce texte sur le blog de François Braize, sous le titre « Mon nom est personne » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/04/17/mon-nom-est-personne/

2 – Article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : « L’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », principes dont le Conseil constitutionnel a déclaré par une décision de février 2013 la portée constitutionnelle et donc supra législative, c’est à dire qu’il censurerait une loi qui viendrait y porter atteinte ; mais notre droit est imparfait et si le législateur est ainsi contraint, notre président peut lui en toute impunité y contrevenir en ne respectant pas le principe de séparation d’avec les cultes, ni par ses mots ni par ses actes…

3– Suppression que certains situent à 1917, mais cela n’a pu être vérifié du fait de l’ancienneté des textes d’organisation.

4 – Cette différence d’approche de la notion d’intérêt général a été historiquement lourde de conséquence sur les visions politiques et de l’action publique (Voir à ce sujet L’idéologie de l’intérêt général de François Rangeon, Editions Economica, 1986).

5 – Et a fortiori tout fonctionnaire d’autorité, tel un préfet.

 

Annexe : textes de référence

Décret d’attribution du ministre de l’intérieur et décret d’organisation du ministère de l’intérieur et ses textes d’application 

I – Décret n° 2017-1070 du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre de l’intérieur

Ce décret ne dit rien des attributions du ministre en matière de cultes car il est écrit en termes généraux : 

Article 1 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure, de libertés publiques, d’administration territoriale de l’État, de décentralisation, d’immigration, d’asile et de sécurité routière. Sans préjudice des attributions du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, il prépare et met en œuvre, dans la limite de ses attributions, la politique du Gouvernement en matière d’accès à la nationalité française. Conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires et dans les conditions prévues à l’article 2, il prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement à l’égard des collectivités territoriales. Sans préjudice des attributions du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, il est chargé de l’organisation des scrutins.
Il est, en outre, chargé de coordonner les actions de lutte contre les trafics de stupéfiants.
Il préside, par délégation du Premier ministre, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. A ce titre, il prépare la politique gouvernementale en matière de prévention de la délinquance et de la radicalisation et veille à sa mise en œuvre. »

Selon l’article 5 de ce décret :

Article 5 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a autorité sur le secrétariat général du ministère de l’intérieur, l’inspection générale de l’administration, le Conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation, la direction générale de la police nationale, la direction générale de la sécurité intérieure, la direction générale de la gendarmerie nationale, la direction générale des étrangers en France, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, la délégation à la sécurité routière, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation et sur les autres services mentionnés par le décret n° 2013-728 du 12 août 2013 susvisé.
Il a autorité, conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires, sur la direction générale des collectivités locales ».

Le ministre de l’Intérieur a donc autorité sur les services du ministère (pour leur énumération et leurs missions, voir décret et arrêté d’organisation infra en II et III).

II – Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et du ministère des outre-mer

Article 13 

[mots soulignés par l’auteur]

« La direction des libertés publiques et des affaires juridiques (une des composantes du secrétariat général du ministère) exerce une fonction de conception, de conseil, d’expertise et d’assistance juridiques auprès de l’administration centrale et des services déconcentrés du ministère.
Elle assure le suivi de l’application des lois et de la transposition des directives européennes. Elle participe à la codification des textes législatifs et réglementaires. Elle veille à la sécurité juridique des actions du ministère, promeut la qualité de la législation et de la réglementation, et contribue à la régularité de la commande publique.
Elle traite le contentieux de niveau central du ministère, en liaison avec les directions compétentes, et représente le ministre devant les juridictions compétentes. Sous réserve des instances de cassation et des questions prioritaires de constitutionnalité soumises à l’examen du Conseil d’Etat, elle ne traite pas le contentieux des décisions individuelles en matière de visa et d’accès à la nationalité française. Elle veille à la cohérence des décisions de protection fonctionnelle au sein du ministère et l’octroie aux agents de l’administration centrale, de la préfecture de police et des préfectures.
Elle assure la diffusion des connaissances juridiques et contribue au développement des compétences dans ce domaine.
La direction des libertés publiques et des affaires juridiques prépare et met en œuvre la législation relative aux libertés publiques et aux polices administratives. Elle est chargée du suivi des relations de l’État avec les représentants des cultes. »

III – Arrêté du 12 août 2013 portant organisation interne du secrétariat général du ministère de l’intérieur

Article 10 

[mots soulignés par l’auteur]

« La sous-direction des libertés publiques (une des composantes de la DLPAJ composante du SG) est chargée de préparer les textes relatifs aux libertés publiques et individuelles relevant de son champ de compétence, et d’en suivre l’application. Elle veille à la protection des données à caractère personnel. Elle est le correspondant de la commission nationale de l’informatique et des libertés pour l’ensemble de l’administration du ministère.
Elle analyse les questions relevant du droit pénal et de la procédure pénale, et propose les modifications qui apparaissent nécessaires. Elle suit l’application du droit pénal de la presse et de la protection du jeune public.
Elle est chargée de l’application et de l’évolution de la législation concernant la vie associative ; elle assure la tutelle sur les associations et fondations reconnues d’utilité publique.
Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ; elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Elle est chargée de préparer les textes législatifs et règlementaires relatifs aux titres d’identité et de voyage délivrés aux Français. Elle en suit l’application.
Elle prépare les décisions individuelles relevant de la compétence du ministre dans les activités ci-dessus énumérées. »

« La sous-direction des libertés publiques comprend :
― le bureau de la liberté individuelle ;
― le bureau des questions pénales ;
― le bureau des associations et fondations ;
le bureau central des cultes ;
― le bureau des cultes du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ;
― le bureau de la nationalité, des titres d’identité et de voyage. »