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L’uniforme et l’École : sortir des faux-semblants (par Baptiste Detombe)

Avec ce plaidoyer en faveur de l’introduction de l’uniforme à l’école publique, Baptiste Detombe1 rappelle utilement que l’école n’est pas une région de l’espace ordinaire, mais qu’elle doit s’en démarquer et offrir une double vie aux élèves, les soustrayant durant le temps scolaire au tourbillon social et à son cortège d’assignations, les mettant en état et en demeure de se singulariser par leur mérite et le développement de leur intériorité, et non par leur accoutrement. Pour réinstituer l’école républicaine dans sa fonction première, qui est l’instruction, une certaine tenue, à tous points de vue, est nécessaire.

[Texte initialement publié le 18 janvier 2024 sur le site de la Fondation Res Publica2. Les remerciements de Mezetulle vont à l’auteur et à la Fondation Res Publica pour leur aimable autorisation de reprise.]

Le 6 décembre 2023, Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, annonçait une kyrielle de mesures afin de redresser l’École de la République. Parmi ces annonces, une en particulier a retenu l’attention : l’expérimentation à compter de septembre 2024 du port de l’uniforme dans certaines écoles alors portées volontaires. Loin de faire l’unanimité, l’uniforme incarne pour certains tant une diversion qu’un gaspillage voire une dérive autoritaire ; pour d’autres un geste bienvenu et nécessaire pour rétablir l’autorité de l’institution. Il convient alors, face à des postures souvent très polarisées, d’adopter la juste mesure que mérite un tel sujet, et ce afin d’éviter deux écueils : la dépréciation et la dévalorisation excessive d’une solution potentielle ; le fantasme d’un dispositif aux propriétés miraculeuses.

L’uniforme : un rôle symbolique d’institution de l’École

S’il est une idée qui fait consensus, c’est que l’École est l’institution centrale autour de laquelle la République s’est forgée. Centrale dans l’homogénéisation culturelle et linguistique du pays, levier de légitimation de l’ordre social, instrument de réalisation de la promesse des Lumières : l’École n’est peut-être pas seulement une institution républicaine mais bien l’institution républicaine par excellence. Pourtant, cette figure de proue de la modernité française, enviée internationalement il y a 60 ans, est aujourd’hui chancelante. Et pour cause, la sacralité autrefois accordée aux « hussards noirs » s’est effondrée, le prestige attribué à l’institution, lui, s’est dilué.

Or, si l’École a perdu de son lustre, c’est aussi parce qu’elle a accepté de le perdre, au prix d’une normalisation de l’institution alors conçue comme continuation du foyer, un appendice diminué de l’autorité parentale, faisant du professeur un animateur. L’immixtion des parents d’élèves dans les établissements (loi Haby, 1975), la disparition du cérémonial républicain et méritocratique (dévalorisation du baccalauréat, fin des tableaux d’honneur et bons points…), comme l’instauration du néo-pédagogisme, ont participé dans un mouvement d’ensemble à cet effacement du symbole qu’incarnait alors l’École. Les illustrations concrètes de ce phénomène sont aujourd’hui visibles : du port de survêtements à celui de tenues inappropriées, en passant par des postures irrespectueuses en cours jusqu’aux cas de menace et d’agression du personnel enseignant, tout manifeste la banalisation de l’institution. L’École est aujourd’hui une partie comme une autre de l’espace social, elle est donc traitée par l’élève avec la même indifférence que n’importe quel commerce ou lieu de loisir.

Une des solutions de la ré-institutionnalisation de l’École passe donc par le rehaussement des symboles qui la caractérisent. Si cet impératif est rarement évoqué, c’est que le symbolique et le rite semblent souvent abscons au regard d’indicateurs matérialistes de rentabilité socio-économique auxquels tous les projets sont désormais soumis. Ils sont pourtant pourvus d’une utilité sociale fondamentale car ils fournissent « une scène à l’homme »3 en donnant sens au monde social. L’uniforme participerait donc à ce rôle de ritualisation de la République, d’ancrage de cette dernière dans les esprits. Il serait de nature à dissocier clairement l’École du reste de la vie du pays. L’uniforme fournit en soi la démarcation nécessaire à la sacralité4. Refuser de symboliser l’École, c’est laisser ce privilège aux écoles privées. L’imaginaire collectif doit donc de nouveau être habité par la singularité de l’institution. La revalorisation de l’École passe alors immanquablement par là.

Un vecteur d’égalité, une mise au ban du culte de l’individu-roi

Au-delà de l’importance de faire renaître les symboles qui démarquent l’École, l’uniforme peut aussi contribuer à rappeler l’idéal républicain d’égalité et tempérer le sacre de l’individu. En effet, l’uniforme n’avait, jusqu’à présent, jamais été nécessaire, les élèves français présentant une certaine homogénéité culturelle et étant vêtus naguère d’une blouse en cours. Mais l’ère individualiste, qui tend à survaloriser les identités particulières, ainsi que la polarisation croissante de la société, imposent un changement de paradigme. Ainsi, instaurer l’uniforme permettrait-il d’égaliser le citoyen en devenir, de l’amener à se singulariser par le développement de son intériorité, de son logos, et non plus par ce qu’il porte. C’est enfin et surtout éviter de faire de l’École le temple de la marchandise, la préserver des assauts des marques et des publicités ciblées. Il est ici question de sortir du primat des marchandises dans l’identification des individus. C’est finalement laisser devant le portail de l’école l’identité sociale de « jeune », qu’il soit enfant ou adolescent, pour adopter celle « d’élève ». L’uniforme incarne en cela cette mue du singulier au collectif, du laisser-aller au devoir. Opter pour l’uniforme, c’est privilégier l’égalité nationale et républicaine sur un conformisme marchand et individualiste.

Refaire de l’École un « asile inviolable »

Mais l’uniforme est aussi une barrière face aux polémiques et dérives communautaires qui prennent pour cible l’École. En effet, l’institution, parce que centrale, est devenue le lieu de mise en scène des provocations des divers groupes religieux et idéologiques. La dernière en date, l’appel à porter l’abaya, largement diffusé sur les réseaux sociaux, a ainsi constitué une mise en cause de l’autorité et une transgression délibérée et visible de la loi du 15 mars 2004. Les atteintes à la laïcité sont ainsi en augmentation continue dans les établissements scolaires (hausse de 150% en 2022), traduisant le climat de plus en plus tendu et polarisé que subit le personnel encadrant. Un règlement strict, identique sur l’ensemble du territoire, éviterait d’abandonner le corps enseignant face à ses responsabilités et permettrait d’assumer une position ferme. L’uniforme évite en effet l’application de règlements intérieurs différenciés, dont les largesses d’interprétation peuvent donner un arrière-goût d’arbitraire. Le port de l’uniforme est, à cet égard, d’autant plus pressé que l’École est en première ligne face à la désagrégation du corps social et aux ennemis de la République. Lisser les identités culturelles et communautaires au sein de l’institution est donc la condition de la refondation d’un débat apaisé, et ce faisant de la chose commune.  Il est alors urgent, pour reprendre les mots de Jean Zay en 1936, de « [re]faire de l’école un asile inviolable où les querelles des hommes n’entrent pas. »

Un rappel de la discipline comme socle de la transmission du savoir

Le port de l’uniforme est aussi un rappel de la discipline attendue dans l’enceinte de l’École. Or, cette dernière a largement été battue en brèche, d’abord par le néo-pédagogisme qui fait du professeur un animateur et de l’élève le créateur de son propre savoir, puis par la philosophie post-moderne, qui fait du savoir et de la discipline deux aspects d’une même domination. En effet, la pensée foucaldienne développe l’idée selon laquelle l’École ne serait qu’une des multiples institutions par laquelle le pouvoir disciplinaire agirait. Elle impose une norme par l’usage d’outils à l’image de la surveillance hiérarchisée, de la sanction normalisatrice et de l’examen5. L’ostracisation de la discipline, induite par l’œuvre de Michel Foucault, va largement atteindre l’École – ce qui a grandement nui à son rôle éducatif. Par la suite, l’action de Pierre Bourdieu via la sociologie a aussi été significative. L’érection d’un « capital symbolique » obtenu par l’accumulation d’une culture légitime a été de nature à inculper l’École. Cette dernière ne ferait plus que perpétuer et légitimer un ordre social fondé sur des codes sociaux et des connaissances arbitraires, dotés d’aucun intérêt propre car calqués sur les normes et valeurs de la bourgeoisie6. L’action conjuguée de la philosophie post-moderne, de la sociologie bourdieusienne et de la nouvelle pédagogie des années 1970 va alors délégitimer le rôle de l’École et la place de la discipline dans son fonctionnement. Le port de l’uniforme aurait ainsi pour vertu de rappeler, sans être néanmoins suffisant, que l’école est le lieu de l’apprentissage, ce qui sous-tend nécessairement le respect de l’autorité.

L’argument gestionnaire du coût financier

Indéniablement,  le coût de l’uniforme est amené à peser sur les finances publiques alors que son apport est difficilement mesurable à l’aune des seuls indicateurs de performance. En effet, afin de satisfaire au principe d’égalité des citoyens devant la loi, son coût devra être pris en charge par l’État. Il est néanmoins possible, selon le principe d’équité, de laisser un reste à charge plus ou moins important aux ménages selon leur revenu fiscal de référence. Cette démarche se justifierait d’autant plus que l’uniforme éviterait les dépenses significatives induites par l’achat de vêtements aussi onéreux que vite désuets. Quoi qu’il arrive, l’État ne doit pas chercher dans des arguments de gestionnaire des limites à son action et faire de l’équilibre des comptes son seul horizon. En effet, l’École étant au fondement du pacte républicain, renoncer à en faire une priorité enverrait un signal négatif fort. En outre, les ornements dont se pare la République sont aussi au cœur de son lustre et de sa grandeur, préférer « l’État modeste » c’est aussi nuire au prestige du régime7. Enfin, c’est le même argument qui a mené à la fin du service militaire, et de manière générale, au détricotage des services publics, cœur de la République. L’argument comptable doit alors être mis au service de sa mise en œuvre et ne doit pas représenter un frein.

L’uniforme scolaire : une réponse bienvenue mais partielle aux maux de l’École

Pour autant il ne faut pas se leurrer, l’uniforme n’est nullement une solution miracle aux problèmes rencontrés par l’École. Si les points soulevés précédemment sont d’une importance capitale, d’autres peut-être plus importants encore resteront en suspens. Contrairement, ainsi, à ce qui est souvent invoqué, l’uniforme ne représente nullement une réponse face au harcèlement, qui se déportera sur d’autres marqueurs que l’accoutrement. Il en va de même pour la question de la performance scolaire. Il n’est aussi évidemment pas une solution face à la revalorisation nécessaire du traitement des professeurs dont la perte de pouvoir d’achat relative est massive avec la désindexation du point d’indice. Enfin, l’uniforme ne prend son sens pour restaurer l’autorité, la discipline et l’égalité que si d’autres mesures effectives sont mises en œuvre, à commencer par la mise à l’arrêt de l’intrusion des parents d’élèves dans les écoles à d’autres fins que celles de les responsabiliser vis-à-vis du respect des règles communes.

C’est donc faire un faux procès à l’uniforme que de le rendre incapable de répondre à ces maux, il ne peut le prétendre. Ceux qui l’invoquent alors à tout-va ne font que trahir leur méconnaissance du sujet, ou bien leur manque cruel d’inspiration. Le poids des symboles, aujourd’hui souvent ignoré, reste néanmoins significatif : l’imaginaire collectif en est imprégné. Il importe alors de réinstituer l’école dans la psyché commune et l’uniforme peut, à ce titre, être une voie.

Notes

1 – Baptiste Detombe est diplômé de Sciences Po Bordeaux et fondateur du média étudiant Gavroche. Actuellement étudiant en master à la Sorbonne en philosophie et préparationnaire aux concours administratifs à Paris 1-ENS, il se destine à intégrer la haute fonction publique.

3 – Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2014.

4 – Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, Gallimard, 2013.

5 – Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

6 – Pierre Bourdieu, Claude Passeron, La Reproduction. Eléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Le Sens commun, 1970.

7 – Régis Debray, L’Obscénité démocratique, Paris, Flammarion, 2007.

« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

Pour la République et contre l’antisémitisme, marchons ! le 12 novembre, on y va !

Le 7 octobre 2023, 1400 personnes ont été massacrées, dont 40 Français, dans les pires tourments, par une organisation terroriste islamiste qui avoue fièrement son projet politico-religieux pour en finir avec l’État d’Israël, les juifs, les mécréants et toute la « communauté de l’infidélité ». 240 personnes sont prises en otage, dont 9 Français.
Et il faudrait se tâter, bien réfléchir avant d’aller marcher en se pinçant le nez, le 12 novembre « Pour la République et contre l’antisémitisme » ?

Non seulement les terroristes islamistes massacrent, violent, éventrent, démembrent et torturent des vivants avant de s’acharner sur leurs cadavres, mais ils se vantent de le faire, ils s’en réjouissent publiquement par de grands éclats de rire témoignant qu’ils vivent un des plus beaux moments de leur vie. Ils surclassent ainsi leur modèle nazi qui opérait dans le silence et pratiquait l’effacement des traces.

Les actes antisémites se multiplient sur le territoire national : leur nombre excède en un mois le nombre de ceux qui ont été relevés l’année passée.

La représentation nationale, par la voix des présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, appelle à une marche dimanche 12 novembre Pour la République et contre l’antisémitisme – antisémitisme qui inspire ces horreurs et qui se répand à haut bruit. Des cortèges se formeront dans toutes les villes de France.

On y va. Ça va de soi. On se munit du drapeau bleu, blanc, rouge que chaque Français, chaque personne vivant sur le territoire national, possède au moins depuis janvier 2015 – vous n’en avez pas ? ça ne fait rien, venez comme vous êtes, sans autre drapeau, sans autre signe. On met des chaussures confortables. Et on y va.

Mais non, vous n’y pensez pas, sortez de ce simplisme, le plus important n’est pas d’aller marcher comme ça sans réfléchir. Le plus important est de montrer qu’on est nuancé, intelligent, que « c’est plus compliqué que ça », qu’il faut faire des distinctions, et que même si finalement on y va, ce sera en se pinçant le nez et en faisant bien attention de ne pas côtoyer d’autres citoyens, des fois qu’ils sentiraient mauvais ou qu’ils auraient des punaises. Le plus important, en fait, est de dissuader les citoyens d’y aller.

Qui nous explique cela doctement, qui prodigue cette exquise leçon de bonnes manières en forme de valse-hésitation indécente arrosée de moraline ? Je ne parle pas de ceux qui ont déjà tombé le masque depuis des années, et qui, agenouillés devant les dévots sanguinaires et leur projet total, oublient avoir chanté il n’y a pas si longtemps « il n’est pas de sauveur suprême, ni dieu, ni césar, ni tribun ». Non je parle des experts, des gens intelligents (tenez, il y a même des ministres, alors!), de ceux qui savent ménager la chèvre et le chou, faire le grand écart, des équilibristes du « en même temps » . De ceux qui savent manier délicatement la culpabilisation afin de retenir ce grand peuple de faire un malheur : de s’unir ! Car à bien y réfléchir, ce serait un malheur pour eux que cette union du peuple qu’ils ne cessent d’appeler et qui, dès qu’elle se profile, affole leur trouillomètre en menaçant leurs strapontins.

Conviée par la représentation nationale, et alors que je suis encore capable de rester debout et de marcher quelques heures sur le pavé, j’irai, avec mon petit drapeau. Et pour la sono, s’il y a lieu, je m’en tiendrai à La Marseillaise, dont les paroles simples et fortes sonnent aujourd’hui, à nouveau, avec tant de justesse et de gravité : « contre nous, de la tyrannie, l’étendard sanglant est levé ».

« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

Susceptibles d’être envahis à tout moment par la barbarie, tous les territoires sont « perdus »

En novembre 2005, j’ouvrais le blog « Mezetulle » en pleine période de violences urbaines. Je republie ci-dessous l’article qui leur était consacré. Dix-huit ans plus tard, et alors que les violences n’ont fait que croître en intensité et en extension territoriale, qu’elles s’inscrivent dans une série d’exactions criminelles et d’attentats séparatistes revendiquant la haine de la France et des institutions républicaines, je le juge encore trop « bisounours », émaillé de bienpensances et de génuflexions. J’y ai inséré plusieurs notes, datées, qui signalent quelques décalages avec le moment présent.
Aujourd’hui il apparaît clairement que les causes générales1 et profondes des graves désordres – dont certains s’apparentent à des actes de guerre2 – ont un faible rapport avec un dénuement social3. Aujourd’hui plus que jamais il est clair que nous avons affaire à des casseurs de haute intensité qui n’ont rien de « populaire ». L’abandon dont sont « victimes » les jeunes voyous assoiffés de satisfactions immédiates est celui de l’interdit civilisateur que ni leurs aînés ni l’école n’ont été capables de leur imposer quand ils y étaient encore accessibles4.

Mais, au-delà de l’analyse présentée dans le texte de 2005 dont on peut reprendre les grandes lignes en les accentuant, demeurent sa thèse (ce n’est pas un mouvement populaire) et sa ligne politique (diviser afin d’isoler les casseurs).

Toute comparaison avec un mouvement populaire est impertinente, les casseurs sont les ennemis du peuple dont ils détruisent délibérément la sécurité, la liberté et la seule richesse (les services publics – ou ce qu’il en reste car les services publics sont la cible depuis des décennies d’autres « casseurs » très civilisés en col blanc). Il convient donc de résister aux tentatives lénifiantes d’« unification » comme celles que tentent aujourd’hui la France insoumise, divers mouvements « de gauche », EELV, ainsi que les plus politiques des islamistes. Il convient de souligner et de renforcer la distinction entre les casseurs et le peuple afin que les casseurs ne se sentent « nulle part comme un poisson dans l’eau ». À cet effet, la force publique est indispensable et il est nécessaire de la soutenir, mais ce n’est pas suffisant. Un point de rupture est franchi duquel aucun citoyen ne peut se détourner en se contentant d’appeler gentiment à un « retour au calme » qui passerait l’éponge sur les discours victimaires culpabilisants et sur la culture de l’excuse en rouvrant la boîte à subventions – autant d’encouragements pour les casseurs.

Car il n’y aura pas de « retour ». On ne peut plus parler de territoires perdus sous forme de « zones ». Tous les territoires sont perdus dès qu’ils sont à tout moment susceptibles d’être conquis par la barbarie. Certains pourront penser peut-être à se protéger par une contre-barbarie locale, mais c’est le même danger. L’émiettement féodal – encouragé par une Europe qui ne répugne pas à prospérer sur la dissolution des nations – risque de resurgir sur les ruines du modèle républicain que nous n’osons pas défendre, faute de volonté politique pour réarmer ou restaurer celles des fonctions essentielles de l’État qui ont été le plus abîmées ou détruites : police, justice, instruction publique, contrôle des flux migratoires, monopole de l’énergie, santé publique5. La paix républicaine n’est pas un calme passif, lequel ne peut être perçu que comme une proie ou un terrain de jeux : c’est le fruit de l’effort civique que chaque citoyen, à son niveau et selon ses moyens, est appelé désormais à fournir, y compris en s’éloignant des forces politiques auxquelles il avait cru naguère pouvoir s’en remettre.

Texte publié en 20056  avec des notes ajoutées en 2023

Masqués7, nocturnes, masculins, armés, ravageurs, homicides, aphasiques. Non, ce n’est pas une troupe de l’ombre sortie des enfers dans un film catastrophe qui répond à cette liste de qualificatifs, mais un déplorable réel. Décrire ainsi les casseurs qui sévissent depuis maintes nuits n’est sans doute pas politiquement correct, mais même si on peut allonger la liste, comme on allonge un amer avec de l’eau, aucune accumulation de diluants (adolescents, égarés, désoeuvrés, désespérés, assoiffés et privés de consommation) ne peut atténuer ni invalider l’horreur qu’elle véhicule.

Confondre cette horreur avec ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une population n’est pas seulement une sottise, c’est une faute morale et politique. C’est pourtant ce que font, avec des mots infâmes, quelques irresponsables : au lieu de traiter cette barbarie comme une excroissance, ils l’érigent en noyau et en normalité, ils en font une sinistre avant-garde autour de laquelle ils tissent un peuple fantasmatique qui exaspère la population réelle.

Tout ce qui solidarise les casseurs avec la population qui les entoure est inique et dangereux. Cette coalisation s’effectue par des opérateurs d’identification : les mots infâmes, les « gros mots »8. Ils émanent de deux sources. Ainsi, émanant de la source répressive, le mot « racaille » stigmatise et cimente tout le monde : gros mot de droite. Mais le mot « jeunes », émanant de la source bien pensante compassionnelle, blanchit tout le monde – qu’on ajoute « défavorisés » et voici les casseurs promus en héros : gros mots bien-pensants.

Il importe au contraire de souligner la division entre le peuple et les casseurs, de refuser le processus d’identification. C’est pourquoi le vocabulaire juridique est encore le meilleur : il qualifie sans créer de substances, il émiette, isole et ne construit pas de conglomérats. Il faut donc parler de délinquants, de tentatives de meurtre, d’atteintes graves à l’ordre public et à la sécurité, de mise en danger de la vie d’autrui, de destruction systématique de biens et d’équipements publics et privés9. Il faut diviser, et pour diviser les mots discriminants doivent l’emporter sur la glu des gros mots.
Il faut que les casseurs ne se sentent nulle part « comme des poissons dans l’eau ».

Aussi toute comparaison, même rhétorique, avec un mouvement populaire ou même une révolte, est elle-même inique. Un mouvement populaire peut être violent, mais personne dans le peuple n’en craint la violence car elle s’exprime toujours dans un cadre, dans un « service d’ordre ». Un mouvement populaire s’attache à créer des solidarités qui ne reposent ni sur des lieux ni sur des identifications substantielles (d’ethnie, de religion, de sexe, d’âge) mais sur des analyses et des revendications claires, exprimées dans la langue commune à tous. Il s’adresse à des interlocuteurs désignés ; il s’expose et s’affiche en plein jour, à visage découvert, dans le centre des villes10. Il se déplace pour témoigner, il se « dépayse ». Il réunit hommes et femmes, jeunes et vieux. Or ici nous avons l’aphasie, le repli sur des territoires considérés comme des chasses gardées11, l’obscurité, l’exclusivité masculine12. Le terme « émeute » n’est même pas approprié, ce sont des explosions muettes qui prennent la forme de la barbarie et qui s’avancent masquées.

Tout a été dit sur les causes sociales de ces explosions : toutes choses justes auxquelles on ne peut que souscrire13. Il faut cependant ajouter que la forme barbare suppose aussi des causes de type culturel, surtout lorsqu’elle s’empare de pré-adolescents (on en a eu un avant-goût avec les incidents qui ont émaillé les manifestation lycéennes l’hiver dernier). La forme barbare, c’est l’aphasie, c’est l’habileté à utiliser les technologies disponibles, c’est l’absence de tout interdit, c’est l’état de nature plus la profusion des moyens (téléphones mobiles, cocktails molotov, armes), c’est l’usage des techniques sans la civilisation.

Une civilisation suppose non pas une culture uniforme, mais s’articule en régimes culturels à l’intérieur desquels peuvent se développer des contre-cultures de façon pas nécessairement licite mais toujours organisée et réflexive. Or nous avons assisté durant les 30 dernières années, avec l’effondrement des partis ouvriers et la régression des syndicats de revendication, à la disparition de la culture populaire. Les adolescents n’ont aucun modèle populaire qui peut les nourrir, qu’ils peuvent discuter. En dehors des clips télévisés où se déploie le culte de l’argent et de la vie faciles, en dehors de la « glisse », des fringues et des incantations islamistes, rien qui puisse se présenter comme digne d’imitation – et surtout pas l’école où une politique constante depuis 30 ans s’acharne à dépouiller les enseignants de toute autorité, de tout prestige.

Le poignant appel des femmes qui circule ces jours-ci, au-delà de son aspect pathétique, l’avoue naïvement : « nous exigeons que nos enfants rentrent à la maison ! » disent-elles. Mais comment ceux de qui on n’a jamais rien exigé lorsqu’ils avaient l’âge d’intérioriser un interdit, comment ceux qui n’ont appris qu’à se conduire en caïds vis à vis de leurs « vieux » et de leurs soeurs pourraient-ils obtempérer à une exigence aussi tardive et dérisoire ?

Ce n’est pas le modèle républicain d’intégration qui est ici en panne14 mais tout simplement la volonté et le simple courage d’éduquer. On ne voit pas du reste que cette fureur s’étende à tous ceux qui dans les « quartiers » souffrent de discrimination, d’exclusion, de pauvreté. On ne voit pas non plus qu’elle saisisse les filles15, tout aussi – sinon plus – « défavorisées », pas plus que les « jeunes » issus de vagues migratoires pourtant plus récentes, venant notamment d’Asie.

Sans doute certaines zones urbaines sont-elles livrées au communautarisme intégriste, mais elles sont aussi le territoire de bandes maffieuses développant ce qu’on appelle par euphémisme des « économies parallèles », trafics et rackets en tous genres. Alors « à qui profite le crime? » : à un véritable modèle de terreur dont l’infrastructure est le trafic et dont la superstructure est tenue par l’intégrisme. C’est l’alliance des ayatollahs et des dealers qui se déchiffre dans le seul message sans paroles, mais clair, envoyé par les casseurs : « la police, l’école, les pompiers, les bus, les médecins, les crèches, les hôpitaux, les magasins16, les entreprises, on n’en veut pas ; on veut être chez nous, laissez-nous trafiquer, opprimer, terroriser comme bon nous semble et tenez-vous à l’écart, n’entrez pas »17.

Notes

1– Je ne me sens pas autorisée à commenter l’occasion qui a déclenché les violences de ces derniers jours : personne ne peut rester indifférent à la mort d’un jeune homme lors d’un contrôle de police, fût-il un délinquant ; personne n’a le droit de décider, avant enquête et surtout jugement, que le policier auteur du coup de feu mortel s’est conduit délibérément en meurtrier. Le président de la République, en déclarant immédiatement ce geste « inexcusable » (« «Nous avons un adolescent qui a été tué, c’est inexplicable, inexcusable.» 28 juin, Marseille), s’est permis de piétiner la distinction des pouvoirs.

2– On se contentera de citer l’attaque du domicile du maire de l’Haÿ les Roses à la voiture-bélier enflammée dans la nuit du 1er au 2 juillet https://www.lefigaro.fr/politique/emeutes-apres-la-mort-de-nahel-le-domicile-du-maire-de-l-hay-les-roses-vise-par-une-voiture-en-feu-sa-femme-hospitalisee-20230702 , et les appels au meurtre entendus à Sannois le 29 juin – voir un bref sommaire sur BFM TV https://www.dailymotion.com/video/x8m802o

3– David Lisnard, président de l’AMF (Association des maires de France) faisait remarquer le 3 juillet sur Europe 1, à propos des politiques de la ville, que « les violences ont été presque proportionnelles à l’argent injecté » https://www.europe1.fr/emissions/L-interview-de-7h40/attaque-chez-le-maire-de-lhay-les-roses-on-ne-peut-pas-baisser-les-bras-confie-david-lisnard-4192133 . Sur un autre plan, on lira avec intérêt l’article d’Olivier Galland dans Télos (1er juillet) « Les ingrédients des émeutes de 2005 sont toujours là » https://www.telos-eu.com/fr/les-ingredients-des-emeutes-de-2005-sont-toujours-.html

4– Voir l’analyse de Iannis Roder « Nous payons aujourd’hui une absence générale d’autorité » https://www.lexpress.fr/societe/education/iannis-roder-nous-payons-aujourdhui-une-absence-generale-dautorite-STHKV573IVFG5GD2QEGS2ZWPKQ/

5– L’armée a été replacée dans le champ de vision par la guerre en Ukraine.

6– Toujours accessible en ligne sur le blog d’archives Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-1254249.html publié aussi dans Marianne n° 448 du 19 nov. 2005, p. 30-31.

7– [2023] Voir infra note 10.

8– [Note de 2005] Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Paris, Seuil, 1983.
– [Ajout de 2023] Je prenais mes distances avec le mot « racaille », utilisé notoirement par Nicolas Sarkozy, et pensant, comme je le dis dans le texte, qu’il amalgame grossièrement l’ensemble des résidents des banlieues, réalisant ainsi une coalition qu’il importe de briser – il faudrait donc réserver le terme de « racaille » à ceux que j’appelle ici « casseurs ». On doit toujours avoir à l’esprit que nombre de ces résidents, notamment des jeunes élèves, travaillent, respectent les lois, mais ne peuvent le faire sans contradiction et sans subir le poids très violent du communautarisme ; comme le dit Iannis Roder (voir texte cité note 4) « Beaucoup font des études, trouvent un travail mais finissent aussi par quitter ces quartiers. Notamment ceux qui ont grandi dans des cités qui sont des lieux où une contre-société, avec parfois une d’économie parallèle, a fini par s’installer, sans parler des normes religieuses et culturelles qui pèsent essentiellement sur les filles. S’ils veulent sortir de ce fonctionnement un peu tribal et s’émanciper, il leur faut partir. C’est ce qu’ont fait beaucoup de mes anciens élèves. Ceux qui restent se maintiennent, parfois malgré eux, dans ce fonctionnement très sclérosé et fermé. » .

9– [2023] J’ajoute : tentatives de meurtre et d’assassinat, pillages.

10– [2023] Ceci n’est plus vrai. 1° Les casseurs s’exposent de manière très voyante sans crainte d’être identifiés, avec la quasi-certitude de ne pas être punis  – beaucoup d’entre eux sont mineurs, et la plupart agissent manifestement en émulation, par rivalité avec d’autres casseurs, c’est à qui sera le plus violent, le plus ostensible. 2° Le centre des villes non seulement n’est pas épargné mais est devenu un objectif, notamment dans les actes de pillage : autant de fonds d’écran prestigieux qui s’affichent sur les réseaux sociaux.

11– [2023] Phrase bien rassurante – le mythe du repli – qu’il faudrait récrire : il n’est pas un point du territoire national qui soit aujourd’hui hors d’atteinte par sa nature, à moins d’être lui-même contrôlé par une bande plus puissante capable d’en imposer aux casseurs brouillons, mais qui adopterait, en fait, le même fonctionnement.

12– [2023] Les femmes ne répugnent pas à participer activement aux pillages. Elles sont toujours extrêmement minoritaires dans les attaques violentes ayant pour but des destructions lourdes et employant des armes. Les agents de ces attaques semblent plutôt fonctionner à l’adrénaline et faire appel au code de l’honneur d’une « masculinité toxique » – étrangement, les néoféministes intersectionnelles semblent ne pas s’en rendre compte…

13– [2023] On pouvait peut-être encore y souscrire en 2005. Est-ce le cas en 2023 ? Voir la note 3.

14– [2023] Il a été mis délibérément en panne notamment par une politique de destruction de l’école publique et par un discours culpabilisateur qui s’acharne à répandre la détestation de la France. C’était déjà le cas en 2005.

15– [2023] Là encore, le discours victimaire d’intimidation séparatiste a fait des « progrès » depuis 2005, mesurables notamment par l’extension du port du voile.

16 – [2023] Le commerce en tant qu’affichage de l’ascension sociale et que marqueur d’intégration. Mais les magasins à piller sont tout de même bons à prendre… tant qu’ils sont approvisionnés.

17– [2023] Peut-on raisonner encore en termes de « zones » qui seraient relativement étanches ? Je pensais en 2005 que ce morcellement était un des derniers degrés de l’effondrement de la cité. On voit aujourd’hui que cela peut aller plus bas encore. Les casseurs ne disent pas « n’entrez pas », mais « nous entrons là où vous avez encore l’illusion de vous croire chez vous : tout est à nous ». Cf supra note 11.

École : les projets alarmants du Conseil supérieur des programmes

Le Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale s’appuyant sur la loi de programmation et d’orientation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013, a rendu public le 3 mars 2023 un avis alarmant, avec des propositions qui concernent le recrutement et la formation des professeurs des premier et second degrés. Cet avis engage la nature et le contenu des épreuves de recrutement ainsi que les objectifs de ce que doit être la formation initiale et continue des professeurs en 2023. À travers la question du recrutement, c’est la conception de l’école qui continue à être mise à mal, soumise qu’elle est à des considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République.

[Mezetulle remercie le site Unité laïque, où l’article de Valérie Soria a été publié le 20 mars 2023, pour son aimable autorisation de reprise.]

Ce qui apparaît saillant dans ces avis et propositions est l’articulation des parcours de formation et des concours. La conclusion de ce rapport est éloquente : « Le Conseil supérieur des programmes a souhaité insister sur la priorité à donner à la logique des parcours de formation sur celle des modalités de recrutement : les concours, ou autres modalités de recrutement, ne sont sans doute plus des finalités en soi ». S’appuyant sur le manque d’attractivité du métier et sur la lecture des rapports de jurys de concours qui relèvent que le niveau des candidats n’est pas aussi élevé qu’attendu, s’appuyant également sur la nécessité de renouveler 31% de l’effectif du corps enseignant, soit 328 000 postes, entre 2019 et 2030, il s’agit de réfléchir sur la formation des professeurs et sur les concours. L’agrégation est laissée de côté pour le moment, son « évolution mérite une réflexion spécifique », ce qui assurément a de quoi inquiéter.

Les rédacteurs abordent le modèle français de l’École républicaine au prisme d’autres modèles à l’International et en Europe.  Ce tour d’horizon met l’accent sur la question de l’équilibre entre la formation disciplinaire et la dimension professionnelle du métier. La formation et les concours sont en ligne de mire ; sont pointés l’acquisition des savoirs disciplinaires en France par rapport à d’autres pays qui intègrent dans les parcours de formation des éléments relevant des sciences humaines (psychologie, anthropologie) et aussi des items plus didactiques. Il s’agit de professionnaliser  et de mettre en avant des compétences, parmi lesquelles « l’emploi raisonné du numérique », «  s’imposer comme référent intellectuel et social », être «  un révélateur de talents », la liste n’étant pas exhaustive.

Plusieurs scénarios sont proposés : huit pour le premier degré, sept pour le second degré. Ces scénarios peuvent être augmentés et transformés par les « briques constitutives » de chacun d’entre eux. En quelque sorte, une école conçue comme un Lego. Il s’agit, dit la conclusion,  de « mettre l’accent sur des parcours de formation de cinq ans validés par un master, aussi bien pour le premier que pour le second degré, et autant que possible financièrement sécurisés […] au moins à partir du M1 et quelquefois dès la licence. »

Que faut-il retenir de ce jeu de construction prospectif ?

  • L’inversion du rapport qui articule les concours et les parcours de formation. Ce sont ces parcours qui priment.

  •  Si les contenus disciplinaires sont bien pris en compte dans ce rapport, une responsabilité écrasante est donnée, dans les scénarios les plus radicaux, aux formateurs et aux recruteurs : universités, Inspé, chefs d’établissement, inspecteurs généraux et territoriaux, enseignants référents. Certains scénarios font disparaître purement et simplement les épreuves écrites des concours de recrutement pour les remplacer par une liste d’aptitude. C’est encore la logique du primat de la formation qui vaut ; elle enterre les concours qui n’attirent plus suffisamment de candidats et qui traduisent « la baisse avérée du niveau disciplinaire des candidats », selon les rédacteurs.

  • Un recrutement local, dans les scénarios les plus radicaux, qui se base sur les besoins particuliers de chaque bassin de formation. Cela revient à aligner le second degré sur le premier degré et risquer de développer des inégalités territoriales et sociologiques.

  • La mise en cause, à terme, du statut de fonctionnaire de l’État. Si les rédacteurs insistent pour dire que ce statut est pérenne, comment l’articuler à la « multiplicité des modalités de recrutement » que lesdits rédacteurs présentent en allant crescendo dans la radicalité et la déconstruction de ce statut ?

Il faut appeler avec la plus grande gravité au respect de l’École républicaine et de ses professeurs, dans l’intérêt des élèves qui seront les citoyens de demain et auxquels nous devons un enseignement de qualité, un enseignement qui garantit l’égalité de tous, dans tous les territoires de la République, un enseignement de l’excellence et non pas un enseignement  au rabais soumis à des contraintes de souplesse budgétaire pour pallier la misère de notre École qui n’attire plus les meilleurs de ses serviteurs et qui peine à assurer sa mission de service public.

Rappelons que les seuls leviers pour relever l’École sont la revalorisation des rémunérations des enseignants qui favoriseront l’attractivité du métier, le renforcement des contenus disciplinaires dans la formation des maîtres et la pérennité des concours de recrutement pour tous les degrés. L’École mérite mieux qu’un jeu de Mécano au service de considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République et nous oblige.

[L’avis du CSP est téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-superieur-des-programmes-41570  et sur le site d’Unité laïque Télécharger le rapport .

On lira aussi avec profit l’analyse de Vincent Lemaître sur le site Ufal-Infos https://www.ufal.org/ecole/rapport-du-csp-propositions-pour-en-finir-definitivement-avec-lecole-publique/.]

« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

La laïcité dans tous ses états

Commentaire de l’émission « Répliques » du 12 novembre 22

À peine terminais-je d’écouter le « podcast » de l’émission Répliques (La laïcité : état des lieux) du 12 novembre 2022, où Alain Finkielkraut avait invité Iannis Roder et Jean-Fabien Spitz1, à peine me disais-je que la pseudo-argumentation de Jean-Fabien Spitz méritait quelques commentaires bien sentis que, relevant mes messages, je trouve cet article envoyé par André Perrin ! Fidèle au style caustique et précis dont il nous a déjà régalés dans plusieurs livres2 – mentionnons le tout récent Postures médiatiques (L’Artilleur, 2022) – l’auteur y reprend, en les démontant, les sophismes et inexactitudes que Jean-Fabien Spitz a égrenés tout au long de l’émission.

Le samedi 12 novembre 2022, l’émission Répliques, sur France Culture, avait pour titre La laïcité : état des lieux. Alain Finkielkraut y avait invité Iannis Roder, professeur d’histoire en réseau d’éducation prioritaire, à Saint-Denis, depuis 23 ans, et Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique. Des interventions de Iannis Roder, on ne dira rien ici, sinon qu’elles furent de part en part lumineuses, justes et vraies. De celles de son interlocuteur, la suite permettra de juger. Celui-ci dénonce « l’intégrisme républicain » de ceux qui prétendent interdire le port d’un vêtement : en France comme en Iran, on doit pouvoir être libre de porter le voile ou de ne le porter pas. Iannis Roder répond alors (7’13’’) que « L’interdiction du port du voile n’existe que dans le cadre de l’école et dans le cadre du fonctionnariat ». Spitz lui lance alors avec superbe : « Les élèves ne sont pas des fonctionnaires, Monsieur ! ». Ce à quoi Iannis Roder répond sobrement : « J’ai dit et ».

Ce qu’avait dit Iannis Roder était parfaitement exact. Le port du voile, en France, n’est proscrit que dans deux cas : aux élèves, dans les établissements de l’enseignement public, écoles, collèges et lycées, où ils sont presque tous mineurs et aux fonctionnaires, dans les espaces relevant de l’autorité de l’État. Cependant son interlocuteur, bien que philosophe de profession, préfère lui attribuer mensongèrement une sottise qu’il est évidemment plus facile de réfuter qu’une vérité de fait.

Un peu plus loin, (7’45’’) Iannis Roder fait valoir que la loi de 2004, dans la mesure où elle permettait de soustraire certaines jeunes filles aux pressions qu’elles subissaient, était une loi protectrice. Réponse de Jean-Fabien Spitz, qui se veut sarcastique : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur ».

Ainsi donc, M. Spitz découvre seulement aujourd’hui qu’entre le fort et le faible, c’est parfois la liberté qui opprime et la loi qui libère. Jusque-là, il croyait probablement que la vraie liberté était celle du renard libre dans le poulailler libre. Sur les rapports de la liberté et de la loi, il n’a, tout au long de sa carrière, rien appris ni de Spinoza, ni de Locke, ni de Rousseau, ni de Kant. Jusque-là il savait, et sans doute du haut de sa chaire enseignait, que toute loi est scélérate, qui exerce quelque contrainte sur la liberté des uns ou des autres, en interdisant par exemple le travail des enfants, en imposant aux employeurs de verser un salaire minimum aux salariés, ou en obligeant les citoyens à payer des impôts. Comme si le chemin de la liberté passait par la contrainte !

Alain Finkielkraut ayant alors évoqué La Boétie et la servitude volontaire (7’54’’), M. Spitz répond : « La servitude volontaire est omniprésente dans cette société. On pourrait la repérer à la façon dont les gens sont asservis à des marques commerciales, par exemple, y compris à l’intérieur de l’école […] Il y a de multiples formes d’emprise dans cette société, pas seulement celle que la loi dénonce ». M. Spitz ignore manifestement, ou il feint d’ignorer, qu’à l’intérieur de l’école, les chefs d’établissements sont amenés à interdire d’autres tenues que le voile, des tenues que justement les modes ou les codes de la société extérieure tendent à imposer aux élèves, les « crop-tops » par exemple, interdictions qui soulevaient l’indignation d’une autre grande philosophe libérale, Géraldine Mosna-Savoye, le 15 septembre 2020, sur les ondes de France Culture : « c’est précisément ce qui se joue aujourd’hui avec le corps des femmes, et tous les corps d’ailleurs : ce que l’on peut en montrer ou pas ne devrait, je crois, rien à voir (sic) avec la convenance à un ordre moral extérieur quel qu’il soit, dont le bienfondé restera toujours à démontrer ». Sur les rapports de la liberté et de la loi, Jean-Fabien Spitz est éloigné des conceptions de Spinoza, de Locke, de Kant et de Rousseau, mais il est proche de la pensée de Géraldine Mosna-Savoye. Les grands esprits se rencontrent.

Il est ensuite question de la circulaire que le ministre de l’Éducation nationale a adressée aux recteurs sur la multiplication dans les établissements scolaires des tenues manifestant une appartenance religieuse, comme les Abayas et les Qamis. La réplique de M. Spitz ne se fait pas attendre. Au moment du vote de la loi de 1905, dit-il, Aristide Briand s’est opposé à ce que, comme certains le proposaient, le port de la soutane fût interdit dans l’espace public. Notre philosophe se rend ici coupable du sophisme appelé ignoratio elenchi : la circulaire de Pap Ndiaye ne vise pas à interdire le port de l’Abaya dans l’espace public, mais dans la seule enceinte de l’école tandis que les anticléricaux de 1905 ne prétendaient pas proscrire le port de la soutane dans les lycées et collèges, ce à quoi peu d’élèves auraient pensé vraisemblablement, mais dans la totalité de l’espace public. Le même sophisme sera réitéré un peu plus tard, à 14’37’’, Jean-Fabien Spitz déclarera : « Dans les années cinquante, 25 à 30% des gens étaient communistes. On pouvait se promener dans la rue avec un insigne, la faucille et le marteau. Fallait-il l’interdire ? ». Signalons à notre philosophe qu’on a toujours le droit d’arborer cet insigne dans la rue, et même d’y manifester en portant un drapeau rouge et en chantant L’Internationale. Avec un peu de bon sens, on pourrait comprendre que ce qui est parfaitement légitime dans la rue ne l’est pas forcément dans une salle de classe. Cependant Spitz poursuit à 12’11’’ :

« Je voudrais ajouter quelque chose, c’est que maintenant la loi est interprétée. C’est-à-dire, c’étaient des signes religieux ostensibles, maintenant ce sont des signes religieux ostentatoires – ce n’est pas tout à fait la même chose – ensuite ce sont des signes religieux par destination. Qu’est-ce qu’un signe religieux par destination ? C’est un signe qu’on interprète comme religieux à partir d’autres comportements de l’élève. C’est une chasse à l’homme, ou plutôt, une chasse à la femme ».

Ici, M. Spitz étale son ignorance juridique. La notion de destination est courante en droit, non seulement en droit civil, comme en témoigne la notion d’« immeuble par destination », mais aussi en droit pénal, comme l’atteste la notion d’ « arme par destination ». Si vous revenez de la quincaillerie avec des fourchettes et des couteaux de cuisine dans votre sac à provisions, vous ne contrevenez à aucune loi ; mais si vous vous rendez à une manifestation avec, dans votre poche, les mêmes couteaux ou les mêmes fourchettes, vous êtes passible du tribunal correctionnel aux termes de l’article 132-75 du code pénal. C’est le contexte et le comportement du sujet qui guident l’interprétation. Rien de nouveau là-dedans, par conséquent, et pas plus de chasse à l’homme que de chasse à la femme de la part des magistrats qui interprètent la loi.

Oui, il est important d’interpréter, comme la suite va le montrer. Pour étayer l’affirmation selon laquelle « on a le droit de manifester ses opinions dans une République », Spitz invoque la loi fondamentale : « Et la Constitution même dit que la République respecte toutes les croyances ». Il est beau de citer l’article 1er de la Constitution, mais il est vain de le faire si on ne prend pas la peine d’expliquer en quel sens la République respecte toutes les croyances3. Dès lors que toutes les croyances sont mises à égalité sous le rapport du respect qui leur est dû, il est clair que ce n’est pas le contenu de ces croyances qui peut faire l’objet de ce respect. La République reconnaît à tous les individus le droit de croire ce qu’ils veulent, même des sottises, et de le dire, mais cela ne signifie pas qu’elle proclame un respect égal dû à la vérité et à l’erreur. C’est la raison pour laquelle le droit de dire des sottises, ou le devoir de respecter celles-ci, n’est pas le même dans la rue et dans l’école. Les élèves ont le droit de croire que la terre est creuse et que le capitaine Dreyfus était coupable, mais les professeurs de physique et d’histoire n’ont ni le devoir de respecter ces croyances dans leur contenu, ni le droit de les professer eux-mêmes. De surcroit, dire que la République respecte toutes les croyances ne nous dit rien de la traduction juridique de ce respect. De ce que certains croient que la femme doit être soumise à l’homme, ou que le voile protège sa pudeur des regards lubriques des mâles, et de ce que la République respecte ces croyances, on pourrait déduire que le voile peut être porté à l’école ? Soit. Mais de ce que certains croient à la théorie du « ruissellement », d’autres à la théorie du « grand remplacement », et de ce que la République respecte ces croyances, puisqu’elle les respecte toutes, quelles conséquences juridiques doit-elle alors en tirer ?

Alain Finkielkraut ayant cité une phrase de Péguy, Spitz en fait le commentaire suivant : « Lorsque Péguy écrit que l’instituteur doit être le représentant de l’humanité, je crois comprendre que l’humanité inclut […] des penseurs religieux. L’islam nous a transmis un certain nombre d’objets culturels très importants, on ne peut pas le nier. Pourquoi exclure ce qui fait partie de la culture humaine ? ». Où M. Spitz a-t-il vu que l’islam était exclu de l’école ? Le réduit-il au port du voile par les femmes ? Ignore-t-il que les programmes d’histoire font toute sa place à la civilisation musulmane ? Ignore-t-il qu’Avicenne et Averroès figurent dans la liste des auteurs au programme de philosophie et que la proscription du voile en classe n’interdit pas davantage leur étude que celle de la Kippa n’empêche l’étude de Maïmonide et de Levinas, ou que celle de la croix chrétienne ne s’oppose à ce que l’on y explique saint Augustin, Pascal et Ricœur ?

La discussion s’engage ensuite sur les causes de la montée en puissance de l’intégrisme islamique. À 27’54’’, Jean-Fabien Spitz intervient : « Le phénomène de la prégnance de ce que vous, vous appelez l’intégrisme islamiste, dont je ne nie absolument pas l’existence, parmi certains milieux musulmans en Europe, pas seulement en France, bien sûr, par exemple a son pendant dans un pays que je connais bien qui est le Brésil où les sectes évangéliques ont gagné une influence extrême parmi les populations des favelas. Ces idéologies extrémistes, parce que là il s’agit d’un intégrisme religieux, peuvent être encore plus dangereuses que l’islamisme, d’une certaine façon ». Spitz nous dit que l’intégrisme évangélique peut être encore plus dangereux que l’islamisme d’une certaine façon, mais il ne nous dit pas de quelle façon. Ces évangélistes ont-ils égorgé des prêtres catholiques en plein office, comme le Père Hamel à Saint-Etienne du Rouvray ? Ont-ils décimé la rédaction d’un hebdomadaire anticlérical ? Se sont-ils livrés à des tueries de masse dans une salle de concert de Copacabana ou au stade Maracanã ? Dans quel État du Brésil font-ils régner une terreur comparable à celle des Talibans en Afghanistan ? Ou à celle de Daech en Syrie ? Ou à celle de Boko Haram au Nigeria ? Quel État du Brésil a connu de leur fait ce que l’Algérie a vécu de 1991 à 2002 ? M. Spitz ne nous le dit pas. Il est regrettable qu’un professeur de philosophie se préoccupe si peu d’administrer la preuve de ce qu’il avance.

Alain Finkielkraut interroge ensuite Jean-Fabien Spitz sur les « lois scélérates » qu’il dénonce dans le livre qu’il vient de publier. Celui-ci lui répond (32’57’’) que ce sont des lois qui restreignent les libertés publiques et il en donne l’exemple suivant :

« On en a un exemple à Poitiers récemment où des associations qui ont à leur programme un enseignement sur la désobéissance civile ont été privées, ou sont menacées d’être privées, de leurs subventions parce qu’elles mettent ceci à leur programme alors que la désobéissance civile fait partie de la charte européenne des droits de l’homme. C’est quelque chose qui est reconnu comme un droit, la désobéissance civile, lorsque qu’on pense qu’une loi est une loi qui est une loi porteuse d’oppression ».

M. Spitz a-t-il pris la peine de lire le texte qu’il cite ? Aucun des 54 articles de la charte des droits fondamentaux de l’union européenne ne consacre un droit à la désobéissance civile, ni n’en fait la moindre mention. Si M. Spitz interprète de cette manière l’article 10-2 de ladite charte, il étale, une fois encore, son incompétence juridique, et doublement. Cet article dispose en effet que « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». D’une part, il y est question de l’objection de conscience et non de la désobéissance civile, ce qui n’est pas du tout la même chose. Comme en témoigne aussi bien la jurisprudence de la commission européenne des droits de l’homme que celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’objection de conscience concerne essentiellement le refus d’accomplir le service militaire dans les pays où il est obligatoire. Dans des débats récents, elle a également concerné le droit des médecins à refuser de pratiquer l’avortement, mais jamais elle n’a concerné la désobéissance civile au sens où celle-ci serait un droit de désobéir à une loi lorsqu’on pense qu’elle est « porteuse d’oppression ». D’autre part, l’article 10-2 subordonne ce droit au principe de subsidiarité : il n’est reconnu que dans les limites des « lois nationales qui en régissent l’exercice ». Quelle loi française reconnaît un tel droit de désobéir aux citoyens ? M. Spitz ignore également que même un auteur aussi favorable à la désobéissance civile qu’Albert Ogien reconnaît que sa légalisation est impossible, qu’elle ne peut pas « être un droit reconnu »4. Mais supposons un instant que M. Spitz ait raison. Supposons qu’une loi européenne, primant sur les lois françaises, fasse obligation à notre république de subventionner des associations qui préconisent la désobéissance aux lois de la République. Le propre d’une règle de droit, ce qui la distingue par exemple d’une règle morale, c’est d’être coercitive, c’est-à-dire assortie d’une contrainte. C’est donc contrainte et forcée par la loi européenne que la République française devrait assurer la liberté que M. Spitz revendique, celle de désobéir aux lois qui lui paraissent mauvaises. Ne s’exposerait-il pas alors aux sarcasmes d’un philosophe qui lui dirait : « Comment, comment ? J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur » ?

Jean-Fabien Spitz ayant, tout au long de l’émission, manifesté son hostilité à l’enseignement privé, on aurait pu penser que ce républicain libéral, puisque c’est ainsi qu’il se définit, avait une dent contre le « privé ». Il n’en est rien, comme une dernière séquence permettra de s’en assurer. Iannis Roder s’étonne de ce qu’il ait dit : « Je ne comprends pas que l’on pénalise des médecins qui feraient des certificats de virginité »5. Cela ne revient-il pas à faire de la femme une marchandise qui doit être pure pour être consommée ? Réponse de Spitz : « C’est une affaire privée ! C’est une affaire privée ! ». Et de prendre une comparaison : si une femme n’accepte de m’épouser que si je lui prouve, certificat de fertilité à l’appui, que je pourrai lui faire des enfants, c’est une affaire privée ! C’est une affaire privée !

La fin éclaire le début. C’est le même libéralisme qui fonde le droit des jeunes filles musulmanes d’arborer à l’école un signe de sujétion et celui des hommes de leur réclamer un certificat médical de virginité. On aura compris que pour ne pas être intégriste, le républicanisme ne doit pas seulement être libéral, mais ultralibéral.

Notes

1 – Enregistrement intégral à écouter sur le site de France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/repliques-du-samedi-12-novembre-2022-5866040 . Emission à l’occasion de la publication par Iannis Roder de La jeunesse française, l’école et la République (L’Observatoire) et par Jean-Fabien Spitz de La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique (Gallimard).

2Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (L’Artilleur, 2016) ; Journal d’un indigné. Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (L’Artilleur, 2019 ; recension sur Mezetulle) et, chez le même éditeur, Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire, 2022. André Perrin a également publié de nombreux articles sur Mezetulle.

3 – Voir sur ce point Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe » Mezetulle 16 septembre 2017.

4 – Albert Ogien « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? » Droit et société 2015/3 N°91 p.592

5 – Sur cette question, voir Catherine Kintzler « Cachez cette virginité que je ne saurais voir » Marianne 2 juin 2008 et Mezetulle 8 juin 2008.

« Condorcet, l’instruction publique… » de CK, 4e édition

J’ai le plaisir d’annoncer la quatrième édition de mon
Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, éditions Minerve. Texte revu et corrigé.

Rappel des éditions précédentes :

  • 1984 Le Sycomore,
  • 1987 Folio-Essais,
  • 2015 Minerve.

Parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique, Condorcet construit le concept de l’école républicaine. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain est exposé à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement ; il ne peut être vraiment libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie.
Il appartient à la puissance publique d’organiser une telle rencontre afin que chacun soit capable de se soustraire à l’autorité d’autrui et de s’engager sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.
Lire Condorcet, c’est reprendre possession d’une théorie de l’école profondément ancrée dans une philosophie de la liberté. La puissance de la pensée classique est d’une grande actualité : elle permet de mesurer combien les « réformateurs », depuis des décennies, se sont acharnés à éloigner l’école d’une telle hauteur de vue.

 

Le libéralisme est-il la cause de la mort de l’école ?

Jean-Michel Muglioni n’a pas manqué dans de nombreux propos publiés sur Mezetulle1 de s’en prendre à ce qu’on appelle le libéralisme. Après avoir lu l’article de Christophe Kamysz2, il revient sur ce sujet et, plus précisément, demande ici si la réussite du libéralisme dans ce qu’il a de plus contestable ne s’expliquerait pas d’abord par la disparition de l’esprit républicain. La fin politique de l’école – faire de l’homme un citoyen – résulte de l’instruction : il suffit que l’école soit elle-même pour être républicaine et laïque.

Christophe Kamysz a raison : « la finalité de l’école républicaine […] n’est pas économique mais politique. » Elle n’est pas de former ou plutôt de transformer les hommes pour en faire les rouages d’une société civile, c’est-à-dire marchande, mais de les élever à la citoyenneté. Notons-le, cette idée de l’école est paradoxale : la fin politique de cette école n’est pas ce que vise directement l’enseignement, ce n’est pas un objet d’enseignement. L’enseignement laïque est résolument libre, il ne demande pas de croire, contrairement à l’enseignement religieux, il est le contraire de toutes les formes d’endoctrinement dictatoriales ou totalitaires. La fin politique de l’école, faire de l’homme un citoyen, résulte par surcroît de l’instruction, comme le bonheur couronne la vertu selon Aristote. Par l’instruction, si du moins c’est une véritable instruction, l’élève devient un homme libre, c’est-à-dire capable de juger, et donc capable d’exercer sa citoyenneté. Il suffit que l’école soit l’école pour être républicaine et laïque. Éprouver le besoin, comme aujourd’hui, de faire de la laïcité l’objet d’un enseignement spécial signifie qu’il n’y a plus d’école.

Condorcet pouvait penser qu’un enseignement élémentaire suffit à préparer chacun à la liberté, parce que, élémentaire, il ne propose que ce que chacun peut comprendre : il permet à chacun de s’élever par degré du plus simple au plus complexe, sans qu’il soit nécessaire que tous s’élèvent au plus haut. S’il fallait que tous les hommes deviennent des savants pour être citoyens, la souveraineté du peuple n’aurait aucun sens. Il suffit que chacun apprenne à distinguer ce qu’il sait et ce qu’il ne fait que croire – et cela aussi bien dans le domaine scientifique où nous ne connaissons réellement pas grand-chose mais disposons de multiples savoirs « à crédit » : d’« informations » que nous prenons pour des savoirs quand en réalité nous n’y comprenons rien, étant incapables d’en rendre raison. Je donne toujours cet exemple : qui, même parfois après de longues études, est capable de dire pour quelles raisons il faut admettre que la Terre tourne autour du Soleil ?

Si l’école ne remplit pas aujourd’hui sa fonction qui est d’instruire, si elle est devenue prisonnière de l’économie, de la société – on se rappellera que l’ouverture de l’école sur la société est un thème récurrent des réformes tentées par tous les partis depuis les années soixante du siècle dernier –, est-ce d’abord pour des raisons économiques et parce qu’on aurait eu le dessein de faire des esclaves, comme autrefois des soldats pour reprendre l’Alsace et la Lorraine ? Tel est bien le dessein de l’OCDE et de nos gouvernements successifs. Ce dessein, qu’on peut appeler libéral en effet, est fondé sur l’obnubilation de l’économie, qui caractérise aussi les socialismes. Mais suffit-il à expliquer la renonciation générale à l’instruction ? La mort de l’école ne vient-elle pas d’abord de ceci que l’idée même du savoir a été oubliée, et oubliée des savants eux-mêmes ? La régression dont parle à juste titre Christophe Kamysz vient-elle d’abord de la société et de la pression des intérêts économiques ou de la faillite des esprits, de ce que Benda appelait la trahison des clercs – parmi lesquels les philosophes ont peut-être eu un rôle déterminant ?

La réussite admirable des sciences et des techniques qu’elles ont permis de mettre en œuvre – sans lesquelles par exemple j’aurais quitté ce monde depuis longtemps – cette réussite a fait prévaloir l’efficacité sur l’exigence d’intelligibilité. De là cette l’idée que ce qui y est « scientifique » est ce qui marche et non ce qui aurait en soi-même une intelligibilité. De même l’impossibilité où chacun se trouve de maîtriser toutes les sciences a fini par faire prendre une information pour une vérité scientifique, d’autant plus qu’il nous arrive chaque jour de faire usage de ces connaissances par ouï-dire de manière efficace et que notre réussite nous fait oublier qu’en réalité nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Quand on voit des manuels de science imposés aux élèves asséner des « vérités » sans jamais en rendre raison, on comprend que croire un livre sacré ne paraisse pas déraisonnable.

De là, donc, la disparition de la laïcité, de là la pression des croyances religieuses ou non sur l’école. Car la laïcité, c’est d’abord l’idée d’une école fondée sur la clarté du savoir, et non sur l’endoctrinement idéologique ou religieux. La séparation des Églises et de l’État signifie que le politique n’est plus soumis aux Églises, ce qui suppose une instruction publique qui libère les futurs citoyens de leurs pressions. Si aujourd’hui il arrive que de jeunes esprits s’opposent à la République au nom de la religion musulmane, il ne faut pas d’abord s’en prendre à l’islam ni même aux islamistes : c’est qu’il n’y a plus d’école. Il ne faut pas davantage s’en prendre au libéralisme – au libéralisme économique et au marché – si à l’intérieur même de l’école le souci de l’élémentaire a été oublié. Et peut-être l’absence assez générale d’esprit républicain explique-t-elle aussi autant ou plus que le libéralisme économique la remise en cause de l’idée même de service public en général. À quoi bon, en effet, des services publics s’il n’y a pas des citoyens mais des consommateurs ?

Notes

1 – Voir la table des articles par auteurs https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ , et aussi celle du site d’archives http://www.mezetulle.net/article-16750257.html

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.

« Le Bêtisier du laïco-sceptique »

Vient de paraître Le Bêtisier du laïco-sceptique (éditions Minerve, 2021) textes de Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay, Jean-Pierre Sakoun, avec des dessins de Xavier Gorce. Un petit livre réjouissant, alerte, « manuel de survie en temps de polémique » qui armera intellectuellement et ré-armera moralement les militants laïques et plus largement tous ceux qui ont à cœur de perpétuer, soutenir et développer l’esprit républicain.

Les quatre auteurs (Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay et Jean-Pierre Sakoun), l’ont concocté comme un petit feu d’artifice. Il aborde, en sept chapitres et 46 réponses courtes et teintées d’humour, les questions et les idées reçues au sujet de la laïcité, qui est alors remise au centre des institutions républicaines.

Sont traités et éclairés non seulement les inepties habituelles (« la laïcité française est liberticide », « c’est un concept poussiéreux qui n’est plus adapté aux sociétés modernes où coexistent différentes cultures », « catéchisme d’État », etc.), non seulement les dénis et diversions (« L’important, c’est la lutte contre le terrorisme », « la laïcité n’est pas menacée »…) mais aussi des sujets de fond (« la laïcité concerne l’État, pas la société », « la laïcité, c’est la neutralité de l’État »..).

Les pingouins du dessinateur de presse Xavier Gorce, avec leurs apostrophes et dialogues hyperlogiques et féroces, n’ont rien d’une illustration redondante  : ils sont en eux-mêmes des condensés de questions qui alimentent la pensée en déclenchant le rire.

On sort de ce livre rasséréné et heureux de vivre en France.

À la suite du bêtisier, une brève bibliographie et des annexes présentent les textes essentiels qui fondent la laïcité, notamment (Annexe 2, p. 134-135) un « ancêtre visionnaire » : le décret du 21 février 1795 qui dit déjà que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

Le Bêtisier du laïco-sceptique, Paris : Minerve, 2021.

« Pour une République laïque et sociale » de Charles Coutel (lu par P. Foussier)

Dans son dernier livre, Pour une République laïque et sociale (Paris, L’Harmattan, 2021), Charles Coutel propose de ressourcer la cause républicaine à l’aune des grands penseurs des Lumières. C’est en puisant dans ces héritages que les républicains humanistes pourront tracer des perspectives à la hauteur des défis considérables qui nous assaillent.

Aux sources du combat républicain

Ce livre est dédié à la mémoire de Samuel Paty, « professeur mort pour la République ». S’il en était besoin, les faits nous rappellent que l’histoire est tragique et que la séquence que nous traversons depuis une dizaine d’années l’est singulièrement. Aujourd’hui, affirmer l’idéal républicain et laïque peut conduire des fanatiques à nous en empêcher par l’élimination physique. « Notre représentation de l’humanisme républicain ressemble à une statue abandonnée, depuis longtemps, au fond de l’océan de notre négligence oublieuse », constate Charles Coutel.

« Comme elle, il peut devenir méconnaissable : les traits du visage s’estompent, les mots pour en parler deviennent flous, les symboles qui l’entourent se perdent ; on oublie la sculpture initiale, le long travail des sculpteurs et l’emplacement de l’atelier. Tout se passe comme s’il fallait de grandes épreuves telles que celles que nous vivons pour en prendre conscience et célébrer l’esprit humaniste qui sut construire notre République et nous apprendre à chérir notre Nation ».

On se lamente souvent de voir les ennemis de l’humanisme et les anti-républicains relever la tête avec autant d’assurance et engranger les victoires les unes après les autres. On s’interroge moins volontiers sur les raisons de leurs succès, qui tiennent largement à nos propres faiblesses ou renoncements. Pour cette raison notamment, le livre de Charles Coutel nous permettra de nous réarmer pour substituer à la posture défensive à laquelle nos ennemis nous ont acculés la claire conscience du nécessaire combat républicain. Lequel ne connaît jamais de trêve, comme nous l’ont enseigné nos anciens. Comme le souligne Gérard Delfau, qui accueille ce livre dans sa belle et fort utile collection « Débats laïques », l’auteur traite le sujet en philosophe, se servant « uniquement de concepts et de l’argumentation pour exposer ses idées en la matière […] sans recourir à la sociologie ou à l’histoire, sans rapporter des anecdotes […]. Il s’extrait de la mêlée. Il prend les choses de plus haut ».

Reconquête de la culture humaniste

Ce n’est évidemment pas un hasard si nous avons de nouveau à puiser dans le legs des Lumières pour trouver les forces nécessaires au réarmement républicain. Car c’est cet héritage-là qui est frontalement contesté, attaqué, défié, lentement grignoté par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient nous replonger dans une logique antérieure, soumise à un ordre naturel ou divin plutôt qu’à l’ordre humain. Charles Coutel convoque pour cela Montesquieu et Condorcet. Le premier nous rappelle que l’universalisme « est à la fois une méthode et un horizon » s’adossant à « l’intérêt à long terme du genre humain ». Quant à Condorcet, il nous aide à penser la citoyenneté avec l’idée mélioriste hélas négligée « de la refonder sans cesse » pour écarter le risque que la République ne « devienne une simple démocratie gestionnaire ». Condorcet nous est également indispensable pour interroger le rôle de l’école. L’exigence d’instruction et de transmission, longtemps hissée au rang de priorité par la République, a été abandonnée depuis une cinquantaine d’années et on ne saurait outre mesure être surpris des dégâts que cette faute a engendrés.

L’auteur nous appelle donc à promouvoir la cause républicaine et ses principes. Il flétrit les « valeurs » invoquées par les tenants du « vivre ensemble » et son rappel à l’ordre sur la nécessaire réappropriation du vocabulaire républicain permettra de ne pas faire le cadeau à nos adversaires d’utiliser leurs propres concepts, du « bien commun » au « care » en passant par le « sociétal ». Avec Charles Coutel, aucun risque de voir le magnifique mot de citoyen adjectivé comme il l’est de plus en plus fréquemment. La « reconquête des mots et de la mémoire de la culture humaniste » est en effet un préalable, on le voit d’ailleurs quotidiennement à la manière dont les adversaires de la République dégradent la langue au service de leur entreprise de déconstruction. De cela et de la dissipation des confusions sciemment entretenues sur la laïcité, on se nourrira avec profit en vue, comme le suggère Patrick Kessel dans sa préface, de « réenchanter la République ».

Charles Coutel, Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, coll. Débats laïques, 174 p.

[Reprise de l’article publié sur le site de l’UFAL le 4 mars 2021. Avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.]

« Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? », sur le livre d’Aline Girard

Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.

Préface (p. 7-10)

Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».

Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.

À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?

L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.

Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.

Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !

Analyse et commentaire (texte inédit)

Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.

Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.

Notes

1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/

2 – Voir p. 30.

3 – Voir p. 37.

L’avenir d’une désillusion : l’État et la République

Sur le livre de Pierre Birnbaum « La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle » (Seuil, 2019)

L’ouvrage de Pierre Birnbaum La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle (Seuil, 2019) est l’occasion pour Sabine Prokhoris de méditer sur la « rupture » qu’il introduit dans le travail de son auteur, historien-sociologue de l’État. Elle souligne la remise en question de la position méthodologique d’un chercheur qui se voulait détaché de toute contingence personnelle, mais aussi celle de nombre d’aspects de la théorie  de l’État qu’il a précédemment élaborée. Cette rupture n’est pas un reniement. C’est par le nœud de l’histoire intime et de l’histoire collective que la question est posée : « comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? ».

Un livre pour notre temps

Dans une période où le débat sur la République, autant que sur l’État, sombre trop souvent dans la plus complète confusion – sinon pire –, la lecture de La Leçon de Vichy, le livre que Pierre Birnbaum a publié à l’automne 2019, ouvre pour nous des perspectives à méditer de toute urgence. S’agissant de la République, la montée en puissance d’idéologies identitaires séparatistes (et pas uniquement islamistes1) dopées à « l’intersectionnalité », gangrène la réflexion », et ce chaque jour davantage depuis les attentats de 2015. Et quant à la question de l’État, la séquence qu’a inaugurée le mouvement des « gilets jaunes » – jalonnée de quelques épisodes antisémites caractérisés –,  puis le contexte de la crise sanitaire, n’ont cessé de l’obscurcir. Ouvrons alors ce livre, important tout particulièrement en cette période marquée par le récent procès des attentats de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo, contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, contre des fonctionnaires de police (2 septembre au 10 novembre 2020). Dix semaines,  jalonnées de nouveaux attentats meurtriers qui culminèrent  avec la décapitation, le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, d’un professeur d’histoire, et d’instruction civique2. Un fonctionnaire de l’Éducation nationale. Un « hussard noir » contemporain, attaché à transmettre aux jeunes élèves confiés à son enseignement les éléments fondamentaux d’une réflexion sur la liberté d’expression, garantie à tout citoyen par le pacte républicain laïque, était sauvagement tué pour avoir simplement, et avec la clarté requise, fait son travail.

Or à la suite de cet assassinat monstrueux, loin que le pays se rassemble pour manifester son attachement à un universalisme d’émancipation, condition de la liberté, de l’égalité, et de la fraternité citoyenne, c’est au contraire une exacerbation des divisions que l’on a vue se produire, la République laïque étant accusée par diverses personnalités, y compris les plus supposément républicaines3, d’être « islamophobe » et de « discriminer » les croyants offensés par l’usage de la liberté d’expression et de caricature. Certains, même, se présentant de surcroît comme « juifs ou d’origine juive », n’hésitèrent pas à établir un parallèle, empreint d’une perversion intellectuelle et politique ravageuse4, entre le sort réservé aux enfants juifs par l’État français issu de la « Révolution nationale » du régime de Vichy, et le traitement des enfants musulmans par la République, universaliste en ses fondements mêmes, d’autant plus clairement qu’elle est laïque. L’universalisme laïque, selon tous ces beaux esprits : une grave menace pour la sécurité des musulmans et de leurs enfants, un attentat contre leur dignité ; en somme, un crime contre l’égalité. Un « racisme d’État », nous dit-on. Autrement dit, le « racisme systémique » de la République serait imputable à son universalisme, pleinement accompli dans la laïcité. Universalisme haï par ceux-là mêmes que les récurrentes flambées d’antisémitisme n’émeuvent guère, quand ils ne les alimentent pas, telle Houria Bouteldja5, ex-présidente du bien nommé PIR6.

On ne saurait concevoir plus funeste inversion : la République française en son universalisme laïque constitutif – cela précisément que ce qui s’est appelé « l’État français » a renié et voulu détruire – serait aujourd’hui une nouvelle figure du régime de Vichy criminel. Gravissime falsification. Car c’est parce que ce régime fut viscéralement anti-républicain, et par là même fondamentalement hostile à l’universalisme issu des Lumières et de la Révolution de 1789, raffermi en 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État, qu’il put, et sans aucun frein, laissant libre cours en son appareil même aux passions antisémites françaises jamais taries mais tenues en lisière – imparfaitement cependant – par l’État républicain, devenir un État antisémite. Et par conséquent sans état d’âme livrer hommes, femmes, vieillards, enfants juifs, français comme étrangers, à l’entreprise nazie d’extermination. Assez différent, on en conviendra, de l’ambition universaliste laïque et républicaine, relayée par l’école publique, celle où aujourd’hui un professeur aura fait réfléchir des collégiens de tous horizons sur les conditions de la liberté de conscience et d’expression, et sur ce qu’elle implique d’éventuellement inconfortable.

Une nécessaire révision

La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle. Tel est donc le titre d’un ouvrage singulier, à certains égards inattendu dans la bibliographie de l’auteur, historien/sociologue de l’État et, de façon croisée, de la place politique des Juifs dans la République. Car de multiples façons, ce livre qui revisite un parcours intellectuel original, d’une cohérence et d’une continuité remarquables, marqué par des publications qui ont fait date, constitue une rupture. Une rupture, et une remise en question tant de la position méthodologique toujours scrupuleusement mise en œuvre par l’auteur – celle d’un chercheur strictement détaché de toute contingence personnelle –, que de nombre d’aspects de la théorie « optimiste » (idéalisée ?) de l’État qu’il a peu à peu, et tout au long de son œuvre, élaborée. Une rupture donc, on verra en quels sens, mais en rien un reniement. On dira plutôt un approfondissement, lesté par le travail d’élucidation, au cœur de ce livre, d’un nœud d’une densité doublement tragique : intime, mais en même temps collective. Collective sur plusieurs plans indissociables, montre Pierre Birnbaum : pour les Juifs de France, pour le pays tout entier. C’est du reste l’un des sens de ce titre : cette « leçon » que nous avons à méditer, une leçon amère d’histoire et de philosophie politique, concerne la nation dans son ensemble, pour autant que la rassemble, par-delà – et avec – toutes les appartenances, toutes les singularités qui la font, une République « une et indivisible », cette exigence universaliste devant avant toute chose instruire la forme et les responsabilités de l’État envers tous ses citoyens, quelles que soient leur religion ou leur origine familiale. L’État envisagé non point comme entité abstraite, manière de Léviathan totalitaire et impitoyable, mais comme garant de la libre existence, de la place assurée, de l’égale et impérative protection de tous enfin. Cela à travers son appareil politique et institutionnel – sa fonction publique en premier lieu, de l’instituteur aux élites de la haute administration.

Cette mission politique caractérisant la République française, l’auteur l’avait longuement décrite et étudiée, à travers un prisme spécifique : ce qu’il a appelé « les longues épousailles des Juifs et de l’État républicain ». Jusqu’à ce livre. « Épousailles » signifiant en substance ceci : qu’à partir de leur accès à la citoyenneté en 1791, la consacrant en quelque sorte, les Juifs furent les partenaires convaincus et loyaux de l’avènement, peu à peu, de l’État républicain. Un État où il s’agissait, depuis leur émancipation au début de la Révolution française, de « tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens »7. Pleinement citoyens. Et en tant que tels, protégés par la République. Laquelle ne leur demandait ni d’abjurer leur foi, pour ceux qui étaient religieux, ni de renier leurs appartenances familiales et historiques. Citoyens français juifs donc. Des « fous de la République »8, selon le titre d’un ouvrage déjà ancien de Pierre Birnbaum – dans lequel cependant il n’avait pas manqué d’identifier la menace antisémite susceptible de sourdre au cœur même de l’État. Vichy y était déjà évoqué, où sombrait la République. Un naufrage, dont pourtant l’appareil d’État, comme insubmersible – mais révoquant tous ses fonctionnaires juifs –, avait sans se disloquer réchappé, continuant à fonctionner comme si de rien n’était, dévoyé corps et âme – ou plutôt, corps désormais sans âme, mécanique infernale – dans la politique antisémite du régime.

Ouvrage après ouvrage, Pierre Birnbaum construisait ainsi une théorie politique qui articulait de la plus étroite, de la plus nécessaire des façons, la logique de l’État « à la française » et celle de la République. L’État « à la française » : concrètement, un appareil d’État, aux rouages bien huilés, une administration hautement qualifiée, dont Pierre Birnbaum avait en sociologue politique attentif et précis étudié les fonctionnements et les logiques spécifiques.

Jusqu’alors, dans la réflexion de l’historien sur cette question  – la nature de l’État, en France –, demeurait cependant une tache aveugle : la sinistre période de Vichy, si tristement complaisante envers l’occupant nazi – en particulier s’agissant de la persécution des Juifs, menée avec un zèle qui pouvait même devancer les exigences de l’occupant nazi. Politiquement en effet, le régime de Vichy procédait non à vrai dire d’un coup d’État, mais d’une captation de l’appareil d’État de la République française, demeuré parfaitement opérationnel dans la collaboration avec l’occupant nazi, par un régime qui avait substitué à la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » celle tristement célèbre : « Travail, famille, patrie ». Arraisonnement de l’État par une politique qui détruisait méthodiquement les principes fondateurs de la République. Une période que la Libération, le rétablissement de la République, et les présidents successifs9, ne parvinrent jamais véritablement à solder, pour autant que la fonction publique (préfets, gendarmes, policiers, professeurs aussi), qui avait sans sourciller mis en œuvre la politique de Vichy, ne reculant pas – à de rares exceptions individuelles près – devant son pire versant : l’exclusion, la traque et la déportation des Juifs, demeura en place après la guerre.

Un État fort, un État efficace, à l’armature assurée par une fonction publique formée dans les institutions républicaines, n’était-ce pas cela qui avait assuré la vigueur et la stabilité de la République ? Or c’est ce même État, mêmes vertus, mêmes serviteurs – moins les Juifs –, qui la détruisit. Dès lors, pour l’auteur, comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? Sans renoncer à l’État – cela serait là aussi suicidaire pour la République, comme le démontre l’actualité récente. En révisant cependant la vision rassurante selon laquelle l’État en France serait, par son histoire et ses fondations, intrinsèquement, et partant nécessairement, républicain.

Telle est la question, brûlante, inévitable dans les temps que nous traversons, menaçants tant pour l’État que pour la République, que nous confie ce livre.

La force d’une méthode neuve

Comment le fait-il ?

Vichy donc, et frontalement cette fois. Scruté à la loupe, dans les arcanes de son fonctionnement administratif appliqué à la propre biographie de l’auteur, enfant né en 1940 de parents juifs et étrangers. Vichy, objet jusque-là d’un « évitement » protecteur, avoue à plusieurs reprises, avec une sorte d’effarement même, Pierre Birnbaum, évitement tout à la fois condition et limite de ses travaux antérieurs, que ce livre réévalue sous ce nouveau jour. Un éclairage assombri, sous lequel se dévoilent l’« intensité d’un antisémitisme politique dont l’ampleur et la permanence demeurent largement méconnues » et, tout au long de l’histoire de la République, « la face cachée de l’antisémitisme politique triomphant jusqu’au sein de l’État ». « Vichy avant Vichy », selon les mots de Michael Marrus que cite Pierre Birnbaum. Où se « remet en question toute la logique de mon travail »10 ajoute-t-il. Mais une lucidité neuve, qui sonne aussi comme un avertissement pour le regard à porter sur notre présent. Regard exempt de tout cynisme, dénué de tout esprit de renoncement, et d’autant plus exigeant et clair, quant aux espérances – mesurées à l’aune d’une vigilance de tous les instants – à confier à la République, comme à l’État, qu’il est désormais dessillé.

Le déclic ? Un épisode que nous laisserons le lecteur découvrir, et un mot : « Omex » – le « rosebud » de l’auteur. Omex étant le petit village des Hautes-Pyrénées où un couple de paysans – des Justes – accueillit et cacha le petit enfant juif – Pierre Birnbaum – né à Lourdes le 19 juillet 1940. Né quelques jours après les premières lois excluant des emplois publics tous les Français dont le père n’était pas français ; et un peu plus de deux mois avant la promulgation de la loi scélérate portant statut des Juifs, le 3 octobre 1940, diligemment mise en œuvre, et à tous les niveaux, par l’ensemble des corps de l’État devenu « État français ». Un télescopage biographique de hasard, pour celui qui avait voué une part essentielle de son œuvre à étudier le fonctionnement de l’État « à la française » : un État protecteur, émancipateur pour ses citoyens appartenant à une minorité.

Un « rosebud » ici qui non seulement, comme dans le film fameux d’Orson Welles11, « résume le secret impénétrable » d’une vie, mais relance soudain, avec une énergie renouvelée, la recherche et le travail de pensée. Non point le dernier mot, ou le mot de la fin, plutôt celui qui remet l’ouvrage sur le métier. Cela sous l’impulsion d’une nécessité intime autant qu’intellectuelle, ces deux dimensions s’entrelaçant l’une à l’autre de la plus étroite façon. On nous permettra ici de rappeler cette réflexion de Freud selon laquelle la pensée théorisante est « un produit de l’urgence de la vie ». C’est à propos des théories sexuelles infantiles qu’il observe cela – mais après tout un chapitre de La Leçon de Vichy ne s’intitule-t-il pas « La scène primitive » ? Théories, explique Freud, qui, si fausses soient-elles, contiennent cependant « un noyau de pure vérité ». Une vérité dérobée – au double sens du terme – dans l’écran que forme une spéculation théorique qui la dissimulera en l’un de ses replis. Car au moment où la pensée, sur le point de saisir une vérité que, aiguillonnée par le désir, elle anticipe et en réalité connaît intimement, la recherche « s’interrompt, déconcertée », écrit Freud. Et en butant sur ce savoir brûlant, elle se verra recouverte, comme par un pare-feu à demi opaque, par des théories protectrices, mais pour une part erronées.

Il est clair que cette pulsion épistémophilique, psychiquement parlant un mouvement d’urgence vitale c’est là ce qui principalement importe, vaut bien au-delà de la chose sexuelle proprement dite. Le démontre ce livre, essentiel dans le parcours de l’auteur mais également pour nous et, à l’évidence, témoignage de la vitalité et de la vigueur d’une réflexion qui puise ses racines dans une histoire intime jusque-là tenue au secret.

Là gît la rupture méthodologique, salutaire. Ce que, jusqu’au bouleversement « Omex », le travail du chercheur avait maintenu strictement séparé, éloigné, fuse brusquement en plein écran – l’écran d’une théorie politique longuement, patiemment élaborée – et le perce. De cette déchirure, une nouvelle méthode, forte des acquis de l’ancienne en matière de précision, et de science de l’archive, va surgir, apprivoisant « Omex » dans une élaboration socio-historique renouvelée, pour redessiner, cruellement à certains égards, des questions depuis toujours en travail chez l’auteur. Cela à partir de ce qu’on pourrait, en termes freudiens encore, et usant d’une analogie12, désigner comme « l’ombilic » du désir théorique de l’auteur, maintenant révélé comme vital : vital au sens le plus littéral puisque c’est bel et bien de sa vie directement menacée par l’État français qu’il s’est agi. Nouveau départ – mais en aucun cas tabula rasa. Ainsi, par ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire », passent les différents fils d’une recherche qui se révèle aussi avoir été une quête, doublement, et indissolublement intellectuelle et intime, réinscrite cette fois explicitement « dans la trame si provisoire de la vie »13. Une vie dont l’arc secret se tend entre ces deux réalités, qui donnent leurs titres aux chapitres centraux de l’ouvrage : « L’État français  m’a tué », et « Les Justes m’ont sauvé ». De ces fils, l’auteur ici se saisit à nouveau, pour partiellement détisser, puis retisser autrement les motifs de son travail. À partir d’une interrogation que l’on pourrait résumer en ces termes : entre l’État « à la française » – universaliste, républicain, laïque – et « l’État français », quelles continuités, plus ou moins souterraines ? D’où une question impérative, autour de laquelle tourne tout ce livre, et dont sa méthode offre sans doute la réponse la plus claire : comment concevoir cet universalisme républicain ? Idée désincarnée, sans force alors pour armer l’État ? Ou expérience humaine fondamentale, matrice exigeante d’une idée régulatrice pour l’État ?

Cette nouvelle méthode, qui relèverait non pas tant de l’ego-histoire14 que de la micro-histoire15, est entée sur (et hantée par) cette question. Le regard porté est en effet ici tout sauf « froid, englobant, explicatif ». Il est au contraire empreint d’une émotion d’autant plus sensible qu’elle s’accompagne d’une grande pudeur ; il règle sa focale sur le détail singulier – telle archive : les cartes d’identité des parents, marquées du tampon « JUIF », tel document administratif ; de bout en bout enfin, il demeure questionnant. Terme à terme, tout l’inverse de celui, en surplomb, qui définit l’ego-histoire. Du reste la biographie individuelle n’est pas tant, comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’objet de La Leçon de Vichy, en vue d’un exercice réflexif sur un parcours supposément non affecté par l’histoire personnelle, que son medium méthodologique ; une inflexion inédite de la démarche de l’auteur, pour reconsidérer ses objets – les mêmes au fond qu’auparavant : l’État – par des sentiers plus clandestins au regard du détachement antérieur revendiqué dans sa méthode. La nouvelle approche n’est pas moins rigoureuse ; elle l’est autrement.

C’est ainsi qu’elle donne au « noyau de vérité », tapi dans la théorie de l’État construite au fil de son œuvre par Pierre Birnbaum, sa valeur véritable.

Le « noyau de vérité » et l’universalisme

Car si l’État devient dangereux pour ses citoyens, ce n’est pas parce qu’il est trop républicain, trop universaliste, mais parce qu’il a renoncé à l’être. Telle est la vertu principale, et la force de la méthode mise en œuvre dans le livre de Pierre Birnbaum : en nous faisant mesurer concrètement, à partir de sa propre histoire, celle de l’enfant caché qu’il fut, la signification tragique d’un tel renoncement, elle manifeste ce qu’est, très précisément, la vertu républicaine d’universalisme. L’enfant juif, traqué par l’État français, fut sauvé par des justes, au risque de leurs vies. Ils ont vu dans cet enfant le « Mitmensch, le co-humain : l’être de chair et de sang qui se tient devant nous, à portée de nos sens providentiellement myopes »16, selon la formule de Primo Levi. Et dans leur acte se résume la nature de l’universalisme, en son fond éminemment concret, où l’État « à la française », l’État républicain, puise ses principes régulateurs. Un État qui se doit, en effet, d’être « myope » : une « myopie », qui le rend sinon aveugle, du moins indifférent aux appartenances, mais l’oblige a priori envers chacun de ses citoyens. L’abstraction, tant décriée mais en rien désincarnée, de l’universalisme procède de cette « myopie » originaire, quant à elle très concrète, à la faveur de laquelle les différences s’estompent ; seul se distingue un autre quelconque. Quant aux traits singuliers, si la vision « myope » les perçoit très précisément, elle se montre incapable, et c’est tant mieux, de les rapporter à un caractère d’ensemble. De ce caractère d’ensemble – l’appartenance – elle fera ainsi abstraction. De la « myopie » comme principe et comme méthode, donc, pour l’État républicain « à la française ». Cela seul permettra qu’une loi égale s’applique à tous, sans distinction – le terme est ici essentiel.

Sous condition que ceux qui ont pour tâche de la mettre en œuvre ne se coupent pas de la source vivante qui donne son plein sens à la bénéfique abstraction universaliste. N’oublient pas, donc, qu’ils sont des hommes, âmes et consciences, avant d’être les rouages mécaniques d’un appareil d’État.

C’est une telle coupure qu’interroge en vérité, sans lui donner de réponse – aucune ne saurait être satisfaisante – le livre de Pierre Birnbaum. À l’aune de cette énigme non résolue, le « noyau de vérité » de son œuvre entière révèle cependant, dans ce livre comme hors du cadre, son sens le plus précis : quand l’universalisme requis de l’État républicain se meurt, dès lors que ceux qu’il a formés pour le faire vivre en ont remisé la valeur fondatrice, le pire devient possible. L’État, efficace par l’entremise de ses serviteurs diligents, et ainsi toujours puissant, mais en monstrueux canard sans tête, devient alors l’instrument des passions les plus noires. C’est en France une ligne de faille morale et politique très vite réactivée. Et une question jamais close ; un péril endémique par conséquent, sans aucun « vaccin » véritablement efficace. A fortiori lorsque d’aucuns veulent se (et nous) persuader que le mal gît en cela qui seul peut lui faire échec, et honnissent – haïssent – l’universalisme républicain, faisant ainsi le lit des plus délétères haines politiques.

Telle est pour nous aujourd’hui la « leçon de Vichy », parfaitement claire si le remède demeure incertain. Une leçon qui fait suite, de façon incommensurablement plus meurtrière, à celle de l’affaire Dreyfus, au sujet de laquelle Clemenceau17 déjà écrivait :

« Mais au-dessus de Dreyfus – je l’ai dit dès le premier jour – il y a la France, dans l’intérêt de qui nous avons d’abord poursuivi la réparation du crime judiciaire. La France à qui les condamnations de 1894 et de 1899 ont fait plus de mal qu’à Dreyfus lui-même. »

La France républicaine – c’est-à-dire universaliste.

Un livre à lire, un livre de nature à nourrir la réflexion de tous ; et surtout, de la débarrasser du nuage de discours toxiques qui envahissent bien trop souvent en la matière l’horizon intellectuel contemporain. À donner à étudier, certainement, à tous les collégiens et lycéens de France.

Notes

1 – À bien des égards, le féminisme intersectionnel qui tient aujourd’hui le haut du pavé se trouve pris dans une logique de type séparatiste. La promotion active de l’écriture dite « inclusive » en est un des symptômes les plus significatifs. Sur ce point, voir sur Mezetulle, le dossier intitulé « L’écriture « inclusive » séparatrice ».

2 – La décapitation de Samuel Paty n’ayant eu pour effet que d’accélérer encore cette fuite en avant délétère, voir par exemple le caricatural mais symptomatique texte de Sandra Laugier et Albert Ogien, « Les forcenés de la République », Libération, 8 déc. 2020.

3 – Voir l’excellent texte de Henri Pena-Ruiz, « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 déc. 2020.

5 – Outre son opus publié par Éric Hazan, Les Blancs, les Juifs et nous (Paris, La Fabrique, 2016), obsessionnellement antisémite, voir notamment son intervention récente dans le Club de Mediapart – à ce point outrancier que le site l’a rapidement supprimée –, justifiant les torrents de haine antisémite qui se sont déversés sur Miss Provence. Si Houria Bouteldja est de loin la plus caricaturalement haineuse, toute une mouvance obsédée par « l’islamophobie » se rassemble dans ce sillage.

6 – Sur cette question, voir notamment Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite – « Jour de colère », Paris, Fayard, 2015.

7 – Déclaration du comte de Clermont-Tonnerre en 1791.

8 – Pierre Birnbaum, Les Fous de la République – Histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

9 – En dépit du fait que certains, Jacques Chirac le premier, affrontèrent clairement l’ambiguïté politique et institutionnelle du régime. Pierre Birnbaum consacre l’avant-dernier chapitre de son ouvrage, intitulé « Le président, l’État et la théorie de l’État », à l’examen détaillé de cette question, depuis Charles de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron en passant par les dénis de François Mitterrand.

10La Leçon de Vichy, p. 115.

11Citizen Kane (1941).

12 – Freud parle de « l’ombilic du rêve » comme de ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire d’où le désir du rêve jaillit comme le champignon de son mycélium ».

13La Leçon de Vichy, p. 13.

14 – Selon la définition qu’en donne Pierre Nora, l’enjeu de l’ego-histoire est celui-ci: « éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres », dans ses Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987.

15 – Dans cette méthode historiographique, inaugurée par Carlo Ginzburg, en examinant comme à la loupe les particularités de tel destin singulier, on éclairera un moment spécifique de l’histoire, et l’on captera des dynamiques historiques nées d’interactions qu’un regard historiographique de surplomb ne se trouve pas en mesure de saisir. Ce changement de focale, à la fécondité certaine, a renouvelé l’approche historique traditionnelle.

16 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, p. 56.

17 – Ce n’est évidemment pas sans motif que ce qu’il écrivit sur l’Affaire fut interdit sous Vichy. Cette somme en sept volumes, en tout point passionnante, et qu’il faut lire et relire aujourd’hui, est disponible d’occasion sur le site de la Fnac, à l’exception d’un volume. Mémoire du livre a réédité les quatre premiers (L’Iniquité, Vers la réparation, Contre la justice, Des juges, et la BNF deux  : Justice militaire, La Honte. Il manque à ce jour celui qui s’intitule Injustice militaire, sixième dans l’ordre chronologique.

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

La presse a largement fait état des violences dont une partie de la ville de Dijon a été le théâtre du vendredi 12 au lundi 15 juin. S’y affrontaient des « communautés tchétchène et maghrébine » et, outre des dégradations très importantes, on a pu voir des armes de guerre complaisamment exhibées. Mercredi matin 17 juin, le maire de Dijon François Rebsamen était interrogé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk. Un retour sur les propos tenus permet d’avancer quelques remarques sur l’état d’une conception de la vie publique répandue chez les responsables politiques, conception qui, malgré les dénégations, encourage le communautarisme en tolérant le fractionnement du corps politique. J’y ajoute le commentaire d’une rencontre « d’apaisement » entre lesdites « communautés » organisée dans le jardin d’une mosquée sous la houlette conciliatrice d’un imam accueillant des « frères ».

L’étranger. Ici « ce n’est pas un territoire perdu de la République »

J’ai pris la peine de faire la transcription intégrale de l’interview de François Rebsamen par Sonia Mabrouk, qu’on peut lire et télécharger dans l’encadré à la fin de cet article.

On y trouve, parcourant le propos comme un fil conducteur, un ingrédient localiste très répandu : au fond, ce qui s’est passé est fondamentalement étranger à la ville de Dijon, sur laquelle s’est abattue une horde venant de l’extérieur et c’est sur cette horde qu’il convient avant tout de fixer l’attention. Tout ça ne peut pas venir de chez nous et dire le contraire, c’est de la stigmatisation. On appréciera particulièrement le moment acrobatique où on passe insensiblement de l’étranger tchétchène à des « voyous » autres (on n’ose pas avancer l’hypothèse qu’ils pourraient habiter Dijon) … mais qu’on ne peut pas nommer :  « on ne peut pas imaginer, personne ne pouvait imaginer que 150-180 Tchétchènes qui ne sont pas de Dijon, qui viennent de toute la France, voire de l’étranger m’a-t-on dit, s’abattent comme ça sur la ville pour rendre la justice. Le problème effectivement est que, quand il y a des actes de délinquance, il faut que la justice passe, or elle passe trop lentement et donc ces voyous qui ont tabassé, molesté ce jeune Tchétchène, ils devraient être traduits devant la justice. »

Pourtant des armes de guerre ont été exhibées après le départ de cette horde. Sonia Mabrouk ne lâche pas : a-t-on une idée de leur provenance ? Et puis cela pose la question de savoir qui les brandissait. François Rebsamen se récrie… Mais voyons, elles ne viennent sûrement pas du quartier, et en tout cas pas de Dijon. Sauf que le préfet a dit le contraire deux jours avant, à propos des rassemblements du lundi qui ne comprenaient apparemment pas de personnes « étrangères » à la ville1.

Bien sûr on a besoin de la force publique nationale, mais l’État ne fait pas son travail, il n’y a pas assez de policiers, le renseignement ne marche pas : le maire est traité comme la cinquième roue du carrosse. Et pourtant, lui est proche des habitants, il connaît le terrain : il était là, dans le quartier, et lui il sait bien que ce n’est pas dû à la montée d’un quelconque communautarisme, il a pu voir que les habitants cherchaient du soutien contre une agression extérieure.

Mais « acheter la paix sociale » à coups de clientélisme, ça arrive ? Vous n’y pensez pas, on ne fait pas ça, enfin peut-être d’autres ailleurs… mais pas ici. Oups, la citation de Gérard Collomb (« je crains qu’on ne vive bientôt face à face »), dont Sonia Mabrouk s’empare impitoyablement, est très vite rattrapée : mais non, enfin, il n’y a pas en l’occurrence de « territoire perdu de la République ».

Je résume et je risque une interprétation tendancieuse : tout irait mieux, y compris en matière de sécurité publique, si on laissait faire le pouvoir local avec ses propres critères, avec sa connaissance du terrain pleine de nuances, en mettant à sa disposition, bien sûr, des moyens suffisants. Et on n’emploierait pas des gros mots stigmatisants comme « territoires perdus » et « clientélisme » pour parler de certaines zones dans des villes respectables.

Vous avez dit décentralisation ?

La paix des frères, modèle contractuel ?

Passons à un autre point d’information daté du même jour. On apprend un peu plus tard ce même mercredi 17 qu’une démarche de « conciliation » et d’« apaisement » a été menée avec succès le mardi 16 juin grâce à une rencontre entre les « communautés tchétchène et maghrébine » dans le jardin d’une mosquée sous la houlette d’un imam bienveillant. Ouf, ils se sont vus, ils se sont parlé, ils ont conclu ce qu’un article de Marianne du 17 juin appelle « un armistice surréaliste »2 .

L’article signé Thomas Rabino présente, de manière critique et informée, le déroulement de cet « armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre ». La nature de la rencontre ne fait aucun doute : il s’agit d’une démarche strictement privée, de bonnes paroles entre des parties prenantes qui se reconnaissent dans leur commune particularité et qui n’ont aucune existence légale, aucune autorité sur quiconque. Ce qu’ils font et disent ne saurait jouir d’aucune reconnaissance officielle3.

À la bonne heure ! Qu’ils le fassent, et après ? Je me dispute avec mon voisin qui aurait tabassé un des « miens », je m’en prends à sa personne, à ses proches, à ses biens et à quelques autres qui se trouvent là. Il me rétorque avec la même monnaie, un quartier est ravagé par les affrontements, des armes de guerre sont exhibées… Et le lendemain, un gourou bienfaisant nous invite, on se parle, on se pardonne, on verse des larmes, on se reconnaît entre soi. En quoi cela aurait-il une quelconque validité, en quoi cela pourrait-il valoir comme modèle d’action publique, en quoi cela pourrait-il éteindre ou même atténuer les poursuites au nom de la loi?

Au reste, la nature particulière d’une telle magnanimité réciproque apparaît dans la déclaration d’accueil faite par l’imam hôte : « Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères ». La communauté nationale, la fraternité républicaine ? Mais non : pour s’y référer il faudrait en l’occurrence recourir aux lois, aux tribunaux, s’incliner devant la force publique, et puis on risquerait peut-être de rendre publics quelques détails gênants… On n’a pas besoin des lois : les coutumes tribales et religieuses sont plus efficaces et rapides, on règle nos problèmes nous-mêmes. On n’est pas loin alors de se donner en exemple, et d’inviter les citoyens (enfin, les autres) à entrer dans cette logique d’exclusivité en poussant un lâche soupir de soulagement.

Indépendamment de toute tractation à caractère privé, c’est à l’État républicain, au nom de l’ensemble des citoyens, à la loi (et non à un contrat particulier fondé sur des partitions) que revient la tâche de protéger et de sanctionner, de poursuivre les crimes et délits, de les juger. Dans un aveu lucide, c’est ce que dit attendre l’un des participants : « Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses ».

Vous avez dit contractualisation ?

La République n’est pas un deal avec des groupes (constitués comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association sur le modèle d’un échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier, d’un arrangement entre des parties, qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et cela s’appelle la loi.

Notes

1 – Voir https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/dijon-nouvelle-journee-violences-quartier-gresilles-1841106.html Voir aussi https://www.liberation.fr/checknews/2020/06/16/les-armes-exhibees-dans-les-videos-d-affrontements-a-dijon-sont-elles-reelles-ou-factices_1791378

2 – Voir https://www.marianne.net/societe/exclusif-dijon-entre-les-communautes-tchetchene-et-maghrebine-armistice-surrealiste-la .

3 –  À ma connaissance, et comme cela va de soi, aucun représentant officiel local ou national n’a esquissé le moindre geste ou propos tendant à accréditer cette rencontre.

Document : itv de F. Rebsamen par S. Mabrouk

Transcription de l’interview de François Rebsamen, maire de Dijon,
par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le mercredi 17 juin 2020 à 8h20

ITVRebsamenMabroukEurope117juin20

Le « Jour d’après »

Enrichir nos principes fondamentaux constitutionnels

François Braize réfléchit au « Jour d’après ». En plaidant pour un volontarisme politique et social doté d’une traduction juridique forte, il s’efforce de montrer comment l’interrogation sur la survie de l’espèce humaine et la préservation du milieu dans lequel elle vit, loin de contrarier le souci de l’état de droit, des acquis démocratiques et des conquêtes sociales, suppose un enrichissement de nos principes fondamentaux constitutionnels1.

Lorsque nous serons sortis de la catastrophe sanitaire en cours qui nous fait déjà risquer l’effondrement économique, comment éviter les catastrophes climatique et humanitaire2 qui s’annoncent3 si nous ne changeons rien à ce qui nous y conduit tout droit ? La crise actuelle et ses conséquences, déjà majeures pour beaucoup d’observateurs, ne sont, en effet, qu’une modeste préfiguration de ce qui nous attend. Ne pas tirer les enseignements de la présente crise, imprévisible, serait une folie. Ce serait plonger dans une autre crise qui elle est parfaitement prévisible car annoncée et même quantifiée dans ses effets désastreux. L’éviter demande qu’on réfléchisse aux inflexions nécessaires, individuelles et collectives, et qu’on propose une « Nouvelle donne » raisonnée qui, sans renverser la table4, pourrait assurer des chances de vie plus durables à l’humanité.

Un nécessaire volontarisme

Il est hors de question, face à une perspective effrayante, de faire confiance au seul laisser-faire libéral ou à l’individualisme ; l’un et l’autre confient en effet au hasard et/ou aux bons sentiments, quand ce n’est pas à la bonne Providence et à son immense bonté, le soin de régler, là aussi par une sorte de « main invisible », le sort et l’avenir de l’Humanité.

Il est vrai que l’on a pu longtemps croire que « tout allait tout seul ». Nous étions installés sur une sorte de flèche du progrès, notamment du progrès scientifique et technique, nous garantissant, comme par une sorte de bon génie et par une croissance constante du bien-être matériel, que chaque problème trouvait son règlement, sa solution, par le simple développement continu de l’activité des hommes et de leur capacité d’innovation.

On sait aussi que, pour certains de leurs aspects, cet évolutionnisme progressiste et son aboutissement contemporain ne se sont pas, malgré tout, accomplis tout seuls. Ce n’est qu’un exemple, mais il a fallu, au plan social, arracher par la lutte des conquêtes qui, sans cela, n’auraient jamais été consenties. Car il ne faut pas compter sur la seule idée de progrès pour espérer contrecarrer les effets négatifs de ce qui est dans la logique de notre système : la compétition des intérêts individuels et l’esprit de lucre, voire l’avidité sans borne, promus par une société qui en a fait son credo jusqu’à sa caricature contemporaine avec la mondialisation financière numérisée découplée de l’économie réelle. Dans l’exemple pris on sait qu’on n’a rien eu sans rien et qu’il faut imposer politiquement les solutions sociales à des acteurs économiques qui les refusent naturellement si elles sont laissées à leur seul bon vouloir car elles sont contraires à leur intérêt.

Les conquêtes à mener du point de vue de la préservation environnementale et climatique sont, de ce point de vue, du même ordre que les conquêtes sociales dont les XIXe et XXe siècles ont été le théâtre contre les intérêts qui s’y opposaient. Ces conquêtes n’allaient pas dans l’ordre des choses que portait le système. Ce même ordre des choses est un obstacle à ce que la préservation environnementale et climatique se mette en place toute seule sur une flèche du progrès (scientifique, technique ou même intellectuel par l’éducation) qui nous y conduirait naturellement. On sait même maintenant que c’est tout le contraire.

Outre la carte de la vertu individuelle de citoyens mieux éclairés par une pédagogie inlassable de nombreux acteurs de la société civile, on fera donc davantage confiance au volontarisme politique qu’au laisser-faire, bref, plus qu’au libre marché, à la régulation du monde par le droit et la loi commune pour fixer les incitations, les contraintes, les taxes et, au besoin, les sanctions pour atteindre les objectifs permettant de cantonner le réchauffement climatique et les autres désastres qui se profilent.

On conduira donc ici notre réflexion citoyenne pour le « Jour d’après » avec ce fil conducteur  : Outre plus de justice, de paix civile et sociale ainsi que de démocratie, la « Nouvelle donne » doit garantir notamment le cantonnement du réchauffement climatique aux objectifs déjà fixés par l’accord de Paris que vient conforter le « Green Deal » en préparation au sein de l’UE et dont la Commission européenne vient de présenter les derniers piliers 5.

Cela implique un certain nombre d’inflexions qui, pour être acceptables par la majorité et avoir des chances de succès, ne renverseront pas la table mais constitueront une adaptation de notre système à l’enjeu climatique en privilégiant des transitions progressives même si elles devront être résolues.

Garantir et développer notre socle républicain

Dans cet objectif, une « Nouvelle donne » devrait se caractériser, d’abord, par un enrichissement de nos principes fondamentaux constitutionnels. Pourquoi ? Pour une raison si simple que chacun l’oublie : notre société civile, politique, économique et sociale repose sur des principes fondamentaux qui caractérisent, dans notre cas, une société de libertés dans tous les domaines. Ce bloc de principes6, soubassement d’une telle société, est consacré à titre principal7 par le Préambule de notre Constitution.

Ce bloc de principes qui s’impose à tous, individus et autorités, fonde la totalité de notre droit et donc de la régulation des rapports au sein de notre société, dans tous les secteurs. Il ne s’agit donc pas de simples pétitions de principe ou de bons sentiments sans force ni utilité. Ces principes s’imposent au contraire au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif sous la surveillance du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, et l’autorité judiciaire ordinaire y est soumise également, par définition dira-t-on. Ce n’est que par la plus extrême des incivilités, l’incivilité intellectuelle, que l’on peut plaider que tout cela ne sert à rien.

Vouloir pour le « Jour d’après » un monde différent, plus juste, plus sûr et plus durable, implique de compléter ce bloc de principes fondamentaux à la hauteur des enjeux et des exigences de ce siècle et pas seulement sur le modèle issu de 1789, même s’il faut conserver les acquis sédimentés depuis la Révolution française. Il s’agit en effet de ce qui s’est construit depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, ainsi que le récapitule le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 qui dessine ce qu’est aujourd’hui « l’identité constitutionnelle de la France »8.

Dans notre conception de la société libérale ainsi construite en deux siècles, le libéralisme est bien sûr politique, par notre régime républicain, mais il est aussi celui d’une société civile qui jouit des plus larges libertés. Dans ce cadre, notre société a fait ainsi le choix d’une économie libérale, une économie de marché, comme nous le rappellent certains des plus importants de nos principes constitutionnels, tels le droit de propriété, la liberté d’entreprendre, la liberté du commerce et de l’industrie ou même le principe de concurrence libre et non faussée9.

Ce système économique est donc celui d’une économie de marché libre – et non pas une économie collectivisée et administrée – mais il comporte néanmoins une part importante d’économie publique, d’économie mutualiste et d’économie solidaire. Nous sommes donc en économie mixte et ce n’est pas une situation étrangère à une économie libérale.

Choisir de conserver ou pas, pour le « Jour d’après », une société de libertés – qui ne peuvent qu’être indivisibles comme nous l’enseigne l’histoire10 – tel est donc le premier choix à faire. Pour nous, il s’agit d’un capital à conserver et sur lequel nous pouvons construire de nouveaux développements.

Nommer ce qui doit être déclaré « centre de toutes choses »

Comme on l’a dit, nous ne sommes plus en 1789, ni en 1945, ni même en 1958 et il ne suffit plus en effet, face aux enjeux de ce siècle qui s’ouvre sur la probabilité de la disparition de l’humanité si elle n’y prend garde, de proclamer que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

En effet, en approfondissant la démonstration esquissée dans un article précédent11, il s’agit de faire le constat que si nos principes fondamentaux, rappelés au Préambule de la Constitution, reconnaissent à l’Homme et au citoyen une batterie très complète de droits civils, politiques, économiques, environnementaux, culturels et sociaux qui sont inaliénables et sacrés, cela n’est plus suffisant au regard de ce qui est en jeu désormais : la survie de l’espèce humaine et la préservation du milieu dans lequel elle vit. C’est donc bien, aujourd’hui, au-delà de cette batterie de droits qu’il faudrait aller, en une nouvelle étape fondatrice. Il faudrait changer même de terrain. Passer de la reconnaissance de droits fondamentaux individuels dont on enrichit sans cesse l’énumération, à la réponse à une question essentielle : qu’est-ce qui doit se trouver au centre de toutes choses ? La liberté, la propriété, la santé, le droit à la sûreté, au travail, aux loisirs, à l’instruction et à l’éducation, etc. ? Toutes choses reconnues au fil du temps depuis deux siècles en autant de droits fondamentaux ? Pourquoi l’un, ou l’une, plutôt que d’autres ?

N’y a-t-il pas quelque chose de plus important qui est au-dessus de tout et vient surplomber et éclairer tous ces droits pourtant essentiels pour les fonder, les expliciter et même au besoin pour en limiter certains ? Ce « quelque chose » ne peut être que l’Homme lui-même et la préservation du milieu dans lequel il vit. Ce principe nouveau consisterait en conséquence à écrire dans notre texte constitutionnel que « Le peuple français proclame que l’Homme est placé au centre de toutes choses12, de même que la préservation du milieu dans lequel il vit ». Ce principe deviendrait ainsi l’instrument de mesure principal à l’aune duquel devraient être calibrées les mesures de régulation notamment de l’économie de marché, nationale et internationale, pour se doter d’une économie civilisée. De la sorte, nous parachèverions les principes fondamentaux déjà consacrés par notre histoire constitutionnelle qui en constituaient, pourrait-on dire, autant de prémices en quelque sorte sans lui inachevées, avec un « homme/citoyen » abstrait qui en était le collectionneur, un peu, il faut bien le dire, sans fil conducteur, sans boussole.

Afin de construire un monde de libertés civilisé et durable, nous avons besoin d’un tel principe constitutionnel nouveau qui serait un point d’appui pour des changements du fait de sa dynamique opposée aux intérêts destructeurs pour l’Homme et son milieu. En effet, un principe constitutionnel de surplomb s’imposant à tous finaliserait les droits conquis depuis deux siècles dans une direction unique, l’humain et son cadre de vie, et non plus bringuebalés au gré des arbitrages, au demeurant parfois fluctuants, entre catégories d’intérêts antagoniques, que ces arbitrages soient rendus par la loi, par des juges ou par des accords internationaux. Ce nouveau principe en impliquerait d’autres que l’on peut envisager.

Ainsi pourraient être ajoutées, comme conséquence logique de ce principe nouveau, les formulations

  • 1° d’un « principe de progrès » et de juste partage des bénéfices dudit progrès entre les Hommes : un tel principe impliquerait notamment le rapprochement des législations nationales, non pas vers le « bas » par le dumping fiscal et social qui caractérise le libéralisme échevelé que nous connaissons, mais vers le « haut » du point de vue du bien-être des hommes. Il permettrait aussi la détermination de nouvelles catégories de biens ou services communs protégés des appétits privés ;
  • 2° d’un principe d’égalité capital/travail d’une part transformant profondément le travail et les relations actuelles d’exploitation en relation de coopération dans un objectif devenu commun en admettant enfin et véritablement les salariés en co-gestion des entreprises et, d’autre part, impliquant la plus juste égalité de fiscalisation des revenus du travail et de ceux du capital13.

La réaffirmation plus forte du principe de laïcité devrait être opérée en inscrivant dans nos principes fondamentaux constitutionnels les principes de la loi de 1905 (interdictions de reconnaissance, de salariat et de subvention des cultes)14.

Nous nous honorerions également de consacrer dans nos principes fondamentaux la qualité d’êtres sensibles des animaux et les interdits en résultant notamment concernant leur mise à mort avec obligation d’étourdissement préalable dont aucune croyance ne saurait être exemptée.

Enfin, pour s’obliger en quelque sorte elle-même dans son action au-delà de ses frontières, la France pourrait prévoir dans sa Constitution15 que le bloc de ses principes fondamentaux doit inspirer son action communautaire en Europe et internationale dans le monde. Comme nous Français avons pu être, avec d’autres, à la source de la Déclaration universelle des droits à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui, si nous sommes ambitieux et si nous le voulons, nous pouvons jouer de nouveau un tel rôle en montrant l’exemple en enrichissant (comme on l’a vu) nos principes fondamentaux pour faire mieux face aux enjeux de ce siècle.

Enfin, dans l’objectif d’un État de droit encore plus exemplaire et durable, nous pourrions prévoir :

  • 1° que nos principes fondamentaux peuvent être invoqués par les citoyens français dans toute procédure et devant n’importe quel juge, ce qui consacrerait leur opposabilité erga omnes 16 ;
  • 2° une exigence de vertu totale des dirigeants publics, élus, ministériels ou nommés en Conseil des ministres, rendant définitivement inéligible, ou non susceptible d’occuper un emploi public de responsabilité, toute personne condamnée pénalement pour délit ou crime17 ;
  • 3° l’obligation pour les partis ou mouvements politiques qui souhaitent concourir aux suffrages et bénéficier d’un financement public d’accepter formellement nos principes fondamentaux, c’est-à-dire notre bloc de constitutionnalité ou « Pacte républicain », et de s’interdire de revenir dessus en cas de succès électoral.

Un peuple peut en effet prévoir un tel interdit dans son texte fondamental en se contraignant ainsi, de son plein gré, constitutionnellement18. Il peut le faire en se dotant d’un « Pacte » formalisé par sa Constitution lequel, sous le contrôle du juge, s’impose, dès lors qu’il existe, à tous les acteurs publics et privés et notamment aux partis et mouvements politiques qui souhaitent concourir au jeu démocratique. En l’état de notre Constitution nous ne sommes pas dotés d’un tel Pacte républicain formalisé par l’expression constitutionnelle explicite d’une volonté populaire claire19. Ce qui pose un problème démocratique non négligeable20.

L’ensemble des éléments d’enrichissement de nos principes fondamentaux proposé ci-dessus devrait se traduire par des modifications du Préambule de notre Constitution. La rédaction pourrait en être celle figurant ci-après. 

Annexe. Proposition de rédaction du Préambule de la Constitution

Cette proposition reprend les termes du Préambule actuel et de l’article 1er de la Constitution et y ajoute les principes nouveaux proposés pour enrichir notre pacte républicain. Les dispositions ajoutées à l’actuel Préambule sont en caractères italiques.

« Le peuple franç̧ais proclame solennellement que l’Homme doit être placé au centre de toutes choses, de même que la protection et la sauvegarde du milieu dans lequel il vit.

« Le peuple français réitère son attachement indéfectible aux Droits de l’homme, au principe d’égalité entre les femmes et les hommes et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par les préambules des Constitutions de 1946 et 1958, et aux droits et devoirs définis dans la charte de l’environnement de 2004.

« Il proclame que l’Humanité dans son intégralité doit profiter des bénéfices des progrès qu’elle fait naître. Elle doit se donner comme objectif l’égalité des droits entre capital et travail et l’harmonisation des législations nationales dans le sens du progrès social, afin de construire une économie et une société mondiales civilisées. Il appartient aux organisations internationales et aux États d’y veiller.

« Il proclame sa volonté de construire une Europe démocratique, laïque et sociale.

« Il exige de ses représentants une vertu totale rendant immédiatement et définitivement incompatible toute fonction élective, ou ministérielle, avec une condamnation pénale pour un délit ou un crime. Il proscrit le cumul des mandats électifs.

« Le peuple français fait le choix pour la France d’une République indivisible, laïque, économique et sociale dont l’organisation est décentralisée. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’aucune sorte.

« La République garantit la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et la séparation des Églises et de l’Etat. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, organisme ou manifestation présentant un caractère cultuel.

« La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.

« Le peuple français proclame enfin que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité qui ne peuvent être mis à mort qu’après étourdissement préalable, dans le respect des règles de santé publique.

« Les principes mentionnés ou rappelés au présent Préambule constituent le Pacte Républicain que le peuple français se donne. Ces principes inspirent l’action européenne et internationale de la France. Tout citoyen français ou tout justiciable peut les invoquer devant les juridictions françaises. Leur respect s’impose aux partis ou mouvements politiques qui entendent concourir à l’expression du suffrage universel. »

Notes

1NdE. Version abrégée de l’article « Le Jour d’après. Pour une nouvelle donne : enrichir nos principes constitutionnels fondamentaux » publié sur le blog Décoda(na)ges le 28 mai 2020. https://francoisbraize.wordpress.com/2020/05/28/le-jour-dapres-v3/

2 – Les mots « catastrophes climatique et humanitaire » sont la désignation raccourcie des catastrophes écologiques, environnementales, climatiques et de leurs conséquences qu’elles soient sanitaires, migratoires ou tout simplement par la violence entre les peuples et les individus ; catastrophes vers lesquelles nous sommes d’ores et déjà engagés mais que l’on peut encore éviter en prenant les mesures nécessaires identifiées par le consensus scientifique et formalisées notamment dans l’accord de Paris.

3 – Selon le consensus scientifique aujourd’hui admis par la plus large majorité des pays.

4Ce que demandent les peuples, loin des idéologues, est que la table soit mieux garnie et que tous les convives puissent s’y installer plutôt que de la renverser !

6 – Que les spécialistes qualifient de « bloc de constitutionnalité ».

7 À titre principal seulement car certains de nos principes fondamentaux figurent dans le texte même de la Constitution ou ont été posés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

8 – « Bloc de constitutionnalité » dont personne, et en particulier aucun de nos pouvoirs publics, ne peut s’affranchir ; à mes yeux ce bloc dessine « l’identité constitutionnelle de la France » même si le Conseil constitutionnel n’a explicitement rattaché à une telle identité à ce jour que le principe de laïcité par une décision de février 2013 (voir à cet égard notre article : http://www.slate.fr/tribune/83673/iconoclastie-principe-constitutionnel).

9 – Principe d’origine communautaire mais qui, ayant une autorité supérieure à la loi en application de l’article 55 de la Constitution, a une valeur de niveau constitutionnel.

10 – Ces libertés sont indivisibles et non fractionnables car une société libérale est un tout non sécable et nous n’avons pas d’exemple de société qui ait pu organiser les unes sans les autres en restant démocratique ; au contraire le risque est celui de verser dans différentes formes de régimes totalitaires et là les exemples pullulent…

11 – Article qui prend pour le « Jour d’après » un relief particulier – voir dans le magazine SLATE http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique et que l’on approfondit ici.

12 – Expression et objectif utilisés par l’actuel président de la République dans son discours de janvier 2019 à l’occasion de la crise dite des gilets jaunes ; on le prend ici au mot ! Précisons, s’il en est besoin, que, dans mon esprit, le Préambule de notre Constitution, comme notre Constitution elle-même, n’a pas d’autre portée que celle de l’association politique et de la régulation qu’elle porte par le droit. Elle n’emporte aucune conséquence philosophique ou en forme de vérité révélée s’étendant au-delà du champ du droit positif. C’est donc bien notre association politique qui met l’Homme au centre de ses préoccupations et d’ailleurs cela ne liera que nous Français sauf à l’avenir, par notre action internationale, à le faire porter à un autre niveau d’association politique, internationale et multilatérale.

13 – Il faudra veiller toutefois lors de la mise en œuvre d’une telle orientation aux effets pervers possibles sur les investissements en France à ne pas faire fuir dans un monde ouvert. 

14 – Ce qui permettrait de mettre un terme à l’exception en Alsace-Moselle, mais aussi en Guyane, qui fait survivre le régime du concordat napoléonien et y rend inapplicable la loi de 1905.

15 – C’est ce que notre pays a fait par le dernier article de la Charte de l’environnement de 2004 pour ce qui concerne les questions que traite cette Charte ; on ne voit pas pourquoi limiter cette ambition à ce domaine et pas pour nos autres principes fondamentaux.

16 Il s’agira d’un plus par rapport à la procédure actuelle de la Question Prioritaire de Constitutionnalité qui permet à un justiciable d’invoquer devant son juge la non-conformité d’une loi à la Constitution et QPC qui est jugée, après filtre de la Cour de cassation ou du Conseil d’État, par le Conseil constitutionnel lui-même ; il ne s’agira donc pas de permettre la remise en cause de la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée (ceci continuera à relever de la procédure actuelle des QPC) mais de rappeler que tout justiciable peut revendiquer devant tout juge et pour tout litige le bénéfice de tel ou tel principe appartenant au bloc de constitutionnalité et qui lui semble être violé par son adversaire dans le cas qui le concerne. 

17 – Il faudrait toutefois affiner la liste des délits ayant une telle conséquence car certains délits ne doivent pas nécessairement avoir pour corollaire un tel interdit électif ou d’exercice de certaines fonctions (diffamation, délits routiers, etc.).

18 – Les Allemands l’ont fait depuis 1945 par leur loi fondamentale en interdisant le parti nazi quelles que soient les crises ou les circonstances.

19 – Voir à cet égard notre article sur le site Mezetulle qui traite de cette question à propos de l’interdiction des listes communautaires : https://www.mezetulle.fr/faut-il-et-peut-on-interdire-les-listes-communautaires/

20 – En effet, nous laissons ainsi la bride sur le cou au Conseil constitutionnel depuis les années 1970 qui l’ont vu s’attribuer le rôle, sans mandat constitutionnel explicite, pour décider de compléter nos principes fondamentaux ce qui devrait résulter d’une volonté exprimée par le Peuple français, par un référendum constitutionnel, plutôt que de la décision de juges même suprêmes. Demain un tel référendum pourrait utilement venir d’une part codifier la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et d’autre part consacrer les nouveaux principes fondamentaux dont le peuple souhaiterait se doter pour les « Jours d’après ».

Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.