Archives par étiquette : enseignement

« L’heure philo » France-Inter : laïcité (2de diffusion)

CK invitée à l’émission « L’heure philo » présentée et animée par Patricia Martin.

Enregistrée avec trois élèves de Terminale du Lycée Manouchian de Châtenay-Malabry accompagnés par leur professeur de philosophie Oumar Kanaan, et Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur de droit public à l’université de Paris-Nanterre.

L’émission est diffusée sur France-Inter le vendredi 5 décembre de 20h à 21h et le dimanche 7 décembre de 14h à 15h.
Elle sera disponible en podcast sur le site de l’émission.

« L’heure philo » France-Inter : laïcité (1re diffusion)

CK invitée à l’émission « L’heure philo » présentée et animée par Patricia Martin.

Enregistrée avec trois élèves de Terminale du Lycée Manouchian de Châtenay-Malabry accompagnés par leur professeur de philosophie Oumar Kanaan, et Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur de droit public à l’université de Paris-Nanterre.

L’émission est diffusée sur France-Inter le vendredi 5 décembre de 20h à 21h et le dimanche 7 décembre de 14h à 15h. Elle sera disponible en podcast sur le site de l’émission.

Guy Desbiens est mort

J’apprends avec tristesse par un collègue de philosophie le décès de Guy Desbiens, survenu le 8 juin. Professeur de philosophie au lycée Corot de Douai, Guy Desbiens a bien voulu me confier, depuis 2008, la publication de 18 articles pour Mezetulle, sur la défense de l’instruction, de l’école, de l’enseignement philosophique.

Après le décès d’Edith Fuchs et celui de Jean-Michel Muglioni, celui de Guy Desbiens affecte profondément Mezetulle et attriste les défenseurs de l’instruction publique.

J’adresse mes condoléances et ma sympathie à tous ses proches.

Articles en ligne signés par Guy Desbiens, en libre accès sur les deux sites Mezetulle
– site d’archives mezetulle.net (15 articles 2008-2014)
– site actuel mezetulle.fr (3 articles 2014-2019)

 

Liens pour condoléances, témoignages et soutien à sa famille :

Pourquoi l’école ne peut (malheureusement) plus être un lieu d’émancipation et d’éducation (par C. Bertiau)

Après avoir lu l’article de Jean Leclercq sur l’enseignement1 dont il partage en grande partie les analyses, Christophe Bertiau2 présente une vision dissonante et quelque peu décourageante s’agissant d’une action proprement politique qui, selon lui, entretient l’illusion d’une refondation humaniste de l’institution scolaire. Si, dit-il, « les savoirs passent à la trappe », si la perspective humaniste a quitté l’école, si les activités extra-scolaires et l’idéologie modulaire des « compétences » l’envahissent, c’est que les réformateurs sont les agents de forces puissantes qui font de l’école un appendice du marché du travail. Et puisque « dans une société de marché le politique est subordonné à l’économie », il est vain d’espérer une autre politique scolaire.
Au-delà de ses constats et de ses analyses extrêmement bienvenus dans la ligne éditoriale de Mezetulle, l’article pose la question classique de l’exclusivité causale de ce que naguère on appelait l’infrastructure économique. Ce faisant, il ouvre un débat s’agissant de l’école pensée comme institution censée dépasser, par son universalisme et son humanisme liés aux savoirs, ce moment causal mécanique.

Dans un article publié récemment sur ce site3, Jean Leclercq, professeur à l’Université catholique de Louvain, donnait à lire un beau plaidoyer pour une école axée sur les savoirs et l’esprit critique, « mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses ». Je partage, dans les grandes lignes, cet idéal éducatif, peut-être parce que l’école m’a permis, à moi aussi, de connaître une certaine élévation sociale, encore que mon parcours de chercheur ait été interrompu avant que j’aie pu me faire une place durable à l’université.

Si j’éprouve cependant le besoin d’apporter un complément à l’analyse de Jean Leclercq, c’est qu’autant mon activité théorique de chercheur en lettres (consacrée en partie à des questions d’histoire de l’enseignement) que mon activité pratique de professeur de français dans l’enseignement secondaire (en Belgique) ont achevé de me persuader que si l’école est aujourd’hui ce qu’elle est, ce n’est pas parce qu’on n’a pas encore proclamé suffisamment fort nos idéaux éducatifs, mais bien parce que des forces plus profondes et infiniment plus puissantes sont à la manœuvre pour faire de l’école un simple appendice au marché du travail.

Le projet humaniste

On sait le rôle qu’ont joué pour l’école européenne les humanistes qui, désireux de perfectionner le genre humain en s’inspirant de l’Antiquité classique (sans tourner le dos à la religion chrétienne), entendaient présenter aux élèves des modèles de vertu qu’il convenait d’imiter. Les principes humanistes s’implantèrent peu à peu dans les écoles et cohabitèrent un temps avec la pédagogie traditionnelle, avant de s’imposer à large échelle.

On aurait tort de penser que l’école humaniste n’a entretenu aucun rapport avec la préparation à un métier. En inculquant aux élèves une maîtrise approfondie du latin, elle leur permettait d’accéder à des professions dont l’exercice exigeait ce savoir fondamental. Le latin était, de fait, la langue de prédilection de l’Église catholique (jusqu’au concile Vatican II) et des savants, et servait à l’administration des États et à la diplomatie. Certaines professions, qui puisaient une bonne partie de leur savoir dans des textes latins – pensons aux médecins ou aux juristes –, requéraient par ailleurs une certaine familiarité avec la langue de Cicéron. Il n’empêche qu’en formant les élites par le recours aux textes antiques, les établissements scolaires visaient aussi à une éducation « complète » : le latiniste devait se distinguer de la masse par ses vertus humaines autant que par son savoir. Et c’est ainsi que l’école, longtemps, a pu constituer une sorte d’« abri », qui pouvait prétendre à une formation « humaine » par-delà même la préparation à un métier, et ce d’autant plus qu’avec le temps, l’utilité professionnelle du latin allait s’estomper4.

L’école aujourd’hui

Contrairement à ce que l’usage prolongé du mot « humanités » pour désigner l’enseignement secondaire pourrait faire croire, on peine aujourd’hui à trouver des traces du passé humaniste de l’école5. Si le latin et le grec, qui ont incarné historiquement l’idéal éducatif humaniste, n’ont pas complètement disparu des cursus, ils ont perdu une bonne partie de leur substance, outre une diminution évidente des heures qui leur sont consacrées. Les heures libérées par le recul des langues anciennes ont profité, pour la plupart, à des matières plus clairement « professionnalisantes » telles que les langues modernes, les sciences ou les mathématiques6. L’évolution du cours de français, qui peut, conformément à sa nature, aisément être conçu autant dans une visée humaniste que dans une visée professionnalisante, éclaire de manière frappante la volonté des réformateurs de faire de l’école une simple machine à fournir de la main-d’œuvre au marché du travail.

Je dispenserai mes lecteurs de l’habituel réquisitoire contre les « compétences », car celles-ci, modernité oblige, sont déjà le fait d’un autre temps. En Belgique francophone, d’où je viens, l’heure est aux « UAA », ou « unités d’acquis d’apprentissage ». Le message est clair : l’élève doit développer des apprentissages lui permettant de cocher des cases donnant accès au monde de l’emploi7. Les UAA du cours de français sont les suivantes :

  • UAA 0 : Justifier une réponse, expliciter une procédure
  • UAA 1 : Rechercher / collecter l’information et en garder des traces
  • UAA 2 : Réduire, résumer, comparer et synthétiser
  • UAA 3 : Défendre une opinion par écrit
  • UAA 4 : Défendre oralement une opinion et négocier
  • UAA 5 : S’inscrire dans une œuvre culturelle
  • UAA 6 : Relater des expériences culturelles

À chacune de ces UAA correspondent des tâches prescrites par les programmes. Il vaut la peine de se pencher sur les tâches prescrites pour les quatre dernières années du secondaire pour les UAA 5 et 6, sans quoi on pourrait se méprendre. À l’UAA 5 correspondent trois tâches : amplifier (« combler une ellipse, développer un élément simplement évoqué, poursuivre une œuvre narrative ou poétique, élargir le champ d’une image »), recomposer (« créer une nouvelle œuvre par déplacement ou suppression d’éléments d’une ou plusieurs œuvres sources ») et transposer (« une œuvre culturelle […] en conservant le même langage […] ou en en changeant »). Quant à l’UAA 6, elle exige des récits d’expériences culturelles, dont certaines seront regroupées dans un dossier.

Trois fondamentaux du cours de français sont ainsi totalement négligés dans ce programme.

  • La maîtrise active de la langue est le premier d’entre eux. Dans la mesure où seules sont évaluées des productions libres, qui excluent d’emblée toute tâche simple du type « Conjuguez les infinitifs suivants au passé simple », il n’est pas possible, la plupart du temps, d’évaluer sérieusement la maîtrise par l’élève de tel ou tel point de grammaire ou d’orthographe. Le résultat, bien sûr, c’est qu’au terme de leur parcours, les élèves auront une maîtrise bien faible de leur propre langue, faiblesse dont ils subiront encore les conséquences durant leurs études supérieures. Car on sait bien que la maîtrise de la langue n’est pas un outil accessoire mais qu’un certain niveau est requis si l’on veut pouvoir exprimer une pensée de façon subtile.
  • La compréhension à la lecture ne s’en sort pas beaucoup mieux. Il est presque impossible, avec ce programme, d’effectuer une lecture ou analyse approfondie (sinon de manière exceptionnelle) des textes importants de notre patrimoine. Au terme de leurs études, les élèves peinent ainsi souvent à comprendre des textes dont la complexité est toutefois assez modérée. La littérature et la philosophie sont réduites au rang de simples prétextes pour l’accomplissement des tâches-compétences évaluées. Autant dire que le niveau ne peut pas être très élevé.
  • Enfin, les savoirs passent globalement à la trappe. Là aussi, de façon ponctuelle, il est possible de conditionner la réussite de telle ou telle tâche à la maîtrise d’une certaine quantité (fort limitée) de savoirs. Mais puisque le savoir n’est jamais une fin en soi, il est condamné à la marginalité. Le caractère de prétexte des contenus de l’apprentissage a pour conséquence que le cours de français se transforme, chez beaucoup d’enseignants, en un instrument de propagande politique. Les femmes « invisibilisées », l’engagement politique, la désobéissance civile, la lutte contre toutes les formes d’oppression ou de discrimination, contre le réchauffement climatique ou encore contre « l’extrême droite » (entendue dans une acception très large), deviennent des thèmes d’apprentissage courants8.

La logique de ces « omissions » ne peut laisser planer aucun doute : un niveau élevé de maîtrise active de sa langue maternelle, une compréhension fine de celle-ci et l’insertion par le savoir dans une culture commune n’ont pas vocation à combler les demandes des employeurs, qui réclament davantage des travailleurs qui sachent faire un bon pitch, jeter de la poudre aux yeux des clients, communiquer par courriel, rédiger un procès-verbal de réunion ou faire preuve de créativité dans un cadre prédéfini. L’objectif du cours de français ne peut être en aucun cas de former des citoyens cultivés et critiques capables d’apprécier les grandes réalisations de la culture dont ils sont issus, mais de préparer au mieux l’entrée des futurs adultes sur le marché du travail.

Ce pitoyable objectif éducatif se traduit encore de différentes manières dans la pratique quotidienne des écoles. Les directeurs portent souvent beaucoup plus d’attention aux activités extrascolaires – décisives dans la guerre d’images que se livrent les écoles sur les réseaux sociaux afin d’attirer les futures inscriptions – qu’à la question des apprentissages. Le nom même de « directeur », d’ailleurs, est usurpé : le directeur d’école ne peut plus être qu’un manager, chargé de la bonne gestion d’une institution qu’on lui a confiée le temps d’un mandat pour accomplir des objectifs fixés par en haut. Dans le cadre de « plans de pilotage », les écoles doivent se fixer des objectifs chiffrés pourvus d’indicateurs clairs pour optimiser leurs performances (le chiffre étant censé rendre compte parfaitement de la réalité, alors qu’on sait par exemple qu’une réussite d’élève peut être due, non à la qualité du travail fournie, mais au laxisme de l’institution, en quête de bons résultats). Les professeurs sont de plus en plus souvent tenus d’utiliser du matériel numérique performant, et l’on va jusqu’à les obliger à intégrer dans leurs cours le numérique comme outil d’apprentissage pour les élèves eux-mêmes, si besoin avec l’appui d’un « technopédagogue » qui, sous prétexte de conseiller les enseignants, ne fera que contrôler leur conformité à l’ordre « technopédagogique » de la société du capitalisme total. De plus en plus aussi, les enseignants d’une même branche se voient contraints de proposer à leurs élèves le même cours, ou presque, afin de se protéger contre les plaintes des élèves et les traditionnels « recours » de fin d’année – ce qui conduit généralement à une sorte de médiocrité consensuelle des apprentissages. Etc. Bref, loin d’être un « abri », l’école a peu ou prou achevé sa transformation néolibérale d’ouverture au marché.

L’école du Marché

Jean Leclercq semble faire grand cas de notre démocratie9. L’énoncé du « rôle principiel et archétypique » qu’il croit « nécessaire de redonner à l’École » pourrait peut-être, qui sait, accomplir son retour à la faveur d’une prise de conscience de nos dirigeants. C’est ne pas voir que les démocraties modernes, loin d’être « autonome[s] et auto-constituée[s], indépendante[s] et libre[s] », ont pour condition première, non négociable, la bonne gestion du système de production marchande. C’est à peu près ce qu’affirmait Karl Polanyi dans ce passage célèbre de La Grande Transformation :

« La maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. »10

Dans une société de marché, l’école n’est qu’un rouage d’un mécanisme global. Elle délivre des diplômes attestant la capacité de l’élève à entrer sur le marché du travail avec une certaine qualification, qui implique un barème salarial, ou à poursuivre ses études pour pouvoir prétendre à un barème salarial plus élevé. C’est là sa fonction première. Dans ce cadre, vouloir que l’école retrouve son rôle d’« abri » est tout aussi illusoire que d’attendre de François Hollande qu’il égratigne la finance.

La laïcité à l’école

De cette prémisse, il suit nécessairement que les pressions sociales, idéologiques ou religieuses exercées sur l’école seront moindres que les pressions économiques.

Sur le principe, Jean Leclercq a raison de s’indigner de la présence, en Belgique francophone11, d’un important réseau d’écoles organisé par le « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC), qui a fait du christianisme une « source d’inspiration », et auquel il n’est pas si aisé d’échapper en raison de la réputation de ses écoles et du nombre de places limité dans les établissements non confessionnels. Dans la pratique, cependant, l’emprise catholique pèse bien peu en regard des considérations économiques. S’il est bien un domaine auquel s’applique parfaitement l’expression de « catholicisme zombie », forgée par Emmanuel Todd, c’est celui de l’enseignement belge, où l’on se contente peu ou prou de produire les signes du catholicisme sans y adjoindre les choses. Les différents programmes de cours ne contiennent aucune trace de prescriptions religieuses, et le cours de religion catholique lui-même (présent également sous une forme optionnelle dans le réseau organisé par les pouvoirs publics) s’est adapté à l’évolution du public de façon à respecter les convictions des élèves, dont l’écrasante majorité est vraisemblablement composée d’athées et de musulmans. L’athéisme de nombreux professeurs de religion, soucieux de compléter leurs horaires de quelque façon que ce soit, est du reste un secret de Polichinelle. Au fond, on peut raisonnablement penser que cette persistance superficielle du catholicisme, qui a des racines historiques profondes en Belgique, s’explique avant tout par l’absence de volonté des gouvernements successifs de se lancer dans une pénible bataille contre une institution qui n’est de toute façon plus ce qu’elle prétend être et dont l’existence permet de réaliser, au passage, quelques économies budgétaires12.

La question du port de signes religieux par les élèves se pose différemment. L’interdiction de ces signes dans le cadre scolaire n’est pas incompatible avec le bon fonctionnement d’une société de marché ; le développement propre du capitalisme libéral rend toutefois compliquée sa mise en application.

Dans l’abstraction du travail capitaliste, l’individu n’est qu’une force de travail dotée de compétences utiles au poste qu’elle occupe. C’est cette donnée fondamentale qui rend possibles les flux migratoires intenses caractéristiques des sociétés modernes. Or dans la concrétude de la vie, l’homme est un être de culture. L’occultation de la dimension concrète de l’existence par le marché du travail ne dure qu’un temps, et la cohabitation sur un même territoire d’individus issus de cultures parfois très différentes a un prix, tant pour les autochtones que pour les allochtones.

Pour les autochtones, le prix à payer est généralement un étiolement des fondements institutionnels de leur propre culture, confrontée à des revendications culturelles concurrentes. En tant qu’elle est un dispositif essentiel de la transmission culturelle, l’école cristallise tout particulièrement les tensions et se voit d’autant plus mise sous pression pour se concentrer sur sa mission première : préparer au marché du travail, au détriment des autres apprentissages.

Les allochtones, quant à eux, font face à une sorte de conflit de loyauté culturelle. Ils peuvent tenter de se bricoler une sorte de métaculture à partir de la culture d’origine et de la culture d’accueil, renier partiellement leur culture d’origine ou entrer en conflit avec la culture d’accueil. Si l’intégration est souhaitable pour tous, en tout cas, elle n’a rien d’évident et peut s’apparenter à un renoncement pour les premiers concernés.

On peut penser qu’en matière religieuse, la laïcité est la solution idéale, neutre et universelle, au problème posé par la multiculturalité. Or elle est elle-même un artéfact culturel, le produit d’une histoire, le résultat d’une lutte et, à ce titre, elle n’est pas forcément du goût de tous, en particulier de ceux qui placent la dimension religieuse au-dessus de toute autre considération. D’où ce paradoxe : plus l’application de la laïcité devient souhaitable, plus elle est mise en difficulté. La société de marché est une société « à la carte » dans laquelle l’individu est pourvu de droits abstraits qui l’engagent fort peu vis-à-vis de ses semblables.

***

Si, donc, le rôle de l’école ne peut être pensé indépendamment du principe organisateur de la société qui la prend en charge, alors les appels au changement demeureront lettre morte aussi longtemps qu’ils ignoreront les déterminations économiques de la reproduction sociale. Dans une société de marché, le politique est subordonné à l’économie, et non l’inverse. On commet une erreur logique en attendant des dirigeants d’un État capitaliste qu’ils opèrent un découplage de l’école par rapport aux demandes du marché. « There is no alternative », pourrait-on dire ici ; à moins, bien sûr, que l’on risque un coup d’œil prolongé derrière le rideau de l’économie de marché, dont les lois d’airain tiennent pour fort peu de chose l’humanité de l’homme13.

Notes

1 – Voir référence note 3.

2 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il a été enseignant en Belgique.

4 – Pour un aperçu général de l’histoire tardive de la langue latine, notamment à l’école, on peut consulter Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe‑XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

5 – Qui souhaiterait davantage d’informations sur le processus historique ayant mené à cet état de fait pourra se rapporter à mon article « Le latin, une matière “bourgeoise” ? Sur le déclin du latin dans l’enseignement à l’époque contemporaine », dans Christophe Bertiau et Dirk Sacré (dir.), Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations, Bruxelles / Rome, Brepols (« Institut historique belge de Rome. Études », 7), 2019, pp. 11‑34.

6 – On peut, bien entendu, imaginer un investissement « humaniste » de ces matières, mais force est de constater que le quotidien scolaire, défini en grande partie par des programmes conçus en amont, y consacre fort peu de place.

7 – Et nous n’avons encore rien vu : l’avenir nous réserve un apprentissage « modulaire », c’est-à-dire que l’élève devra valider des « modules » d’apprentissage (davantage morcelés) correspondant à des compétences recherchées par les employeurs. C’est du moins ce qu’a laissé entendre en fin d’année le directeur de la dernière école par laquelle je suis passé, sans doute afin de préparer lentement les esprits à cette nécessaire évolution d’un système archaïque, décidément incapable de satisfaire aux augustes attentes des employeurs.

8 – On attendait de moi, l’an dernier, que je donne un cours (de français !) sur le génocide au Rwanda et sur celui des Ouïghours. Comme j’ai eu le malheur de refuser cette injonction idiote, une cabale s’est ourdie derrière mon dos visant d’une part à me discréditer auprès de mes propres élèves, d’autre part à me faire quitter l’école, comme j’ai fini par l’apprendre.

9 – Outre qu’il pense pouvoir changer les choses par son plaidoyer, il a aussi des mots fort élogieux sur « la constitution politique du régime démocratique », dont on peut penser qu’il n’y voit pas tant un idéal encore à faire advenir que le système politique dans lequel nous vivons : « […] il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. »

10 – Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, p. 88.

11 – La Belgique n’est pas tenue à la laïcité mais à la « neutralité », principe qui se traduit notamment par l’organisation de cours de religion (de confessions variées) autorisés par l’État.

12 – En Belgique francophone, les subventions de fonctionnement sont moins élevées de 50% par élève pour le réseau libre que pour les écoles « officielles » de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

13 – Sur le plan économique, cette thèse est défendue avec beaucoup de cohérence par les auteurs allemands de la « critique de la valeur » (Wertkritik), et singulièrement dans l’ouvrage d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle, La Grande Dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, [nouvelle éd.], trad. de l’allemand par P. Braun et V. Roulet, Albi, Crise & Critique, 2024.

Jean-Michel Muglioni est mort

J’ai appris ce matin par Christiane son épouse la mort soudaine de Jean-Michel Muglioni, qui m’attriste et m’affecte profondément. Mes pensées vont d’abord vers Christiane, vers Marianne et Mathieu leurs enfants. Mezetulle rendra honneur à sa mémoire comme il convient, au-delà des quelques éléments qui suivent et que je rassemble maintenant à la hâte, bien maladroitement.

Jean-Michel a été un grand professeur de philosophie, notamment en classe de khâgne. Sa présence à la fois audacieuse et modeste, sa pensée ferme et généreuse, son gai savoir stimulaient les élèves en les instruisant et en les menant au sommet de ce qu’ils pouvaient atteindre. Il fut un maître, un magister : celui dont l’enseignement, la réflexion, le rapport à la pensée et l’exemple ont pour finalité et pour effet de rendre les élèves capables de se passer de maître.

Docteur d’État (1991 « Progrès et finalité chez Kant : la philosophie kantienne réponse à la question: qu’est-ce que l’homme? »), intervenant régulier à l’Université conventionnelle, on lui doit des traductions et des éditions commentées de textes classiques de Kant (L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas, 1988 ; Théorie et pratique, Hatier, 1990 ; Qu’est-ce que les Lumières?, Hatier, 2007 et 2015). Il est l’auteur de  La philosophie de l’histoire de Kant (Hermann, 2e éd. 2011, 1re éd. PUF 1993), Apprendre à philosopher avec Kant (Ellipses, 2014) et Repères philosophiques (Ellipses, 2010) .

Les lecteurs de Mezetulle le connaissent aussi comme une pièce maîtresse du site. Il lui a donné une grande partie, essentielle, de sa cohérence éditoriale et pour tout dire de sa constitution. Plus d’une centaine de textes y sont signés de sa main. On peut les lire et les relire, sur le présent site (depuis 2014)  https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ et sur le site d’archives (2007-2014) http://www.mezetulle.net/article-16750257.html#Muglioni

Il y a un mois Jean-Michel intervenait lors d’un colloque d’hommage à Bernard Bourgeois – c’est ce vif souvenir, un propos alerte et émouvant, que j’emporte de lui. Et au-delà, quarante ans d’engagements communs, de discussions et d’amitié sont présents à mon esprit.

[Edit 5 mai]. J’invite à lire les commentaires ci-dessous. À vous, proches, amis, collègues, anciens élèves, professeur de flûte, lecteurs, pour vos témoignages, pour votre émotion reconnaissante, merci. Vos textes montrent, comme le dit Mathieu Gibier dans son commentaire du 5 mai, que
« [Jean-Michel Muglioni] a lancé dans le monde une communauté d’instituteurs, de professeurs, d’hommes de bonne volonté, qui se doivent maintenant d’être à la hauteur de son exemple. »

[Edit 20 mai. « Jean-Michel Muglioni : le courage de penser« . In memoriam par CK

L’urgence de transmettre… des contresens ?

Critique des écrits de François-Xavier Bellamy sur l’école

Il y a bien longtemps que Mezetulle s’indigne devant une politique scolaire qui tient pour suspecte la transmission des savoirs et qui ne cesse de livrer l’école à son extérieur. De nombreux ouvrages et travaux se succèdent depuis une quarantaine d’années, annonçant et analysant l’effondrement scolaire que l’on constate1. On serait tenté d’y joindre des écrits de François-Xavier Bellamy – notamment Les Déshérités et Éduquer avec Rousseau. Or Benjamin Straehli montre que le problème est que F.-X. Bellamy y recourt avec une grande désinvolture à une généalogie absurde, attribuant les maux actuels de l’école directement à Descartes, Rousseau et Bourdieu ; il reprend ainsi (ou même forge) des clichés fondés sur ce qui ne mérite même pas le nom de lecture.
Même si certains lecteurs feront observer un décalage entre les deux premières références et la troisième, même si je ne souscris pas à l’intégralité de ce qui suit, il n’en reste pas moins qu’un auteur reconnu mérite d’être lu et médité, et qu’on ne peut pas réclamer à grand bruit un renouveau de la transmission des savoirs en malmenant des textes qu’il s’agirait d’étudier, et non de juger sommairement sur la foi de quelques idées reçues pour embrigader leurs auteurs dans des troupes ennemies. Ce faisant, F.-X. Bellamy discrédite la thèse même qu’il prétend soutenir.

Descartes, Rousseau et Bourdieu rejettent l’instruction : vraiment ?

Dans un essai publié en 20142, François-Xavier Bellamy a soutenu au sujet de l’école un ensemble de thèses, que l’on peut distinguer de la manière suivante. La première est que l’Éducation nationale est imprégnée d’une idéologie qui condamne la transmission du savoir. La deuxième est que c’est justement à l’influence de cette idéologie que sont dus les déboires de l’école. Ces deux premières propositions ont bien sûr été soutenues dans de nombreuses publications avant celles de M. Bellamy3. C’est la troisième qui fait son originalité : il affirme que cette idéologie néfaste trouverait son origine dans les écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu. Il s’est vu décerner pour cela, en 2015, le prix Henri-Malherbe de l’Association des écrivains combattants, et le prix d’Aumale de l’Institut de France. Dans une conférence à destination des parlementaires, organisée par le réseau SOS Éducation et prononcée le 20 mai 2015, il réitérait ce propos, mais en affirmant cette fois que c’était de Rousseau que cette idéologie à la mode se rapprochait le plus4. Selon la conception dénoncée par M. Bellamy, l’école ne devrait rien transmettre à l’enfant, mais le laisser construire son savoir tout seul. Contre une telle idée, les deux ouvrages de notre auteur invitent à valoriser la transmission de la haute culture, des grands classiques, et de la science.

On pourrait tout à fait approuver cet appel à la transmission, et le saluer d’autant plus que M. Bellamy reconnaît la présence, dans son propre camp politique, d’un travers auquel cela le conduit à s’opposer : celui de vouloir réduire l’instruction à l’acquisition de compétences professionnelles, immédiatement exploitables par un employeur5. Il n’y aurait certes pas à se plaindre que cette idée, répandue à droite, se trouve combattue au sein même de la droite ; et, pourrait-on ajouter, il serait également souhaitable que ce combat soit mené au sein de la gauche, qui se laisse tout aussi bien séduire par cette conception étroite de l’instruction. Ce qu’il est, en revanche, impossible d’approuver, c’est la généalogie absurde que l’auteur propose en prétendant que le rejet de l’instruction trouverait son origine chez Descartes, Rousseau et Bourdieu.

Le sens même de cette thèse n’est pas absolument clair. Il serait difficile de croire que la politique scolaire puisse s’expliquer avant tout par l’influence de deux philosophes et d’un sociologue. Aussi, dans bien des passages, M. Bellamy semble-t-il simplement vouloir dire que la pratique effectivement adoptée dans l’Éducation nationale serait conforme aux recommandations que l’on pourrait tirer de leurs ouvrages, tout en laissant en suspens la question de savoir s’il y aurait là un lien de cause à effet. Toutefois, il arrive que ce lien causal soit bel et bien affirmé, notamment en ce qui concerne Bourdieu, dont M. Bellamy constate qu’il est une référence importante pour de nombreux cadres de l’Éducation nationale, ce qui l’amène à dire que « l’œuvre de Bourdieu […] a produit exactement l’école qu’elle voulait condamner6 », c’est-à-dire une école qui renforce les inégalités sociales. Mais qu’il présente ou non ses trois cibles comme la cause des maux de l’école, M. Bellamy soutient toujours que la politique qu’il critique serait conforme à leurs vœux. Il n’envisage jamais, par exemple, que ceux qui se réclament de Bourdieu aient pu mal comprendre ses thèses.

Résumons donc la thèse soutenue dans Les Déshérités : Descartes, Rousseau et Bourdieu condamnent la transmission de la culture ; l’Éducation nationale s’est collectivement ralliée à cette condamnation ; c’est ce qui explique la crise actuelle de l’école. C’est la première de ces trois propositions qui sera ici examinée en détail ; la critique des deux autres exigerait une enquête sociologique que je ne saurais mener. Mais il faut remarquer que M. Bellamy lui-même se dispense entièrement d’une telle enquête ; pour établir le renoncement collectif à la transmission, il se contente de quelques anecdotes personnelles, déclarant que ses formateurs à l’IUFM l’invitaient à ne pas se considérer comme détenteur d’un savoir à transmettre7, et qu’une de ses amies, enseignant à l’école primaire, s’est entendu conseiller par une directrice de ne pas parler d’histoire à ses élèves s’ils ne s’y intéressent pas8. Il ne semble pas se demander si on tenait vraiment le même discours dans tous les IUFM, et si ce discours avait réellement beaucoup d’influence sur la pratique des professeurs. On pourrait assurément donner d’autres exemples des propos que dénonce M. Bellamy ; il ne s’agit pas d’en nier l’existence. Mais cette hostilité envers la transmission du savoir n’a jamais été unanime au sein de l’Éducation nationale, et il n’est donc pas certain du tout qu’il y ait eu un véritable renoncement collectif à l’instruction, ni que cette hostilité soit la cause principale des maux de l’école. En tout cas, les faits sur lesquels s’appuie l’auteur sont très insuffisants pour étayer un tel diagnostic.

Le présent article s’attache à établir que le commentaire que fait M. Bellamy des écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu, n’est qu’une succession de contresens, si grossiers, pour certains d’entre eux, qu’on se demande comment ils ont pu être commis. On pourra se demander s’il vaut vraiment la peine de consacrer plusieurs pages à cela ; il me semble que oui, d’abord en raison du retentissement que les prix littéraires qu’il a obtenus ont donné à ses affirmations, et d’autre part, ses titres de normalien et d’agrégé de philosophie peuvent faire croire à un public non averti qu’il serait une source fiable au sujet des auteurs qu’il cite.

La défense de l’école et de la transmission culturelle méritant de meilleurs arguments que les siens, j’espère que cette réfutation du propos de M. Bellamy sera également une invitation à réfléchir plus sérieusement aux problèmes soulevés par Descartes et Rousseau concernant la nature du savoir, sa valeur et son acquisition ; ainsi qu’à ceux que Bourdieu et Passeron ont soulignés concernant l’institution scolaire.

Descartes, malin génie de l’école

Selon M. Bellamy, Descartes serait le précurseur d’un vaste mouvement de destruction des écoles.

Cette affirmation s’appuie au fond sur trois arguments, que l’on distinguera ici par commodité, même s’ils ne sont pas tout à fait séparables en réalité. Tout d’abord, on sait que dans le Discours de la méthode, Descartes critique sévèrement l’instruction qui lui a été donnée, estimant qu’on lui a surtout transmis des opinions incertaines, ainsi qu’un art de parler de ce qu’on ignore. Il n’en fallait pas plus à M. Bellamy pour conclure que selon Descartes, toute transmission par le biais de l’école serait condamnable, car « l’essence même » de l’école serait la confusion9. Le deuxième argument est un commentaire de la méthode du doute, où M. Bellamy voit une folle volonté de rejeter tout savoir transmis, pour n’admettre que celui que l’individu aura su produire par lui-même10. Le troisième argument consiste à identifier la même volonté à l’œuvre dans les passages où Descartes explique son choix de ne rendre publics que certains des résultats mathématiques que sa méthode lui a permis d’obtenir, estimant qu’il sera plus profitable à ses lecteurs de chercher eux-mêmes le reste, pour s’approprier la méthode. Là encore, M. Bellamy interprète ce choix comme un refus de toute transmission, et de tout savoir que l’on n’aurait pas constitué soi-même11.

Concernant le premier argument, il est assez clair que la critique de l’école développée par Descartes porte sur le contenu de ce qu’on lui a transmis au collège, non sur le fait même de la transmission : c’est parce que Descartes s’oppose à la philosophie scolastique qu’il prend ses distances avec l’enseignement qu’il a reçu, non parce que tout enseignement lui semblerait mauvais par principe. Si l’interprétation de M. Bellamy était exacte, on ne comprendrait pas pourquoi l’ancien élève des Jésuites s’est donné la peine d’écrire les Principes de la philosophie, ouvrage qu’il destinait… à servir de manuel12.

Le deuxième argument méconnaît, quant à lui, la fonction de la méthode du doute. Il ne s’agit pas pour Descartes de rejeter définitivement ce qui vient d’autrui, mais de trouver les fondements métaphysiques de la connaissance, permettant d’édifier la science sur une base certaine. Une fois ce fondement trouvé, il n’y a évidemment pas à refuser toute information venant de l’extérieur ; Descartes disait, par exemple, avoir besoin du secours d’autrui pour réaliser des expériences coûteuses : il n’appelait pas chaque lecteur à les faire lui-même ; s’il avait pu effectuer toutes les expériences qu’il désirait, il aurait bien sûr souhaité que d’autres puissent s’appuyer sur les résultats qu’il aurait obtenus13.

Le troisième argument n’est pas plus solide. Descartes dresse le constat, assez banal, qu’il est plus profitable pour l’esprit de prendre l’habitude de chercher la vérité, que de la recevoir systématiquement de quelqu’un d’autre. Pour cette raison, il s’efforce de trouver une juste mesure entre les résultats qu’il révèle aux lecteurs, et ceux qu’il les laisse découvrir eux-mêmes. L’interprétation de M. Bellamy revient à attribuer à l’auteur une étrange contradiction : en effet, si Descartes avait réellement pensé qu’il ne fallait rien savoir d’autre que ce que l’on a trouvé soi-même, il n’aurait rien publié du tout. La présence, dans ses livres, d’un grand nombre de ses découvertes et théories, prouve suffisamment qu’il souhaitait bel et bien aux hommes de se voir transmettre les vérités mises au jour par un autre.

La société naît bonne, c’est Rousseau qui la rend méchante

Si M. Bellamy voit dans les textes de Descartes les premiers coups portés à l’exigence de transmettre, c’est Rousseau qu’il considère comme le plus grand ennemi de cette dernière. En voulant que la nature de l’enfant se déploie librement sans être contrainte par un programme d’études imposé, en dénonçant les livres comme un encouragement au pédantisme, en s’attachant à ce que l’enfant n’apprenne rien qu’il n’ait trouvé par lui-même, en s’efforçant de le maintenir au plus près d’un état de « bon sauvage », Rousseau se ferait le fossoyeur de toute culture, et c’est son influence qui se ferait sentir le plus dans les réformes de l’école jusqu’en 2016 du moins14.

Remarquons tout d’abord que dans son commentaire sur les thèses rousseauistes concernant l’éducation, M. Bellamy ne tient compte que de l’Émile ; il ne cite pas plus les longs passages qui sont consacrés à cette question dans la Nouvelle Héloïse, que les lignes évoquant l’organisation possible des collèges dans les considérations sur le gouvernement de Pologne. Se pencher sur ces textes lui aurait peut-être permis de mieux saisir le sens exact de l’éducation d’Émile, en la comparant avec ce que préconise l’auteur pour des enfants placés dans une situation plus ordinaire. Mais rien n’est moins certain, quand on voit à quel point il s’autorise à faire dire à Rousseau le contraire de ce que celui-ci écrit dans l’Émile même.

Pour le mettre en évidence, rappelons le problème et la démarche de cet ouvrage. Rousseau se demande comment il serait possible d’éduquer un enfant, de telle sorte que le rythme naturel de son développement intellectuel et moral soit entièrement respecté et qu’il ne perde rien des qualités innées de l’être humain, notamment l’amour de la liberté, tout en faisant de lui un homme apte à vivre, en bon citoyen, dans la société européenne du XVIIIe siècle, que le philosophe juge particulièrement corrompue et éloignée de la nature. Pour cela, l’auteur s’imagine précepteur d’un enfant qu’il élèverait de sa naissance jusqu’à son mariage, et dont il façonne l’environnement au fur et à mesure, pour lui faire faire les expériences qu’il juge les plus profitables et les plus adaptées à son âge. C’est là une sorte d’expérience de pensée, particulièrement longue et complexe. Il est clair qu’elle le serait plus encore si le précepteur devait coordonner son action avec celle de parents de l’enfant ; aussi Rousseau décide-t-il que son élève imaginaire n’a pas de famille ou s’en trouve éloigné, et que le précepteur a les mains entièrement libres pour l’éduquer à son idée.

Mais M. Bellamy ne saurait se satisfaire d’une telle interprétation, consistant à dire qu’Émile n’a pas de famille, pour que son cas, tout théorique, soit plus simple et plus facile à traiter. Voici ce qu’il en écrit :

« Ce qui compte, quoi qu’il en soit, c’est d’enlever l’enfant loin de sa famille ; Émile sera installé à la campagne, loin de la société des hommes, loin de toute influence des adultes. En se mettant à la place du précepteur, Rousseau écrit : “L’enfant doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi.” Nous retrouvons ici, de façon très transparente, cette déclaration de l’un de nos précédents ministres de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, qui avait affirmé, à la tribune de l’Assemblée nationale : “Il faut arracher l’enfant au déterminisme familial.”

En effet le parent est sans doute celui qui est le plus coupable de se placer vis-à-vis de l’enfant dans une situation d’inégalité parce qu’à son père, à sa mère l’enfant doit déjà la vie. Il est donc placé vis-à-vis d’eux dans une situation d’infériorité nécessaire. Pour l’affranchir de tout ce que cette infériorité pourra produire de liens avec un héritage culturel déterminé et enfermant, il faut donc retirer l’enfant à cette aliénation que constitue la famille, et le placer dans une relation éducative dépourvue de ce particularisme15. »

Tout, dans ce passage, est proprement aberrant. N’importe qui, en lisant la phrase citée de Vincent Peillon, penserait que le ministre a voulu dire que les enfants des milieux défavorisés ne devaient pas être condamnés à l’échec scolaire et professionnel, et qu’il fait partie des missions de l’école de leur ouvrir des portes qui resteraient fermées pour eux s’ils ne devaient compter que sur l’éducation reçue au sein de la famille. Mais, à moins de vouloir réaliser la République de Platon, nul n’en conclurait qu’il faut arracher l’enfant à la famille elle-même.

Mais il est encore plus grotesque d’attribuer à Rousseau un tel projet. Avant de commenter l’Émile, M. Bellamy aurait bien fait d’en lire le début, où il est expressément dit que c’est aux parents d’éduquer les enfants : « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père16 », le passage se concluant par ce dialogue fictif : « Qui donc élèvera mon enfant ? Je te l’ai déjà dit, toi-même17. » Cela suffit à démontrer que l’absence des parents d’Émile est pour Rousseau une commodité dans la construction d’un cas théorique, non un programme à suivre dans la réalité. M. Bellamy élabore donc une interprétation qui entre en contradiction avec la lettre même de l’ouvrage qu’il cite ; puis, pour faire bonne mesure, il attribue la même signification absurde à une déclaration de Vincent Peillon qui voulait encore dire autre chose.

Voilà qui suffirait à juger de la pertinence de ses commentaires sur Rousseau ; mais il faut arriver à la fin du chapitre pour prendre la mesure du mal dont M. Bellamy juge Rousseau responsable. Il le conclut en citant un portrait d’Émile dans lequel il faut lire, à l’en croire, « les conséquences inassumées de notre conception de l’éducation18 ». Dans ce passage, Rousseau déclare que son élève ne connaît « nul des rapports moraux de l’homme à l’homme », et qu’il est « seul dans la société humaine ; il ne compte que sur lui seul. » Dans Les Déshérités, M. Bellamy semble avoir considéré que ces phrases étaient suffisamment effrayantes pour se passer de commentaire, le chapitre se terminant abruptement par la fin de la citation. Mais dans Éduquer avec Rousseau, il précise sa pensée, ajoutant une citation supplémentaire, où Rousseau qualifie Émile de « sauvage fait pour habiter dans les villes », ce qui permet à M. Bellamy de prétendre que c’est l’école s’inspirant de Rousseau qui produit aujourd’hui dans la jeunesse « une forme de sauvagerie », et d’en donner pour exemple ceux qui, en 2015, ont commis des attentats, après avoir fréquenté les salles de classe de la République19. Ce serait le refus de l’école de leur transmettre la culture, refus inspiré par Rousseau, qui en aurait fait des barbares.

Commençons par relever une erreur factuelle dans le propos de l’auteur. Celui-ci soutient que le portrait d’Émile qu’il cite le décrit « [à] la fin de toute cette éducation20 », quand il « a 18 ans21 ». En se reportant à la page même de l‘Émile où s’achève ce portrait, on se rend compte qu’en réalité, le garçon est seulement, à ce moment-là, « parvenu à sa quinzième année22 ». Ce point est d’une importance considérable : M. Bellamy fait passer pour le terme de l’éducation d’Émile, ce que Rousseau présente explicitement comme une étape à dépasser.

En ce qui concerne le fond, l’argumentation de M. Bellamy se réduit à un jeu sur le mot « sauvagerie ». Il est bien connu des spécialistes que Rousseau fait deux usages distincts du mot « sauvage ». Il peut, selon les habitudes de son temps, désigner ainsi les peuples qui ne bâtissent pas de villes, n’ont pas d’écriture ; c’est-à-dire ceux que l’anthropologie actuelle appelle les chasseurs-cueilleurs. Mais il se sert plus volontiers de ce terme pour qualifier l’homme tel qu’il serait à l’état de nature, c’est-à-dire antérieurement à tout contrat social, vivant absolument isolé de ses semblables, sans connaître l’amour-propre, l’orgueil, la comparaison avec les autres, ni la soif de reconnaissance. C’est bien sûr en ce sens qu’Émile est resté « sauvage » jusqu’à la puberté : grâce à la façon dont son précepteur l’a gouverné jusque-là, le souci du regard des autres lui est encore étranger. Les terroristes, tout au contraire, se sont radicalisés par les relations qu’ils ont entretenues avec d’autres fanatiques, et par la volonté d’être reconnus par ces derniers comme de vrais croyants. Leur violence n’a rien de « sauvage » au sens rousseauiste du mot.

Le commentaire de Rousseau par M. Bellamy se révèle donc, au bout du compte, plus saugrenu encore que celui qu’il fait de Descartes. Il nous reste encore à voir si sa critique de Bourdieu peut davantage résister à l’examen.

Bourdieu dominant l’école par sa violence symbolique

Le chapitre des Déshérités qui se penche sur Les Héritiers et La Reproduction, ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur le système scolaire, commence par une présentation assez correcte des thèses des deux auteurs. Ce n’est que petit à petit que des distorsions, d’abord légères, finissent par en donner une image entièrement trompeuse.

Au début, en effet, M. Bellamy rappelle fort bien que Bourdieu et Passeron reprochent à l’école de sélectionner les élèves en fonction de la maîtrise d’une culture qu’elle ne leur transmet pas vraiment, comptant implicitement sur le milieu familial pour les en imprégner. Ils soulignent que l’aisance qui résulte de cette imprégnation est faussement présentée comme un don naturel, ce qui permet de persuader les élèves issus de classes défavorisées que s’ils échouent à l’examen, c’est par une incapacité de nature.

Tout cela est rappelé à juste titre par M. Bellamy, qui n’avance aucune raison de juger faux ce diagnostic. Sa principale cible est la notion d’« arbitraire culturel », par laquelle Bourdieu et Passeron qualifient la culture valorisée à l’école. Il l’interprète comme le signe d’un complet relativisme des auteurs, et pense résumer leur propos en déclarant que puisque l’action pédagogique « consiste nécessairement à imposer un arbitraire culturel à l’enfant, elle ne peut être qu’une violence pure et simple23. »

Ce point appelle un commentaire détaillé. Il est exact que Bourdieu et Passeron qualifient de « violence symbolique » le fait qu’un pouvoir impose un « arbitraire culturel24 ». Mais il faut d’abord, pour le comprendre, se reporter à l’explication donnée, dans La Reproduction, de la notion même d’arbitraire :

« La sélection de significations qui définit objectivement la culture d’un groupe ou d’une classe comme système symbolique est arbitraire en tant que la structure et les fonctions de cette culture ne peuvent être déduites d’aucun principe universel, physique, biologique ou spirituel, n’étant unies par aucune espèce de relation interne à la “nature des choses” ou à une “nature humaine”25. »

Revenant sur des malentendus auxquels cette notion avait pu donner lieu, Bourdieu et Passeron soulignent qu’il ne faut pas confondre « arbitraire » et « gratuité26 ». Qu’il soit arbitraire d’attribuer plus de valeur à une production culturelle qu’à une autre, n’empêche pas qu’il puisse y avoir de bonnes raisons de le faire. Ce qui définit l’arbitraire au sens des deux auteurs, c’est que ces raisons ne relèvent pas de la nécessité naturelle. Ainsi, le fait social que l’institution scolaire attribue plus de valeur à un auteur qu’à un autre ne peut pas s’expliquer par la seule nécessité des choses ; il faut, pour l’expliquer, prendre en compte un certain rapport de force au sein de la société. Mais qu’un fait social soit le fruit d’un rapport de force, ce n’est pas une raison suffisante de le juger mauvais en soi.

Aussi Bourdieu et Passeron ne contestent-ils pas qu’il soit important de transmettre, par l’école, la culture savante. Bien au contraire, ils affirment eux-mêmes cette importance, déclarant que cela doit toujours rester une mission de l’école, dans un passage qui doit d’autant plus retenir notre attention qu’il vise à prévenir un contresens. En effet, cherchant à définir ce que pourrait être, à l’Université, une « pédagogie réellement rationnelle », les deux auteurs ont souligné que les études supérieures tirent leur prestige de l’avenir professionnel auquel elles préparent, et qu’il faudrait donc que les programmes et les méthodes d’enseignement soient conçus en fonction de cette finalité. M. Bellamy interprète cela comme une invitation à renoncer « à tout ce qui n’est pas strictement factuel, objectif, scientifique dans l’enseignement27 ». Mais ces mots « factuel, objectif, scientifique » sont absents du texte de Bourdieu et Passeron, et ces derniers insistent bien, dans la page citée plus haut, sur le fait qu’ils n’appellent pas à réduire l’enseignement supérieur au développement de compétences professionnelles spécialisées ; et ils rappellent en cette occasion que c’est bien à l’école de transmettre la culture savante aux enfants des classes populaires :

« D’autre part, il n’est pas dans notre intention de prôner un enseignement strictement spécialisé, ce qui reviendrait à sanctionner les inégalités culturelles puisque le milieu familial serait le seul véhicule de la culture savante. Les ambiguïtés de l’action scolaire sont d’autant plus funestes qu’aucune institution ne peut remplacer l’école lorsqu’il s’agit de faire accéder le plus grand nombre à la culture sous toutes ses formes, depuis la fréquentation des musées jusqu’au maniement des notions et des techniques économiques ou à la conscience politique. Le fait que les arts et les lettres soient souvent enseignés selon des méthodes traditionnelles (en raison même de la fonction sociale de cette culture) ne doit pas faire conclure qu’il n’est pas, en ce domaine comme ailleurs, de pédagogie rationnelle28. »

Les deux sociologues sont donc très loin de prétendre que, puisque l’école impose par la violence la culture arbitraire des dominants, elle devrait être condamnée sans appel pour cette seule raison. Il est vrai que chez certains auteurs, on trouve effectivement ce raisonnement de Gribouille, avec une référence à Bourdieu29. Mais cet usage de ses analyses est contraire à ce que préconisent effectivement Les Héritiers et La Reproduction. D’ailleurs, les travaux sociologiques sérieux qui s’inscrivent dans l’héritage de ces ouvrages, quand ils se risquent à proposer des recommandations pédagogiques, cherchent les moyens de mieux transmettre, au lieu de condamner la transmission elle-même30.

Selon M. Bellamy, la « pédagogie rationnelle » évoquée dans Les Héritiers n’aurait été pour Bourdieu et Passeron qu’un vain espoir, abandonné au moment de l’écriture de La Reproduction, où ils développeraient un point de vue fataliste sur l’école, incapable d’être autre chose qu’une vaste entreprise violente de domination31.

La lecture de cet ouvrage donne toutefois une tout autre impression. Les auteurs y parlent de « pédagogie parfaitement explicite32 », c’est-à-dire d’un enseignement qui éviterait de laisser implicites certains codes au prétexte que les élèves seraient censés les connaître déjà ; c’est cette explicitation qui devrait rendre possible la transmission de la culture scolaire à ceux qui ne sont pas déjà familiarisés avec elle par leur milieu d’origine. Ils soulignent qu’un tel projet suppose de surmonter un certain nombre de difficultés, ce qui les amène à déclarer que « seul un système scolaire servant un autre système de fonctions externes et, corrélativement, un autre état du rapport de force entre les classes, pourrait rendre possible une telle action pédagogique33. » Le point de vue de Bourdieu et Passeron n’est donc pas fataliste, mais, à leurs yeux, une véritable amélioration de l’école supposerait que la lutte des classes ait d’abord produit une situation globale plus favorable aux intérêts des classes populaires. Faut-il s’étonner que M. Bellamy n’ait pas relevé ce point ? On se doute que s’il avait partagé un tel espoir, il se serait engagé dans un autre parti politique que Les Républicains.

Toujours est-il que, se rémémorant sa formation à l’IUFM, il affirme que le discours qui lui était tenu était inspiré de Bourdieu, et donnait aux professeurs débutants une image désespérante d’eux-mêmes : « Corporation d’irréformables, parce que coupables par nature, par essence, par vocation, nous, les bons élèves du système, salauds d’hier, d’aujourd’hui et de toujours34… » Ainsi, ce serait la violence symbolique du propos de Bourdieu lui-même qui dominerait dans l’école, et qui découragerait les enseignants de faire leur métier. Mais pour qu’un tel diagnostic mérite d’être pris au sérieux, encore faudrait-il qu’il s’appuie sur une compréhension correcte de ce propos, et tel n’est pas le cas.

Conclusion

Les deux ouvrages de François-Xavier Bellamy sur l’école sont, au fond, une caricature d’un travail d’agrégé de philosophie tel que les sociologues aiment à s’en moquer : formé principalement à la lecture et au commentaire des classiques de la philosophie, l’auteur s’imagine pouvoir y trouver la clé d’un fait social actuel, la crise de l’école ; et pour y parvenir, il déforme leurs propos comme un mauvais étudiant.

Disons-le encore, le problème n’est pas qu’il appelle à transmettre la culture savante ; on pourrait tout à fait le soutenir en cela. Mais sa foi dans les vertus de cette dernière est d’une naïveté ridicule. Ainsi, à propos de la lutte contre le sexisme, il écrit : « Comment d’ailleurs est-il possible que, au pays de l’amour courtois, du roman de chevalerie, de la tragédie classique et du poème romantique, on puisse mal parler à une femme ? Il suffit donc d’ouvrir pour nos élèves quelques pages, de leur proposer des vers, d’augmenter ainsi leur mémoire de la langue que l’histoire nous offre. » Puisque M. Bellamy parle d’histoire, conseillons-lui de se pencher un peu sur celle des artistes et des esthètes, pour vérifier s’il suffit vraiment d’avoir cultivé le goût de la beauté pour éviter de se conduire laidement.

S’il voulait, par ses références, élever le niveau du débat politique sur l’école, l’intention était bonne, mais le résultat est consternant. En disqualifiant les auteurs cités par de mauvais arguments, il se condamne à ne tenir qu’un discours assez creux sur « l’urgence de transmettre », sans rien apporter en ce qui concerne tous les problèmes pédagogiques, fort sérieux que l’on doit affronter quand on veut effectivement instruire, et que l’on tient compte de la réflexion de Descartes et de Rousseau sur le savoir, ainsi que des travaux de Bourdieu et Passeron sur la fonction sociale de l’école. En cela, la contribution de M. Bellamy au débat est une véritable régression intellectuelle.

[NdE] En relation avec cet article, on pourra lire « Jean-Jacques Rousseau et l’enfance« .

Notes

1[NdE] La liste est très longue. Je me contente de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000 et de renvoyer à la rubrique « école » du sommaire ainsi qu’aux articles signés par Jean-Michel Muglioni, Tristan Béal, Charles Coutel ou Guy Desbiens publiés sur l’actuel site et sur le site d’archives :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017) (recension sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/ ).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

2 – François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Paris, Plon, 2016 (seconde édition, avec une postface ajoutée).

3 – On les trouve déjà dans l’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Le Seuil, 1984.

4 – François-Xavier Bellamy, Éduquer avec Rousseau. Conférence à destination des parlementaires prononcée le 20 mai 2015, Éditions SOS Éducation, 2015.

5 – Les Déshérités, p. 97-98.

6 – Les Déshérités, p. 202.

7 – Les Déshérités, p. 105-106.

8 – Éduquer avec Rousseau, p. 22.

9 – Les Déshérités, p. 28.

10 – Les Déshérités, p. 35-36.

11 – Les Déshérités, p. 39-40.

12 – Voir sur ce point la lettre à Mersenne du 11 novembre 1640 (Œuvres de Descartes, édition Adam et Tannery mise à jour par Joseph Beaude et Pierre Costabel, Paris, Vrin, 1996, volume III, p. 233. ; Œuvres, Gallimard-Pléiade 2024, vol. I, p. 1046). Voir aussi à Mersenne, 31 décembre 1640, AT III p. 250-260 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p.1063.

13 – René Descartes, Discours de la Méthode, sixième partie, AT IX, p. 72-75 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p. 322.

14 – Dans Éduquer avec Rousseau, M. Bellamy déclare que le Genevois « est par exemple à l’origine de cette réforme du collège pour 2016 », en raison de son influence, directe ou indirecte, dans les esprits (p. 7).

15 – Éduquer avec Rousseau, p. 19-20.

16 – Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p. 63.

17 – Émile, p. 65.

18 – Les Déshérités, p. 79.

19 – Éduquer avec Rousseau, p. 28-29.

20 – Éduquer avec Rousseau, p. 27.

21 – Éduquer avec Rousseau, p. 28.

22 – Émile, p. 301. Ce portrait figurant de toute façon à la fin du troisième livre d’un ouvrage qui en compte cinq, on ne comprend pas comment M. Bellamy a pu croire qu’il s’agissait là de la fin de l’éducation du personnage.

23 – Les Déshérités, p. 101.

24 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 19.

25 – La Reproduction, p. 22.

26 – La Reproduction, p. 23.

27 – Les Déshérités, p. 97.

28 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 86-87 (note de bas de page).

29 – Par exemple chez Catherine Baker, dans Insoumission à l’école obligatoire, 1985, « Contre la très manifeste injustice de l’école » URL https://fr.wikisource.org/wiki/Insoumission_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9cole_obligatoire/3, consulté le 3 janvier 2025.

30 – Voir par exemple Clémence Perronnet, La bosse des maths n’existe pas. Rétablir l’égalité des chances dans les matières scientifiques, Paris, Éditions Autrement, 2021. Sans nous prononcer sur la pertinence des thèses soutenues dans ce livre, faisons simplement remarquer qu’il se donne pour objectif de lutter contre les mécanismes qui peuvent pousser les enfants des classes populaires à s’exclure de la culture savante, et non de disqualifier le projet même de transmettre cette dernière.

31 – Les Déshérités, p. 100-101.

32 – La Reproduction, p. 160.

33 – La Reproduction, p. 162-163.

34 – Les Déshérités, p. 106.

Hommage à Dominique Bernard sur LCI

Dimanche 13 octobre la chaîne de tv LCI transmettra la cérémonie d’hommage au professeur Dominique Bernard, assassiné à coups de couteau il y a un an devant le Lycée d’Arras par un terroriste islamiste.

Un « plateau » en relation avec cet hommage sera réuni entre 11h et 12h dans les studios de LCI. Je suis conviée à y participer.

Réforme du bac : un « grand » oral… qui n’a rien de grand

En pleine période électorale, et alors que les élèves en terminent avec les épreuves finales du baccalauréat, la question éducative a été peu abordée par les partis politiques. Celle relative aux programmes scolaires (les curriculums) et aux dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans les classes, encore moins. Il s’agit pourtant là d’un enjeu démocratique et économique essentiel. Démocratique car l’égalité des chances est au cœur de l’idéal de justice sociale ; économique car la maîtrise du savoir par les élèves est fondamentale pour améliorer nos performances en termes de productivité et d’innovation. 

[Texte initialement publié sur le site du Mouvement républicain et citoyen le 28 juin 20241. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.]

La réforme du bac initiée par JM. Blanquer instaure une nouvelle épreuve : le « grand oral ». L’objectif affiché, louable, était de « calquer » ce nouveau dispositif sur l’oral d’admission à Sciences Po Paris en évaluant les élèves sur le fond (maîtrise des contenus disciplinaires) et la forme (éloquence, fluidité du discours, dynamisme de la présentation, etc.). L’élève présente au jury pendant dix minutes une question en lien avec ses spécialités, transversale ou non, parmi les deux qu’il aura préparées durant l’année. Après quelques années de recul, force est de constater que l’intérêt intellectuel très relatif du grand oral mais aussi les modalités de l’épreuve rendent à court ou moyen terme sa suppression inéluctable.

D’un point de vue strictement arithmétique, l’architecture du bac Blanquer rend l’importance du grand oral d’ores et déjà caduque. Le coefficient (10 sur un total de 100), est trop marginal pour susciter une quelconque motivation des élèves. D’autant qu’une partie significative de l’examen est désormais évaluée au contrôle continu (40 sur 100). La note obtenue au grand oral a donc une influence minime sur le résultat final. Les élèves en ont parfaitement conscience, leur investissement est donc légitimement à la hauteur de l’importance de l’épreuve : minimal. Cette nouvelle épreuve met par ailleurs les enseignants de spécialité en grandes difficultés puisqu’aucun créneau horaire n’est dédié à la préparation du grand oral. Ils doivent donc l’intégrer à leur progression annuelle, déjà mobilisée par des programmes relativement lourds (dont certains seront allégés pour la session 2025) et la préparation aux épreuves écrites qui, elles, relèvent d’exigences plus conformes à l’examen.

Plus grave, cette nouvelle épreuve ne renforce nullement la formation intellectuelle des élèves. Sans surprise, une multitude de sujets « clés en main » est disponible en ligne. Il suffit aux élèves de les apprendre par cœur pour les restituer le jour J, l’entretien avec le jury ne jouant qu’un rôle secondaire dans le barème final. Pour les plus téméraires, l’intelligence artificielle (« Chat GPT ») permettra de créer un sujet ex nihilo. Le « grand » oral ne forme en rien les élèves au raisonnement scientifique (problématisation, formulation d’hypothèses falsifiables, institutionnalisation du savoir). Un minimum d’exigence et de cohérence voudrait que l’élève choisisse un sujet parmi plusieurs le jour de l’épreuve. C’est d’ailleurs ce qui se produit lors de l’épreuve de contrôle du bac (la « repêche »). Cette situation aboutit à plusieurs absurdités : l’épreuve et le barème de l’oral de rattrapage, pourtant destinés à des élèves en grande difficulté, sont bien plus exigeants que ceux du « grand » oral ; la philosophie quant à elle, épreuve la plus exigeante sur le plan conceptuel, se retrouve moins coefficientée (08) que le « grand » oral (10) ; enfin,  à côté des oraux de français passés en première (qui eux requièrent un temps de travail et de révision considérable ainsi qu’une importante quantité de connaissances), cet ersatz d’épreuve orale de fin de terminale n’est rien.

Le barème du grand oral en dit long sur la faiblesse des exigences de l’épreuve en termes de savoir. Moins de la moitié de la notation (08 points sur 20) concerne la maîtrise stricto sensu de concepts et mécanismes explicatifs. Le reste (12 points sur 20) évalue des aspects purement formels : qualité de la prise de parole, gestion du temps, interactions avec le jury, etc. Dans ces conditions, même un élève qui ne maîtrise pas les savoirs de base adossés à ses deux spécialités peut obtenir une note tout à fait convenable, dès lors qu’il aura fait preuve d’un minimum de conviction le jour de l’épreuve. Le barème n’évalue pas non plus l’articulation des sujets avec les programmes de spécialités, qui est pourtant, en théorie, un attendu explicite de l’épreuve. Les élèves n’ont donc aucun mal à justifier un lien, même très superficiel, entre leur sujet et les contenus disciplinaires étudiés durant le cycle terminal.

On pourra rétorquer que cette épreuve, étant donnée sa très faible exigence, peut permettre aux élèves en difficulté d’obtenir une bonne note et ainsi « compenser » de moins bons résultats par ailleurs. On sait malheureusement que les compétences évaluées lors du grand oral – éloquence, force de conviction, aisance, esprit critique – sont très discriminantes sur le plan social, les élèves de milieux populaires étant moins prédisposés durant leur socialisation à l’aisance orale que ceux provenant de milieux favorisés. Dès lors, non seulement cette épreuve est très limitée sur le plan intellectuel, mais elle peut en définitive accentuer les inégalités de réussite scolaire entre les héritiers et ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Dans l’intérêt des élèves, deux alternatives à la situation actuelle, intenable, s’offrent alors à la ministre :

  • La suppression pure et simple du grand oral, entraînant de facto un renforcement de l’importance des spécialités (coefficient 20 au lieu de 16) et de la philosophie (coefficient 10 au lieu de 08).

  • Le maintien de l’épreuve, en en modifiant significativement les modalités : tirage d’un sujet au choix parmi plusieurs adossés aux programmes des spécialités, avec refonte du barème axé d’abord et avant tout sur la maîtrise des contenus disciplinaires.

Il est tout à fait possible de former et évaluer les élèves aux compétences orales « pour la vie ». Encore faut-il leur imposer une réelle exigence en termes de savoir, sans laquelle les apprentissages se révèlent inexistants. C’est pourtant le rôle de l’école de transmettre aux élèves des savoirs émancipateurs leur permettant de s’élever de l’abstrait au concret, et non l’inverse comme les y invite malheureusement ce « grand » oral, qui n’a définitivement rien de grand.

Apprendre à croire sans fanatisme

Il faut toujours revenir au principe. Voilà qu’on doit instituer une police spéciale pour assurer la sécurité des établissements scolaires. Des fanatiques veulent détruire l’école. Pourquoi ? Parce qu’ils ont compris ce qu’est l’école : que l’instruction libère les hommes de leurs croyances. Ont-ils compris qu’elle n’a pas pour but de rendre incroyants les enfants d’une famille de croyants ? Elle leur apprend à croire sans fanatisme, ce qui à leur yeux est pire.

Comment devrait-elle apprendre à croire sans fanatisme ? Non pas à coups de leçons de morale, mais « par la méditation des Sciences. Car dès que l’on veut comprendre, et non plus seulement réciter pour les sots, il faut regarder droit », comme dit Alain dans un propos du 25 février 19091. Il n’y a pas d’autre remède au fanatisme.

Or cet enseignement a disparu : je n’ai pas trouvé le mot démonstration dans le livre de mathématiques de ma petite fille qui est en classe de quatrième. Je connais une jeune élève de première qui en cours de français apprend par cœur des termes de rhétorique et des « dissertations » toutes faites qu’elle n’a qu’à réciter, les parents d’élèves ayant exigé que tout soit mâché pour qu’il n’y ait pas de surprise le jour de l’examen. Et tout est si bien mâché que les élèves ne peuvent rien digérer et à la fin ne savent rien.

On peut donc comprendre que l’école ne guérisse pas du fanatisme. L’hypothèse darwinienne n’y est plus qu’une croyance : comment les élèves pourraient-ils comprendre qu’elle est d’un autre ordre qu’une croyance si elle leur est assénée comme un dogme, personne ne leur faisant parcourir le chemin qui y mène ? J’ai lu dans un journal que tous mettent sur le même plan le mythe d’Adam et Eve et l’affirmation que l’homme descend du singe. Mais si dire que l’homme descend du singe est ce à quoi on réduit l’hypothèse darwinienne, comment voulez-vous que quiconque y comprenne quelque chose ? Si vous n’avez jamais compris une démonstration de mathématiques et par là distingué ce qui est connaissance par ouï-dire et connaissance rationnelle, comment voulez-vous prémunir contre le fanatisme ?

Je me souviens que, professeur débutant, j’avais commencé mon cours de philosophie par la distinction de l’opinion et de la science, donnant comme exemple de science 2+2=4. La perplexité d’une partie de la classe se voyait dans les yeux. J’ai découvert que beaucoup considéraient que s’ils croyaient que 2+2=4, c’est qu’on le leur avait dit.

Déjà il y a un demi-siècle, nous avions tiré le signal d’alarme2. Il semble qu’on prenne aujourd’hui conscience de la catastrophe. Une nouvelle police n’y remédiera pas, même s’il faut rétablir la discipline dans les écoles3. Une messe laïque n’y remédiera pas, même s’il faut enseigner l’histoire et le droit.

J’ai peut-être déjà dit qu’au début d’un livre de SVT (sciences de la vie et de la terre) il était écrit – pour les élèves du premier cycle de collège – que le monde commençait par le Big-bang, puis il était question de l’ADN. Pourquoi un élève distinguerait-il ces assertions de celles de son curé, de son rabbin ou de son imam ?

Notes

1 – n° 1080 de l’édition complète des Amis d’Alain.

2 – [NdE] Voir par exemple et entre autres ces quelques repères bibliographiques (volontairement limités à des publications antérieures à 2000) à la fin d’un article publié en 2012 sur le site d’archives Mezetulle.net www.mezetulle.net/article-l-ecole-de-la-republique-refondation-ou-reforme-109609448.html  :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (rééd. Lagrasse : Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Le Sycomore, 1984 (rééd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Les Préaux de la République, (dir. Anne Baudart et Henri Pena-Ruiz), Paris, Minerve, 1990.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (rééd. augmentée Paris, Minerve, 2017).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

3 – [NdE] Voir l’article « Que signifie enseigner sous protection policière ? » https://www.mezetulle.fr/que-signifie-enseigner-sous-protection-policiere/

Dossier 20e anniversaire de la loi du 15 mars 2004

À l’occasion du vingtième anniversaire de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, on trouvera quelques textes de réflexion en ligne  – sur Mezetulle et ailleurs -, ainsi que le rappel de quelques documents. Le dossier est susceptible de s’enrichir.

Antérieurement

Documents

La loi du 15 mars 2004 a 20 ans : quelques réflexions

La loi du 15 mars 2004 (interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse par les élèves à l’école publique) a vingt ans. Je n’aurai pas la prétention de retracer l’histoire de cette adoption, me contentant de renvoyer au livre Préserver la laïcité que Iannis Roder, Alain Seksig et Milan Sen viennent de publier sur ce sujet1 et à l’article que Gérard Delfau a bien voulu confier à Mezetulle2. Je propose quelques réflexions, d’abord sur certaines critiques dont cette loi est régulièrement l’objet, ensuite sur sa valeur éducative3.

Une « loi sur le voile »  qui « stigmatise » l’appartenance à une religion  ?

L’expression fréquente de « loi sur le voile » résume une critique récurrente : la loi s’en prendrait aux adeptes d’une religion, en visant tout particulièrement les jeunes filles. Et c’est là que le grand mot est lâché : discrimination !

Personne ne contestera que la question du port des signes religieux par les élèves à l’école publique fut soulevée de manière publique et virulente par les tentatives d’introduction et d’extension du port du voile islamique dans les années 80. On se souvient de « l’affaire de Creil » qui éclata en 1989 lorsque trois élèves du collège Gabriel Havez refusèrent d’ôter leur voile. Mais en quoi une loi serait-elle réductible à son point-origine dans l’histoire ? L’emploi actuel de l’expression « loi sur le voile » fait du port du voile une métonymie de la manifestation remarquable de toute appartenance religieuse. Ce port signale et symbolise l’affichage religieux en même temps qu’il l’accapare et le sature ; en se montrant il voile aussi les autres  : il est aveuglant au double sens du terme.

Lisons donc le texte de la loi.

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

Parfaitement rédigé, le texte présente les propriétés principales de ce qu’on peut attendre d’une loi : généralité (aucune croyance particulière, aucune religion, n’est mentionnée) et appui sur une matérialité, sur une extériorité (ce ne sont pas les croyants qui sont visés en tant que tels, mais des manifestations ostensibles).

Cette loi est exemplaire en ce qu’elle porte sur des manifestations extérieures ; elle ne s’introduit dans aucune intimité. Lorsque j’enseignais en lycée, pour illustrer le caractère extérieur de la loi juridique, je donnais souvent aux élèves l’exemple des feux tricolores réglant la circulation : peu importent les motifs pour lesquels je « brûle » un feu, la loi s’applique de la même manière, préalablement définie, aux transgressions et s’il peut y avoir des motifs « acceptables » (comme par exemple dégager la voie pour un véhicule prioritaire urgent qui me suit en se signalant), cela doit pouvoir s’établir a posteriori et matériellement. Plus intéressant : peu importent les motifs pour lesquels on respecte les feux, on peut le faire par peur du gendarme, par crainte d’une collision ou même parce qu’on a compris que c’est le summum de la liberté… mais la loi ne demande pas à chacun d’être au-dessus ou au-dessous de lui-même, elle est la même pour l’insensé et pour le sage. Il arrive que la loi tienne compte des intentions, notamment en matière criminelle, mais elle le fait en récoltant des éléments probants, susceptibles d’être matériellement établis.

Non seulement il est infondé de prétendre que la loi de 2004 vise tels croyants plutôt que d’autres, mais on ne peut même pas avancer qu’elle vise particulièrement telles ou telles manifestations d’appartenance (et à cet égard on sait gré au législateur de n’avoir esquissé aucune énumération, même à titre d’exemple). Il est vrai que certaines manifestations sont plus fréquemment remarquées et sanctionnées (ou devraient l’être…) que d’autres, ce qui signifie tout simplement que certaines manifestations sont effectivement plus fréquentes et plus manifestes que d’autres : n’était-ce pas le problème, et cela dès l’origine ? Est-ce une discrimination ? À ce compte, il faudrait soutenir que les sanctions pour excès de vitesse discriminent les amateurs de vitesse puisqu’elles les frappent davantage (fréquence), et qu’elles sont injustes parce qu’elles frappent plus sévèrement les excès selon leur degré (manifestation).

Un manque d’empathie et de compréhension, vraiment ?

Mais probablement ce raisonnement, comme la loi elle-même, et au fond comme toute loi, est-il trop bête, trop simpliste, surtout pour être appliqué à certains…. Il est vrai que les lois, même quand elles contraignent au dialogue comme c’est le cas ici, manquent d’empathie. Si des élèves se sentent discriminés, s’ils se sentent l’objet d’une « exclusion », ne faudrait-il pas tenir compte de leur ressenti ? Vous êtes froissés ? « On vous croit ». Du reste l’expérience a été faite : on a vu récemment comment le ressenti religieux d’une partie des élèves pouvait déterminer « l’erreur » d’un enseignant, sa mise en accusation pour discrimination et finalement sa mise à mort comme « un chien de l’enfer »4. Peu importent les preuves, les faits, les textes : l’appel à des preuves est en lui-même une offense aux croyants. Dès lors, il n’est pas de sommet d’abjection que l’art d’être choqué, armé d’un coutelas, ne puisse atteindre.

Et puis, décidément, cette république laïque, campée sur l’abstraction des droits, ne comprend rien. Pire : elle présente comme universelles des dispositions « christianocentrées ». C’est bien joli d’avoir su affronter, il y a longtemps, la puissante Église catholique, en imposant le mariage civil, en votant, entre autres, les grandes lois scolaires, la loi sur les funérailles, en accordant le plein droit de cité et l’autonomie financière aux femmes, sans parler de la grande loi de séparation. Mais tout cela est passé, l’expérience n’est pas transposable et on aurait même tort de s’en inspirer : cette laïcité républicaine doit s’apprécier en miroir avec le christianisme et particulièrement le catholicisme, mais elle n’est pas adaptée à l’islam, qui fonctionne autrement et qui donc n’est pas susceptible d’un traitement que les autres religions ont parfaitement supporté.

Reconstituons le syllogisme sous-jacent de cet argument compatissant enrichi par la notion culpabilisante et ringardisante de « catholaïcité » :

« La loi de 2004 discrimine les manifestations d’appartenance à l’islam parce qu’elle ne tient pas compte de caractères particuliers de l’islam.

« Or l’islam, en vertu de certains caractères (notamment parce qu’il attache une importance spéciale aux manifestations extérieures) ne peut pas être traité comme d’autres religions plus aisément accessibles à la discrétion.

« Donc … »

Mais ici, j’hésite. En toute rigueur il faudrait conclure :

« Donc il faut discriminer positivement ces manifestations ».

Car oui, la récusation actuelle de la loi de 2004 repose sur un raisonnement discriminatoire et devrait logiquement appeler un régime d’exception : la loi ne doit pas être la même pour tous, ou au moins elle ne doit pas s’appliquer de la même manière pour tous. L’appel à un regard législatif différencié sur l’islam se fait, on l’a vu, en termes de culpabilisation : le législateur recourrait abusivement à une lecture « européocentrée » et « christianocentrée ». Une telle lecture n’est pas adaptée à l’islam, elle est injuste. Il ne convient donc pas de demander à une religion de s’adapter à la législation, c’est à la législation de s’adapter à cette religion.

Et c’est là qu’une subtilité intervient (d’où mon hésitation relative à la conclusion du syllogisme) : on ne conclut pas bêtement à la discrimination positive envers une religion, on va les embrasser toutes dans le giron de la puissance publique à qui on demandera empathie et compréhension. Il ne reste plus qu’à se tourner vers le faux universalisme multiculturaliste (modèle dont tout le monde a pu constater récemment les vertus pacifiques avec les grandes manifestations antisémites de Londres, de Sydney… j’en passe). Ce qui donnera  :

« Donc il faut une laïcité ouverte aux manifestations religieuses au sein de la puissance publique et au sein de l’école ».

On a tout compris : ce n’est pas à une religion que la législation doit s’adapter, mais aux religions. Que d’empathie, que de générosité ! Tout le monde devrait être content, non ? Ah oui, mais il y a les mécréants, c’est un peu gênant, mais ces citoyens, fort nombreux en France, sont plutôt placides : ils n’ont pas pour habitude de se déclarer « offensés » – vous verrez, ça va bien se passer.

Outre ce classique retournement discriminatoire et victimaire, l’argumentation empathique fait comme si les manifestations d’appartenance concernées étaient caractéristiques et vraiment essentielles au sein d’une religion. C’est déjà avoir décidé, par exemple, qu’une musulmane doit porter le voile ou une tenue spéciale marquant son appartenance. L’orthopraxie et la norme religieuse seraient donc décidées par la puissance publique. Les musulmanes qui ne portent pas le voile, celles qui se battent au péril de leur sécurité et de leur intégrité physique pour ne pas le porter, apprécieront.

Il n’appartient pas à la puissance publique de dire quelle est la bonne pratique d’une religion, que ce soit pour la condamner ou pour la privilégier (ce qui relève du même mécanisme). En revanche il lui appartient, et à elle seule5, de constater extérieurement telle ou telle tenue ou comportement en tant que manifestation ostensible susceptible de troubler le déroulement des opérations scolaires dans l’enseignement public. C’est ce que fait la loi.

L’école comme « ailleurs » ; le contraire d’un intégrisme

Revenons à l’école et à la valeur éducative de la loi en faisant quelques remarques sur son objet et son fonctionnement.

1 – Elle a pour objet principal de contribuer à assurer les conditions de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, de préserver la sérénité du travail scolaire. Il n’est pas inutile d’évoquer les effets que sa non-application favorise ou renforce : les communautés se reconstituent à l’école et « se font face » , les groupes d’élèves se forment sur critère d’appartenance. Pour y échapper, beaucoup fuient en inscrivant leurs enfants dans le privé : la recette est bonne pour la constitution de ghettos scolaires, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est alors que l’école, vraiment, devient le reflet de la société, et que les inégalités qu’on prétend y combler s’y manifestent et s’y creusent encore plus. À ce sujet me revient en mémoire le le texte de l’Appel de 1989 « Profs ne capitulons pas ! » que j’ai co-écrit et cosigné6. Il était en grande partie consacré à la critique de cette regrettable indifférenciation entre le moment social et le moment scolaire que les politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont obstinément installée : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père ». La loi de 2004 rétablit la nécessaire césure libératrice entre l’école et la maison, l’école et la rue.

2 – La loi de 2004 est un exemple éminent de ce que j’appelle « la respiration laïque ». L’école devrait offrir une double vie à chaque élève en suspendant momentanément la considération de son origine, en suspendant les assignations sociale, religieuse, ethnique, etc. Cette suspension est une liberté, la liberté de faire un pas de côté, de prendre l’air, d’être autre que ce à quoi l’environnement social, la « proximité », vous réduit. Elle s’effectue en outre de manière délimitée, définie par la loi, dans le temps et dans l’espace car le principe de laïcité ne peut s’appliquer que dans un domaine fini. L’alternance entre le moment scolaire (délimité) et le moment social ordinaire (indéfini) est une respiration permettant à chacun d’échapper aussi bien à une uniformisation d’État qu’à l’uniformisation demandée par telle ou telle appartenance. Cette loi est exactement le contraire d’un intégrisme, lequel demande l’uniformisation intégrale de la vie et des mœurs partout, tout le temps : pour l’intégrisme, il n’y a pas d’ailleurs.

Notes

1 – Iannis Roder, Alain Seksig, Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, Paris, éditions de l’Observatoire/Humensis, 2024. Mezetulle en proposera prochainement une brève recension.

3 – Je complète ainsi l’article publié en septembre 2023, dont je reprends certains éléments : https://www.mezetulle.fr/abayale-fonctionnement-de-la-laicite-scolaire/

4 – Voir la recension du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Enquête sur l’assassinat de Samuel Paty, https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

6 – Lire le texte de l’appel, publié initialement dans le Nouvel Obs du 2 novembre 1989, sur le site du Comité laïcité République : http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html. Télécharger le texte dans la bibliothèque de Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2024/03/Appel-ProfsNeCapitulonsPas.pdf

Conférence d’ouverture au colloque « L’éducation à la laïcité » (Québec)

Colloque « L’éducation à la laïcité – une nécessité démocratique. Enseigner et promouvoir la laïcité au Québec », organisé par le Mouvement laïque québécois.

5 et 6 avril 2024, Palais Montcalm, Québec.

Programme en ligne : https://www.jedonne21.ca/programmation

Inscriptions sur le site du Mouvement laïque québécois http://www.mlq.qc.ca/

Informations par mél info@mlq.qc.ca

Conférence d’ouverture « Que fait-on à l’école laïque », vendredi 5 avril 9h30

L’école et la sociologie sociologisante

Réagissant à l’écoute d’une émission de radio, Jean-Michel Muglioni revient1 sur l’idée que la catastrophe de l’école ne s’explique pas par des raisons sociales mais par l’oubli de la vraie nature de l’école.
« L’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire ».

Samedi 9 mars 2024. Je viens d’écouter sur France Inter Le grand face-à-face, Plaidoyer pour la mixité scolaire avec François Dubet.

La sociologie a constaté qu’au sortir de l’école le fils de paysan demeurait paysan, le fils d’ouvrier ouvrier, le fils de bourgeois bourgeois : tel est le point de départ de François Dubet. Il remarquait en outre à juste titre que se sont formés des quartiers qu’on peut appeler des « ghettos » sociaux, parce qu’on les fuit dès qu’on le peut, et qu’y restent tous ceux qui ne peuvent pas les fuir ainsi que de nouveaux arrivants eux aussi en difficulté, ou en plus grande difficulté encore. Il en résulte que dans ces quartiers les écoles elles-mêmes, écoles primaires et collèges, sont à leur tour des sortes de ghettos. À quoi François Dubet opposait une expérience faite à Toulouse, où l’on a supprimé des établissements d’un quartier « ghettoïsé » et amené les élèves dans des établissements assez éloignés. Je veux bien croire que la mixité sociale ainsi obtenue ait donné de bons résultats, ou que, comme le dit le sociologue, ceux des élèves qui, en grande majorité, ne se sentent pas français dans leur ghetto se découvrent au contraire presque tous français quand ils ne sont plus seulement entre eux. Mais peut-être la réussite de cette « expérimentation » – puisque tel est le vocabulaire sociologique – tient-elle à ce qu’elle est faite dans des établissements qui ressemblent plus à une école. Je conçois fort bien que la nécessité pour des élèves d’aller dans des écoles éloignées de leur ghetto les sauve. Je conçois aussi fort bien que les ghettos scolaires contribuent à enfermer les élèves dans leur ghetto social. Je conçois même qu’un « séparatisme » cultive parfois la « ghettoïsation » dans les écoles, comme cela a d’abord été fait dans les logements sociaux. Il y a aussi des « bourgeois », comme le sociologue les appelle, qui font tout de leur côté pour préserver leurs enfants de la mixité sociale. Et même des professeurs qui n’en veulent pas.

Je mets « bourgeois » entre guillemets, non pas parce que cette classification peut être discutée, mais parce que je connais des familles plutôt pauvres et venant d’Afrique du Nord qui font tout pour que leurs enfants soient dans des établissements privés sous contrat, généralement catholiques, donc, où tout se passe bien pour eux, contrairement à ce qu’ils voient ou croient voir dans l’établissement public près de chez eux. Je m’étonne en effet qu’il soit implicitement considéré par un sociologue que seules les familles bourgeoises se préoccupent des études de leurs enfants. Les autres le voudraient bien, mais cela ne leur est pas permis : mon diagnostic est donc différent du sien. Si ces émigrés fuient l’école publique, c’est qu’elle n’est pas ou qu’ils ne la croient pas capable de prendre en main leurs enfants. Si cette école est ghettoïsée, c’est aussi, c’est d’abord parce qu’elle n’est pas une école.

Ce que je n’explique pas par la mauvaise volonté des maîtres ou par leur incompétence, mais par le réductionnisme sociologique des sociologues sociologisants comme François Dubet, tel qu’il m’est apparu dans cette émission. Qu’a-t-il répondu à la journaliste qui lui demandait si ce n’était pas une question de méthode d’enseignement ? Rien, sinon qu’il fallait professionnaliser le métier et ne plus croire qu’il suffisait d’être savant pour enseigner un savoir, comme c’était le cas autrefois. Or il se pourrait que ce soit le fait de ne juger l’école que du point de vue social, qui n’est qu’un point de vue, qui fausse notre jugement sur la catastrophe scolaire. La fonction de l’école n’est pas d’être un ascenseur social, mais d’instruire les enfants pour qu’ils deviennent des hommes libres, et les conditions de l’instruction ne sont donc pas d’abord sociales. Elles sont sociales dans la mesure où il faut des locaux, des études, des répétiteurs et pas seulement des maîtres et des professeurs, dans la mesure où il faut des surveillants, des locaux ouverts en dehors des heures de cours où l’on trouve un personnel qualifié, etc. Elles sont politiques dans la mesure où il faut pour tout cela une volonté, le dessein de donner à chacun la possibilité de devenir citoyen et non pas seulement consommateur et producteur.

L’essentiel, l’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire, réellement scolaire. Il n’en a été question pendant l’émission que pour dire qu’autrefois on passait trop de temps à apprendre l’orthographe et qu’aujourd’hui, ce qu’un journaliste a approuvé, on avait beaucoup d’autres choses à apprendre. On n’aura pas la même façon d’enseigner ni les mêmes programmes, ni les mêmes professeurs, selon qu’on veut seulement informer, ou, au contraire, selon qu’on veut apprendre à savoir, c’est-à-dire si l’on n’admet dans le cadre de la classe que ce qui est réellement à la portée de l’esprit. On n’aura ni les mêmes locaux, ni la même administration, ni le même rapport à l’environnement social et aux parents d’élèves, selon que c’est l’intelligibilité du savoir qui est le principe de l’enseignement et non l’utilité ou la valeur du savoir dans nos sociétés.

Il a été question dans l’émission de ce samedi d’apprendre aux élèves à manger sainement : ou bien on entend par là qu’on décide qu’à la cantine se fait une formation du goût, ce qui serait admirable, et il arrive que cela se fasse ; ou bien je crains qu’on se contente d’un bourrage de crâne, car il faut déjà beaucoup de science pour comprendre réellement de quoi l’on parle dans ce domaine. Que parfois une discipline soit imposée sans qu’on puisse déjà en montrer le fondement scientifique, par exemple l’hygiène, il le faut. Mais c’est l’à-côté – indispensable – de la véritable instruction.

Imaginez par-dessus le marché que nos enfants soient munis de toutes les machines qui permettent d’obtenir des résultats de toutes sortes sans savoir comment ils ont été obtenus, vous aurez le comble de ce qui aujourd’hui aboutit à la disparition de l’école. Seuls les parents qui l’ont compris sauveront leur progéniture, en mesurant par exemple son temps d’exposition aux écrans… Seuls leurs enfants seront privés des prothèses qui feront de leurs camarades des invalides.

Mais parler de savoirs fondamentaux fait rire et provoque la colère syndicale.

1– Voir – pour s’en tenir aux articles récents – « Quelle école voulons-nous ? » https://www.mezetulle.fr/quelle-ecole-voulons-nous/ et « Que tout enseignement véritable est laïque » https://www.mezetulle.fr/que-tout-enseignement-veritable-est-laique/ .
Consulter les articles signés par Jean-Michel Muglioni, voir la liste dans la table par auteurs.

Enseignement supérieur : une étrange motion du CNU 17

Le Conseil national des universités est l’instance nationale qui se prononce sur le recrutement et la carrière des professeurs et des maîtres de conférences des universités. Il est composé de plusieurs groupes, eux-mêmes divisés en sections selon les diverses disciplines1. La section 17 (philosophie) aurait récemment voté la motion dont je fais état ci-dessous, sous réserve d’authentification. En effet ce texte n’est pas disponible sur le site du CNU (« en cours de mise à jour ») : il circule actuellement parmi les enseignants de philosophie du supérieur et n’a, à ma connaissance, pas été démenti, ni dans son contenu, ni dans sa forme qui recourt à l’écriture dite « inclusive »2. J’en propose ensuite un bref commentaire.

Texte de la motion

« Face à la multiplication de signalements qui révèlent un système ancien de violences sexistes et sexuelles et plus largement d’inégalités, la section 17 adopte la motion suivante :

  • « La section 17 du CNU rappelle son engagement en faveur de l’égalité professionnelle et de l’égalité de traitement, notamment l’égalité de genre. La section 17 du CNU est ainsi composée de manière paritaire.

  • « La section 17 du CNU s’engage également à œuvrer à une meilleure prise en considération des effets des violences sexistes et sexuelles sur les parcours et les contextes d’exercice professionnel (abandon, changement de direction, ralentissements, arrêts, etc.).

  • « La section 17 du CNU demande une procédure qui informe les membres de la section des sanctions disciplinaires prononcées les 5 dernières années pour les candidat·e·s à la promotion, au CRCT, à l’avancement de grade et aux primes.

  • « Au moment de l’examen de l’évolution de la carrière, la section 17 du CNU s’engage à prendre en considération les responsabilités liées à l’instruction et aux suivis des violences sexistes et sexuelles, nous invitons les candidat·e·s aux promotions, congés et primes à l’indiquer expressément dans leur dossier.

  • « La section 17 du CNU encourage à ce que les formations « éthique et intégrité scientifique » dispensées aux doctorant·e·s intègrent un volet sur les violences sexistes et sexuelles et encouragent des pratiques professionnelles déontologiques, notamment concernant les relations entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.

  • « L’engagement de la section 17 du CNU passe par la reconnaissance des travaux et des collègues qui œuvrent à penser ces questions ; la section les encourage donc, que ce soit au travers de recherches que d’enseignements au sein des établissements d’exercice. »

Mon commentaire.

J’ai surligné plus particulièrement les passages qui m’inquiètent en rapport au contenu « académique » des dossiers et surtout à la manière dont la section 17 entend qu’il soit traité. Je crains que cette motion, en avançant des critères relevant d’activités qui ne sont pas expressément présentées en termes correspondant professionnellement aux emplois visés (recherche, enseignement, responsabilités institutionnelles en rapport avec l’intitulé de la section), ne cautionne la prise en compte d’activités associatives, militantes et ne dérive vers des appréciations idéologiques.

Est-ce bien nouveau ? On peut rappeler que l’université a connu jadis et naguère des pratiques dans certains de ses recrutements favorisant des « orientations » à caractère idéologique et politique. Tout le monde le sait. Mais, à ma connaissance (je peux me tromper), ces critères favorisants/excluants ne faisaient pas l’objet de recommandations ou de directives explicites diffusées par les institutions officielles prenant une part décisive au recrutement et aux carrières. Si cette motion est avérée, comme je le crains, ce n’est plus le cas à présent : une politique appréciant des éléments sans relation nécessaire avec les travaux présentés par les candidats est ouvertement retenue et vivement « conseillée », à tel point qu’on peut se demander si les dossiers qui n’en font pas état ne partent pas avec un handicap sérieux, pour ne pas dire plus.

On m’objectera que cette politique en faveur de « l’égalité de genre » est officielle et que, pour certains de ses aspects, elle est même inscrite dans la loi. Autrement dit, il va de soi que les institutions universitaires et les universitaires (comme tous les citoyens) sont tenus de la respecter. Mais faut-il en conclure qu’ils doivent, en outre, en être les agents zélés et les thuriféraires dans le contenu de leur travail d’enseignement et de recherche, même si ce dernier n’a aucun rapport avec elle ? Quelle que soit la légitimité de cette politique, sa prise en compte de manière aussi insistante dans le processus de recrutement et d’avancement risque de devenir principale et de recouvrir de plus en plus l’intérêt substantiel des dossiers ou d’écarter a priori des dossiers dont le contenu en serait disjoint.

Notes

1 – Présentation sur le site du CNU https://conseil-national-des-universites.fr/cnu/#/ :

« Le Conseil national des universités est une instance nationale régie par le décret n° 92-70 du 16 janvier 1992. Il se prononce sur les mesures individuelles relatives à la qualification, au recrutement et à la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférences régis par le décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences.
Il est composé de 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline. Chaque section comprend deux collèges où siègent en nombre égal d’une part, des représentants des professeurs des universités et personnels assimilés et, d’autre part, des représentants des maîtres de conférences et personnels assimilés. »

Ce site, en cours de mise à jour, ne contient pas tous les documents qu’il entend mettre à la disposition du public.

2 -L’article de Xavier-Laurent Salvador faisant expressément état de cette motion, paru dans le JDD du 7 février, n’a pas davantage reçu de démenti https://www.lejdd.fr/societe/salvador-quand-le-genre-determine-les-carrieres-universitaires-141876 . Voir le « tweet » de l’Observatoire du décolonialisme https://twitter.com/decolonialisme/status/1755244293034246615

« Diane et Actéon » : des collégiens offusqués par un tableau… sur la pudeur

Quelle est cette nudité présente sur le tableau du Cavalier d’Arpin Diane et Actéon, dont un professeur de français a proposé récemment l’étude à ses élèves de sixième, déclenchant une énième et très inquiétante lamentation victimaire de « sensibilités offusquées » ? Est-elle un pur objet exhibé ?

Le 7 décembre, un professeur de français propose à ses élèves de sixième l’étude du tableau de Giuseppe Cesari (dit le Cavalier d’Arpin) Diane et Actéon, datant du tout début du XVIIe siècle. La nudité des personnages a « choqué » certains élèves, qui se sont dits « offusqués » et ont déclaré que c’était « contraire à leurs convictions religieuses », certains allant jusqu’à prétendre que l’enseignante avait « déjà tenu des propos racistes ». Relayée par un courrier de parent d’élève, l’affaire fait inévitablement penser à celle qui a conduit à la décapitation de Samuel Paty en octobre 2020. Comme pour Samuel Paty, les accusations à l’encontre du professeur relevaient de la pure et simple rumeur, mais à la différence de la tragédie de Conflans Sainte-Honorine, c’est la vérité qui a immédiatement prévalu. Le ministre Gabriel Attal s’est déplacé dans l’établissement le 11 décembre et a remis l’école au milieu du village en annonçant notamment une procédure disciplinaire1.

L’affaire des nus a fait grand bruit sur les réseaux sociaux, et tout le monde a pu voir le fameux tableau du Cavalier d’Arpin2. Pour en méditer le sujet et la composition, il va de soi qu’on doit prendre connaissance du passage des Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252) que le peintre a évidemment lu et médité. Imaginer une seule seconde que le professeur n’ait pas pris soin d’indiquer et d’expliquer ce passage aux élèves serait une calomnie de plus.

Je situe et je résume ce passage, qu’on peut lire in extenso en ligne3.

Le jeune chasseur Actéon s’égare dans une vallée consacrée à Diane et découvre une grotte où coule une source : c’est là que Diane se baigne, entourée de ses nymphes.

Le texte d’Ovide décrit les conditions du bain. Une nymphe recueille les armes de la déesse, une autre sa tunique, deux autres délacent ses sandales. Six nymphes sont nommées : Crocalé (dont il est précisé qu’elle porte les cheveux flottants) noue les cheveux de la déesse, Néphélé, Hyané, Rhanis, Psécas et Phialé déversent de l’eau sur son corps.

Dès qu’Actéon aborde la grotte abritant la source, les suivantes de Diane « dans l’état où elles sont » (c’est-à-dire nues) l’aperçoivent, se frappent la poitrine, poussent des cris, et, faisant un cercle autour de Diane, la protègent de leurs corps. La déesse, plus grande, les dépasse de la tête. Furieuse d’avoir été surprise, elle se retourne comme pour chercher ses armes, et jette de l’eau sur la tête d’Actéon qu’elle défie d’aller se vanter de l’avoir vue nue. La métamorphose d’Actéon commence : des bois de cervidé poussent sur sa tête, il fuit à une vitesse qui l’étonne lui-même, et se découvre entièrement transformé en cerf, incapable de parler. Ses chiens, dont le poète énumère les noms, ne le reconnaissent plus et le dévorent.

Il n’est donc pas étonnant que le tableau donne à voir des femmes nues – Diane et quelques-unes des nymphes de sa suite.

[voir le tableau sur le site du Musée du Louvre ]

Comme souvent dans la peinture mythologique, historique ou religieuse du XVIIe siècle, le tableau ne se présente nullement sous la forme d’un instantané. Il réunit plusieurs moments d’une scène se déroulant dans le temps que le spectateur est convié à déchiffrer. D’où quelques détails, qui peuvent paraître énigmatiques ou incohérents mais qui ne l’étaient probablement pas pour les connaisseurs de l’époque. Risquons donc une lecture hypothétique de sa temporalité et laissons-nous aller librement à quelques interprétations en essayant d’« entrer dans la pensée du peintre »4.

L’une des nymphes montre Actéon du doigt et se retourne, en un geste d’avertissement, probablement contemporain de l’arrivée d’Actéon. Nous reconnaissons Crocalé à ses cheveux flottants : vient-elle de nouer les cheveux de Diane ? Son attitude n’est-elle pas celle d’une femme surprise qui tente de faire écran pour cacher … quoi au juste, sinon la déesse ? Dans ce premier temps, Diane ne serait donc pas visible ou elle ne le serait que partiellement : on se plaît à l’imaginer soit dans la pénombre au fond de la grotte, soit dans le personnage qui à gauche nous tourne le dos et dont les cheveux sont noués. Aurait-elle, dans ce préparatif du bain, abandonné son emblème traditionnel, le diadème lunaire ? Pourquoi pas : le poète précise nettement qu’elle a déposé ses armes, tout aussi significatives de sa personne.

Mais il faut renoncer à cette interprétation, ou du moins la reléguer dans un temps différent de celui qui s’offre au centre exact du tableau. Le brillant diadème lunaire s’impose au regard : seule Diane peut le porter, car on ne peut pas supposer qu’il orne la tête d’un autre personnage. Du reste, les bois de cerf sont déjà présents sur la tête d’Actéon, indiquant le début de sa métamorphose : cela est un peu plus tardif, après le geste vengeur de Diane, dont la position des mains laisse penser qu’elle vient de projeter de l’eau. Notons cependant que le peintre ne l’a pas distinguée par une prestance plus imposante et par une plus haute taille que celles de ses compagnes – sa nudité la ramènerait-elle à une condition ordinaire ? Avouons que, pour notre regard d’aujourd’hui, cette Diane semble bien puérile alors que son visage devrait afficher tous les signes d’une indignation majestueuse. Et comment expliquer que le regard d’Actéon ne s’arrête pas sur elle, pas plus que sur un autre des personnages nus visibles ? Montre-t-il par ce regard détourné qu’il est un témoin involontaire ? Se refuserait-il à voir ce qu’il voit ? Est-il à ce point égaré qu’il ne peut plus rien voir de ce qui lui crève les yeux ?

Enfin, l’attitude des chiens qui regardent déjà Actéon en montrant les dents annonce la suite sanglante du mythe.

En tout état de cause, l’objet du tableau n’est pas une exhibition pure et simple, mais, en un subtil déroulement réparti dans sa composition, l’inverse d’une sollicitation au voyeurisme : son sujet est la pudeur. Il représente une scène dans laquelle les nymphes ont échoué à cacher ce qu’il ne faut pas voir. La seule nudité qui soit vraiment pertinente ici, fidèlement au récit d’Ovide et physiquement centrale dans le tableau, est celle qui n’aurait pas dû être vue et qui réduit la déesse à n’être qu’une femme ordinaire. Ce n’est pas parce qu’il a vu les nymphes nues qu’Actéon retombe à l’état animal, c’est parce qu’il a vu ce que, jamais, il n’aurait dû voir. L’apparition temporaire de la déesse en nu ordinaire est tout autant au centre du sujet que la métamorphose, plus spectaculaire, d’Actéon.

Les collégiens « offusqués », instruits par leur professeur du récit d’Ovide et de la « pensée du peintre », ne risquaient certainement pas d’être transformés en cerfs, pas plus qu’ils ne risquent d’être transformés en porcs ou en singes s’ils suivent une leçon de musique. Et donc Gabriel Attal a eu bien raison de préciser qu’à l’école française « on ne détourne pas le regard, on ne se bouche pas les oreilles ».

Pour répondre à ces « sensibilités offensées », fallait-il, au nom même de l’art et en se dispensant de toute analyse ou même de toute information, convoquer une myopie picturale dans un déferlement de « tweets » alignant indistinctement (« en veux-tu, en voilà »), sans aucune profondeur, sans aucune interrogation, des nus de toutes sortes ? Comme si soulager un corps humain du poids de ses vêtements devait aussi le débarrasser de toute pensée et le transformer en objet « à regarder », alors que le tableau réfléchit, en une représentation paradoxale, ce qui n’a pas à être vu.

Notes

2 – Le tableau et la notice de la version présente au Louvre sont consultables à cette adresse : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066793

3 – Texte latin, traduction et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006. En ligne http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-001-252.html

4 – Expression employée par Le Brun dans sa conférence du 7 mai 1667 sur Saint Michel terrassant le démon de Raphaël, dans André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Mérot, Paris : ENSBA, 1996, p. 67.

Laïcité scolaire : une règle claire à valeur éducative

Article CK sur le site de la revue Le Droit de Vivre, 10 décembre 2023

Présentation par la revue :

« La loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves des établissements scolaires publics l’affichage ostensible d’une appartenance religieuse fait l’objet de mauvais procès et d’offensives régulières. Tour à tour décrite par ses détracteurs comme liberticide, uniformisante ou « islamophobe », elle constitue au contraire un lieu à part où l’enfant, devenu élève, construit sa propre liberté. L’école lui offre une double vie, un lieu à l’abri des « proximités », des assignations et des intégrismes. »

Lire la suite sur le site LEDDV

Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas

Intervention à la soirée du 16 octobre « Réparer la République »

Le 16 octobre 2023, j’ai participé à Paris à une soirée organisée par le Collectif laïque national à l’invitation du Grand Orient de France1. Intitulée « Réparer la République », elle était un hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, deux professeurs tombés sous les coups d’un terroriste islamiste. On trouvera ci-dessous le texte de mon intervention, à laquelle j’ai ajouté, pour la version écrite, les intertitres et les notes.

La dictature du « ressenti »

Début octobre 2020, en classe de 4e, Samuel Paty fait cours sur la liberté d’expression. Il utilise un dessin de Coco paru dans Charlie Hebdo en septembre 2012, dessin relatif à un film et qui fait l’objet d’une fiche pédagogique référencée sur le réseau Canopé du MEN2.

Samuel Paty est alors accusé d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe sur critère religieux, parce que musulmans. C’est faux, ce qui est confirmé par des élèves présents. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués »3.

Dès lors la machine accusatoire est enclenchée, maniée par des virtuoses de l’art d’être choqué. Le père de l’élève et son « accompagnateur »4 s’emparent de cette parole mensongère et la développent : il faut « virer ce professeur ». L’administration de son côté – on le sait notamment par le rapport de l’IGESR5 du 3 décembre – adopte la thèse de la menteuse sur un point non négligeable (S. Paty « a froissé les élèves »), ce qui revient, en l’occurrence et de la part de la parole publique, à restaurer le délit de blasphème. Elle s’étonne de la résistance du professeur à « reconnaître une erreur ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie.

Le 16 octobre, Samuel Paty est décapité par le fils d’un Tchétchène réfugié dans l’« État français islamophobe ». Abdullah Anzorov a été renseigné par quelques élèves.

Les professeurs n’ont qu’à bien se tenir. Cibles idéales offertes au « ressenti » des élèves et des parents érigés en censeurs par un dispositif mis en place depuis des décennies, il n’est déjà pas très bon qu’ils veuillent instruire sans négocier, sans s’agenouiller devant ce qu’on appelle « le bruit pédagogique ». L’exercice se révèle extrêmement dangereux quand l’objet de cette instruction est, comme le prescrit pourtant le programme d’EMC (Enseignement moral et civique), la liberté d’expression, notamment de la presse. Ce que notait, non sans un humour qui nous navre a posteriori, un mél de S. Paty : « Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine ».

Les croyances ont-elles des droits ?

Et puis ces petits profs ont besoin de conseils, de leçons prodiguées cette fois par un professeur du Collège de France, François Héran, qui dans plusieurs interventions publiques prit la peine de leur expliquer que la liberté d’expression est abusive quand elle empiète sur « la liberté de croyance », et qu’il convient de la modérer pour n’offenser aucune sensibilité6.

Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que les uns et les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie ou même blesse une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme comme admissible que « la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »7. D’où ces déclarations odieuses « Je condamne, mais… ».

Or, comme le montre Gwénaële Calvès, il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses opposable, par exemple, à des dessins de presse ou à d’autres formes d’expression8. Seules les personnes ont droit au respect. Tel pourrait être l’objet d’une séquence d’enseignement sur la liberté d’expression, illustrée notamment par un dessin de presse et son contexte.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on peut afficher une opinion politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais cela vaut réciproquement : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines et jamais aux personnes, a ici une leçon de bonnes manières à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. « Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »9

La voie de l’ignominie toujours ouverte

Ce n’est pas fini. Dans un lycée d’Arras, ce 13 octobre 2023, un terroriste islamiste dont la famille, elle aussi, avait trouvé refuge dans « l’État français islamophobe », a massacré un professeur, Dominique Bernard, et blessé trois autres membres du personnel, dont l’un grièvement. La date, la similitude des faits laissent penser qu’il s’agit d’une réplique délibérée de l’assassinat de Samuel Paty. Du reste, un détestable néologisme circulant chez certains élèves – « je vais lui faire une Samuel Paty » -, a érigé cet assassinat en modèle. Ajoutons que l’ancien chef du Hamas Khaled Meshaal a appelé les musulmans du monde à un « jour de djihad » ce vendredi 13 octobre10. Mais l’État islamique n’avait-il pas, déjà en 2015, appelé à tuer des professeurs en France ?11

Les tombereaux de fleurs et autres minutes de silence qui recouvrent ces massacres ne parviennent plus à dissimuler le poids du contexte institutionnel, ni à masquer l’impuissance publique et les années de déni. Il est vrai que les ouvriers de la onzième heure qui s’empressent de verser des larmes de crocodile donnent des signes de fébrilité : la culpabilité semble changer de sens.

Mais Mickaëlle Paty, la sœur de Samuel, a raison de dire que « nous ne sommes pas dans l’après Samuel Paty, mais dans le pendant »12. Certains encouragements officiels à persévérer dans la voie de l’ignominie n’ont pas pour autant disparu – ce que je vais tenter d’illustrer à présent par un tout petit détail.

Un gros « trou dans la raquette » dans le programme d’enseignement moral et civique

Je remonterai pour cela à l’émission Répliques (France Culture) du 24 avril 2021. Elle a opposé François Héran à Souâd Ayada (alors présidente du Conseil supérieur des programmes) au sujet de l’enseignement de la liberté d’expression. À un moment, F. Héran a avancé que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de recourir en classe à certaines caricatures.

Je suis allée voir. En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté au début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »13

Il y a là un gros « trou dans la raquette ».

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au seul motif qu’elle existe. Toute démarche critique à l’égard d’une conviction est d’emblée disqualifiée, ce qui est à la fois contraire au droit et à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Comment peut-il éclairer le concept de liberté d’expression ? Comment un Samuel Paty, comment un Dominique Bernard peuvent-ils enseigner ? Ou alors il faut s’en tenir à des notions bisounours erronées et vagues, en berçant les élèves avec ce qu’ils croient savoir (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure. Mais cette phrase du programme officiel est elle-même une injonction à l’autocensure !

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. Lui faut-il enseigner le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien d’autres points du programme et les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir. De plus elle introduit le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne.

Cette si gentille phrase ne peut pas être lue de manière anodine. Incompatible avec le droit républicain, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire. Elle n’a pas sa place dans un programme d’enseignement établi par une république laïque. L’y maintenir c’est excuser d’avance les saintes-nitouches armées d’un coutelas qui s’érigent en défenseurs d’une foi. Il faut la supprimer.

Oui, c’est un détail. Mais il est significatif de l’esprit de bien des textes officiels. Plus largement il révèle une mentalité, un défaitisme décervelant répandu par le « bisounoursisme » ambiant, il révèle un acquiescement anticipé aux propos culpabilisateurs tenus par des dévots sanguinaires, par leurs soutiens clientélistes et par leurs idiots utiles. Il faut combattre cette mentalité ; il est grand temps de consentir à voir que « contre nous de la tyrannie l’étendard sanglant est levé ».

[Vidéo sur la chaîne Youtube du GODF  https://www.youtube.com/watch?v=gXkmQ-9rZOE à 6’07 minutes du début de la vidéo.]

Notes

1 – Intervenants : Alain Seksig, Eddy Khaldi, Benoît Kermoal, Damien Boussard, Sophia Aram, Yaël Goosz, Hadrien Brachet. En présence de Guillaume Trichard Grand Maître du GODF. Voir l’affiche https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2023/10/Affiche-GODF-16-10-2023-Reparer-la-Republique.jpg

3 – Je m’inspire ici du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris, Cherche-Midi, 2021.

4 – Abdelhakim Sefrioui le leader en France du collectif Cheikh Yassine fondateur du Hamas.

5 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

6 – Voir par exemple sur le site La vie des idées sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran , où sont habilement confondus les opinions (croyances, incroyances, etc.) et les personnes, et qui érige en principes, sans aucun critère, les notions d’offenseur et de « minorité offensée ». Sur le caractère prétendument tardif en droit français du concept de « liberté d’expression » et sur la référence non-pertinente à un passage de la Constitution de 1958, voir la critique détaillée de Gwénaële Calvès, professeur de droit public : https://www.mezetulle.fr/vous-enseignez-la-liberte-dexpression%e2%80%89-necoutez-pas-francois-heran%e2%80%89-par-gwenaele-calves/ . On lira aussi l’analyse de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

7 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

8 – Voir référence à la note 6.

9 – Boileau, Le Lutrin , I .

13 – Souligné par moi. Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . Repris dans le BO du 30 juillet 2020. Les réflexions qui suivent reprennent en partie un article que j’ai publié sur ce site en janvier 2022 « Doit-on enseigner le ‘respect des convictions d’autrui ?' » https://www.mezetulle.fr/doit-on-enseigner-le-respect-des-convictions-philosophiques-et-religieuses-dautrui/

« Le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’école de la République » (communiqué de l’APPEP)

Je reproduis ci-dessous le communiqué publié le 14 octobre par l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public à la suite de l’attentat terroriste dans un lycée d’Arras. J’y souscris entièrement.

« L’attentat terroriste d’Arras.

« Alors que les professeurs s’apprêtent à commémorer le 16 octobre le troisième anniversaire de la mort de leur collègue Samuel Paty, le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’École de la République.

« Un professeur de lettres, Dominique Bernard, a été tué à l’arme blanche sur le perron de la cité scolaire Gambetta-Carnot à Arras par un ancien élève de l’établissement qui a également blessé trois autres membres du personnel éducatif, dont un grièvement [1].

« L’Appep tient à exprimer sa solidarité à la famille et aux proches de Dominique Bernard, à ses trois collègues blessés, à l’ensemble des personnels ainsi qu’aux élèves de l’établissement.

« Elle partage la sidération et l’inquiétude légitimes des professeurs. Ce nouvel attentat confirme en effet que l’École publique est une des principales cibles du fanatisme islamiste.

« L’Appep redoute le climat de peur qui risque de s’installer dans les établissements. Comment les élèves peuvent-ils s’instruire lorsque la menace de nouvelles violences plane ? Comment les professeurs peuvent-ils exercer sereinement leur métier quand ils savent qu’ils peuvent être des cibles ?

« L’Appep encourage les professeurs à ne céder ni à la terreur ni à l’auto-censure, et à ne pas s’isoler de leurs collègues. Elle les appelle à poursuivre leur travail de transmission des savoirs et de construction du jugement critique. Elle rappelle à quel point celui-ci est décisif pour lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme.

« L’Appep attend du ministère qu’il protège et soutienne les professeurs dans l’exercice de ces missions.

[1] En l’état actuel de nos informations. »

Lire le communiqué sur le site de l’APPEP.

Abaya : le fonctionnement de la laïcité scolaire

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal rappelle l' »affaire de Creil » (1989) et le débat au moment du vote de la loi du 15 mars 2004. Apparente similitude qui s’inscrit dans un dispositif politique totalement inverse de ceux qu’on a connus antérieurement. On saisit ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire1.

Un dispositif politique inversé : dévitalisation et ringardisation des discours victimaires

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre Gabriel Attal2 a réveillé des discussions qui ont surgi en 1989 au sujet du port du voile (affaire de Creil). Déjà à l’époque, on parlait d’un « bout de tissu », il fallait être anti-musulman ou même « un peu raciste » pour y voir un test politico-religieux, l’école laïque « stigmatisait » des petites filles musulmanes traversant une crise d’adolescence, l’important était de « dialoguer » en faisant savoir que le dialogue déboucherait sur une acceptation, une interdiction était « liberticide », etc. C’est dans ce contexte qu’à l’époque j’ai participé, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, à la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », dite « Profs ne capitulons pas !», parue dans Le Nouvel Obs du 2 novembre 19893. Quinze ans passèrent, avec l’extension des manifestations d’appartenance religieuse à l’école encouragées par la pusillanimité et l’aveuglement de la puissance publique, avant que le législateur vote la loi du 15 mars 20044.

On avait même pensé en 89 à consulter une autorité religieuse (en l’occurrence et si j’ai bonne mémoire le roi du Maroc) pour déterminer si le voile est ou non un signe religieux. Un comble pour une république laïque qui « ne reconnaît aucun culte » que ce geste théocratique de transfert de souveraineté vers les religions – c’est pourtant ce qu’a réitéré la France Insoumise le 3 septembre dernier par la voix de son représentant Manuel Bompard5.

Sans doute les ingrédients du vieux film repassent, mais le film n’a plus rien de capitulard. La similitude des thèmes auxquels recourent aujourd’hui les opposants à l’interdiction des manifestations d’appartenance religieuse à l’école avec ceux de 1989 et de 2004 ne doit pas nous tromper. Car le dispositif général est extrêmement différent. La reprise des lamentations bienpensantes s’inscrit cette fois dans un fait politique totalement inverse de celui de 1989 qui les dévitalise en les ringardisant. Les contorsions et tergiversations analogues à celles de 89 (qui avaient inauguré plusieurs décennies de discours culpabilisateurs) sont ultra-minoritaires et le ministre s’appuie à juste titre sur un fait patent permettant de renvoyer sans état d’âme à l’application de la loi. Il est clair que nous avons affaire à une manifestation d’appartenance politico-religieuse – le port de l’abaya est, entre autres, soutenu par la nébuleuse islamiste6. Le fait est aveuglant, même Lionel Jospin l’a récemment reconnu et dit avoir « bougé » depuis 19897. Nos concitoyens ne se laissent plus intimider par les discours de victimisation et de culpabilisation qui ont si longtemps et jusqu’à présent fonctionné : cela ne marche plus !

Les Français le disent de manière nette, et cela est un fait politique important qui oppose la séquence actuelle à celles qui l’ont précédée. Selon un récent sondage IFOP8,

« L’interdiction de l’abaya et des qamis […] fait l’objet dans l’opinion publique d’un consensus encore plus fort que celui observé en 2004 pour la loi interdisant les signes religieux : 81% des Français approuvent cette interdiction à l’école publique ». Le caractère religieux de ces tenues « est indéniable pour une large majorité de Français (70%) mais aussi pour ceux qui en vendent en France sur Internet » et « le nombre de musulmans estimant que ces tenues ont un aspect religieux est presque aussi élevé (41%) que le nombre de ceux qui pensent qu’il n’en a pas (48%) »

La laïcité scolaire et l’instruction : quelques rappels

Lorsque le ministre de l’Éducation nationale dit que, dans l’école laïque, on ne doit pas pouvoir identifier l’appartenance religieuse des élèves « rien qu’en les regardant », il a raison ! L’école publique n’est pas le lieu d’une partition formant, à grand renfort de « tags », des clans identitaires exclusifs, on n’y introduit pas de frontières inspirées par une extériorité qui viendrait imposer des exigences particulières et qui, en l’occurrence, normaliserait une orthopraxie religieuse à finalité politique.

C’est ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire. Le principe de laïcité s’applique bien évidemment à l’école en tant qu’elle est une institution publique : elle n’a pas à propager des influences doctrinales et ses agents sont soumis à l’application stricte du principe dans l’exercice de leurs fonctions. Mais ce principe, par définition limité à ce qui participe de l’autorité publique, ne vaut pas dans l’espace ordinaire : dans la société civile, c’est la libre expression et le libre affichage qui prévalent. Pour autant, l’espace scolaire n’est pas pour les élèves un espace civil de jouissance ordinaire du droit. À l’école, les élèves sont tenus d’observer une réserve qu’ils n’ont pas à observer dans l’espace civil ordinaire. C’est notamment l’objet de la loi du 15 mars 2004, qui dispose :

« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.
»

Il suffit de lire le texte pour voir que la loi sanctionne non pas des intentions ni des signes isolables dont on pourrait établir la liste mais des manifestations ostensibles. Le dialogue avec l’élève a pour objet d’expliquer la loi, non d’en négocier l’application. La loi est la même pour tous : aucune manifestation d’appartenance religieuse n’est particulièrement visée – prétendre le contraire serait du même ordre que de dire que les sanctions pour excès de vitesse sur la route « stigmatisent » les amateurs de vitesse…

Cette loi est bien écrite. On y trouve notamment un minimalisme qui s’appuie sur l’extériorité. Du point de vue philosophique, on peut faire remarquer que cela vaut aussi bien pour l’observance que pour le non-respect d’une loi : on peut brûler un feu rouge pour de prétendues « bonnes » raisons, on peut s’y arrêter par habitude, par peur du gendarme ou par civisme, l’important est ce qu’on fait. La loi ne sonde pas les reins et les cœurs, elle ne distribue pas des bons et des mauvais points de moralité ; ce qui compte est ce qu’on observe : ici la manifestation.

La réserve exigée des élèves par la loi de 2004 porte sur les manifestations ostensibles et ne vise pas les signes religieux discrets – c’est une différence avec le principe strict de laïcité exigible des agents. Notons aussi que les élèves sont pour la plupart mineurs et que l’école publique doit les protéger les uns des autres durant le temps scolaire en matière d’influence idéologique et de pressions – ce qui n’est évidemment pas le cas pour les étudiants. Notons enfin que leur liberté d’expression s’exerce dans les établissements9 : en revanche les agents publics – notamment les professeurs – ne jouissent pas de cette liberté aussi largement dans l’exercice de leurs fonctions et en tout cas pas en présence des élèves.

Néanmoins l’aspect formel, que je viens d’évoquer, de la laïcité scolaire ne l’épuise pas et elle appelle des explications d’un autre ordre.

La respiration laïque : le contraire d’un intégrisme

L’école n’a pas à accepter, et encore moins à prolonger, l’assignation sociale ou communautaire des élèves : elle doit leur offrir une double vie – l’école à l’abri de l’environnement social et domestique, la maison à l’abri du maître. Les exigences scolaires ne sont pas permanentes, elles alternent avec la vie au dehors de l’école, vie sociale qui n’a pas non plus à imposer partout et tout le temps ses propres injonctions, à régenter l’intégralité de la vie. L’élève qui ôte ses atours religieux à l’entrée de l’école publique est libre de les remettre à la sortie ; il jouit de l’alternance, il échappe aussi bien à l’uniformisation d’État qu’à celle que lui dicte sa propre « communauté ». C’est la respiration laïque que j’ai maintes fois évoquée10, diamétralement opposée à l’intégrisme puisque tout intégrisme exige l’uniformisation constante, partout et de tous les instants, à ses dogmes.

Dans la Lettre « Profs ne capitulons pas ! » nous écrivions déjà : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père. »  – c’était caractériser l’uniformisation de l’espace induite par l’intégrisme. Accepter le port de signes religieux à l’école ce n’est pas introduire une liberté, c’est donner raison à ceux qui veulent imposer ce port partout et tout le temps, c’est leur signifier qu’aucun domaine réservé n’est en mesure de borner leurs exigences, c’est interdire tout point de fuite à ceux qui leur sont soumis. Ainsi la loi de 2004, en installant concrètement cette respiration, ménage toujours un point de fuite ; elle fait faire aux élèves une expérience de liberté et leur permet de comprendre en quoi la laïcité est le contraire d’un intégrisme.

Laïcité et savoirs

Venons-en à l’aspect philosophique fondamental de la question. Les élèves présents à l’école ne sont pas des libertés constituées, mais des libertés en voie de constitution. On ne vient pas à l’école simplement pour jouir de son droit, mais pour s’autoconstituer comme sujet autonome. En ce sens, l’école n’est pas seulement une institution de droit, ni un service, c’est une institution philosophique et les élèves ne sont pas des usagers. La laïcité de l’école publique tient au contenu de l’enseignement lui-même. On s’y instruit des éléments selon la raison et l’expérience, afin d’acquérir force et puissance, celles qui font qu’on devient l’auteur de ses pensées. Cette saisie critique du pouvoir que chacun détient s’effectue par un détour demandant une distance, un pas de côté par rapport aux forces immédiates et de proximité : la demande d’adaptation, les données sociales, les idées répandues. Le détour est celui des savoirs formant l’humaine encyclopédie – laquelle comprend les religions, mais en tant que pensées, œuvres et faits, et non en tant que croyances et ciments sociaux. Dire que les religions sont exclues de l’école révèle une profonde méconnaissance des programmes.

Les savoirs11 sont au cœur de l’école, et c’est cela qui, d’abord, est libérateur et laïque. Pourquoi ? Parce que par nature ils échappent à toute instance extérieure – c’est ce que découvre comiquement M. Jourdain dans une célèbre scène du Bourgeois gentilhomme, à propos de la phonétique du français : cette dernière a ses propriétés, ses lois. Aucune autorité ne peut ordonner de croire une ineptie ou de se dispenser de l’examen raisonné. Mais la réciproque est plus intéressante : aucune autorité ne peut ordonner de croire ce qui est vrai, car si vous croyez une proposition vraie sur la foi d’une parole extérieure, vous ne jouissez d’aucune autonomie. L’autorité des savoirs est immanente à ceux-ci, elle s’effectue dans leur construction et dans leur appropriation et non par génuflexion devant une autorité extérieure. Voilà ce qui est en question à l’école, voilà pourquoi l’instruction demande une démarche essentiellement laïque.

Avec cette immanence et cette autosuffisance – ce qui est une forme de minimalisme -, on retrouve le fondement philosophique du concept politique de laïcité : une association politique laïque n’a besoin, pour être et pour être pensée, que d’elle-même. La Nation dont parle la Constitution12 s’autorise d’elle-même, autoconstitution ne devant rien à une instance transcendante (ethnique, religieuse, sociale…) qui la légitimerait d’un geste extérieur. On rappellera que la République des lettres13 que l’Europe éclairée développa dès le XVe siècle associait la liberté au savoir, ne reconnaissant d’autre autorité que celles de la vérité et de la raison ; elle mettait en présence des esprits par définition égaux. Tel est l’esprit de l’école républicaine laïque : c’est quand elle reste fidèle à cet esprit des humanités14 qu’elle institue vraiment les citoyens.

Notes

1– Le présent texte reprend certains éléments du texte publié par Philosophie magazine le 11 septembre 2023 https://www.philomag.com/articles/linterdiction-de-labaya-lecole-est-elle-justifiee dans le cadre d’un « Pour / contre », en confrontation avec un texte de Jean-Fabien Spitz. Outre des développements plus amples de ces éléments, on trouvera ici d’autres considérations.

2 – Lire la note de service du 31 août 2023 https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo32/MENG2323654N et la Lettre de Gabriel Attal aux chefs d’établissement, IEN et directeurs d’école https://www.education.gouv.fr/principe-de-laicite-l-ecole-respect-des-valeurs-de-la-republique-lettre-de-gabriel-attal-aux-chefs-d-379143

5 – Europe1, 3 septembre 2023 https://www.youtube.com/watch?v=fbGsE-c2gFM

6 – Notamment l’Organisation internationale de soutien au prophète de l’islam. Voir Le Point 6 sept. 2023 https://www.lepoint.fr/societe/abaya-la-france-visee-par-une-campagne-de-diffamation-venant-de-turquie-06-09-2023-2534396_23.php . On ajoutera qu’une une association communautaire a brûlé la politesse à la FI pour demander au Conseil d’État la suspension de l’interdiction – demande introduite par l’Association droits des musulmans, rejetée par le Conseil d’État le 7 sept. 2023. Voir le communiqué de presse du CE https://www.conseil-etat.fr/actualites/laicite-le-conseil-d-etat-rejette-le-refere-contre-l-interdiction-du-port-de-l-abaya-a-l-ecole

8 – Étude publiée dans Le Droit de Vivre https://www.leddv.fr/enquete/enquete-les-francais-et-linterdiction-de-labaya-20230905 5 sept. 2023.

9 – Code de l’éducation art. L511-2. « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. » Ils peuvent, par exemple, disposer de panneaux d’affichage.

10 – Notion exposée dans l’article « Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque », Le Monde, 30 janvier 2015 https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/30/contre-l-integrisme-choississons-la-respiration-laique_4566781_3232.html , reprise dans plusieurs articles publiés et en ligne – voir notamment sur ce site « Laïcité et intégrisme » https://www.mezetulle.fr/laicite-et-integrisme/.

11 – Savoirs constitués s’agissant de l’école élémentaire et secondaire, savoirs en constitution au niveau universitaire. Dans les deux cas, les champs du savoir n’ont pas à être définis ni légitimés de l’extérieur, ils émanent de la production des savoirs elle-même.

12 – Déclaration des droits, article 3 « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

13 – Voir « La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir », https://www.mezetulle.fr/la-republique-des-lettres-liberte-egalite-singularite-et-loisir

14 – Les humanités sont ici prises dans leur sens moderne, développé notamment par les Lumières : il s’agit l’ensemble des savoirs, y compris bien sûr les sciences et les techniques. Je me permets de renvoyer au chapitre VI (p. 176 et suiv.) de mon Penser la laïcité (Paris, Minerve, 2015).

Comme une idée de pluriel

Je viens d’acheter deux pare-soleil pour la voiture. Ornés de dessins, ils sont accompagnés de jeux proposés aux enfants. Sur l’emballage figure l’explication des jeux, précédée d’une présentation de trois lignes où l’on repère deux grosses fautes d’orthographe.

Heureusement que, comme on l’apprend par la pastille bleue située à gauche, ces jeux ont été « développés avec des professeurs des écoles ». Je ne peux pas m’empêcher de reconnaître ici la mansuétude de la pédagogie moderne. Si, dans la phrase en question, un élève écrit « présentent » au lieu de « présentes », n’en profitez pas, pédant capitaliste du savoir que vous êtes, pour lui faire observer que « présentent » ne peut être qu’une forme conjuguée du verbe « présenter », et que pourtant on ne trouve pas dans la suite l’objet de ce verbe transitif, et que d’ailleurs le verbe de la proposition est « permettent ». Donc cela ne peut pas être un verbe, alors quoi d’autre qui puisse être en rapport avec « les illustrations »  ? un adjectif qualifiant « les illustrations » !
Non non, que de raisonnements, c’est trop compliqué et surtout c’est traumatisant pour un «gamin » qu’il faut plutôt féliciter et laisser s’épanouir en évitant la contrainte : n’a-t-il pas senti qu’il y a là comme « une idée de pluriel » ? Et pour la faute précédente, s’embarquer dans la déclinaison des adjectifs possessifs, ce serait carrément de la torture, où on va là ?

Mais j’ai mauvais esprit et une hypothèse plus généreuse est possible : ce petit texte n’a peut-être même pas été présenté aux professeurs des écoles en question pour « validation » ?