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‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique, par B. Moysan (III)

Troisième partie : L’imaginaire allemand

Troisième et dernière partie de l’article de Bruno Moysan consacré au commentaire du livre d’entretiens de Stéphane Rozès avec Arnaud Benedetti Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022).

Lire la première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Lire la deuxième partie : L’imaginaire français

Troisième partie : L’imaginaire allemand

À la suite d’un important développement sur la monnaie européenne, Stéphane Rozès remarque que « dans un pays les conceptions mêmes de la bonne et de la mauvaise économie résultent de l’imaginaire des peuples »1. Pour lui,

« La construction de la BCE est directement héritée de l’histoire allemande et de la conception que se font les Allemands de l’économie et des finances publiques. Lorsque la réunification de 1990 s’effectue, le politique en Allemagne intime à la Bundesbank, en dépit de son indépendance, d’avoir une politique monétaire permettant d’accueillir l’Est. C’est-à-dire que même dans un pays où a été conçue la pensée ordo-libérale, des facteurs éminemment politiques vont jouer. Néanmoins, le sujet des Allemands, ce n’est pas tant le contenu des disciplines monétaires, c’est le fait qu’il y ait une discipline, et qu’elle soit la résultante de la conception que ceux-ci se font de la bonne économie »2.

Les conséquences de la guerre de Trente ans

D’une manière hautement significative, Stéphane Rozès voit dans la guerre de Trente ans un des moments fondateurs les plus essentiels de l’imaginaire allemand. La façon dont la France et l’Allemagne, aux XVIe et XVIIe siècles, se déstructurent puis se restructurent mériterait une étude à part tant finalement l’ordre qui sort du traité de Westphalie en dit long et sur la France et sur l’Allemagne et sur leurs fondamentaux respectifs. La guerre de Trente ans a été un traumatisme qui, du fait de la structure encore féodale par bien des côtés de la société allemande de l’époque, ne pouvait se résoudre sur le mode de la centralisation rationnelle. Comme l’écrit Jean-Claude Capèle :

« La conséquence [de la guerre de Trente ans] est bien sûr le raffermissement des pouvoirs locaux et des particularismes au détriment d’une entité politique unique. La guerre de Trente ans a ainsi créé, en plein cœur de l’Europe, un vide politique et militaire dans un espace économique ruiné où les princes sont renforcés dans leur pouvoir, tandis que la bourgeoisie des villes et la paysannerie perdent à nouveau toute influence réelle »3.

Aux lendemains de ce cataclysme, il fallait chercher et construire l’unité du collectif situé rive droite du Rhin ailleurs que dans la verticalité organisatrice. La lecture de Norbert Elias, La civilisation des mœurs4, Les Allemands5, aussi bien que celle de Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne6, de Gilles Cantagrel7 ou de Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières8, montre un collectif en proie à la fragmentation et cherchant son unité. Avant de trouver sa traduction politique, laquelle n’arrivera que tard, au XIXe siècle, cette unité sera, dans un premier temps, pensée et expérimentée dans ce qu’on pourrait appeler la sphère de l’esprit, esprit étant entendu dans un sens très large incluant la langue, le religieux, la philosophie, l’art, la poésie, etc. La lente construction de l’unité allemande s’est faite plus horizontalement et par tâtonnements que par le haut. Elle a été avant tout le fait d’une bourgeoisie lettrée, de langue allemande, plus ouverte sur les influences étrangères qu’on ne l’a dit parfois mais profondément ancrée dans une germanité dont le creuset métabolique sur le plan sociologique aura été une nébuleuse de pasteurs, fils de pasteurs, petit-fils de pasteurs, théologiens, juristes, etc. Bach était issu de cette strate-là et Marcel Beaufils, en donnant pour sous-titre à sa thèse « Essai sur la musique bourgeoise et l’éveil d’une conscience allemande au XVIIIe siècle et aux origines du XIXe », montre bien tout ce qui sépare cette culture de celle des cours allemandes beaucoup plus cosmopolites. Norbert Elias, tout comme Marcel Beaufils et avant eux Mme de Staël ou Heinrich Heine, décrivent en effet une société qui est, durant une longue période de son histoire, clivée entre une strate curiale cosmopolite profondément soumise à des influences étrangères (françaises, italiennes et anglaises) et une strate bourgeoise beaucoup plus ancrée dans des fondamentaux spécifiquement allemands. Cet ancrage allemand n’ôte pas à cette bourgeoisie toute forme de perméabilité aux influences étrangères. Simplement, contrairement aux princes qui la gouvernent, elle métabolise ces influences étrangères de façon à en faire quelque chose de profondément sien, le meilleur exemple étant tout simplement sur le plan musical Jean-Sébastien Bach. C’est cette cuisine assimilatrice sur fond d’identité forte, associant affirmation de soi et mise en projet, qui fera le flamboiement de la pléiade de génies nés entre 1745 et 1775.

Pratiques unificatrices. La notion allemande de « culture »

Le chapitre sur la querelle de l’opéra allemand du Comment l’Allemagne est devenue musicienne de Marcel Beaufils et celui sur le duel des Allemands de Norbert Elias montrent comment se négocient les relations entre la strate princière et la strate bourgeoise en Allemagne au XVIIIe et XIXe siècles. Marcel Beaufils montre que c’est un ensemble d’initiatives non-coordonnées mais systémiques venant de la bourgeoisie et de musiciens acquis à la cause de l’opéra allemand, par exemple Hiller, Dittersdorf, Mozart, Weber, qui sont parties à l’assaut de l’« opéra welsche » dans les dernières décennies du XVIIIe siècle et les premières du XIXe siècle mais que, en définitive, ce sont les princes qui ont donné le coup de grâce au quasi-monopole de la musique italienne dans les opéras de cour. Plus tard, c’est l’appui de Louis II de Bavière qui achèvera, par son soutien financier et idéologique, le combat commencé quelques décennies auparavant par Wagner, aidé par Liszt, ne l’oublions pas. Le chapitre de Norbert Elias sur le duel montre le mécanisme inverse. Ici, ce n’est pas la strate princière qui achève le travail commencé par la nébuleuse des travailleurs de l’esprit en étroite association avec un ensemble de pratiques sociales qui structurent la vie musicale, mais bien la bourgeoisie qui assimile une pratique essentiellement aristocratique et militaire et finit par se conformer à des logiques et à des représentations qui ne sont pas initialement les siennes. Et Norbert Elias d’illustrer son propos avec l’exemple tardif mais ô combien éclairant d’Ernst Jünger.

Ces deux exemples montrent deux pratiques unificatrices permettant de surmonter les conséquences de la fragmentation, lesquelles correspondent à deux strates agissantes qui finissent par converger. En dépit de son cosmopolitisme, la strate princière, quelles que soient ses divisions religieuses, ses conflits entre dynasties, ses jeux de pouvoirs et de territoires (par exemple, au XIXe siècle, la question de la grande et de la petite Allemagne), est en réalité profondément unifiée par un maillage de liens familiaux aux extensions européennes multiples et par la permanence, au moins symbolique, des représentations léguées par le Saint-Empire médiéval. Lorsqu’en janvier 1742, Charles-Albert de Bavière, fils de l’électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière et de Teresa Sobieska, est élu Empereur du Saint-Empire, c’est une symbolique extrêmement ancienne associée à des pratiques de pouvoir elles-aussi extrêmement anciennes qui montre sa permanence en plein milieu du XVIIIe siècle, parce que personne n’ignore que le dernier Wittelsbach à avoir été Empereur du Saint-Empire était Louis IV entre 1314 et 1347.

A contrario, la strate de la bourgeoisie allemande aura tenté, et avec succès, de penser les assemblages menant à l’unité dans et par le langage sous la forme de ce qu’on appelle la culture au sens allemand du terme. Comme le montre Norbert Elias dans l’article déjà cité plus haut,

« La notion allemande de culture […] souligne les différences nationales, les particularités des groupes ; c’est grâce à cette fonction qu’elle a pu revêtir, bien au-delà de sa situation originelle, une importance dépassant, par exemple dans le domaine de l’ethnologie et de l’anthropologie, l’ère linguistique allemande. Or, cette situation originelle est celle d’un peuple qui, par rapport aux autres peuples d’Occident, a accédé très tard à l’unification et à la consolidation politiques, et dont les limites ont fluctué pendant des siècles et continuent de le faire »9.

La bourgeoisie allemande aura pensé très tôt, dans la philosophie, la littérature et les arts, et en premier lieu dans la musique, ces éléments essentiels de la culture allemande du XIXe et du XXe siècles que seront l’unité, la totalité et la force, cela avant que leur soit donnée une quelconque traduction politique.

Le baroque allemand et la quête d’unité selon Gilles Cantagrel

Étudiant la traduction spécifiquement germano-luthérienne des fondamentaux du baroque musical européen dans la période allant de Schütz à Bach, Gilles Cantagrel, dans des pages très éclairantes, montre combien le stylus phantasticus, « expression sonore propre à cette époque et à ce milieu de l’Allemagne luthérienne […] agit comme métaphore de l’énergie et de la diversité de la vie » tout en « laissant le sentiment diffus d’une profonde unité interne ». Et Gilles Cantagrel de remarquer ensuite : « C’est que les divers épisodes possèdent en effet en commun quelque cellule fondatrice, un intervalle, une petite figure, généralement implicite, mais dont les diverses métamorphoses et proliférations confèrent à l’œuvre entière une mystérieuse unité sous-jacente »10. L’Allemagne luthérienne métabolise les influences extérieures, ici le baroque italien et français, sous le signe de la recherche permanente de l’unité. Cette quête d’unité et de cohérence interne trouve aussi d’autres expressions musicales particulièrement saillantes dans l’ostinato et dans toutes les incarnations musicales de la circularité qui sont autant de « reflet[s] d’une organisation musicale supérieure » surtout quand cette organisation est en rapport avec le nombre.

L’un des mérites de la réflexion de Gilles Cantagrel sur le baroque allemand d’infrastructure luthérienne est de montrer que cette recherche d’unité ne concerne pas que la musique, mais est un véritable mode de penser qui trouve des traductions dans les différents domaines de la culture allemande de l’époque, à commencer notamment par la philosophie. Le parallèle était tentant mais céder à la tentation n’est pas forcément peccamineux surtout quand il s’agit de mettre en parallèle la « mystérieuse unité sous-jacente » du stylus phantasticus, de l’ostinato ou des diverses expressions musicales de la circularité et de l’organicité du baroque musical allemand avec la philosophie de Leibniz. C’est ce que fait avec à-propos Gilles Cantagrel lorsqu’il remarque que la mystérieuse unité sous-jacente dont il a été question plus haut est « la mise en œuvre de l’un des grands principes de Leibniz11, le philosophe quasi contemporain de Buxtehude, déclarant que “notre esprit cherche le commensurable même le plus simple, et il le trouve dans la musique, sans que les personnes qui l’ignorent s’en aperçoivent”, et qui ne cesse d’appréhender l’unité dans la diversité, selon ce qu’il nomme le principe de diversitas identitate compensata, la diversité contrebalancée par l’identité »12.

***

En tentant de définir des « imaginaires pérennes », Stéphane Rozès se propose en définitive d’aller à la racine de ce qui fait la spécificité, et donc la richesse, des collectivités et des nations. Il suffit d’écouter un peu de musique pour constater que, en dépit de transferts culturels permanents, les compositeurs français et allemands ne sonnent pas tout à fait pareil… Bach, Rameau, Berlioz, Wagner sont porteurs d’une histoire qui est aussi un rapport au monde. Il n’a pas fallu attendre les nationalismes du XIXe siècle et du XXe siècle pour être conscient que, de chaque côté du Rhin, on pouvait entendre et composer différemment alors que, par ailleurs, les grands principes structurants du langage musical – ici le langage tonal – pouvaient être les mêmes. Même une grammaire aussi abstraite que la grammaire sérielle de l’après-1985 peut être subtilement colorée de traces d’imaginaires pérennes. Certes, ce que nous constatons empiriquement relève du Je ne sais quoi et du presque rien mais il suffit d’écouter Gruppen de Stockausen, Incontri de Nono, qui est pourtant un palindrome parfait – rien de plus abstrait et mécanique en apparence qu’un palindrome parfait – et Le marteau sans maître de Boulez pour constater qu’il y a un je ne sais quoi de debussyste dans Le marteau sans maître, un presque rien de wagnérien dans Gruppen et un je ne sais quoi et un presque rien de bellinien dans Incontri ! Stéphane Rozès dans Chaos nous incite en définitive à être attentif à ce qui est tapi dans les profondeurs du collectif et rappelle par le fait même aux décideurs politiques, trop souvent pris d’hubris, que mépriser et violenter les imaginaires des peuples comporte de gros risques.

Notes

1 – Rozès, Chaos, p. 93.

2 – Rozès, Chaos, p. 92-93.

3 – Jean-Claude Capèle, L’Allemagne hier et aujourd’hui, Paris, Hachette, 2012, p. 15.

4 – Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (pour la traduction française) et en particulier le premier chapitre, « La formation de l’antithèse ‘’culture’’ ’’civilisation’’ en Allemagne », p. 13-51.

5 – Norbert Elias, Les Allemands, Paris, Seuil, 2017 (pour la traduction française).

6 – Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Diapason-Robert Laffont, 1983, ouvrage dont on ne saurait oublier l’origine mentionnée p. 9 : « Cet ouvrage, thèse de doctorat ès Lettres de l’auteur, a été publié, à tirage limité, à Marseille en 1942 sous le titre : Par la musique vers l’obscur. Essai sur la musique bourgeoise et l’éveil d’une conscience allemande au XVIIIe siècle et aux origines du XIXe ».

7 – Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach. La musique du baroque en Allemagne, Paris, Fayard-Mirare, 2008, Le moulin et la rivière, air et variations sur Bach, Paris, Fayard, 1998 et Dietrich Buxtehude et la musique en Allemagne du nord dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2006.

8 – Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976.

9 – Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 3/1973, p. 14.

10 – Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146.

11 – Sur le rapport très profond que la pensée de Leibniz entretient avec l’idée d’unité, on se reportera avec profit à Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, coll. « Épiméthée », Paris, PUF, 1999 et notamment au chapitre VI de cet ouvrage « De l’individuation à l’individualité universelle ». On trouve d’ailleurs dans la correspondance de Leibniz avec Arnauld une belle métaphore musicale de la concomitance et de l’unité dans la diversité : « Enfin pour me servir d’une comparaison, je diray qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs differentes bandes de musiciens ou choeurs, jouans separément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voyent et même ne s’entendent point, qui peuvent neantmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leur notes, chacun les siennes, de sorte que celuy qui les écoute tous, y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y auroit de la connexion entre eux. Il se pourroit même faire que quelqu’un, estant du costé de l’un de ces deux choeurs, jugeast par l’un ce que fait l’autre, et en prist une telle habitude (particulierement si on supposoit, qu’il pust entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppleant, il ne pensat plus au choeur où il est, mais à l’autre, ou ne prit le sien que pour un echo de l’autre n’attribuant à celuy où il est que certains intermedes, dans lesquels quelques regles de symphonie, par les quelles il juge de l’autre, ne paroissent point; ou bien attribuant au sien certains mouvemens qu’il fait faire de son costé suivant certains desseins, qu’il croit estre imités par les autres, à cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la melodie, ne sçachant point que ceux qui sont de l’autre costé font encor en cela quelque chose de répondant suivant leur propres desseins. » (Lettre à Arnauld du 30 avril 1687). Je tiens à remercier chaleureusement Michel Fichant de m’avoir fait connaître cette citation dont Gilles Cantagrel rejoint le contenu lorsqu’il écrit : « Leibniz, encore : “Perfectio est harmonia rerum, seu consensus vel identitas in varietate”, la perfection est l’harmonie des choses, ou pour mieux dire l’harmonie ou l’identité dans la variété » dans Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146

12 – Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146.

‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique par B. Moysan (II)

Deuxième partie : L’imaginaire français

Deuxième partie de l’article de Bruno Moysan consacré au commentaire du livre d’entretiens de Stéphane Rozès avec Arnaud Benedetti Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022).

Lire la première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Troisième partie : L’imaginaire allemand

Deuxième partie : L’imaginaire français

Raillerie, dispute, esprit de conversation

Dans Chaos, Stéphane Rozès dessine les lignes de forces de ce qu’on pourrait appeler une continuité française. Analysant les manifestations consécutives à l’attentat de Charlie Hebdo, il remonte à Rabelais et remarque :

« Je me souviens [d’] avoir dit à l’époque à François Hollande que si quatre millions de Français s’étaient partout, de la même façon, déplacés pour manifester, ce n’était pas tant pour défendre la liberté d’expression qu’une certaine liberté d’expression, celle qui consiste à pouvoir se moquer et à caricaturer. Et Charlie Hebdo, c’est la caricature. C’est ce qui, depuis Rabelais, nous tient ensemble. Ce n’est pas un concept, c’est un type de socialité. Et donc, de Rabelais à Charlie Hebdo, il existe une façon française de se moquer de tout, de n’importe quoi et ce n’importe comment. Parce qu’au fond, c’est une façon d’inscrire l’égalité des conditions, nonobstant les inégalités de statut, qui témoigne d’une longue histoire du rapport à la satire, à la caricature. Ce legs est très ancien et court de la farce jusqu’à Coluche en passant par Corneille, Molière, Beaumarchais, ou Marivaux et bien d’autres. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, la servante devient comtesse, la comtesse devient servante, elles sont aussi bien l’une que l’autre dans leur rôle dans cette inversion dont la valeur pédagogique enseigne qu’il faut relativiser les statuts, qu’ils pourraient être inversés. Ensuite, chacun retrouve son statut social, mais l’essentiel du geste théâtral, de la démonstration, a été fait. Une comtesse peut faire une excellente servante, une servante peut faire une excellente comtesse »1.

De cette démonstration, on retiendra la relation construite par Stéphane Rozès entre la socialité, le langage et l’expérience de l’égalité. À travers l’évocation de l’égalité des conditions, puisque « une comtesse peut faire une excellente servante, une servante peut faire une excellente comtesse », il met en évidence quelque chose de matriciel qui est la façon dont le collectif peut se mettre en projet au travers d’une interrogation toujours renouvelée sur « l’état social et politique de la France », pour reprendre le titre du texte célèbre de Tocqueville, et une passion de la justice qui, parce que les interrogations sur le collectif et la justice sont objets de dispute, créent les conditions fondatrices d’une culture du débat et plus encore du débat politique.

En associant socialité, langage et dispute commune, Stéphane Rozès rejoint le Tocqueville du Livre III de L’Ancien régime et la Révolution dans le sens où le théâtre est, comme le salon aristocratique, l’un des lieux privilégiés, dans la culture française, de la dispute commune. Disputer, c’est se « projeter à l’extérieur pour porter et construire l’avenir au travers du progrès et de la raison »2. Le langage du débat et de la dispute commune ne peut être celui du discours démonstratif et continu, celui de la chaire de la tribune ou du barreau3. Il suppose une rhétorique particulière qui est la « rhétorique oubliée »4 de la conversation de salon à la française « où tout se traite d’une manière coupée, prompte et vive » ainsi que l’écrit Montesquieu dans une de ses « Pensées » :

« L’esprit de conversation est ce qu’on appelle l’esprit chez les Français. Il consiste à un dialogue ordinairement gai, dans lequel chacun sans s’écouter beaucoup, parle et répond, et où tout se traite d’une manière coupée, prompte et vive. Le style et le ton de la conversation s’apprennent, c’est-à-dire le style de dialogue. Il y a des nations où l’esprit de conversation est entièrement inconnu. Telles sont celles où l’on ne vit point ensemble, et celles dont la gravité est le fondement des mœurs. Ce qu’on appelle esprit chez les Français, n’est donc pas de l’esprit mais un genre particulier d’esprit. »5

Mme de Staël ne dit pas autre chose dans son chapitre « De l’esprit de conversation » dans la première partie de De l’Allemagne. Stéphane Rozès rappelle ici ces véritables lieux de mémoire matriciels de l’imaginaire, et de l’imaginaire politique, français que sont « La conversation » et « Le génie de la langue française » évoqués par Marc Fumaroli dans l’ouvrage éponyme coordonné par Pierre Nora.

Processus de rationalisation

Peu après, Stéphane Rozès résume la contribution française à la construction d’un des processus les plus structurants de la civilisation occidentale, y compris dans ses implications politiques, qui est le processus de rationalisation : « Il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie, et la République »6. Le rôle de l’Église, c’est en effet la métabolisation, à travers les Pères de l’Église, de l’héritage antique puis c’est aussi, au Moyen Age, la scolastique médiévale et la Révolution papale7 qui sont, comme la cathédrale gothique et l’organum, autant de lieux d’expérience de la rationalité, chose qui n’avait pas échappé à Erwin Panofsky8. Stéphane Rozès montre ici autant d’étapes cruciales d’une histoire globale de la raison qui mène jusqu’aux Lumières puis à la République. On ne développera pas le moment cartésien et le moment Richelieu qui lui est presque contemporain. Ces deux moments sont connus de tout le monde. Curieusement, Stéphane Rozès passe assez vite sur l’absolutisme. Il remarque cependant que : « La France s’est établie autour du monarque et de son État »9 et il ajoute : « Évidemment, certaines de ces figures sont emblématiques : François Ier, Henri IV, Louis XIV et j’en passe. Mais le processus s’étend des Mérovingiens aux Capétiens. Le cheminement est long. La religion y est pour beaucoup et sert d’appui, d’où le gallicanisme. L’État a précédé la nation »10.

Avec le centralisme rationnel et organisateur de Richelieu et du règne de Louis XIV, la grille assemblière de Stéphane Rozès trouve une de ses plus magnifiques illustrations. Au sortir des guerres de religions, un peuple s’assemble à un moment crucial de son histoire autour des fondamentaux qui sont les siens : ici, la verticalité, l’État, la raison et la centralité symbolique d’un point fixe, le roi, autour duquel et à partir duquel tout s’organise et se hiérarchise avec ordre. La matrice cartésienne demanderait de longs développements surtout qu’entrent, dans la construction de l’art français, de nombreux autres éléments : certains, et non des moindres, venant de l’étranger comme, en premier lieu, l’art italien ou d’autres, eux-aussi essentiels, étant directement issus de la vie sociale mondaine comme la rhétorique oubliée de la conversation de salon évoquée par Marc Fumaroli11.

La musique et la passion de l’intelligibilité

Qu’il nous soit permis d’insister simplement sur les conséquences de cette rationalité à la française sur le langage musical12. Comment ne pas voir dans les enchaînements harmoniques, parfaitement proportionnés, et bien calés sur la succession des degrés structurants du langage tonal (I-IV-V-I) de l’introduction de l’air de Télaïre de Castor et Pollux de Rameau, « Tristes apprêts, pâles flambeaux »13, l’exacte incarnation musicale de l’idéal esthétique, hautement rationnel, d’un Montesquieu qui dans l’Essai sur le goût fait l’inventaire de quatre plaisirs : « Plaisirs de l’ordre », « Plaisirs de la variété », « Plaisirs de la symétrie », « Plaisirs de la surprise – Progression de la surprise » ? On remarquera que ces quatre plaisirs fonctionnent par paires et que chaque paire se compense mutuellement non pas tant pour éviter systématiquement les dommages fâcheux de l’excès et du déséquilibre, car il y peut y avoir une dimension excessive, extrême même, dans l’art français14, que pour définir des situations de plaisirs avec lesquelles on peut jouer. Comment ne pas mettre en relation cette maîtrise rationnelle de l’harmonie mise au service de l’expression, ici l’expression de la mort, avec l’autre face de la créativité ramiste qui est son travail de savant sur L’harmonie réduite à ses principes naturels15 ou encore ses réflexions sur l’art de l’accompagnement16 ?

Rameau vs Bach

On objectera qu’au XVIIIe siècle, faire le tour des degrés structurants de la tonalité principale, qui est le point fixe à partir duquel la forme et l’ensemble des tonalités secondaires se structurent et se hiérarchisent, n’est pas propre à Rameau mais est un fait d’époque. Bach, par exemple, en fait autant. Simplement, si on compare ne serait-ce que l’introduction de l’air de Télaïre mentionné plus haut et l’introduction du premier chœur de la Cantate 27 de Bach, Wer weiß, wie nahe mir mein Ende?, on constate que tout est fait dans le discours de Rameau pour que l’intelligence analytique puisse exercer son empire : réduction à l’extrême de toute production excessive de résonance qui pourrait brouiller les contours nets de la perception, clair étagement sonore des parties, écriture sur trois plans sonores, netteté parfaite du contrechant de basson. Sans aller jusqu’à dire que Bach cherche à créer une suspension de l’intelligence analytique de façon que rien ne vienne entraver les conditions psychologiques et émotionnelles minimales de la dévotion, on remarquera que l’intelligibilité de la complexité donnée à entendre n’est pas ce qui le préoccupe en priorité. Les octaviations des basses du continuo, qui fatalement entraînent de surcroît des coups d’archets beaucoup plus résonants qu’une simple tenue, associées à une polyphonie beaucoup plus complexe créent tout de suite une indécision de perception et une « mystérieuse unité sous-jacente »17 qui n’ont strictement rien à voir avec l’analytique ramiste alors que, comme Rameau, Bach explore méthodiquement les degrés principaux de sa tonalité principale.

Berlioz

Même en pleine époque romantique, l’orchestre de Berlioz reste encore, à bien des égards, très français, au sens du XVIIe et du XVIIIe siècles, par le fait que la fonction de résonance, qui a toujours pour effet de brouiller les contours, ne vient jamais mettre en péril l’intelligibilité analytique des événements et des combinaisons d’instruments. Les épisodes de la Symphonie fantastique évoquant « le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent » (ex. mesures 10 à 19 de la « Scène aux champs ») ou encore « une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toutes espèce » avec son cortège de « bruits étranges, gémissements, éclats de rire : cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre » (mes. 1 à 21 du « Songe d’une nuit de Sabbat ») sont presque du copié-collé d’indication scéniques de tragédies lyriques… et l’orchestre de Berlioz, malgré un usage typiquement romantique de la fonction résonance, garde en arrière-plan une sorte d’idéal de clarté et d’intelligibilité qui permet d’isoler les éléments. Dans le « guide d’écoute » de son étude sur la Symphonie fantastique de Berlioz18, Claude Abromont remarque que « ceux qui n’aiment pas Berlioz exècrent particulièrement [le] passage » allant des mesures 358 à 410. Cet épisode est précédé d’un autre, assez beethovénien d’ailleurs dans ses sonorités de cordes graves, mes. 329 à 358, que Claude Abromont qualifie de « dépression »19. Ni cet épisode dépressif (mes. 329-358), ni celui qui suit (mes. 358-410) ne prédisposent à la mise en œuvre d’idées claires et distinctes de par la complexité de l’écriture. Pourtant, là encore, Berlioz reste toujours intelligible. Ainsi, au beau milieu de l’épisode dépressif, Berlioz, mesure 344, prend soin de marquer sur la partition, au-dessus de la partie d’alto, « canto », ce qui oblige à isoler du reste de la texture orchestrale cette même partie d’alto. La partie d’alto est, de fait, la mélodie principale. La conséquence de cette mise en relief de la mélodie d’alto est la construction d’une hiérarchie entre les plans sonores distinguant, pour paraphraser Descartes, l’essentiel de l’accessoire créant ainsi les conditions d’une perception toujours claire des événements entendus, des idées entendues20. Ce qui suit immédiatement ne fera que le confirmer. Berlioz fait entrer, en effet, mesure 358, un hautbois solo sur l’accord de la majeur qui conclut l’épisode dépressif dont il vient d’être question « mais tout de suite on remarque, aux violoncelles et bientôt aux altos et aux seconds violons (qui restent sagement muets jusqu’à la mes. 386), un motif emprunté au thème principal (la soi-disant idée fixe) ». Ces deux thèmes, en particulier par leur identité timbrique, un hautbois solo d’un côté et de l’autre un ensemble de cordes frottées (violoncelles, altos et second violons), les deux timbres en effet ne pouvant se mélanger car appartenant à deux mondes différents, « restent parfaitement… intelligibles, malgré les commentaires (le support harmonique) des clarinettes, bassons, violons, jusqu’à l’arrivée de do majeur (mes. 412) »21.

Lire la troisième partie : L’imaginaire allemand

Revenir à la première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Notes

1 – Rozès, Chaos, p. 75.

2 – Rozès, Chaos, p. 141.

3 – Jean Starobinski, « La chaire, la tribune, le barreau » dans Les Lieux de mémoire, tome II : La Nation, volume 2, partie 3, Les mots, pp. 424-485.

4 – Marc Fumaroli, La diplomation de l’esprit / de Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, p. 299.

5 – Montesquieu, « Pensée n° 1682 », dans Pensées. Le Spicilège, édition établie par Louis Desgraves, Paris, Laffont-Bouquins, 1991, p. 535-536.

6 – Rozès, Chaos, p. 75

7 – Harold Berman, Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1990. Traduction française : Droit et Révolution, Aix-en-Provence, Librairie de l’université d’Aix, 2002.

8 – Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique (1951) ; traduction française et postface de Pierre Bourdieu, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1967.

9 – Rozès, Chaos, p. 115

10 – Rozès, Chaos, p. 115.

11 – Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit de Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, et notamment le chapitre « L’art de la conversation, ou le Forum du royaume » p. 283-320

12 – En ce qui concerne la dimension proprement esthétique, on se reportera avec profit, outre les travaux de Marc Fumaroli, à ceux de Catherine Kintzler, et notamment à Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau. Splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Paris, Minerve, 1988 et Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991 sans oublier La France classique et l’opéra ou la vraisemblance merveilleuse, avec deux CD, Arles, Harmonia Mundi, 1998.

13 – Cet exemple est particulièrement pédagogique mais il ne faudrait pas faire de l’art de Rameau, comme cela a été fait aux grandes heures du nationalisme de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, le type-idéal d’une sorte de juste milieu ou de clarté à la française… Il y a un excès typiquement ramiste. Il y a de violentes dissonances provoquant de véritables ruptures d’intelligibilité dans la musique de l’auteur d’Hippoyte et Aricie, de Zaïs et de Dardanus. A ce titre, Rameau, génie si singulier, n’est peut-être pas le meilleur exemple pour qui veut construire un archétype du goût musical français des élites curiales du règne de Louis XV et peut être vaudrait-il mieux convoquer Mondonville, Clérambault ou encore Boismortier.

14 – Pour un exemple de cette dimension de l’excès voir sur ce site l’article de Catherine Kintzler « Classicisme et violence » https://www.mezetulle.fr/classicisme-et-violence/

15 – Jean-Philippe Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, Ballard, 1722.

16 – Jean-Philippe Rameau, Dissertation sur les différentes méthodes d’accompagnement, Paris, Boivin-Leclair, 1732.

17 – Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach. La musique du Baroque en Allemagne, Paris, Fayard-Mirare, 2008, p. 148.

18 – Claude Abromont, La Symphonie fantastique, Enquête autour d’une idée fixe, Paris, Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2016.

19 – « La dépression subite se clôt discrètement dans l’extrême grave, dans un climat de profond accablement […]. Suit alors une improbable cadence conclusive dans la tonalité particulièrement éloignée de la majeur, ultime et imprévisible rebondissement de [cette] première section » Abromont, La Symphonie fantastique, p. 218 (le plan de l’ensemble du mouvement se trouvant p. 210).

20 – Ces mesures, on pourrait en trouver beaucoup d’autres, montrent ce qui sépare Berlioz par exemple de Wagner. Carl Dahlhaus, commentant la scène du Venusberg du Tannhaüser parisien, remarque que « l’impression fantasmagorique d’envoûtement musical qui se dégage des parties composées pour Paris dans la scène du Vénusberg, peut parfaitement être classée dans des catégories de la techniques musicales même si Wagner se méfiait de l’analyse technique, préférant faire passer l’artificiel pour naturel. Cette impression repose entre-autre sur la façon de rapprocher la mélodie de l’harmonie, éléments de la phrase musicale, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les dissocier l’unes de l’autre et que s’estompe la distinction habituelle et fondamentale pour l’audition musicale, entre l’avant-plan mélodique et l’arrière-plan harmonique, entre le phénomène et son envers, pour parler le langage de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie). L’auditeur a le sentiment de perdre pied et de tomber dans un état de suspens musical » dans Carl Dahlhaus, Les drames musicaux de Richard Wagner, Liège, Madagan 1994, p. 36.

21 – Peter Bloom. Communication orale.

‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique par Bruno Moysan (I)

Première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Bruno Moysan1 se livre à une lecture détaillée du livre d’entretiens de Stéphane Rozès avec Arnaud Benedetti Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022)2 . Prenant appui sur cette lecture, il élabore ensuite sa propre interprétation – qui s’effectue principalement « au prisme de la musique » – de « l’imaginaire français » et de « l’imaginaire allemand ». L’occasion de cette ample réflexion – que Mezetulle publie en trois parties – lui a été donnée par une recherche sur les interprétations et les mises en scène de la Tétralogie en particulier celle, mémorable, de Pierre Boulez et Patrice Chéreau. Il suffit – écrit-il – d’écouter un peu de musique pour constater que, en dépit de transferts culturels permanents, les compositeurs français et allemands ne sonnent pas tout à fait pareil… Bach, Rameau, Berlioz, Wagner sont porteurs d’une histoire qui est aussi un rapport au monde. »

Première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Deuxième partie : L’imaginaire français

Troisième partie : L’imaginaire allemand

Première partie :
« L’imaginaire des peuples » selon Stéphane Rozès

La grille imaginariste et ses dimensions

La grille imaginariste de Stéphane Rozès, puisque c’est ainsi que le politiste qualifie sa méthode d’analyse du collectif, est fondée sur le temps long. Stéphane Rozès s’intéresse aux continuités structurantes, « aux façons d’être et de faire pérennes »3 mais il ajoute d’autres dimensions à cette prise en compte de la continuité. La première est une réelle prise de distance par rapport aux deux lectures ou philosophies de l’Histoire léguées par le XIXe siècle et qui sont loin d’être mortes. Il n’est ni marxiste, ni hegelien ; ni matérialiste, ni idéaliste. Comme il le dit lui-même, sa grille imaginariste est « non pas fondée sur la centralité des forces matérielles ou des idées mais sur la façon dont les peuples sont en capacité de façon harmonieuse ou dysfonctionnelle de s’approprier le réel pour s’y mouvoir, schème qui provient de la manière dont au départ ils sont assemblés »4 et j’ajouterais : dont ils continuent à s’assembler…

La deuxième dimension, fondamentale, est que cette grille est assemblière. Cela permet à Stéphane Rozès de sortir de toutes idéologies progressistes du sens de l’Histoire, qu’elles soient matérialistes ou idéalistes, qui ont été consubstantielles à la modernité depuis le XVIIIe siècle, et de proposer quelque chose de plus adapté à notre temps qui, comme l’ont montré La condition post-moderne de Lyotard ou les travaux de Jameson, se sent de moins en moins concerné par les grands récits. « C’est l’ensemble des modalités historiques et géographiques d’assemblage des peuples qui ont fait les différences des imaginaires »5.

Méthodologiquement, cette prise en compte de la dimension structurante de l’assemblage des peuples, dont l’analyse relève fondamentalement de l’histoire, de la science et de la sociologie politique, permet de faire un lien avec trois éléments :

1° La théorie générale des systèmes et toutes les théories dites de l’auto-organisation6, puisque analyser un assemblage c’est définir des éléments en situation d’inter-relations dynamiques et évolutives ainsi que des logiques d’organisations.

2° La théorie des paradigmes de Thomas Kuhn, puisque les hommes s’assemblent en fonction de paradigmes dominants de l’ordre des représentations et du symbolique, sachant que les assemblages, en même temps qu’ils évoluent et stabilisent des configurations successives, produisent du paradigmatique

3° Une galaxie d’auteurs qui au XXe siècle ont tenté de penser le changement comme Schumpeter, Polanyi, Popper, Hayek.

Cette vision de l’histoire en mouvement sépare Stéphane Rozès de toutes les pensées conservatrices ou identitaristes parce qu’il refuse de fabriquer des âges d’or ou des origines mythiques, autant de points de référence auquel il faudrait revenir constamment pour juger du présent et qu’il conviendrait de retrouver systématiquement dès l’instant qu’on s’en éloigne. Symétriquement, la connotation positive que Stéphane Rozès accorde à la pérennité et aux « imaginaires pérennes » le sépare de la galaxie de penseurs du changement dont il a été question plus haut et qui étaient tous idéologiquement progressistes ainsi que de toutes les théories du paradigme auto-organisateur qui, parce qu’elles sont totalement neutres, sont fondamentalement relativistes. Un des meilleurs exemples permettant de juger de l’efficacité du mode de penser imaginariste est le passage de la monarchie à la république dans l’histoire de France. « Passer de la monarchie absolue à la République, écrit Stéphane Rozès, c’est bien le témoignage manifeste que les institutions et les modalités changent »7. Cependant, il suffit de lire L’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville8 ou plus près de nous L’histoire de la République en France de Jacques de Saint-Victor et Thomas Branthôme9 pour constater qu’il y a une permanence de la façon dont la France se représente sa manière de s’assembler : la centralité de l’État associée au goût de la dispute commune. Ainsi, « chaque peuple noue avec le politique, dans le sens institutionnel, et la politique, une relation forcément différente. L’imaginaire français est empreint par la centralité de la politique comme passion et l’État comme enjeu et référence de dispute commune »10.

Et Rozès de préciser un peu plus loin :

« Mon analyse, de ce point de vue, n’est pas déterministe car elle repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire. Elle fait s’entrechoquer des paramètres qui ne préjugent pas d’un sens de l’Histoire. Au total, je dis l’importance des phénomènes culturels comme inconscients collectifs mais ces inconscients collectifs ne signifient pas, en tout cas dans le cas de la France, que celle-ci ne serait pas en mouvement, en capacité d’intégrer par exemple. Il y a une place centrale des dimensions culturelles au travers de l’idée d’imaginaire mais il n’y a pas essentialisation en ce que les formes de ce que sont culturellement les peuples ne sont pas fixes. »

Les conséquences d’une combinatoire non déterministe

À partir du moment où, reposant sur une « combinatoire », cette grille « n’est pas déterministe »11, elle délivre d’un côté du mythe des origines, de l’autre des utopies futuristes et de l’idéologie du Progrès, tout autant que du présentisme relativiste, aveugle et sans axiologie, cela avec un certain nombre de conséquences.

La première est d’ouvrir un spectre historique extrêmement vaste sans pour autant nous rendre prisonniers des questions d’identité, de nationalisme, etc., ou a contrario d’un progressisme qui substitue l’idéologie à la fluidité et à la complexité de la réalité. Il devient enfin possible de remonter en deçà de la Révolution et de la modernité, en deçà d’un XVIIIe siècle qui ne serait que l’anticipation de la Révolution et d’une Renaissance qui ne serait que la préparation des Lumières, de la Révolution et de la modernité. On peut sans crainte retrouver le monde tardo-antique sans s’encombrer d’un débat sur les origines chrétiennes de l’Europe. On peut aborder avec une fraîcheur nouvelle la scolastique médiévale et son rationalisme sans être obligé de se positionner d’une manière polémique vis-à-vis d’un géant comme Saint Thomas d’Aquin. Enfin, on peut envisager le siècle de Louis XIV et de Louis XV en soi sans voir se profiler la Révolution sur le mode de la catastrophe destructrice ou du déblocage créatif du Progrès après deux siècles d’obscurantisme catholico-monarchique.

Tout redevient souple, malléable sans pour autant être invertébré.

La deuxième conséquence est que cette grille imaginariste systémique et non-déterministe réintroduit le symbolique tout en le connectant aussi souplement qu’étroitement avec ce qu’il y a de fondamentalement psycho-sociologique dans la façon dont les peuples fabriquent leur histoire. Les cloisonnements sautent. On peut mettre en polyphonie l’histoire politique avec celle de la musique et de la peinture, réintroduire la dimension à la fois constructrice et destructrice des émotions et des passions. Et des représentations vécues avec passion !

Le contenu des imaginaires : une méthode idéal-typique

Postuler que les peuples ont des imaginaires délivre certes des lectures matérialistes ou idéalistes de l’histoire et des idéologies progressistes qui les ont accompagnées, mais encore faut-il définir ces mêmes imaginaires… leur donner un contenu. Dans une époque qui considère que toute tentative de définition est une insupportable essentialisation ou une généralisation abusive, Stéphane Rozès prend le risque de proposer un certain nombre de traits qui, selon lui, sont caractéristiques de l’imaginaire français, allemand, etc. En un sens, il prend le risque du lieu commun et nous incite à ne pas en avoir peur dans une époque qui, ne considère comme valable et digne d’intérêt que ce qui n’a jamais été entendu. « Étonne-moi » disait Diaghilev. La recherche du nouveau s’est substituée à la recherche de la vérité. N’ayons donc pas peur de redire et de revisiter des choses qui ont déjà été dites pourvu qu’elles nous aident à penser clairement.

En créant des types d’imaginaires pérennes et en les comparant entre eux, Stéphane Rozès renoue par exemple avec la méthode descriptivo-comparative que l’on trouve dans De l’Allemagne de Madame de Staël ou encore, puisque l’ouvrage de Heinrich Heine est une réponse à celui de Mme de Staël, dans le De l’Allemagne de celui qui était peut-être, à son époque, le plus français de tous les Allemands12. Un des ressorts de l’ouvrage de Mme de Staël est en effet la comparaison. De l’Allemagne ne parle pas uniquement de l’Allemagne mais tente de rendre intelligible ce que la rive droite du Rhin est en profondeur en la comparant à ses principaux voisins qui sont la France et l’Angleterre. De l’Allemagne est un texte de nature polyphonique, comme Corinne. C’est en ce sens qu’il est à l’image de celle qui l’écrit : fondamentalement cosmopolite et européen. Par le fait même, Mme de Staël montre aussi que les nations, ayant chacune sa culture propre, ne sont pas les ennemies du cosmopolitisme et de la rencontre de l’Autre mais en sont bien au contraire le principal terreau.

Généalogique, puisqu’elle s’attache à définir des imaginaires pérennes quoique susceptibles d’évoluer et de se transformer, la démarche de Stéphane Rozès est donc fondamentalement compréhensive, empathique et idéal-typique13. Comme l’écrit Dominique Schnapper dans La compréhension sociologique : « Le type-idéal est un tableau simplifié et schématisé de l’objet de la recherche […]. Il n’est pas une description de la réalité mais un instrument pour la comprendre, un système pensé de relations abstraites, un tableau pensé » 14. Définir un imaginaire collectif, c’est définir un type-idéal d’imaginaire collectif, avec toute la force démonstrative et aussi les limites de toute construction de type-idéal. Tenter de construire un type-idéal est la démarche la plus risquée qui soit puisque, comme l’écrit Max Weber, on l’obtient : « […] en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène »15. Ce tableau de pensée étant une construction, on risque, en même temps que le lieu commun, la caricature, la généralisation hâtive, l’inachèvement, la fragilité démonstrative, le procès en essayisme et en défaut de scientificité. Il est facile de contester les lignes de force d’un type-idéal, d’ironiser sur ses limites, son caractère nécessairement inachevé et toujours perfectible, en refusant de considérer tout ce qu’il peut apporter sur le plan de la compréhension.

Lire la deuxième partie : L’imaginaire français

Lire la troisième partie : L’imaginaire allemand

Notes

1Bruno Moysan, agrégé de musique et docteur en musicologie, est l’auteur de Liszt virtuose subversif, Lyon, Symétrie, 2010, issu de sa thèse sur les fantaisies pour piano de Liszt sur des thèmes d’opéras. Il a enseigné les relations musique et politique à l’IEP de Paris de 1998 à 2010 et au CNSMDP de 2007 à 2009. Membre de l’Institut National Frédéric Chopin polonais (NIFC) depuis 2010, il a été membre du Program Board de ce même Institut de 2019 à 2024.

2 – Ouvrage dont Samuël Tomei a fait l’analyse pour Mezetulle en 2023 https://www.mezetulle.fr/chaos-de-stephane-rozes-lu-par-s-tomei/

3 – Rozès, Chaos, p. 11.

4 – Rozès, Chaos, p. 39.

5 – Rozès, Chaos, p. 81.

6 – La théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy est plus ou moins à l’origine de ce qu’on a appelé parfois la galaxie auto, laquelle a donné lieu à de nombreux travaux qui ont profondément renouvelé l’analyse de la société. Personne n’a oublié le fameux colloque de Cerizy de juin 1981 coordonné par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, L’auto-organisation. Du physique au politique, Paris, Seuil, 1983.

7 – Rozès, Chaos, p. 146

8 – Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Gallimard-Idées, 1967 sans oublier toujours d’Alexis de Tocqueville, « Etat social et politique de la France avant et depuis 1789 » (1836). Ce texte, majeur, qui est une sorte d’esquisse synthétique de L’Ancien régime et la Révolution en même temps qu’on y trouve un résumé des principaux thèmes de La Démocratie en Amérique avait été publié par Tocqueville, âgé tout juste de 31 ans, en 1836, dans le London and Westminster review dans une traduction en anglais de John Stuart-Mill. Il est accessible dans Alexis de Tocqueville, Egalité sociale et liberté politique. Une introduction à l’œuvre de Tocqueville, textes choisis et présentés par Pierre Gibert, Préface de René Rémond, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 86-121.

9 – Jacques de Saint-Victor et Thomas Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, Paris, Economica, 2018.

10 – Rozès, Chaos, p. 23-24.

11 – Rozès, Chaos, p. 146.

12 – La méthode descriptivo-comparative des cultures spécifiques des collectivités, des groupes et des nations n’a rien perdu de son actualité ni de son pouvoir heuristique. Dans les travaux relativement récents, citons, par exemple, de Philippe d’Iribarne, « Trois figures de la liberté », dans Annales HSS, septembre-octobre 2003, n° 5, pp. 953-978 et toujours de Philippe d’Iribarne, « Conception of labor and national cultures : diverging visions of freedom », dans American Journal of Cultural Sociology 7, 299–320 (2019) et disponible en ligne : https://link.springer.com/article/10.1057/s41290-018-00066-3

13 – Dominique Schnapper, La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999, p. 14

14 – Voir aussi Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Tel-Gallimard, 1967, p. 249.

15 – Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p.179.

Le concept de « légitimité culturelle » et l’abandon d’une culture exigeante (par C. Bertiau)

À partir d’une réflexion sur le concept de « légitimité culturelle », Christophe Bertiau montre que s’en prendre à une culture exigeante au nom d’une théorie critique de la « domination » a pour effet d’installer le marché comme seul critère de valorisation culturelle. Il faudrait donc « […] rendre “légitimes” les cultures de masse, […] enseigner à l’école le rap, le slam, les mangas. Ce faisant, on n’a pas considéré que le marché remplit déjà avec brio ce rôle de valorisation. ». C’est ainsi que le seul arbitrage du marché convertit la réussite économique d’un bien culturel en réussite symbolique. En témoignent les apologies de l’esthétique des chansons de l’artiste Aya Nakamura, régulièrement comparée aux écrivains français les plus valorisés – apologies dont l’auteur nous offre un florilège.

Si l’activité scientifique est bien distincte de l’activité politique (malgré les dénégations répétées d’une partie des chercheurs eux-mêmes), elle n’en demeure pas moins informée par des tropismes politiques et moraux qui conduisent à orienter le regard vers certains objets au détriment d’autres. Rien d’étonnant, en ce sens, à ce que le sociologue Pierre Bourdieu, social-démocrate qui n’eut jamais lintention de penser par-delà le capitalisme, en soit venu à manier abondamment le concept de « légitimité culturelle », qui ne pouvait avoir d’autre vertu politique pour qui souhaitait s’en emparer politiquement que de laisser le marché accomplir seul, selon sa logique économique propre, l’allocation des ressources symboliques aux biens culturels1.

Une culture « illégitime » ?

Pierre Bourdieu fit le constat2 que certaines pratiques, certains goûts, certains produits culturels bénéficient d’une considération sociale accrue. Il est ainsi culturellement plus « légitime » d’aller assister à un opéra qu’à une comédie musicale, d’écouter du jazz plutôt que du rap, de lire Marcel Proust plutôt que Marc Lévy. La distribution des goûts dans l’espace social s’effectue selon une échelle de valeur qui « classe » les individus, au détriment des plus démunis culturellement, qui sont souvent aussi les plus démunis économiquement. Par honte, ceux-ci tendent à minimiser l’ampleur de leurs pratiques les moins légitimes lorsqu’ils sont confrontés à un enquêteur, représentant de la culture légitime.

Cette description de la légitimité comparée des pratiques culturelles devrait nous tirer des larmes ; mais elle souffre de deux exagérations patentes dont il ne faut pas être dupe.

La première réside dans l’usage du mot même de « légitimité ». S’il existe une culture « légitime », c’est qu’il y a, à côté, une culture « peu légitime », voire « illégitime ». Il s’agit d’affirmer, en quelque sorte, que certaines pratiques culturelles, quoique parfaitement légales, n’auraient pas vraiment droit de cité et seraient donc condamnées à vivre dans l’ombre. Or personne, ou presque, n’a poussé la logique jusque-là. Ce que décrit le sociologue, en réalité, c’est une croyance socialement partagée en une valeur objectivement supérieure de certains produits culturels par rapport à d’autres3. Il n’est nullement question de nier la « légitimité » de ces derniers. Il aurait dès lors été plus correct de parler par exemple de « valorisation sociale relative » plutôt que de « légitimité » des biens culturels.

La seconde, qui a déjà été soulignée par Bernard Lahire4, a trait au caractère implacable de l’ordre symbolique tel que P. Bourdieu l’envisage. Cet ordre pèserait sur toutes les consciences de la même façon, tout le temps, dans toutes les situations. Bien sûr, il n’en est rien. De l’angoisse la plus complète des individus ayant des pratiques « peu légitimes » à l’ignorance complète des codes, en passant par le rejet conscient des hiérarchies établies, la gamme des attitudes possibles est large. La difficulté tient au fait que les hiérarchies symboliques relèvent de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire : non pas le faux, mais l’ensemble des images ou représentations que l’on se fait du réel. Tout imaginaire possède une double dimension : il est irréductiblement individuel (chaque individu se fait une représentation singulière du monde qui l’entoure), et en même temps traversé par le social. Le social influe sur les imaginaires, il ne les détermine pas. C’est la raison pour laquelle chaque individu compose comme il l’entend avec les hiérarchies sociales, qu’il n’est pas tenu de connaître, encore moins de reproduire dans son propre vécu.

Bref, il n’y a pas à venir en aide aux lecteurs de mangas ou aux fans de Jul : si certains, peut-être, éprouvent de la honte vis-à-vis de leurs goûts, il y a fort à parier qu’ils ne constituent qu’une toute petite partie de l’ensemble, et c’est très bien comme cela5.

L’abandon d’une culture exigeante

Il convient, du reste, de se demander pourquoi certains biens culturels jouissent d’une aura dont d’autres ne jouissent pas. Un disciple de Bourdieu pourrait invoquer ici l’arbitraire de l’ordre social, qui permet aux dominants d’imposer leurs goûts comme goûts « légitimes ». Cette explication serait pour le moins insatisfaisante : les classes supérieures sont bien loin de chanter à l’unisson les louanges d’Igor Stravinsky, d’Yves Bonnefoy ou de Pierre Soulages, dont leurs membres ne connaissent la plupart du temps à peu près rien. La réponse est plutôt à aller chercher du côté de toutes les instances qui produisent de la valorisation sociale des biens culturels, au premier rang desquelles figurent l’école (tout particulièrement le cours de français), l’université ou encore les jurys des prix culturels.

On a ainsi cru bon, à la suite de Bourdieu, de fustiger l’élitisme de la culture « légitime », de souligner l’ennui qu’elle procure dans les écoles, de mettre à bas les hiérarchies, souvent au sein même des instances de valorisation culturelle. Il fallait rendre « légitimes » les cultures de masse, encourager à assumer publiquement ses passions inavouées, enseigner à l’école le rap, le slam, les mangas. Ce faisant, on n’a pas considéré que le marché remplit déjà avec brio ce rôle de valorisation. Les individus n’ont jamais eu besoin de l’appui des sociologues pour consommer librement de la culture de masse, qui sans cela ne mériterait pas ce nom. Alors que traditionnellement, les biens culturels étaient, considérés de façon globale, d’autant moins prestigieux qu’ils se vendaient bien, le discours de la « légitimité culturelle » conduit progressivement à un dédoublement par les instances de valorisation culturelle des verdicts prononcés par le marché.

Or on peut raisonnablement penser que si l’on enseigne Molière dans les écoles, ce n’est pas pour asseoir dans les esprits la domination des classes dominantes, mais parce qu’on estime que le théâtre de Molière possède des qualités esthétiques et éducatives que l’on ne trouvera pas dans l’immense majorité des best-sellers contemporains. Ce sont ces qualités que le marché ne sait pas reconnaître de lui-même : il ne jure que par l’Argent, ce nouveau fétiche auquel nous avons accepté de subordonner nos existences. En abandonnant de plus en plus l’idée qu’un certain type de biens culturels marginalisés par la logique de marché mérite particulièrement d’être promu et enseigné, on condamne ces mêmes biens à une existence ésotérique en même temps qu’on entérine la légitimité exclusive du marché comme prescripteur culturel.

La réussite économique comme réussite symbolique

Alors que toute tentative de faire valoir publiquement la supériorité esthétique ou éducative de tel ou tel bien culturel sur d’autres, méconnue par le marché, est désormais frappée du sceau de la Réaction, il règne la plus grande confusion et le plus grand désarroi. À l’occasion de la polémique sur la participation d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris en 2024, on a vu ainsi la logique de marché tenir lieu d’arbitre absolu du goût, jusqu’à conduire à d’incroyables apologies de l’esthétique des chansons de l’artiste, régulièrement comparée aux écrivains français les plus valorisés.

Dans un « Récap du jour » paru le 5 juin 2025 sur Le Média6, Marion Lopez rappelle par exemple quelques faits :

« Aya Nakamura, c’est pas n’importe qui : c’est LA chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde, rien que ça. Les chiffres donnent le tournis : elle cumule les milliards d’écoutes sur les plateformes de streaming, mais aussi les milliards de vues sur YouTube. Elle a récemment battu un record : elle rejoint ainsi Beyoncé, Rihanna ou encore Whitney Houston dans le club des milliardaires en vues sur YouTube. C’est le clip du tube “Djadja” qui a dépassé le milliard de vues sur la plateforme en février dernier. Sur Spotify, Aya Nakamura se targue de douze millions d’auditeurs par mois. C’est astronomique. Trois fois plus que Jul ou cinq fois plus que Booba. Aya Nakamura, c’est un phénomène international en plus d’être une fierté nationale ; la voix de toute une génération, sauf que… eh ben, c’est une femme noire et puissante. Et ça, certains ne le digèrent pas. »

En d’autres mots, la réussite d’Aya Nakamura sur le marché garantit la qualité de son « art », qu’il n’est donc pas possible de critiquer, sinon pour de mauvaises raisons. Si ce n’était pas assez clair, la journaliste précise encore : « Malgré son succès international (!), rien n’est jamais suffisant quand il s’agit d’Aya Nakamura. »

Dans une chronique du 4 mars 2024 sur France Inter7, Élisabeth Philippe, qui parle d’une « prétendue (!) faiblesse des textes de chansons d’Aya Nakamura », se sent obligée de préciser :

« Aya Nakamura est la chanteuse française la plus populaire à l’étranger, exactement comme l’était Edith Piaf à son époque. Et pour un événement d’envergure internationale comme la cérémonie d’ouverture des JO, il me paraît pas totalement absurde de faire appel à une artiste qui jouit d’une telle notoriété. »

Interviewé pour l’émission « C à vous » du 27 mars 20248, où l’on apprend qu’« Aya Nakamura totalise 6 milliards d’écoutes sur les plateformes, [qu’]elle cumule près de 4 milliards de vues sur YouTube, [que] les plus grandes stars internationales ont repris ses titres, [qu’]elle est déjà l’une des porte-drapeaux de la francophonie », Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, s’essaye à des comparaisons flatteuses :

« Elle joue, elle s’amuse avec la langue, bon, et ça, tous les écrivains ont plus ou moins joué, Louis-Ferdinand Céline a un peu joué avec la langue française ; Georges Perec, qui avait supprimé toutes les voyelles [sic] dans un de ses livres. Ça, ça fait partie de la liberté artistique. Je vois pas ce qu’on peut redire sur cette jeune femme qui, à sa manière, est talentueuse et ne détruit pas la langue française. »

Toujours dans la même émission, Nivine Khaled, conseillère à la langue française et chargée de la rédaction auprès de la Secrétaire générale de la francophonie, ajoute :

« La richesse de la francophonie, c’est de pouvoir faire rayonner et de pouvoir valoriser justement cette langue avec tous ses accents. Et c’est ce qu’elle fait. Qu’on le veuille ou pas, elle fait rayonner de façon tout à fait exceptionnelle la langue française avec toute sa bigarrure, ses accents, son dynamisme. Elle le [sic] fait rayonner à l’international. C’est une ambassadrice de la francophonie. »

Dans l’émission « C l’hebdo » du 16 mars 20249, Christophe Barbier, après avoir comparé l’inventivité d’Aya Nakamura à celle d’Alfred Jarry, d’Apollinaire, du collège de Pataphysique et des romantiques, signale malicieusement : « On les considérait comme des punks, comme des hippies. Maintenant, Victor Hugo, Alfred de Musset, c’est évidemment notre patrimoine. » Il se lance alors dans une lecture enflammée d’un extrait de « Djadja », qu’il accompagne d’une étonnante exégèse :

« Vous voyez, quand on le dit comme ça : ça va d’un côté vers une espèce de rythmique un peu rap, un peu slam, donc très contemporaine, et en même temps, il y a une métrique qui se met. C’est pas de l’alexandrin, c’est pas de l’octosyllabe, mais on sent la métrique qui arrive. [On l’attend toujours…] Donc on est quand même dans quelque chose qui a une certaine force poétique. »

Souvent, en effet, la défense de la chanteuse ressemble à une parodie involontaire d’exégèse universitaire. Dans l’émission « C à vous » du 14 mars 202410, Serge Raffy, journaliste et chroniqueur au Point, souligne la qualité du travail de l’artiste contre ses détracteurs : « C’est très intéressant. C’est très enrichissant. C’est pas seulement trois accords, comme certains disent. C’est un mélange de choses très compliqué[es ?]. » Bertrand Dicale, journaliste spécialiste de la musique et chroniqueur sur France Info, complète utilement l’analyse :

« C’est une immense créatrice. C’est une immense créatrice. [Il convenait, assurément, de le dire deux fois.] Et là où c’est très intéressant, et où ça se voit pas forcément, c’est qu’elle s’inscrit dans une tradition française. Quand “Pookie” est sorti – c’est vraiment avec “Pookie” que j’ai vraiment commencé à vraiment aimer Aya Nakamura. Pookie, ça vient de poucave, c’est un mot de Roms qui désigne quelqu’un qui est une “balance”, comme on disait dans l’argot. Et je me dis : bon, ben tiens, c’est marrant, pookie, c’est un mot à l’anglaise, et elle pourrait dire “pipelette”. Bon ben ça tombe bien, elle dit “pipelette”. […] Et là où c’est intéressant, c’est qu’elle s’inscrit dans cette tradition française. Et faut pas croire qu’Aya Nakamura chante le langage des banlieues : on parle pas comme ça dans les banlieues. »

Et Patrick Cohen, époustouflé par la force de l’analyse, de répondre : « Donc elle a inventé un truc ! »

Comprenons-nous bien : la musique d’Aya Nakamura est parfaitement « légitime » et il n’y a rien de honteux à aimer l’écouter. On peut estimer que la chanteuse est un excellent choix pour représenter la France lors d’une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, ou même qu’un artiste invité à participer à un tel événement n’a pas vocation à « représenter » quoi que ce soit. En revanche, on confond les registres au point de tomber dans le ridicule quand on prend appui sur sa notoriété et son succès sur le marché pour exalter la subtilité de sa musique et de ses textes11.

En somme, l’abandon de toute hiérarchisation sociale des objets culturels impliquée axiologiquement par le concept de « légitimité » devait nécessairement conduire à une sorte d’ayanakamurisation de la culture, caractérisée par l’inféodation pure et simple de l’ordre symbolique à l’ordre économique. À force de vouloir venir en aide à des canards blessés12, on en arrive à créer une société du mensonge généralisé, conçu pour justifier a posteriori, par des raisons non économiques, les sentences prononcées par le dieu Argent – au grand dam de tous les producteurs qui ne sont pas « rentables » et des usagers du système éducatif, qui peut-être seront un jour invités à disserter sur la richesse métrique et stylistique du vers « J’suis pas ta catin, Djadja, genre, en catchana baby, tu dead ça ».

Notes

[NdE] – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il a été enseignant en Belgique.

1 – P. Bourdieu n’a vraisemblablement pas mesuré les conséquences politiques qu’aurait son usage du concept, lui qui tenait l’autonomie des champs de production culturelle vis-à-vis du pouvoir économique pour une nécessité. Sans doute a-t-il voulu se débarrasser trop vite de l’État en matière culturelle, alors même que celui-ci peut constituer un contrepoids efficace à la logique de marché.

2 – En particulier dans La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éd. de Minuit (« Le sens commun »), 1979.

3 – Une « croyance », car la valeur n’est jamais dans les choses elles-mêmes, mais dans le regard que l’on porte sur elles. Bien sûr, les choses ont des propriétés objectives, qui jouent la plupart du temps un rôle dans la valeur qu’on leur attribue.

4 – « La légitimité culturelle en questions », dans Olivier Donnat (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture – DEPS (« Questions de culture »), 2003, pp. 39-62.

5 – Il se peut que dans les années 1990, la honte associée à certaines pratiques culturelles ait été plus répandue qu’aujourd’hui, mais cela ne change rien à l’affaire.

6 – « Aya Nakamura insultée parce que noire et femme : 13 fachos au tribunal », accessible en ligne à l’adresse https://www.lemediatv.fr/emissions/2025/aya-nakamura-insultee-parce-que-noire-et-femme-13-fachos-au-tribunal-XmFxgk0hS2uhAiICdCi_9w, consulté le 29 juin 2025.

7 – « Aya Nakamura aux JO, médaille d’or de la polémique made in France », https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-lundi-04-mars-2024-4715309, consulté le 29 juin 2025.

8 – « Aya Nakamura aux JO : les héritières de Piaf valident », https://www.youtube.com/watch?v=4UyHPu5rPL4, consulté le 29 juin 2025.

9 – « Aya Nakamura : la polémique de la semaine », https://www.youtube.com/watch?v=6qtU5PtNjKM, consulté le 29 juin 2025.

10 – « Aya Nakamura : une polémique générationnelle ? », https://www.youtube.com/watch?v=peyTglc7hpU, consulté le 29 juin 2025.

11 – Sur la même affaire, on consultera encore avec une certaine curiosité perverse l’article de Corinne Mencé-Caster, professeur de linguistique à Sorbonne Université : « “Djadja” cause bien français ou pourquoi Aya Nakamura représente aussi la pluralité de la France », The Conversation, publié le 19 mars 2024 à l’adresse https://theconversation.com/djadja-cause-bien-francais-ou-pourquoi-aya-nakamura-represente-aussi-la-pluralite-de-la-france-226031.

12 – Pour répondre aux critiques en provenance d’une partie de la droite, Clara Cini et Laélia Véron ont récemment entrepris de démontrer, contre toute évidence (et en dépit des déclarations de la première intéressée, qu’elles n’ignorent bien sûr pas), que l’écriture d’Annie Ernaux ne serait pas si « plate » que cela sous prétexte qu’on trouve très ponctuellement dans son œuvre des figures de style, du pathos et du lyrisme. Après tout, Annie Ernaux est de gauche et a reçu le prix Nobel de littérature : elle ne peut être qu’une grande styliste. Voir « L’écriture plate n’existe pas », COnTEXTES, 36 (2025), https://journals.openedition.org/contextes/12964, consulté le 29 juin 2025.

L’opéra merveilleux de la France classique (1660-1765) est-il soluble dans le baroque ?

Conférence pour le Collège de Belgique (Académie royale de Belgique) et le CAV&EMA (Centre d’art vocal et de musique ancienne)

Mercredi 21 mai 2025, Namur, Grand Manège salle des concerts, 18h30.

Alors que tous les ingrédients étaient réunis au milieu du XVIIe siècle, accompagnés d’une volonté politique, la naissance tardive de l’opéra français pose question. Par un coup d’éclat, Quinault et Lully trouvent enfin (1673) la recette qui reformule tous les ingrédients, les unissant en une sorte de révélation poétique qui permet à l’opéra français d’acquérir une existence de plein droit au sein d’un environnement esthétique peu accueillant. Pourtant, la levée des obstacles intellectuels et esthétiques, loin de faire de cette réussite une intrusion massive du baroque dans le classicisme français, rattache structuralement l’opéra français à son rival, le théâtre parlé dont il est le double inversé et régulier.
On exposera donc ce qui semble être un paradoxe : parce qu’il se présente et se pense comme merveilleux, l’opéra français de l’âge classique n’est pas un objet fantaisiste, imaginaire ou irrégulier. Il est charpenté par une pensée poétique à modèle cornélien qui contribue à en faire un art majeur rivalisant avec le théâtre dramatique. L’opposition entre les deux théâtres – dramatique et lyrique -, du fait qu’ils sont structurés par les mêmes lois fondamentales, est intelligible en termes de corrélation et non de négation. Une pensée rationnelle et ludique du merveilleux ose prendre la frivolité au sérieux ; elle révèle aussi que le théâtre est un objet philosophique, celui de la représentation du possible.

Inscription :  https://shop.utick.be/?module=ACTIVITYSERIEDETAILS&pos=NCH&s=56CCC192-4132-05A5-30DF-923187883D6D

Également accessible sur le site de l’Académie royale de Belgique https://academieroyale.be/fr/le-college-belgique-lecons-detail/dates-heures-lieux/bchaire-mondes-baroquesb-br-existe-il-baroque-francais-21-05-2025-18-30/

Un peu de musique contre l’antisémitisme

Felix Mendelssohn, Lieder ohne Worte, Igor Levit piano

Après le pogrom du 7 octobre 2023 et en réaction à la montée de l’antisémitisme dans le monde, le pianiste Igor Levit a enregistré une sélection des Lieder ohne Worte (« Romances sans paroles ») de Felix Mendelssohn. L’album se termine par un prélude du compositeur français Charles-Valentin Alkan.

Igor Levit et son équipe ont travaillé bénévolement et les recettes de l’album sont reversées à deux organisations allemandes luttant contre l’antisémitisme : l’OFEK Advice Center for Anti-Semitic Violence and Discrimination et la Kreuzberg Initiative Against Anti-Semitism.

Dans une vidéo de présentation, Igor Levit explique : « Réaliser cet enregistrement venait d’une très très puissante nécessité intérieure. J’ai passé les quatre ou cinq premières semaines après l’attaque du 7 octobre en étant à la fois sans voix et totalement paralysé. Et, à un certain moment, il m’est apparu que je n’avais pas d’autre moyen de réagir qu’à la manière d’un artiste. J’ai le piano. J’ai ma musique. « 

Voir la vidéo de présentation (en anglais) :

https://www.youtube.com/watch?v=BpIEujcAKic

On peut écouter l’album sur YouTube, en voici la première pièce, mais c’est quand même mieux de l’acheter…

https://www.youtube.com/watch?v=R9y5WECf4IU

« Musique blanche » à Radio Classique

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle signait un article épinglant Radio Classique dont la programmation viserait à promouvoir une culture « blanche », « française », donc foncièrement conservatrice et réactionnaire. Quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture lui a emboîté le pas. L’analyse menée ci-dessous par Dania Tchalik montre que le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et la méconnaissance du sujet traité sont devenus monnaie courante au sein du discours académique.

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle faisait paraître dans la revue en ligne AOC un brûlot1  épinglant Radio Classique et sa programmation qui, selon lui, viserait sournoisement à promouvoir une culture « blanche », « française2 », donc foncièrement conservatrice si ce n’est réactionnaire et d’extrême droite – le tout en fournissant comme il se doit une liste noire dans la plus pure tradition du gauchisme culturel (et accessoirement du stalinisme qui lui a servi de modèle). Cette diatribe n’est pas tombée dans l’oreille de sourds : quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture3  manifestement désireuse de se signaler du bon côté de l’histoire n’a pas manqué de lui emboîter le pas.

S’il n’est pas infondé de noter le caractère généralement peu aventureux de la programmation de Radio Classique qui recoupe peu ou prou les goûts du mélomane lambda, de critiquer la concentration économique autour du groupe LVMH et de pointer les liens parfois occultes liant des musiciens (parfois connus) et journalistes à cette entité financière, le recours aux généralisations abusives et le manque de rigueur et de nuance tendent à desservir le propos et l’auteur rate sa cible à force de négliger l’impératif wébérien de neutralité axiologique que l’on sait pourtant indissociable du discours scientifique. Cette faillite est d’autant plus regrettable que la marchandisation de la culture, dont les dangers avaient déjà été pointés par Adorno en son temps, ainsi que les effets néfastes de la concentration des médias de masse aux mains de quelques multinationales constituent autant de sujets sérieux qui mériteraient d’être traités sans effets de manche.

Les quelques points abordés ci-dessous montrent dans quelle mesure le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et, il faut bien le dire, la méconnaissance du sujet traité allant parfois jusqu’à l’imposture sont devenus monnaie courante au sein du discours académique. Celui-ci se voit en outre pris dans une contradiction permanente et insoluble entre la volonté d’imposer coûte que coûte un discours à visée normative (pour ne pas dire moralisante) et la propension non moins systématique à plaquer ad nauseam la « philosophie du soupçon » sur tout propos émanant d’experts, en l’occurrence des musiciens et des musicologues.

1. Dans une démocratie libérale une entreprise privée est libre de définir une ligne éditoriale (nécessairement sélective) et un public cible (idem). Rien n’empêche donc l’auteur de l’article d’être en désaccord avec ces orientations, de s’abstenir d’écouter cette station ou encore de créer sa propre chaîne de radio avec la programmation qu’il juge opportune, voire de bénéficier à cette fin de subsides publics s’il en fait la demande.

2. Dans ce contexte, l’accusation de racisme et de xénophobie (« musique blanche » et « française ») n’est pas étayée et tombe à plat, relevant au mieux du procès d’intention. D’une part, le ciblage du public s’effectue ici davantage en fonction de la catégorie socio-professionnelle (en d’autres termes, de l’épaisseur du portefeuille) que de la couleur de peau, et si l’on peut effectivement constater l’exclusion de certaines musiques, cela n’est pas dû au « racisme » supposé des responsables de la programmation mais à la volonté de coller au plus près au goût (réel ou supposé) des auditeurs. D’autre part, un Noir ou un Asiatique peut parfaitement aimer et pratiquer Mozart (qui, du reste, n’est pas un compositeur français jusqu’à preuve du contraire), il suffit de constater le nombre de musiciens étudiant et pratiquant – librement, loin de tout colonialisme !  – la musique classique européenne en dehors de notre continent et en particulier dans les pays asiatiques4 pour s’en convaincre. L’accusation d’extrême droite n’est pas moins farfelue puisque la liste des intervenants fait apparaître une coloration majoritaire de centre (voire de centre gauche si l’on pense à Rachel Khan) et de droite bon teint et pro business, très loin de la subversion annoncée.

3. La ligne idéologique néo-bourdieusienne de l’article semble pour le moins datée. Depuis la fin du xxe siècle, les classes dominantes qui passent par Sciences Po ou HEC – qu’on pense à un Nicolas Sarkozy, emblématique à cet égard – font souvent l’économie (c’est le cas de le dire) de la culture générale et s’intéressent davantage à Aya Nakamura5 qu’à Mozart ou à Rachmaninov. Et si la ligne « classique » et « patrimoniale » (sic) est bel et bien conservée au sein des choix éditoriaux de certains titres de presse du groupe LVMH, cela est dû bien davantage aux goûts personnels de son PDG (grand amateur de piano) et de ses proches qu’à un habitus sociologique que l’on sait en forte régression. Quant à l’emploi d’un français châtié, qui se fait par ailleurs de plus en plus rare dans nos médias de masse eux aussi saisis par la frénésie disruptive, il devrait au contraire être salué par une gauche qui, historiquement, avait toujours placé la maîtrise de la langue et l’accès de tous à la culture comme le premier de ses combats pour l’émancipation. L’accusation faite par l’auteur à cette radio de faire de l’idéologie et de perpétuer le goût des « dominants » ne résiste donc pas à une analyse un tant soit peu poussée.

4. Si l’on se place toujours d’un point de vue de gauche il aurait sans doute été plus judicieux de pointer les dérives de l’audiovisuel public qui, pourtant en principe délié de l’obligation de faire du chiffre, tend chaque jour davantage à s’aligner sur la logique marchande du privé (introduction de la publicité, course à l’audimat, suppression de programmes jugés trop exigeants, management parfois autoritaire et opaque, etc.) plutôt que la ligne éditoriale d’une radio privée dont les missions sont par nature liées à la notion de profit. On pourrait aussi s’intéresser à la programmation non moins conformiste voire démagogique de certaines salles publiques, à la baisse du financement des institutions de diffusion (les opéras et salles de concert sont sous-financés y compris par des politiciens de gauche et écologistes, ce qui pose pour le moins question) et de formation (depuis des années les conservatoires6  voient leurs budgets amputés et leurs missions subverties par les majorités successives, indépendamment de leur couleur politique), le tout dans le contexte du renoncement des pouvoirs publics à élever le niveau culturel de la population. Bref, les sujets ne manquent pas… Mais l’attitude vindicative de l’auteur pourrait être résumée par le dicton bien connu : quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt – ou comment se fourvoyer et se tromper totalement de combat.

5. Enfin, l’affirmation néo-structuraliste selon laquelle la délimitation entre genres musicaux n’aurait « pas d’existence objective en soi » et qu’ils ne seraient qu’autant de discours ou, mieux, de « répertoires langagiers7 » fait fi de l’essentiel, à savoir du contenu des œuvres et des intentions exprimées ou sous-jacentes de leurs auteurs. S’il est toujours instructif de connaître les conditions d’apparition et la réception d’une œuvre musicale, cela ne nous dispense pas de nous intéresser à l’œuvre elle-même et à ses caractéristiques au sens le plus concret, tangible et artisanal du terme, sous peine de tomber dans le sociologisme. En d’autres mots, tenir un discours fondé sur la musique présuppose la maîtrise d’un ensemble de connaissances techniques pointues propres à ce champ, ce qui nécessite des années de travail acharné ainsi qu’une modestie qui n’apparaît pas nécessairement comme la qualité première des propos de l’auteur.

Certains sociologues feraient donc mieux de ne pas sortir de leur champ d’(in)compétence et d’éviter le mélange des genres entre discours scientifique et militantisme, dont l’article de Jean-Loup Amselle constitue hélas un exemple loin d’être isolé et néanmoins éloquent à plus d’un titre. Le temps est au nécessaire rappel des évidences : l’universalité de la pensée humaine dans ses manifestations les plus élevées ne se réduit pas à un taux de mélanine, contrairement à ce que nous serinent les nouveaux émules de Jdanov. Et la dénonciation de la « musique blanche » n’est rien d’autre que « la permission d’être démocratiquement raciste », pour paraphraser Jankélévitch8 ; qu’on se souvienne qu’il y a près d’un siècle, d’aucuns nous promettaient d’extirper à jamais la « musique juive », avec les suites que l’on connaît.

L’avertissement prophétique de Pasolini sonne donc plus que jamais d’actualité : « le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme9 ». Et si l’on se demande toujours comment une logorrhée d’une telle indigence a pu devenir la norme au sein de pans entiers de nos universités et institutions culturelles ou de recherche, si nous avons fini par être habitués (anesthésiés ?) à ces extravagances, il serait bien peu judicieux de tolérer, de banaliser la bêtise la plus criante sous l’effet de son accumulation, en faisant comme si elle allait désormais de soi. Car ce qui apparaît comme autant de balivernes et d’enfantillages est susceptible de se transformer insidieusement en cauchemar si leurs auteurs s’emparaient tout à fait des rênes du pouvoir : prenons-y garde et renouons avec la raison.

Notes

2 – À noter que les guillemets associés par l’auteur à ces deux termes ne sont pas anodins et dénotent une forme de double pensée caractéristique du milieu des faiseurs d’opinion, qu’il soit pédagogique, culturel, universitaire, politique ou médiatique. L’auteur s’aventure en connaissance de cause en terrain glissant (l’emploi péremptoire du registre racialiste étant à l’origine associé à l’extrême-droite et fait à juste titre scandale en France) pour aussitôt « rétropédaler » et, à travers l’emploi des guillemets, relativiser sa propre affirmation : à la fin on ne sait plus si elle relève du premier degré ou de la métaphore. Il est vrai qu’un universitaire émérite « ne devrait pas dire ça ».

4 – À ce titre, on ne manquera pas de mentionner la violoniste d’origine chinoise Zhang Zhang, également engagée dans la lutte pour les Lumières et l’universalisme républicain, et qui a très récemment publié une réaction des plus pertinentes aux accusations de Jean-Loup Amselle visant Radio Classique https://www.lefigaro.fr/vox/culture/zhang-zhang-quand-france-culture-s-offusque-que-radio-classique-diffuse-de-la-musique-classique-20231130 .

7 – Où l’on voit que l’auteur ne dédaigne pas à son tour l’emploi d’un français (qu’il imagine) châtié et qui marque indubitablement l’appartenance à une (certaine) élite détenant et octroyant les brevets de légitimité dans le champ académique.

8 – Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce nouvel avatar postmoderne du racisme se double généralement, comme par coïncidence, d’un antisionisme viscéral qui n’est que de « l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous ». Bien avant la vague woke, Jankélévitch ne s’y est pas trompé : « Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre : ils auraient mérité leur sort ». Lire : Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.

9 – Pier Paolo Pasolini, Lettres Luthériennes. Petit traité pédagogique, Paris, Seuil, 2002 (1975).

Critique musicale inclusive (par Andrei J.)

Andrei J. a assisté le 4 mars à un concert de l’Orchestre de chambre de Paris, donné à la Cité de la musique. La critique qu’il nous livre ci-dessous fait état d’une sorte de déception. Non que l’interprétation musicale ait été mauvaise, mais les choix de programmation et les conditions de la prestation restaient à son avis en deçà des objectifs ambitieux en matière d’inclusivité et de diversité que toute institution culturelle devrait se proposer aujourd’hui.

L’orchestre de chambre de Paris (OCP) donnait le 4 mars dernier, à la Cité de la musique, un concert sur le thème suivant : « Inspirations folkloriques »1. On s’étonne de ce titre de la part d’une institution particulièrement attachée à promouvoir toutes les cultures sur un pied d’égalité, à rompre avec les vieux schémas hiérarchisants. Le titre de ce concert peut en effet choquer en ce qu’il recèle un point de vue méprisant vis-à-vis de cultures locales trop longtemps dominées et qui n’ont plus à l’être, trop longtemps ravalées au rang de « folklores » comme certaines langues minoritaires sont réduites au rang de « dialectes ». On n’a pas encore assez fait descendre la musique prétendument savante – occidentale – de son piédestal : en quoi une symphonie de Beethoven serait-elle supérieure à une danse jouée par le violoneux d’un village des Carpathes ? Aussi, « Expressions des diversités » eût été un titre plus acceptable.

En outre, on s’étonne du choix des compositeurs, Béla Bartók et György Ligeti, deux mâles et qui plus est blancs, hétérosexuels et… décédés – alors qu’il y a tant de jeunes compositeurs et compositrices à découvrir. C’est pourtant la mission que s’est fixée l’orchestre de chambre de Paris, mission qui est celle de la Philharmonie de Paris, à l’avant-garde en la matière. Cet orchestre, partant du constat que « les femmes demeurent très minoritaires dans la composition » et pour « pallier cet écueil » a créé une Académie des jeunes compositrices, « dédiée [sic] à de jeunes musiciennes qui n’osent pas franchir le pas de la composition ». Le site internet de l’orchestre précise : « Académie pluriannuelle, elle est un incubateur [sic : comme il s’agit de femmes, ce mot risque de renvoyer le lecteur non émancipé, non aux éléments de langage du monde de l’entreprise capitalo-globaliste mais à l’image d’une couveuse…] pour de jeunes créatrices et une opportunité de se former à l’écriture pour orchestre. »

En outre, le programme distribué à l’entrée de la salle de concert souligne que l’orchestre de chambre de Paris est un « acteur musical engagé dans la cité » et qu’il « développe une démarche citoyenne [sic] s’adressant à tous » – belle éthique, même si le rédacteur a cru bon d’employer ici un masculin générique, invisibilisant dès lors pas moins de la moitié de l’humanité !

Il est spécifié qu’il s’agit d’un « des orchestres permanents les plus jeunes de France » ; il est question ici non de l’âge de l’orchestre (quarante ans !), mais de la moyenne d’âge des musiciens – et s’il est vrai qu’on a pu regretter la présence de deux instrumentistes mâles blancs proches de la cinquantaine voire l’ayant dépassée, les autres restent très jeunes et donc vigoureux dans la virtuosité et ouverts aux autres. Surtout, peut-on lire, l’OCP est « le premier orchestre français réellement paritaire ». Soit, il n’empêche que ce soir-là il était dirigé par un mâle blanc, jeune, certes, même s’il approche de la quarantaine… Pourquoi si systématiquement encore éviter de confier les rôles de direction aux femmes ? Sont-elles donc moins capables de manier la baguette que les hommes ? Pourquoi n’avoir pas donné la direction de la moitié du concert à une cheffesse d’orchestre ? (Et pourquoi n’a-t-on pas programmé les œuvres d’une jeune compositrice issue de l’Académie des jeunes compositrices susmentionnée, pour équilibrer Bartok ou pour faire le pendant à Ligeti ?) On objectera que le concerto pour violon a été interprété par une femme (aux traits féminins toutefois d’un autre temps, celui de la domination masculine, avec ce maquillage et cette longue robe vert pâle… on se serait cru au XXe siècle). Ensuite, la liste des membres de l’orchestre révèle que la parité n’est pas respectée puisqu’on compte 60 % de femmes et 40 % d’hommes. Toutefois, comme l’a courageusement dit Christiane Taubira, forte de son statut de femme certes cis mais racisée (et de poétesse maudite), « il est temps maintenant que les hommes fassent l’expérience de la minorité » (Libération, 29 janvier 2018). On regrettera au passage que les trois premières personnes de l’orchestre soient désignées comme « solo supersoliste », « violon solo », « co-solo », au lieu de « sola supersoliste », « violon sola » et « co-sola » puisque ce sont des femmes.

On saluera les efforts de l’orchestre de chambre de Paris dans la voie du réalisme sociétaliste wokiste. Mais il faut aller plus loin. Jusqu’ici, l’OCP marque son attachement à une conception binaire de la race humaine qui serait donc divisée en deux blocs irréductibles : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Il faudra à l’avenir prendre en considération la non-binarité, la fluidité de genre (ce qui amènera certes à complexifier nos opérations de comptage). En effet, il serait bon qu’à la fin de la brochure chaque nom soit assorti de la mention (en anglais, pour que tout le monde comprenne) He, She, It ou Other, que soient indiquées l’appartenance racisée ainsi que les options spirituelles (s’iel en a) du·de la musicien·ne. Car autant qu’on a pu le voir, il n’y avait pas beaucoup de musicien·ne·s issu·e·s des minorités visibles sur scène. De même, on aimerait bien savoir où les situer sur l’échelle LGBTQIA+++ car la sur-représentation d’hétéronormé·e·s cis-genre poserait problème pour une institution qui se prévaut d’œuvrer dans le cadre du néo-progressisme déconstructiviste2. C’est qu’au même moment, dans une autre salle, se produisait YUNGBLUD auteur-compositeur-interprète britannique de vingt-cinq ans et du signe zodiacal du Lion, qui a eu le courage, en décembre 2020, de faire son coming out en tant que pansexuel et poly-amoureux (même s’il semble, d’après la presse spécialisée, avoir un penchant pour les personnes qui menstruent). Quand donc les membres des orchestres, les chefs et les cheftaines d’orchestre dévoileront-iels ainsi leur intimité et ses fluctuations afin de nous rassurer, afin que nous nous sentions toutezétous (ou toustes) représenté·e·s ?

Donner des œuvres de Bartok et Ligeti reprenant les musiques de la diversité est une bonne chose, même si leur réinterprétation par la musique dite savante a, nous y avons fait allusion, quelque chose de condescendant – n’eût-il pas mieux valu faire jouer un groupe de Roumaines et de Roumains dans leurs costumes traditionnels, avec leurs instruments à elleux ? Mais, ici aussi, il faut aller plus loin et tirer les conclusions, il serait temps, de l’œuvre majeure de Susan MacClary, dont la traduction a été publiée par la Philharmonie de Paris et qui se trouve en bonne place à l’entrée de la librairie de la salle des concerts, Ouverture féministe, Musique, genre, sexualité3. Donc de déconstruire la musique occidentale « savante ». Enfin on réécrit les chefs-d’œuvre de la littérature pour les rendre lisibles (Roald Dahl n’est qu’un début). Eh bien, il faut recomposer les chefs-d’œuvre de la musique occidentale pour les rendre audibles (« entendables » disent aujourd’hui les journalistes). Après les réécriveurs et réécriveuses, nous avons besoin de recompositeurs et recompositrices pour expurger la musique « classique » de tous ses aspects hétéro-patriarco-dominants. Ainsi, par exemple, on ne devrait plus pouvoir représenter la IXe symphonie de Beethoven sans en avoir arasé toutes les aspérités masculines puisque, comme l’a si bien montré Mme McClary, « la Neuvième Symphonie de Beethoven est probablement le meilleur exemple dans le domaine musical des pulsions contradictoires qui ont régi la culture patriarcale depuis les Lumières »4 – biffons la réexposition dans le premier mouvement (« un épisode affreusement violent de l’histoire de la musique ») comme le compositeur lui-même a biffé la dédicace de la IIIe à Bonaparte !

Or, de la même manière, pendant que nous étions en train de compter le nombre d’hommes et de femmes dans l’orchestre de chambre de Paris pour vérifier s’il était bien paritaire (encore une surprésence mâle au pupitre des cuivres, décidément ! Les femmes manquent-elles donc de souffle aux yeux de l’équipe artistique, pourtant majoritairement féminine ?), il nous a semblé entendre de ces épisodes violents ou angoissants qu’il eût fallu, donc, supprimer ou recomposer.

Et le triomphe fait aux musicien·n·es, à l’issue du concert, montre qu’il reste à réaliser un gros et long et dur travail d’éveil, de pénétration des idées nouvelles.

Notes

2 – À ce sujet, cf. : https://calenda.org/1033802

4Id.

« Une blanche vaut deux noires », typographie et musique

Comment peut-on oser écrire « Une blanche vaut deux noires » ? En ouvrant le parapluie des règles de la typographie ! Car la formule scandaleuse, visant des personnes, mettrait des majuscules aux deux substantifs. La minuscule n’est cependant pas réservée aux adjectifs : un substantif peut la prendre et désigner alors deux figures de la notation musicale dans leurs rapports de durée. Eh bien, cela est mal vu et devrait bientôt disparaître.

Un article en libre accès sur le site de Diapason nous apprend en effet que « Des professeurs d’Oxford qualifient la notation musicale de « colonialiste » » et trouvent que l’ensemble des programmes de musique offre trop de complicités avec la « suprématie blanche ». Un grand mouvement de purification se prépare, visant la « musique européenne blanche ». Du balai, Guillaume de Machaut et Schubert, valsez !

Et la notation musicale, faisant partie d’un « système de représentation colonialiste », ne sera pas épargnée. Il va y avoir du travail, car si « une blanche vaut deux noires », on n’oublie pas non plus que « une ronde vaut deux blanches ». Et pour le point placé après une note, voici ma modeste contribution : il ne faut plus dire qu’il augmente cette note de la moitié de sa valeur, mais qu’il l’y inclut.

À la mémoire d’Yves Gérard

J’ai appris tardivement le décès d’Yves Gérard, survenu au début d’octobre 2020. De beaux articles dans la presse et en ligne lui rendant hommage ont retracé sa carrière et son œuvre1. Musicologue éminent, philosophe par sa formation, il laisse un souvenir ineffaçable à ceux qui, comme moi, ont eu la chance de le rencontrer, chez qui il a soutenu – quand il ne l’a pas éveillé – le goût de la recherche et de l’exigence intellectuelle en exerçant la bienveillante autorité du professeur qu’il fut au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), cette autorité par laquelle on se sent à la fois mis à l’épreuve et assuré, aspiré vers un sommet qu’on n’osait même pas s’avouer.

Qui n’a pas vu Yves Gérard pendant le concours de sortie du CNSMDP se tordre d’anxiété sur un banc, écoutant, réduit au mutisme, ses élèves passer l’épreuve orale d’histoire de la musique (et leur envoyant des ondes presque tangibles de soutien, les propulsant littéralement par son attention), qui n’a pas vu lesdits élèves, pour la plupart musiciens et érudits plus que confirmés (et souvent eux-mêmes déjà professeurs), lui jeter des regards où se lisait à livre ouvert le désir d’être à la hauteur de son enseignement, ne peut avoir une idée complète de ce qu’est un grand professeur.

Je commençais à peine mes travaux sur Rameau et Rousseau à la fin des années 1970 que Yves m’invitait dans sa classe, alors rue de Madrid. Un très grand moment inoubliable d’échange, d’ouverture d’esprit, de raffinement.

C’est lui qui m’a pratiquement « commandé » d’écrire le Rameau de 1983, me bousculant salutairement hors de l’éclat éphémère dans lequel s’attardent tant de jeunes adultes qui se croient éternels. Savoir prononcer au juste moment l’injonction de passer à l’acte, de cesser de vivre sa vie au brouillon : c’est cela aussi, la parole d’un magister qui sait mieux que l’intéressé identifier un désir parce qu’il lui donne sa dose nécessaire d’élévation tout en le plaçant sous l’urgence d’une temporalité limitée.

Suivirent des années de complicité – notamment jurys de thèse et autres où il arrivait essoufflé, revêtu de son sempiternel imperméable mastic « à la Columbo », traînant une valise à roulettes bourrée de documents, au retour d’une conférence, d’une réunion de travail, d’un autre jury. Je me souviens aussi de cette période harassante où, pris par la préparation du bicentenaire du Conservatoire, il m’avait demandé d’assurer quelques séances dans sa classe d’histoire de la musique. J’en sortais à la fois éreintée et émerveillée par l’écoute et l’attention des élèves, par leur aisance à s’approprier ce que j’avais mis tant d’heures à méditer, par l’exigence de cet enseignement de très haut niveau dont il fallait être digne.

Son amitié m’a été très précieuse ; il a été un modèle pour mon enseignement – il m’a donné de la force et le souci de ne jamais renoncer à placer tout élève au-dessus de lui-même.

[Edit mai 2021. Ecouter l’Hommage à Yves Gérard par Hélène Pierrakos, émission « La Malle à musiques » sur Fréquence protestante du 1er mai 2021. En podcast à télécharger : https://frequenceprotestante.com/diffusion/la-malle-a-musiques-du-01-05-2021/ ]

1 – On lira par exemple l’article que lui a consacré Pierre Gervasoni dans Le Monde du 7 octobre 2020 https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/10/07/le-musicologue-yves-gerard-est-mort_6055165_3382.html . Et cet hommage à trois voix « En souvenir d’Yves Gérard (1932-2020) », par Jean-Michel Nectoux, Achille Davy-Rigaud et Catherine Massip paru dans la Revue de Musicologie 107/1 janvier 2021, p. 95-110. Je saisis l’occasion de rappeler le volume d’hommage qui lui fut dédié en 1997 et auquel je m’honore d’avoir contribué : Marie-Claire Le Moigne-Mussat, Jean Mongrédien et Jean Michel Nectoux (éd.), Échos de France et d’Italie : liber amicorum Yves Gérard, Paris, Buchet/Chastel, Société française de musicologie, 1997.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique

L’exemple d’une société savante

Voici un exemple – probablement banal – de la vague (prétendument) antiraciste et « inclusive » qui déferle sur le monde universitaire, de la recherche et de la culture, à grand renfort de culpabilisation et d’auto-flagellation1. Cet article commente la Lettre (publiée ci-dessous) que le président de la Society For Seventeenth-Century Music, société savante basée aux États-Unis, a adressée récemment à ses adhérents2. Consécutive à l’horreur qu’a inspirée la mort atroce de George Floyd, elle entend affirmer une politique antiraciste au sein des activités et des chercheurs de cette société. Tout en rappelant opportunément l’antiracisme comme principe universel, le programme exposé s’engage dans une entreprise d’auto-accusation identitaire qui a quelque chose d’expiatoire et propose, pour orienter aussi bien ses objets d’étude que ses participants, de recourir à un critère discriminatoire. Mais le texte de référence dont la Lettre se réclame, et qu’elle encourage ses destinataires à lire, la surpasse largement.

La politique antiraciste d’une société savante dix-septiémiste

Le 16 juin 2020, le président d’une société savante états-unienne, la Society For Seventeenth-Century Music, écrit à ses adhérents avant son colloque annuel qui se tient en visioconférence une dizaine de jours plus tard. Il les informe que le bureau compte engager une politique affirmée d’antiracisme et d’« inclusion ». On se doute que les chercheurs, et particulièrement ceux qui sont citoyens des États-Unis, ont été horrifiés par l’agonie de George Floyd étouffé par un policier durant de longues minutes : résister à la violence extrême de ce qui apparaît comme un meurtre officiel à caractère raciste s’impose. L’antiracisme, que cette Lettre s’efforce de transposer au domaine propre à cette société de musicologues, n’est donc nullement hors de propos. La Lettre affirme à fort juste titre, dans une déclaration qui a été ajoutée aux statuts le 26 juin, l’adhésion au principe universel de l’antiracisme2b :

« The Society for Seventeenth-Century Music is committed to the principles of inclusion and access, and it rejects discrimination against anyone on the basis of race, color, religion, national origin, disability, age, sexual orientation, [added: gender identity], ideology, or field of scholarship. »

En vue de mettre en œuvre cette profession de foi, et afin qu’elle ne reste pas dans la généralité, la Lettre se présente comme un texte d’orientation académique qui, à travers la mise en place d’un « Comité de la diversité et de l’inclusion », propose de favoriser des chercheurs et des objets d’étude relevant de groupes minoritaires (« issus de la diversité », dirait-on en France). Intention louable qui cependant aboutit à un paradoxe final en contradiction avec la déclaration de principe.

Je résume à ma manière le raisonnement : puisque nous avons été jusqu’à présent complices et agents involontaires d’un privilège blanc (la « whiteness as the norm ») dans le choix de nos objets d’étude comme dans celui des chercheurs que nous soutenons, prenons des mesures pour que ces choix soient à l’avenir guidés par un critère opposé et volontaire : le dé-centrement de la blancheur (« de-centering whiteness »).
On ne passe donc pas d’un critère discriminatoire impensé (le privilège blanc) à son abolition vigilante, comme le voudrait la déclaration de principe, mais à son inverse qualitatif et tout autant excluant : un critère discriminatoire explicite. Le grand bouleversement antiraciste consiste à inverser des attributs (blanc, inconscient / non-blanc, conscient) et à conserver la substance (discrimination). Ce mouvement de bascule, qui entend corriger une faute en en commettant une autre de même nature mais symétrique, qui prétend combattre une attitude en la reproduisant et en la déplaçant, n’est pas nouveau : on reconnaît le schéma classique de la bien nommée discrimination positive, la positivité est une forme d’exclusivité.

Quel progrès. Quelle application fidèle de la déclaration de principe. Quel exemple de liberté dans la recherche scientifique.

Une démarche de type inquisitorial

Je m’attarderai sur ce que je juge encore plus inquiétant dans cette Lettre que les mesures programmatiques proprement dites. Il s’agit de l’exposé des motifs par lequel est encadré et justifié le programme d’orientation sous la forme d’un programme de moralisation.

Si les Blancs jouissent d’un privilège (la « blancheur comme norme »), il faut assurément le combattre prioritairement et concrètement, en chaque occurrence, par l’application stricte du principe d’égalité et des lois qui condamnent le favoritisme, surtout si ce dernier repose sur un critère racial. Ce qui implique qu’on soit vigilant et qu’on se pose inlassablement des questions, lesquelles valent pour tous, quelle que soit leur origine, leur couleur, etc. A-t-on écarté un candidat à cause de ce qu’il est et non parce que son dossier était insuffisant ? A-t-on fait obstacle à un domaine de recherche, négligé un objet, récusé une méthode ou un courant de pensée pour des motifs extérieurs à la validation scientifique ? Mais tel n’est pas exactement le programme de la Lettre : elle vise à installer des mesures relevant de l’affirmative action en les appuyant sur une culpabilisation.

Une démarche de type inquisitorial s’introduit alors par la mise en place d’un sentiment de culpabilité générale, laquelle est liée par essence à une couleur de peau3. Le choix des mots est habile, car on ne parle pas expressément de culpabilité – en l’occurrence de racisme avéré, susceptible d’enquête débouchant éventuellement sur une sanction – mais plus subtilement d’une complicité diffuse avec le racisme, l’esclavagisme et le colonialisme en général, et plus particulièrement relatifs au passé. La notion de complicité n’a pas ici son sens judiciaire ; elle a pour vertu de permettre des rapprochements, notamment dans le temps – d’où l’on peut conclure que l’étude du XVIIe siècle peut s’en trouver opportunément rattrapée, pas si innocente que ça. Elle permet, en l’occurrence et de proche en proche jusqu’au plus lointain, de considérer quelqu’un comme lié par héritage (« legacy ») à des crimes, des délits, des fautes commis par ses ancêtres proches ou lointains (ou par l’un des « siens », ceux qui lui ressemblent), mais qu’il n’a pas commis lui-même ! Faisant partie d’un groupe « predominantly white » même si vous n’êtes pas coupable directement de racisme, vous êtes coupable de ne pas reconnaître la filiation du racisme en vous. Il s’agit donc de vous mettre en état d’effectuer cette reconnaissance, d’en faire l’aveu.

Un point fort de l’écriture de la Lettre est la qualification de cette complicité. Elle est inconsciente par définition (« unintentional complicity ») et englobe donc le milieu académique ou tout autre milieu que l’on voudra, pourvu qu’on puisse y déceler une trace de « whiteness as the norm », pourvu qu’on puisse le cataloguer par une assignation désormais infamante. Il n’y a pas lieu d’établir une telle complicité, la Lettre la présente comme un phénomène social général auquel « nous » n’échappons pas : s’érigeant en analyste sauvage qui sait vous dire votre vérité, elle se fait procureur qui saura vous la faire avouer. On peut ainsi décider que quelqu’un, du fait même qu’on l’assigne à un groupe, est impliqué par essence dans un dispositif répréhensible. Il s’agira alors de lui faire prendre conscience de sa faute, de sa position « inappropriée », et non de mener une enquête à charge et à décharge sur plainte recevable en vertu d’une loi préalablement promulguée. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant : il faut donc lui ouvrir les yeux, en commençant, par exemple, par une Lettre bienpensante. Mené par des procureurs dont la conscience lucide autoproclamée n’est pas effleurée par le doute mais guidée par le soupçon, la suite d’un tel procès en « conscientisation » n’est pas nécessairement pénale, elle est avant tout morale. L’histoire enseigne qu’elle en vient vite à la violence physique : c’est l’exorcisme, c’est l’expiation, c’est la rééducation (selon l’époque et l’objet mais le schéma est le même.). Que la démarche se donne l’auto-culpabilisation comme l’un de ses moyens, cela n’est pas nouveau non plus.

Dix commandements aux universitaires blancs

Devant ce politiquement correct (devenu banal et pas seulement outre-Atlantique) venant d’une tranquille société savante de taille modeste (250 membres) consacrée à un objet spécialisé à mille lieues de l’agitation sociétale, on peut penser à un affichage précipité, à une mesure de protection hâtive contre un courant qui devient de plus en plus menaçant.

Il faut lire le texte ostensiblement « recommandé » avec un lien actif dans la Lettre4 pour apprécier l’insécurité morale et intellectuelle qui s’abat sur le monde académique. Cité comme arrière-plan doctrinal destiné à appuyer la démarche de prise de conscience, ce texte surclasse de loin en vigueur la Lettre qui s’en prévaut. Il ne s’embarrasse pas de susciter un scrupule moral – qu’il traite au demeurant et assez plaisamment comme une contorsion dérisoire. C‘est une série d’injonctions comminatoires, de sommations sans appel. Les dix commandements adressés aux universitaires blancs sur ce qu’ils doivent faire afin de « s’améliorer » n’admettent a priori aucune réserve, aucune critique. On y apprend que l’auto-flagellation et la repentance ne sont que des manières de rester centré sur soi-même et de prolonger, sur un mode larmoyant, le privilège blanc : plus fort encore que dans la procédure de l’Inquisition, l’aveu de la faute est encore une faute, un péché narcissique5. Il tend un miroir féroce à nos musicologues dix-septiémistes, renvoyés à un nombrilisme pleurnichard. Toute objection est d’avance disqualifiée comme relevant de ce que, en France, on appellerait une « crispation de privilégiés ». On en a connu naguère la version stalinienne classique qui qualifiait de « petite-bourgeoise » toute velléité critique. Le gauchisme militant en reprit bientôt le schéma par la fameuse et systématique interrogation : « D’où parles-tu ? » .

En lisant ce texte de référence, je pouvais croire à une fiction, comme j’ai pu le croire en regardant la fameuse vidéo sur l’université Evergreen6. Mais ces nouveaux inquisiteurs sont bien réels. La question n’est plus de savoir si les ordres qu’ils donnent ont pour finalités l’égalité des droits, la justice sociale et la concorde : on sait bien qu’ils ont pour effet (et souvent pour objet) d’installer la segmentation de l’humanité, sa partition. Elle est de savoir si ceux qui les donnent ont le pouvoir de les faire respecter.

Revenons à notre modeste société savante. Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste du XVIIe siècle pour lire la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » et en extraire le principe accusateur identitaire « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère […] C’est donc quelqu’un des tiens ». Mais il sera intéressant de voir si le ballet du Bourgeois gentilhomme sera réexaminé au sein de la Society For Seventeenth Century Music : appropriation culturelle occidentalo-centrée ou satire de l’Empire ottoman esclavagiste ?

Notes

NB – Je tiens à préciser, s’il en était besoin, que la critique ci-dessus n’affecte en rien l’estime que je porte, par ailleurs, à la SSCM, aux chercheurs qui y travaillent, à son activité de recherche, et à l’ensemble des travaux qu’elle propose, qu’elle conduit et qu’elle soutient.

1 – De très nombreux textes et interventions font état de ce mouvement et de son expansion depuis des années, et en proposent des critiques argumentées. Je ne fais, avec le présent article, que me joindre à eux mais l’exemple que je commente me touche plus particulièrement du fait que je travaille aussi sur des objets de recherche proches de ceux qui intéressent  la SSCM (la musique de l’âge classique) – voir NB ci-dessus.
Parmi les récentes publications et interventions, on pourra consulter : les vidéos du colloque « L’université sous influence » du Comité laïcité République, 15 juin 2019 http://www.laicite-republique.org/-colloque-du-clr-l-universite-sous-influence-.html ; « Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique » par Laurent Bouvet, Nathalie Heinich, Isabelle de Mecquenem, Dominique Schnapper, Pierre-André Taguieff, Véronique Taquin, L’Express, 26 décembre 2019 https://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-bonimenteurs-du-postcolonial-business-en-quete-de-respectabilite-academique_2112541.html ; « L’universalisme dans le piège de l’antiracisme » par Cincinnatus, Cinvivox 29 juin 2020 https://cincivox.wordpress.com/2020/06/29/luniversalisme-dans-le-piege-des-racistes/ ; le dossier « Nouvelles censures » n° 82 (2020) de la revue Cités (compte rendu par V. Taquin en ligne sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/article-10386-nouvelles-censures-identitaires-sous-pretexte-demancipation.htm ) ; le blog d’Emmanuel Debono Au cœur de l’antiracisme et en particulier son article du 28 juin « La blanchité ou l’incrimination à fleur de peau » https://www.lemonde.fr/blog/antiracisme/2020/06/28/la-blanchite-ou-lincrimination-a-fleur-de-peau-5-7/ .

Pour une mise en perspective fondamentale, on lira l’importante étude de Gilles Clavreul « Radiographie de la mouvance décoloniale » sur le site de la Fondation Jean Jaurès (décembre 2017) https://jean-jaures.org/nos-productions/radiographie-de-la-mouvance-decoloniale-entre-influence-culturelle-et-tentations et le livre magistral de Francis Wolff Plaidoyer pour l’universel (Fayard, 2019) https://www.mezetulle.fr/plaidoyer-pour-luniversel-de-francis-wolff-lu-par-philippe-foussier/ .
Dans un autre registre, j’ai plaisir à rappeler la comédie-bouffe de François Vaucluse Arbitres de la race en ligne sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/arbitres-de-la-race-comedie-bouffe-par/

2 – Voir l’encadré ci-dessous. Le site de la SSCM la signale dans la partie administrative de son colloque annuel 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf et en propose le téléchargement public : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
[Edit du 13 février 2021] Le téléchargement public du document est à présent inaccessible sur le site de la SSCM !

2b – [Note ajoutée le 2 juillet]. Plus exactement, il s’agit du principe de non-discrimination dans lequel s’inscrit l’antiracisme. Merci au commentateur qui a attiré mon attention sur ce point. 

3 – « as a predominantly white Society studying predominantly white artists and cultures, we unwittingly uphold whiteness as the norm ». C’est moi qui souligne le pronom we (nous).

4 – Jasmine Roberts, « White Academia : Do Better », at https://medium.com/the-faculty/white-academia-do-better-fa96cede1fc5

5 – Le terme de « dé-centrement » utilisé par la Lettre prend alors toute sa dimension. Il ne s’agit pas seulement de revenir sur une erreur, mais de se soumettre à une forme de thérapeutique.

6 – Voir l’article de la Tribune de Genève du 10 juillet 2019, il contient le lien vers la vidéo. https://www.tdg.ch/monde/ameriques/une-video-raconte-derives-ideologiques-universite-americaine/story/17388943

Annexe. Document : Lettre du président de la SSCM sur la diversité (à télécharger ici).

Téléchargement proposé au public sur le site de la SSCM : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
NB. février 2021. Le document, longtemps accessible, ne peut plus être téléchargé sur ce site : le lien aboutit à un message d’erreur indiquant que le document est « dans la corbeille » !

[Edit du 5 juillet] Cet exemple n’est pas isolé. Voici le message du bureau de la Society for Interdisciplinary French Seventeenth-Century Studies, laquelle comprend beaucoup d’adhérents,  notamment universitaires, de nationalité française. https://earlymodernfrance.org/message-executive-board-society-interdisciplinary-french-seventeenth-century-studies .

[Edit du 11 juillet] Merci à Causeur.fr d’avoir publié le 10 juillet une version légèrement abrégée de cet article : https://www.causeur.fr/antiracisme-society-for-seventeenth-century-music-178960

[Edit du 13 février 2021] La Society For Seventeenth-Century Music a retiré du téléchargement la « Diversity Letter », toujours mentionnée à l’heure actuelle dans le programme du colloque annuel du 26 juin 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf  à la rubrique « Business Meeting » : le lien aboutit à un message indiquant que « le document est dans la corbeille du propriétaire ».

Comment la musique se libère du bruit avec Rameau

À l’issue de la période de confinement strict, Philosophie Magazine m’a demandé de choisir et de commenter une pièce musicale évoquant pour moi la libération. J’ai saisi l’occasion de commenter l’étonnante ouverture de l’opéra Zaïs de Rameau (1748), qui fait entendre « le débrouillement du chaos » et construit sous nos oreilles, mais aussi avec elles, un monde musical comme système articulé. La musique, en se constituant, s’y libère du bruit, et l’oreille, en devenant réflexive, s’y libère d’une écoute immédiate et narcotique.

Extraits de l’article (propos recueillis par Yseult Rontard) :

« Avec cette ouverture de Zaïs, nous assistons à la mise en place du monde comme monde sonore. La musique s’y libère du bruit. Elle s’en distingue en libérant les sons de l’indicialisation ; le son s’émancipe de ce dont il est le son : il se libère de son origine pour entrer en relation réglée avec les autres sons. Il prend valeur musicale dans une structure. »
[…] « C’est nous […] qui mettons en relation les sons entre eux. Notre oreille construit et comprend le système sonore qui rend la musique possible. Ainsi, nous entendons la musique dans sa condition de possibilité. L’oreille est frappée, mais elle n’est pas seulement passive : elle comprend pourquoi elle entend la musique comme musique ; elle perçoit sa propre capacité à organiser le son. »

On peut écouter l’ouverture de Zaïs (Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset) et lire le commentaire dans son intégralité sur le site Philomag.

Lire aussi :

 

Démos et merveilles (par M.-A. Markowitz)

Le projet Démos, une imposture institutionnelle

À travers la lecture de l’ouvrage collectif Le Projet Démos. Genèse, acteurs, enjeux (sous la direction de Gilles Delebarre et Denis Laborde, Paris, Philharmonie de Paris, 2019), Marie-Ange Markowitz1 analyse les mensonges qui se cachent derrière les éléments de langage de cette publication. L’idée centrale de Démos consiste à placer les enfants directement en situation de musicien d’orchestre, sans leur faire subir les « désagréments » habituellement associés à l’apprentissage de la musique, et à leur permettre de se produire sur scène en un temps record. Cela grâce à des méthodes ludiques et aux vertus insoupçonnées du « collectif ». Un véritable miracle auquel les parents non avertis et surtout les décideurs administratifs et politiques ne resteront pas longtemps insensibles. Or, du miracle à la tromperie il n’y a qu’un pas…

Les éditions de la Philharmonie de Paris ont publié en 2019 un volume collectif sur la genèse, les acteurs et les enjeux du projet Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale)2. Si ce dispositif créé en 2010 se place dans le sillage des expériences dites alternatives d’éducation musicale menées à partir des années 1970 en Amérique latine – à commencer par « El Sistema », ce programme vénézuélien qui a un temps fait fureur dans le petit monde de la culture, de son administration ainsi que des médias –, il s’inspire plus directement de projets menés au cours des années 2000 dans les pays anglo-saxons où, sous l’effet de l’assèchement des ressources, des orchestres ont été sommés de mener une action de charité à coloration éducative pour justifier la poursuite de leur financement (notamment public). Enfin, il s’insère, au même titre que d’autres programmes concurrents (tel celui mené par l’association Orchestre à l’École), dans ce qui est pompeusement appelé « Éducation Artistique et Culturelle » (EAC)3.

L’idée centrale de Démos consiste à placer les enfants directement en situation de musicien d’orchestre, sans leur faire subir les « désagréments » habituellement associés à l’apprentissage de la musique (devoir travailler la technique instrumentale, apprendre à lire les notes, former son oreille, autant de moments synonymes d’effort et d’ennui…), et à leur permettre de se produire sur scène en un temps record et dans des lieux aussi prestigieux que la grande salle de la Philharmonie de Paris, le tout grâce à des méthodes ludiques et aux vertus insoupçonnées du collectif4. Autant le dire, il s’agit, plus que d’une gageure, d’un véritable miracle auquel les parents non avertis et surtout les décideurs administratifs et politiques ne resteront pas longtemps insensibles. Or, du miracle à la tromperie il n’y a qu’un pas…

Le présent article analyse, à travers la lecture minutieuse des textes du volume, les trois mensonges qui se cachent derrière les éléments de langage de ce publi-reportage : le mensonge pédagogique, le mensonge sociologique et le mensonge politique. Le mirage périmé de la pédagogie collective et innovante, de l’approche décentralisée, locale, territorialisée et partagée, du réalisme pragmatiste (le terrain !), et bien évidemment de la promotion du vivre-ensemble et de la démocratie, est plus que jamais mobilisé au service d’une imposture institutionnelle.

Le tableau n’est-il pas trop beau pour être vrai ? Ce projet serait-il autre chose qu’un gigantesque fake doublé d’un gaspillage d’argent public ? Et si l’on destinait ces ressources économiques aux conservatoires et écoles de musique que les pouvoirs publics (et notamment l’État) maltraitent depuis de trop nombreuses années ?

1 – Le mensonge pédagogique

L’introduction de Laurent Bayle donne le ton de cet ouvrage fondé sur le pathos, la langue de bois et sur une fausse générosité qui se gargarise de « valeurs de partage » et de « société plurielle et unie ». Ces éléments de langage permettent de faire taire toute critique en la rabaissant au rang de « polémique stérile » (on ne discute pas avec des réactionnaires), de faire passer ce projet pédagogique pour une « audace politique », d’œuvrer à sa généralisation5 et surtout de cacher toute collusion avec le pouvoir politique6. Et de prendre, à peu de frais, la pose du Résistant au « repli identitaire » et au « rejet de l’altérité » qui menacent la démocratie (p. 16), voire d’instrumentaliser sans la moindre pudeur les attentats de 2015, sous-entendant que ceux qui osent s’opposer à ce modèle de pédagogie sont les complices des terroristes7 (p. 13, 16 et 17) !

Le mensonge pédagogique s’articule autour de quatre axes.

La superstition du cours collectif

La survalorisation du collectif est une supercherie pédagogique qui s’inscrit dans la logique managériale bien connue selon laquelle il faut faire mieux avec moins. À titre d’exemple, les arrangements des pièces de Rameau et de Beethoven proposés en annexe (p. 230-231, 233-235 et 240-243) montrent le peu d’exigence du dispositif et la faiblesse du résultat8 obtenu au bout de trois années d’« étude », malgré un important investissement financier. Un rendement assurément ridicule si on le rapporte au refus de rendre autonomes les élèves-musiciens.

En effet, ces élèves sont entièrement dépendants9 des musiciens professionnels et des élèves des conservatoires, à qui la vraie musique est confiée intégralement lors des concerts (p. 228 et 246), pendant que les enfants, dans une perspective ludique, s’adonnent notamment à de « l’expression corporelle » (p. 227). Cette aberration pédagogique suffit à démontrer que l’objectif principal du projet Démos repose sur une communication politicienne qui vise à remplacer le social par le sociétal10 pour mieux cacher l’exclusion de la France périphérique11, mais également sur un mensonge artistique qui consiste à faire croire que ces élèves pratiquent véritablement la musique. Le modèle de l’orchestre par projet se révèle ainsi être le règne de l’éphémère12, une animation socioculturelle collectiviste et usurpatrice d’un enseignement musical de qualité certes plus coûteux (étant donné qu’il implique nécessairement des cours d’instrument individuels, réguliers et de durée suffisante) mais accessible à tous.

La mensongère opposition entre effort et plaisir

Pour les « pédagogies innovantes »13, la fausse opposition entre effort et plaisir peut se décliner en théorie contre pratique, écrit contre oral, écriture contre improvisation, conservatisme contre modernisme14. Ce discours, sous des apparences très complexes, n’est qu’un catéchisme militant15 et marque une régression vers un apprentissage « implicite, par imitation, délivré par le collectif » (p. 117), autrement dit vers une pédagogie qui se fait la négation de la pédagogie. Véritable anti-pédagogie, par conséquent, dont les « publics » défavorisés, qu’on prétend aider avec tant de vœux pieux, sont les premières victimes16.

« Construire une pédagogie ensemble » (p. 33), transmettre la musique autrement (p. 31) afin que le classique ne soit plus perçu comme élitiste, « prouesse argumentative de Démos » ! (p. 162), revient en réalité à empêcher toute transmission, d’où l’impossibilité de donner une définition claire de ce projet, réduit à la subjectivité des ressentis et au sentiment de plaisir posé comme un a priori de l’apprentissage17. Or le plaisir n’est-il pas qu’un vain mot sans résultats ni progrès tangibles de l’élève ? L’artifice rhétorique de l’affectif permet ainsi d’évacuer toute exigence ; il sert aussi de cache-misère à l’imposture : au lieu de transmettre la musique, on se contente de vagues « émotions » musicales.

La focalisation sur l’affectif

Un enseignement fondé sur « le développement des capacités à l’empathie » (p. 39) relève de la régression infantile18. Ce type d’éducation musicale, en remplaçant la transmission des savoirs par « l’assertivité », le travail régulier par la découverte spontanée, en cherchant à mieux insérer l’enfant dans son milieu au lieu de lui donner les outils pour s’en émanciper, en l’adaptant aux modes au lieu de l’instruire pour ne pas y être soumis, empêche l’élève de s’élever. Or, par définition, quand il n’y a plus d’élévation il n’y a plus d’élèves, et réciproquement. Ainsi, vouloir « accorder à l’éducation du sens et du sentiment une importance égale à l’éducation de la pensée privilégiée par la tradition rationaliste française depuis les Lumières » (p. 80) relève d’un sophisme qui cherche à remplacer le cultivé par le culturel et à se rapprocher dangereusement des anti-Lumières. D’où la parole donnée aux « mamans »19  (p. 169) et la mise en valeur, sur le mode pathétique, de l’expérience de la maternité chez l’une des formatrices de Démos20. Il ne faut pas oublier que le pathos est le terreau du totalitarisme – fût-il mou – et que les véritables démocraties sont fondées sur la raison critique (et auto-critique) et non, comme ici, sur le sentiment et encore moins sur le sentimentalisme idéologique.

La transversalité

Vantée par les pédagogies innovantes, la transversalité est un gadget pédagogique par lequel on détruit les identités professionnelles, démantèle les statuts de la fonction publique (et donc le statut de professeur) et déconstruit les savoirs (et, en l’occurrence, par lequel on dénature le sens des mots « musique classique »). La transversalité est donc un véritable cheval de Troie. Aussi n’est-ce pas un hasard si les « référents » et les « encadrants » des ateliers Démos sont des contractuels précaires, recrutés par les municipalités « sans qu’un cadre soit clairement établi » (p. 178), et en fonction de critères subjectifs21. Ce n’est pas non plus un hasard si certains appellent de leurs vœux l’intégration de la « pédagogie Démos », baptisée pour l’occasion « esprit Démos », dans les conservatoires et les écoles de musique (p. 72) : cela permettrait de faire quelques économies de personnel tout en optimisant le taux d’encadrement des élèves. Ainsi, l’équipe pédagogique du projet « El Camino » de Pau ne comporte aucun musicien22 (p. 96, note 4), un comble ! La musique sert ainsi de décor prestigieux au mensonge sociologique.

2 – Le mensonge sociologique

La prétendue originalité du projet Démos consiste à s’adresser à des publics spécifiques : on suppose ainsi que les enfants issus de l’immigration – qu’on appelle pudiquement les enfants « des quartiers » ou « de la diversité » – ne sont pas capables de suivre un cursus d’enseignement artistique complet23. La relégation de la musique à un rôle de « support » social (p. 189), le remplacement de l’intérêt artistique par les fameuses socialisations24, la « fabrication des minorités »25, deviennent dès lors les principaux ingrédients du mensonge sociologique. Ce mensonge se révèle profondément antihumaniste en ce qu’il sert à camoufler le remplacement de la culture par le tout culturel et la macdonaldisation (« Venez comme vous êtes ») de la pensée et de l’art (p. 74). Le jargon, si grandiloquent qu’il en est vite comique26, d’une sociologie déconstructiviste et engagée27, tantôt prend la forme d’un socio-constructivisme recuit (p. 67 et 105), avec sa légendaire horizontalité pédagogique, tantôt revêt les oripeaux d’une « sociologie de l’innovation » [sic] (p. 78). Cette doxa sociologisante, pleine de contradictions, s’efforce de brouiller les pistes afin de rendre acceptable un héritage vénézuélien difficile à assumer28.

Vient ensuite, comme logiquement, la réduction relativiste de la musique classique à une culture parmi d’autres, celle des Occidentaux. Il s’agit, sous couvert de recherche anthropologique29, d’une variante du discours multiculturaliste et implicitement décolonial30. Ce relativisme sociologique prend sa source dans l’idéalisation naïve des « autres sociétés » et dans la confusion entre culture et folklore (p. 115-116). Il en résulte une assignation à résidence des « jeunes » qu’on laisse enchaînés à leur milieu culturel et à leurs origines (p. 68-69) – bien étonnant conservatisme de la part de progressistes auto-proclamés. Les élèves des banlieues seraient-ils des bons sauvages (ce que laisse supposer le ton condescendant des promoteurs du projet à leur égard31) ou, mieux, de la « graine de terroristes » à qui il est urgent d’administrer quelque produit calmant pour préserver le vivre-ensemble (et accessoirement, faire tourner l’économie) ? La situation culturelle de la France réclame-t-elle des solutions importées (de manière réelle ou fantasmée) d’Amérique latine, ou d’ailleurs ? La musique doit-elle servir de prétexte à l’instauration d’un nouvel angélisme multiculturel ? Le pouvoir a-t-il vocation à transformer les projets artistiques en dispositifs plus ou moins déguisés de contrôle social ?

3 – Le mensonge politique

La promotion acharnée de l’innovation pédagogique masque mal la mise en place d’un enseignement à plusieurs vitesses, loin de l’ambition démocratique affichée (p. 25 et 40). On confond alors action sociale républicaine et charité à l’anglo-saxonne issue de l’idéologie du care. Ce tour de passe-passe vise à remplacer le modèle républicain universaliste, ainsi que le suggère Martha Nussbaum dans son entretien32, par un multiculturalisme décomplexé et « inclusif » qui intègre les demi-concepts militants de « diversité » et de « droit à la différence »33, sans même se demander si ce modèle est accepté par la population. Ce qui pose un problème… démocratique.

Privilégier ce qui est récent en dénigrant tout ce qui s’apparente à une tradition, sacrifier le long terme à l’air du temps et sacraliser une bienveillance à « vocation sociétale » permet à l’État de se décharger de ses responsabilités au profit de la « société civile » (multinationales, financement participatif, fondations) dans le financement de l’enseignement musical34. Ainsi, la postface, qui présente un panorama des orchestres de jeunes dans le monde fondés sur « le modèle et contre-modèle “Sistema” » [sic] (p. 253-263), semble ignorer que certains des projets éducatifs recensés sont financés par des groupes qui trouvent là une occasion de s’acheter une bonne conscience, c’est notamment le cas des télévisions privées. Rien n’est dit sur le fait que parmi ces sponsors certains peuvent ne pas être très recommandables. Comment peut-on soutenir un tel « modèle et [en même temps !] contre-modèle » ? Comment peut-on sérieusement affirmer que « la réussite tient aussi au fait que ces jeunes se sentent pris au sérieux » (p. 70) ?

La phase Démos 3, lancée à partir de 2015, censée être caractérisée par l’accroissement de la part étatique de son financement (p. 14-15), correspond précisément au pire moment du désengagement du ministère de la Culture vis-à-vis des conservatoires… Or le réengagement partiel et conditionnel qui a récemment suivi a tout à voir avec le parasitage de ces institutions par ce type de dispositifs pédagogiques (les conservatoires sont désormais tenus de les intégrer sous peine d’être étranglés financièrement)35. Il s’agit, sous prétexte d’une « expérimentation » ayant vocation à « interroger les failles » [sic] (p. 38) des institutions traditionnelles, de changer progressivement l’ensemble du système !

Le pédagogisme est donc indissociable de la prolifération de la mauvaise graisse bureaucratique : les « formateurs de formateurs »36 censés bousculer le territoire (p. 94). L’action publique est ainsi vampirisée par des militants politiques prêts à tout pour avancer leur cause au détriment de l’intérêt public. Ici comme ailleurs, gauchisme culturel et macronisme techno-libéral sont consubstantiels, se mettent en marche main dans la main. D’où l’inscription du projet Démos dans une logique techno-libérale de « labellisation » (p. 80-82), nouveau gadget du néo-libéralisme, qui vise à remplacer le pouvoir central par une « gouvernance multi-acteurs » (p. 83) en temps de disette budgétaire.

S’arroger le monopole de la « démocratie », prétendre « objectiver les débats » (p. 13) en écartant volontairement les professeurs de musique dans leur ensemble ceux qui travaillent dans les conservatoires comme ceux de l’Éducation nationale – pour confier à des experts militants le soin de légitimer les décisions politiques, relève non seulement du dénigrement mais également de l’imposture. Ainsi, « l’après-Démos » (p. 245-248) peut être compris comme un formatage comportementaliste généralisé (p. 79) digne des régimes totalitaires où l’on soustrait les décisions au contrôle des citoyens.

Conclusion

Ni « passerelle » culturelle ni « structure sociale » ou artistique digne de ce nom, le projet Dém[ag]os n’est ni correctement défini ni précisément circonscrit dans l’espace et dans le temps. Il s’agit plutôt d’un programme idéologico-managérial qui navigue à vue, instrumentalisant les publics issus de la diversité, profitant de l’absence d’une vraie politique culturelle d’État (comme le reconnaît à demi-mot Laurent Bayle dans son introduction) et du désengagement de l’Éducation nationale qui devait en principe prendre en charge l’initiation musicale des élèves.

Mais il s’agit aussi de « montrer la voie » aux conservatoires. Cette voie est celle proposée par leur réforme37 en préparation, dûment doublée par le futur schéma d’orientation pédagogique qui se chargera de graver tout cela dans le marbre. En somme, on remplace l’instruction par la socialisation, la musique n’étant alors qu’un faire-valoir de l’« égalité des chances ».

Ainsi, la décentralisation, les démarches participatives, la co-construction pédagogique, les dispositifs collectivistes concurrents et les « orchestres à l’école » seront l’horizon indépassable des nouvelles orientations fixées en haut lieu. Ces dernières serviront de guide de bonnes pratiques à ceux qui voudront survivre dans le nouveau monde de l’enseignement musical. Elles fourniront enfin un décor Potemkine à une démarche pauvre et démagogique. Le volume collectif du projet Démos nous en donne une bien belle illustration.

Notes

1 Enseigne la clarinette en conservatoire. [NdE : il s’agit d’un pseudonyme].

2Le projet Démos. Genèse, acteurs, enjeux, sous la direction de Gilles Delebarre et Denis Laborde, Paris, Philharmonie de Paris, 2019.

3 – L’EAC se veut transversale (impliquant le ministère de l’Éducation nationale comme celui de la Culture), partenariale (c’est-à-dire financée en partie par des fonds privés) et bénéficie d’un lobbying important, dûment réuni au sein d’un Haut Conseil. Sa finalité est de fondre à terme les dispositifs d’apprentissage de la musique existants, tant dans le cadre de l’Éducation nationale que dans celui de l’enseignement spécialisé des conservatoires, dans un ensemble épars de parcours de sensibilisation supposés toucher chaque jeune de la maternelle à l’Université. On passe ainsi de la pérennité de l’institution aux vicissitudes de la logique par projet, de la cohérence d’une politique nationale à la fragmentation d’initiatives locales tendant vers le « coup de com » au service de l’édile en place, et du paradigme de la culture pour tous à celui de la culture pour chacun : https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/2020-03/eac—feuille-de-route-2020-2021-51716.pdf?fbclid=IwAR2syMr-Ir7qCaw0fwrNvI0cohiXJ3_mWOH4JhRX-a5rFZ8kqrOxT6Vaegk

4 – Ce recours quasi rituel aux vertus du collectif est également courant dans le monde de l’entreprise : la coïncidence mérite d’être soulignée.

5 – « Envisagée sous cet angle [celui de l’innovation], la généralisation de ce modèle ne serait plus qu’une question d’audace politique » (p. 11) et, quelques pages plus loin : « Il n’est dès lors pas dans nos plans de généraliser l’expérience à l’intégralité des jeunes Français » (p. 16). L’avantage du double discours (et du « en même temps ») c’est qu’à tous les coups on gagne.

6 – « Démos a fait la démonstration de son efficience […] sous le regard approbateur des responsables politiques et des acteurs sociaux qui ont suivi son cheminement » (p. 11). Cette « efficience » est démentie à la p. 212 où il est dit que « le pourcentage de renouvellement des inscrits au cours de l’Année 2 » est seulement de… 6% ! Pour ce qui est de l’aspect politique, Patrick Toffin affirme qu’« il est nécessaire de négocier un équilibre entre le désir émanant des acteurs locaux et des principes pédagogiques » (p. 65), tout est dit ! Le « regard approbateur » des partenaires du projet ? Laurent Bayle écrit à la p. 16 : « Il m’a souvent été suggéré de diminuer la régularité des séances, d’alléger l’encadrement extra-musical, de laisser côtoyer des pédagogies moins encadrées et moins exigeantes pour les formateurs. » Enfin, dans une autre contribution (p. 99), l’asservissement au pouvoir local est défini comme « pouvoir de séduction auprès des acteurs locaux. »

7Cinq ans après les attentats, la crise du coronavirus offre à Laurent Bayle une nouvelle occasion de se présenter en héraut des valeurs de partage, de diversité et de dialogue des cultures, sans oublier le « respect de l’environnement ». Et de tonner comme il se doit contre « la mondialisation et la course éperdue vers le profit à court terme », celles-là mêmes qui lui permettent d’afficher une saison artistique hors norme où se retrouvent, à la grande joie du public de la Philharmonie, les plus grandes stars internationales. Lire : https://www.marianne.net/culture/laurent-bayle-president-de-la-philarmonie-comme-tous-les-citoyens-les-musiciens-sont-tres

8 – Une indigence, imputable au projet et non aux enfants, que l’on constatera notamment à travers cette vidéo, prise au hasard sur internet et généreusement fournie par le service com’ de la Philharmonie elle-même. Chacun verra que les enfants placés au premier plan, ni acteurs, ni spectateurs de ce qui se passe sur scène, sont littéralement dépassés par les événements : https://www.youtube.com/watch?v=EkrI1xYWa34

9 – Cet état de dépendance est appelé pour l’occasion « confiance » (p. 189).

10 – Néologisme contesté, notamment sur le plan linguistique, l’adjectif sociétal renvoie à l’ensemble des revendications – dans le domaine de la liberté des mœurs ou bien, plus largement, de nature culturelle, voire identitaire – observables depuis près d’un demi-siècle dans le contexte de la montée de l’individualisme dans les pays occidentaux, en opposition aux droits sociaux dont bénéficient (du moins, en principe) l’ensemble des citoyens d’une république.

11 – Les statistiques présentées en annexe 8 (p. 249) sont éloquentes : si quelques zones rurales ont été insérées dans un deuxième temps dans le projet Démos, celui-ci s’adresse en priorité aux publics des « zones d’éducation prioritaires » et relève clairement de la discrimination positive à l’américaine.

12 – « Dans notre structure, il est admis qu’on participe à un “projet”. Et l’instrument, la pratique instrumentale en est simplement le moyen » (p. 73).

14 – L’article de Gilles Delebarre (p. 31-35) donne un bel exemple de la fabrication de clivages artificiels : enseignement archaïque/élitiste/vertical/individuel/cérébral/écrit contre enseignement innovant/démocratique/coopératif/collectif/émotionnel/oral. Dans la même veine, voir l’entretien avec Alexandros Markeas (p. 125).

15 – Ainsi que le montre « l’enquête ethnographique » menée sous la direction de Denis Laborde dont les quatre contributions (p. 161-204) sont une caricature du sociologisme culturaliste au point qu’on croirait à un pastiche. Elles ont néanmoins le mérite de montrer parfaitement qu’il ne s’agit pas du tout d’enseignement musical, mais uniquement « d’apprendre ensemble » (p. 204). C’est également l’avis de Patrick Toffin qui, dans une magnifique novlangue, parle de « référentiel pédagogique complet », de « situation de questionnement », d’« approche par le faire », de « front éducatif » ou de « sensibilisation à l’orchestre par l’inscription dans l’espace » ! et finit par avouer que « l’enfant intègre l’orchestre pour jouer et non pour apprendre, ne nous leurrons pas ! » (p. 57).

16 – Durant les répétitions, remarque l’un des auteurs, lorsque les enfants « parlent de musique, les titres des œuvres et les noms des compositeurs n’apparaissent pas dans leurs discours » (p. 186). Ainsi, « après quatre années de participation aux ateliers Démos », telle élève « ne se souvient d’aucun titre parmi les œuvres qu’elle a jouées, mais elle sait ce qui est important : elle aimait bien retrouver chaque semaine les intervenantes et ses amies de l’atelier » (p. 188).

17 – Ainsi, cette définition rigoureuse de Gilles Delebarre (p. 32) : « J’ai ressenti pour la première fois qu’il se passait quelque chose de singulier dans le projet Démos en mesurant la charge émotionnelle suscitée par les interprétations musicales des enfants […]. Le “quelque chose se passe” est directement relié à cette question d’une humanité caractérisée par les émotions. Sur le plan pédagogique, nous pensons que le plaisir doit être au cœur des apprentissages. »

18 – Les enfants évoquent « la séance avec enthousiasme, en précisant qu’“en plus on peut rigoler” » (p. 192).

19 – En ce qui concerne l’utilisation compassionnelle des « mamans » dans un autre domaine, voir https://www.mezetulle.fr/laccompagnement-sorties-scolaires-il-confie-mamans/

20 – « Éloïse […] professeure de violon au conservatoire et musicienne d’orchestre, puise quant à elle dans son expérience de mère pour motiver ou regagner la concentration des enfants » (p. 177).

21 – « Coline constate elle-même qu’elle n’a pas été recrutée en raison de ses compétences dans le “travail social”, mais pour sa motivation. Elle nous confie qu’elle était sensible à ce poste car elle se sentait proche de ces enfants qui lui rappelaient sa propre enfance » (p. 178).

22 – Ce qui n’a pas empêché ladite équipe (et ses tutelles) de vouloir généraliser ses « pratiques » et de se montrer particulièrement intrusive quant au fonctionnement pédagogique du conservatoire de cette ville, au point d’y provoquer une révolution de palais. Cette affaire est symptomatique d’une politisation croissante de l’administration culturelle qui ne peut que nuire à la continuité et à la qualité de l’action publique. Lire : https://www.larepubliquedespyrenees.fr/2019/10/05/un-triumvirat-a-la-tete-du-conservatoire-depuis-le-depart-de-la-directrice,2610098.php

23Ce constat ne vaut pas moins pour les publics non défavorisés (les promoteurs du mensonge sociologique n’en sont pas à une contradiction près), si l’on en juge par les efforts constants que fait la ville de Paris pour massacrer son réseau de conservatoires municipaux d’arrondissement (lire notamment cette tribune de la pianiste et chef de chant Françoise Tillard : https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/6364_331_il-faut-sauver-le-niveau-des-conservatoires-parisiens?idarticle=6364). Cette fois, on n’invoque plus l’absence de capital (financier ou culturel) mais plutôt les « évolutions de la société » [sic], la place grandissante du numérique ou bien les nouveaux modes de consommation. À cette fin ont été créés récemment le dispositif « maître unique », vieille lune pédago consistant à supprimer le cours de formation musicale pour déléguer cet enseignement aux professeurs d’instrument, ou le cursus AMPIC (Apprentissage de la Musique par la Pratique Instrumentale Collective). Ce dernier propose d’apprendre à jouer d’un instrument au cours de séances collectives placées sous l’égide du « ludique », de « l’épanouissement », du « plaisir partagé », de la transversalité et du décloisonnement des disciplines. Cette pédagogie de groupe, en donnant aux enfants uniquement quelques notions techniques et rythmiques, sans jamais les approfondir, contribue au nivellement par le bas. Ces « filières expérimentales » poursuivent in fine les mêmes objectifs et produisent les mêmes effets que Démos : rentabiliser l’enseignement musical au détriment du cours individuel, faire plaisir aux parents et inoculer un collectivisme forcené aux conservatoires.

24 – À titre d’exemple, ces témoignages d’autant plus effrayants qu’ils sont décomplexés : « Les enfants emportent rarement les instruments chez eux. La grande majorité des instruments reste dans un placard […]. Dans leur grande majorité, les enfants ne semblent pas s’attacher à leur instrument, contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’une pédagogie qui privilégie la pratique instrumentale sur les apprentissages théoriques. L’important semble se situer ailleurs, sur le terrain relationnel » (p. 189-190). « On semble se situer loin des “apprentissages théoriques” que, selon sa pédagogie privilégiant l’oralité, le dispositif Démos prend soin de faire passer au second plan : à Bonneuil, la lecture de notes plaît aux enfants et ne ressemble en rien à un exercice rébarbatif. Cet effacement des apprentissages théoriques a également pour objectif de ne pas effrayer les enfants » (p. 192).

25 – S’interrogeant sur les « brèches ouvertes par Démos », l’une des contributrices pointe « le risque d’alimenter un processus politique de “fabrication des minorités” […] renforçant les inégalités sociales » (p. 170-171). C’est exactement ce que fait Démos !

26 – Exemples entre mille : « effervescence protéiforme » (p. 148), « situations de liminarité, d’extraterritorialité et de coprésence » (p. 156-157) ou encore « séquentialisation des cours d’action et de l’identification des marqueurs de seuils » ! (p. 159).

27En s’en prenant à la neutralité axiologique wébérienne afin de justifier son militantisme (p. 151), l’un des auteurs semble ignorer que cette neutralité axiologique concerne uniquement les énoncés visant l’objet de la recherche et nullement l’intégralité des positions du chercheur. Mais tout engagement a un prix, comme en témoigne la médaille d’argent du CNRS récoltée en 2020 par l’auteur en question : https://www.ehess.fr/fr/prix-et-distinctions/gilles-havard-et-denis-laborde-m%C3%A9daill%C3%A9s-dargent-2020-cnrs

28 – Le projet Démos, comme tous les dispositifs de pédagogie musicale collective à vocation sociale, s’inspire du programme vénézuélien « El Sistema », fondé en 1975. Cette référence, compte tenu du contexte politique sud-américain, devient dès lors « inappropriée » (p. 154). On nous explique ensuite, par le biais de quelques contorsions intellectuelles, et afin d’écarter toute affinité avec le camp du mal, qu’« El Sistema » se tient en réalité « aux antipodes des pédagogies progressistes » (p. 155) et que son promoteur vedette, le chef d’orchestre Gustavo Dudamel, a « pris ses distances vis-à-vis du pouvoir à l’été 2017 » (p. 255). L’honneur est sauf. À la fin, le lecteur ne sait pas précisément si cet héritage, véritable caillou dans la chaussure des promoteurs du projet Démos, est assumé ou non. Mieux vaut sans doute cesser de poser la question…

29 – Ainsi, selon deux contributions qui mobilisent l’anthropologie au secours du multiculturalisme, musique classique est équivalent de musique française ou occidentale (p. 118 et 163-164).

30 – La pensée décoloniale, actuellement en voie d’institutionnalisation au sein de l’Université et de la recherche françaises (https://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-bonimenteurs-du-postcolonial-business-en-quete-de-respectabilite-academique_2112541.html), consiste à considérer l’histoire et l’ensemble des rapports et phénomènes sociaux à travers le prisme exclusif de la domination de l’homme blanc et occidental. Une tendance extrême assumée par Alexandros Markeas (cité note 14) et récemment renforcée par la nomination de la dirigeante néo-féministe Émilie Delorme à la tête du Conservatoire de Paris, archétype de l’effondrement d’une civilisation : https://www.marianne.net/debattons/billets/emilie-delorme-proche-des-theses-indigenistes-la-tete-du-conservatoire-de-paris-la

31 – En guise de modèle du genre, voir l’entretien avec Debora Waldman et en particulier la p. 50 : « J’accorde beaucoup d’importance aux codes […] : le salut, la hiérarchie sont des repères positifs qui aident à installer un rapport dans ce cadre. Mais je les ai progressivement abandonnés face aux enfants, car ces rituels ne signifiaient rien pour eux. L’univers extrêmement codifié […] qui est celui de l’orchestre professionnel, n’est pas indispensable pour passer un moment à jouer ensemble. »

32 – « Tous les pays, désormais, sont pluriels. […] Parce que nous avons une conception plus inclusive de la citoyenneté, il nous faut repenser la fraternité et en faire un concept capable d’embrasser l’idée de diversité. Autrefois, lorsqu’il existait encore un idéal commun implicitement fondé sur l’assimilation d’une même culture, la fraternité pouvait être envisagée par le prisme de l’homogénéité. […] Une telle approche est impensable de nos jours » (p. 21).

33 – En ce sens, le propos de Martha Nussbaum, constatant que « nous sommes si profondément tribaux » (p. 24) et convoquant le plaisir et l’édification morale afin de « rendre manifestes l’hypocrisie et l’étroitesse de la vision des Blancs » (id), est éloquent.

34 – « La présence de fonds privés, par exemple, est si peu habituelle dans le domaine des pratiques éducatives qu’elle fait régulièrement l’objet d’interrogations éthiques. Celles-ci sont levées par le constat que les mécènes engagés aux côtés de Démos participent à une réflexion sur les enjeux qui traversent le dispositif […]. Il n’en reste pas moins vrai que Démos est un projet complexe et que l’adhésion de différents partenaires se fait à partir des objectifs parfois très différents. Il arrive même qu’on touche aux limites de l’incompatibilité dans certains registres, mais c’est précisément cette approche des limites qui conduit à leur transformation et qui constitue un autre des atouts du projet » (p. 42).

35 – Depuis peu, on demande aux conservatoires de créer des cursus dédiés à l’inclusion des publics auparavant passés par Démos. En parallèle, certains employeurs n’hésitent pas à ajouter dans le service des professeurs (professeurs d’enseignement artistique inclus) des tâches obligatoires d’animation d’ateliers collectifs de sensibilisation de type EAC (Éducation Artistique et Culturelle ), ce qui est contraire aux statuts. Voir cet exemple récent : http://www.saint-brieuc.fr/fileadmin/user_upload/Fichiers_site/Professeur_Trompette.odt.pdf, consulté le 31/03/2020. Et face aux critiques, on n’hésite pas à présenter cette « innovation » comme une manière astucieuse de compléter et de stabiliser le poste !

36 – Ainsi Patrick Toffin considère que Démos pourrait « se muer en pôle de formation ou en outil de diagnostic de la pratique musicale professionnelle dans le domaine public », domaine où œuvrent des « formateurs de formateurs » ! (p. 66 et note 14).

37 – Menée depuis plusieurs années dans la plus grande opacité, cette énième réforme des conservatoires prévoit notamment le transfert du classement des établissements du ministère de la Culture vers ses services externalisés (les DRAC : Directions régionales des affaires culturelles), l’affaiblissement du niveau de leur diplôme terminal, la concentration des grands niveaux dans quelques rares établissements de grandes villes (les « classes prépa ») au détriment de tous les autres, mais aussi la réduction du nombre de PEA (professeurs d’enseignement artistique) au profit d’« assistants territoriaux » moins bien payés et de personnels précaires. L’ensemble vise à adapter une majorité d’établissements à une nouvelle mission : la pratique de loisirs, favorisée notamment par la montée en puissance des « parcours libres » et « personnalisés ».

Conférence au séminaire Théâtre Molière Sorbonne

L’esthétique classique et son « naufrage » au XVIIIe siècle : Conférence et séminaire-discussion.

VENDREDI 31 JANVIER • 13H-14H

CONFÉRENCE
L’esthétique classique et son « naufrage » au XVIIIe siècle
Par Catherine Kintzler, philosophe

Les travaux de Catherine Kinztler sur l’opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles l’ont amenée à s’interroger sur les grands principes de l’esthétique classique. Elle en propose une définition nouvelle, fondée sur une conception rationaliste et mécaniste qui est celle de la science de l’époque : cette esthétique, qui recherche d’abord le plaisir du spectateur, est une esthétique de la passion, représentée à travers une fiction, distanciée et analysée ; c’est aussi une esthétique qui construit méthodiquement un système des genres (genres parlés, genres lyriques). Cette esthétique devait être remise en question dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la préférence accordée au sentiment sur la raison discursive, au réel sur le vraisemblable, à la proximité sur l’éloignement, en rapport avec un nouveau principe dont la fonction première de l’art est d’exprimer des valeurs morales.

PARIS – INSPÉ, 10 rue Molitor / Salle A06

Programme « L’art du comédien au XVIIe siècle ».
Directeur : Georges Forestier
Prononciation et voix : Jean-Noël Laurenti (jean-noel.laurenti@wanadoo.fr)
Posture et geste : Mickaël Bouffard (mickael.bouffard@hotmail.com)
Chant : Sophie Landy
Danse : Guillaume Jablonka

 Entrée libre sur inscription à : theatremolieresorbonne@gmail.com

« Les Troubadours » de Gérard Le Vot, lu par Jean-Yves Bosseur

L’art des troubadours représente une alliance véritablement alchimique de la musique et de la poésie, du chant et de la langue. C’est ce que démontre avec une particulière pertinence et de manière très étayée Gérard Le Vot dans son ouvrage Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles)1, sans aucun doute le plus complet à ce jour dans un tel domaine.

Ce qui est particulièrement remarquable dans ce livre, c’est que son auteur parvient à équilibrer avec justesse les apports des deux domaines concernés, en l’occurrence la littérature et la musique, une qualité si rare qu’il convient de la souligner ici. G. Le Vot retrace de façon très vivante et toujours convaincante selon quelles modalités et en quelles circonstances une telle forme d’expression a pu apparaître puis se développer en Occitanie, évoque ses personnalités marquantes (Bernart de Ventadorn, Guiraut de Bornelh, Arnaut Daniel…) et explore bien sûr la nature profonde des thématiques de leurs chansons, notamment la fin’amor, mettant l’accent sur la symbolique volontiers complexe qui en émane.

Cette double identité qui caractérise la pratique des troubadours – ces poètes-musiciens – est un phénomène très rare dans la culture occidentale qui, tout au long de l’histoire, s’est progressivement orientée dans le sens d’une spécialisation des modes d’expression, ce qui a donné lieu à des cloisonnements devenus de plus en plus étanches entre les disciplines artistiques. De plus, les chants témoignent d’un profond ancrage dans la mémoire ancestrale du pays qui les a vus se déployer. L’enjeu est bien le fécond dialogue entre tradition et création, entre des individus qui ont marqué de leur sceau ce genre si particulier et le contexte global qui l’a accueilli, accordant à ses acteurs un statut tout à fait singulier.

Il était également important d’envisager les problématiques relatives aux modes de transmission d’une telle tradition, de ses rapports avec les systèmes de notation (neumatiques, carrées…) qui existaient à l’époque témoignant d’une relation souvent vécue comme ambiguë entre l’oralité et l’écriture. La flexibilité et la variabilité inhérentes à ce type de pratique sont donc au centre d’observations qui s’avèrent tout à fait nécessaires, si l’on veut éviter de figer un genre aussi dynamique et diversifié dans un moule trop dogmatique. Par ailleurs, G. Le Vot n’omet nullement de parler des trobairitz, troubadours au féminin, trop souvent négligées jusque récemment.

Le lecteur trouvera ainsi dans ce livre les réponses aux questions qu’il peut être amené à se poser quant aux formes sur lesquelles reposaient les chants, avec de précieuses analyses des principes de versification, de rime, de strophe… ainsi que du vocabulaire mélodique qui leur était intimement associé.

Il est incontestable que cette somme d’informations et de réflexions fera date en célébrant, avec la rigueur qui s’impose, un genre qui, sept cents ans plus tard, continuera à fasciner des poètes comme Louis Aragon, Ezra Pound, Raymond Queneau ou Jacques Roubaud.

En fait, il faudra attendre le XXe siècle, avec notamment l’avènement de la poésie sonore, pour qu’une telle fusion entre la musique du son et la musique du verbe connaisse une nouvelle forme d’accomplissement de la part d’une seule et même personne. C’est ce sur quoi insiste le médiéviste Paul Zumthor, qui relie volontiers la pratique de celle-ci à l’art des trouvères et des troubadours, puis des grands rhétoriqueurs du Moyen Âge, observant par ailleurs le désir d’un retour à l’oralité chez les poètes et d’un retour au parlé chez les musiciens.

 

1 – Gérard Le Vot, Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles), Paris : Minerve, 2019, 396 pages.
Jean-Yves Bosseur, qui signe cette recension, est compositeur et musicologue, ancien directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la musique et l’art contemporains, parmi lesquels John Cage, Musiques et arts plastiques, Le Collage d’un art à l’autre, Musique et contestation, la création contemporaine dans les années 1960. Site internet https://jeanyvesbosseur.fr/

©Jean-Yves Bosseur, Mezetulle, 2019.

Pourquoi sommes-nous touchés par la musique ? Faire entendre l’inouï

Vibration fondamentale qui déploie la magnificence de la nature ou souffle passionné premier qui chante les émotions humaines ? Deux conceptions s’opposent en France au XVIIIe siècle particulièrement au sujet de l’opéra : celle de Jean-Philippe Rameau, rationnelle et somptueuse, celle de Jean-Jacques Rousseau, anti-intellectuelle et intimiste. Cette violente et féconde dualité entre ceux du vibratoire et ceux du pneumatique se poursuit continuellement, et elle ne se résout pas : les uns comme les autres veulent faire entendre l’inouï.

Leonard Bernstein « La Question sans réponse », lu par Gérard Le Vot

Gérard Le Vot1 a lu le recueil de conférences de Leonard Bernstein intitulé La Question sans réponse2. Il en parcourt les six leçons avec précision et jubilation, réveillant, avec ce « nomadisme exubérant de la pensée » tourné vers la musique des autres et une multitude de techniques et de plans culturels, le bouillonnement interdisciplinaire des années 1970.

Vient d’être réédité chez Minerve le livre de Leonard Bernstein La Question sans réponse – Six conférences données à Harvard. Cette réédition est utile et nécessaire car le livre, publié primitivement chez Robert Laffont, était indisponible depuis longtemps et avait besoin d’un toilettage éditorial.

Leonard Bernstein [1918-1990] pianiste, compositeur, poète à ses heures, admiré pour son West Side Story, un savant mélange de styles musicaux composé pour Broadway, est en revanche moins connu pour son activité d’enseignant. Généreux, enthousiaste, candide parfois, aimant le partage, il sera invité (1972-1973) en résidence à Harvard pour prononcer six leçons aux Norton Lectures (du 6 au 20 octobre 1973, au Harvard Square Theater).

Un nomadisme exubérant de la pensée

Enfin un livre de compositeur qui ne s’occupe pas de sa musique personnelle mais fait œuvre de pédagogue dans la joie ! Un livre tourné vers la musique des autres (Bach, Mozart, Berlioz, Boulez, le jazz, les Beatles…), une multitude de techniques (pentatonisme, « blue note », organum parallèle à l’octave…), de plans culturels (zoulou, esquimau, etc.) et disciplinaires (linguistique, phonétique, musique, cinéma). Ce nomadisme exubérant de la pensée, presque imprudent, tente de déjouer les frontières, à la fois témoignage d’une intuition personnelle mais aussi d’un esprit éclectique et ouvert.

Parce que la musique est d’abord une fête, Bernstein communique furieusement, comme si sa vie en dépendait, amuseur chaleureux et virtuose. C’est avec en tête le bouillonnement interdisciplinaire et l’énergie des idées des années 1970 — représentées chez nous par la revue Musique en jeu ou bien les Cahiers de poétique comparée — loin des moralement et politiquement corrects de notre époque, qu’il faut relire et comprendre les six « Norton Conférences » de ce brasseur d’idées que fut Bernstein.

Voyons ce que nous enseignent ces six leçons, qui sont moins un bilan de la musique de son temps que des ponts vers le futur, jetés à brûle-pourpoint dans la fièvre et l’excitation intellectuelles. Sous l’égide de Noam Chomsky, Bernstein cherche dans les trois premières leçons à définir le plus largement possible le langage musical.

« How do you put the things all together ? That is the musical question ? » dirons-nous.

1re leçon : phonologie musicale

L’étude des sons permet au musicien de postuler leur universalité à partir de la génération harmonique qu’il relie au système tonal (p. 32). Partant du fondement tonique-dominante (pour exemple, ut et sol), il monte le cycle de quintes avec les harmoniques ut, sol et mi pour arriver à la blue note, au pentatonisme , et à une sorte d’équilibre entre diatonisme et chromatisme (Symphonie n° 40 de Mozart). Toutefois, on rappellera que la théorie musicale est loin d’être univoque au sujet de la série harmonique ; en effet, les ethnomusicologues, bien avant 1960, faisaient déjà l’hypothèse, pour les systèmes bi ou triphoniques, etc., d’une genèse par élargissement des sons sans degré préférentiel, hypothèse qui entre en concurrence avec le cycle de quintes et la résonance, loin d’être alors une doxa universelle (Saygun, Brailoiu).

2e leçon :  syntaxe musicale

La grammaire générative de Noam Chomsky et ses règles de transformations liées au langage intéressent Bernstein pour expliquer l’évolution des formes musicales. On est, évidemment, un peu amusé lorsque le compositeur, pour la comparaison, associe une note à un phonème3. Forcément, la double articulation va créer quelques problèmes. Plus loin, il use de la dichotomie propre à Roman Jakobson4 – qui enseignera durant les fifties à Harvard et au MIT – entre structures profondes (ou proses musicales !) et structures superficielles pour appliquer le principe à la musique. Les combinaisons musicales tournant vite à la complexité, Bernstein, à l’instar des linguistes de l’époque, pour illustrer cette combinatoire et montrer comment sont engendrées les transformations, en reste à des principes simples : suppression et addition, au fond guère éloignés de ceux, assez rudimentaires, utilisés alors par Nicolas Ruwet5.

3e leçon : sémantique musicale

Lorsque Bernstein prononce ces leçons, ni Jean Molino, ni Jean-Jacques Nattiez n’ont encore vraiment fait connaître leur réflexion sur la tripartition du langage musical, ce qui permet depuis d’inclure dans l’analyse de la musique la stratégie non seulement de production formelle, mais aussi d’utilisation et de réception. Presque contemporain des six leçons de Bernstein, il faut relire l’article de Jean Molino « Fait musical et sémiologie de la musique »6 et du même  Le Singe musicien7, écrits parfaitement éclairants sur la nouveauté de leur réflexion ; celle-ci ne rencontrera le succès que lors des décennies suivantes. Il fallait bien que Bernstein trouve une solution à l’obstacle sémantique. Le compositeur, avec intelligence, va alléguer trois types de métaphore comme bases admissibles à l’adaptation de la linguistique à la musique. À côté des métaphores techniques qui jouent sur la combinatoire musicale par inversion, élargissement et transfert/transposition, il insiste particulièrement sur les métaphores qui apportent une signification non musicale mais se rapportent au contexte extérieur. Au vrai, nous étendrons volontiers l’idée jusqu’au symbolique. L’exemple de la Symphonie pastorale n° 6 de Beethoven le conduit à énoncer une certaine équivocité entre les divers types de métaphore.

4e leçon : charmes et périls de l’ambiguïté

Dès le titre du chapitre, nous sommes prévenus des clairs-obscurs de la musique. Là encore, Bernstein n’est pas en retard sur son époque. La notion de clin d’œil entraînée par les faits intertextuels reste en cours d’élaboration en 1973. Bernstein en fera le troisième type d’ambiguïté appliquée au sens, les deux autres intervenant l’un sur la phonologie et l’autre sur la syntaxe. En fait, l’application qu’il fait de ces équivoques, après avoir évoqué l’Étude en tierces de Chopin et ses sous-entendus harmoniques du premier type , le conduit notamment à Roméo et Juliette de Berlioz et au Tristan et Yseut de Wagner. Dans la première œuvre, il souligne les zones d’ombre, les contrastes de plus en plus forts entre le scénario programmatique de Berlioz et sa musique – ainsi dans la danse et les soupirs de Roméo atteint dans sa rêverie par le chagrin d’amour. Chez Wagner, les transformations apportent, par le chromatisme de plus en plus omniprésent, une quasi réécriture de l’œuvre théâtrale par la disparition des clarifications rythmiques, la pièce devenant une longue variation symbolique.

En fait, ce chapitre sur le « double-entendre » simultané pourrait être ravissant, mais il s’achève dans la saturation symbolique de la musique post-romantique.

5e leçon : la crise du XXe siècle

Méfiant à l’égard de la machine en général et des positions futuristes, Bernstein va discuter de la crise musicale de la première moitié du siècle à partir de l’œuvre de plusieurs compositeurs. D’abord Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg, qu’il oppose l’un à l’autre, à l’aune de l’inévitable Adorno et d’une « expressivité objective » qui lui paraît admissible en musique. Mais surtout Alban Berg (son Wozzeck, à l’acte III notamment, mais aussi son Concerto pour violon de 1935) et Mahler dont les passages finaux sont tels des adieux qui l’intéressent pour leur signification symbolique plus que pour leur signification formelle interne. C’est la métaphore de la mort qu’il indique à son auditeur comme le fondement de l’œuvre de Mahler, qui « avait tout dit dans la Neuvième ». 

6e leçon : la poésie de la terre

Partant d’un poème de John Keats, « La poésie de la terre ne meurt jamais  », Bernstein fait écho à René Char avec « la chanson du grillon » et « le chant de la sauterelle ». Si le chant achève l’exil de la nuit interrompant notre soumission au monde, l’échange entre la musique et la terre reste indispensable : la chanson chaleureuse du grillon s’éteindrait des souffrances de la terre privée de la fécondation sonore et répétée de l’insecte. Ainsi que Char l’écrivait : « VIVRE devient […] la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance »8.

Bernstein, après Parade (1917) de Satie, Picasso et Cocteau, œuvre qu’il oppose à « l’art pesant, boursouflé, imbu de soi jusqu’à l’obsession », s’intéresse, en conséquence, de nouveau à Stravinsky. Il le considère comme le poète musicien de la terre par excellence, qui s’appuie pour ses célébrations sur la tonalité et la complexité rythmique.

L’ambiguïté sémantique de Stravinsky proviendrait de sa forme néo-classique qui porte son expérience de vie et sa sincérité, tout en usant du folklore, de formes rituelles, du jazz et de la musique française de manière éclectique et expressive. Encore, le retour à la célébration de la vie !

 

« The Unanswered Question » ; Leonard Bernstein s’interroge en reprenant le titre presque métaphysique (p. 197) d’une composition de Charles Ives : La Question sans réponse. Avec malice on leur retournerait le questionnement : « How do you put the question ? » demanderait volontiers Alice. Où la musique peut-elle nous conduire ? Il n’y a qu’une réponse : celle du plaisir d’être grillon ou sauterelle ! Une vie musicale sans autre certitude que la célébration de la vie, pour Ives, c’était « la question éternelle de l’existence » (p. 199). Le livre de Leonard Bernstein est souvent en apesanteur ; son énergie, sa poésie et sa jeunesse sont dirigées vers les autres, vers le partage.

Le livre existe aussi en version radiophonique ; il fait respirer. En définitive, cette potion magique et sa légèreté d’esprit (traduites de l’américain par Odile Demange) aident à nettoyer nos neurones grincheux et alourdis des formules éculées et des clichés devenus le langage vieux de notre temps sur la musique et… sur le monde.

Notes

1 – Gérard Le Vot est l’auteur de disques et de travaux sur les troubadours, la musique médiévale et l’esthétique des musiques populaires. Chanteur et poète, il joue de la harpe et poste des vidéos musicales sur YouTube. Prix Charles Cros 1981, Prix Paul Zumthor 1987.
[Edit 14 déc. 2019] G. Le Vot a publié Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles), Paris : Minerve ; voir la recension par Jean-Yves Bosseur.

2 – Paris : Minerve, 2018, préface de Renaud Machart, traduction par Odile Demange, 310 pages, 25 euros.

3 – P. 61.

4Essais de linguistique générale, I Les fondations du langage, 1949-1963.

5 – « Méthodes d’analyse en musicologie », Revue belge de musicologie, 20, 1966 ; « Théorie et méthodes dans les études musicales », Musique en jeu, 17, 1975

6Musique en jeu, n° 17, 1975.

7 – Actes Sud, 2009.

8Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1962, dans Partage formel, p. 71.

© Gérard Le Vot, Mezetulle, 2019.

Conservatoires : en marche vers le déclassement

Une prochaine (et énième) réforme des conservatoires est annoncée. On évoque la fin de leur classement, la disparition du Diplôme d’études musicales au profit de « classes préparatoires » réservées à quelques grandes métropoles, la généralisation des « parcours personnalisés » entraînant à terme la dilution des apprentissages techniques, et d’autres points encore. Dania Tchalik en propose une revue analytique. Une fois de plus – le nouveau monde ressemble fort à l’ancien –, l’impératif de démocratisation sert de masque à une dérégulation inspirée par l’aversion envers le savoir et sa transmission.

Depuis près de deux ans, les couloirs des conservatoires bruissent de rumeurs au sujet d’une prochaine (et énième) réforme qu’on annonce comme un changement de paradigme, une véritable révolution copernicienne de leur fonctionnement. On évoque, pêle-mêle, la fin de leur classement, synonyme d’une saignée sans précédent dans les postes de PEA1, la disparition des DEM au profit de quelques « classes préparatoires » réservées à quelques grandes métropoles, sans oublier la généralisation des « parcours personnalisés » qui entraînerait à terme la dilution des apprentissages techniques, et plus particulièrement du solfège2 – pardon, de la formation musicale –, dans le grand flou des pratiques collectives. Autant de mesures salutaires et propres à les ancrer, enfin et pour de bon, dans leur nouvelle mission : produire en masse des amateurs autonomes et responsables de leur pratique culturelle. Seuls les réactionnaires impénitents, à l’image de ceux qui sévissent sur Mezetulle, pouvaient jusqu’alors s’en inquiéter, non sans jouer complaisamment sur les « peurs » de tous ceux qui, malgré les efforts conjugués des formateurs, persistent dans une attitude insuffisamment pro-active à l’égard du changement.

Or, voici quelques semaines, des participants aux réunions organisées rue de Valois ont fait circuler des documents de travail du ministère de la Culture3 : on y découvre alors qu’il n’y avait pas de fumée sans feu et que les Cassandre n’étaient pas loin d’avoir raison ! Malgré le flou persistant de ces directives – pas de schéma d’orientation ni de plan de financement – et la possibilité d’ajustements à la marge, leur contenu éminemment disruptif ne manquera pas de susciter l’intérêt du public comme celui des professionnels.

Conservatoires et décentralisation

Pour comprendre ce qui se trame, un bref retour en arrière s’impose4. En 1969, le plan Landowski – auquel il est de bon ton, de nos jours, d’associer l’adjectif obsolète – instaure, parmi d’autres mesures, un réseau d’établissements publics de formation classés et hiérarchisés (du modeste conservatoire municipal au prestigieux CNSMD de Paris, en passant par l’École Nationale de Musique et le Conservatoire National de Région). Bien que toujours placé sous la tutelle des communes (et non pas de l’État5) et dépourvu de programmes nationaux, contrairement à ce qui prévaut dans l’enseignement général depuis les lois Ferry – un état d’inachèvement tant sur le plan administratif que pédagogique qui permet précisément son démembrement actuel –, ce dispositif prévoit un contrôle de l’enseignement par le ministère de la Culture, doublé d’un financement d’État partiel des établissements qui pouvait s’élever, au cours des années fastes (milieu de la décennie 80) jusqu’à 30% de leur budget de fonctionnement. Toutefois, décentralisation oblige – du moins, si l’on entend par ce terme la délégation de l’essentiel du pouvoir à des barons locaux au détriment des citoyens, opportunément combinée à la raréfaction de l’argent public –, les professeurs des conservatoires se voient rattachés en 1991 à la jeune fonction publique territoriale et non pas à l’État6, comme si l’enseignement du piano ou de la clarinette était par nature différent à Dunkerque et à Perpignan. Puis, dans un deuxième temps (2004-2006), l’Acte II de la décentralisation provoque à son tour une vague de transferts de compétences (traduire : de désengagement de l’État) dont les conservatoires continuent à ce jour à faire les frais : en décidant de transférer aux régions la gestion des cursus préprofessionnels des conservatoires sans leur accord et sans compensation financière, l’État ne fait alors que saper son autorité et seules les régions Poitou-Charentes et Nord-Pas-de-Calais acceptent d’appliquer la réforme. En résulte une disparité des cursus et diplômes (DEM versus DNOP) sur le territoire qui provoque l’étonnement, pour ne pas dire plus, de nos collègues étrangers. Cependant, nous n’avons encore rien vu : une décennie plus tard, les années Hollande accouchent des indispensables Grandes Régions et cet Acte III suscite lui aussi, incidemment, un énième remue-méninges relatif au devenir de l’enseignement musical spécialisé et dont on entrevoit à présent l’issue. Nouveau monde oblige, l’actuel gouvernement ne fait que reprendre les projets de ses prédécesseurs consistant à « faire rentrer par la fenêtre » (et par la grâce d’un énième changement de sigles) le désengagement de l’État qui n’était pas « passé par la porte » une décennie plus tôt.

Au demeurant, cet aperçu risque fort d’alimenter le doute au lieu de le dissiper : serait-il possible que les réformes successives des conservatoires fussent davantage inspirées par l’agenda politique de nos gouvernants  que par les impératifs de la transmission du savoir ?

Sus au « modèle pyramidal », place à la dérégulation !

Pendant qu’associations professionnelles et revues spécialisées se terrent dans un silence assourdissant7, le ministère s’apprêterait donc à mettre fin, comme attendu8, au classement actuel des conservatoires et l’on ne remerciera jamais assez les lobbies para-institutionnels ayant patiemment œuvré en ce sens9. En lieu et place du fameux rayonnement départemental, régional, intercommunal et j’en passe10, une simple « labellisation » s’appliquerait à tout conservatoire classé, quels qu’en soient la taille et le niveau d’enseignement. Les parents désireux de se renseigner sur l’établissement dans lequel ils souhaitent inscrire leur progéniture apprécieront à coup sûr cet effort de « lisibilité ».

De même, c’est par souci de « simplicité » que le « parcours d’études » traditionnel serait complété (ou concurrencé, pour les esprits chagrins), primo, par des « parcours projets » introduisant fort à propos le modèle low cost de Démos et de l’EAC en général11 et, secundo, par des « parcours libres » où les apprenants et autres praticiens amateurs qui fréquentent nos équipements pourraient à loisir – le mot vient à propos – se constituer en usagers de leur propre identité culturelle12. Nul doute que cette marginalisation du cursus traditionnel (pardon, diversification des pratiques) inspirerait les collectivités les plus en pointe dans leur effort de mutualisation des moyens et de chasse aux doublons, mais aussi dans leur dessein si progressiste d’en finir avec les totems du calendrier scolaire et du statut de leurs agents publics, pour reconvertir d’urgence de professeurs et artistes en animateurs de la vie de la cité  (si possible précaires et corvéables à merci). Dès 2014, certains établissements pilotes (on pense notamment au CRD du Val d’Yerres et à son « cursus loisir ») avaient expérimenté ces dispositifs innovants mais d’autres, comme Roncq ou Montereau13, leur ont emboîté le pas et le projet du ministère suscitera à coup sûr d’autres vocations.

Usine à gaz

« Et en même temps », il faut bien maintenir une forme de hiérarchie entre établissements, au grand dam des hérauts de la démocratisation. Aussi, le « parcours d’études » se diviserait en quatre « séquences » (et non plus en cycles, voilà qui est révolutionnaire !) dont seules les deux premières seraient requises en vue de la « labellisation » ; certains conservatoires pourraient toutefois, sous réserve de l’accord des édiles qui détiennent les cordons de la bourse, proposer les quatre « séquences » pour, cette fois, être « habilités » à délivrer un « diplôme national » censé valider l’acquisition d’une « pratique amateur autonome ». Mais, contrairement à la situation actuelle, cette médaille en chocolat n’aurait pas la valeur d’un DEM et ne viserait plus les futurs professionnels, la juste cause de l’élargissement des publics réclamant quelques sacrifices. D’autres établissements enfin, plus chanceux, seraient quant à eux « agréés »  – la nuance est subtile et néanmoins de taille – dans l’optique de préparer à l’enseignement supérieur : ils accueilleraient ainsi des classes préparatoires (un terme qui a fait frémir, mais un temps seulement, les démocrates de la culture déjà évoqués) proposant un enseignement pluridisciplinaire composé d’une discipline dominante et de matières optionnelles. Toute ressemblance avec l’actuel DEM (et, plus encore, avec l’usine à gaz du CEPI) ne saurait être que pure divagation d’un esprit égaré14.

Au demeurant, cette frénésie administrative – qui, accessoirement, permettrait d’occuper (enfin !) ces « fainéants » de professeurs, toujours prompts à privilégier égoïstement leur musique au détriment des indispensables réunions de concertation et de la non moins nécessaire réécriture de leurs cursus et projets d’établissement qui ne saurait tarder – n’étonnera que ceux qui ignorent cette vérité éternelle : pour un gestionnaire digne de ce nom, une réforme n’a d’utilité que dans la perspective de l’exercice bien compris de la pédagogie, cette fois comprise au sens de communication.

Haro sur l’école !

Il n’en reste pas moins que la « philosophie » générale du projet vise, encore et toujours, à « se démarquer du modèle scolaire de progression dans les acquisitions ». L’abus du jargon socio-constructiviste (« séquence », « exploration », etc.) est à lui seul parlant et rappelle si besoin la dette de nos réformateurs culturels à l’égard de leurs homologues de l’Éducation nationale15. Au nom de quelle idéologie coercitive et rétrograde imposerait-on aux gamins un conservatoire « scolaro-centré » (sic) alors que de l’avis général (presse, associations de parents et élus confondus) ils n’ont que « trop d’école »16 ? Quand la pédagogie se confond, de l’aveu même de ses experts, avec la négation de l’école en son propre sein17, l’enseignement se dégrade en « offre personnalisée » et en « projets » dûment « ciblés sur des besoins spécifiques », à l’instar d’une agence publicitaire ou d’une grande surface de bricolage.

Pour résumer, si nos technocrates sont les Paganini du schéma directeur et ordonnent à la perfection la valse des acronymes, leur goût pour l’enveloppe n’a d’égal que leur indifférence, si ce n’est leur haine, pour le contenu. On en déduira d’autant mieux que la démocratisation tant vantée n’est que l’alibi d’un élitisme sournois dont les premières victimes sont ces mêmes publics pour le bien desquels on prétend agir. Ne pouvant compter que sur l’école pour accéder au savoir et à l’édification de leur liberté, ces derniers en resteront à l’éternel va-et-vient entre « l’expérimentation ludique » et « l’apprentissage plaisir », sans oublier la sensibilisation au message climatique susmentionnée, tandis que d’autres, sans doute plus fortunés, se tourneront faute de mieux vers le privé et continueront à bénéficier d’une pédagogie plus que jamais scolaire, à savoir progressive, structurée et propre à leur octroyer, le moment venu, la possibilité d’embrasser une carrière artistique.

Cependant, de réforme en rapport et de proclamation volontariste en surenchère démagogique, l’écart entre le discours institutionnel et la réalité devient vertigineux, malgré tous les efforts faits par la technostructure pour le masquer. « Si l’offre et le fonctionnement des conservatoires ont profondément évolué ces dernières décennies, l’image d’un conservatoire élitiste et figé persiste encore, en contradiction souvent avec les réalités de terrain » : on ne saurait mieux reconnaître l’échec des réformes précédentes et la raison d’être de l’actuelle (i.e. : remplacer un contenu de vérité – le résultat de l’action politique – par une fiction – ce qui en tient lieu d’image). De même, le ton volontiers culpabilisant (quand il n’est pas vaguement comminatoire) constitue-t-il autre chose que le miroir de l’impuissance ? Sur quels moyens matériels et humains compte-t-on pour faire advenir le paradis pédagogiste et la tant désirée « transformation des missions et du positionnement des conservatoires qui, si elle existe parfois déjà dans les faits, doit désormais trouver une traduction dans les textes normatifs afin de devenir pour tous et partout une réalité » ?

Un plan social qui ne dit pas son nom

Qu’on ne s’y trompe pas : pour satisfaire à l’interminable litanie des nouveaux critères de classement des conservatoires – dont une grande partie relève de l’accessoire, quand ce n’est pas du fatras technocratique – il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Or, « les caisses sont vides », nous dit-on, et même la sacro-sainte démocratisation trouve rapidement ses limites : on ne va quand même pas obliger les collectivités à instaurer des tarifs sociaux accessibles à tous et homogènes sur tout le territoire ! On se limite alors aux habituelles incitations…, mais pour des arbitrages bien plus sensibles (il faut bien faire sauter les verrous et, de préférence, sans que cela se sache trop !), seule une lecture « entre les lignes » et une comparaison point par point avec les textes en vigueur18 permettent d’apprécier les motivations objectives (et donc inavouées) de la réforme.

Ainsi, l’injonction interdisciplinaire qui s’appliquerait à la première « séquence » du « parcours d’études » et, plus largement, l’obsession du cours collectif visent-elles autre chose qu’une optimisation du temps/élève ? De même, la personnalisation de l’enseignement (traduire : la transformation de cours obligatoires en options, avant leur suppression éventuelle) et la multiplication des démarches de projet au détriment du cours dit traditionnel proposant une progression pédagogique structurée et dûment répartie sur l’année scolaire auraient-elles une autre finalité que l’abolition des examens (seraient-ils davantage « traumatisants » pour les élèves ou pour les services financiers des collectivités qui se dispenseraient volontiers de devoir inviter des jurys extérieurs ?) et du solfège tant honni, afin de « libérer » par centaines des postes de titulaire – comme le reconnaissent de bonne grâce certains directeurs, en fidèles supplétifs des tutelles politiques ? Quant à la dévaluation du diplôme national, elle permettrait certes l’ouverture aux publics mais aussi et surtout une limitation drastique du nombre de professeurs titulaires du CA : là où ces derniers doivent être actuellement un par discipline on n’en tolérerait qu’un dans 50% des disciplines19. Mieux : en rendant les critères de classement plus agiles, le ministère abrogerait les réglementations (autant de blocages !) qui définissent les actuelles catégories de conservatoires – on pense notamment à l’obligation, pour un CRR, de dispenser l’enseignement de l’accompagnement au clavier ou de compter en son sein un département de création – et laisserait carte blanche aux collectivités pour tailler dans les effectifs à leur guise20. Last, but not least, l’effectif des « classes prépa » étant soumis à un contingentement minimal21, leur nombre serait nettement inférieur à celui des DEM ou équivalents actuellement en place dans l’ensemble des CRR et CRD ; il est vrai que l’intérêt des élèves de villes moyennes ne pèse pas lourd face à celui des grands élus des métropoles.

Démocratiser signifie alors non seulement entraver la transmission du savoir tout en dénaturant les missions mais aussi tailler dans la masse salariale, le tout dans le contexte contraint de la baisse des dotations de l’État aux collectivités – une fois encore, le nouveau monde ressemble étrangement à l’ancien – et des objectifs du rapport gouvernemental Cap 2222 (baisse des emplois de titulaires et recours accru aux contractuels). À ce titre, il est instructif d’entendre les conseils dispensés par les formateurs en vue de la session 2019 du concours de PEA23 : « ce concours sera probablement le dernier ; autant accompagner les réformes au lieu de les subir »24, tandis qu’un autre, visiblement gêné, concède qu’il est quelque peu contradictoire de faire passer le concours PEA à près d’un millier de candidats alors même que le lancement de la réforme, prévu à la rentrée prochaine, provoquerait la fermeture massive de postes que l’on dit « inadaptés aux nouvelles réalités » des conservatoires. C’est donc en toute logique que le récent rapport du CSPFT25 consacré à la filière culturelle préconise de revaloriser ces mêmes PEA en leur imposant de nouvelles missions de coordination et de conduite de projet : un avis qui ne manquera pas d’être compris par les collectivités comme un encouragement à réserver le cadre d’emploi de PEA aux fonctions administratives… et à reléguer la plupart des professeurs en catégorie B.

Un « contrat de confiance » ?

La réforme consistait jusqu’alors en une subversion de l’intérieur26, plus précisément, des contenus enseignés ; mais à l’image de la réforme du Lycée promue par Jean-Michel Blanquer (instauration d’un enseignement « à la carte » et à plusieurs vitesses, avec une offre de qualité cantonnée aux grandes villes) on s’attaque désormais « à l’os » et le pouvoir peut dès lors se dispenser de recourir à l’attirail « pédagogique » (et au soutien de ses sectateurs). La récente crise du PSPBB (Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt) en constitue un exemple parmi d’autres : les tutelles de l’établissement (agglomération Grand-Paris-Seine-Ouest, Ville de Paris et DRAC) ont commencé par imposer le statut surdimensionné et dispendieux d’EPCC (alors que le statut associatif antérieur suffisait amplement) en promettant d’en financer le surcoût (plusieurs centaines de milliers d’euros par an), puis se sont ravisées et ont refusé, une fois le changement effectué, de compenser cette dépense supplémentaire27. Cette fois, les masques tombent et on ne saurait mieux illustrer le mépris de l’art, l’incompétence et la désinvolture d’une technocratie en voie de sécession et dont l’indifférence, ici face à des étudiants dont l’avenir se joue hic et nunc, ne peut qu’aiguiser (si besoin) le sentiment de défiance des citoyens et des administrés envers la classe politique et ses courroies de transmission. Mais si, jusqu’à présent, il suffisait au pouvoir de manier la « pensée caoutchouc »28 héritée des années 80 (faire passer la dégradation de la qualité de l’enseignement pour de la « pédagogie » ; ou bien, dans un autre domaine, travestir un impôt indirect alimentant le budget général en mesure écologique, liste non exhaustive), il semblerait que le discours officiel « ne passe plus ». Face à l’ampleur du discrédit, reste la tentation de passer en force et de garder le cap ; mais jusqu’à quand et à quel prix ?

La crise des conservatoires ne saurait dès lors être dissociée d’une crise politique et sociale dans laquelle l’État, loin de tenir le rôle d’arbitre impartial qu’on attend de lui, crée les conditions de sa propre impuissance. Mais face à la casse méthodique des institutions et services publics, et à l’heure de « grands débats » à tonalité managériale, la solution apparaît plus que jamais politique ; elle consiste en une rupture résolue avec la logique néolibérale de métropolisation et en une réhabilitation des principes républicains : instruction publique, services publics de qualité, égalité territoriale. Quant à sa déclinaison au sein de l’enseignement artistique, elle comprend nécessairement la nationalisation de l’ensemble des conservatoires classés, enseignement « initial » et supérieur confondus.

Glossaire

  • DEM, DNOP : Diplôme d’Études Musicales ; Diplôme National d’Orientation Professionnelle (délivré à l’issue du CEPI, Cycle d’Enseignement Professionnel Initial)
  • CNSMD : Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse
  • CRR/CRD/CRC/CRI : Conservatoire à Rayonnement Régional, Départemental, Communal, Intercommunal
  • CSFPT : Conseil Supérieur de la Fonction Publique Territoriale
  • DRAC : Direction Régionale des Affaires Culturelles (service déconcentré du ministère de la Culture)
  • EAC : Éducation Artistique et Culturelle
  • EPCC : Établissement Public de Coopération Culturelle
  • PEA, ATEAP : Professeur d’Enseignement Artistique ; Assistant Territorial d’Enseignement Artistique Principal

Notes

1 – Voir la liste des sigles ci-dessus.

2 – Comme l’explique à juste titre Marc-Olivier Dupin (Écoutez, c’est très simple : pour une éducation musicale, Tsipka-Dripka, Paris, 2007), le plaisir artistique n’est que le résultat d’un processus d’apprentissage à entamer au plus vite et consistant en un travail personnel régulier et contraignant, le tout conduisant à l’autonomie de l’élève. La négation, hélas régulière, de cette réalité par l’institution constitue un mensonge démagogique et se trouve à la source du décrochage des élèves, notamment adolescents, la ludification de l’enseignement aggravant alors le mal qu’on prétend ainsi traiter.

4 – Pour approfondir la question, lire http://www.mezetulle.fr/conservatoires-les-raisons-dune-crise/.

5 – Exception faite du CNSMD de Paris et de celui de Lyon (créé ultérieurement).

6 – Cette décision se trouve ainsi à l’origine de la fragilité structurelle de la filière. Lire http://www.mezetulle.net/article-l-enseignement-de-la-musique-et-la-subversion-de-l-ecole-par-d-tchalik-110568577.html (en particulier le point 4).

7 – Quand elles ne s’engagent pas pour le climat, en espérant sans doute que les défenseurs de l’environnement fassent de même, transversalité oblige, en faveur des conservatoires. Lire https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5924_0_un-musicien-sengage-pour-le-climat.

9 – On pense notamment à l’association de directeurs Conservatoires de France qui occupe depuis une trentaine d’années l’avant-garde du progrès pédago-technocratique. Lire : https://www.lagazettedescommunes.com/482301/il-faut-sortir-de-la-logique-de-classement-des-conservatoires-jean-marcel-kipfer/.

10 – Ces appellations à la légèreté toute technocratique avaient été décidées lors de la réforme précédente (Acte II de la décentralisation).

11 – La Philharmonie de Paris fait actuellement pression sur les conservatoires pour qu’ils accueillent les publics passés par son projet Démos (financé sur des fonds publics anciennement dévolus aux conservatoires, mais aussi par des multinationales du secteur de l’énergie et des banques) mais sans pour autant les intégrer dans le cursus traditionnel. La présence de l’EAC et des pratiques innovantes est même récemment devenue une condition pour bénéficier des aides de l’État : autrement dit, à l’image d’une entreprise publique en voie de liquidation (France Télécom, Alsthom, etc.), l’établissement d’enseignement spécialisé ne touchera de l’argent public que s’il travaille à sa propre perte. Sur l’EAC, lire cet excellent article de Jorge Morales, mon commentaire à cette offre d’emploi proposée par la mairie de Cergy en 2016  ainsi que cette note explicative.

12 – À noter que ces trois grands types de parcours ressemblent très étrangement aux propositions faites dès 2015 par Conservatoires de France : https://conservatoires-de-france.com/listes-dattente-fatalite/.

13 – Sur Montereau, ses « vacances intelligentes », son « Pass Musical »… et ses libertés prises avec le temps hebdomadaire de cours, lire cette offre d’emploi . Sur l’école de musique de Roncq qui « optimise encore son rayonnement qualitatif reconnu », lire https://www.roncq.fr/actualite/actualites?view=article&id=9088&catid=52.

14 – Comme l’illustre la maquette de la « classe prépa » qui vient d’être mise en place par le réseau des conservatoires d’Est Ensemble : le cursus diplômant fraîchement « relooké » s’intitule bien… DEM ! Lire https://www.est-ensemble.fr/les-conservatoires (menu déroulant « Organisation de la scolarité »).

15 – À ce titre, le hiatus entre les positions pédagogiques respectives de la rue de Grenelle et de la rue de Valois pourrait en surprendre plus d’un. Mais que fait Jean-Michel Blanquer ?

16 – Il serait instructif de demander aux enfants soudanais, yéménites ou philippins (au hasard) s’ils se considèrent eux aussi comme victimes d’une « violence symbolique causée par la survalorisation des savoirs scolaires » ou, plus prosaïquement, d’une « surcharge cognitive » de tous les instants.

17 – Une démonstration par l’absurde à rapprocher de cet extrait du rapport Lacloche (ministère de la Culture, 2010) : « le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle, c’est la culture elle-même ».

19 – Inutile de préciser qu’en prenant soin de cibler cet assouplissement sur les disciplines les plus fréquentées, donc les plus gourmandes en ressource humaine, on obtiendrait un gisement d’économies sans précédent !

20 – Plus encore : cet ajustement s’effectuerait dorénavant en toute discrétion, contrairement à ce qu’on a pu constater aux conservatoires de Rueil-Malmaison et d’Aubervilliers-la-Courneuve (pour ne citer que deux exemples de la seule année 2018) où la menace sur la pérennité du classement en CRR avait déchaîné les passions et freiné d’autant les velléités comptables des élus. Lire https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5683_0_le-conservatoire-de-rueil-malmaison-menace . et l’article du Parisien http://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/aubervilliers-la-courneuve-cure-d-austerite-au-conservatoire-20-05-2018-7726458.php

21 – Effectif de 15 élèves au moins requis pour demander l’agrément et de 30 élèves au moins pendant les cinq années que dure cet agrément. Lire l’arrêté du 5 janvier 2018, article 6, alinéa 8 : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2018/1/5/MICD1735883A/jo/texte.

23 – Un formatage en tout point similaire à celui dispensé en vue du concours d’assistant territorial (ATEAP) 2018, et pour cause. Lire : http://www.mezetulle.fr/concours-de-lenseignement-artistique-mefiez-vous-des-formateurs/.

24 – Une variation sur le même thème, exprimée cette fois par un candidat ne cachant pas son enthousiasme : « la réforme est mauvaise mais il faut y adhérer quand même si l’on veut réussir le concours ».

26 – Pour une analyse exhaustive de ce processus, je me permets de renvoyer à mon étude de 2012:  https://serveur1.archive-host.com/membres/up/1919747526/blogmezetulle/Telechargements_permanents/TchalikAutonomieEtablissMusiqueSept2012.pdf .

27 Lire https://fuse.asso.fr/index.php?id=585&fbclid=IwAR2ySqhbwVHyNFWHgh2jbkV7lj6BXH-JiZ7pIdOX8bHFu9720JdKyZ-3MBU. A noter qu’en janvier 2019, les tutelles ont fini par renoncer, face à l’ampleur de la mobilisation, à certaines mesures d’économie initialement prévues, non sans envisager des « contreparties » d’ordre pédagogique et sans pour autant pérenniser le financement de l’établissement : https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5946_0_des-nouvelles-du-pspbb.

28 – Lire notamment J.-P. Le Goff, La Gauche à l’épreuve, Paris, Perrin, 2011.

Esthétique du merveilleux VS esthétique du sensible

Conférence

Cité de la musique-Philharmonie de Paris

Dans la France classique, l’opéra réussit à s’imposer par une poétique du merveilleux au sein d’une esthétique régie par les principes de l’imitation de la nature et de la fiction comme vérité, dominée par la poésie dramatique. Ce « théâtre des enchantements » fait ce que ne fait pas le théâtre parlé, mais il le fait selon les mêmes lois fondamentales. Un monde merveilleux s’y déploie de manière spectaculaire et ludique, avec sa vraisemblance, ses convenances ; musique et danse lui sont consubstantielles. Loin de tourner le dos à l’esthétique classique, l’opéra en grossit les traits.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’opéra subit l’essoufflement du théâtre classique. Parallèlement, la période voit la forme mathématique et métaphysique du rationalisme supplantée par sa version expérimentale et réaliste, caractéristique des Lumières : ce progrès épistémologique s’accompagne d’une forme de régression poétique. On passe d’une esthétique de la fiction, de l’éloignement et des mondes possibles, à la fois intellectualiste et sensualiste, à une esthétique de la réalité, de l’authenticité, de la proximité et du sentiment.

L’intervention de Jean-Jacques Rousseau révèle les conceptions esthétiques et philosophiques engagées par l’opéra. Rousseau avance une thèse qui est devenue une évidence : l’art aurait pour fonction d’exprimer un état ineffable des passions. La musique devient un modèle représentant l’immatérialité, l’authenticité et la spiritualité du monde moral ; son principe n’est plus la très physique, rationnelle et vibratoire « résonance du corps sonore » par laquelle Rameau faisait entendre l’inouï sur la scène merveilleuse, mais une voix intérieure, fluide, impalpable, passionnée et pneumatique.