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Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.

Hier, aujourd’hui, demain – L’urgence politique républicaine (par David T.)

Une lecture politique de la pandémie de Covid-19

David T.1 propose une lecture politique de la pandémie de Covid-19. Il s’appuie sur une analyse du mouvement général qui, durant la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, a aboli le primat du politique au profit de l’expertise et laisse le champ libre à une idéologie antirépublicaine. Examinant ensuite l’impuissance consternante révélée par la crise sanitaire actuelle, et passant en revue ce qu’on pourrait appeler un désarmement général, il montre en quoi cette incapacité est structurellement liée à la « gouvernance » technocratique. L’auteur appelle finalement à l’indispensable réhabilitation de la politique et de la doctrine républicaine – une autre voie de gouvernement face au constat de l’échec néolibéral.

« Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur2. »

« Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise3. »

Marc Bloch L’Étrange défaite

L’Étrange défaite de Marc Bloch nous accompagnera tout au long de ce texte, tant les échos de ce magistral essai retentissent lugubrement dans la France défaite de 2020 ; les hauts fonctionnaires qu’il évoque se sont désormais emparés d’un pouvoir que l’on ne peut plus de ce fait qualifier de politique ; la politique est à présent considérée comme une maladie honteuse.

 

1 – Hier – La fin du politique

La pandémie que nous traversons a ramené brutalement la question politique sur le devant de la scène, du fait de l’échec de la gouvernance technocratique4. Autant le combat laïque traverse tous les camps, de l’extrême gauche à l’extrême droite et permet donc paradoxalement des alliances trans-partisanes momentanées, autant la question de la République, elle, est une question qui convoque le débat politique.

Capitalisme et marxisme

Les deux doctrines philosophiques, politiques et économiques qui se sont partagé le monde depuis deux siècles sont le marxisme sous toutes ses formes, et le capitalisme sous toutes ses formes – que l’on appelle désormais libéralisme pour le rendre moins brutal, au moins à l’oreille… Le républicanisme5 est une troisième voie politique et économique6. On entend par républicanisme le cadre politique permettant et conditionnant la souveraineté populaire sous toutes ses formes, politique, économique, sociale, culturelle, dans la perspective d’un projet d’émancipation des êtres humains. Le républicanisme a trouvé son moment en France à plusieurs reprises, et pour la dernière fois, pendant une brève mais décisive période, entre 1944 et 19547, dans le cadre de l‘application du programme économique et politique du Conseil national de la Résistance8. Au-delà de 1954 et malgré l’accélération de la faillite parlementaire de la IVe République, le dynamisme acquis dans l’immédiat après-guerre puis le gaullisme à partir de 1958 ont permis de poursuivre en grande partie « l’œuvre » de la « première » IVe République, en tout cas par la primauté donnée au politique et par la conjonction entre la revendication assumée du rôle universel de la France éternelle de De Gaulle et de la France républicaine et indépendante du CNR. Prenons-en comme exemple la distance prise à l’égard d’un atlantisme pourtant cultivé par la IVe comme d’ailleurs dans l’après-gaullisme. La doctrine républicaine refuse autant la domination de l’homme par l’homme (dominium) induite par le capitalisme que la domination de l’homme par l’État (imperium) des régimes communistes.

La voie républicaine

La voie républicaine n’est pas un juste milieu. Elle n’est pas une voie libérale du juste milieu, ni une voie socialiste du juste milieu. Elle est une autre proposition. Cette proposition est fondée sur le primat du politique, de la citoyenneté et de la solidarité sur le profit et le consumérisme d’une part, sur le dogme de la propriété publique des moyens de production et sur l’égalitarisme d’autre part. La petite musique républicaine a malgré tout pu continuer à se faire entendre, quoique de plus en plus sotto voce, tant que les deux grandes forces politico-économiques qui ont dominé le XXe siècle se sont tenues en respect. Elle a survécu à la Constitution de la Ve République et à la république gaullienne, puis au grand décollage ultralibéral et néoconservateur. À partir de 1989, l’effondrement du communisme9 sur lui-même, du fait de son incapacité à régner autrement que par la dictature, de son inefficacité économique et des coups de boutoir des États-Unis, a laissé le champ libre à la domination d’une idéologie radicalement antirépublicaine, l’ultralibéralisme et sa version post-financière, le néolibéralisme, dont les bases avaient été jetées dès le mois d’août 1938 dans le cadre du colloque Lippmann10.

D’autres idéologies alternatives radicales menacent la démocratie. Si la proposition républicaine échoue face au rouleau compresseur néolibéral, c’est peut-être vers le fascisme ou vers son image inversée ethnoculturelle, l’islamisme, que les sociétés européennes et la société française en particulier, du fait de l’existence en son sein d’un parti péri-fasciste puissant et d’un islamisme très actif, basculeront.

Le triomphe du néolibéralisme

L’idéologie économique et politique néolibérale a emprunté plusieurs voies pour s’imposer au monde entier en près de cinquante ans, si l’on considère que le coup d’envoi fut donné en 1971-1973 par quatre événements d’une portée différente mais qui ont concouru à établir sa domination.

  • Le premier fut la fin des accords de Bretton Woods11 (1944), décidée unilatéralement en 1971 par les États-Unis qui, pratiquant déjà une politique libérale depuis les années 50, étaient immanquablement confrontés à une explosion de leur dette privée alors qu’ils bénéficiaient de la mondialisation du dollar comme monnaie universelle. Cette position fiduciaire monopolistique leur donnait les moyens d’exporter leur dette à leur unique profit à condition de se dégager de l’obligation de la convertibilité dollar/or, afin d’imprimer de la monnaie sans limite.

  • Le second fut la mise en application des principes de l’école économique de Chicago directement issus des théories économiques néolibérales de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, avec l’appui de la CIA, après les coups d’État au Chili et en Argentine. Cela permit de bénéficier d’un terrain d’expérimentation in vivo, expérimentation qui démontra immédiatement son incapacité à assurer le bien-être des peuples, mais son efficacité pour faire exploser les profits financiers de quelques-uns. Cette doctrine destructrice fut présentée par les États-Unis comme la panacée et reste, en grande partie, reprise et imposée par le FMI.

  • Le troisième événement qui a déséquilibré l’économie mondiale et en partie les rapports de force politiques et religieux, a été le choc pétrolier de 1973 qui a suivi la guerre du Kippour entre Israël et ses ennemis. Le prix du baril de pétrole passa en quelques jours de 3$ à plus de 30$ pour ne plus jamais redescendre. Cet événement planétaire a largement facilité la destruction des industries nationales, leur transfert vers l’Asie et, en parallèle, la montée en puissance des idéologies islamistes wahhabites et fréristes et des États-voyous (Arabie saoudite, Qatar, Iran, etc.), appuyés désormais sur des ressources financières infinies et soudain en mesure non seulement de pratiquer le chantage auprès du reste du monde, mais aussi de financer l’agitation dans tous les pays démocratiques.

  • Le dernier fut enfin l’explosion de la dette concomitamment à l’adoption de lois et de règles européennes qui jusqu’aux années 90 vont rendre de plus en plus difficile l’emprunt à taux très réduit auprès des citoyens par l’intermédiaire des banques nationales12. En moins d’un demi-siècle, cette orientation internationale portée par le FMI a mis les États entre les mains des banques qui les asservissent par la menace de taux élevés. Elle a en outre rendu la dette incontrôlable puisque cette dernière est internationale et privée. Ainsi, en quelques décennies, la dette nationale qui était possédée par les ménages et les entreprises françaises à près de 75% – et n’était donc pas à proprement parler une dette mais un élément de la richesse nationale – est passée dans les mêmes proportions dans les mains des banques internationales. Michel Rocard, peu suspect d’hétérodoxie financière, a souvent répété à partir de 2012 dans divers entretiens qu’une grande part de l’inflation de la dette publique actuelle était directement due à ce changement de paradigme et que sans cette révolution rampante, la dette (avant la crise de 2008) aurait été bien inférieure à 65%13.

Ces événements, inscrits dans le cours d’une histoire14 globalement favorable aux thèses néolibérales, ont donné le sentiment aux classes dirigeantes et à leurs alliés que la question politique, et donc la possibilité d’une opposition à leur pouvoir, était désormais résolue. La victoire du néolibéralisme, forme du capitalisme mondial qui se veut apolitique et anhistorique15, s’est traduite en France par un phénomène particulier, entamé depuis les années 50.

La technocratie dominante

En effet, dans notre pays, la puissance républicaine de l’administration d’élite que le monde entier nous a enviée, a suscité à partir de 1945 la création de l’École nationale d’administration. Si l’objectif visé par la création de l’ENA était louable, puisqu’il consistait à soustraire les nominations de la haute administration au népotisme de la IIIe République, il a eu plusieurs effets délétères et en définitive contraires aux buts recherchés. Tout d’abord, si la IIIe République avait effectivement vu l’entregent et la solidarité de classe présider à un certain nombre de nominations, particulièrement dans les grands corps d’inspection, elle avait aussi permis la promotion à la haute fonction publique de fonctionnaires expérimentés venant des cadres administratifs et techniques dont l’origine professionnelle couvrait tout le champ de l’activité de l’État. Ces agents accédaient aux grands postes après vingt ou trente ans de carrière, compétents, praticiens expérimentés et, ce qui n’est pas la moindre qualité, attachés au service de l’État. En miroir de ce constat, l’existence de l’ENA a très rapidement entraîné des modifications profondes du recrutement.

La survalorisation de Sciences Po16 comme voie d’accès à l’ENA a en quelques décennies donné à cette école une aura et une notoriété dont elle rêvait17. C’est donc majoritairement une nouvelle population qui s’est emparée des rênes de l’État, jeune, inexpérimentée, sans fidélité au service public, d’extraction très bourgeoise, convaincue des bienfaits du libéralisme et paradoxalement méfiante vis-à-vis de l’État. De plus, l’élitisme social qui a présidé à ce nouveau recrutement a facilité la proximité entre la haute administration, le personnel politique de la démocratie bourgeoise et les dirigeants des entreprises privées. Cette consanguinité18 a fait perdre à l’administration française son autonomie, sa liberté, sa capacité de résistance dialectique au pouvoir politique et aux forces économiques. Enfin, les élèves sortant du moule de fer de l’ENA adhèrent presque tous à l’idéologie néolibérale dominante.

Il n’est donc pas surprenant que la thèse de la liquidation des idéologies concurrentes, marxisme, socialisme ou, pour ce qui nous concerne, républicanisme, ait triomphé dans cette caste politico-économico-administrative. Pour ses membres, la question n’est plus d’assurer la victoire du néolibéralisme sur le gouvernement des peuples ; cette victoire est acquise. Et ils professent le plus grand mépris pour ceux qui ne partagent pas ce point de vue, les renvoyant aux rangs des populistes s’ils sont nationalistes ou marxistes, des dinosaures s’ils sont républicains, les considérant tous comme démonétisés.

Cette position idéologique est tellement ancrée dans leur formation et leur état d’esprit qu’ils sont au-delà de la conscience de l’existence même d’autres voies. Ils sont confortés dans cette croyance par le triomphe des experts et des « sachants » qui, à la suite des démocrates-chrétiens des années 45-60, ont construit l’Europe sur la base de la confiscation du pouvoir aux Nations et aux peuples. Ils s’en étaient selon eux si mal servis depuis le début du XXe siècle… Ce sont donc, au sens propre, des technocrates. Le rêve de Maurice Schumann et de Jean Monnet s’est réalisé dans l’abolition du politique au profit de l’expertise, qui plus est dans une unité idéologique renforcée. Comme le disait Margaret Thatcher et comme l’ont intériorisé tous ces pouvoirs, « there is no alternative »19.

Nous sommes donc depuis près de cinquante ans et l’arrivée en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République20, préparée par le sas pompidolien et la forte présence d’un personnel acquis aux thèses libérales dans les rouages des finances publiques depuis les années 60, sous la coupe de technocrates néolibéraux. Ils appliquent sans faiblir une politique inégalitaire, destructrice des Nations, des peuples, de la citoyenneté et du bien public et ont la certitude, ce faisant, de construire la seule société possible. Or, écrivait Marc Bloch, « rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens »21.

Après des décennies d’évolutions, on peut avancer que le président, le gouvernement et l’Assemblée nationale qui sont à la tête du pays depuis juin 2017, soutenus par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la haute administration, constituent le paradigme presque parfait de ce phénomène. La politique n’existe plus, sauf dans sa forme la plus politicienne consistant à se disputer le pouvoir, à s’en emparer et à le conserver en abattant ses adversaires. Pour le reste, il s’agit de l’accompagnement et de la mise en œuvre technocratiques des concepts néolibéraux. La politique, en réalité, est bien entendu toujours là, puisque c’est bien une politique néolibérale qui est appliquée, mais elle s’est rendue invisible en devenant métapolitique et en agitant, après l’avoir perverti, le concept confusionniste de « réforme ».

Pourtant, face à ces certitudes inébranlables et contrairement à ce dont l’idéologie dominante (pour reprendre un concept marxien22) tente de nous convaincre, l’histoire et la politique sont là et bien là et la lutte des classes la sous-tend toujours23. Des nations fortes, États-Unis, Chine, Allemagne, Israël, etc., n’ont pas abandonné la préférence pour leur peuple24. Celles-ci et d’autres n’ont pas remplacé, comme le veut l’Union européenne, la politique et la confrontation des idées par le « care »25. Tous les ensembles géopolitiques n’ont pas choisi, à la différence de l’UE, la disparition, la dilution, le refus d’être.

Ces questions politiques sont en général tenues en marge de notre quotidien et de notre réalité par notre gouvernement, par les médias dominants et parce que l’orientation générale de nos « gouvernances » technocratiques permet de les mettre sous le boisseau, sauf pour des questions lointaines de politique étrangère, qui échappent au contrôle idéologique.

On comprend donc pourquoi les Français, qui ont « inventé » la politique moderne comme l’Allemagne rhénane et bismarckienne a inventé la protection sociale et la Grande-Bretagne victorienne l’économie libérale, sont si désorientés. C’est bien le modèle français que le néolibéralisme d’origine américaine associé au « care » né lui aussi outre-Atlantique, doctrines adoptées et promues par les instances européennes, est en train de détruire… L’hostilité à la laïcité, patente ou sourde, du pouvoir en place et des présidents qui l’ont précédé depuis 2007 fait partie de ce « paquet », comme on dit à Bruxelles. L’influence religieuse sur la société, le communautarisme et ses enfants monstrueux, indigénisme, post-colonialisme, intersectionnalité, conviennent beaucoup mieux à la domination néolibérale et à l’horizon consumériste que le peuple indivisible et laïque. Et ce sont bien les élites économico-politico-administratives au pouvoir qui se consacrent avec enthousiasme à cette destruction « pour notre plus grand bien » et pour nous assurer un avenir meilleur sans cesse remis à plus tard, dans la plus pure tradition des lendemains qui chantent du socialisme soviétique, paradoxe insondable… Le problème, comme le notait Keynes, c’est qu’à long terme nous serons tous morts…

La persistance de l’Histoire

Or, depuis 2018 avec les « gilets jaunes », les Français – et il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’un hasard si ces événements ont pris place précisément dans notre pays – ont secoué l’anesthésie générale en se réappropriant la politique. Certes, ils l’ont fait avec toute la maladresse, l’incertitude et les excès de ceux qui se réveillent d’un long sommeil et qui n’ont plus été entraînés à être des citoyens par une école qui a renoncé à les former26, volontairement, diront certains, comme Jean-Claude Michéa et Michel Onfray. Mais ils l’ont fait. L’ébranlement occasionné par cette « révolte des gueux » n’est pas achevé. Il a montré que les pouvoirs qui semblent les mieux établis sont, particulièrement en France, d’une grande fragilité face à la colère du peuple ou à des événements extérieurs majeurs. Ce fut vrai en 1940, mais aussi tout au long de l’histoire de France, en 1814, 1830, 1848, 1851, 1870 (après un plébiscite massif en faveur de l’Empire en 1869), en mai 1958 enfin. Cette menace pour le pouvoir en place est d’autant plus forte aujourd’hui que le macronisme s’est appliqué à détruire le champ politique, même si les partis étaient déjà en coma dépassé depuis un certain temps, pour ne laisser en face de lui que l’épouvantail frontiste. La convergence des contestations (ultra-gauche, « gilets jaunes », ultra-droite, islamisme, « loi » des « quartiers ») vient corroborer ce constat. À ce jour, il n’y a pas d’alternative politique démocratique et républicaine crédible à ce duo antagonisé constitué de LREM et du RN, sauf peut-être et sous certaines conditions, une droite qui une fois au pouvoir continuerait la politique macronienne.

Et, alors que la question de l’avenir du pays face à ce réveil du peuple se pose avec insistance, un second tremblement de terre s’est produit, la pandémie de Covid-19.

 

2 – Aujourd’hui – La crise et l’impuissance

Gouvernance et gouvernement

Ceci peut paraître paradoxal, mais ce qui différencie fondamentalement le gouvernement – c’est-à-dire la politique – de la gouvernance – c’est-à-dire la technocratie, c’est la capacité des dirigeants à prévoir et à réagir.

En effet, le gouvernement est le fait d’hommes et de femmes qui ne sont ni des spécialistes ni des experts, mais qui sont conscients de tenir leur pouvoir du peuple, conscients d’appartenir à ce peuple et d’en être l’émanation. Ils ont accumulé de l’expérience parce qu’ils ont accompli leur carrière sur la base du cursus honorum moderne : conseillers municipaux, puis adjoints au maire, puis maires et/ou conseillers départementaux ou régionaux, puis élus de la Nation, à l’Assemblée, souvent plus tard au Sénat, membres modestes d’un gouvernement, puis ministres et plus encore. Les meilleurs d’entre eux ont effectivement travaillé dans le public ou le privé et ne sont pas de purs apparatchiks27 pour qui carrière politique et carrière professionnelle sont confondues. Ils ont appris à décider en politiques, c’est-à-dire en étant conscients du fait que le choix qui s’offre à eux n’est jamais entre une bonne solution et une mauvaise solution, mais entre deux mauvaises solutions.

La gouvernance, elle, repose sur la technocratie, c’est-à-dire sur la gestion par le savoir et l’expertise. Ce mode de fonctionnement permet l’arrivée au pouvoir de personnes qui n’ont pas d’expérience politique et qui revendiquent même cette carence, parce qu’elle est le signe de leur impartialité et de leur objectivité affirmées. Or la gouvernance suppose que l’on soit sorti de l’Histoire, puisque seule la technicité compte. Comme nous l’avons analysé plus haut, l’idéologie dominante doit avoir atteint un tel point de puissance que plus personne ne penserait même à remettre en cause l’ordre dans lequel nous vivons au nom d’une alternative politique.

Le point aveugle d’une telle organisation du pouvoir est paradoxalement la question de la prévision. En effet, l’expert vit dans un monde où il n’est plus nécessaire de prévoir l’imprévisible, puisque son mode de gestion est justement destiné à éliminer tout risque d’imprévu.

C’est ainsi que les technocrates, persuadés de vivre désormais dans l’ordre immuable du néolibéralisme et dans la gestion des peuples et des nations sur le modèle de l’entreprise, de la fameuse « start-up nation », ne voient littéralement pas l’avenir puisque l’avenir sera comme le présent et qu’ils sont les « sachants » qui ont dompté le présent…

Nous allons voir – nous avons vu, hélas – que ces technocrates de la gouvernance ne peuvent rien face aux soubresauts du monde qui ont la malséance de se produire, malgré leur excellence et leurs savoirs. Rien… C’est ce que nous auront démontré ce président et son gouvernement depuis trois ans et ce que la pandémie du Covid-19 aura achevé de prouver de manière éclatante.

La pandémie de Covid-19 – Le réel est sans pitié

Lorsqu’en décembre 2019 les organisations internationales, les gouvernements et les instances sanitaires nationales commencent à être informés de l’émergence préoccupante d’un virus générateur d’une grippe aviaire d’un type nouveau et, dès le début, signalé comme étant particulièrement volatile et transmissible, quelle est la capacité de la France à réagir rapidement et avec pertinence à l’éventualité d’une épidémie, voire d’une pandémie ? Elle est … proche de zéro.

Les politiques de précaution, de prévision mises en place à la suite de l’alerte de la grippe A en 2009 ont en effet été démantelées pour des impératifs strictement comptables et dans les conditions de la toute-puissance sans contrôle politique des hauts fonctionnaires28. Les quinze millions d’euros nécessaires annuellement au maintien de ces capacités, soit 0,0007% du PIB de la France, ont été considérés comme trop lourds pour le budget de l’État et sacrifiés soit à des dépenses invisibles, soit à un usage clientéliste bien connu de tous les gouvernements consistant à répondre aux demandes répétées d’élus locaux à qui l’on doit une faveur… La disparition de ces budgets a été habilement cachée sous le prétexte d’une décentralisation enjoignant aux collectivités territoriales et aux établissements de santé de s’emparer de la question pour constituer eux-mêmes, sans aucun plan, ni aucune coordination par ailleurs, les stocks nécessaires à la protection des citoyens en cas d’épidémie. Bien entendu, autorités territoriales et établissements de santé n’en ont rien fait, étant eux-mêmes, au même moment et sous la pression de la même gestion comptable et technocratique du pays, soumis à des exigences financières telles qu’ils ont dû rogner sur toutes leurs dépenses.

Campés sur le dogme d’invincibilité de la pensée technocratique, nos gouvernants n’ont pas un instant, à ce moment-là, prévu. Ils n’ont pu imaginer, parce qu’ils étaient là en dehors de leur cadre de pensée, que l’Histoire, avec son chaos et son désordre, avec sa grande Hache29, était en train de s’inviter à leur table et qu’il fallait donc commencer à penser, comme disent leurs gourous, « out of the box ». On nous objectera qu’il est facile après coup de venir porter un jugement critique sur l’inadéquation des réactions du pouvoir à cet événement inouï. Nous répondrons, comme nous tentons de l’établir depuis le début de cette réflexion, que « gouverner, c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte »30. Or, si des hommes et des femmes recherchent l’onction du suffrage universel, c’est parce que, par principe, ils ont un projet à proposer, au service des citoyens. Ce projet est, par nature, prospectif. Ceux qui le portent – ou laissent entendre qu’ils le portent – connaissent la règle du jeu. Cette règle stipule qu’ils sont responsables et suppose que les moyens que la Nation met à leur disposition leur permettent non pas, comme ils le croient, de gouverner en experts, mais plutôt de s’entourer de tous les experts dont ils ont besoin pour, in fine, prendre des décisions politiques courageuses, dont ils assument la responsabilité. En d’autres termes, les citoyens que nous sommes ne peuvent faire qu’une seule supposition : la sphère du pouvoir est capable de lucidité dans toutes les situations, parce qu’elle en a les moyens scientifiques, techniques, philosophiques, sociaux et politiques ; si elle échoue, elle doit être sanctionnée à la mesure de son échec. Si l’on pense l’État autrement, alors il n’y a plus d’autorité et il n’y a plus d’État. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas qui nous occupe que la gouvernance des experts est justement fondée sur l’affirmation que la technocratie dont elle se réclame a pour objet ultime de mettre fin à l’imprévisibilité. Nous ne pouvons donc en aucun cas accepter cette excuse de leur part.

Ladite excuse est d’autant plus irrecevable que les autorités et les experts sanitaires internationaux et français avertissent depuis près de vingt ans de la forte probabilité, voire de l’inéluctabilité, d’une pandémie virale de ce type. Le gouvernement français lui-même avait, en avril 2005, fait réaliser un rapport – prophétique – de 160 pages, après une enquête d’une année de l’Inspection générale de l’administration, sur « l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics en cas de pandémie ». Ce rapport imaginait « une crise majeure au cours de laquelle la situation économique, l’appareil social, les structures administratives [seraient] durablement perturbés, notamment une crise sanitaire grave »31.

Dans ces conditions, le constat de l’impréparation à une épidémie d’ampleur, ou à une pandémie de plus grande envergure encore, est accablant. Pas de masques, alors qu’en 2007 le stock pour faire face à l’éventualité d’une épidémie était de 1,5 milliard de masques pour le public et de 700 millions pour les professionnels de santé32. Pas de gel hydroalcoolique. Pas de gants et d’équipements de protection en nombre suffisant pour les personnels hospitaliers, médicaux et paramédicaux. À cette situation catastrophique et inouïe s’ajoute le constat que quarante ans de politique de désindustrialisation du pays, née des mêmes présupposés idéologiques dont nous avons parlé, interdisent à la France toute mobilisation générale destinée à combler ces graves lacunes dans les plus brefs délais. Plus d’usine, plus de machine, plus d’ouvrier, plus de savoir-faire, à opposer à ce que les technocrates déconfits qualifient « d’égoïsme » de la part des Nations encore capables de ces productions. Quant à nous, nous appellerons cela « priorité donnée à la santé et à la sécurité de leurs citoyens ». Comme nous l’avons dit plus haut, des décennies de politique européenne, d’autoflagellation et d’ouverture inconsidérée de nos marchés, de nos patrimoines et savoir-faire industriels à tous les prédateurs, sans contrepartie, au nom du sacro-saint marché et du « doux commerce »33 ont fait leur œuvre.

Ce champ de ruines industriel empêche la France de se doter rapidement des matériels qui n’auraient jamais dû être déstockés depuis dix ans et qui au contraire auraient dû être renouvelés et tenus en état. Mais tout aussi grave, il paralyse la capacité à apporter une réponse adéquate à l’événement spécifique, la pandémie de Covid-19, en interdisant en outre la fabrication rapide, sûre et à grande échelle de respirateurs artificiels, de tests médicaux et de toute autre fourniture.

Le décrochage français

La France, sixième ou septième puissance économique mondiale, grande puissance politique, militaire et culturelle, est aujourd’hui, du fait des politiques néolibérales qui l’accablent et de la philosophie de la technocratie et de l’expertise qui a remplacé la pensée politique, dans la même situation de dépendance vis-à-vis de la Chine, des États-Unis et de l’Allemagne que tout autre pays du tiers-monde…

À ce constat indiscutable et sans appel d’un « désarmement sanitaire » s’ajoutent les conséquences des décisions prises depuis 1983, voire parfois antérieurement – au nom de la même idéologie et des mêmes pratiques.

L’hôpital public et la médecine de ville, qui constituaient il y a encore vingt ans selon les classements internationaux la meilleure médecine du monde34, accessibles à toute la population de manière quasi-égalitaire, ont été systématiquement et méthodiquement démantelés pour des raisons comptables et idéologiques. Près de 100 000 lits ont disparu dans les hôpitaux. Les effectifs hospitaliers ont fondu, au cours de ces cinq dernières années seulement, de plus de 20 000 agents. Nous nous sommes rendu compte, à l’occasion de cette crise, qu’il ne restait plus dans notre pays que 5 000 lits de réanimation, à comparer aux 20 à 25 000 lits disponibles en Allemagne. Le refus de la planification territoriale et la sélection aveugle et malthusienne dans la formation des médecins ont dégradé la qualité de la médecine de ville, renforçant ainsi le cercle vicieux, puisque aujourd’hui le réflexe à la moindre alerte est de se rendre aux urgences d’un hôpital qui n’en peut mais. Tout cela au nom d’un équilibre budgétaire dont les règles ont été littéralement fixées sur un coin de table35 et dont l’imposition aux nations européennes ne sert qu’à démanteler les conquêtes sociales de l’après Seconde Guerre mondiale au profit… du profit36. Souvenons-nous du cri de triomphe de Denis Kessler, vice-président du Medef, en 2007 à la suite de l’élection de Nicolas Sarkozy : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », qui portait symboliquement le titre « Les jours heureux ».

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir vu et entendu les médecins, les infirmières, les sages-femmes et tout le personnel médical et paramédical, en particulier hospitalier, supplier les gouvernements successifs, en décembre 2019 encore, d’arrêter le massacre et de donner de nouveau au pays les moyens d’une médecine égalitaire et de qualité. Là encore les experts et les « sachants » qui, par définition, savent – et savent mieux que les praticiens – ont opposé à ce cri de désespoir la tranquille assurance de l’approche comptable et de leur expertise universelle.

On pourrait multiplier dans tous les domaines du service public, dont nous rappellerons que Jean Jaurès le définissait comme étant « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », les exemples de cet effondrement provoqué et de ses effets sur la situation déplorable de la France et des Français, soulignée à gros traits par la crise que nous traversons. École, université, recherche, transports publics, tous les secteurs de l’intervention bénéfique et positive de l’État dans notre pays depuis soixante-quinze ans, ont été agressés au nom des thèses les plus radicales portées par l’école néolibérale. Cela pour un résultat global catastrophique, sans que la constance de l’échec ne remette jamais en cause la certitude inébranlable de la technocratie. Après l’hôpital qui est au cœur de la problématique actuelle, contentons-nous d’évoquer rapidement le cas de l’armée. La professionnalisation de l’armée a provoqué l’attrition du nombre de militaires, passé en quelques années de plus de 500 000 à moins de 270 000. Leurs missions se sont spécialisées et l’on a ainsi privé le pays d’une force disciplinée, instantanément mobilisable et dévouée, capable en quelques jours de suppléer sur tout le territoire les fonctionnaires de l’État et des collectivités dans leur rôle de garants du tissu social. Aujourd’hui, nous nous glorifions d’avoir péniblement monté en quinze jours un hôpital militaire de campagne capable de recevoir trente patients…

Depuis la création et la professionnalisation des administrations mises en place par Colbert sous l’Ancien Régime, l’intervention raisonnée de l’État, servie par des fonctionnaires d’un grand dévouement et d’une grande qualité, est la marque de la réussite française, fondée sur une planification rationnelle et souple à la fois. À relire la phrase précédente, nous réalisons qu’elle est tellement éloignée des dogmes néolibéraux, décentralisateurs, régionalistes et antinationaux qui dominent le monde de l’expertise en politique, qu’elle doit probablement apparaître obscène et scandaleuse à bon nombre de lecteurs. C’est pourtant parce qu’elle s’est éloignée de ce paradigme colbertiste qui fait son essence politique, que la France est en train d’échouer en s’imposant des modèles politiques, économiques, sociaux et culturels qui sont aux antipodes de ce que les Français veulent et réclament.

Pire encore, le démantèlement progressif de l’État par la mise en œuvre de politiques, une fois de plus strictement comptables, empruntées au privé et à la culture anglo-saxonne, comme les RGPP, LOLF, MAP, AP, NMP37 et autres mécanismes délétères qui les accompagnent depuis des décennies, a rendu celui-ci inapte à remplir des tâches qui, il y a peu encore, manifestaient son excellence et son efficacité. Les politiques comptables et la décentralisation ont désorganisé son fonctionnement, tout en provoquant l’inflation d’une fonction publique territoriale qui n’a jamais présenté les mêmes garanties que la fonction publique d’État. Non contente d’avoir créé ce désordre, la technocratie a importé un autre phénomène managérial anglo-saxon, totalement étranger à la fonction publique française, le « micro-management » caractérisé par une inflation infinie de l’évaluation et du « reporting », afin non pas de mieux servir, mais de dégager sa responsabilité. Où sont ces hauts fonctionnaires, pleins d’initiative et de talent, qui savaient, sous la IVe République, faire fonctionner l’État au mieux de ses capacités et dans le respect absolu de la démocratie, malgré le spectacle parfois désolant que donnait à l’époque le parlementarisme dévoyé en régime d’assemblée ?

Les choix de gestion de la pandémie

Ce constat laisse peu de doutes sur les raisons pour lesquelles nos dirigeants politiques ont échoué à prévoir et à gérer la crise que nous traversons. En effet, la riposte sanitaire à la pandémie de Covid-19 a pris trois formes dans les différents pays du monde. Citons pour mémoire les pays qui dans un premier temps, comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, ont poussé la logique néolibérale jusqu’à appeler de leurs vœux la « libre circulation » du virus comme vecteur de l’immunisation collective. La Grande-Bretagne en est revenue bien vite ; un grand nombre d’États des États-Unis aussi, même si la bataille idéologique menée par les néo-conservateurs, avec à leur tête le président Trump, a exacerbé les positions individuelles et les oppositions radicales. Ces pays ont donc rejoint l’une des trois autres formes adoptées ailleurs.

  • D’une part, les pays dans lesquels la « distanciation sociale » est culturellement inscrite dans les comportements, comme la Suède (hors surmortalité dans les maisons de retraite) ou la Norvège en Europe38. Ces pays, dont, qui plus est, la densité de population est très faible, n’ont pas jugé utile de prendre des mesures particulières. Ils se sont contentés d’informer des populations éduquées et civiques, marquées par un contrôle social omniprésent, des initiatives qu’il serait bon de prendre, telles que le port du masque ou la distance physique entre les individus, et ont testé toutes les personnes qui présentaient des symptômes de la maladie.

  • D’autre part, les pays industrialisés qui ont préservé leur souveraineté économique, à forte densité de population et à grande diversité culturelle, en particulier dans les centres urbains, comme l’Allemagne. Ces pays ont appliqué une politique rationnelle et cohérente. L’Allemagne a conçu, développé et fabriqué massivement en quelques semaines des tests de positivité à la maladie pour les administrer à la plus grande partie de la population, avec l’objectif de tester la totalité de celle-ci, et en tout cas toutes les populations à risque. Ils ont distribué des masques dans les mêmes proportions, avec les mêmes objectifs et les mêmes priorités. Ils se sont appuyés sur les 20 à 25 000 lits de réanimation disponibles dans le pays, assurés ainsi de ne pas avoir à gérer, outre la pandémie, la saturation des services hospitaliers. Ils ont tenté autant que possible de ne confiner que les personnes à risque.

  • Enfin, certains pays, dont la France, ont dû constater leur incapacité à choisir leur politique dans l’éventail de celles qu’il était possible d’appliquer du fait des manques criants que nous avons décrits plus haut. La seule solution qui s’est offerte aux gouvernants français pour protéger la population a été la mise à l’arrêt du pays, avec les conséquences qui s’annoncent en termes de choc économique et social. Ce confinement généralisé avait essentiellement pour but d’empêcher l’engorgement immédiat des 5 000 lits de réanimation des hôpitaux français en « lissant » la courbe de l’infection et l’entrée des patients en réanimation. On constate donc clairement que l’absence des équipements individuels de base, non renouvelés au cours de ces dix dernières années (masques…), l’incapacité de la recherche et de l’industrie françaises à les produire et à fabriquer les autres équipements nécessaires (tests, respirateurs, vêtements de protection pour les personnels soignants), le démantèlement de la capacité hospitalière et l’approche technocratique non politique de la crise ont eu pour effet de contraindre le pays à adopter la seule voie sanitaire, économique et sociale qui restait possible.

Les hésitations présidentielles et gouvernementales dans la phase de préparation du déconfinement montrent jour après jour que cette obligation pèse sur toute la période. Cette incertitude de l’action publique s’accompagne, depuis le début de la crise, d’une communication erratique et mensongère, dont la porte-parole du gouvernement est la caricature. Le port du masque a été successivement interdit, déconseillé, conseillé, obligatoire, mais… il n’y a toujours pas de masques en quantité suffisante, sauf peut-être dans un avenir proche et toujours repoussé, en outre ils seront payants. Le gouvernement ne peut même pas dire que « demain, on masque gratis ». Le mensonge sur les masques est emblématique de l’attitude des technocrates et des experts lorsqu’ils sont au pouvoir. Ils ne peuvent concevoir que les citoyens sont des êtres aussi adultes et rationnels qu’eux et que, non seulement ils sont capables d’entendre la vérité – même quand elle est désagréable – mais plus encore, qu’elle leur est due39. Peut-être ne sont-ils pas capables non plus de reconnaître leur échec, puisqu’ils savent…

Confinement et libertés publiques

Un nombre de plus en plus important de partis, d’élus, de commentateurs politiques et d’intellectuels s’interrogent par ailleurs sur la nécessité de ces mesures drastiques. En effet, si l’on compare la pandémie en cours à des pandémies et épidémies antérieures survenues depuis la Seconde Guerre mondiale, comme la grippe de Hong Kong de 1968, on constate que le nombre de victimes a pu être très nettement supérieur (un million de morts dans le monde pour la grippe de Hong Kong, à comparer aux 270 000 morts des suites du Covid-19 actuellement recensés) sans entraîner panique planétaire, mesures drastiques de mise à l’arrêt de pays entiers, atteintes aux libertés publiques (nous en reparlerons) et mise en danger de l’équilibre économique des sociétés. Cette situation idéologique est, selon nous, liée à une triple évolution :

  • D’une part, la naissance et la domination médiatique des chaînes d’information continue, molochs ayant besoin de manger leurs propres sociétés pour survivre et d’hystériser tout événement, sont de véritables catastrophes sociales. La « ménagère de moins de cinquante ans », ses parents, son mari, ses enfants, branchés 24/7 sur BFM, LCI ou CNews, ne peuvent en sortir que persuadés que la grande peste de 1347 et la grippe espagnole de 1918 ne sont que des contes pour enfants à côté de ce qu’ils traversent. Souvenons-nous que la première a tué 30 à 50% de la population européenne en cinq ans, soit environ 25 millions de victimes, et que la seconde a fait 25 à 50 millions de morts en deux ans. La panique qui s’empare de tous à l’écoute des informations ne pourrait trouver de borne et de soulagement que dans une parole politique forte, crédible, sincère et responsable, dont nous avons vu qu’elle était exactement ce qui manquait.

  • D’autre part, l’irruption des réseaux sociaux n’a fait que conforter et renforcer les phénomènes que nous décrivons à propos des chaînes d’information en continu, en y ajoutant la propagation massive d’infox et les campagnes de déstabilisation menées par des États-voyous.

  • Enfin, et c’est le point le plus important, la sortie du politique dont nous avons fait le constat et l’évolution accélérée des sociétés vers un individualisme consumériste de masse ont fait passer au second plan des préoccupations la notion essentielle de bien public au profit d’une hypertrophie des égos. Outre la difficulté de faire primer désormais la loi et l’intérêt collectif sur le désir individuel, ce changement civilisationnel a fait de la mort un scandale inacceptable, si elle intervient avant l’âge de cent ans pour des raisons autres que l’épuisement naturel de la vie. Ce sont ces phénomènes qui, nés de l’effondrement du politique, ont privilégié l’image d’une société faussement bienveillante, remplaçant solidarité et fraternité par le « care » 40.

C’est dans le cadre de cette vision maternante de la société que l’état d’urgence sanitaire fondé sur l’expertise médicale, naturellement confortée et acceptée sans discussion par la technocratie elle-même « experte », a été mis en place sans que, semble-t-il, les instances de contrôle que représentent le Conseil d’État et, a fortiori, le Conseil constitutionnel, ne voient quoi que ce soit à redire à la restriction des libertés qu’il impose. Or, de nombreux juristes ont manifesté, depuis le début de la crise, leur inquiétude à ce sujet. Ainsi, l’IDHBP (Institut de formation en droits de l’homme du Barreau de Paris) et l’IDHAE (Institut des droits de l’homme des avocats européens) ont publié le 4 mai 2020 un rapport exhaustif 41 et un communiqué 42 qui alertent sur les effets dangereux des mesures adoptées dans le cadre de l’urgence sanitaire. Le rapport est intitulé : Confinement forcé sur tout le territoire national et modalités d’application : des mesures disproportionnées dans une société démocratique ? Rappelons cependant qu’à l’origine de cette décision réside le constat de la carence française en termes de protection effective des citoyens. L’évolution idéologique décrite ci-dessus étant en quelque sorte une forme complémentaire de justification morale de cette pénurie.

Ainsi, le traitement de la pandémie, dans un cadre référentiel néolibéral, renforcé par l’approche technocratique et marqué par les conséquences matérielles, morales et culturelles des orientations données à la société française depuis près de quarante ans, se traduit par une sextuple crise :

  • Crise sanitaire
  • Crise du service public
  • Crise économique
  • Crise sociale
  • Atteinte aux libertés
  • Perte de confiance dans le pouvoir, sans équivalent depuis 1958.

 

3 – Demain – Reconstruire la Nation républicaine

La France a subi plusieurs ébranlements ces cinq dernières années. Depuis janvier 2015, elle a essuyé de sanglants attentats islamistes, inaugurés par la liquidation de la rédaction de Charlie et qui se poursuivent aujourd’hui sous une autre forme, occasionnant une sorte d’irritation et d’inquiétude constantes du corps social. À partir de 2018, et d’une manière endémique, ont eu lieu les manifestations des « gilets jaunes », revendications qui témoignent du malaise social et culturel des laissés-pour-compte qui ont pourtant joué le jeu des réformes. La pandémie de Covid-19 vient prolonger cette séquence malheureuse, à tous les sens du terme, à l’issue de laquelle il apparaît aux yeux de tous que « l’État est nu ».

Tout changer pour que rien ne change

L’État est nu, parce que les technocrates qui l’ont colonisé ne peuvent plus nous faire croire, face au retour du réel, qu’ils l’ont paré du plus bel habit possible. L’État est nu, parce que le démantèlement entêté et la transformation contre-nature dont il est la victime depuis plusieurs décennies l’ont conduit à la paralysie.

De quels moyens disposons-nous pour empêcher que la fin de la crise en cours – si tant est que cette crise ait une fin circonscrite et reconnaissable – ne soit le signal d’un retour au « business as usual », voire, pire, d’une accélération de la liquidation du modèle politique, économique, social et culturel français au profit d’une normalisation néolibérale et technocratique définitive43?

Les instances technocratiques supranationales de l’Union européenne ont déjà abattu leur jeu, par l’intermédiaire de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, qui, dans un entretien accordé le 2 avril 2020 à différents médias – en particulier Paris Match et France Inter –, assure que le monde de demain fonctionnera avec les mêmes règles que le monde d’hier. Il concède, sous la pression des questions, que « la mondialisation est peut-être allée trop loin », mais se reprend aussitôt, ajoutant que « les 3% [de déficit maximum des budgets publics des pays membres] n’ont pas disparu définitivement, car les traités sont toujours sur la table ». Comme l’écrit Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, « le jour d’après, c’est le jour d’avant, avec de nouvelles couleurs »44.

Le président de la République, de son côté, revendique, certes, le retour à une souveraineté française « en particulier économique, industrielle, stratégique, militaire, technologique, environnementale », mais l’accompagne « en même temps » de la mention d’une « souveraineté européenne » qui n’a aucune existence et aucun avenir, du fait du refus de l’Europe du Nord de considérer l’Europe comme autre chose qu’un grand marché libre-échangiste et producteur de normes et de l’absence d’un « peuple » européen.

On constate donc que les décideurs – qu’ils viennent du monde des affaires et du néolibéralisme, comme Thierry Breton, ou qu’ils soient passés par le moule technocratique, comme Emmanuel Macron – s’accordent avec le Medef et les grandes entreprises financières et industrielles. Ils sont prêts, pour que rien ne change, à donner l’impression que tout va changer, tels des Prince de Salina45 ayant troqué le conservatisme aristocratique de la Sicile du XIXe siècle contre le néolibéralisme technocratique contemporain.

Faire de la politique

Après ce constat, il serait bien vain de proposer aux technocrates qui nous gouvernent et aux forces économiques et financières qui les soutiennent un programme politique à la fois réaliste, ambitieux et destiné à assurer la dignité et – osons le mot – le bonheur social que promettait celui du Conseil national de la Résistance.

C’est en amont d’un tel programme qu’il faut dès à présent œuvrer. Et, en amont d’un programme, il y a la politique. Depuis le début des années 2000, dans un mouvement en accélération constante, les structures mêmes de la politique, au sens le plus général et le plus citoyen du terme, ne cessent d’être attaquées, ébranlées, détruites. L’évolution générale de la société confrontée à l’effondrement d’une école qui ne permet plus la « fabrique du citoyen », le tropisme technocratique et néolibéral et la constance normative et destructrice des manœuvres de l’Union européenne concourent à affaiblir les partis, les syndicats et toutes les associations politiques. Reconnaissons que ces organisations, largement peuplées des mêmes technocrates qui tendent à les anéantir, ne font rien pour se rendre crédibles et pour faire lever l’espoir d’un monde meilleur.

On voit donc se multiplier des formes d’associations infra-politiques et mouvementistes qui ne savent que se faire les chambres d’écho des ambitions de leurs chefs. De l’extrême droite à la gauche radicale en passant par le centre macronien, ces organismes sont, volontairement ou pas, incapables de produire du sens, sauf à prendre l’exact contrepied des politiques actuelles pour en proposer un antidote aussi indigeste, à tendance autoritaire. Rien ne permettra de sortir de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle veulent nous ramener ceux qui sont persuadés d’être les détenteurs de la vérité, si nous ne réinvestissons pas le champ politique. Ceci signifie, aussi pesant et malaisé que cela paraisse, qu’il faut redonner vie à des partis rénovés, débarrassés au moins pour un temps des querelles de personnes et des manœuvres d’appareil – qui, n’en doutons pas, reviendront un jour ou l’autre et qu’il faudra combattre encore et encore – pour travailler avec les Français, de manière beaucoup plus participative que par le passé, à la construction de cet avenir commun.

C’est pourquoi nous invitons tous nos concitoyens à ne pas laisser ces structures, devenues vides, aux mains des « apparatchiks » qui les contrôlent et à se les réapproprier pour qu’elles redeviennent les outils du progrès. L’article 4 de notre Constitution46 nous appelle à cette tâche. C’est seulement ainsi que nous pourrons, parce que nous ferons vivre la démocratie, contraindre les forces néolibérales et technocratiques qui nous gouvernent à changer, à appliquer des politiques pour le plus grand nombre, c’est-à-dire le peuple.

La tâche réformatrice de ces partis rénovés est en effet immense. Les pratiques politiciennes de la IVe République ont déconsidéré le régime parlementaire, qui est pourtant la quintessence de la pratique politique démocratique et qui continue à fonctionner pour le bénéfice des citoyens aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Allemagne. La Ve République, quant à elle, dont la Constitution a été marquée d’incessantes « adaptations » qui l’ont dénaturée – pensons en particulier au référendum de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel et dont la légalité reste discutable – a fini d’étrangler l’Assemblée nationale. Le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier consentie par Lionel Jospin, dont ce ne fut hélas pas la seule faute politique majeure, ont mis fin au relatif équilibre entre les pouvoirs qui subsistait encore, pour faire d’un président « référendaire » l’alpha et l’oméga de l’action politique française.

C’est donc par la révision des institutions – il importe peu que cette révision en profondeur conserve le nom de Ve République ou adopte le numéro suivant – que doit commencer cette révolution démocratique. Il est essentiel de redonner à la représentation nationale une autonomie réelle, un véritable pouvoir de contrôle sur l’exécutif et de rendre à nouveau ce dernier responsable devant le Parlement, autrement que par des motions de censure théâtrales et inutiles. Il est absolument nécessaire que, comme dans le passé démocratique de notre pays, les membres du gouvernement soient obligatoirement issus de l’Assemblée ou du Sénat et que cesse cette méfiance organisée vis-à-vis du politique par le recours à la « société civile ». Il est absolument nécessaire que le système électoral, s’il conserve la stabilité de la majorité issue des urnes par un mécanisme de prime au vainqueur, assure une meilleure représentation de la diversité des opinions politiques. Quoi qu’on pense de ces partis, est-il acceptable que La République en marche, qui représente 24% des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, récolte plus de trois cents députés aux élections législatives qui ont suivi, alors que le Front national avec plus de 21% a moins de dix députés, Les Républicains une centaine de députés avec 21%, La France insoumise dix-sept députés avec plus de 19% des suffrages et le Parti socialiste plus de trente députés avec … 6,4% des suffrages ? Il est évident que de telles disparités entre les choix politiques des Français et les résultats électoraux privent le parti – ou le mouvement – arrivant au pouvoir, quel que soit le nombre de ses députés, de toute crédibilité, voire de toute légitimité, précipitant dans la rue ou dans la revendication la plus radicale beaucoup de Français qui se sentent mal ou pas représentés.

Ces réformes institutionnelles ne pourront être obtenues que par la pression de partis populaires, forts et nombreux, puisqu’elles demandent que le pouvoir en place finisse par accepter de se priver d’une partie des moyens que lui octroie trop généreusement notre Constitution abâtardie.

Réformer pour le progrès et l’émancipation

Ces évolutions profondes de notre pratique démocratique doivent être accompagnées de mesures politiques courageuses et de l’affirmation de la spécificité nationale face aux exigences internationales et communautaires. Il ne s’agit pas ici d’un programme qui serait né de l’esprit d’un seul homme et serait donc caduc et inopérant avant même d’exister, mais de propositions destinées à lancer une réflexion collective.

Citons par ordre d’urgence :

  • l’abandon pérenne des règles arbitraires d’équilibre budgétaire et la mise en place des mesures législatives et réglementaires permettant d’éviter au pays de se heurter au « mur de l’argent » ;  
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de la santé publique française (hôpital, médecine de ville, préparation du pays aux épidémies…) ;
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de l’école, lieu sacré de la République, sur la base d’un objectif unique : la transmission des savoirs aux élèves afin de construire la citoyenneté sur des bases critiques solides et de pallier le déficit culturel et éthique des jeunes générations.

Au-delà de ces mesures emblématiques et décisives que nous ne reprenons pas ci-dessous, la tâche est immense et doit aborder tous les domaines des mécanismes sociétaux.

  • Sur le plan institutionnel :
    • inverser l’évolution des Conseils (constitutionnel et d’État) en cours suprêmes et des cours de justice en enceintes où se fait la loi, sur le modèle anglo-saxon.
  • Sur le plan européen :
    • mettre en place des mécanismes de liquidation de la dette ;
    • mettre en place les lois et les moyens de les faire respecter, permettant la réduction massive de la fraude fiscale, de la fraude sociale et de l’expatriation fiscale.
  • Sur le plan de l’action de l’État et au-delà des questions abordées plus haut :
    • mettre fin à l’application des normes managériales anglo-saxonnes dans l’administration ;
    • rendre aux services déconcentrés de l’État leur pouvoir et leurs moyens ;
    • donner à la justice française les moyens matériels et financiers de son administration ;
    • redonner aux transports leur rôle démocratique et stratégique : renationalisation des autoroutes, développement du ferroutage, lignes locales.
  • Sur le plan fiscal :
    • appliquer des taxes sociales sur les biens en provenance de pays ne respectant pas les normes sociales françaises ;
    • établir une taxe sur les transactions financières ;
    • rétablir un réel impôt progressif ;
    • rétablir un impôt sur les successions qui empêche la constitution pluri-générationnelle d’une caste d’ultra-riches qui ne peuvent que se séparer du peuple.
  • Sur le plan économique, enfin, défendre et promouvoir les PME industrielles, l’agriculture et l’auto-suffisance stratégique du pays par tous les moyens.

C’est au prix de notre courage et de nos efforts que de nouveaux gouvernants, mis en place démocratiquement, peuvent être assurés que le peuple français, ayant enfin le sentiment qu’on le comprend, qu’on le respecte et que l’on travaille à son bonheur et non à l’application de programmes économiques et politiques qui violent ses idéaux et ajoutent à son fardeau, soutiendra son gouvernement et lui donnera, par un regain puissant de légitimité, les moyens de faire entendre la voix originale de la France dans le cadre des traités européens et sur la scène internationale.

« Se former une idée claire des besoins sociaux et s’efforcer de la répandre, c’est introduire un grain de levain nouveau, dans la mentalité commune ; c’est se donner une chance de la modifier un peu et, par suite, d’incliner, en quelque mesure, le cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie des hommes » Marc Bloch, L’Etrange défaite 47.

 

Notes

1Militant et responsable laïque attaché aux principes républicains sans lesquels la laïcité n’est pas.

2Toutes les citations extraites de L’Étrange défaite de Marc Bloch proviennent de « Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance », Paris, Gallimard, 2006, col. Quarto. P. 642 pour la présente citation.

3  – Ibid. p. 643.

5On doit constater que si les doctrines politiques et économiques sont en général désignées par un substantif en – isme, comme capitalisme, communisme, etc., le terme républicanisme, que nous utilisons dans ce texte pour désigner la doctrine républicaine, est, lui, entaché d’une charge péjorative. Comme si le fait de vouloir faire des principes de la République laïque une règle de gouvernement et d’organisation économique et sociale de la société ne pouvait déclencher que la méfiance…

6 – On pense rarement au républicanisme comme à une doctrine, non seulement politique, mais économique. Or cette doctrine existe. On peut même dire qu’elle tient une place historique majeure sous la forme de la révolte de la Commune de Paris. En effet, au factory system anglais de la révolution industrielle qui préfigure aussi bien le fordisme que le stakhanovisme, le républicanisme français préfère l’artisanat et l’atelier, c’est-à-dire en termes contemporains, la PME. On sait que le tissu économique français, en particulier industriel pour ce qu’il en reste, a fait sa prospérité sur ce type d’entreprises, tirées vers le haut et dynamisées par de grandes sociétés industrielles d’État, ou contrôlées par l’État, qui s’appuyaient sur les PME jusque dans les années 1980. Le remplacement de ces grandes sociétés par des multinationales et, reconnaissons-le, la faible capacité des PME françaises à exporter dans une économie mondialisée, ont mis à mal ce modèle qui a longtemps assuré la prospérité du pays.
Voir à ce sujet : Michel Bellet et Philippe Solal (dir
.), Économie, républicanisme et république, Paris, Classiques Garnier, 2019.

7De la Libération du territoire métropolitain et de l’installation du gouvernement provisoire de la République, à la fin du septennat de Vincent Auriol. C’est pendant cette période de dix ans que la quasi-totalité des réformes structurelles qui ont modelé la France jusqu’à la fin des années 2000 ont été mises en place.

9Le marxisme reste cependant, même pour les républicains, un outil d’analyse théorique, politique et économique indispensable. La théorie de la valeur, la notion de baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, sont des concepts sans lesquels on ne peut comprendre le monde du XXIe siècle.

12Voir à ce sujet le billet de blog équilibré et savant d’Henri Sterdyniak https://blogs.mediapart.fr/henri-sterdyniak/blog/110217/la-banque-de-france-et-la-dette-publique-pompidou-est-il-coupable

14Triomphe néolibéral et néoconservateur aux États-Unis et en Grande-Bretagne au tournant des années 70-80 avec Reagan et Thatcher, échec de l’union de la gauche en France et renoncement à poursuivre une politique alternative au capitalisme, décentralisation népotiste ayant abaissé le niveau de compétence de la fonction publique et suscité des recrutements massifs, désindustrialisation des pays européens, perte de l’autonomie financière, ralliement de la gauche européenne blairiste aux formes les plus extrêmes du capitalisme, chute du bloc soviétique, endettement automatique des Nations du fait des règles de 72-73, paralysie des pouvoirs politiques nationaux européens remplacés par l’ordo-libéralisme allemand, crise de 2008, etc.

15 Voir Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, 1992.

16Ce constat est d’autant plus accablant si l’on se souvient que l’idée d’une école nationale d’administration formant les hauts fonctionnaires avait été formulée par Jean Zay dans l’immédiate avant-guerre pour… faire pièce à l’influence de Sciences Po, source du népotisme et seule offre préparatoire aux concours des ministères. Le projet, attaqué de toutes parts, comme on s’en doute, fut très vite bloqué…

17 – Rappelons ces mots d’Émile Boutmy, le fondateur de l’École libre des Sciences politiques après la défaite de 1870, qui disent tout de cette école : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie ». 

18Le phénomène du pantouflage qui permet sans réel contrôle, malgré une commission de déontologie très bienveillante, les allers-retours entre la haute fonction publique, le secteur privé et la politique est emblématique de cette situation.

20La gauche de pouvoir s’est coulée dans le moule avec les Premiers ministres qui ont servi François Mitterrand à la suite de Pierre Mauroy, MM Fabius, Rocard, Bérégovoy et Mme Cresson, avec le Premier ministre de cohabitation Lionel Jospin et a fortiori avec le président François Hollande. Seule la période durant laquelle Jean-Pierre Chevènement occupa le poste de ministre de l‘Éducation nationale échappe à ce naufrage.

21Marc Bloch, op. cit. p. 640.

22Je donne la citation complète tant elle est d’actualité : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c’est pourquoi ils pensent. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines ; donc, qu’ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées ; bref, qu’ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l’époque. » Karl Marx, L’Idéologie allemande, 1845.

23Rappelons la fanfaronnade de Warren Buffett, pendant un temps l’homme le plus riche du monde. Il disait sur CNN en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». 

24Voir Pierre Manent La Raison des Nations, Paris, Gallimard, 2006.

25Voir Yves Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

26Voir Nadine Wainer, La laïcité et le rapport Debray, 2004. http://www.appep.net/mat/2012/06/wainer01.pdf

27Déf. Larousse en ligne : Anciennement, membre salarié à temps plein du parti communiste de l’U.R.S.S. ou d’une démocratie populaire. Péjoratif. Membre de l’appareil d’un parti, d’un syndicat.

28Sur ce point crucial voir l’enquête menée par les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans Le Monde daté du 8-10 mai 2020 https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/06/la-france-et-les-epidemies-2011-2017-la-mecanique-du-delitement_6038873_1651302.html et l’article dans le même quotidien à la même date, signalé dans la note 12.

29Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975. On notera, comme un écho à Marc Bloch, que cette grande hache s’abattit sur la famille de Perec, dont le père mourut pour la France lors de « l’étrange défaite » de 1940.

30Émile de Girardin, La Politique universelle, Paris, 1852.

32Voir notes 12 et 23.

33 – Lorsque Montesquieu utilise cette expression dans Les Lettres persanes, il n’en fait pas une doctrine. La beauté de l’expression et l’attraction qu’elle opère ont convaincu les néolibéraux de l’utiliser à satiété pour y cacher la violence de la guerre économique et financière de laquelle ils vivent.

34OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 1998 https://www.who.int/whr/2000/media_centre/press_release/fr/

36Au sujet de l’imposture idéologique de la dette publique utilisée comme levier des politiques antisociales, voir les articles et les ouvrages d’Henri Sterdyniak, ancien directeur du Département Économie de la Mondialisation de l’OFCE. Par exemple https://laviedesidees.fr/Reduire-la-dette-publique-une.html

37La RGPP (Révision générale des politique publiques), mise en œuvre en 2007 est suivie de la MAP (Modernisation de l’action publique), à laquelle doit succéder en 2022 le programme Action publique. Ces mesures ont été accompagnées de la LOLF (Loi organisant la loi de finances). Les textes gouvernementaux eux-mêmes reconnaissent qu’à partir de 2001, « ces réformes ont été décidées sous l’influence du NMP (Nouveau management public), mouvement d’idées venu des pays anglo-saxons, selon lequel le fonctionnement de l’État gagne à utiliser les méthodes des entreprises privées pour remplir son rôle, considéré comme celui d’un prestataire de services et améliorer son « efficience ». L’État doit alors appliquer des principes de « bonne gouvernance » : discipline budgétaire, définition de normes de gestion et établissement d’un cadre transparent « d’évaluation » de son action, avec publication « d’indicateurs de résultats » ». Tout y est !
https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/269764-la-reforme-de-letat-politique-publique

38Hors d’Europe, des pays asiatiques comme la Corée du Sud et le Japon, malgré leur densité de population, se sont orientés vers les mêmes solutions.

39Johann Chapoutot : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants », 24 avril 2020.
https://www.mediapart.fr/journal/international/240420/johann-chapoutot-merkel-parle-des-adultes-macron-des-enfants

40Voir Op.cit. Yves Michaud Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

43On relira avec profit Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Léméac/Actes Sud, 2008 pour comprendre comment les désastres servent de cheval de Troie au néolibéralisme.

45Luchino Visconti, Le Guépard, 1963. Le prince de Salina, incarné par l’acteur Burt Lancaster, dit, alors que la révolution garibaldienne fait rage au-dehors, « Se vogliama che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi », dicton immarcescible à l’usage des conservateurs lucides…

46 – « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

47Marc Bloch, op. cit. p. 651.

Qu’est-ce que vouloir l’universel ?

S’appuyant sur les exemples de la république des esprits, de la traduction, de la littérature, des beaux-arts, Jean-Michel Muglioni dit comment l’universel unit les hommes en ramenant chacun au fondement de sa propre autorité et en le délivrant «  des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers ». Loin d’exiger l’uniformité, loin d’un consensus fusionnel imposé de l’extérieur, la recherche de l’universel est celle d’une entente entre des singularités ; elle s’exprime concrètement dans des sociétés et des œuvres particulières. Vouloir former une communauté qui se fonde sur le jugement de chacun de ses membres, c’est aussi vouloir sa propre liberté : rien n’est plus difficile.

[Ce texte est issu d’une conférence donnée le 11 mai 2019 aux « Utopiales maçonniques en région » du Grand Orient de France. Avec les remerciements de l’auteur et de Mezetulle pour cette autorisation de publication.]

Qu’est-ce que l’exigence d’universalité ? Une exigence qui ne peut que remettre en question l’appartenance communautaire, c’est-à-dire tout lien social fondé seulement sur le fait qu’on est né quelque part et qu’on s’y conforme à ce qui s’y fait. De là la haine de l’universel et de l’idée républicaine qui en est l’expression politique : les communautés quelles qu’elles soient, religieuses, nationales, régionales, familiales, etc., ne supportent pas que les hommes jugent leurs valeurs. Je m’explique.

La république des esprits

Universel se dit en grec catholique, c’est-à-dire kata holos, qui a rapport au tout. Holos, c’est le tout comme dans hologramme. Universel doit donc être distingué de particulier, qui concerne une partie et non le tout. Une proposition géométrique, par exemple la somme des angles du triangle est égale à deux droits, est universelle : elle est vraie de tout triangle. Sans exception ! La démonstration permet d’exclure toute exception possible. Il y a là un pouvoir extraordinaire de l’esprit. Mais non seulement la proposition en question est vraie de tout triangle, surtout elle est vraie pour tout esprit : la comprendre, c’est comprendre que tout homme doit pouvoir la comprendre et en reconnaître la vérité. Tout homme, c’est-à-dire tout homme quel que soit son lieu de naissance, sa langue, sa classe sociale, sa communauté particulière. Et une fois qu’un homme a compris une démonstration, il peut en trouver d’autres : ce qui veut dire que tout homme, quelle que soit sa cité, sa nation, sa communauté de naissance, peut participer à la recherche mathématique. Ainsi se constitue une communauté ou une société qui n’est pas fondée sur l’appartenance culturelle, mais sur la compréhension d’une méthode et d’un contenu de vérité. Dans cette république, car comment l’appeler autrement, chacun est citoyen, citoyen législateur, mais jamais sujet. Citoyen français, je suis législateur, je décide de la loi par mon vote en élisant mes représentants, et je suis sujet, car je suis soumis à la loi. Dans la république des esprits à laquelle appartient tout mathématicien, chaque citoyen n’est soumis qu’à sa propre raison. L’enfant de 7 ans, en tant qu’il comprend une addition, y est citoyen de plein droit : il est alors l’égal de son maître et du plus grand mathématicien.

Il y a certes plusieurs écoles de mathématiciens, par exemple l’école française, avec l’Institut Poincaré, n’est pas l’école russe, etc. Mais chacune développe un savoir universel et elles constituent ensemble une république de mathématiciens où toutes peuvent s’accorder. Les différents styles de ces écoles sont particuliers, mais non pas par opposition à l’universalité de la rationalité mathématique : ce sont des expressions particulières d’une même exigence, liées chacune aux circonstances particulières dans lesquelles elles se sont développées : je veux dire par là que l’universalité n’implique pas l’uniformité ni n’exclut la diversité. Il n’y a jamais d’universel que sous une forme particulière, comme le disait Hegel : fruit est un terme universel, cela ne veut pas dire que c’est une vaine abstraction sous prétexte qu’il n’y a que des fruits particuliers, la pomme, la poire, etc. Tous sont des fruits.

Toute société particulière participe de l’universel

Seulement, une société qui est la réalisation particulière de l’universel est d’un tout autre ordre qu’une communauté qui, par le seul fait qu’on y est né et qu’on y vit, détermine nos modes de pensée et nos mœurs, une communauté donc où chacun est le produit de son milieu socioculturel. Alors croyances et valeurs sont particulières et non universelles et il y a autant de cultures particulières, au sens ethnologique du terme culture, que de communautés particulières, dont aucune ne peut prétendre à l’universel. Il faut donc distinguer radicalement deux types de sociétés humaines, celle qui a pour modèle la république des esprits, dont l’universel est le principe, et les communautés définissables chacune par ses particularités, où généralement celui qui vient d’ailleurs ne peut jamais parfaitement se fondre. Au contraire n’importe qui venant de n’importe quelle communauté peut entrer dans la république des mathématiciens. Peu importe son accent !

Or, s’il était vrai que la pensée d’un homme se réduit totalement à ce que fait de lui la communauté particulière où il se trouve être né, il n’aurait rien de commun avec les hommes d’autres communautés, et donc il ne pourrait même pas apprendre une langue étrangère. C’est dire que l’universel n’est pas réel seulement en mathématiques et dans la diversité des écoles de mathématiciens. Toutes les langues sont particulières, mais toutes permettent l’expression d’une pensée universelle, faute de quoi il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes parlant des langues différentes. Ainsi outre les langues elles-mêmes, il y a des œuvres de l’esprit dont le sens dépasse infiniment ce que peut avoir de particulier la société historique dans laquelle elles se trouvent avoir été produites. Des poèmes écrits dans une langue particulière ont une signification universelle – ce que la traduction permet à chacun de découvrir. On peut lire Les Misérables en anglais ou Hamlet en français. Ce que j’ai dit des mathématiques est vrai de ce qu’on appelle la littérature universelle. Il y a une littérature universelle, au sens le plus fort de cette expression : non pas une multiplicité d’œuvres particulières auxquelles on pourrait s’intéresser comme à des curiosités exotiques, mais une grande diversité d’œuvres chacune universelle. Ainsi l’humanité tout entière est une république universelle à laquelle participent tous les hommes qui le veulent, pourvu qu’ils ne se réduisent pas à ce que leur communauté particulière fait d’eux : c’est le cas par exemple d’un Japonais qui visite le Louvre, ou bien de Monet collectionnant les estampes japonaises. Allez au musée des arts premiers quai Branly, et vous verrez ce que c’est que l’humanité et son universalité réelle.

La tradition de la raison

Mais tenons-nous en aux mathématiques. La pratique de la méthode y a ceci de tout à fait extraordinaire qu’elle implique que toute communication d’un mathématicien peut être jugée et, s’il le faut, remise en cause par d’autres, et ainsi dépassée. Une fois qu’un mathématicien, peu importe lequel et où, que ce soit Thalès ou qui on voudra, a formulé une première démonstration, alors se trouve lancée une histoire des mathématiques où chaque nouvelle génération peut juger la précédente et la dépasser. C’est là – je paraphrase Husserl – une révolution qui change le sens même de la culture et du devenir historique. Est en effet apparue un jour une tradition tout à fait extraordinaire, la tradition de la raison. Alors, au lieu que la tradition détermine leurs pensées, la capacité des hommes à penser universellement constitue une tradition d’un type nouveau, qui, parce que l’universel en est le principe, est à chaque instant capable de se remettre elle-même en question, de se soumettre au libre jugement d’un nouvel arrivant, d’où qu’il vienne, où qu’il soit né, quelle que soit sa classe sociale ou sa condition. Tel est le sens du développement des mathématiques en Grèce dès le VIIe siècle avant J.-C., et de toute l’histoire des sciences. Thalès n’est pas connu seulement pour son fameux théorème, mais aussi par un poème De la nature qui commence par ces mots : tout est eau ! Je sais que c’est faux ! Mais l’eau est un élément naturel : la nature est expliquée par la nature et non par les dieux. L’idée de nature est conçue. Dorénavant la recherche scientifique est lancée : un autre pourra dire que le feu est le principe, d’autres les atomes. Et toute découverte est à son tour objet de critique. Nous n’en aurons jamais fini de découvrir le monde : la vérité est maintenant l’horizon de l’histoire.

Et du même coup les prêtres, les politiques et la tradition sont dépossédés de leur pouvoir : ce ne sont plus eux qui nous disent ce qu’est le monde. C’est bien une révolution. De cette révolution qui concerne la théorie pure, la pensée, il a résulté une conséquence inouïe pour tout le reste de notre existence, et particulièrement de notre existence sociale et politique : l’homme qui se découvre citoyen d’une république des esprits ne se contente plus de croire aux valeurs de la cité, il devient juge des biens et des maux, c’est-à-dire devient philosophe. Cela donne Diogène le cynique, au IVe siècle avant J.-C. J’aime rappeler que, dit-on, son père aurait été faux-monnayeur. C’est sans doute plus une légende qu’un ragot, et cela voudrait dire que les valeurs traditionnelles de la cité sont frelatées. Socrate déjà jugeait sa cité, il ne se contentait pas d’être athénien. C’est pourquoi il est traité de spartiate, c’est-à-dire d’ennemi d’Athènes, dans Les Nuées d’Aristophane. La mort de Socrate se poursuit dans le conflit toujours renaissant entre la tradition de la raison et la tradition tout court. L’historicisme du XIXe siècle s’est opposé à cette exigence d’universalité : pour lui les lois ne sont jamais que les lois d’un peuple particulier à un moment particulier de l’histoire. Pour le culturalisme du XXe siècle, les droits de l’homme sont l’expression d’une culture particulière : ce sont les droits de l’homme occidental. De là la ruine de l’idée républicaine.

L’histoire de la liberté

Vouloir l’universel, c’est refuser de se réduire à ce que fait de nous notre existence socioculturelle particulière et se lancer dans un combat de tous les instants. Non pas se contenter de rester enfermé dans une tradition, mais exiger la justice. Ainsi l’histoire a cessé d’être la simple transmission d’une tradition pour devenir, selon l’expression de Husserl, une tâche infinie, orientée par une idée. Et cette histoire est l’histoire de la liberté. Je suis parti en effet de la découverte de l’universel dans la pratique des mathématiques et j’ai vu l’extension à l’ensemble de la vie humaine de l’exigence de rationalité. S’est formée une communauté qui contrairement aux autres types de communautés n’est pas fondée sur la tradition mais sur le jugement de chacun de ses membres. J’ai voulu rappeler ainsi, car il faut sans cesse le rappeler, que rationalité, universalité, c’est liberté. Qu’un mathématicien, Descartes, nous ait donné la plus grande peut-être des philosophies de la liberté, ce n’est pas un accident de l’histoire. C’est qu’une fois que j’ai compris une démonstration, j’ai découvert qu’au moins cette pensée que je viens de former est libre, que j’en suis le libre arbitre, et que c’est le très exact contraire d’un préjugé. Le maître doit faire en sorte que la découverte de l’arithmétique élémentaire soit pour l’élève la découverte qu’il est esprit, c’est-à-dire libre. Et j’insiste sur l’exemple des mathématiques parce que je ne vois pas qu’il y ait plus belle et plus efficace école de liberté et de raison. À condition, certes, qu’on les pratique en classe à cette fin. Descartes lui-même regrettait que de son temps on ne les enseignât que pour faire des ingénieurs. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’idée de loi est inséparable de cette tradition de la raison et de l’universel. La loi, c’est l’égalité de tous devant la loi, ou bien ce n’est qu’un mot. Cette égalité signifie le refus de considérer qu’un homme puisse être le maître des autres, qui seraient ses esclaves. Il a certes fallu attendre 1789 pour que ce soit publiquement déclaré : les hommes, c’est-à-dire tous sans distinction, naissent, c’est-à-dire sont par nature, libres, et ils sont du même coup par nature égaux-en-droits. Ils ont tous les mêmes droits. L’exigence d’universalité, dont la première expression est la découverte des mathématiques et de la philosophie, s’étend à la vie humaine tout entière jusqu’à donner une cour internationale de justice : institution particulière, certes, mais réformable, améliorable, dont le principe échappe à ce qui est seulement culturel.

La citoyenneté

De l’exigence d’universalité résulte une haute idée de la citoyenneté. Le citoyen républicain – c’est un pléonasme – est, ou du moins cherche à être, le juge de ce qu’il doit ou non être : vouloir l’universel fait de lui un opposant (il y a certes aussi des opposants très particuliers !). Il peut et même doit penser en individu séparé, c’est-à-dire juger en fonction de sa raison et non des valeurs de la cité. L’isoloir symbolise et garantit cette séparation fondamentale sans laquelle il ne peut y avoir de liberté de conscience. Être citoyen ne va pas de soi : il nous faut nous déprendre de toutes nos chères pensées qui viennent de nos appartenances et chercher à juger comme tout autre le pourrait à notre place, tâche difficile, alors qu’elle est aisée en arithmétique. Rien n’est plus difficile que de s’assurer qu’on juge en fonction de sa raison, comme il est difficile d’être juré d’assises – institution fondée sur la même exigence. La citoyenneté est un devoir qui exige beaucoup avant même d’être un droit. Permettez une parenthèse. Le droit de vote ne signifie pas que voter consiste à répondre à un sondage où tout le monde serait consulté. Le sondage d’opinion a pour modèle l’enquête que fait un marchand pour savoir ce qui plaira au client car fort légitimement il ne veut pas faire faillite. Quand la politique en vient à faire le compte d’opinions particulières pour plaire au plus grand nombre, elle transforme le citoyen en client, et le résultat du vote perd toute légitimité.

L’école, vérité de l’universel

L’exigence d’universalité qui est constitutive de la vraie citoyenneté est le principe d’une école qui permette à chacun d’accéder à cette citoyenneté : une école qui soit le contraire d’une communauté entendue au sens communautariste du terme. République des esprits, l’école ne se constitue pas par l’appartenance ou la naissance, mais par l’instruction. Le lien qui unit la république, au sens politique du terme, et l’école publique est donc fondamental. Une école privée, privée au sens où elle ne fait que transmettre les valeurs d’une communauté, ce n’est pas une école. Il faut, pour que chacun puisse accéder à la citoyenneté, que l’école ne soit pas la chambre d’écho du monde environnant. On y étudiera par exemple la démocratie athénienne et la guerre du Péloponnèse, et chacun y comprendra le sens de la collaboration et de la Résistance mieux que s’il commence par l’étude de la dernière guerre. Il importe de savoir quels furent les dieux des Grecs, et par là de prendre conscience que des hommes qui n’étaient pas moins hommes que nous, ni moins raisonnables, avaient d’autres dieux et d’autres mœurs. L’école n’est l’école que si elle rend chacun étranger à son propre monde, si elle dépayse. L’exigence d’universalité signifie qu’il faut sortir de chez soi. Mais attention ! Il ne s’agit pas d’aller faire du commerce ailleurs – la mondialisation est le contraire de l’universel. Extension sur toute la planète d’un même marché, elle tend à rendre de plus en plus difficile de se dépayser. C’est pourquoi une école qui dépayse par un voyage dans le temps est plus que jamais nécessaire. J’ajoute que l’école suppose une organisation économique et sociale, parce que la misère interdit le loisir de penser. Mais ici je ne parle que de l’universel et non des conditions sociales de sa réalisation.

Vouloir l’universel, c’est vouloir être soi-même

On sait que la publicité fait naître en nous des désirs que nous vivons comme venant du plus profond de nous-même. Le fanatique prisonnier de sa secte croit que sa conviction vient de lui-même, il n’a pas conscience d’avoir renoncé à lui-même. Aussi bien l’individualiste, au mauvais sens du terme, se trompe sur lui-même : il se croit original, mais il n’est que le reflet d’un milieu particulier. Ainsi nous sommes attachés à ce que nous croyons être nos valeurs ou nos goûts qui pourtant viennent du dehors. Alors nous avons beau être sincères, quand nous disons « je », ce n’est pas nous qui parlons. Au contraire un homme libre ne se réduit pas à ce que le monde extérieur fait de lui. Il ne renie pas sa famille ou son village, mais il vise l’universel, et ainsi, du moins dans une certaine mesure, il se libère des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers.

Par cette exigence il peut devenir vraiment lui-même. Je réponds donc à ma question : qu’est-ce que vouloir l’universel ? C’est vouloir être soi-même ! Il faudrait ici développer l’idée du lien fondamental qui unit la singularité absolue de la personne, du « je », du vrai « je », et l’universalité de la pensée, ce que j’ai déjà indiqué tout à l’heure quand j’ai insisté sur le sens de la séparation que permet l’isoloir. Le paradoxe que j’ai développé consiste en ceci que notre singularité, ce qui fait que chacun est unique, est fondamentalement liée à notre capacité de penser universellement et donc de nous entendre : entendre au sens de comprendre, entendement, et s’entendre, entente, la langue commune ne se trompe pas lorsqu’elle confond ainsi le fait de comprendre et de s’accorder. La singularité est pour la même raison ce qui fonde la reconnaissance de l’homme par l’homme. L’étranger, quelles que soient ce qu’on appelle aujourd’hui ses différences, est un être singulier, irréductible à ses particularités ethniques ou sociales, et à ce titre il est mon semblable. Ainsi concevoir le lien du singulier et de l’universel, c’est penser l’unité de l’humanité et son sens : non seulement elle ne se réduit pas au fait de l’existence sociale toujours particulière, mais surtout elle est d’un autre ordre que l’unité d’une espèce vivante – même si ce qu’il faut donc appeler le genre humain est aussi une espèce parmi les autres. L’expression de genre humain, reprise du latin des stoïciens, car il y a chez eux une remarquable formulation de l’unité du genre humain, l’expression de genre humain présente encore dans l’Internationale, signifie que dans l’humanité l’individu égale le genre, qu’il n’est pas seulement un maillon dans la chaîne des générations. Pour résumer mon propos, je dirai donc que j’ai esquissé un parcours qui va de la découverte de la capacité de tout homme à penser universellement à la reconnaissance en chacun de sa singularité, et qui conduit, par l’idée du lien qui unit l’universel et le singulier, jusqu’au fondement sur lequel repose la reconnaissance de la valeur absolue de la personne humaine.

Les beaux-arts

Soit pour finir un exemple pour lancer une réflexion sur le rapport du particulier, du singulier et de l’universel : les beaux-arts. Goya, c’est de la peinture, toute la peinture, et c’est la peinture de Goya et non de Vélasquez ou de Raphaël. Ainsi la peinture n’est rien en dehors des œuvres où elle se réalise au cours de l’histoire, et dans chaque œuvre singulière elle est présente tout entière. La singularité du génie est irréductible à la particularité nationale ou historique de son art et de sa langue. Certes il y a des éléments historiques, sociaux, techniques et même psychologiques qui sont comme le terreau d’une œuvre d’art, d’une œuvre musicale, picturale, littéraire. Verdi, c’est de la musique italienne du XIXe siècle. Et Verdi avait raison de dire qu’étant italien il n’avait pas à imiter Wagner et devait poursuivre son travail de musicien italien. Il faisait de la musique italienne parce qu’il se trouvait qu’il était italien et même s’il combattait contre les Autrichiens pour l’indépendance et l’unité italienne (Viva Verdi, c’est-à-dire Viva Vittorio Emanuele Re DItalia) il ne prétendait pas que la musique doit être italienne ou n’est qu’italienne, comme on l’entend dire par certains wagnériens qui pensent que la musique est allemande ou n’est pas. Le même délire a fait parler en France de Claude de France pour désigner Debussy1… Il y a une façon de défendre un patrimoine qui le réduit à ce qu’il peut avoir de particulier et manque son universalité. Si la musique de Debussy est universelle, ce n’est pas parce qu’elle est française, mais parce que son génie a élevé au niveau de l’universel ce qui n’est d’abord qu’une particularité contingente. La singularité du génie présent en tout homme peut donner une signification universelle à un chant qui d’abord n’était qu’une plainte et n’était pas destiné au public des concerts.

NdE. À lire sur des sujets proches :
« La République des lettres : liberté, égalité, singularité et loisir« , par C. Kintzler ;
« Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff« , lu par Philippe Foussier

1  – On consultera à ce sujet l’article de Victor Tribot Laspière « Claude Debussy, le plus français des musiciens » sur le site de France-Musique.

Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité

Le président de la République se dérobe devant la nécessité d’un discours substantiel sur la laïcité, maintes fois annoncé et toujours reporté. Passant en revue des déclarations fluctuantes qui reflètent les divisions de la majorité présidentielle à ce sujet, ainsi que des propositions « bienveillantes », chimériques et contreproductives, Jean-Éric Schoettl rappelle les voies (qui pour être classiques n’en sont pas moins réelles) d’une nécessaire politique laïque renforcée. Celle-ci serait-elle jugée impossible précisément parce qu’elle serait trop nette ? Il souligne aussi les initiatives heureuses dont on se demande pourquoi elles sont méconnues.

L’actuel président de la République n’a toujours pas produit de discours général sur les rapports entre l’État et les religions.
Il devait le faire, disait-on, à la fin de l’année 2018. Ce fut reporté. Il allait le faire, assurait-on, le 18 février 2020 à Mulhouse. Que dirait-il ? Nous n’en savions rien. Que pensait-il ? Nous nous perdions en conjectures.
Nous ne sommes toujours pas fixés. Lui non plus sans doute, tant le sujet est délicat, tant il semble lui glisser des mains. C’est même un des grands angles morts de sa campagne présidentielle, un non-dit du nouveau monde, avec la question, évidemment corrélée, de l’immigration.

Des déclarations éparses et fluctuantes

Au cours des trois premières années de son mandat, quelques prises de position éparses d’Emmanuel Macron suscitent la perplexité.

Dans un premier temps, il semble attribuer l’islamisme à des causes socio-économiques (« Les terroristes prospèrent sur la misère », tweete-t-il après l’attentat de Manchester en mai 2017), voire climatiques (« On ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme, si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique », déclare-t-il au G20 en juillet 2017).

Considérant l’évidence des faits (l’intégrisme et les attentats islamistes, qui progressent partout dans le monde musulman, par exemple au Pakistan et en Indonésie, sont difficiles à tous rattacher à la pauvreté des banlieues occidentales ou au réchauffement climatique !), il dénonce l’hydre islamiste après l’attentat de Trèbes, dans le bel hommage qu’il rend au colonel Arnaud Beltrame, le 28 mars 2018.

Le discours des Bernardins (avril 2018)1 ne peut guère être extrapolé car, s’il est déjà discutable d’exhorter les catholiques à prendre position en politique en tant que catholiques, inciter les musulmans à faire de même serait étrangement contre-indiqué s’agissant d’une religion dont beaucoup de fidèles de par le monde considèrent qu’elle a précisément reçu de Dieu le mandat de régir la Cité.

Dans son allocution du 22 mai 2018 sur les banlieues, le Président est resté vague sur le communautarisme et l’islamisme, évoquant la montée de l’antisémitisme de façon englobante, comme si elle touchait uniformément l’ensemble de la société française. Quant à la référence oiseuse aux « mâles blancs », qui semble « racialiser » et « genrer » la politique de la Ville (en suggérant que les Français de souche de sexe masculin seraient illégitimes à en traiter), nous ferons l’effort de considérer qu’elle est à mettre au compte d’une intention humoristique maladroite.

Lors de son voyage à Jérusalem, en janvier 2020, il soutient, dans la tradition multiculturaliste anglo-saxonne, mais contre la lettre et l’esprit de la loi de séparation (« La République ne reconnaît aucun culte »), que « la juste définition de la laïcité est de reconnaître la part de chaque religion ».

L’exposé de Mulhouse, consacré à la lutte contre le « séparatisme islamiste », prend soin d’éviter les termes « laïcité » et « communautarisme ». Quel contraste avec cet autre discours de Mulhouse, un vrai discours celui-là, tenu par Jacques Chirac en 1998 : « L’acceptation des différences n’est pas la désagrégation de la cohésion sociale. La France n’est pas, et ne sera jamais une mosaïque de communautés juxtaposées, le champ clos de groupes qui s’ignorent ou qui s’affrontent. Notre pays est un. Le communautarisme n’y a pas sa place » !

Ce flottement personnel d’Emmanuel Macron reflète aussi les divisions d’une majorité présidentielle hétérogène qui, sur ce sujet comme sur d’autres, connaît d’intenses contradictions internes. Pensons aux prises de position diamétralement opposées d’une Aurore Bergé et d’un Aurélien Taché. Sur un sujet aussi sensible, sortir de l’ambiguïté conduirait la fragile dentelle de La République en marche à se déchirer. Et tout faux pas pourrait être fatal à son funambule en chef.

Comment s’étonner alors de ce que le grand discours présidentiel sur la laïcité soit sans cesse reporté ?

Il n’en est pas moins nécessaire. La République a besoin de repères simples à formuler et à respecter. Les règles actuelles ne suffisent pas, tant est grande la confusion des esprits, au sein de la sphère étatique elle-même, qu’il s’agisse des questions relatives à la laïcité et au communautarisme (port du burkini et non-mixité dans les piscines municipales ; allure des accompagnatrices de sorties scolaires dans l’enseignement public ; organisation du ramadan et offre de repas halal dans les administrations et les entreprises ; respect de l’égalité hommes/femmes dans le milieu du sport ; port de la barbe islamique par les agents publics ; prières publiques ; possibilité pour les associations et les entreprises de prescrire à leur personnel des obligations de neutralité ; règles de vie commune applicables au service national universel…) ou de celles liées à la lutte contre le djihadisme (révocation des personnels radicalisés ; fermeture des mosquées où se profèrent des discours de haine ; mesures de surveillance et de sûreté à prendre à l’égard des sortants de prison radicalisés…).

Des propositions « bienveillantes » à la manière d’un New Deal

À défaut de prise de position présidentielle expresse, une politique peut être néanmoins mise en œuvre, fût-ce implicitement et par ajustements successifs. À quoi s’attendre au cours des deux dernières années du quinquennat en cours ?

Le chef de l’État pourrait s’inspirer du rapport que Hakim El Karoui lui a remis le 9 septembre 2018 sur “la fabrique de l’islamisme”. Il envisage peut-être aussi d’exploiter ce qui est remonté des « assises départementales de l’islam de France » que les préfets ont été priés en juin 2018, un peu en catastrophe, d’organiser à la rentrée suivante.

Au travers du rapport El Karoui, comme des consignes données il y a deux ans par Gérard Collomb aux préfets pour ces assises, on croit entrevoir les grandes lignes d’une approche présidentielle se voulant bienveillante et novatrice, une sorte de New Deal qui n’aurait pas la prétention d’être un Big Bang :

  • Travailler à la bonne entente entre l’islam et la République, en se concertant avec ses représentants pour régler toute une série de problèmes concrets (financement des lieux de culte, abattage halal, aumôneries musulmanes, formation des imams).
  • Promouvoir l’usage du français dans les prédications et, plus généralement, galliciser l’islam de France en l’affranchissant des imams et des financements étrangers.
  • Trouver dans l’enseignement public la « bonne attitude », alliant la fermeté du ministre de l’Éducation pour ce qui est de la scolarité proprement dite et la souplesse pour l’environnement scolaire (cantines comprises) ou pour la relation avec les parents (accompagnatrices voilées, congés exceptionnels).

Le discours de Mulhouse du 18 février 2020 est très loin de constituer un plan de lutte contre le communautarisme, ni même l’esquisse d’un tel plan. D’abord parce qu’il n’évoque que le « séparatisme », autrement dit une forme aigüe de communautarisme. Ensuite parce qu’il n’annonce que deux mesures dont aucune n’est au cœur du sujet. La suppression des ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), ou plutôt leur remplacement par un dispositif intégré dans le cursus de l’Éducation nationale (et censé contrôlé par celle-ci), était programmée depuis 2016 et ce sont ses modalités d’application qui posent problème : si ce nouveau dispositif doit entrer en vigueur à la rentrée 2020, où trouver 200 enseignants de nationalité turque, sauf à reprendre les mêmes, toujours aux ordres d’Ankara, mais qui, cette fois, seront payés par la France ? La seconde mesure consiste à mettre fin aux imams détachés. Mais, si francophone qu’il soit, un imam labellisé par le Conseil français du culte musulman (CFCM) sera-t-il nécessairement moins radical qu’un imam marocain détaché ? Rien ne nous le garantit.

Le discours de Mulhouse sera cependant suivi d’autres interventions du chef de l’État, avant et après les municipales des 15 et 22 mars 2020, au cours desquelles, assure son entourage, il va décliner une stratégie globale contre le séparatisme, Ainsi, le 25 février, Emmanuel Macron annonce des mesures relatives à la vie associative en recevant à l’Élysée des associations d’éducation populaire « appelées à jouer un rôle de premier plan aux côtés de l’État ». Parmi ces mesures figure le déblocage de moyens supplémentaires (dont 100 millions d’euros sur trois ans consacrés aux cités éducatives dans les quartiers prioritaires), ainsi que le contrôle des associations subventionnées pour éviter qu’elles ne fassent « le lit du séparatisme ». Il s’agirait, à l’instar de ce que pratiquent déjà certaines collectivités locales, de subordonner les aides publiques aux associations à la signature d’une charte comportant une série d’engagements relatifs au respect des valeurs de la République (égalité hommes/femmes, non-prosélytisme, etc.).

Institutionnaliser un « islam de France » ?

Pour le reste, le projet d’Emmanuel Macron semble persévérer dans la volonté (qui a été celle de ses deux prédécesseurs) d’organiser un « islam de France ». Cette idée n’est pas nouvelle et n’est pas à rejeter dans son principe. Que l’État ait un dialogue avec les représentants des musulmans, comme il en a avec l’Église catholique, qu’il fasse le point périodiquement sur les problèmes pratiques qui se posent aux uns comme aux autres, n’a rien que de très sain.

Il faut toutefois bien mesurer les deux limites majeures d’une telle approche. Tout d’abord, l’organisation de l’islam de France se heurte à l’absence d’interlocuteurs représentatifs de leur communauté de croyance.  Ensuite et surtout, cette approche ne règle pas le problème essentiel qui est celui de la « résistible ascension » des mouvances radicales au sein de l’islam de France.

Le projet d’organiser le culte musulman, afin de donner à l’État un interlocuteur capable d’engager la communauté des fidèles et d’intégrer l’islam dans la République, bute – comme l’expérience du CFCM l’a montré – sur les divisions multiples de l’islam de France et l’absence de hiérarchie dans l’islam sunnite. C’est ce que rappelle très bien l’exposé des motifs de la proposition de loi déposée en octobre 2017 par le groupe Union centriste du Sénat : « les pouvoirs publics, en dépit de leur volonté d’ouverture, ont du mal à établir et à entretenir un dialogue efficace avec les représentants de cette introuvable « communauté musulmane », si tant est que la pratique de l’islam suffise à déterminer l’existence d’une véritable communauté ». L’État ne peut inventer une Église qui n’existe pas. L’État laïque moins qu’un autre.

Surtout, le projet d’institutionnaliser un islam de France ne traite pas le problème posé par l’islamisme politique et ses excroissances mortifères, sécessionnisme et djihadisme. Ni l’État ni aucune organisation agréée par lui n’auront jamais prise sur les groupes radicaux. Ce sont au contraire ceux-ci qui, en infiltrant les organisations réputées représentatives, peuvent les placer sous leur influence.

Dans le détail, certaines des idées évoquées au titre de l’organisation d’un islam de France peuvent avoir leur intérêt (la revalorisation du statut des aumôniers en milieu carcéral notamment). D’autres manquent leur cible (l’usage de l’arabe dans le culte musulman est inévitable et non corrélé au fondamentalisme), posent des problèmes de constitutionnalité (taxe halal, interdiction des financements étrangers) ou peuvent se révéler contreproductives, soit en contraignant inutilement les fidèles qui respectent nos valeurs (obligation de se couler dans le moule de l’association cultuelle), soit en ouvrant la porte à des accommodements qui, au motif de républicaniser l’islam, islamiseraient la République.

Il y a mieux à faire

Il y a mieux à faire que de s’obstiner dans cette voie chimérique : appliquer plus fermement le principe de laïcité ; lutter plus efficacement contre le terrorisme ; s’atteler à la maîtrise des flux migratoires. Et, dans ces trois domaines, renforcer une législation insuffisante.

Si cruciales que soient ces mesures pour circonscrire le mal, la question principale est autre. L’islam est le corps dont l’islamisme est la maladie. Comment l’aider, en France, à s’immuniser ? Le remède n’a été trouvé ni ici, ni ailleurs. Mais on peut au moins valoriser les initiatives de nos compatriotes musulmans acquis aux valeurs de la République (particulièrement lorsqu’elles émanent de leurs clercs éclairés) de nature à alerter leurs coreligionnaires contre les déviances intégristes et à rassurer leurs concitoyens non musulmans.

De telles initiatives existent, souffrant seulement d’être méconnues. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 2020 (« Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam »), le nouveau recteur de la Grande Mosquée de Paris, M. Chems-Eddine Hafiz, expose que « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ». Ce propos réconfortant, autrement plus net que ceux du chef de l’État, fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 (« Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus »). Dans le même document, aux antipodes des déclarations irresponsables du délégué général du CFCM dans l’affaire Mila, les imams de la Grande mosquée de Paris condamnent unanimement, et en termes on ne peut plus explicites, la violence commise au nom de Dieu : « Rien, absolument rien, ne peut justifier des violences perpétrées au nom de notre religion ».

© Jean-Eric Schoettl, Mezetulle, 2020.

1 – [NdE] sur le discours des Bernardins, voir les articles publiés par Mezetulle.

 

L’humanité réduite au marché ?

Le libéralisme économique s’étend à toutes les activités humaines : or ce qui vaut pour l’entreprise et le commerce a-t-il un sens pour la santé, l’enseignement, la justice, la culture ? Après avoir rappelé pourquoi la primauté du modèle commercial du contrat ruine le contrat social, Jean-Michel Muglioni se demande s’il est possible aujourd’hui d’éviter que tout ne devienne marchandise et si l’avidité est la seule passion qui mobilise les hommes. Un monde transformé en marché unique n’aboutirait-il pas à l’extinction de toute volonté humaine ? Qu’est-ce qui peut nous sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ? On ne trouvera ici aucune réponse.

« À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Simone Weil, Oppression et liberté, NRF, 1967, p.60

L’essor économique de l’Occident repose sur l’état de droit qui garantit la liberté par la loi. La liberté d’entreprendre et de commercer y a trouvé son compte. On sait d’autre part que les régimes qui ont voulu détruire le libéralisme économique ont aussi détruit le libéralisme politique. On n’en conclura pas que le libéralisme économique garantit la liberté de l’homme et du citoyen. L’extension du marché n’a pas suffi à renverser les dictatures et les régimes totalitaires ; on ne voit pas que les choses bougent en Chine. Si chez nous le sens de l’état de droit se perdait parce que la primauté du marché l’emportait sur la loi, la domination du libéralisme économique ruinerait la liberté politique.

Le tout marchandise

Qu’est-ce qui rend le libéralisme économique destructeur des libertés fondamentales ? Non pas le marché lui-même et la liberté du commerce qui lui est consubstantielle, mais l’extension du marché à des domaines qui n’en relèvent pas : tout devient marchandise, et les hommes eux-mêmes. Le succès, depuis plus d’un siècle, du terme de valeur exprime sans doute la domination de la Bourse : tout s’évalue en fonction d’un marché. De là aussi le relativisme : tout se vaut puisque tout s’échange, tout a son équivalent en argent et toute forme de distinction autre que le prix marchand disparaît. L’idée même de dignité de la personne humaine devient obsolète, seule valeur absolue, c’est-à-dire sans équivalent. Il faut donc considérer comme une marchandise tout ce qui a un coût : la santé, l’instruction publique, la culture, la justice, le travail, etc. Ce ne sont que dépenses ou endettements.

Contrat social et contrat commercial

Les hommes ont dû se battre pour que la loi fasse que le marché du travail ne soit pas seulement un marché aux esclaves. S’il arrivait que la loi perde sa primauté et que l’embauche repose seulement sur un contrat, nous aurions des contrats d’esclavage, et le contrat social serait rompu. Mais il faut pour le comprendre savoir distinguer le contrat social et les contrats ordinaires. Par le contrat social chacun s’engage à obéir à la loi dont tous sont les auteurs. C’est l’institution de l’égalité. Un homme vaut un homme : chaque homme est reconnu comme un être libre au même titre que les autres, et nul ne peut se prétendre le maître de quiconque. Égale liberté ne signifie pas égalité de talent ou de richesse, mais implique que ni le talent ni la richesse ne donne à quiconque le droit de devenir le maître d’un autre. Au contraire dans un contrat passé entre deux individus ou entre un individu et un groupe quel qu’il soit, l’inégalité des parties est nécessairement source d’injustice. Aussi tout contrat commercial et tout contrat entre particuliers ne sont-ils légitimes que dans le cadre de la loi. Si le contrat entre un salarié et son employeur prime sur la loi, le patron devient le maître et le salarié son esclave.

La primauté du contrat sur la loi ruine le contrat social

Or le penchant du libéralisme économique qui domine aujourd’hui le monde est de faire de toute chose et de toute activité une marchandise et ainsi de gérer toutes les relations humaines comme se gèrent les échanges commerciaux : par des contrats. Les hommes sont alors une « ressource » comme une autre. L’usage même des termes de gestion ou gérer dans tous les domaines signifie que tout est organisé sur le modèle de l’entreprise. Les démocraties occidentales ruinent ainsi leur propre fondement. La défiance de beaucoup d’Européens envers les institutions démocratiques a là sa source. Tout se passe en effet comme si elles contribuaient à la domination du marché au lieu de la limiter. Elles ont perdu leur primauté, elles ont été alignées sur les exigences du marché. Qu’on comprenne bien : ce n’est pas l’entreprise en elle-même qui est ici en cause, ni le marché, mais le fait de les prendre pour modèles dans toutes les activités humaines.

Conséquences de la domination du marché

Conséquence nécessaire de la réduction de la vie humaine au marché, la finalité de l’école ne sera pas l’instruction par laquelle Condorcet voulait que tout homme devienne capable d’exercer sa fonction de citoyen, c’est-à-dire de juge des pouvoirs. L’école n’aura qu’à produire des travailleurs compétents. On n’y apprendra pas à savoir : on y sera formé, on y acquerra des compétences. Le langage aujourd’hui en usage dans les écoles, qui abuse des termes de formation et de compétence, dit bien ce refus de toute instruction véritable (sans que pour autant un véritable apprentissage soit effectivement proposé chez nous). Et comme il suffit qu’à peine 3% de la population scolaire accèdent à un bon niveau de mathématiques pour faire fonctionner le marché, à quoi bon maintenir dans les lycées un enseignement de haut niveau de mathématiques pour le plus grand nombre ? Seul point positif : alors que la version gauchiste de ce libéralisme scolaire tendait à transformer les écoles en lieux de vie, et cela depuis plus d’un demi-siècle, il faudra peut-être cette fois que tout le monde se mette au travail.

Autre exemple : la médecine et la marchandisation de la santé. Il y a beau temps que leurs souffrances rendent les hommes esclaves de leurs médecins, mais aujourd’hui la médecine est devenue un marché en un tout autre sens. Ses succès réels et spectaculaires sont inséparables du développement de recherches et d’industries qui inventent et fabriquent de nouveaux médicaments et de nouvelles machines : de là un marché mondial, et il résulte nécessairement de sa nature que la valeur boursière des entreprises compte plus que la santé publique, cela aussi bien pour l’orientation des recherches, quelle que soit la bonne volonté des acteurs. Ainsi le développement technique et industriel nécessaire aux progrès de la médecine est lié aux lois du marché, et loi ici a le même sens que dans loi physique ou loi de la jungle : c’est une loi non-instituée, d’un autre ordre que la loi civile et républicaine. Tout devenant marchandise, ce qui importe dans une maison de retraite n’est pas le sort de ses résidents ni les conditions de travail des soignants, mais l’enrichissement de ses actionnaires. Il faut beaucoup de vertu aux personnels de ces établissements pour continuer de remplir leur office.

Peut-on échapper à ce processus ?

Mais comment subordonner ce développement économique des techniques médicales à l’impératif thérapeutique sans qu’il soit sinon arrêté, du moins considérablement ralenti ? Un peuple, s’il le veut, est en mesure de reprendre en main son destin et de redonner à la loi sa primauté, mais le marché mondial tolérerait-il une telle république ? Si la France imposait ses propres règles, comment éviter qu’un laboratoire se déplace dans un autre pays où la liberté d’entreprendre est plus grande et la fiscalité plus légère ? Nous deviendrions alors tributaires d’un commerce extérieur pour tout ce qui concerne la santé et au mieux cela coûterait plus cher au pays, au pire ce serait sa ruine. Une telle situation n’est pas nouvelle et peut prendre diverses formes : l’industrie de l’armement qui assure à un pays une certaine indépendance le ruinerait s’il n’exportait pas des armes, et ainsi depuis fort longtemps nous sommes marchands d’armes. Nous sommes prisonniers. De même il est vrai que les travailleurs ont aujourd’hui une productivité bien supérieure à ce qu’elle était en 1945, de sorte que la richesse produite n’ayant pas diminué mais s’étant accrue, le financement des retraites ne devrait poser aucun problème. Mais si un seul pays osait retenir une part de ces richesses pour les retraites, les capitaux le fuiraient.

On objectera que la passion des entrepreneurs et des ingénieurs qui inventent sans cesse de nouvelles techniques et produisent sans cesse de nouvelles richesses n’est pas seulement l’argent. Mais ils ne pourraient pas exercer leur génie inventif sans des investissements privés. Des particuliers « placent » leur argent dans des entreprises et ils en attendent un « rapport » : ce sont eux, les maîtres. Ils veulent être libres de ce qu’ils font de leur fortune. Leur imposer des règles les fait fuir. D’où la financiarisation d’une économie où l’entreprise n’est pas là d’abord pour produire des biens et subvenir aux besoins des hommes : la production et la consommation sont des moyens en vue d’enrichir les actionnaires.

Je n’oublie pas qu’il a été admis que la loi contrôle le marché boursier, par crainte que les plus gros et les plus roués dévorent les autres, par crainte de crises qui finissent par coûter trop cher. Il est donc possible de régler par la loi le marché et la Bourse elle-même, et j’imagine même qu’il serait possible de le régler davantage si l’on voulait éviter les crises qui éclatent régulièrement. Mais cela requiert une volonté politique, c’est-à-dire, pour reprendre un mot célèbre, que la politique ne se fasse pas à la corbeille. Au lieu donc de discourir sur la fin du capitalisme et, une fois au pouvoir, de se coucher devant sa puissance, les partis qui dénoncent les injustices feraient mieux de concevoir une politique internationale d’organisation des échanges et des investissements.

La politique internationale : l’état de nature, c’est-à-dire de guerre

Le problème est en effet international. Ceux des États qui veulent une telle organisation doivent être ensemble assez forts pour s’opposer aux autres qui ne manqueront pas de séduire les investisseurs et tous ceux qui rêvent de faire « travailler » leur argent sans contribuer au bien commun. En dernière analyse, on voit que seule la politique extérieure pourrait s’opposer au développement fou du marché. Je vois pourtant qu’elle n’est pas un enjeu lors des campagnes électorales.

Qu’est-ce qui mobilise les hommes ?

Après des siècles de guerre, l’Europe est en paix, mais elle est d’abord un marché commun, c’est-à-dire une sorte d’arène où chacun cherche à l’emporter sur les autres. Chaque État favorise autant qu’il le peut ses propres entreprises. La politique fiscale a dès lors pour finalité principale d’assurer leur compétitivité et donc l’enrichissement de leurs actionnaires (il ne faut donc pas s’étonner que l’impôt qui frappe les salariés et qui n’a jamais été aimé soit de moins en moins accepté). Entre tous les états du monde l’état de nature, c’est-à-dire l’état de guerre, n’est pas du passé. C’est là sans doute l’échec du libéralisme économique : la primauté du marché et du commerce sur toute autre activité humaine ne réalise pas la paix.

Mais faut-il s’en plaindre ? Le règne absolu du marché supposerait que les hommes soient mus par le seul désir de richesse et qu’aucune autre passion ne l’emporte en chacun comme en chaque peuple sur ce désir, comme les fanatismes religieux, la passion de l’égalité, la volonté de vivre en homme libre. Un homme peut préférer la mort au confort si sa tradition est remise en cause. Un autre ou le même assassiner au nom de son Dieu. On peut préférer consacrer sa vie à la réflexion ou à la musique plutôt qu’à la production, etc. Si l’obsession des richesses et de la croissance économique avait été le seul mobile des hommes, auraient-ils construit les cathédrales et défriché l’Europe ? Le capitalisme lui-même est selon Max Weber lié au souci protestant de l’au-delà. De sorte que, si, avec pour seul moteur le désir de richesse, la transformation actuelle du monde en marché unique réussissait, elle aboutirait à l’extinction de toute volonté humaine. Nous ne serions plus qu’un troupeau de consommateurs moteurs de croissance sous la houlette de quelques entreprises multinationales. Faut-il avouer que sans les passions impérialistes des princes, des États, des peuples, sans les folies des hommes, l’humanité n’aurait jamais été qu’une espèce endormie comme les autres, incapable de s’élever au-dessus de l’animalité ? Faut-il se réjouir de ce que la guerre seule nous contraigne à sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ?

Le désastre écologique comme remède ?

La croissance appelle la croissance. Par son extraordinaire réussite, elle a éveillé sur toute la terre un désir insatiable. Partout, on refuse que règne la loi, partout le cours naturel des choses l’emporte sur la volonté. Le moteur du marché est l’appât du gain et les mêmes passions obsèdent ses acteurs les plus pauvres. On ne peut s’attendre à ce que la politique vise un autre but que la croissance. Le désastre écologique qui s’annonce est-il une chance, et nous contraindra-t-il à plus de frugalité ? Le slogan de la croissance durable ne fait que nourrir toujours l’illusion qui fait de l’enrichissement la fin suprême de toute vie humaine.

« Laïcité : une question de frontière(s)? » (dir. Frédérique de la Morena)

Issu d’un colloque tenu à l’Université Toulouse 1 Capitole1 en novembre 2018, l’ouvrage collectif Laïcité : une question de frontière(s)2 dirigé par Frédérique de la Morena illustre, explique et défend une idée fondamentale : l’association politique laïque suppose des distinctions, des « frontières », des séparations. Que celles-ci soient méconnues, brouillées, grignotées, que des brèches y soient effectuées et la laïcité perd son sens, quand elle ne se perd pas tout entière.

« À travers le principe de séparation, la laïcité républicaine suppose que soit tracée une frontière entre la sphère publique, celle de l’ensemble de la Nation, de l’ensemble des usagers des services publics, et qui a pour objet ce qui est universellement partagé, et la sphère privée, celle des individus, des divers groupements et communautés, libres de poursuivre leurs intérêts particuliers, dans le respect de la loi. Cette frontière établie entre la res publica, l’intérêt général, et les intérêts privés, individuels ou collectifs, est essentielle pour la protection de la liberté de conscience et de la liberté de culte et pour la protection du bien commun ; elle est fondatrice de la laïcité de la République.
Or cette frontière est altérée. » (Introduction, p. 2).

Après avoir été exposée dans ses principes et son origine, cette idée essentielle – qui fonde ce que j’ai appelé ailleurs « la respiration laïque » – est déclinée et interrogée dans différents domaines :  territorialités, institutions publiques (école, université, armée, hôpital), entreprises et monde du travail. Elle s’y manifeste de manières différentes et y distingue des objets différents : le lecteur est par là invité à en apprécier la richesse et la complexité, car rien n’est moins uniforme que l’application du principe de laïcité. Le propos conclusif en récapitule et en analyse les récentes remises en cause – la plupart subreptices – et souligne la résistance tant sociale que juridique à ces brèches. L’ensemble se présente comme une réappropriation de l’idée laïque qui en éclaire avec précision la variété, l’étendue, la puissance libératrice et qui en souligne l’extrême actualité.

Sommaire

Préface par Dominique Schnapper.
Introduction par Frédérique de la Morena .

I – Quelles frontières pour quelle laïcité ?
Henri Pena-Ruiz, « Pourquoi la laïcité ? ».
Laurent Bouvet, « La carte de la laïcité et le territoire laïque ».
Roseline Letteron, « La laïcité française. Principe républicain et combat permanent ».
Ghaleb Bencheikh, « De la laïcité ».
Danièle Anex-Cabanis, « Cité de Dieu, cité des hommes : toujours ouvert, un débat ».

II – Laïcité et territoires
Michel Seelig, « Alsace et Moselle, frontières, territoires et statuts ».
Frédéric Dieu, « La laïcité variable des Outre-mer ».
Sébastien Saunier, « Laïcité et collectivités territoriales ».
Didier Guignard, « Laïcité et lieux publics : réflexions sur un relativisme paroxysmique ».
Gilles Clavreul, « La laïcité dans les services publics ».

III – Sphère publique et sphère privée en questions
Nicole Maggi-Germain, « L’entreprise et la communauté de travail ».
Catherine Kintzler, « Réflexions sur la laïcité scolaire. Objet, sujet et modèle du savoir ».
Alain Seksig, « Compréhension et appropriation de la laïcité par des enfants de migrants à l’école publique française ».
Jacques Viguier, « La délicate application de la laïcité à l’université ».
Jean-Christophe Videlin, « La laïcité dans les armées ».
Cécile Castaing, « Laïcité et service public hospitalier ».

Propos conclusif
Jean-Éric Schoettl, « Le principe de laïcité à la française : remise en cause et résistance sur le terrain du droit ».

1 – Institut du Droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication.

2 – Paris, Lexis Nexis, 2019.

La lettre d’un sous-préfet : irrespect, négligence, ignorance, humilité vicieuse

Une lettre émanant de la préfecture du Rhône invite une présidente d’université à informer professeurs et étudiants de la tenue des « assises territoriales de l’Islam [sic] de France », et éventuellement à les solliciter pour y participer. Cela fait grand bruit, à juste titre. Aux critiques parfaitement fondées, exprimées notamment par le Comité laïcité République1, je souhaite ajouter quelques remarques sur la matérialité de la lettre (consultable ci-dessous en pdf) dont la présentation typographique, la rédaction et la graphie sont révélatrices.

Oui, il s’agit bien d’un programme de type concordataire, mis en place bien avant la date récente de la lettre – laquelle fait référence à un fonctionnement dans l’ensemble des départements qui remonte à l’an dernier. Oui, c’est une entorse à la loi de 1905, présentée avec l’évidence d’un « ça va de soi » effarant.

Penchons-nous sur la lettre elle-même, signée par le sous-préfet, chef de cabinet : sa présentation typographique, sa rédaction, sa graphie sont révélatrices.

D’abord, émanant tout de même d’un représentant direct de l’État, cette lettre est un torchon, un concentré d’irrespect et de négligence. Je passe sur le jargon administratif, devenu habituel même quand il est à la limite de l’intelligibilité2, m’en tenant à la pure forme.

  • La présentation générale, observant une marge gauche insuffisante, commence bien trop haut sur la première page, laisse un blanc en bas de celle-ci et rejette en lignes orphelines au verso une information essentielle (l’adresse courriel à utiliser) et la formule finale. Le manuel de dactylographie le plus élémentaire vous dira que ça ne se fait pas3 … à moins de signifier au destinataire qu’on lui porte peu d’estime.

  • On note un embarras visible dans la présentation des énumérations en liste, pourtant fréquentes dans la correspondance administrative : hum, faut-il ponctuer à la fin de chaque item et si oui, comment ?

  • Une frappe négligente (« à à ») montre que le texte n’a pas été relu attentivement avant signature.

  • La règle typographique d’abréviation des nombres ordinaux est ignorée (on n’écrit pas XXIème, mais XXIe).

Mais ces bévues, dont l’accumulation dans un bref courrier officiel confine à l’incivilité, sont aujourd’hui monnaie courante. Il y a plus intéressant.Toutes les critiques que j’ai pu lire supposent généreusement, en se fondant probablement sur une unique occurrence au début de la lettre, qu’elle parle de l’islam en tant que culte, en tant que religion. Or l’obstination avec laquelle on y écrit « islam » en affublant le mot d’une majuscule initiale (« Islam ») montre que cette fois on n’est pas en présence d’une négligence. Un sous-préfet peut-il ignorer qu’aucune doctrine, aucune religion, ne prend la majuscule en français, et qu’on met une majuscule à « islam » pour désigner non pas un culte, mais l’ensemble des peuples et des pays où l’islam est religion dominante et fait référence juridique, autrement dit pour désigner l’aire d’influence d’une culture politico-religieuse ? Il est vrai, à la décharge du sous-préfet, qu’on trouve cette graphie dans des textes publiés par d’autres instances du ministère de l’Intérieur4 : cela ne la rend pas pour autant plus pertinente, surtout dans un emploi relevant du discours politique5.

Que conclure de cette graphie dont la réitération montre qu’elle est délibérée ? Que le sous-préfet du Rhône considère, à travers le département auquel il est affecté, le territoire national comme une aire politico-religieuse dont il convient de « valoriser l’interaction avec la société civile » ? En lisant l’expression « avancer sur les multiples enjeux auxquels l’Islam est confronté », faut-il comprendre qu’il serait bon d’«avancer sur les enjeux » auxquels l’aire d’influence islamique est confrontée sur le territoire national ?  En clair : de réduire les obstacles qu’y rencontre cette influence ? On serait alors bien au-delà d’une entorse à la loi de 1905.

N’allons pas jusque-là : ce serait attribuer à un médiocre6 représentant de l’État une visée politique subversive qui le dépasse et qu’il n’aperçoit peut-être même pas – on lui souhaite cet aveuglement salutaire, car sa mission serait plutôt « d’avancer sur les multiples enjeux » auxquels la République française est confrontée. Contentons-nous, du moins au petit niveau de cette lettre, de la conclusion la plus pitoyable ; elle m’est suggérée par une autre majuscule, attribuée une fois au nom commun « imam » à la fin de la lettre. Ces majuscules impertinentes sont emphatiques : elles signalent tout simplement et lamentablement une marque outrancière de respect, qu’il vaudrait mieux appeler ici « humilité vicieuse »7. Logée dans un écrin d’ignorance, de négligence et d’irrespect envers la destinataire de la lettre, la génuflexion n’en revêt que plus d’éclat.

Notes

1 – Voir http://www.laicite-republique.org/m-le-prefet-du-rhone-la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-clr-1er-dec-19.html . On peut citer aussi, et entre autres, l’alerte Twitter du Parti républicain solidariste @PRS par Laurence Taillade et un article de Stéphane Kovacs dans Le Figaro du 2 décembre, p. 17.

2 – Un exemple : « permettre une meilleure implication d’une structure de représentation départementale ancrée dans les valeurs de la République, dans des sujets tels que […] ». Et bien entendu on « travaille sur » au lieu de « travailler à ».

3 – Si l’ensemble ne tient pas sur un recto, on s’arrange pour le répartir de manière à peu près équilibrée sur deux feuillets ou plus. Chose que ne peut pas faire la publication en ligne, soumise aux variations des largeurs d’écran. C’est une des raisons pour lesquelles on recourt, lorsque cela est nécessaire ou utile, au format rigide « pdf ».

4 – Voir par exemple le communiqué faisant état en septembre 2018 des « assises territoriales de l’Islam de France » sur le site officiel de la préfecture et des services de l’État en région Île-de-France http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/Actualites/Assises-territoriales-de-l-Islam-de-France-lancement-de-la-concertation . On y apprend que l’opération a été organisée à la demande de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, et qu’elle succède à des « instances nationales de dialogue » remontant à juin 2015. Au fait, rappelez-moi : qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? Tout cela était passé inaperçu, ou plutôt était passé sous le seuil d’alerte de l’opinion en matière de respect des lois laïques : ce seuil s’est heureusement abaissé dernièrement.

5 – On prendra connaissance d’une discussion intéressante à ce sujet dans cet article de Roland Laffitte, chercheur par ailleurs fort peu suspect d’hostilité envers l’islam https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162.

6 – J’emploie ici médiocre au sens strict : moyen, intermédiaire. C’est ce qui me semble correspondre au grade de sous-préfet.

7 – Descartes, Les Passions de l’âme, articles 159 et 160.

« Islamophobie » : un racisme ?

[En collaboration avec B.B., magistrat]

Faut-il considérer, comme l’affirme une tribune publiée dans Libération le 4 octobre 2019 et comme le prétendent des slogans apparemment hâtifs mais soigneusement médités, que « l’islamophobie est un racisme » ? Si la réponse est positive, alors il faut réclamer l’introduction de ce délit dans le code pénal, puisqu’il n’y figure pas. François Braize et B. B, magistrat, examinent ici quelles seraient les conséquences d’une telle introduction et pourquoi celle-ci serait contraire aux principes du droit républicain. Ce faisant, ils révèlent les attendus politiques d’une telle revendication : créer un délit d’opinion et communautariser le droit pénal1.

Au-delà du soutien qu’il fallait légitimement apporter à Henri Pena-Ruiz à la suite de la publication par Libération de la tribune du 4 octobre dernier (« Islamophobie à gauche : halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité »), il est également indispensable de traiter la question juridique fondamentale que cette tribune soulève2.

Faut-il considérer que « l’islamophobie est un racisme » ? Telle est la question. Si l’on répond positivement à cette question comme le font les signataires de cette tribune, il faut alors tirer les conséquences du fait qu’on ne peut pas laisser un racisme impuni. Or l’islamophobie n’est pas aujourd’hui un concept connu de notre droit pénal qui protège néanmoins les croyants des actes et propos discriminatoires qu’ils peuvent subir3. Donc, si « l’islamophobie » n’est pas dans notre code pénal alors qu’elle serait un racisme, il faudrait l’y introduire ?

La protection des croyants musulmans contre les actes ou propos discriminatoires à raison de leur confession ne relèverait plus ainsi de la législation générale anti-discrimination applicable à la protection notamment de tous les croyants mais d’un délit spécifique réprimant tout ce qui pourrait être capté par le concept attrape-tout « d’islamophobie » ? Certains semblent le soutenir. D’autres le chantent sur tous les toits. Cette question appelle un traitement juridique sérieux, précis et documenté.

Une inexistence pénale à laquelle il faudrait remédier ?

Les signataires de la tribune précitée affirment très péremptoirement que « l’islamophobie est un racisme ». L’affirmation étonne. D’abord, par son inexactitude intellectuelle qui est de taille. En effet, être catholique, juif, musulman ou de toute autre confession, n’est pas une appartenance à une race. La protection pénale des croyants relève de la discrimination envers les pratiquants d’une religion, pas du racisme à proprement parler. Mais passons sur ce «détail».

Ensuite, les signataires jouent avec leurs propres mots pour soutenir, postérieurement à la publication de leur tribune, qu’ils ne demandaient pas la création d’un nouveau délit « d’islamophobie »…. Que peut-on vouloir désigner, signifier ou demander par l’assertion « l’islamophobie est un racisme » si cela reste sans conséquence pénale ? On ne voit pas très bien sinon au minimum une terrible ambiguïté, si ce n’est une honte pour l’esprit.

En effet, en France et aujourd’hui, tout ce qui est un racisme est puni pénalement, s’il s’agit d’actes ou de propos discriminatoires ou provoquant à la discrimination ou la haine s’en prenant à des personnes à raison de leur supposée ou prétendue race. C’est en effet le cœur du réacteur de notre législation contre les discriminations dont l’incrimination et les peines ont été étendues progressivement au fil du temps à la protection d’autres catégories d’intérêts (par exemple la discrimination en fonction d’une religion, d’une orientation sexuelle, etc.)4 – délits qui ne relèvent pas pour autant du concept de racisme quand bien même ils seraient punis des mêmes sanctions5.

Il se trouve ainsi que «l’islamophobie» n’est pas susceptible aujourd’hui d’être poursuivie pénalement en application de notre droit. Au demeurant, personne ne l’a définie et surtout pas le législateur mais comment ne pas voir qu’elle confond (en un tout effrayant par son totalitarisme intrinsèque) le fait de s’en prendre aux pratiquants d’une religion et celui de s’en prendre à une confession qui s’en trouverait ainsi sacralisée ?

« L’islamophobie », qui pénalement n’existe pas, ne peut dès lors être considérée comme un racisme, ni comme une discrimination. Elle ne le pourrait qu’à la condition d’avoir été définie et érigée en un délit « d’islamophobie ». Ce qui n’est pas. En conséquence, soutenir que « l’islamophobie est un racisme » revient à demander la création d’un nouveau délit ou, pire encore, à faire comme s’il existait déjà. Au mieux à parler pour ne rien dire. Et le lecteur peu averti est censé avaler cela tout cru… Ajoutons que ce n’est pas parce que les musulmans peuvent être discriminés, stigmatisés voire odieusement attaqués par certains nervis fascistes comme encore récemment à Bayonne, que cela légitime l’assertion.

Ainsi peut-on penser que le terme de racisme est volontairement utilisé pour tenter de couvrir, en disant que « l’islamophobie » est un racisme, dans une même approche la protection légale et légitime qui est due aux pratiquants d’une religion et l’instauration d’une protection légale de la religion elle-même, qui consisterait à (re)créer un avatar du délit de blasphème, rebaptisé « islamophobie ».

Ce sujet n’est pas une plaisanterie mais une affaire très sérieuse dans laquelle nous jouons nos libertés. Il y va de la protection des uns et des libertés des autres. Il faut donc être précis. Et notre droit a su l’être.

Les croyants musulmans sont déjà protégés par le droit qui vaut pour tous

Il faut aujourd’hui que les conditions du délit de discrimination, ou de l’injure, ou de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine6 soient constituées pour qu’un acte ou un propos (dit «islamophobe» par ceux qui reconnaissent un sens à cette notion), puisse recevoir une qualification pénale. De la sorte, les musulmans et leur confession sont traités par notre droit pénal comme les autres croyants et confessions et ne sont pas pénalement essentialisés7.

Rappelons aussi, et c’est essentiel, que nos textes répressifs en ce domaine s’appliquent toujours (et seulement) lorsqu’une personne, ou un groupe de personnes, est victime d’un acte prohibé par la loi, en raison de son appartenance réelle ou supposée à une religion, et ce, qu’il s’agisse de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine.

Donc, actuellement, tout citoyen de confession musulmane qui est victime d’une discrimination prohibée, d’une injure, d’une diffamation ou d’une provocation à la discrimination ou la haine en raison de son appartenance à la religion musulmane est protégé par la loi et l’auteur des faits ou propos interdits par la loi peut être poursuivi de ce chef pénalement. Les textes actuels protègent les pratiquants de toutes les religions de façon suffisante, depuis de nombreuses années. Et les musulmans comme les autres. Ils ne protègent pas en revanche les confessions et leurs dogmes eux-mêmes.

Eriger « l’islamophobie » en racisme, c’est réclamer l’introduction d’un délit d’opinion

Dès lors, et c’est ce qui peut être perçu comme un piège, ce qui est proposé avec « l’islamophobie » érigée en racisme est en fait un délit d’opinion critique envers une religion, sans exiger qu’une personne ou un groupe de personnes soient directement victimes d’un agissement ou propos quelconque (discrimination, injure, provocation à la haine).

On quitterait donc le terrain de l’acte objectif causant un préjudice (qui peut être prouvé ou au contraire dénié lors d’un procès pénal) pour une notion purement subjective par la « grâce » de laquelle un plaignant pourrait demander la condamnation de l’auteur de propos parce que subjectivement, il les ressentirait comme «islamophobes» et en serait affecté ou offensé. C’est exactement ce qui avait été réclamé lors du procès des caricatures de Mahomet et que certains ont bien intégré en s’auto – interdisant, sur le terrain de l’opportunité, de choquer les croyants8.

Il ne s’agirait donc au fond que de faire taire les critiques de l’islam puisque toute critique, toute caricature, pourra toujours être jugée offensante, blessante voire blasphématoire par certains fidèles ou ceux de leurs amis qui s’empresseraient d’en saisir les tribunaux.

Une telle évolution serait contraire aux principes les plus fondamentaux de notre législation anti-discriminatoire, qui protège les adeptes d’une religion et non la religion elle-même, laquelle n’a pas lieu d’être protégée par la loi ou l’Etat en tant que corpus dogmatique et idéologique susceptible, par définition et au contraire, d’être discuté, critiqué, voire caricaturé.

Si nous avons en France, par un long combat, soustrait notre liberté de pensée et d’expression critique à l’emprise castratrice de l’Eglise catholique et aboli le délit de blasphème, ce n’est pas pour céder aux désidératas de ceux qui admettraient de la soumettre à la menace permanente d’une obligation de silence face à l’islam.

Il n’est donc pas question de céder à une quelconque tentative de communautarisation de notre droit pénal et de créer, ou de considérer qu’existe, un nouveau délit «d’islamophobie», non plus même que de dire que « l’islamophobie » est un racisme. Pas un seul instant. Mais, en même temps, ce sera pour nous sans le moindre renoncement dans le combat contre le racisme. Mais pour cela, on a déjà tous les outils juridiques nécessaires, nul besoin d’en ajouter.

Ce que nous critiquons, avec Henri Pena-Ruiz et beaucoup d’autres, ce n’est bien évidemment pas la pratique de la religion musulmane (prières quotidiennes chez soi ou à la mosquée, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque, abstention de manger du porc, etc.), ni d’aucune autre d’ailleurs dès lors que sont respectées les lois de la République, pratique qui a toujours été acceptée en France et que personne chez les républicains et les démocrates de ce pays, de gauche et de droite, ne remet en cause.

Une tentative de communautarisation

Ce que nous dénonçons, c’est l’offensive des islamistes utilisant les manifestations prosélytes pour renforcer leur influence sur les musulmans par des provocations répétées. Et nous entendons bien dénoncer aussi ceux qui n’y voient rien à redire, quand ils n’affichent pas leur soutien.

Les exemples de cette offensive sont légion : voile couvrant le visage des femmes en entier, voile des fillettes, invention du burkini, revendication par des femmes militantes du port du voile permanent dans les services publics et même à l’école jusque dans les sorties scolaires, pression sur les commerçants musulmans pour qu’ils ne vendent pas de porc ou d’alcool y compris à des non-musulmans, etc. Toutes choses que nous ne voulons pas voir protégées par un nouvel avatar du délit de blasphème de la critique qu’elles peuvent mériter.

Par ailleurs, rappelons aussi qu’il est légal et légitime dans notre République d’interdire certains préceptes religieux tels la polygamie ou de manière générale l’application de la charia et tout ce qui ne respecte pas, comme l’a jugé la Cour européenne des Droits de l’Homme, nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux9 . Pourquoi pas, tant qu’on y est, dans une logique de «tolérance religieuse totale», ne pas en arriver à taxer « d’islamophobie » ceux qui s’élèveraient contre la lapidation des femmes musulmanes adultères ?

Notre République est universaliste et, face au droit, elle place tous les citoyens sur un même plan, qu’ils soient ou non croyants. Elle n’en distingue aucun et ne communautarise surtout pas la nature et l’étendue de la protection pénale qui est due identiquement à chacun d’entre eux. Rêvons un peu : les propos de comptoirs, de salons ou de tribunes devraient s’inspirer de la même exigence de rigueur.

Notes

1 – Reprise, avec de légères modifications, de l’article publié sur le blog de François Braize Décoda[na]ges https://francoisbraize.wordpress.com/2019/11/05/islamophobie-un-racisme/ Les sous-titres sont de Mezetulle. Les idées contenues dans ce texte ont été, dans un premier temps, exposées dans les commentaires d’un article publié sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ qui a fait l’objet d’une vive discussion et d’observations juridiquement discutables. Compte tenu de l’importance de la question posée qui irradie le débat public, ces analyses ont été regroupées en un seul texte par les deux cosignataires François Braize et B.B., magistrat, président de chambre correctionnelle d’une cour d’appel.

3 – Pour ne pas encourir le grief de ne pas documenter notre analyse, on précise ci-après les bases légales des incriminations de notre droit pénal qui permettent de protéger les croyants, sans discrimination ni essentialisation d’aucune confession : la discrimination (délit prévu à l’article 225-1 du code pénal), l’injure publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), l’injure non publique (contravention de l’article R.625-8-1 du code pénal), la diffamation publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 précitée), la diffamation non publique (contravention de l’article R.625-8 du code pénal), la provocation à la discrimination ou la haine (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et contravention de l’article R.625-7 du code pénal), avec, le cas échéant, la circonstance aggravante raciste ou liée à l’appartenance à une religion prévue par l’article 132-76 du code pénal. Il s’agit donc d’un véritable arsenal qui fonctionne parfaitement de manière égale en droit et identique pour toutes les confessions…

4 – Pour une énumération complète des intérêts protégés par notre législation anti-discrimination telle qu’elle résulte de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 dont l’article 86 a modifié l’article 225-1 de notre code pénal, voir le texte de cet article :
Article 225-1, alinéa 1er : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »
Dans les mêmes termes, l’alinéa 2 de ce même article instaure une protection identique en faveur des personnes morales ; en conséquence, la protection contre la discrimination en raison de la religion s’applique aussi aux personnes morales et, donc, aux sociétés ou associations ouvertement liées à la religion musulmane.

5 – Sanctions prévues par l’article 225-2 du code pénal : 3 ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende.

6 – La provocation publique à la haine est définie à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 :
« Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
La provocation non publique est définie à l’article R625-7 du code pénal :
« Article R625-7- La provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe.
Est punie de la même peine la provocation non publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, ou de leur handicap, ainsi que la provocation non publique, à l’égard de ces mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7.

7 – Il n’existe pas dans notre législation pénale de crime ou de délit spécifiquement antisémite ; comme les adeptes des autres confessions, les juifs bénéficient de la protection des mêmes textes que l’on a cités ; même le négationnisme de la Shoah est puni par un texte qui réprime toutes les négations d’un crime contre l’humanité ; même si cela est soutenu parfois, il serait inacceptable d’envisager la création d’un délit « d’islamophobie », au motif d’un parallélisme avec l’antisémitisme…
Il est assez rassurant au fond de pouvoir vérifier en parcourant toutes les dispositions de notre code pénal par une recherche par mot dans LEGIFRANCE, que l’on n’y trouve ni le mot « antisémitisme » ni le mot « islamophobie » !

8 – [NdE Mezetulle] voir à ce sujet l’article de Jeanne Favret-Saada « Les habits neufs du délit de blasphème » et l’article de Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe ».

9 – Voir l’arrêt de la CEDH rendu en Grande Chambre dans l’affaire Refah Partisi c/ Turquie en février 2003 : cedh-arr_c3_aat_20refah_20partisi_20c_3a_20turquie_20_28grande_20chambre_29_20du_20_3a2003

© François Braize et B. B., site d’origine : Décoda(na)ges, 2019.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

Démocratie et tolérance à la violence

Jean-Michel Muglioni cherche à comprendre d’où vient que la violence qui a caractérisé les manifestations de ces derniers mois est tolérée par le plus grand nombre et même paraît approuvée. Cette violence n’est pas nouvelle dans un pays qui ne cesse de se déchirer : que signifie son approbation, sinon le refus de la loi et des institutions quelles qu’elles soient, le refus de l’État de droit et de toute autorité ?

Depuis novembre 2018, tous les samedis : blocage de ronds-points ou de péages d’autoroute, et manifestations généralement non déclarées en ville, qui dégénèrent en batailles rangées avec la police, quand ce n’est pas en pillage et en destruction systématique des boutiques et des banques ; et par-dessus le marché, attaques de gendarmerie, de préfectures, de tribunaux, d’un ministère, violences contre des journalistes, etc., sans compter la violence de slogans, notamment antisémites, dans la rue et des propos tenus sur les réseaux sociaux1. Quelques dizaines de milliers de manifestants dans toute la France, quelques centaines dans quelques villes, refusent les règles jusque-là en vigueur pour manifester, et l’ensemble de la population semble non seulement tolérer ces violences, mais les approuver et se réjouir même de pouvoir y assister sur ses écrans comme si c’était une série télévisée. Les menaces contre les élus, les exactions commises contre certains d’entre eux n’émeuvent pas davantage.

Pourquoi cette violence est-elle approuvée ?

On peut expliquer cette tolérance à la violence par une sympathie pour les revendications des manifestants. Ce que les syndicats, ou plutôt ce qu’il en reste, n’ont pu obtenir par la voie normale a été concédé par le gouvernement : chacun peut donc penser que la violence seule permet d’être entendu et d’obtenir satisfaction. On peut insister aussi sur le rôle des médias, des chaînes d’information continue (les manifestants n’ont pas besoin de s’organiser, ils n’ont qu’à les regarder pour savoir où se rendre) et surtout des réseaux sociaux, avec tous les mensonges qui y circulent. On sait aussi que des officines spécialisées, parfois depuis des pays étrangers mais fort bien organisées chez nous, y distillent des fausses nouvelles et de fausses images. On peut aussi penser que les images – vraies ! – des heurts avec la police expliquent la sympathie pour les manifestants. La réponse de la police, est, quoi qu’on dise, mesurée, le mot d’ordre étant d’éviter à tout prix qu’il y ait un mort, et cela depuis la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Mais ces batailles rangées ne peuvent que paraître insupportables à l’image, avec d’un côté le désordre d’hommes apparemment sans défense, et de l’autre des policiers ou des gendarmes en rangs serrés, casqués, avec des sortes d’armures, équipés de boucliers, de gaz lacrymogène, de grenades GLI-F4 et de flashballs (l’usage de ces armes étant plus que discutable) : ils ont le rôle des méchants, d’autant qu’inévitablement certains perdent leur calme ; et il y a toujours un téléphone portable pour les filmer. Au contraire, qu’un boxeur retraité mais en pleine forme malgré les gaz lacrymogènes perde la tête et en vienne à frapper à terre à coups de pied un garde mobile, le voilà qui passe auprès des manifestants pour une victime.

Que cette violence n’est pas nouvelle et n’a jamais beaucoup indigné

Je ne me prononce pas sur le sens de ces événements, dont les causes sont profondes et dont on ne peut mesurer les conséquences. Je dis seulement ici mon étonnement devant le fait que cette violence ne choque pas, sauf lorsqu’il s’agit d’en accuser les forces de l’ordre, violence policière en effet choquante, si elle est établie, mais l’indignation sélective est une constante de l’histoire. D’où vient donc que la violence soit tolérée et en particulier lorsqu’elle vise non pas seulement les forces de l’ordre, mais les institutions ? Il est vrai que ce n’est pas un phénomène nouveau. Les pompiers en sont depuis longtemps victimes, et sans doute n’est-ce pas dans les mêmes quartiers : mais quel soutien ont-ils reçu ? Je ne sache pas non plus qu’il y ait une levée de boucliers lorsque des instituteurs ou des professeurs en sont l’objet de la part d’élèves ou de leurs parents. La situation de conflit, de violence même, qui règne dans de nombreuses classes depuis longtemps ne provoque guère d’émotion. Les gouvernements successifs (et les syndicats) ne l’ont pas prise en compte, et les associations de parents d’élèves ne paraissent pas non plus s’émouvoir. Quand un chef d’établissement de qualité est amené à dire à un professeur qui arrive dans son lycée qu’il n’y est plus question de pédagogie mais de gestion de conflit, il faut s’attendre au pire dans tout le pays2. Le personnel hospitalier n’est-il pas lui aussi l’objet de violences ?

Autre exemple : le tollé produit par la limitation de vitesse et la destruction systématique des radars qui mesurent la vitesse des automobilistes, alors qu’il est incontestable que depuis qu’ils ont été installés, le nombre de morts sur les routes diminue : on peut maintenant s’attendre au pire. Il n’y a aucune commune mesure entre la décision de limiter la vitesse et la violence qui lui répond, quand même on admettrait qu’à certains endroits cette limitation était inutile. La violence routière est non pas seulement tolérée mais approuvée, généralement par les hommes en apparence les plus paisibles. Je n’ai pas vu non plus, au moment des manifestations contre la loi El Khomri, que la France ait paru scandalisée de la casse – casse que j’ai pu constater encore après le 1er mai 2018 à Paris avenue Ledru-Rollin près de chez moi où des devantures étaient en morceaux, casse pratiquement impunie pendant que des jeunes gens de bonne famille, inoffensifs, qui se trouvaient ingénument au milieu de la bagarre, devaient passer la nuit au poste au grand dam de leurs familles qui s’en sont donc prises à la police. Le pays a-t-il été choqué de voir des universités dévastées au printemps dernier ? Et pour finir, provisoirement, je n’ai pas vu que les dix ou onze morts dus aux divers barrages routiers aient ému les populations ou les médias : ce sont de malheureux accidents. Faut-il admettre que n’importe quel mécontent coupe une route et ainsi provoque des accidents mortels ? Quand des manifestants qui en sont responsables sont allés rendre hommage aux victimes avec des bougies, cela n’a pas choqué, mais on a jugé maladroit que la police arrête leur meneur qui avait annoncé qu’il irait manifester sans en demander l’autorisation légale, disant qu’il allait poser des bougies en hommage à ces victimes – ses victimes. Qu’aurait provoqué une bavure policière faisant un mort ? Tout se passe donc comme si toute forme d’autorité venant d’une institution de la République était rejetée et que la désobéissance à la loi3 et la violence non seulement allaient de soi mais étaient approuvées. Les gilets jaunes sont de leur temps, ils sont d’un pays où tout est conflictuel et où aucune autorité n’est reconnue.

Des raisons de la colère

Les lecteurs de Mezetulle le savent, je ne doute pas qu’une politique libérale, au sens du libéralisme économique, soit par nature contraire à l’idée républicaine, et qu’elle choque plus en France que dans d’autres pays européens. Lorsqu’on considère, cela depuis longtemps et partout dans le monde, que l’enrichissement financier doit être le moins possible réglé par la loi et que la bonne marche de l’économie requiert une baisse des impôts, c’est une remise en cause du principe même de la redistribution. Il ne suffit pas de dire que les inégalités s’accroissent : elles sont le principe d’une telle économie (même si la France a jusqu’ici été un des pays les moins touchés par ce mouvement), et il ne faut pas alors s’étonner que le respect des lois, ce qu’on appelait le civisme, en soit affecté et qu’en conséquence la violence ne choque pas. Mais la violence actuelle s’oppose-t-elle vraiment au libéralisme, lorsqu’elle exprime un ras-le-bol fiscal, comme on dit ? Les tenants du régime libéral considèrent eux aussi que le niveau des taxes en France est trop important et doit être aligné sur ce qui se passe ailleurs – ce qui, il faut sans cesse le rappeler4, implique une baisse de la protection sociale.

Le ressentiment et ses symboles

Autre exemple : la signification qu’on dit symbolique de l’impôt sur la fortune5. Cet impôt pourtant ne rapporte pas grand-chose à l’État (donc ne sert pas vraiment pour la redistribution). Son invention n’était qu’une manière de faire croire qu’on taxait les plus riches : il aurait fallu plus de courage pour faire une vraie réforme fiscale. La réussite de cette supercherie est complète puisque aujourd’hui ce symbole compte plus aux yeux des moins riches qu’une véritable justice fiscale, qui par exemple porterait sur les héritages. Ce ressentiment à l’égard des prétendus riches n’enrichira pas les pauvres mais rend sans doute tolérant envers les violences. Et inversement la suppression d’une partie de cet impôt était symbolique pour les investisseurs qui y voyaient un signe de la France en leur faveur. Se battre ainsi à coup de pseudo-symboles ne constitue pas une politique. Et quand même ceux des investisseurs potentiels qui ont quitté la France pour échapper à sa fiscalité reviendraient, est-on sûr qu’ils investiront en France ou même, si c’est le cas, que cet investissement n’enrichira pas les actionnaires, dont ils feront partie, plus que le pays ?

Le refus de la loi et des institutions en tant que telles

Quelques milliers de personnes manifestent par procuration pour tous ceux qui refusent ses institutions, ou plutôt toute forme d’institution : cette manière de tolérer la violence participe de ce qu’il faut bien appeler un refus d’obéir à la loi. On trouve une part de l’explication dans un article d’André Perrin6, qui montre quel discours est tenu par de prétendus philosophes ou sociologues pour qui obéir à la loi est un esclavage. Ceux des intellectuels qu’on peut entendre sur les médias sont loin d’être tous républicains et de se souvenir qu’on sait depuis l’Antiquité que seule la loi garantit la liberté contre toutes le formes de despotisme.

Certes, la tolérance à la violence peut venir du sentiment que la loi n’est qu’un instrument au service d’intérêts particuliers et non de l’intérêt général. Un exemple trop clair est la manière dont les autoroutes ont été cédées à des entreprises privées pour les enrichir. De là la plus grande confusion. Mais s’il est vrai que des lois sont utilisées pour conforter les pouvoirs en place et d’abord celui de l’argent, pourtant lois et institutions, c’est-à-dire l’État de droit, sont les seules limites à leur puissance. Et si le marxisme révolutionnaire n’a plus guère d’influence en France, l’idée qu’il y a une violence capitaliste qui justifie le recours à la violence dans la rue demeure ancrée dans les esprits – quand elle n’est pas publiquement proclamée. Faut-il confondre, sous la dénomination de violence « symbolique », l’injustice sociale (réelle) et la violence physique, c’est-à-dire remettre en cause l’État de droit ? La loi passant pour l’expression de la violence des puissants et les institutions pour ce qui perpétue leur domination, il faudrait désobéir et s’insurger. L’habitude de mettre sur le même plan l’injustice sociale et les violences urbaines revient finalement à justifier le pillage ou la casse. Et quand les revendications sociales légitimes finiront par être confondues avec le brigandage, il faudra craindre que les plus défavorisés n’en tirent pas profit. Comme toujours, les spectateurs « tolérants » font le jeu des pouvoirs : il faut s’attendre à des retours de bâton.

Qu’en effet nos institutions ne sont pas républicaines : le problème de la représentativité

Voici peut-être le plus étrange. Il semble en effet qu’on puisse expliquer – et même justifier – la tolérance envers les violences qui accompagnent le mouvement des gilets jaunes, ou qu’il provoque lui-même, par la prise de conscience générale de l’insuffisance radicale du système électoral : les révoltés représenteraient en ce sens mieux le peuple que les élus. Or en France le plus grand nombre approuve l’institution présidentielle, c’est-à-dire l’élection au suffrage universel direct d’un président de la République qui a plus de pouvoir que celui des États-Unis d’Amérique. Comme si, selon un mot que j’ai entendu récemment, les mêmes étaient et royalistes et régicides. On élit un homme, et dès le lendemain de son élection, il est l’objet de toutes les contestations, le pays est informé régulièrement de la courbe descendante des sondages de sa popularité, et pour le dernier, dix-huit mois après son élection, on veut le renverser : le prochain tiendra-t-il un an, et son successeur six mois ? Cette élection est nécessairement au scrutin majoritaire puisqu’elle ne peut donner qu’un seul élu, et l’on ne voit pas pourquoi il devrait renoncer à mener la politique définie par son programme électoral et faire celle des candidats battus – même si cette élection revient depuis longtemps à élire par défaut un candidat qui paraît moins désastreux que son adversaire du second tour. L’élection législative n’étant plus qu’une manière de donner une majorité au président élu, le rôle du parlement se trouve réduit sinon supprimé. Pourquoi dès lors s’étonner que les représentants du peuple ne soient plus considérés comme ses représentants ? Ou encore, un référendum dit « non » et un peu plus tard les députés font passer ce qu’il refusait. Il n’y a pas démocratie, ou plutôt il n’y a pas république quand le pouvoir exécutif l’emporte sur le pouvoir législatif qui devrait être l’expression de la souveraineté du peuple. La constitution de la Cinquième République l’a voulu. L’élection du chef de l’exécutif au suffrage direct est en un sens démocratique, mais elle est contraire à l’idée républicaine. Une démocratie en apparence directe reposant sur des pétitions signées sur internet serait-elle un remède ou risquerait-elle de remplacer l’omnipotence de l’exécutif et la « mainmise de quelques énarques sur le pouvoir » par celle de groupes de pression bien organisés ? Car rien n’est plus facile que de fabriquer un groupe sur internet7.

Les corps intermédiaires

De leur côté les syndicats n’ont que très peu d’adhérents et ne peuvent pas davantage passer pour représentatifs. Il y a une relation nécessaire entre d’un côté la baisse du taux de syndicalisation et la quasi-disparition de partis politiques où l’on pouvait s’opposer par la parole, et de l’autre la violence. Quand entre le monarque et le moindre citoyen il n’y a plus d’intermédiaires, c’est tout ou rien, l’adulation ou la haine. Jupiter ne risquait pas grand-chose à régner sans mesure sur les dieux. Si ce n’est pas un despote dont le bras peut s’abattre à chaque instant sur son vizir et celui du vizir sur ses hommes, le plus puissant des hommes ne peut rien sans de multiples médiations sur lesquelles son pouvoir s’appuie dans tout le pays. Mais les intermédiaires8 eux-mêmes ont perdu toute crédibilité : ont-ils rempli leur rôle ou bien ont-ils été trop souvent plus attentifs à leur clientèle ? Ce qui ne date pas d’aujourd’hui9.

La colère contre un prétendu mépris

Voici peut-être – et il s’agit toujours du refus de la loi – une source de la violence et de l’approbation qui la rend possible : le discours, complaisamment repris par de nombreux journalistes et de nombreux politiques, qui accuse les élus, les gouvernants, les « élites », les Parisiens, de mépriser le peuple, manière là encore de justifier une colère qui dégénère en violence. J’ai bien vu que le sentiment d’être méprisé est vif. Il me paraît essentiellement fondé sur l’incapacité des politiques de s’adresser au peuple, entendu cette fois au sens républicain du terme, c’est-à-dire sur l’incapacité de parler au citoyen en tant que tel – la société civile ayant en effet la priorité sur l’État. On en est arrivé au point où personne ne peut rien dire sans passer pour arrogant ou prétentieux. C’est aussi bien pourquoi l’autorité d’un professeur, en tant qu’elle repose sur le savoir, n’est plus reconnue. Quand circule un mensonge caractérisé il est arrogant de le dénoncer. Dominique Schnapper analyse cet esprit démocratique antirépublicain et on lira avec intérêt ses réflexions10 sur la haine et le ressentiment qui naît d’un certain égalitarisme démocratique. Il est contraire à l’égalité démocratique ainsi entendue qu’un homme soit plus savant qu’un autre et à ce titre chargé d’instruire des ignorants, d’autant qu’il n’y a plus d’ignorants puisque tout le monde a internet. Qualifier un discours de professoral est une injure.

Je sais qu’un gouvernant ou un élu n’a pas à parler en professeur, comme si le peuple était composé de ses élèves, ni à abandonner le pouvoir à des experts, même les plus compétents. Je soutiens même que la politique n’est pas affaire de compétence. La souveraineté du peuple ne consiste pas à juger des compétences : l’élection n’est pas un concours de recrutement. Mais lorsque n’importe quelle « opinion » reproduite ou non à des milliers ou des centaines de milliers d’exemplaires prévaut sur une information véritable, la démocratie est bien le contraire de la république. Comme me le dit un ami, qu’on puisse, en matière de politique, critiquer une opinion lorsqu’elle repose sur une erreur factuelle paraît illégitime à ses élèves pourtant intelligents et studieux : « on a le droit de penser ce qu’on veut ». Opposer une vérité à une opinion manifestement absurde, voilà donc le comble de l’arrogance. Chacun fait valoir son opinion comme un droit absolu, et se dit blessé si vous la considérez comme fausse. Oserai-je opposer l’idée républicaine à la démocratie de l’opinion, à la démocratie d’opinions circulant sur les réseaux sociaux11 ? Si le peuple se réduit aux groupes formés lors de rencontres virtuelles, même transformées en rencontres réelles, comment les diverses décisions qui en résulteront pourront-elles avoir force de loi ? Quelle autorité pourra dès lors être reconnue ? Car la tolérance à la violence signifie bien le refus de reconnaître toute autorité, quelle qu’elle soit, le refus de reconnaître qu’il y a une autorité légitime du professeur, du médecin ou de la loi.

Ainsi d’un côté, sur les réseaux sociaux chacun peut lire – ou écrire – les pires obscénités, les plus violentes injures, des menaces de mort et de torture, de l’autre un homme public ne peut plus rien dire sans qu’immédiatement son propos « fasse polémique », comme on dit et qu’il soit accusé de mépriser le peuple. Était-ce « extrêmement blessant » de dire, comme alors le ministre Macron, que l’illettrisme de femmes mises au chômage les empêchant de passer leur permis de conduire, elles ne pouvaient aller travailler à 60 km comme on le leur proposait, de sorte qu’elles étaient prisonnières de leur situation, ou était-ce montrer à quel point elles étaient victimes ? Mais il a fallu qu’il s’excuse. Dire qu’il y a parmi les manifestants des factieux et des foules haineuses, est-ce s’en prendre à tous les manifestants ? Mais le moindre manifestant se dit stigmatisé ou méprisé par ces mots. Peut-être un politicien plus habile ou plus retors aurait-il évité de parler ainsi pour ne pas produire ce genre de réactions, mais que peut-on dire sans irriter ? Chacun a pu remarquer que tout propos critique ou seulement maladroit, quel qu’en soit l’objet, et en dehors même de la politique, provoque les hauts cris de telle ou telle association, ou de tel groupe qui se dit ulcéré, et son auteur doit s’excuser, quand il n’est pas poursuivi en justice et que la justice parfois prend la défense de l’accusation12. Ainsi nous sommes revenus au temps où le blasphème était un crime : la critique d’une opinion est un blasphème, ou, inversement, au lieu de faire la critique d’une opinion, on attaque son auteur en justice. Un débat est impossible dans ces conditions, car un débat suppose qu’on puisse s’opposer par la parole sans qu’un désaccord implique la remise en cause de celui qui parle et sans que chacun se dise blessé au moindre mot qui ne lui plaît pas. Abstraction faite de tout jugement sur les politiques menées depuis longtemps et les revendications des manifestants, je suis perplexe devant ce que j’entends, ce que je peux lire sur les réseaux sociaux et ce que prétendent éprouver les acteurs de cette crise. Que telle parole soit considérée comme fausse, telle politique comme mauvaise, il est permis de le penser, de le dire, de manifester pour s’y opposer, que ces revendications soient fondées ou non. Mais sans que la haine prenne le pas sur ces revendications, et le ressentiment sur l’exigence de justice. Comme dit Speranta Dumitru, l’opinion publique se soucie plus de prendre aux riches que d’améliorer la vie des pauvres13, et l’affaire de l’ISF le montre à l’envi, et c’est bien cela, le ressentiment sur lequel il y a chez Nietzsche une réflexion qui mérite qu’on s’y arrête et par laquelle il caractérisait justement l’esprit démocratique dont je parle ici14. La tolérance à la violence, comme la violence, procède de ce ressentiment.

La violence remplace le nombre

La violence aujourd’hui remplace le nombre. Une manifestation de plusieurs centaines de milliers ou de millions de personnes n’a pas besoin pour se faire remarquer de tout casser, contrairement à un défilé de quelques milliers ou de quelques centaines de personnes. La colère (peu importe qu’elle soit ou non justifiée, là n’est pas la question) de quelques-uns seulement passe pour mieux représenter le peuple que le suffrage universel. Et ces insurgés vous menacent au carrefour si vous ne leur donnez pas raison et vous contraignent à mettre un gilet jaune sous votre pare-brise si vous voulez passer. Ce terrorisme – car c’est de cela qu’il s’agit – est-il un simple accident ? L’intervention de factieux et de casseurs quasi professionnels, qu’ils tiennent un discours révolutionnaire ou non, n’explique pas la violence des discours et des actes des manifestants ordinaires. La casse est-elle l’ultime forme de représentation dans une démocratie représentative mal en point ? Les injures racistes15, sexistes etc., en sont la conséquence inévitable.

Représentation et réalité

Pour qui veut comprendre, je ne dis pas agir, car je n’y suis pas habilité, la difficulté, comme toujours en matière de politique, est de distinguer la représentation que les hommes se font d’une situation et la réalité, dont ces représentations font aussi partie. Je ne m’étonne pas que des hommes dont la vie est à bien des égards moins dure que celle de leurs ancêtres ou que celle de la plupart des pays du monde ne supportent pas de ne pas pouvoir s’offrir ce qu’à longueur de journée le harcèlement publicitaire leur fait miroiter. Les plus jeunes veulent des « marques » et leurs parents finissent par céder et se ruiner. Il est maintenant obligatoire d’acheter des ordinateurs. On se précipite sur les portables dernier cri, sur les grands écrans, et ces achats sont nécessaires à la bonne marche de ce qu’on appelle l’économie. Je ne m’étonne donc pas de l’endettement de ceux qui n’y résistent pas, puisque ce harcèlement est fait pour les séduire. Je ne m’étonne pas de ce que des ménages dont les salaires ne sont pas indignes ne puissent alors boucler leurs fins de mois. Jamais sans doute il n’a été aussi difficile non pas de s’acheter de quoi vivre, mais de savoir comment s’organiser pour ne pas être noyé dans la profusion de marchandises qui nous submergent. Peut-on, si l’on y réfléchit, se promener sans malaise dans les rayons d’un supermarché ? On sait aussi que les plus aisés savent mieux faire le tri. Je ne m’étonne pas dans ces conditions du ressentiment d’une part de la population à l’égard de ceux qu’on appelle « les riches », dont je suis, ma femme et moi étant retraités de l’Éducation nationale : riche et pauvre sont des termes relatifs16. De même que la crainte de l’immigration n’est pas proportionnelle au nombre de migrants mais est nourrie par des discours racistes et xénophobes, de même le ressentiment n’est pas proportionnel au niveau de pauvreté. L’extrême droite a toujours opposé le peuple à ses élites. Et que la démocratie, ce soit aussi la rue, un candidat malheureux aux élections présidentielles l’a proclamé. Dans les deux cas, les institutions sont remises en cause. Ce qu’on appelle le populisme et les violences qu’il génère vient-il du peuple et de la misère réelle d’une partie du peuple, ou de ce que le peuple subit sans cesse des discours démagogiques qui cultivent le ressentiment ? Là où règne l’opinion, il n’en peut être autrement. Ces discours trouvent dans le dénuement réel de certaines populations un terreau fertile et il aurait fallu s’en préoccuper, mais il n’est pas sûr que ces violences et ces haines viennent des plus démunis auxquels ces violences n’apporteront aucun remède, et ils le savent.

Conséquences

Toujours est-il que, étant tolérées, tant d’expressions violentes de tant de haine ne peuvent pas rester sans conséquences. La violence verbale des réseaux sociaux devait se transporter dans la rue : on ne s’injurie pas sans conséquences. Aujourd’hui, n’importe qui risque à tout moment de passer à l’acte et il ne faudra pas s’étonner alors des pires exactions et même des crimes. Tous ceux qui ne sont pas choqués par la violence des discours et par les violences non pas des casseurs « professionnels » mais de braves gens qui manifestaient souvent pour la première fois de leur vie – s’étonne-ton du comportement de ces novices ? – tous ces « tolérants » approuveront-ils alors ? Ai-je tort de m’alarmer devant cette crise de la cohésion sociale ? Il est vrai que cette crainte repose sur l’idée que les conflits qui déchirent cette société n’ont pas pour fondement le problème réel du pouvoir d’achat (ni, il semble pourtant qu’on n’en parle pas assez, celui plus grave du logement, qui est une raison essentielle du premier et qui a une longue histoire en France), mais qu’il a des causes plus profondes : par exemple la difficulté de parler de la France de 1940-45, de la guerre d’Algérie, de la décolonisation et même de la laïcité me semblent en être le symptôme.

[NdE. Lire aussi, du même auteur, « La misonomie, ou haine des institutions« 
et « Sur un prétendu droit de désobéir » par André Perrin]

Notes

1 – [NdE] Il me semble important de préciser ici que Jean-Michel Muglioni a rédigé ce texte bien avant le 16 février 2019 (date à laquelle Alain Finkielkraut a reçu publiquement des injures antisémites).

3 – J’ai entendu le journaliste Claude Weill en faire judicieusement la remarque à l’émission C dans l’air du lundi 7 janvier sur la 5. https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/849415-gilets-jaunes-l-executif-durcit-le-ton.html

5 – ISF, impôt sur la fortune créé en 1981, supprimé en 1987, sans déclencher de haine contre les gouvernants, repris en 1989 et remplacé en 2018 par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).

8 – L’appellation « corps intermédiaires », il faut le rappeler, date de l’Ancien Régime, comme l’usage fait aujourd’hui du terme de territoire au pluriel, comme s’il n’y avait pas qu’un territoire national.

9 – Une remarque hors-sujet. Il est vrai aussi qu’aucun homme ni aucun parti n’a été capable de proposer un programme qui reçoive l’approbation de plus d’un quart des suffrages exprimés, de sorte qu’une assemblée élue au suffrage proportionnel et en un sens vraiment représentative serait ingouvernable, à moins que différents partis n’admettent de s’allier, comme en Allemagne (il leur a fallu six mois pour cela, alors que ce genre de négociation leur est familier), où pourtant les choses ne vont pas aussi bien qu’on le dit. Ce qu’un citoyen assez mal informé comme moi peut comprendre ne permet pas de voir quelle issue trouver à la crise actuelle qui vient de loin. Je dis « la proportionnelle en un sens représentative » parce qu’en un autre sens elle laisse les partis décider des listes de candidats et de l’ordre dans lequel ils sont présentés, de sorte que les partis choisissent eux-mêmes les députés. Le scrutin majoritaire par circonscriptions permet au contraire à l’électeur de choisir son député. Tout système de représentation a donc ses défauts.

11 – Il ne suffit donc pas de rappeler les conséquences nocives des réseaux sociaux. L’usage qui en est fait est second relativement à l’esprit démocratique qui sanctifie l’opinion de chacun : ce nouvel instrument de la démocratie d’opinion n’en est pas le principe.

12 – La manière dont s’est déroulé le procès intenté à Georges Bensoussan est à cet égard significative.

14 – Il est vrai aussi que Nietzsche en vient à voir le ressentiment dans les plus hauts idéaux, y compris l’idée républicaine. Mais sa généalogie des passions humaines nées du ressentiment éclaire bien notre époque. Où l’on remarquera qu’il est aussi facile de faire passer pour du ressentiment une véritable exigence de justice que de prendre pour une revendication de justice son propre ressentiment.

15 – J’ajoute – ce que j’ai honte d’ajouter après la lecture du cri d’alarme de Joann Sfar, le 10 février 2019, car j’aurais dû le dire plus tôt – qu’il est remarquable que les slogans, graffitis et déprédations antisémites, qui auraient à coup sûr été condamnés avec force par tout le monde, journalistes, associations, partis politiques et pouvoirs publics, soient tolérés, et que sous prétexte que ce mouvement serait populaire, il est inconvenant de dire que les gilets jaunes en sont pour le moins complices. Parlant de cette dérive, Joann Sfar écrit, ce qui résume mon propos : « il faut encore subir les durs d’oreille qui m’expliquent que ce n’est pas représentatif. Pas représentatif? C’est une constante depuis les origines de ce mouvement. Ce qui est représentatif, c’est la lâcheté de ceux qui regardent ailleurs… ». Cette lâcheté a pour conséquence que les revendications justifiées exprimées par ce mouvement seront discréditées.

16 – Près de 7 milliards d’êtres humains sont aujourd’hui plus pauvres que moi.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

RIC ta mère ?

Les questions de démocratie directe et comme on dit « participative » sont aujourd’hui débattues, notamment au sujet du « Référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Attentif aux « excès que l’on peut parfois redouter », François Braize1 expose ici, sous un titre volontairement provocateur dont il s’écarte chemin faisant, pourquoi il est favorable à ce qu’il appelle un « RIC bien tempéré ».

Dans ce titre volontairement provocateur, la mère de l’injonction est la démocratie et sa forme républicaine. Il ne s’agit donc pas que d’un jeu de mots facile en référence à un groupe musical qui a défrayé la chronique, mais bien de savoir si on donne au peuple l’outil pour « riquer » la démocratie si l’envie lui en prenait, ou bien, au contraire, si on s’oriente vers un RIC bien tempéré qui serait protégé contre un tel excès. Telle est la question fondamentale que pose le RIC, que trop peu évoquent, et que l’on examine dans cet article.

À la différence du référendum « ordinaire » à l’initiative du président de la République (articles 11 et 89 de l’actuelle Constitution2), le RIC, référendum d’initiative citoyenne (ou référendum d’initiative populaire), dont nous ne sommes pas dotés en France, est un des outils de la démocratie directe. Il donne le pouvoir au peuple de se prononcer par son suffrage sur les sujets les plus larges, de la Constitution à la loi en passant par la ratification des engagements internationaux. Le peuple en a, en outre, l’initiative par pétition. Ainsi, c’est lui seul qui décide de la question qu’il se pose et qu’il tranche. Il s’agit d’un idéal-type démocratique.

Si l’opinion publique n’est pas vraiment divisée sur son envie de démocratie directe et sur le RIC3, en revanche, dans la classe politique, chez les intellectuels et dans les médias la division règne en maître.

Le référendum : une mauvaise réputation

Il faut dire que la question est vieille comme la démocratie et que la suspicion pèse sur le référendum du fait de son histoire plébiscitaire.

En effet, nos démocraties se sont construites, depuis les révolutions anglaise, américaine et française, sur la conquête du suffrage universel pour la désignation de nos représentants et en écartant délibérément (pour des jours meilleurs ?) la démocratie directe. Il a fallu près de trois siècles pour que soit conquise une véritable universalité des suffrages autorisés à s’exprimer lors des élections (jusqu’à l’extension du droit de vote aux femmes ou à certaines minorités ethniques), délaissant ainsi, au bout du compte, le portrait type de l’électeur resté longtemps en Amérique du Nord un propriétaire blanc et en Europe un individu de sexe masculin. Pendant ces trois siècles, le peuple a été laissé de côté derrière ses représentants qu’il était cependant admis progressivement à élire lui-même4.

Dans la plupart des pays de démocratie5, par l’énergie qu’elle a demandée, cette lutte pour le suffrage universel a éclipsé l’autre question fondamentale : l’intervention directe, ou non, du peuple dans les processus décisionnels notamment législatif, ou même constituant, par référendum à son initiative6. Délibérément, le peuple n’a pas été jugé apte à autre chose que choisir ses représentants. Le XXe siècle n’aura été que l’aboutissement de cette (première) étape de la construction des démocraties, l’ambition de la démocratie directe ayant été renvoyée à l’âge d’or de la démocratie athénienne, considérée comme impossible au-delà de l’échelle de cette dernière. En effet est-il absurde de croire que l’on ne peut transposer les procédures d’une cité qui ne comptait que quelques dizaines de milliers de citoyens et qui excluait toute une partie de sa population de la citoyenneté (femmes et esclaves) ?

Nous avons donc cru à cette impossibilité. Nous y avons cru car cela avait l’apparence d’une rationalité forte. En effet, comment légiférer, écrire la loi et a fortiori la Constitution à 40 ou 50 millions de mains ? Nous avons continué à croire à cette impossibilité, sans nous demander si une part de démocratie directe ne devait pas être instillée dans notre système politique, alors même que, ces dernières décennies, partout, tout se délitait. Les peuples fuyant les urnes et laissant la démocratie représentative, selon les scrutins, réduite à une part toujours plus faible du corps électoral. Même lorsque les peuples exprimaient leur défiance par un vote vers des extrêmes récusant la démocratie représentative, nous persistions. C’était eux, ce ne pouvait être nous, les dinosaures…

L’avènement du numérique est venu tout bouleverser

En outre, le numérique et les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) sont venus tout miner, là, devant nous, sans même qu’on le voie clairement. Et nos belles certitudes sur la démocratie représentative comme mode démocratique quasi-indépassable se sont comme effondrées fin 2018 en quelque sorte au détour d’un rond-point7. En effet, nos concitoyens ont l’impression de vivre une « démocratie directe » sur le Net et, ce, tous azimuts dans leur quotidien. Ils existent sur les réseaux sociaux et leurs avis, leurs choix, sont partagés, diffusés, comme jamais ce ne fut le cas. Et l’on voudrait que cela soit possible pour la vie de tous les jours, jusqu’aux plus futiles de leurs préoccupations, et pas pour ce qui est plus fondamental, pas pour la vie politique collective, vie pour laquelle on ne les consulterait que tous les cinq ans et selon des modes datés d’un autre temps ?

Ouvrons les yeux, faisons fonctionner nos neurones, nous sommes dans un monde où chacun (c’est un fait et non une opinion) peut donner son avis, choisir, noter à tout bout de champ et sur tout, d’un simple clic. Un monde où chacun peut tenter de lever une armée numérique de soutiens. On peut ne pas aimer, mais c’est notre monde et le réel qui s’offre à nos concitoyens.

Faire évoluer notre démocratie politique vers plus de démocratie directe

Le discours limitant notre démocratie à sa forme représentative ne semble plus recevable ? Ne nous mène-t-il pas, par des révoltes qui risquent d’être de plus en plus violentes, dans le mur des populismes ? Comment faire pour éviter cela ? Les principaux outils sont connus  et peuvent être mis en œuvre sans tomber dans des excès que l’on peut légitimement redouter :

  1. Remplacer en tout ou en partie l’élection de nos représentants nationaux, mais aussi peut-être de certaines catégories d’élus locaux, par le tirage au sort de citoyens qui siégeront directement selon des modalités à définir8 ;
  2. développer, pour les mandats électifs maintenus, l’élection à la représentation proportionnelle ;
  3. donner au peuple la capacité de faire ou de défaire la loi par référendum à son initiative ou même de faire des modifications constitutionnelles (RIC), également selon des modalités qui restent à définir.

S’agissant du RIC, objet de ce billet, sur le principe, l’étude Verhust – Nijeboer sur la démocratie directe réfute un à un les arguments des ses opposants9. Il est cependant nécessaire de traiter plusieurs questions essentielles qui doivent être tranchées car rien n’est simple contrairement à ce que soutiennent les partisans du RIC sans limite – questions que cette étude n’a pas vues ou tranchées de manière, selon nous, satisfaisante.

Outre les modalités pratiques de la procédure à construire qui sera très importante, trois questions essentielles se posent : celle du seuil de signatures à atteindre pour déclencher le RIC, celle du champ d’intervention du RIC (sur quels sujets ou matières peut-il intervenir ?) et celle de la portée du RIC (peut-il aller par exemple jusqu’à remettre en cause la démocratie, les droits de l’homme ou la forme républicaine de gouvernement?).

a) La procédure à construire

Elle devra présenter toutes les garanties nécessaires. Selon les mots que prononça Portalis, « On ne doit légiférer que d’une main tremblante ». Alors, imaginons la crainte à 45 millions de mains…10  D’autres pays, comme la Suisse notamment, ont su mettre en place une procédure qui sécurise le dispositif de référendum et les textes qui en sont issus. Il faudra que nous fassions de même. On ne saurait trop insister d’ores et déjà sur la nécessité qu’il y aura de confier la préparation des textes à soumettre au référendum à une autorité indépendante désignée dès la réforme constitutionnelle. Ce pourrait être l’organisme chargé en France du Débat public en faisant évoluer ses missions en ce sens et, sans nul doute aussi désormais, en changeant sa présidence.

Tout comme le gouvernement doit le faire en application de l’article 39 de la Constitution pour les projets de loi qu’il prépare, cet organisme devra solliciter l’avis préalable du Conseil d’État sur les projets de texte préparés pour répondre à une demande de RIC. Il y va de la sécurité et de la qualité juridiques. Il faudra prévoir aussi, dès la réforme constitutionnelle, le contrôle préalable de la constitutionnalité des textes législatifs soumis à référendum avant que le peuple ne se prononce. Car, si l’on peut admettre qu’un juge constitutionnel censure les représentants du peuple après leur vote, cela est beaucoup plus difficile pour le peuple une fois que celui-ci s’est exprimé et a décidé au suffrage universel direct. Autant donc que le contrôle de constitutionnalité s’exerce sur le projet de texte qui devra être soumis au RIC avant que le peuple ne vote. De la même façon, pour un RIC de modification de la Constitution, il faudra que la proposition de modification soit soumise au Conseil constitutionnel pour vérifier sa conformité aux valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie rappelés notamment dans le Préambule de celle-ci (exigence que l’on proposera de sacraliser, Cf. infra, point d). Les avis du Conseil d’État et les décisions du Conseil constitutionnel devraient être rendus publics.

b) Le seuil de signatures

La question du seuil de signatures à réunir pour initier par pétition une procédure de RIC n’est pas aisée, mais elle peut se régler sans trop de difficultés.

Il faudrait, à la fois, exiger un nombre suffisant de signatures de demande de RIC pour éviter les initiatives peu sérieuses et ne correspondant pas à une véritable demande d’une partie significative du corps électoral et, en même temps, ne pas prévoir un nombre qui en rendrait la satisfaction impossible comme c’est le cas du référendum d’initiative populaire11 actuellement prévu par l’article 11 de notre Constitution. Celui-ci prévoit un seuil de 10% des inscrits soit 4,5 millions de signatures qui a été rédhibitoire. L’intelligence commande de tenir compte de l’expérience des pays qui pratiquent ce type de référendum citoyen. Ainsi, un seuil de 2% du corps électoral est exigé en Suisse. Si nous l’appliquions cela nous donnerait pour la France un seuil de 1 million de signatures, ce qui paraît raisonnable.

c) Le domaine d’intervention du RIC

À l’inverse des deux précédentes questions, pas simples mais gérables, avec la présente question on commence à entrer dans les difficultés vraiment sérieuses. Faut-il exclure certains sujets du champ du futur RIC ? S’agira-t-il simplement d’un RIC pouvant toucher au domaine législatif pour prendre de nouvelles lois ou en abroger d’anciennes, ou bien faut-il aller au-delà ? Par exemple, donner au RIC le pouvoir de modifier la Constitution, celui d’approuver les traités internationaux, celui de révoquer un élu ou de modifier les réponses apportées jusqu’à ce jour par la loi votée par nos représentants aux questions dites de « société » (peine de mort, IVG , mariage pour tous, éthiques de la vie et de la mort, etc.) ?

Même en étant démocrate dans l’âme on peut craindre qu’un RIC sans bornage ouvre la porte aux égarements dans un temps qui est celui de la démultiplication par le Net, ses réseaux et ses médias associés, des manœuvres de manipulation de l’opinion, nationales ou venues de l’étranger. On frémit aussi devant l’outil ainsi donné à de futurs gouvernants démocratiquement peu scrupuleux et fondamentalement conservateurs, comme il s’en profile déjà beaucoup en Europe. Aussi ne peut-on qu’être fondamentalement hostile à un RIC sans limite.

On doit aussi récuser le RIC révocatoire des élus qui les mettrait sur siège éjectable, ne produisant que démagogie et médiocrité. Pour se rendre compte du mal-fondé d’une telle proposition, il suffit de transposer une telle perspective d’instabilité de chaque instant à notre propre vie professionnelle. Chacun souhaite pour soi et les siens un CDI bien sûr et nos élus devraient voir, eux, leur mandat qui est déjà un CDD devenir révocable ad nutum ?

Le RIC révocatoire est sous-tendu par une vision populiste alors que, le temps de leur mandat, nos 400000 élus locaux et nationaux sacrifient bien souvent leur vie personnelle à l’intérêt collectif et général pendant que d’autres restent plutôt devant leur TV. Si les électeurs ne sont pas satisfaits d’un élu, ils ne le réélisent pas. Cela doit suffire.

Si le peuple, par un RIC, doit pouvoir intervenir dans le domaine législatif pour modifier ou abroger des lois existantes, en proposer de nouvelles (RIC législatif12) et modifier la Constitution (RIC constituant), ce qui est déjà beaucoup, il faut arrêter là l’exercice. Les centaines d’accords et traités internationaux signés ou ratifiés chaque année ne peuvent l’être par référendum. Ce serait une absurdité et cela témoigne d’une méconnaissance totale de la réalité de l’action diplomatique bi- ou multilatérale d’un grand pays. En revanche on peut envisager que les traités conduisant à devoir modifier au préalable la Constitution pourraient être ratifiés par un RIC.

Rappelons que le RIC législatif devra être soumis à un contrôle préalable de constitutionnalité que le peuple souverain aura confié au Conseil constitutionnel par la modification de notre Constitution pour créer le RIC (un tel contrôle préalable du Conseil constitutionnel est déjà prévu par l’article 11 de notre Constitution pour les référendums d’initiative partagée créés par la réforme constitutionnelle de 2008). Également, le RIC constituant devra respecter nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de la Constitution. La réforme constitutionnelle, comme on va le voir ci-après, devrait sacraliser ces principes et valeurs vis-à-vis des deux pouvoirs constituants : d’un côté le peuple par référendum et, de l’autre, ses représentants élus, députés et sénateurs en application de l’article 89, car il n’y a pas de raison que ces derniers y échappent.

d) La question de la portée du RIC sera essentielle

Jusqu’où pourra-t-on aller par un RIC constituant ? Revenir sur les valeurs démocratiques ou sur la forme républicaine du gouvernement protégée par l’article 89, dernier alinéa, de notre Constitution? Question extraordinairement difficile, car elle pose celle de la limite de la souveraineté du Peuple qui est le détenteur de la souveraineté nationale en application de l‘article 3 de la Constitution. Des projets maximalistes circulent sur le Net prévoyant que le RIC pourrait tout : rien ne devrait lui être interdit car, expression du peuple souverain, il devrait pouvoir tout plier à la volonté populaire13. Une telle option est peu responsable puisqu’elle admet que le peuple puisse revenir, si l’envie lui en prend, sur ce qui a fait, par exemple, les progrès de nos démocraties, du pluralisme politique et de nos libertés individuelles ou collectives par trois siècles de luttes politiques et sociales. Ce qui ne peut que faire peur, comme si certains n‘avaient rien appris des totalitarismes exécrables du XXe siècle.

Un démocrate et un républicain ne peuvent que repousser de toutes leurs forces une telle ignominie potentielle. En effet, les valeurs et principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de l’actuelle Constitution constituent le socle de notre démocratie (Déclaration des droits de l’homme de 1789, droits sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, Charte de l’environnement de 2004, etc.). Ce socle doit être préservé même face à un RIC, tout comme la forme républicaine du gouvernement. En effet, en démocratie, aucune souveraineté ne peut être absolue, même pas celle du peuple.

Ce socle de valeurs doit donc s’imposer à tous. Cette question est de principe et elle ne peut pas se régler par l’exigence d’une majorité qualifiée (3/5, 2/3 ou même 3/4 des suffrages exprimés) qui permettrait de les remettre en cause. S’agissant au fond de pouvoir nier les droits des individus ou des minorités il faudrait que tous y consentent. Nulle majorité ne devrait pouvoir le faire… Il faudra également que ce socle de valeurs s’impose au pouvoir constituant du Parlement car, comme on l’a dit, il n’y a aucune raison que cela ne soit pas le cas. Une rédaction juridique appropriée permettra de consacrer ce socle « erga omnes » le moment venu.

La question de l’enrichissement possible de ce socle par de nouveaux droits et principes, par RIC ou par le pouvoir constituant parlementaire, devra également être traitée de manière à ne pas figer les choses sur la rédaction du Préambule de la Constitution de 1958, même si elle est remarquable par son agrégation des résultats de deux siècles de luttes sociales et politiques en faveur de l’émancipation des hommes et des femmes.

La souveraineté du peuple est-elle absolue ?

D’un point de vue de philosophie politique ou de philosophie du droit, cette question soulève toutefois une difficulté majeure que l’on ne peut laisser de côté : qui, comment et d’où peut-on imposer quelque chose à la souveraineté du peuple ? Dans la conception classique, seule la Nature elle-même et/ou le divin avaient un tel pouvoir. Aux temps modernes ce n’est, a priori, que par une autorité supérieure au peuple, ou par autorégulation de celui-ci, que l’on peut d’une part imposer une limite à la souveraineté populaire mais d’autre part, encore plus, garantir son effectivité.

Il n’y a pas d’instance supra nationale qui puisse être fondée (dans l’ordre mondial que nous connaissons) à jouer ce rôle car ce droit est encore essentiellement conventionnel entre des États qui sont souverains et eux seuls peuvent défaire ce qu’ils ont fait. Rien donc à attendre du supra-national, pas plus que d’une prétendue Nature ou d’un ectoplasme divin. À défaut d’autorité supérieure au peuple, il ne nous reste que l’autorégulation.

Il serait donc bienvenu que le peuple décide, par la révision constitutionnelle qui créera le RIC, que tout référendum qui viendrait à être proposé aux suffrages devra respecter les valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie et de notre République (tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958). Le peuple s’imposera donc cette contrainte à lui-même et prévoira que ce sera sous la vérification préalable du Conseil constitutionnel. Ainsi le peuple français fera le choix de rester durablement fidèle aux droits de l’homme, à la démocratie et à la République quels que soient les outils référendaires dont il se dote et qu’il mettra en œuvre.

Pour consacrer l’importance d’une telle décision, la réforme constitutionnelle créant le RIC pourra prévoir que nulle réforme constitutionnelle future (par un RIC ou par la voie parlementaire) ne pourra revenir sur ce choix du peuple français et que le Conseil constitutionnel sera le gardien de cette exigence à l’occasion de son contrôle préalable. De la sorte, la protection sera assurée de manière durable et exigeante14.

Le peuple français aura ainsi consacré un socle de principes qu’il ne pourra lui-même directement, ni par ses représentants, violenter par référendum, ainsi qu’un dispositif d’autorégulation dont il aura confié l’exercice au Conseil constitutionnel. Il n’exclura pas cependant de pouvoir enrichir, au fil du temps, le corpus actuel de nouveaux principes fondamentaux ou valeurs démocratiques15.

Bien entendu, si on peut admettre que l’on pourra apporter son soutien à une pétition lançant l’initiative d’un RIC et lui donner sa signature informatiquement, même si cela devra être de manière sécurisée, il sera indispensable que le vote lors du référendum se fasse selon les règles et les garanties démocratiques habituelles, dans un isoloir. En effet, n’en déplaise à beaucoup, voter à un référendum, même d’initiative citoyenne ou populaire, ce n’est pas attribuer un « like » à telle ou telle babiole numérisée !

Ainsi, plutôt qu’un sonore « RIC ta mère ! » qui pourrait conduire à mettre à mal la démocratie et la forme républicaine du gouvernement, c’est donc bien « une leçon de RIC bien tempéré » que l’on invite nos concitoyens, et les pouvoirs publics à leur suite, à privilégier lors du « grand débat national » qui s’ouvre. Comme on le dit du clavecin, quelque chose qui sonne bien dans tous les tons.

 

Notes

1 – François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera une autre version de ce texte sur son blog https://francoisbraize.wordpress.com/2019/01/03/ric-ta-mere/

2 – L’existence de ces deux articles doit être rappelée car les médias commencent à bruisser en ce début d’année 2019 de la perspective d’un référendum sec qu’organiserait l’exécutif sur la réforme constitutionnelle… Comme si on pouvait faire une modification constitutionnelle par un référendum organisé en application de l’article 11 de la Constitution ! Quand on ne s’appelle pas De Gaulle, seule la procédure de l’article 89 (vote de la réforme par les deux assemblées puis soumission du résultat au Congrès réuni à Versailles ou au peuple par référendum) permet de modifier la Constitution.

4 – Dans Le peuple contre la démocratie, Yascha Mounk (Éditions de l’Observatoire, 2018) montre à partir de sources historiques incontestables comment les pères de la démocratie américaine ont délibérément mis le peuple à l’écart de tout fonctionnement démocratique direct, parce qu’ils s’en méfiaient comme de la peste, et ont fait le choix de la démocratie représentative pour s’en protéger ; toutes les démocraties modernes ou presque ont emboîté le pas de cette prévention ; comment ne pas voir dans le même motif, la raison de la très lente accession au suffrage universel auquel même des régimes politiques ouverts et pluralistes ont préféré pendant longtemps un suffrage censitaire ?

6 – Les seuls référendums que nos démocraties pratiquèrent furent à l’initiative des gouvernements et prirent parfois un aspect plébiscitaire et droitier qui les rendit profondément antipathiques notamment à gauche. 

7 – Ce ne sont pas les velléités de démocratie participative de la campagne de 2007 (S. Royal) ou de 2017 (E. Macron) qui purent permettre d’imaginer un réel changement, tout au plus une mode ou une tactique de conquête du pouvoir ; d’ailleurs à notre connaissance ni l’une, ni l’autre ne proposèrent le RIC…

8 – Ce peut être une partie des députés et sénateurs, des assemblées locales, voire des assemblées citoyennes spécifiques, Voir à ce sujet l’excellent article de Jérôme Huet : https://francoisbraize.wordpress.com/jerome-huet/

9 – Voir ce livret sur le site de l’association article 3 : https://www.article3.fr/images/verhulst-nijeboer-direct-democracy-fr.pdf.

10 – Crainte qui ne nous quitte pas au contraire lorsqu’on lit les propositions de rédaction suggérées par les internautes pour créer le RIC sans aucun garde-fou lors de la consultation lancée par « Parlement et citoyens » sur ce sujet ; l’amateurisme juridique est flagrant à supposer que la maturité politique soit présente… Il y aura intérêt à cadrer l’exercice du RIC par une procédure qui réunisse toutes les compétences juridiques nécessaires.

11 – Référendum introduit à l’article 11 de la Constitution par la réforme constitutionnelle de 2008 et qui est un référendum d’initiative populaire avec un verrou parlementaire puisqu’il faut outre les signatures d’un nombre élevé de citoyens la signature de 1/5 des membres du Parlement.

12 – Si les lois spéciales (lois organiques, lois de finances, loi de financement de la Sécurité sociale), devaient entrer dans le champ du RIC, il faudrait alors que la procédure soit entourée des garanties nécessaires comme l’est le droit d’amendement des parlementaires par l’actuel article 40 de la Constitution.

13 – Voir par exemple le projet de loi constitutionnelle de l’association dite « Article 3 » qui promeut un RIC sans limite : https://www.article3.fr/informations/proposition-loi-constitutionnelle ; voir également les éléments du débat que cette association co-organise avec « Parlement et citoyens » à propos du RIC où les points de vue les plus maximalistes s’expriment sur la souveraineté du peuple que rien ne doit venir contraindre : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48/types/modalites-concretes-de-mise-en-oeuvre-quelles-modalites-vous-sembleraient-les-plus-pertinentes-pour-mettre-en-place-ces-differentes-formes-de-ric/themes-le-ric-peut-il-sappliquer-a-tous-les-sujets-ou-doit-on-le-restreindre-a-certains-sujets/page/1

14 – De la sorte on résout la contradiction qu’il y aurait à prévoir qu’une majorité qualifiée, à l’occasion d’un RIC ou par la voie d’une réforme adoptée par le Parlement, puisse revenir sur la protection ainsi instaurée pour nos valeurs et principes fondamentaux, alors que l’on a dit que s’agissant d’une question de principe aussi fondamentale (nos droits et libertés les plus essentiels) il faudrait que tous y consentent et, donc, l’unanimité. En revanche, le droit même le plus vigilant ne peut empêcher que certains demain se dispensent de le respecter ; mais là, les choses seraient claires, nous serions alors en présence d’un coup d’État et d’une forfaiture pour ceux qui le commettraient.

15 – Suite aux vœux du président de la République qui a dit le 31 décembre 2018 qu’il fallait que nous placions l’Homme au centre des préoccupations publiques, il pourrait être utile d’enrichir le Préambule de notre Constitution d’un nouveau principe fondamental consacrant cette orientation intéressante ; on a fait un premier travail de réflexion à ce sujet à quelques-uns, voir sur ce point : http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

« Combats maçonniques » de Philippe Foussier, lu par C. Kintzler

Le devoir d’universalisme

Sous le titre Combats maçonniques (Paris : Conform Edition, 2018) Philippe Foussier, ancien Grand maître du Grand Orient de France1, publie un ensemble de réflexions qui intéresseront bien sûr les francs-maçons mais aussi tous les laïques et les républicains et tous ceux qui s’interrogent sur la pertinence et l’actualité de l’humanisme. Du moral vers le politique, de l’individu vers la cité, la série des propos rappelle qu’un engagement reste un affairement frappé d’extériorité s’il n’est guidé par un travail sur soi-même qui renvoie constamment à « l’inconfort de la pensée ».

Il n’est en effet pas nécessaire de « frapper à la porte du temple » pour militer, s’engager comme citoyen et soutenir les principes républicains. Que viennent donc faire les francs-maçons en loge, qui nourrit de manière spécifique leur engagement de citoyen ? « Ils sont présents dans les temples pour échapper temporairement à cette société » en se plaçant dans un cadre symbolique et méditatif « indispensable pour combattre leurs propres préjugés, leurs réflexes et leur postures ». Ce cadre n’est un secret pour personne : chacun peut visiter un temple – ce n’est du reste pas un espace sacré -, s’instruire dans des livres dont aucun n’échappe au dépôt légal ; le musée de la maçonnerie est public, etc. Mais l’auteur rappelle utilement que l’expérience de ce retrait s’effectue aussi par la temporalité : « la distinction entre temps maçonnique et temps profane connaît aujourd’hui une ampleur considérable » ; « le parcours maçonnique est une école de patience ».

À partir de cette position singulière qui induit, par son caractère de recherche et d’approfondissement pensif, une dimension universelle, le cercle de la réflexion s’élargit dès le second chapitre et donne sens, degré par degré, au pluriel des « combats » dont il est question tout au long de l’ouvrage. Cela s’entend d’abord au sens restreint : c’est l’occasion d’un retour sur la nature, l’histoire et l’action du GODF – retour qui se méfie des « légendes excessivement dorées ou noires ». Et si l’auteur se garde de taire les manquements, les turpitudes et même les trahisons dont le GODF fut le lieu et parfois l’agent, c’est pour mieux rappeler sous forme d’obligation l’origine, les principes fondamentaux, le passé lumineux et les combats (laïques, républicains, pour la justice sociale, la recherche scientifique, l’émancipation) dont l’obédience peut à juste titre s’enorgueillir.

Se dégage alors un devoir d’universalisme : tel est le vecteur qui oriente le combat maçonnique, cette fois pris dans sa dimension civile et civique générale. Enserrés dans la tenaille formée par le retour de l’extrême droite et du fanatisme religieux d’une part et de l’autre l’adoption de l’idéologie racialiste, sexiste et communautariste par une appréciable fraction de la « gauche » et de l’extrême-gauche, nous avons plus que jamais besoin d’une franc-maçonnerie de combat. Plus que jamais, le programme des Lumières est à l’ordre du jour non pas sous la forme d’une incantation mais bien sous celle d’une lutte. Et c’est parce que le combat maçonnique n’est pas à la remorque du politique ni logé en son sein comme une de ses composantes mais en amont de celui-ci, qu’il peut trouver sa lucidité et exercer sa vigueur. Le GODF ne vise ni à exercer le pouvoir, ni à le servir (pour cela d’autres appartenances sont plus opportunes et plus efficaces), mais d’abord à s’éclairer lui-même sur la nature et l’état de la société, sur ce qui pourrait la rendre plus juste : oui les armes se forgent en amont. La franc-maçonnerie n’a pas pour objet de ressembler au monde profane et elle doit s’efforcer de ne pas en être le reflet, sous peine de se réduire à un club puéril dont les membres « s’affublent de titres ronflants et arborent des décors plus ou moins chatoyants dans des lieux réputés secrets ».

L’ouverture des combats de la franc-maçonnerie vers la cité est embrayée par un chapitre sur le chevalier de Ramsay. Ce n’est pas un paradoxe : réfléchir sur les audaces d’un texte de 17382 conduit à prendre la mesure de celles qu’il faudrait promouvoir aujourd’hui pour en conserver l’esprit. Les réflexions substantielles se succèdent dès lors – sur la laïcité, la science, l’Europe, la lente déconstruction de la citoyenneté républicaine – , en s’appuyant sur un heureux entrecroisement entre passé et présent.

Ainsi le « sens de l’engagement » est tour à tour éclairé et illustré, référé à d’utiles sources autant qu’orienté vers l’action contemporaine, y compris par un ensemble d’annexes où l’on trouvera notamment le texte intégral du remarquable discours que Philippe Foussier prononça le 1er mai 2018 en s’adressant fermement, par une série d’apostrophes, au président de la République3. Au sein de ce parcours, on soulignera une belle évocation de la figure de Henri Caillavet, un bilan inquiétant des freins (pour ne pas dire plus) qui entravent délibérément la recherche scientifique depuis le début de ce siècle (on se souvient notamment des attaques contre le rapport Lengagne), et une analyse sans concession de la substitution dans de nombreux milieux de gauche et syndicaux de la question « raciale » à la question sociale comme grille de lecture des rapports humains.

La tâche est donc urgente de « relever la république ». Elle ne peut s’effectuer qu’en reprenant sa source à un humanisme qui est plus que jamais d’actualité et qu’il s’agit de porter aux dimensions des défis contemporains. Elle est à l’agenda de l’ensemble des citoyens qui, sans nécessairement se donner explicitement l’horizon de l’utopie maçonnique réflexive d’une « république universelle », en partagent néanmoins le principe universaliste émancipateur.

Notes

1 – GODF en abrégé désormais.

2 – Version de 1738 du Discours de Ramsay citée dans Gérard Gayot, La Franc-maçonnerie française. Textes et pratiques – XVIIIe-XIXe siècles, Paris : Julliard, 1980.

3 – Voir l’article sur Mezetulle

Philippe Foussier, Combats maçonniques, Paris : Conform Edition, 2018.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2018.

Manifeste contre le nouvel antisémitisme

Je figure parmi les 300 premiers signataires du « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié dans Le Parisien du 22 avril. On peut le lire in extenso ci-dessous et sur le site du journal.

Le texte, proposé sur https://www.change.org/p/emmanuel-macron-manifeste-contre-le-nouvel-antis%C3%A9mitisme , a recueilli plus de 26000 signatures au moment où je mets ce billet en ligne.

« L’antisémitisme n’est pas l’affaire des Juifs, c’est l’affaire de tous. Les Français, dont on a mesuré la maturité démocratique après chaque attentat islamiste, vivent un paradoxe tragique. Leur pays est devenu le théâtre d’un antisémitisme meurtrier. Cette terreur se répand, provoquant à la fois la condamnation populaire et un silence médiatique que la récente marche blanche a contribué à rompre.

Lorsqu’un Premier ministre à la tribune de l’Assemblée nationale déclare, sous les applaudissements de tout le pays, que la France sans les Juifs, ce n’est plus la France, il ne s’agit pas d’une belle phrase consolatrice mais d’un avertissement solennel : notre histoire européenne, et singulièrement française, pour des raisons géographiques, religieuses, philosophiques, juridiques, est profondément liée à des cultures diverses parmi lesquelles la pensée juive est déterminante. Dans notre histoire récente, onze Juifs viennent d’être assassinés – et certains torturés – parce que Juifs, par des islamistes radicaux.

« Une épuration ethnique à bas bruit »

Pourtant, la dénonciation de l’islamophobie – qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre – dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur : les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans. 10 % des citoyens juifs d’Ile-de-France – c’est-à-dire environ 50 000 personnes – ont récemment été contraints de déménager parce qu’ils n’étaient plus en sécurité dans certaines cités et parce que leurs enfants ne pouvaient plus fréquenter l’école de la République. Il s’agit d’une épuration ethnique à bas bruit au pays d’Émile Zola et de Clemenceau.

Pourquoi ce silence ? Parce que la radicalisation islamiste – et l’antisémitisme qu’elle véhicule – est considérée exclusivement par une partie des élites françaises comme l’expression d’une révolte sociale, alors que le même phénomène s’observe dans des sociétés aussi différentes que le Danemark, l’Afghanistan, le Mali ou l’Allemagne… Parce qu’au vieil antisémitisme de l’extrême droite, s’ajoute l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société. Parce que la bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif.

« Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie »

Or à la marche blanche pour Mireille Knoll, il y avait des imams conscients que l’antisémitisme musulman est la plus grande menace qui pèse sur l’islam du XXIe siècle et sur le monde de paix et de liberté dans lequel ils ont choisi de vivre. Ils sont, pour la plupart, sous protection policière, ce qui en dit long sur la terreur que font régner les islamistes sur les musulmans de France.

En conséquence, nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime.

Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie. Nous demandons que la lutte contre cette faillite démocratique qu’est l’antisémitisme devienne cause nationale avant qu’il ne soit trop tard. Avant que la France ne soit plus la France. »

*« Le Nouvel Antisémitisme en France », Ed. Albin Michel, 213 p., 15 euros.

Les 300 premiers signataires :
Charles Aznavour ; Françoise Hardy ; Pierre Arditi ; Elisabeth Badinter ; Michel Drucker ; Sibyle Veil ; François Pinault ; Eric-Emmanuel Schmitt ; Marceline Loridan-Ivens ; Radu Mihaileanu ; Elisabeth de Fontenay ; Nicolas Sarkozy ; Pascal Bruckner ; Laure Adler ; Bertrand Delanoë ; Manuel Valls ; Michel Jonasz ; Xavier Niel ; Jean-Pierre Raffarin ; Gérard Depardieu ; Renaud ; Pierre Lescure ; Francis Esménard ; Mgr Joseph Doré ; Grand Rabbin Haïm Korsia ; Imam Hassen Chalghoumi ; Carla Bruni ; Boualem Sansal ; Imam Aliou Gassama ; Annette Wieviorka ; Gérard Darmon ; Antoine Compagnon ; Mofti Mohamed ali Kacim ; Bernard Cazeneuve ; Bernard-Henri Lévy ; Philippe Val ; Zabou Breitman ; Waleed al-Husseini ; Yann Moix ; Xavier De Gaulle ; Joann Sfar ; Julia Kristeva ; François Berléand ; Olivier Guez ; Jeannette Bougrab ; Marc-Olivier Fogiel ; Luc Ferry ; Laurent Wauquiez ; Dominique Schnapper ; Daniel Mesguich ; Laurent Bouvet ; Pierre-André Taguieff ; Jacques Vendroux ; Georges Bensoussan ; Christian Estrosi ; Brice Couturier ; Imam Bouna Diakhaby ; Eric Ciotti ; Jean Glavany ; Maurice Lévy ; Jean-Claude Casanova ; Jean-Robert Pitte ; Jean-Luc Hees ; Alain Finkielkraut ; Père Patrick Desbois ; Aurore Bergé ; François Heilbronn ; Eliette Abécassis ; Bernard de la Villardière ; Richard Ducousset ; Juliette Méadel ; Daniel Leconte ; Jean Birenbaum ; Richard Malka ; Aldo Naouri ; Guillaume Dervieux ; Maurice Bartelemy ; Ilana Cicurel ; Yoann Lemaire ; Michel Gad Wolkowicz ; Olivier Rolin ; Dominique Perben ; Christine Jordis ; David Khayat ; Alexandre Devecchio ; Gilles Clavreul ; Jean-Paul Scarpitta ; Monette Vacquin ; Christine Orban ; Habib Meyer ; Chantal Delsol ; Vadim Sher ; Françoise Bernard ; Frédéric Encel ; Christiane Rancé ; Noémie Halioua ; Jean-Pierre Winter ; Jean-Paul Brighelli ; Marc-Alain Ouaknin ; Stephane Barsacq ; Pascal Fioretto ; Olivier Orban ; Stéphane Simon ; Laurent Munnich ; Ivan Rioufol ; Fabrice d’Almeida ; Dany Jucaud ; Olivia Grégoire ; Elise Fagjeles ; Brigitte-Fanny Cohen ; Yaël Mellul ; Lise Bouvet ; Frédéric Dumoulin ; Muriel Beyer ; André Bercoff ; Aliza Jabes ; Jean-Claude Zylberstein ; Natacha Vitrat ; Paul Aidana ; Imam Karim ; Alexandra Laignel-Lavastine ; Lydia Guirous ; Rivon Krygier ; Muriel Attal ; Serge Hefez ; Céline Pina ; Alain Kleinmann ; Marie Ibn Arabi-Blondel ; Michael Prazan ; Jean-François Rabain ; Ruth Aboulkheir ; Daniel Brun ; Paul Aidane ; Marielle David ; Catherine Kintzler ; Michèle Anahory ; Lionel Naccache ; François Ardeven ; Thibault Moreau ; Marianne Rabain-Lebovici ; Nadège Puljak ; Régine Waintrater ; Aude Weill-Raynal ; André Aboulkheir ; Elsa Chaudun ; Patrick Bantman ; Ruben Rabinovicth ; Claire Brière-Blanchet ; Ghislaine Guerry ; Jean-Jacques Moscovitz ; Amine El Khatmi ; André Zagury ; François Ardeven ; Estelle Kulich ; Annette Becker ; Lilianne Lamantowicz ; Christine Loterman ; Adrien Barrot ; Talila Guteville ; Florence Ben Sadoun ; Paul Zawadzki ; Serge Perrot ; Patrick Guyomard ; Marc Nacht ; André Aboulkheir ; Laurence Bantman ; Josiane Sberro ; Anne-Sophie Nogaret ; Lucile Gellman ; Alain Bentolila ; Janine Atlounian ; Claude Birman ; Danielle Cohen-Levinas ; Laurence Picard ; Sabrina Volcot-Freeman ; Gérard Bensussan ; Françoise-Anne Menager ; Yann Padova ; Evelyne Chauvet ; Yves Mamou ; Naem Bestandji ; Marc Knobel ; Nidra Poller ; Brigitte-Fanny Cohen ; Joelle Blumberg ; Catherine Rozenberg ; Caroline Bray-Goyon ; Michel Tauber ; André Zagury ; Laura Bruhl ; Eliane Dagane ; Michel Bouleau ; Marc Zerbib ; Catherine Chalier ; Jasmine Getz ; Marie-Laure Dimon ; Marion Blumen ; Simone Wiener ; François Cahen ; Richard Metz ; Daniel Draï ; Jacqueline Costa-Lascoux ; Stéphane Lévy ; Arthur Joffe ; Antoine Molleron ; Liliane Kandel ; Stéphane Dugowson ; David Duquesne ; Marc Cohen ; Michèle Lévy-Soussan ; Frédéric Haziza ; Martine Dugowson ; Jonathan Cohen ; Damien Le Guay ; Patrick Loterman ; Mohamed Guerroumi ; Wladi Mamane ; William de Carvalho ; Brigitte Paszt ; Séverine Camus ; Solange Repleski ; André Perrin ; Sylvie Mehaudel ; Jean-Pierre Obin ; Yael Mellul ; Sophie Nizard ; Richard Prasquier ; Patricia Sitruk ; Renée Fregosi ; Jean-Jacques Rassial ; Karina Obadia ; Jean-Louis Repelski ; Edith Ochs ; Jacob Rogozinski ; Roger Fajnzylberg ; Marie-Helène Routisseau ; Philippe Ruszniewski ; André Senik ; Jean-François Solal ; Paule Steiner ; Jean-Benjamin Stora ; Anne Szulmajster ; Maud Tabachnik ; Daniel Tchenio ; Julien Trokiner ; Fatiha Boyer ; Cosimo Trono ; Henri Vacquin ; Caroline Valentin ; Alain Zaksas ; Slim Moussa ; Jacques Wrobel ; Roland Gori ; Nader Alami ; Céline Zins ; Richard Dell’Agnola ; Patrick Beaudouin ; Barbara Lefebvre ; Jacques Tarnéro ; Georges-Elia Sarfat ; Lise Boëll ; Jacques Wrobel ; Bernard Golse ; Céline Boulay-Esperonnier ; Anne Brandy ; Imam Karim ; Sammy Ghozlan.

La République laïque et les cultes : reconnaissance, méconnaissance, connaissance ?

Après le discours d’Emmanuel Macron au collège des Bernardins le 9 avril et les nombreux commentaires qui ont suivi, François Braize1 a rédigé cette utile mise au point touchant les relations entre un État laïque et les cultes. La séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. La « non reconnaissance » des cultes que la loi de 1905 prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

L’organisation républicaine de l’État à l’épreuve du principe de non reconnaissance des cultes. À moins que ce ne soit le contraire….

Quel que soit le sens, la question peut légitimement tracasser : comment un État séparé des Églises par sa propre Constitution, et donc sans lien avec elles,  peut-il être conduit à s’occuper des cultes, à s’organiser pour ce faire et se doter d’un ministre qui traite, entre autres, par des services ad hoc,  ces questions-là ?

N’y a t-il pas là une contradiction ? On retrouve dans cette interrogation cette difficulté du bon sens à admettre toute la portée de la séparation entre l’État et les Églises au sens de l’article 2 de la loi de 19052, alors qu’aujourd’hui tout appelle au dialogue et à ce qui lie.

Pour y répondre, il faut connaître ou se souvenir, d’une part des principes de l’organisation républicaine de l’État et, d’autre part, des règles fixées par la loi de 1905.

I – L’organisation républicaine de l’État

Elle est duale, à la fois politique et administrative, et la dualité « personne du ministre » (éphémère), de l’ordre du politique, et « département ministériel » (appareil durable), de l’ordre de l’administratif, en est la traduction que l’on retrouve dans les textes.

Ainsi :

1° D’un côté, les attributions de chaque ministre sont fixées par un décret à chaque composition gouvernementale.

Un tel décret d’attribution intervient pour chaque ministre dès après sa nomination et ces attributions peuvent évoluer d’un gouvernement à l’autre au gré des arbitrages politiques. Le décret d’attribution fixe ce dont est chargé tel ou tel ministre au sein d’un gouvernement donné.

Les décrets d’attribution sont des textes qui reflètent les politiques publiques que souhaite mener un gouvernement et déterminent donc qui, en son sein, est chargé de telle ou telle de ces politiques publiques.

2° D’un autre côté, les missions et l’organisation des départements ministériels et de leurs directions d’administration centrale sont fixées par d’autres décrets.

Il existe pour chaque département ministériel un décret qui organise ce département et qui en fixe les missions. Ce décret est précisé par des arrêtés d’application concernant chaque direction d’administration centrale.

Ce décret et ces arrêtés sont des textes, eux, permanents et durables au-delà de la durée de vie d’un ministre.

L’articulation entre les deux dispositifs est faite par le décret d’attribution du ministre qui prévoit quelles sont les directions du département ministériel placées sous l’autorité du ministre, celles d’autres départements ministériels qui sont mises à sa disposition et celles auxquelles il peut faire appel en tant que de besoin.

Ainsi, on met en face des attributions du ministre les directions centrales et leurs missions qui lui permettent de remplir ses attributions. L’appareil d’État est ainsi d’équerre.

II – La question des cultes

S’agissant de la question des cultes, les missions de l’État sont doubles par l’effet de la loi de 1905.

1° Sur tout le territoire national de manière générale, l’État exerce la police administrative spéciale des cultes en application de la loi de 1905 (laquelle comporte un titre fixant les règles et les limites de cette police spéciale) et il doit se doter, comme pour toute législation, de services chargés de veiller à l’application de la législation relative à l’exercice des cultes, comme de celle plus généralement relative à la laïcité.

2° Par ailleurs, en Alsace-Moselle, l’État assure l’application du régime concordataire napoléonien.

L’indifférence totale de l’État pour les cultes peut donc apparaître comme un mythe. En fait et en droit, on est en présence d’une politique publique traduite dans une législation particulière dont il faut que l’État assure le suivi de la mise en œuvre. Pour cela il peut être nécessaire d’avoir des relations de suivi avec les représentants des cultes sans pour autant reconnaître les cultes, ni tel ou tel d’entre eux.

Tant que le régime napoléonien du concordat s’appliquait à tout le territoire national, cela justifiait au sein du ministère de l’Intérieur l’existence d’une Direction centrale des cultes, pilotant, sous l’autorité du ministre, les services des préfectures sur ces sujets.

L’intervention de la loi de 1905 séparant l’État et les Églises a conduit à la suppression de cette direction générale3. Mais certaines compétences de l’État en matière de cultes ont subsisté, et a donc subsisté aussi un bureau chargé des cultes dans l’organisation du ministère de l’Intérieur. Le dernier texte d’organisation de ce ministère avec son arrêté d’application du 12 août 2013 maintient d’ailleurs ce « bureau » sous une forme dédoublée en un « Bureau central des cultes » et un « Bureau des cultes du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ».

De son côté, l’arrêté du 12 août 2013 définit ainsi les missions de la Sous-direction de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires juridiques dans laquelle ces bureaux sont situés et qui est chargée de ces questions :

« Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ;
Elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ».

En conséquence, une politique publique républicaine des cultes est bien inscrite dans les textes définissant les missions et l’organisation du département ministériel de l’Intérieur ; en revanche le décret d’attribution du ministre Collomb ne dit rien de spécial sinon que les services qui en sont administrativement chargés sont placés sous son autorité.

Rien que de très normal en somme au regard des principes d’organisation de la République et de l’État.

***

La question des cultes est donc présente dans l’organisation de l’État car ce dernier a des missions fixées par la loi de 1905 qu’il doit remplir. Pour cela, c’est dans sa nature, il lui faut un appareil ou au moins un bout d’appareil.

Même s’il ne s’agit plus d’une grande direction centrale des cultes au ministère de l’Intérieur, témoin du régime concordataire disparu depuis 1905, la séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. Bien au contraire, dans la logique même de la loi de 1905,  la « non reconnaissance » des cultes que cette loi prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

On ajoutera que cela n’implique absolument pas de restaurer un lien qui aurait été abîmé, ce qui n’a aucun sens puisque ce lien a été rompu par la loi de séparation et notre régime constitutionnel.

Représentants de l’État et représentants des cultes peuvent donc se rencontrer, dialoguer, négocier même et, ce, sans être liés. Cela s’appelle une bonne appréhension de l’intérêt général non confondu avec les intérêts particuliers, en l’occurrence confessionnels. Cela implique que l’on ait plutôt une conception de l’intérêt général transcendant par rapport aux intérêts particuliers, une conception platonicienne et non une conception aristotélicienne. Pour faire simple Platon considérait que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers alors qu’Aristote le voyait plutôt immanent aux intérêts particuliers4.

Incontestablement, Emmanuel Macron se situe très clairement du côté d’Aristote et de l’immanence pour ce qui concerne l’intérêt général, consacrant sans doute trop de son capital de transcendance à la spiritualité confessionnelle…

En revanche, si État et cultes peuvent se rencontrer et se parler par la personne de leurs représentants, un président ou un ministre en exercice5, ne peut se prêter, ès qualités, en représentant donc la République, à l’exercice d’un culte, ni à une manifestation d’une confession, ni même encore moins porter ses signes ou insignes comme certains de nos présidents ou élus locaux ont pu le faire…

À perdre les valeurs de la République dans la soumission, on se perd soi-même. Très clairement ainsi, ce n’est pas un lien qui, au demeurant, n’existe pas qui a été abîmé, mais la République laïque elle même par certains mots et certains comportements.

Indigne est à cet égard le mot qui peut venir à l’esprit et notre président s’aliène en outre une bonne partie de ses soutiens républicains. Sauf inflexion, la sanction pourrait bien tomber dès la plus prochaine échéance électorale nationale….

Notes

1François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera la version originale de ce texte sur le blog de François Braize, sous le titre « Mon nom est personne » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/04/17/mon-nom-est-personne/

2 – Article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : « L’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », principes dont le Conseil constitutionnel a déclaré par une décision de février 2013 la portée constitutionnelle et donc supra législative, c’est à dire qu’il censurerait une loi qui viendrait y porter atteinte ; mais notre droit est imparfait et si le législateur est ainsi contraint, notre président peut lui en toute impunité y contrevenir en ne respectant pas le principe de séparation d’avec les cultes, ni par ses mots ni par ses actes…

3– Suppression que certains situent à 1917, mais cela n’a pu être vérifié du fait de l’ancienneté des textes d’organisation.

4 – Cette différence d’approche de la notion d’intérêt général a été historiquement lourde de conséquence sur les visions politiques et de l’action publique (Voir à ce sujet L’idéologie de l’intérêt général de François Rangeon, Editions Economica, 1986).

5 – Et a fortiori tout fonctionnaire d’autorité, tel un préfet.

 

Annexe : textes de référence

Décret d’attribution du ministre de l’intérieur et décret d’organisation du ministère de l’intérieur et ses textes d’application 

I – Décret n° 2017-1070 du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre de l’intérieur

Ce décret ne dit rien des attributions du ministre en matière de cultes car il est écrit en termes généraux : 

Article 1 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure, de libertés publiques, d’administration territoriale de l’État, de décentralisation, d’immigration, d’asile et de sécurité routière. Sans préjudice des attributions du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, il prépare et met en œuvre, dans la limite de ses attributions, la politique du Gouvernement en matière d’accès à la nationalité française. Conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires et dans les conditions prévues à l’article 2, il prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement à l’égard des collectivités territoriales. Sans préjudice des attributions du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, il est chargé de l’organisation des scrutins.
Il est, en outre, chargé de coordonner les actions de lutte contre les trafics de stupéfiants.
Il préside, par délégation du Premier ministre, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. A ce titre, il prépare la politique gouvernementale en matière de prévention de la délinquance et de la radicalisation et veille à sa mise en œuvre. »

Selon l’article 5 de ce décret :

Article 5 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a autorité sur le secrétariat général du ministère de l’intérieur, l’inspection générale de l’administration, le Conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation, la direction générale de la police nationale, la direction générale de la sécurité intérieure, la direction générale de la gendarmerie nationale, la direction générale des étrangers en France, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, la délégation à la sécurité routière, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation et sur les autres services mentionnés par le décret n° 2013-728 du 12 août 2013 susvisé.
Il a autorité, conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires, sur la direction générale des collectivités locales ».

Le ministre de l’Intérieur a donc autorité sur les services du ministère (pour leur énumération et leurs missions, voir décret et arrêté d’organisation infra en II et III).

II – Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et du ministère des outre-mer

Article 13 

[mots soulignés par l’auteur]

« La direction des libertés publiques et des affaires juridiques (une des composantes du secrétariat général du ministère) exerce une fonction de conception, de conseil, d’expertise et d’assistance juridiques auprès de l’administration centrale et des services déconcentrés du ministère.
Elle assure le suivi de l’application des lois et de la transposition des directives européennes. Elle participe à la codification des textes législatifs et réglementaires. Elle veille à la sécurité juridique des actions du ministère, promeut la qualité de la législation et de la réglementation, et contribue à la régularité de la commande publique.
Elle traite le contentieux de niveau central du ministère, en liaison avec les directions compétentes, et représente le ministre devant les juridictions compétentes. Sous réserve des instances de cassation et des questions prioritaires de constitutionnalité soumises à l’examen du Conseil d’Etat, elle ne traite pas le contentieux des décisions individuelles en matière de visa et d’accès à la nationalité française. Elle veille à la cohérence des décisions de protection fonctionnelle au sein du ministère et l’octroie aux agents de l’administration centrale, de la préfecture de police et des préfectures.
Elle assure la diffusion des connaissances juridiques et contribue au développement des compétences dans ce domaine.
La direction des libertés publiques et des affaires juridiques prépare et met en œuvre la législation relative aux libertés publiques et aux polices administratives. Elle est chargée du suivi des relations de l’État avec les représentants des cultes. »

III – Arrêté du 12 août 2013 portant organisation interne du secrétariat général du ministère de l’intérieur

Article 10 

[mots soulignés par l’auteur]

« La sous-direction des libertés publiques (une des composantes de la DLPAJ composante du SG) est chargée de préparer les textes relatifs aux libertés publiques et individuelles relevant de son champ de compétence, et d’en suivre l’application. Elle veille à la protection des données à caractère personnel. Elle est le correspondant de la commission nationale de l’informatique et des libertés pour l’ensemble de l’administration du ministère.
Elle analyse les questions relevant du droit pénal et de la procédure pénale, et propose les modifications qui apparaissent nécessaires. Elle suit l’application du droit pénal de la presse et de la protection du jeune public.
Elle est chargée de l’application et de l’évolution de la législation concernant la vie associative ; elle assure la tutelle sur les associations et fondations reconnues d’utilité publique.
Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ; elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Elle est chargée de préparer les textes législatifs et règlementaires relatifs aux titres d’identité et de voyage délivrés aux Français. Elle en suit l’application.
Elle prépare les décisions individuelles relevant de la compétence du ministre dans les activités ci-dessus énumérées. »

« La sous-direction des libertés publiques comprend :
― le bureau de la liberté individuelle ;
― le bureau des questions pénales ;
― le bureau des associations et fondations ;
le bureau central des cultes ;
― le bureau des cultes du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ;
― le bureau de la nationalité, des titres d’identité et de voyage. »

République, société, laïcité… il y aurait une intruse ? (par F. Braize, J. Petrilli et B. Bertrand)

Monsieur le président, et si c’était parce que notre société a fait le choix d’être laïque que la République l’est ?

François Braize, Jean Petrilli et Bruno Bertrand1 proposent ici leur analyse des propos attribués au président de la République sur la laïcité. C’est avec plaisir que Mezetulle accueille leur texte, publié le 8 janvier sur le forum de Marianne2. Autant qu’une analyse, qui vient enrichir d’un point de vue nouveau (et légèrement différent) celle que Mezetulle a publiée, il s’agit d’un appel à clarification. Or nous apprenons aujourd’hui même3 que Emmanuel Macron pourrait différer indéfiniment, sinon renoncer, à présenter le discours attendu sur la laïcité : en « jouant la montre », le président de la République avouerait-il une gêne politique « en même temps » qu’un embarras théorique à se prononcer sur le sujet ?

 

Les médias et réseaux sociaux se sont fait largement l’écho des propos du président de la République qui aurait parlé de risque de radicalisation de la laïcité ainsi que de notre société (et de sa population) qui ne serait pas laïque, au contraire de notre République. Propos obligeamment rapportés par les représentants des cultes à la suite d’une réunion qu’il a tenue avec ceux-ci et, dernièrement, suite à ses vœux aux cultes le 4 janvier.

Il est pour le moins étonnant, à l’heure où des innocents sont menacés et tués par des barbares religieux islamistes, de parler, de risque de « radicalisation de la laïcité » à propos de républicains sincères qui eux n’ont tué personne. Puisque le président ne visait pas les racistes ou les xénophobes qui instrumentalisent la laïcité, les mots peuvent légitimement révolter.

Il faut dire que notre président n’en est pas à son coup d’essai. Lors de la commémoration des 500 ans de la Fédération protestante de France n’a-t-il pas dénié au politique et à une décision législative du corps social toute supériorité sur le religieux,  dès lors qu’un débat ne serait pas mûr4? Qui va juger du mûrissement suffisant ? Les cultes qui persisteront à s’y opposer comme pour le mariage pour tous ? Aurait-il eu le courage de Christiane Taubira et de François Hollande pour passer outre à leur hostilité de fait toujours aussi résolue ?5 Lors de ses vœux aux cultes, il a redit être à leur écoute… Curieuse et dangereuse conception de la laïcité qui se dessine ainsi…

En fait, nous voyons bien mieux désormais le risque : les propos présidentiels commencent à dessiner une cohérence qui fait peur. Il faut que le président clarifie lui même les choses sans s’en remettre à des tiers et notre papier est d’abord une invite à son attention dans la perspective du discours toujours annoncé, et attendu, sur la laïcité. Il ne peut pas méconnaître la nature et la philosophie laïques de sa charge quelles que soient ses options philosophiques personnelles. Sinon pourquoi au fond ne pas avoir béni du goupillon proposé le cercueil de Jean-Philippe Smet lors de ses obsèques6 et pourquoi s’être simplement incliné devant celui-ci ?

Mais notre papier entend aussi apporter une clarification des termes du débat. En effet, tel un déluge, approximations et contre-vérités se sont amoncelées opportunément au service de beaucoup d’arrières pensées et contre la raison. Les uns soutenant que, dans notre République, le degré d’exigence laïque à laquelle l’Etat est soumis s’étend, ou doit s’étendre, jusqu’à la société civile ; les autres déniant tout bonnement à cette dernière la qualité d’être laïque, à l’instar des propos prêtés à notre Président.

Tout cela est caricature inexacte. Il faut donc préciser ce qu’EST notre République7 et, ce, jusque dans ses interactions indiscutables, dans la récursivité, avec la société civile.

D’abord, il faut le dire, ceux qui au motif de leur hostilité aux croyances religieuses8 entendent appliquer à la société civile un régime de laïcité se rapprochant de celui imposé notamment à l’Etat (séparation, neutralité, etc.) pour brider les religions dans leur expression, ceux-là nous feraient sortir de notre système républicain qui est un régime de liberté de conscience et de liberté des cultes, ainsi que de liberté d’expression des opinions.

En effet, notre République laïque ne reconnaît pas les cultes, mais elle garantit leur libre exercice. Elle garantit aussi la libre expression de toutes les opinions, y compris les opinions religieuses9. Le degré très fort d’exigence laïque qui s’applique à l’Etat et aux autres personnes publiques ne s’applique donc pas à la société civile, ni aux personnes qui la composent. Il faut que cela soit très clair.

Mais, pour autant, il est tout aussi absurde de prétendre que la société n’est pas laïque. La société civile qui fait le choix d’une République laïque et de séparer le politique du religieux ne peut pas être « hors sol » au regard de la laïcité. Cette dernière est l’expression de son choix le plus fondamental par sa Constitution et constitue le terreau fertile de nos libertés, y compris celle de croire ou de ne pas croire. Les institutions politiques et toutes les législations et réglementations d’une telle société sont marquées par l’exigence laïque qui tient les cultes à distance du fonctionnement des premières et de la production des secondes10.

Rappelons-nous l’article 2 de notre Constitution « La République est laïque, démocratique et sociale » et cela parce que notre société, notre corps social, a fait ce choix. Si la République est laïque, la société l’est donc aussi, et qui imaginerait soutenir que notre société pourrait être non démocratique alors que notre République l’est… Absurdité et sophisme, si ce n’est billevesées, que tout cela.

En outre, l’objectif d’émancipation citoyenne qui s’attache à une République laïque ne peut non plus manquer de produire sa marque sur une société civile qui n’est pas seulement le pré carré des intérêts privés, ni le champ de prospection des confessions pour y faire leur marché en toute liberté. Elles doivent aussi y rencontrer la laïcité comme garde-fou à leurs prétentions, notamment prosélytes. La société civile dans une République laïque porte donc la marque, l’empreinte de la laïcité. Sauf à vouloir prendre le risque de la livrer à nouveau aux appétits des cultes.

Si notre président a voulu dire que le degré d’exigence laïque qui s’applique à l’Etat et aux autres personnes publiques ne s’applique pas à la société civile, ce qui est une évidence, il ne lui fallait pas alors dire que la société n’EST pas laïque car ce n’est pas la même chose. Serait-ce un faux problème lié à une expression défaillante ?

Comme on a affaire à quelqu’un d’intelligent, qu’il y a désormais répétition et une forme d’entêtement, on ne peut que redouter que le faux problème masque une véritable difficulté… en attendant que vienne une vraie clarification satisfaisant aux principes de la laïcité à la française et non pas à l’anglo-saxonne, de type par exemple canadien.

Au final, réfléchissez-y bien Monsieur le Président, ne serait-ce pas pourtant au fond parce que notre société libre a fait le choix d’être laïque notamment en séparant le politique du religieux11, que notre République l’est aussi et qu’elle s’est dotée d’un Etat qui l’est exemplairement par sa séparation d’avec les cultes et les options religieuses ?

Bref, comment pourrait-on encore maintenir sérieusement que « si la République est laïque, la société ne l’est pas »12 ? Comme le rappelait Ernest Lavisse, et ça vaut pour un corps social comme pour un individu, « Etre laïque c’est dénier aux religions qui passent le droit de gouverner l’Humanité qui dure ! ». La société qui se dote d’une République laïque ne peut donc que vouloir satisfaire à cette exigence et elle est bien, à son plus profond, laïque.

En effet, la République laïque n’est ni tombée du ciel, ni de ses cultes, notre société l’a choisie… Une société, comme un individu, EST, ainsi et avant tout, ce qu’elle choisit d’être13. Et c’est cela qui doit être défendu, en ne commençant pas par le nier.

Notes

1 – [NdE] François Braize, inspecteur général honoraire des affaires culturelles ; Jean Petrilli, ancien avocat au barreau ; Bruno Bertrand, magistrat.

2 – [NdE] Voir en date du 8 janvier : https://www.marianne.net/debattons/forum/republique-societe-laicite-il-y-aurait-une-intruse
Article également en ligne, à la même date, sur le blog de François Braize https://francoisbraize.wordpress.com/category/accueil/

3 – [NdE] Information diffusée sur Europe 1 le 10 janvier 2018 après le journal de 7h30, et commentée par Hélène Jouan. http://www.europe1.fr/emissions/helene-jouan-vous-parle-politique/info-europe-1-macron-ne-fera-pas-de-discours-sur-la-laicite-3542063

4 – Certaines de ses déclarations (non rapportées cette fois, mais extraites de son allocution aux responsables religieux réunis par la Fédération protestante de France pour les 500 ans de la Réforme), ont de quoi inquiéter en effet : « La manière que j’aurai de trancher ces débats ne sera pas de vous dire que la politique a une prééminence sur vous et qu’une loi pourrait trancher ou fermer un débat qui n’est pas mûr » a-t-il dit. Formulation très alambiquée, mais qui dit néanmoins que le politique (laïque), et le législateur lorsqu’il tranche (que peut-il faire d’autre de toute façon ?), ne sauraient avoir de prééminence sur l’opinion de nature religieuse.. Ce qui est stupéfiant s’agissant du chef de l’Etat, président d’une République laïque .

5 – Que se passerait-il sur l’IVG s’il fallait légiférer ? Que va t-il se passer sur la bioéthique ?

6 – Ce qu’ont fait d’autres hommes et femmes politiques notamment de droite lors de ces obsèques, telle Valérie Pécresse présidente de région en fonction…

7 – Au point de vue philosophique, politique et juridique.

8 – Hostilité qui peut apparaître légitime et juste à proportion de l’obscurantisme de ces dernières qui fait obstacle à l’émancipation des femmes et des hommes.

9 – Avec l’exigence du respect de l’ordre public, défini par la loi, et des libertés d’autrui comme le rappelle la DDHC de 1789 dans son article 10.

10 – Dans une république laïque, le droit religieux ne peut être l’outil de règlement des conflits sociaux individuels ou collectifs que ce soit par le droit canonique, la charia ou tout autre source religieuse et les tribunaux français rejettent cette option catégoriquement ; par exemple, le droit de la famille est celui de la République.

11 – Comme le montre admirablement Elisabeth Badinter dans une interview récente donnée à Marianne : https://www.marianne.net/societe/elisabeth-badinter-en-france-dieu-ne-gouverne-pas-la-cite

12 – On peut dire avec Mezetulle que « la société n’est pas tenue de l’être » (laïque) au sens où elle peut faire le choix de ne plus l’être comme elle pourrait, selon nous, aussi faire le choix de ne plus être démocratique ; en attendant elle l’est (laïque et démocratique) ; voir à ce sujet : http://www.mezetulle.fr/les-propos-sur-la-laicite-attribues-au-president-macron-sont-mal-ficeles/

13 – Comment pourrait-il en être autrement : si une telle société n’est pas laïque, que peut-elle être ? Un espace vide, neutre, un champ ouvert à tous les vents, même les plus mauvais ? Compte tenu des choix qu’elle a fait, elle ne peut être que ce qu’elle a choisi et le point de vue inverse est suspect a minima de vouloir dans l’intérêt des confessions borner la laïcité aux personnes publiques pour mieux leur ouvrir le champ sociétal.

Les propos sur la laïcité attribués au président Macron sont mal ficelés

Radicalisation et radicalité. La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être

À l’issue de l’entretien du 21 décembre auquel le président de la République a convié des dignitaires religieux, certains d’entre eux ont fait état de propos qui auraient été tenus en leur présence par Emmanuel Macron. Il aurait notamment mis en garde contre une « radicalisation » de la laïcité, et résumé sa doctrine par la maxime « La République est laïque, mais non la société »1. Invitée par plusieurs lecteurs à donner mon sentiment à ce sujet, je m’appuierai sur des outils conceptuels déjà mis en place aussi bien dans les colonnes de Mezetulle2 que dans divers articles et dans mon livre Penser la laïcité. Quelle que soit la manière dont je les envisage, ces propos rapportés et fragmentaires me semblent mal ficelés.

Voici, de manière succincte, comment j’ai maintes fois caractérisé le fonctionnement du régime de laïcité, composé de deux volets. D’une part le principe de laïcité (principe d’abstention de la puissance publique en matière de cultes, de croyances et d’incroyances) est « radical » en un sens étymologique : il mène jusqu’à ses racines la disjonction entre foi et loi ; le moment politique ne recourt pas au modèle de la foi, il ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable, il ne dit rien des croyances et des incroyances. D’autre part ce principe d’abstention, ne s’appliquant qu’au moment politique, au domaine de la puissance publique et à ce qui participe d’elle, a une portée limitée et n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile jouit de la liberté d’expression dans le cadre du droit commun, y compris bien sûr en public. Autrement dit, le régime de laïcité n’est pas épuisé par le seul principe de laïcité, il articule deux éléments.

C’est à partir de là que je m’interroge sur les propos attribués au président de la République.

1° « Radicalisation » / radicalité 

Le président de la République se serait dit « vigilant » face à un « risque de radicalisation de la laïcité ». Loin de concerner la radicalité de la laïcité telle que je viens de l’évoquer, ces propos n’ont rien de descriptif, ils sont prescriptifs ou au moins optatifs : il s’agit de se garder d’un risque. Je ne ferai pas l’injure au président de penser qu’il invite à considérer les citoyens favorables à la laïcité – qui n’ont jamais tué ni blessé ni menacé personne ni détruit quoi que ce soit, et qui n’appellent jamais à le faire – comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Personne n’ignore pourtant que le sens actuel du mot « radicalisation », utilisé plus particulièrement en matière d’opinions religieuses, désigne une fanatisation pouvant aller jusqu’au meurtre. Quelle que soit l’intention du locuteur, aujourd’hui l’emploi du terme « radicalisation » dans ce champ ne peut que l’exposer à cette interprétation : en parlant on est pris dans la langue, on ne la contrôle pas intégralement !

Mais écartons cette hypothèse. Comment alors comprendre un tel appel à la vigilance ? On peut certes lui trouver un sens en examinant la dualité principielle du régime laïque dont j’ai parlé plus haut.
En effet, de cette dualité se déduisent aisément deux dérives, deux mésinterprétations de la laïcité, qui fonctionnent structurellement de la même manière, observables dans notre quotidien, et dont il faut également se garder. La déduction se fait très simplement par un mouvement d’effacement de l’un des principes par l’autre, alternativement :

  • L’une des dérives consiste à grignoter le principe de laïcité en prétendant étendre à la puissance publique le fonctionnement qui vaut dans la société civile, en récusant peu à peu la neutralité et l’abstention de l’État : c’est la laïcité « ouverte », « positive », « inclusive », « accommodante », etc., qui finit par s’abolir elle-même en reconnaissant les communautés religieuses comme agents politiques.
  • L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir étendre le principe de laïcité à la société civile en la soumettant à la règle qui vaut dans le domaine de l’autorité publique : on prétend alors « nettoyer » la société de toute expression religieuse, on veut reléguer toute manifestation religieuse dans l’intimité (en confondant volontairement « intime » et « privé ») et n’en rien voir à l’extérieur, autrement dit on abolit la liberté d’expression3.

C’est peut-être de cette seconde dérive « niveleuse » et « nettoyeuse » que le président a voulu parler, celle qui, par un calamiteux excès de zèle, veut étendre le principe de laïcité au-delà de son champ d’application et faire de l’espace social un désert en matière d’expression religieuse ? Probablement.

Mais comment peut-on dénoncer pertinemment cette dérive sans en même temps pointer et dénoncer sa sœur jumelle ? C’est une opération conceptuelle boiteuse – ce qui n’est pas dans les habitudes d’Emmanuel Macron. Car on ne peut comprendre chacune des deux dérives que par leur commune structure, leur opposition renvoyant à une symétrie. C’est de plus politiquement déséquilibré : on fait comme si cette dérive extrémiste était, sinon la seule, du moins la plus dangereuse, alors qu’on est confronté à une montée meurtrière de prétentions religieuses fanatiques à faire la loi en intimidant la République et en se réservant des « territoires perdus ». En outre, pourquoi l’avoir dit ainsi ? Pourquoi choisir un terme violent qui, au-delà des zélés dont je parlais, atteint de paisibles citoyens, les insulte en qualifiant leur attachement à la laïcité comme on qualifie l’adhésion d’assassins à une dogmatique guerrière ? D’autres termes disponibles plus précis pouvaient être employés sans soulever d’hypothèse fausse et blessante : « dérive », « déformation », « exclusivisme », « extrémisme » ; et si on voulait absolument plaire aux dignitaires religieux, on pouvait même recourir au terme d’« ultra-laïcisme » !

2° « La République est laïque, mais non la société » / La République est laïque, mais la société n’est pas tenue de l’être

« La République est laïque, mais non la société » : telle est la maxime par laquelle le président aurait résumé sa doctrine. La République est laïque : elle a le devoir d’appliquer le principe de laïcité à tous ses actes, à tous ses propos, à toutes ses fonctions et organes, aux espaces, moments et choses qui participent d’elle ou qui sont directement gérés par elle. Et de l’autre côté, effectivement, le principe de laïcité ne vaut pas dans la société civile : on peut y aborder publiquement des sujets religieux, y afficher des signes religieux ou irréligieux, y dire tout le bien ou tout le mal qu’on pense de telle ou telle religion, etc., tout cela dans le cadre du droit commun – c’est le sens même de la dualité dont il a été question.

La formule néanmoins demande un commentaire, faute de quoi pourrait s’installer une interprétation restrictive tendant à négliger l’existence et la légitimité du courant laïque, des forces laïques, au sein de la société. Si la société en elle-même n’est pas laïque au sens où elle n’est pas assujettie au principe de laïcité, la laïcité y est présente en tant qu’opinion et je peux y déclarer « je suis laïque, je suis favorable à la laïcité du régime politique, je la soutiens et je la défends ». Ces positions jouissent de la même liberté que toute autre opinion.
Du reste la République elle-même ne serait pas laïque s’il n’y avait pas eu jadis des forces favorables à la laïcité au sein de la société pour penser, promouvoir et imposer la législation laïque. Naguère, en l’absence d’une résistance de forces laïques civiles, le champ eût été libre pour « toiletter » sévèrement la loi de 1905 comme le proposait le rapport Machelon en 2006, ou pour revenir sur la loi de 2004 dans le cadre de la « société inclusive » appelée par Jean-Marc Ayrault en 20134. On n’oublie pas non plus que Manuel Valls en 2005 était favorable à un financement public des cultes5, que en 2015 François Hollande déclarait « La République française reconnaît tous les cultes » et Gérald Darmanin proposait un « nouveau concordat », suivi de près par Bernard Cazeneuve en 20166. Aujourd’hui encore, la proposition de « loi de confiance » s’en prend subrepticement à la loi de 19057.
Le soutien du dispositif laïque républicain par les citoyens n’est pas moins opportun aujourd’hui qu’il ne le fut jadis et naguère : il prend place, de plein droit, au sein de la société aux côtés d’autres opinions.

Si l’on veut s’en tenir à une maxime, forcément elliptique, il serait à mon avis plus exact de dire « La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être ».

Qu’on les prenne d’une manière ou d’une autre, même en s’efforçant d’écarter les hypothèses blessantes, fausses ou biaisées, ces fragments rapportés me semblent imprécis, ambivalents, et de toute façon incomplets. On attend donc que le président, au discours direct cette fois et non plus « au détour d’une phrase » rapportée, se prononce clairement et distinctement comme il a généralement coutume de le faire.

Notes

1 – Voir entre autres Le Figaro 21 décembre 2017 .

2 – Par exemple ces deux articles qui me permettront, si les lecteurs veulent bien s’y référer, une grande économie d’explications : « Laïcité et intégrisme »  et « Femmes et laïcité, la question de l’assignation ». De nombreux articles sur la laïcité sont disponibles sur Mezetulle.fr ainsi que sur le site d’archives Mezetulle.net – voir les sommaires respectifs.

3 – J’ai exposé le mécanisme des deux dérives symétriques et structurées de la même manière dans plusieurs textes, tant imprimés qu’en ligne, depuis 2007, et dans mon livre Penser la laïcité (Minerve, 2014, 2015 2e éd.).

4 – Rapport Machelon téléchargeable sur le site de la Documentation française . Quant à la politique de « Société inclusive » dans le cadre de la « Refondation de la politique de l’intégration » lancée par Jean-Marc Ayrault en 2013, elle a donné lieu à une série de rapports coordonnés par Thierry Tuot (ensemble téléchargeables sur le site de la Documentation française) ; le rapport sectoriel « Travail et mobilités sociales » p. 70 propose l’abandon de la loi du 15 mars 2004.

5 – Voir cet article du Parisien.

6 – Sur la déclaration de François Hollande, voir l’article sur Mezetulle . Sur la proposition de Gérald Darmanin, voir Libération du 14 janvier 2015  et la critique par Gérard Delfau . Proposition reprise par Bernard Cazeneuve en 2016, voir l’article sur Mezetulle « Concordat avec l’islam : et si on essayait le déshonneur ? »

7 – Voir l’analyse sur le site de l’UFAL .

La France intolérante au ban des nations ? Allons donc !

Lettre à un ami américain

Jean-Kely Paulhan s’inscrit ici dans la tradition épistolaire réflexive. Sa « Lettre à un ami américain » n’est pas seulement une défense et illustration du républicanisme universaliste, tel que la France l’a développé, face aux accusations paresseuses et aux préjugés qui ont vite fait de le taxer d’intolérance. Car cette défense et illustration, on peut la mener en alignant des faits et des arguments sans pour autant s’efforcer d’entrer dans la pensée de ceux à qui on s’adresse et sans s’interroger sur leur façon de voir les choses. Mais une Lettre demande un effort de dépaysement, un déplacement aussi bien à son destinataire qu’à son auteur ; on se se l’écrit aussi à soi-même : « même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi ». Une telle Lettre effectue un pas de côté et ouvre l’espace critique qui rend possible l’élucidation ; son objet n’est pas d’installer une harmonie factice, mais de rechercher la concorde, laquelle ne réclame pas l’abolition des dissonances, et ne peut intervenir qu’entre des esprits de bonne volonté.

Préambule et adresse

J’ai écrit cette lettre pendant l’été de 2015 à l’un de mes anciens étudiants américains qui me demandait mon opinion sur ce qui s’était passé à Paris en janvier 2015. Je l’ai rapidement relue et complétée en juin 2016 puis dans l’été et l’automne de 2017, constatant que l’actualité la rendait vite obsolète. A-t-elle aidé à une meilleure compréhension de la France ? Je n’en ai aucune idée, mais je voulais l’écrire depuis très longtemps car j’entretiens une relation particulière avec un pays où j’ai été reçu avec générosité, où j’ai été heureux, au point de me demander si je voulais y « faire ma vie ».

Parmi les préjugés les plus enracinés de mes étudiants – nous étions au début des années quatre-vingt – la conviction qu’en France on n’aimait pas les Américains. Il s’agissait pour moi non de ridiculiser ce préjugé, ni de le nier, mais de montrer qu’il méconnaissait la complexité d’une relation très riche, faite de hauts et de bas, qu’aucune relation, pas plus collective que personnelle, ne peut se réduire à un amour ou à une haine définitifs.

J’ai aussi écrit cette lettre en pensant à l’enseignant que j’ai rêvé d’être : « professeur de français », cette expression étrange, je l’ai toujours comprise comme m’imposant une attitude qui me permettait de combiner à la fois l’affection que m’inspirait mon pays et l’interrogation qui est au cœur de toute vie intellectuelle : comment aimer sans idolâtrer, comment aimer un pays, sa culture, « jusques à ses verrues et à ses taches ». Me revient alors l’affection de Montaigne, le provincial, pour Paris, qu’il voulait voir épargné par les guerres civiles menaçantes1.

Paris, le 30 septembre 2015

Cher Paul,

Tu m’as demandé, il y a quelques mois, ce que je pensais des événements de Paris en janvier 2015, assassinat de journalistes de Charlie Hebdo, coupables de se moquer du prophète Mohamed, puis assassinat des clients d’un supermarché casher près de la place de la Nation.

J’ai longtemps repoussé le moment de t’écrire personnellement. Pourquoi ? Parce que je suis très gêné par le « bruit » permanent dans lequel nous vivons, les interpellations vous sommant de « prendre position ». Je revendique pour tout intellectuel, si modeste soit-il, le droit de se taire, de suspendre son jugement, de nuancer ses affirmations, de chercher à comprendre.

Excuse la quantité de notes qui alourdissent ce texte. Elles correspondent sans doute à une mauvaise habitude universitaire quand il s’agit d’étaler son érudition. Dans l’atmosphère particulière où je t’écris ces pages, elles servent surtout à nuancer certaines de mes affirmations, voire à les contredire un peu : tenir un discours nuancé est le privilège des pays en paix, dont les citoyens savent que la paix se mérite aussi par un peu d’humilité et le sens du compromis.

Qui parle ? Un peu de sociologie simpliste

Celui qui te parle ici est un bourgeois blanc, âgé (plus de soixante ans), éduqué, d’origine protestante (c’est-à-dire se souvenant des persécutions contre sa religion sous les rois de France très catholiques), qui se considère plutôt libéral-conservateur (mais gêné par cette étiquette, dont il voit la fausseté), de culture occidentale traditionnelle, bref correspondant à toutes les caractéristiques qui le rendent haïssable et inaudible aux yeux de beaucoup. Je pense au « DWEM » (Dead White European Male) qui discrédite l’étude de plusieurs auteurs dans certains campus américains. Ajouterai-je une dernière caractéristique personnelle ? Sans être juif, je suis très sensible à ce qui concerne les Juifs en général, à la fois parce que la France a été la première à leur donner des droits en Europe, au moment de la Révolution (1791), et parce qu’une partie de ma famille est d’origine juive. (Je préciserai qu’elle est venue en France pour se trouver une identité plus large et ouverte qu’en Pologne.) Cela ne fait pas de moi un partisan inconditionnel d’Israël2. De ces caractéristiques, je n’éprouve ni fierté excessive – elles sont en grande partie héritées –, ni honte non plus – je suis convaincu que la civilisation occidentale a apporté plus de bien que de mal : si le contraire était vrai, des millions d’hommes ne rêveraient pas de s’installer en Europe ou aux États-Unis3. Celui qui te parle ici se souvient des origines étrangères d’une partie de sa famille, ce qui est très banal en France, même si on l’exprime de façon différente de la façon américaine ; méfiant à l’égard des sondages, de leur formulation, l’auteur de ces pages estime cependant que les étrangers venant en France doivent adopter les habitudes de la vie française, comme l’estiment 90 % des personnes sondées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 20124.

Des accusations insupportables (et paresseuses) ?

Je commencerai par exprimer mon haut-le-cœur chaque fois que j’entends appliquer à mon pays, la France, l’adjectif « antisémite » à propos des attentats de janvier 20155. Les historiens disposent d’une énorme documentation, constamment mise à jour, sur l’antisémitisme français, phénomène qui a presque totalement disparu du pays après la Seconde Guerre mondiale et qui est aujourd’hui résiduel (même Jean-Marie Le Pen est maintenant renié par sa fille6 !). Les Français juifs, parce qu’ils sont plus éduqués, qu’ils sont arrivés beaucoup plus tôt7, sont d’ailleurs très présents et influents à tous les niveaux du pouvoir politique, économique, médical, universitaire, culturel en France. La France a la deuxième population juive8 à l’extérieur d’Israël après les États-Unis. Le seul antisémitisme violent que l’on observe aujourd’hui en France est celui des musulmans fanatiques9, n’acceptant pas les lois républicaines, d’autant plus agressifs qu’ils n’ont actuellement aucun espoir de promotion sociale et d’intégration quand ils ne sont pas qualifiés10. Cela dit, je crois que personne ne met en doute la discrimination11 dans le recrutement à l’égard des jeunes d’origine maghrébine ou noirs, même si le système de l’Éducation nationale, tant décrié, est capable de leur faire obtenir des diplômes, pourvu qu’ils en sentent la nécessité et en aient la capacité : à condition socio-professionnelle identique des parents, les jeunes issus de l’immigration réussissent plutôt mieux dans le système scolaire que les jeunes Français dont les parents et grands-parents étaient déjà eux-mêmes français12, alors même que jamais aucune discrimination n’a été dénoncée dans l’attribution des aides sociales de toutes sortes dont bénéficient les familles pauvres en général. Les originaires du Maghreb, encore une fois pas tous musulmans, qui réussissent socialement et professionnellement en France, dans les affaires, dans la fonction publique, même s’ils ne sont pas encore assez nombreux, existent et ne souhaitent pas, par une sorte de discrimination à rebours, être mis en avant ; ils veulent avoir mérité leur promotion, non être des alibis ou ce que les Américains appellent des « window dressings » qui donnent conscience à bon compte au reste de la société13.

Attribuer à l’intolérance française14 le mal-être de certains jeunes d’origine maghrébine aujourd’hui me paraît peu sérieux ; je rappelle, car beaucoup de médias étrangers (et même votre ancien président américain15) semblent ne pas le comprendre, que l’on s’habille comme on le souhaite en France, à deux exceptions près : 1) il est interdit de porter en public une tenue « destinée à dissimuler » le visage, le voile intégral n’étant qu’un cas particulier du port d’une cagoule ; selon beaucoup de spécialistes de l’islam et de théologiens, d’ailleurs, le fait pour les femmes de cacher totalement leur corps et leur visage est plus une habitude culturelle que religieuse, ne relève pas d’une pratique musulmane indiscutable ; 2) tous les signes religieux sont interdits dans les écoles publiques (voile, kippa, croix, poignard des sikhs…). La société civile, à l’extérieur du terrain « neutre » de l’école, jouit de la liberté d’affichage notamment religieux, y compris en public. Cette liberté peut être l’objet de restrictions dans des cas bien précis encadrés par la loi16.

Notre conception de la laïcité est ouverte : toutes les croyances sont admises à partir du moment où elles ne prétendent pas s’imposer dans le domaine de la puissance publique, exercer des pressions sur le contenu de l’enseignement, sur autrui ou sur l’État, dont le gouvernement, comme dans toute démocratie, est élu par la majorité pour mener une politique qu’il est toujours possible de modifier si la majorité change. Le parlement vote des lois, en change d’autres, en abolit d’autres aussi…

Pourquoi l’École publique17 en France met-elle entre parenthèses la croyance religieuse (et non pas le phénomène religieux lui-même, susceptible d’explication et de distanciation), alors que dans d’autres pays ce n’est pas du tout le cas ? La démocratie française s’est construite, dans la douleur (au moins quatre révolutions entre 1789 et 1871), lentement (et avec des périodes de recul), contre la Monarchie et l’Église catholique (« Dieu et le Roi ! »). Il n’est pas question ici d’attaquer l’Église catholique, qui, aujourd’hui, accepte la forme républicaine du régime, défend le système démocratique, accepte la séparation d’avec l’État18, même si elle met en cause, comme c’est son droit, certaines lois votées par le parlement parce qu’elles lui paraissent contraires au message du christianisme19. Cependant, force est de constater qu’entre la Révolution française de 1789 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Église catholique a représenté l’une des forces les plus actives opposées à la Démocratie20. Elle a mené une sorte de guerre contre les gouvernements élus par les Français, n’acceptant pas de perdre le contrôle de la jeunesse qu’elle exerçait dans ses écoles, défendant une conception hiérarchisée de la société inspirée de sa propre organisation, mettant en cause la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, ce qui entraîna une sorte de guerre civile, « apaisée » ou mise entre parenthèses par la Première Guerre mondiale.

Le refus actuel de l’influence musulmane en France est lié à cette histoire, que l’on ne peut pas changer : la grande majorité des Français n’ont pas envie d’accorder à l’islam, religion étrangère et lointaine, récente sur notre territoire, même bien intentionnée – je ne doute pas que la plupart des musulmans vivant en France soient désireux d’y vivre en paix – ce qu’ils ont eu tant de mal (plus d’un siècle) à refuser au catholicisme, bien plus profondément lié à l’identité collective de notre pays.

Le cas Charlie Hebdo

Je fais partie des gens qui n’appréciaient pas outre mesure l’humour de ce journal. En particulier, je le trouvais souvent extrêmement vulgaire et inutilement cruel. Je l’achetais de temps en temps, disons deux ou trois fois l’an, à la fois pour avoir un autre son de cloche que celui des médias dominants et parce que certains de ses journalistes et caricaturistes étaient très talentueux.

Qu’ils attaquassent en images et en paroles les extrémistes musulmans ne me gênait pas outre mesure : à ma connaissance, les catholiques intégristes actuels limitent les prises d’otages, égorgent rarement, et ne font pas sauter les tours ! Les attaques de Charlie Hebdo contre l’islam, et surtout les formes perverties de l’islam, constituaient seulement une faible partie des attaques du journal. Charlie Hebdo s’en prenait d’abord aux hommes politiques français de tous bords, à l’Église catholique en général, et avec une violence qui rappelait une vieille tradition de la presse française21, pour le meilleur et pour le pire. Sa première cible célèbre a été une idole de la vie politique française, le général de Gaulle, dont il avait annoncé la mort de façon drôle et irrespectueuse, de mauvais goût : « Bal tragique à Colombey : un mort » (c’était l’époque où la presse avait fait ses gros titres sur l’incendie d’une boîte de nuit ayant fait plus de cent victimes)22. C’est après cette manchette (et un procès) que le journal dut changer de nom et devint Charlie Hebdo : auparavant il s’appelait Hara-Kiri, journal bête et méchant.

Les Français musulmans sincères n’ont pas été les seules cibles de ce journal, mais des fanatiques musulmans ont été les seuls à estimer que le meurtre des collaborateurs du journal ferait plaisir à leur Dieu (avec qui je n’ai jamais discuté de la question, eux non plus d’ailleurs).

Les assassinats du magasin casher de la Porte de Vincennes

Chez les Français musulmans les moins éduqués23 – encore une fois ce serait follement injuste de voir en ces meurtriers des individus représentant l’ensemble des musulmans vivant en France24 – existe un lien entre un antisémitisme ancien, fait de rivalité ou de compétition religieuse mais aussi de jalousie à l’égard de la réussite apparente des Français juifs 25, et les événements d’Israël et de Palestine, justifiant pour eux le projet d’étendre la guerre faite aux Juifs à tous les lieux où ils se trouvent dans le monde. Le monde arabe est aussi très divisé, malheureux, et incite beaucoup de ses meilleurs intellectuels et artistes à fuir une atmosphère irrespirable ; c’est aussi le monde où les théories du complot s’épanouissent le mieux26.

Toutes ces remarques n’ont rien d’original et tel n’est pas leur but. En un certain sens, elles m’ont permis de résumer aussi ce que je pensais, et même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi.

Quelles solutions maintenant ?

Le Pape a soulevé de l’émotion et de l’intérêt – pourvu qu’ils ne retombent pas trop vite – quand il a déclaré que nous étions déjà dans la Troisième Guerre mondiale, sans le savoir parce que cette guerre ne prendrait bien sûr pas les formes des deux précédentes, elles-mêmes très différentes l’une de l’autre. Avec la Seconde, la Troisième a en commun de prendre les civils non armés comme victimes privilégiées.

Les conséquences de tels constats, c’est bien sûr d’abord la nécessité de renforcer le renseignement intérieur et extérieur, les forces militaires (sous de nouvelles formes, sans pour autant abandonner les « vieux » instruments qui peuvent toujours servir). Mais policiers et militaires sont les premiers à dire que la solution des difficultés est toujours et d’abord politique. À ce sujet, je remarque que la France et son armée sont assez seules en Afrique, alors qu’elles protègent la sécurité et la liberté de l’Europe27, pas seulement celle de notre territoire ; pour les questions de renseignement, je sais que les échanges fonctionnent bien entre tous les pays organisés, même hostiles en apparence ou séparés par des différends ponctuels, pourvu qu’ils correspondent à des intérêts communs : la solidarité reste un mot… Nous nous trouvons ici dans un domaine où les vagues et généreuses idées sur la mondialisation – tous frères et tous heureux grâce à l’échange de toujours plus de marchandises, de technologies et d’idées ! – ne marchent pas.

L’enseignement supérieur et ses chercheurs, devraient être « mobilisés » – je n’ai pas dit asservis ni militarisés – alors qu’ils donnent le sentiment en France d’être méprisés, craints ou suspectés par le pouvoir et ses représentants. L’histoire est ancienne et nous savons que le système anglo-saxon a une longue tradition de coopération avec l’université dans le domaine de la défense au sens large, qui, partant du renseignement, va jusqu’aux réflexions les plus poussées sur l’ennemi, qu’il ne faut jamais définir par des généralisations simplistes et confortables. Le malaise exprimé par Gilles Kepel a-t-il été entendu : « J’en veux à la fois à l’université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants. – C’est-à-dire? – Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France […] est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l’université, notamment les études qui sont dans mon domaine »28. Cette coopération est sans doute inconfortable : le pouvoir n’aime pas qu’on mette en cause la politique qu’il mène. Mais cet inconfort est la source d’une plus grande efficacité dans l’action. Nos gouvernants en sont-ils convaincus ? L’on peut en douter en lisant l’appel virulent, presque désespérant, d’Yves Trotignon, qui souligne aussi l’ignorance d’études étrangères qui pourraient nous être utiles : « Sans surprise, la parole officielle n’est pas discutée, et ceux qui s’y risquent savent qu’ils le font pour l’Histoire. Hors de France, les universitaires travaillent, parfois avec des chercheurs français, et produisent des études d’une grande richesse »29, dont il cite plusieurs titres importants, dont apparemment la traduction n’est pas à l’ordre du jour. L’Etrange Défaite n’est pas si loin, remarque-t-il très justement.

Sur le fond, j’estime qu’il ne faut rien céder et je crois que « la laïcité à la française » convient bien à mon pays, que les nouveaux arrivants – comme partout, cela peut prendre plusieurs générations avant de se sentir totalement partie prenante – doivent s’y adapter. La démocratie implique la liberté de s’exprimer, le respect de lois votées par le parlement. Des chrétiens convaincus estiment que cette liberté d’expression n’est pas un droit sacré, que le « vivre ensemble » implique le respect de l’autre et même l’oubli de soi30. Tel n’est pas mon sentiment : chacun a le droit d’être dégoûté de certains abus de la liberté d’expression (a le droit de ne pas acheter, pour commencer, certains journaux, de ne pas aller sur certains sites Internet, de ne pas regarder tel ou tel film ou telle ou telle émission de télévision), a le droit de critiquer des lois et d’essayer de les changer par l’intermédiaire des députés auxquels nous déléguons, provisoirement, comme citoyens, notre pouvoir. Les avantages de ce système imparfait l’emportent sur ses inconvénients.

Nos gouvernants, et nos politiques, particulièrement quand, dans l’opposition, ils n’exercent pas de responsabilités, doivent moins parler et surtout ne pas tenir des discours de guerre civile en pensant que cela leur fera gagner des voix31.

Les grand principes, oui : ils doivent guider, orienter l’action publique. Ensuite, la paix civile repose sur des compromis raisonnables, des négociations permanentes, qu’il est important de ne pas mener sous une pression quelconque. La démocratie suppose que l’on se parle, que l’on s’écoute, même si la compréhension de l’autre ne doit pas entraver la liberté des décideurs « au nom du peuple français »32.

Dans le cas des Français musulmans, très divers33 et eux-mêmes très divisés, ce dialogue est d’autant plus difficile qu’ils ne disposent pas d’une instance représentative claire34. Le CFCM (Conseil français du culte musulman), organisé par N. Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur et des Cultes35, se voit fréquemment contesté comme trop proche du gouvernement français (et du gouvernement algérien). L’UOIF (Union des organisations islamiques de France) est considérée comme trop influencée par un islam hostile à la République (« Le Coran est notre Constitution »36).

Il faut aussi rappeler à tous les « groupes » (politiques, économiques, ethniques, professionnels…)  ̶  et là le problème dépasse beaucoup celui des Français musulmans  ̶  que la politique d’un État ne se résume pas à l’addition, à la prise en compte de tous les intérêts catégoriels37. La loyauté à l’égard du pays où l’on a choisi de vivre, si l’on admet ces termes (et je les admets pleinement pour ma part) implique que l’on s’abstienne d’y importer des conflits qui lui sont étrangers.

La France ne peut pas éviter que la situation internationale ait des répercussions sur son territoire, et nous verrons d’autres attentats, peut-être plus spectaculaires. Comment s’assurer que le pays saura y faire face, résistera au nom de ses valeurs, peut-être impossibles à appliquer jusqu’au bout mais qui au moins constituent un beau programme d’action, Liberté, Égalité, Fraternité, un projet qui fait encore rêver ?

La question de l’emploi est essentielle : avec les grandes industries demandant beaucoup de main-d’œuvre et occupant les gens, en leur proposant un avenir, où les syndicats, le Parti (communiste) assuraient un encadrement et une socialisation parallèles, ont disparu aussi tous les systèmes d’intégration et de promotion des jeunes dans de grandes organisations : armée, églises, chemins de fer, postes ; il faut sans doute les reconstituer (ou en constituer d’autres), en même temps que l’on développera davantage le service civil volontaire, non comme une fin en soi mais comme une première étape vers le monde du travail et le sentiment d’assumer des responsabilités qui vous engagent à l’égard de la société, des autres (les jeunes pères de famille, pleins de projets, qui aiment leur travail et se sentent utiles, sont sans doute moins tentés par le terrorisme, non ?).

Sur la question de l’enseignement, les millions de pages écrites découragent d’en écrire davantage. Les problèmes sont connus, bien analysés, communs à beaucoup de pays développés. Rien ne sera possible sans une politique très courageuse, et donc très impopulaire parmi les classes moyennes inférieures (celles qui de fait ne peuvent pas pratiquer les stratégies d’évitement), évitant la constitution d’écoles où ne se retrouvent que des enfants d’immigrés sans aucun contact avec la société française. Il s’agit du même coup de loger les gens autrement, de les répartir par des incitations puissantes (en restant attentif aux causes des échecs observés dans le passé car la « mixité sociale et culturelle » ne se décrète pas »38). Il importe d’étudier les difficultés liées à l’application de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains), qui depuis 2000 tente d’éviter le partage des villes en ghettos de « pauvres » et ghettos de « riches »39.

On ne fera pas non plus l’économie d’une réflexion en profondeur, avec les enseignants, qu’il faut encourager par tous les moyens, sur la façon de « transmettre la France », sans nationalisme et sans honte non plus, peut-être avec confiance, joie (pourquoi pas ?). Je l’avoue : je suis heureux d’être français, encore une fois sans m’en faire un mérite (mes efforts pour le devenir n’ont pas été énormes). Ce n’est pas l’apprentissage obligatoire de La Marseillaise ni le déploiement du drapeau tricolore, ni le « rétablissement de l’autorité », invoqués en boucle, qui règleront quoi que ce soit. J’imagine que là comme ailleurs ce que vivent les pays comparables au nôtre ne peut pas être imité – leur histoire est différente – mais n’est pas négligeable non plus.

Il est aussi probable qu’il faudra se poser des questions sur la place de la religion à l’école et sans a priori. Lycéen protestant, élève d’un lycée public laïque, j’y fréquentais de temps en temps l’aumônerie catholique – il y en avait une au sein du lycée – et il me semble que cette expérience a enrichi ma jeunesse (sans faire de moi un nouveau converti). La laïcité républicaine, pour vivre, doit évoluer sans se renier, s’adapter. Je crois donc que, s’il ne faut pas revenir sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’enseignement public primaire et secondaire, il ne faut pas mettre toujours l’accent sur la question du voile ailleurs. S’il est juste à mes yeux de maintenir en France l’interdiction du voile intégral, je préfère que les étudiantes qui ont envie de se voiler les cheveux se voilent sans inquiétude, que leur choix et le choix éventuel d’y renoncer plus tard soient respectés. L’important est qu’elles ne mettent pas en cause le contenu des programmes, qu’elles ne refusent pas l’étude de certains auteurs ou certains événements et se conforment à ce qui est attendu des étudiants dans le domaine de leur spécialité. De même, on ne doit rien céder dans l’organisation des hôpitaux et la réglementation de tous les lieux publics.

Enfin, l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à faire respecter les lois ne peut pas être ignoré. Notre arsenal juridique contre toutes les discriminations est excellent et je ne pense pas que de nouvelles lois doivent être votées par le parlement. Comment s’assurer qu’elles sont appliquées ? Comment s’assurer aussi que les adversaires de l’islamisme, ou les adversaires de certaines dérives, sont aussi bien protégés par la Police et la Justice contre la violence de leurs adversaires40 ?

Comment trouver surtout un compromis acceptable entre la liberté de parole et, en partie, d’action, et le minimum de discipline nécessaire pour que tourne une société, pour qu’elle protège efficacement ses membres ? Aucun citoyen ne remet en cause l’extrême hiérarchisation d’un plateau chirurgical ou du transport aérien : sa vie en dépend, et là, il n’y a plus ni musulman ni non-musulman.

Notes

1 – Je remercie très vivement Catherine Kintzler, Patrick Kéchichian, Laura Reeck et Étienne Cazin, dont les commentaires m’ont beaucoup aidé.

2 – Pas plus qu’il n’est juste d’attribuer aux Juifs américains (majoritairement progressistes, hostiles à l’ultra-orthodoxie et à la droitisation d’Israël) une attitude générale de soutien inconditionnel à l’actuel gouvernement Nétanyahou. N T.-R. « Les juifs américains et Israël : une relation à la dérive », Réforme, n° 3733, 14 décembre 2017, p. 4.

3 – « Les migrants n’ont […] guère de légitimité à vouloir réintroduire dans le pays d’accueil un modèle social qui a […] provoqué leur départ . » Michèle Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/ p. 332. Il ne s’agit pas de renvoyer brutalement tout étranger à l’enfer qu’il a choisi de quitter, en n’acceptant aucune critique sur notre propre modèle de société. Mais il faut trouver un moyen de dialoguer, sans feindre d’oublier qu’au Proche et au Moyen-Orient, quelles qu’en soient les raisons, « des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et n’y ont le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ […] ; [qu’] aucun pays arabe ou musulman de la région ne possède de droit d’asile et [que] cinq pays arabes seulement ont signé la convention de Genève sur les réfugiés (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et Yémen) », Smain Laacher, « Pourquoi viennent-ils frapper aux portes de l’Europe ? », Le Monde, 7 septembre 2015, p. 15. Est-il possible de mettre les points sur les i, tout en restant à l’écoute de l’autre (en se rappelant aussi que le Liban, non signataire, reçoit actuellement plus de 800 000 Syriens, voir la note 26 ?

4 – M. Tribalat, ibid., p. 333.

5 – Le lecteur de la presse la plus estimée, tout au moins le lecteur pressé, ne continue-t-il pas d’être soumis à un tir offensif et ambigu par des titres tels que : « En France, un antisémitisme du quotidien » ? Ce sont les termes dans lesquels Le Monde du 3 novembre 2017 annonce la profanation à Bagneux de la stèle d’Ilan Halimi, assassiné en 2006. En 1982, après l’attentat de la rue des Rosiers, l’un de mes collègues américains, professeur d’allemand, avait déjà attribué l’événement à l’antisémitisme français bien connu, ce que lui confirmait sa lecture favorite, The New Republic.

6 – « Son message est clair, même si, pour des raisons évidentes, il a été reçu avec quelque scepticisme : son père a pu être un ennemi de la communauté juive, mais elle en est une amie. » Jeffrey Goldberg, “Is It Time for the Jews to Leave Europe?”, The Atlantic, April 2015, pp. 62-75. L’entretien de l’auteur avec Marine Le Pen est intéressant et l’enquête, même si je n’en partage ni les conclusions ni certains présupposés, de bonne qualité. La faire précéder d’une citation de l’idéologue antisémite Édouard Drumont montre que son auteur « a étudié », éclaire-t-elle pour autant la question actuelle ?

7 – Voir l’excellent dossier « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008, n° 595-596, pp. 48-67. « Bons élèves, bons soldats, bons contribuables, bien installés, les Juifs n’ont plus à faire leurs preuves. […]. La République respecte ses citoyens juifs et les traite avec un juste égard. Il semble parfois que ce soient eux, désormais, qui lui demandent des comptes ou des gages. », in Grand Rabbin Gilles Bernheim, « L’invention du judaïsme français », ibid., pp. 62-67.

8 – Je préfère en bon « républicain » ce mot au mot de « communauté ». La République intègre des individus, qui ont le droit de se sentir plus ou moins proches de tel ou tel groupe, non des communautés. Je revendique aussi le droit d’être d’origine arabe et non musulman, homosexuel, amateur de Mozart ou de Dalida, admirateur des jardins japonais et grand buveur de bourgogne aligoté. Peu importe, mais en République on ne doit pas être déterminé par ses origines. L’essayiste catholique Patrick Kéchichian, auteur de Petit Éloge du catholicisme (Folio, Gallimard, 2009), à qui j’ai soumis ces lignes, précise : « La République ne nie pas les différences, elle les fédère, les respecte, dans la mesure où l’appartenance à telle ou telle communauté (l’appartenance communautaire est souvent une exigence, une revendication – ce qu’on peut avoir parfois, hélas, à déplorer…), à son tour, respecte la République. » Longtemps, j’ai lu dans la presse anglo-saxonne et dans la presse française des spécialistes, très sûrs d’eux, opposer avec condescendance le modèle républicain français (qu’il ne faut certainement pas figer), source prétendue de toutes les difficultés que nous connaissons avec les musulmans, au modèle britannique d’intégration. 700 Britanniques combattraient en 2015 aux côtés de l’État islamique et l’ancien Premier ministre britannique constate : « Il y a des gens qui sont nés, qui ont grandi dans ce pays, et qui ne se sentent pas vraiment de liens avec la Grande-Bretagne. ». Voir P. Bernard, « David Cameron veut vaincre le « poison » de l’islamisme radical. Le dirigeant conservateur prend ses distances avec le modèle d’intégration britannique et compte limiter la liberté de parole des extrémistes. », Le Monde, 22 juillet 2015.

9 – P. Kéchichian remarque à ce sujet : « L’Islam, même non “fanatique”, est-il totalement sauvé de l’antisémitisme ? Je ne crois pas. De ce point de vue des rapports du judaïsme avec les autres religions monothéistes, le travail d’approfondissement des chrétiens, notamment de l’Église catholique, a été beaucoup plus fécond » (lettre à JKP, 12 juin 2015). Le chercheur Pierre-André Taguieff accuse les élites intellectuelles françaises de négliger ou même de soutenir l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, mais à aucun moment il ne cite de noms, de texte précis, ce qui affaiblit la portée de son propos contre « les intellectuels français ». Les dérives qu’il stigmatise, à juste titre, me semblent être le fait d’une extrême gauche marginale et de musulmans. « L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme », Le Monde, 23 septembre 2015, p. 15. Pour être aussi honnête que possible sur ce point (et me contredire en partie), je signale que Commentaire vient de publier un article troublant, écrit par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, sur « La déscolarisation des élèves juifs de l’enseignement public français », dénonçant le silence de l’Éducation nationale au sujet de « la vague de départ des élèves juifs de certains établissements scolaires publics sous l’effet de la violence, de la menace et de la peur », n° 157, printemps 2017, pp. 171-174. Qu’attendre de la machinerie centrale de l’Éducation nationale ? Peu, puisqu’elle se préoccupe surtout d’éviter que des voix non autorisées s’expriment sur ce qui relève de sa compétence. En revanche, il est permis d’espérer qu’elle n’entrave pas, activement ou passivement, les acteurs de terrain qui ont le courage de relever les défis. Au collège Georges Brassens du 19e arrondissement de Paris « où nombre de familles juives ont été amenées à faire inscrire leurs enfants dans l’enseignement privé confessionnel après avoir été en butte à l’antisémitisme », deux professeurs, Jacqueline Courier-Brière et Nasser Dja Bouabdallah, ont mis en place un enseignement original, qui complète le programme, déjà offert dans trois établissements du quartier par Les Bâtisseuses de paix d’Annie-Paule Derczansky. Voir C. Chambraud, « Au collège Brassens, à Paris, un enseignement « humanité » pour prévenir racisme et antisémitisme », Le Monde, 15 novembre 2017, p. 11. Ces initiatives ne sont sans doute pas les seules ; comment parler du travail patient et modeste accompli par beaucoup d’enseignants, ignorés des grands médias ?

10 – En un sens, la désindustrialisation pose le même problème en France avec les populations d’origine maghrébine peu qualifiées qu’avec les Noirs aux États-Unis : dans l’ancien système économique qui demandait des travailleurs courageux à la tâche, dont la vigueur compensait le manque de qualification, ils pouvaient trouver leur place ; le passage à une économie de services les désavantage car les services impliquent des aptitudes et comportements très différents. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les musulmans vivant aux États-Unis, dont les porte-paroles insistent beaucoup sur leur parfaite intégration, sont proportionnellement beaucoup moins nombreux qu’en France et en moyenne beaucoup plus diplômés : « Les musulmans ne font qu’1% de la population des États-Unis. […] Globalement ils constituent une minorité de taille réduite, bien éduquée, culturellement conservatrice, qui n’attend de l’administration que le respect de son caractère à part ». P. Beinart, “The New Enemy Within”, The Atlantic, May 2015, pp. 21-22.

11 – Il semble que l’arsenal français de lois contre la discrimination soit très complet. Il est évident cependant que le faire respecter dans la pratique quotidienne est difficile. La discrimination touchant les « seniors » qui recherchent du travail serait encore plus importante que celle touchant la population maghrébine ou noire : « Depuis de nombreuses années, la discrimination la plus importante en France est celle liée à l’âge. » Guerfel-Henda Sana, Peretti Jean-Marie, « Le senior, objet de discrimination à l’embauche ? », Humanisme et Entreprise 5/2009 (n° 295), p. 73-88 URL : www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2009-5-page-73.htm (consulté en ligne le 30 septembre 2015). Cette situation est aussi connue aux États-Unis : voir G. Sacco, « Trump, le Président d’une génération perdue », Commentaire, n° 158, été 2017, pp. 323-332.
On ne saurait louer l’ancien gouvernement socialiste d’avoir pris l’initiative de contenir cette discrimination et de la faire reculer, mais il est aussi injuste de l’accuser de n’avoir rien fait. Il a d’ailleurs soutenu plusieurs opérations de testing contournant l’interdiction républicaine de constituer des fichiers ethniques, sempiternellement reprochée à la France par les partisans d’une société à l’américaine ou à l’anglaise, aux yeux desquels notre histoire au XXe siècle est sans doute un détail. Tout récemment encore, le ministère du Travail a financé une enquête en partenariat avec une association anti-discrimination, Corum. Voir Sarah Belouezanne, « Ces noms maghrébins qui passent mal dans les CV » [sur une enquête commandée par le ministère du Travail et réalisée par la Direction de l’animation et de la recherche, des études et des statistiques (DARES) et l’association ISM Corum spécialisée dans la prévention des discriminations] ; campagne de testing portant sur 147 paires de candidatures différentes : 20% de réponses favorables aux candidatures faites avec un nom à consonance d’origine française, 9% de réponses favorables obtenues par des candidats fictifs portant un nom à consonance maghrébine (marge d’erreur : 1%). 33% : part de ceux, appartenant aux deux catégories, qui n’ont obtenu aucune réponse], Le Monde, 14 décembre 2016, p. 12. Une étude plus récente indique même que « 64 % des Français ne recevraient que rarement ou jamais une réponse à leur candidature. » Site RegionsJob, cit. par N. Santolaria, « SOS Fantômes », Le Monde (suppl. L’époque), 17-18 septembre 2017, p. 3.

12 - Lire Claudine Attias Donfut, François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés. Un désenchaînement des générations, Stock, collection « Un ordre d’idées », 2009. Les recherches de Mathieu Ichou (Sciences Po/INED) montrent aussi que, si les enfants d’immigrés réussissent mieux dans le système scolaire britannique que dans le système français, ce phénomène peut être lié à la plus grande sélectivité de la politique d’immigration britannique, voir : http://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-enfants-dimmigres-ne-sont-pas-condamnes-a-lechec/

13 – De même qu’il existe une bourgeoisie noire aux États-Unis, malgré la persistance d’inégalités profondes, on parle en France d’une « beurgeoisie ». Je remarque aussi que les enfants ou petits-enfants d’immigrés, face aux discriminations, s’organisent de plus en plus efficacement et créent leurs propres entreprises. Quant au patronat français, lui aussi il change : Siben N’ser, le fondateur du groupe Planet Sushi, est d’origine marocaine, Mohed Altrad, P.-D.G. du groupe de matériel pour le bâtiment Altrad, qui a reçu en 2014 le prix mondial de l’Entrepreneur de l’année remis par Ernst and Young et L’Express, est d’origine syrienne… On pourrait continuer longtemps. À l’autre extrémité, dans l’artisanat alimentaire, il y a de plus en plus de boulangeries tenues par des personnes issues de l’immigration maghrébine à Paris, qui rencontrent beaucoup de succès. Voir Mehdi Farhat, « Le pain parisien est-il devenu halal ? », 18 juillet 2012, http://www.slateafrique.com/86353/les-tunisiens-en-france-craquent-pour-la-baguette

14 – Un sondage effectué pendant la chasse à l’homme qui a suivi l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo (IFOP pour le site Atlantico) en janvier 2015 indique que, pour 66 % des Français, il ne faut pas confondre les musulmans avec la frange extrémiste de l’islam, http://www.atlantico.fr/decryptage/66-francais-considerent-que-musulmans-vivent-paisiblement-en-france-et-que-seuls-islamistes-radicaux-representent-menace-jerome-1947238.html. France Inter, le dimanche 21 juin 2015, a fait état d’un sondage de l’institut Odoxa selon lequel « 1 – Près des deux-tiers des Français (63 %) disent mal connaître la religion musulmane. 2 – Les Français sont une majorité à juger que “les musulmans mettent le plus en avant possible le fait qu’ils sont musulmans”… mais ni les sympathisants de gauche, ni les personnes qui connaissent bien des musulmans ne partagent cette opinion. 3 – Pour une large majorité de Français, l’islam ne porte pas en elle les germes de la violence mais est au contraire une religion aussi pacifiste que les autres. 4 – Les attentats n’ont pas altéré l’image qu’ont les Français des musulmans de France. 5 – Les Français sont convaincus que l’islamophobie progresse en France et ils estiment majoritairement qu’il est plus difficile d’être un musulman en France depuis ces dernières années » http://www.odoxa.fr/sondage/limage-musulmans-de-lislam-aupres-francais/ . Une fois cette relative bienveillance constatée, nous pouvons admettre qu’elle est méritoire compte tenu de l’actualité et qu’elle est sans doute fragile. Selon un sondage IFOP pour la Fondation Eugène Bersier, en octobre 2017, 86 % des Allemands, 75 % des Français estiment que l’islam est mal adapté à la modernité. Reconnaissons enfin, même si cela est insupportable pour quelques-uns, qu’un regard critique sur l’islam ne doit pas être rejeté immédiatement sous le prétexte de ménager la susceptibilité de nos amis musulmans. Quelques esprits courageux dans notre pays continuent de réfléchir à cette question ; peut-être, sans le chercher d’ailleurs, sont-ils protégés des attaques parce qu’ils s’expriment dans des médias dits confidentiels s’adressant à une certaine élite peu portée aux simplifications. Je pense ici à la chronique de Michel Crépu, « Du Monstre » : « Ce qui frappe le plus dans l’islam actuel, dans sa dérive terrifiante, c’est son manque de tradition, en réalité son manque d’assurance. Où sont passés l’étude, la patience, la culture, les subtilités de la mystique ? […] Une enquête sur l’effacement de l’islam comme grande spiritualité pourrait avoir son utilité. En attendant, on peut visiter au Louvre le département d’art islamique : là on voit ce que transmet une tradition solide et profonde. », La Nouvelle Revue Française, avril 2015, pp. 7-15.

15 – Je fais ici allusion à son discours de juin 2009 au Caire : « Il se désolidarise des pays laïcs comme la France. Parlant de la tolérance “assaillie de plusieurs façons différentes”, il n’hésite pas à stigmatiser les pays occidentaux qui “empêchent les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en en dictant ce qu’une musulmane devrait porter”. Il va jusqu’à affirmer que “nous ne pouvons pas déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme”. M. Obama omet de préciser que le port du voile n’est prohibé dans ces pays que dans des circonstances précises. », A. Grjebine, « Le renoncement aux Lumières », Le Monde, 3 juillet 2009. Je te conseille de lire l’intégralité de cet article. Le port du niqab, voile intégral, n’est-il pas un droit dans le cadre du libre exercice des cultes ? L’État français ne s’en mêle pas et ne tranche que « pour des impératifs qui seront jugés d’ordre supérieur, en l’occurrence la sécurité de tous les citoyens. D’où la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». C. Hadji, «Laïcité, les termes du débat (2) : le triangle des tensions », The Conversation, https://theconversation.com/la-cite-les-termes-du-debat-2-le-triangle-des-tensions-55992, consulté le 15 mars 2016.
[NdE – voir le commentaire du discours du Caire par C. Kintzler sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-32569492.html ]

16 – Cette loi prohibant le voile intégral n’est pas totalement respectée, parfois parce que la police a des préoccupations plus urgentes, ou dans les zones où le tourisme de luxe se déploie ostensiblement (et rapporte beaucoup d’argent). L’obligation de neutralité totale s’applique à tous les agents de l’État. Même si l’expression est trop souvent utilisée par les hommes politiques à tort et à travers, la France reste un État de droit ou, plus précisément qui « tend au droit », comme il tend à l’idéal républicain. Ainsi son droit, qui continue de se construire sous l’influence de l’Union européenne, représente un recours dans certaines situations. Le licenciement d’une informaticienne, à la suite de la plainte d’un client auprès de son entreprise, compte tenu des circonstances particulières qui avaient accompagné la plainte, a été annulé par la cour de Cassation en 2017 : « « Une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs ». Or, une injonction de discriminer ne peut justifier une discrimination […], quel que soit l’auteur de cette injonction (client, autres salariés, etc.). Selon une jurisprudence constante, un client ne peut imposer à une entreprise ses exigences concernant les caractéristiques personnelles des salariés assurant la prestation professionnelle (sexe, couleur de la peau, handicap, etc.). La Cour de cassation conclut : « il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses ». » Lire, pour des explications plus détaillées, Michel Miné, « Liberté d’expression religieuse dans le travail : garanties et limites », The Conversation France, 3 décembre 2017, https://theconversation.com/liberte-dexpression-religieuse-dans-le-travail-garanties-et-limites-87991 (consulté le 8 décembre 2017). Dans d’autres cas, le règlement intérieur d’une entreprise privée peut parfaitement prévoir que le personnel en contact avec le public respecte une stricte neutralité.

17 – Les écoles dites privées, catholiques pour leur grande majorité, juives pour certaines, sont presque toutes subventionnées par l’État et sont dites « sous contrat » : elles suivent des programmes nationaux, acceptent un contrôle de l’État, lequel paye leurs professeurs et ne laisse à la charge des parents qu’une petite partie des frais réels à débourser. Depuis quelques années apparaissent des écoles musulmanes qui demandent à bénéficier de ce contrat, déjà obtenu par un très petit nombre.

18 – C’est grâce à cette fameuse loi que l’État républicain finance l’entretien de tous les bâtiments religieux construits avant 1905. Les musulmans français dénoncent cette loi comme discriminatoire mais elle ne l’était pas. Il est seulement vrai que l’Église catholique bénéficie de son enracinement très ancien en France et du soutien que lui ont accordé les rois (l’alliance du Trône et de l’autel). Pour la petite histoire, il y a eu entre 1857 et 1914, en même temps qu’un enclos musulman (peu utilisé) une mosquée au cimetière du Père-Lachaise, dont la Turquie, responsable de son entretien, s’est désintéressée. La loi de 1905 s’est aussi appliquée aux synagogues. Il est vrai aussi que les musulmans français n’ont pas toujours les moyens de construire des lieux de culte dignes et que, de son côté, l’État s’inquiète de l’influence exercée par les pays arabes qui leur accordent des fonds. Il s’inquiète aussi de la formation des imams, souvent ignorants de l’histoire de la France et de la notion de laïcité, dont beaucoup ne parlent pas le français, dénoncent dans leurs prêches la corruption française et appellent à l’extermination d’Israël (voir lettre de Jacques Lautman, « Islam et islamisme en France », 4 avril 2015, in Commentaire, 150, été 2015, pp. 467-468). L’imam Farid Darrouf, qui dirigeait la plus grande mosquée de Montpellier, la mosquée Averroès, et déclarait : « Ce serait malheureux que je ne défende pas la France. C’est mon pays. Et à la mosquée, l’État, c’est moi », qui dénonce l’islamisme, est une exception ; il est aussi soumis à des campagnes de dénigrement et d’intimidation salafistes, alors même que 500 fidèles sur les 1 500 habituels ont déserté son lieu de culte, A. Mendel, « L’imam du réel », Réforme, 18 juin 2015, p. 20. Le même hebdomadaire vient d’annoncer son départ de Montpellier : « Au nombre des faits que ne lui pardonnent pas les radicaux, on compte : son hommage à Hervé Gourdel, le Français assassiné en Algérie en 2014, sa phrase “Je suis Charlie” et son refus permanent d’instrumentaliser religieusement le conflit israélo-palestinien. » A. Mendel, « L’imam Farid Darrouf quitte Montpellier », Réforme, 8 septembre 2015, http://reforme.net/une/societe/imam-farid-darrouf-quitte-montpellier. Des projets, longs à mettre en place et à évaluer, existent sur la formation d’imams dans des institutions françaises.

19 – La loi de mai 2013 sur le mariage pour tous, en particulier, a fait l’objet d’une forte opposition de l’Église catholique (et de manifestations de masse), comme auparavant la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse. Mais les catholiques les plus opposés n’ont jamais assassiné de législateurs ni de médecins en France. Que ces deux lois aient été votées sous un gouvernement « de droite » et un gouvernement « de gauche » signifie au moins que la pression des électeurs était forte. Or dans une démocratie – et il y a des critiques de la démocratie que je trouve tout à fait recevables – ce sont les électeurs qui décident, non les manifestants (en principe).

20 – L’encyclique de Pie IX Quanta Cura (1864) « condamnait la neutralité religieuse de l’État et sa conséquence, la liberté de conscience et des cultes. La volonté du peuple ne pouvait donc être souveraine puisqu’elle aurait pu s’exprimer en faveur de la neutralité ou de l’indifférence. » Quant au Syllabus, il « semblait un défi aux États dont le droit s’inspirait plus ou moins du droit public de la Révolution française et surtout il paraissait impliquer la condamnation du catholicisme libéral ». Certes l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup rédigea une brochure affirmant que « le pape n’avait pas condamné les idées modernes mais l’expression outrée de ces doctrines », sans que Pie IX le démentît ni l’approuvât. L. Girard, M. Bonnefous, J. Rudel, 1848-1914, Bordas, 1961, pp. 200-201. Alain Besançon souligne que Quanta Cura isola seulement plus l’Église catholique du mouvement des idées et des sciences, la referma sur elle-même. Voir « L’intelligence a-t-elle déserté l’Église latine ? », Commentaire, 150, été 2015, pp. 245-256.
Pendant la Deuxième Guerre, si dans son ensemble la hiérarchie catholique se rallia publiquement au régime autoritaire du maréchal Pétain, les prêtres et les écoles catholiques ont joué un rôle efficace pour soustraire les enfants juifs aux persécutions ; ils ont contribué au sauvetage de la majorité des Juifs : « Le procès d’un gouvernement ou d’une administration qui représentait un pays n’est pas le procès de tout ce pays. Aucun pays européen n’a sauvé autant d’enfants juifs durant cette période que le nôtre […]. Si le gouvernement de Vichy a déporté environ un tiers des Juifs de France, la population en a sauvé les deux autres tiers. » S. Klarsfeld, « La France n’est pas antisémite », Réforme, 8-14 juillet 2004, n° 3086. J. Sémelin, auteur de Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes-Seuil, 2005, rep. in Le Monde, 9 novembre 2014, rappelle que 90 % des Français juifs ont échappé à la déportation en Allemagne.
Quant aux ennemis de l’Église catholique, du christianisme, ils n’étaient ou ne sont pas tous guidés par des conceptions sublimes et hautement désintéressées ! L’étroitesse d’esprit, le sectarisme, sont universels.

21 – Je pense à L’Assiette au beurre (1901-1936), parmi beaucoup d’autres, qui ne ménageait guère le personnel politique de la IIIe République, http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Assiette_au_beurre . Sous Louis-Philippe, les tentatives d’assassinat contre sa personne furent immédiatement ridiculisées par la presse d’opposition et ses caricaturistes les plus talentueux. Voir F. Erre, « Les discours politiques de la presse satirique. Étude des réactions à l’« attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 29|2004, consulté le 10 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/694 ; Voir aussi http://www.vox.com/2015/1/7/7507883/charlie-hebdo-explained-covers

23 – Les plus « éduqués » sont-ils, sur ce plan, toujours irréprochables ?

24 – Comme les attentats contre les tours jumelles de New York, les attentats récents en France ont fait des victimes musulmanes : apparemment deux des trois militaires français tués en 2012 par Mohamed Merah, qui a aussi assassiné quatre Juifs, étaient musulmans ; le troisième, Abel Chennouf, d’origine marocaine, était, lui, catholique, ce qui a été quelque peu occulté, non intentionnellement mais parce que ce fait ne se prêtait pas aux simplifications imposées par l’urgence. Et l’un des employés du magasin casher de la Nation, le Malien Lassana Bathily, qui a eu la présence d’esprit et l’héroïsme de sauver plusieurs otages, est musulman (il vient d’être récompensé et a reçu la nationalité française).
[NdE. On peut mentionner les nombreuses victimes de l’attentat de Nice en juillet 2016 intervenu après l’écriture de cette lettre.]

25 – Les crimes commis par de jeunes d’origine maghrébine ou noirs « paumés » reposent sur le présupposé que tous les Juifs sont riches et que la solidarité de leur communauté est telle que les rançons finiront toujours par être payées. Que l’on pense à l’affaire du Gang des barbares (2006-2009), http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_gang_des_barbares, à celle du couple juif agressé à Créteil en décembre 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/12/04/a-creteil-un-couple-agresse-car-les-juifs-ca-a-de-l-argent_4534058_3224.html
Par ailleurs, parmi les nombreuses erreurs commises en Algérie par les Français, l’attribution de la nationalité française aux Juifs algériens, en pleine guerre de 1870, par le décret Crémieux, alors que les « populations indigènes » restaient composées en majorité de « sujets », n’a pas amélioré les relations entre « communautés », http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_Cr%C3%A9mieux . Patrick Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015, explique les circonstances très particulières de ce décret Crémieux.

26 – Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe ». « Les théories du complot reviennent aussi en force dans le monde arabe. Elles permettent aux populations et aux gouvernants d’éluder leurs propres responsabilités dans certains événements », in Le Monde diplomatique, juin 2015. Dernier exemple en date, dans un pays d’ailleurs déstabilisé depuis longtemps par son mode de gouvernance, ses crises intérieures et l’accueil massif de réfugiés de tous les conflits régionaux (plus de 800 000 Syriens au Liban, peut-être un million aujourd’hui !) : si le gouvernement libanais n’arrive plus à assurer le ramassage régulier des ordures ménagères à Beyrouth, c’est à cause… du Qatar, ou des ambassades occidentales, ou du Hezbollah (et derrière lui l’Iran)… Voir B. Barthe, « Au Liban, union sacrée contre la révolte antisystème », Le Monde, septembre 2015, p. 16. P. A. Taguieff s’en prend aux conspirationnistes, pas tous arabes ni musulmans, qui « imputent, par exemple, l’apparition de Daech à un vaste complot sioniste visant à affaiblir les États arabes et à mettre en difficulté l’Iran, ou bien suggèrent que les attentats meurtriers de janvier [2015 à Paris] sont le résultat de manipulations de services secrets, parmi lesquels le Mossad est toujours bien placé », art. cit. plus haut.

27 – « Entre 1981 et 1995, depuis le Liban jusqu’en Angola, François Mitterrand a conduit plus d’opérations militaires qu’aucun président de la Ve République : 65. […] [Lors d’un dialogue avec des représentants de clubs de réflexion lui demandant « Pourquoi se défendre, c’est-à-dire pour quelles valeurs ? », Mitterrand répond] : « Vivre. Je préfère vivre. J’aime bien vivre, je ne suis pas mécontent de vivre. Bon, c’est tout. Et vivant, c’est ma deuxième réponse, je préfère vivre libre. Voilà, j’ai fini. ». Cit. in N. Guibert, « François Mitterrand, homme de guerre », Le Monde, 11 juin 2015, p. 15. L’action militaire de François Hollande a été également forte.

28 – Le Temps (Genève), 26 novembre 2015. Frédéric Koller, entretien avec Gilles Kepel, « Gilles Kepel: « Le 13 novembre? Le résultat d’une faillite des élites politiques françaises ». Voir http://www.letemps.ch/monde/2015/11/26/gilles-kepel-13-novembre-resultat-une-faillite-elites-politiques-francaises, consulté le 11 décembre 2015.

30 – « Dans le Nouveau Testament, Paul, en particulier, soulignerait, d’après ces chrétiens, que l’on doit même être prêt à renoncer à ses droits pour le bien de l’autre : “Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien, pour édifier” (Rm 15,2) […].“Nous aimons – et nous respectons – les autres parce que Christ, le premier nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous” (1, Jn 4,7-12). » « La liberté d’expression, un droit sacré ? », lettre de la Faculté Jean Calvin, Institut de Théologie Protestante et Évangélique, juin 2015, p. 1.

31 – Nicolas Sarkozy, aujourd’hui dans l’opposition, n’agit pas comme un homme d’État, quand, pour plaire à l’électorat du Front national de Marine Le Pen, il conteste le droit du sol français, alors qu’en 2012, lors de sa campagne présidentielle il avait déclaré : « Nous le garderons […], même quand cela peut nous poser des problèmes, […] c’est la France. » A. Lemarié, « Sarkozy veut poser “la question du droit du sol”, Le Monde, 16 juin 2015, p. 10. De même, la démographe M. Tribalat remarque qu’il joue avec des concepts d’une grande importance au gré des sondages et de ce qu’il perçoit comme les attentes des électeurs : « En février 2015 […] il a commencé de se déclarer favorable à l’assimilation après avoir défendu la diversité au point de vouloir l’inscrire dans la Constitution lors de son mandat présidentiel », « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 333.

32 – Patrick Weil, dans Le Sens de la République, op. cit., indique des pistes, modestes, de bon sens, et réalisables si nos gouvernants prennent leurs responsabilités, osent dépasser les débats inutiles et faussement dramatiques dans lesquels se complaisent les démagogues. Deux exemples parmi tant d’autres : au lieu de disserter sur les repas hallal dans les cantines, il est plus simple de limiter leurs menus aux 80 % de mets que toutes les religions partagent ; s’il apparaît que les cours de langue délivrés, en vertu d’accords, par des enseignants issus des pays du Maghreb, « divisent dans les écoles et assignent les enfants aux ascendances nord-africaines à la culture de leurs parents », il revient à notre gouvernement d’étudier les moyens de dénoncer ces accords. Voir M. Baumard, « Après le 11 janvier, une France en quête d’identité », Le Monde, 17 juillet 2015, p. 12. Tenir bon sur les principes, en restant pragmatique…

33 – Comme l’ensemble de la société française, les Français musulmans sont moins pratiquants qu’ailleurs. Et pour ceux qui se déclarent pratiquants, 39 % d’entre eux indiquent prier quotidiennement selon les rites prescrits. La population des jeunes Français musulmans « se démarque de la pratique intime et discrète de leurs parents et développe un mode vie “hallal” ostensible. [Sa pratique n’étant pas assise sur une véritable tradition], elle va donc se tourner vers une pratique identitaire et affective », selon l’islamologue Rachid Benzine. J. Pascal, « Le ramadan, “le plus grand des djihads, qu’on fait sur soi-même” », Le Monde, 19 juin 2015, p. 12.

34 - L’Allemagne, réputée plus ouverte ou moins « obsédée » par la laïcité puisque l’enseignement religieux a lieu dans les établissements publics, connaît la même difficulté : « Du côté musulman, il reste compliqué de trouver une autorité qui donne l’habilitation [aux diplômes universitaires mis en place pour former les enseignants de religion s’adressant aux élèves musulmans vivant en Allemagne] et certaines régions se demandent même si elles vont continuer leur coopération avec la Turquie. » N. Meyer-Lendrut, ambassadeur d’Allemagne en France, « Luther reste un moderne », Réforme, n° 3726, 26 octobre2017, pp. 2-3.

35 – Ce CFCM prenait la suite du CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam de France », de l’Istichara (« la consultation »). Le ministère de l’Intérieur surveillerait pour les protéger un millier de mosquées (sur les 2 400 recensées) et 3 millions d’euros de fonds publics sont disponibles pour cofinancer des investissements de sécurité (installations de caméras). C. Chambraud, « L’État pose les bases du dialogue avec l’islam », Le Monde, 11 juin 2015, p. 11. Dans un article très documenté et fondé sur des citations nombreuses, précises, du Coran, Didier Gazagnadou appelle, même si des évolutions sont probables, ont déjà eu lieu, à admettre la réalité : « L’idée d’individu-sujet […] comme l’idée de démocratie réelle complète […] ne sont pas compatibles avec les conceptions et pratiques actuelles de l’islam et ne sont pas acceptées, non seulement par les différents pouvoirs, mais aussi par une grande partie des populations arabes. » Il montre également que les aspirations démocratiques tant évoquées en France lors du « printemps arabe » concernent une très petite fraction de la société. « L’islam et la démocratie politique », Commentaire, 150, été 2015, pp. 299-306.

36 – Voir http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-face-cachee-de-l-uoif_486103.html . Pour ce qui est de la loyauté pleine et entière à la forme de régime politique que se donne la France, l’acceptation juive sans ambigüité de la loi de l’État remonte au Premier Empire ; l’Assemblée des Notables répond aux questions posées par Napoléon en 1806 : « La loi de l’État est la loi suprême », « Les douze questions posées par Napoléon, et les réponses de l’Assemblée des Notables », in « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008 », pp. 53-56. En 1807, le Grand Sanhédrin statue : « Tout Israélite né et élevé en France et dans le Royaume d’Italie, et traité par les lois des deux États comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois et de se conformer, dans toutes ses transactions, aux dispositions du Code civil ; déclare en outre que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui. » « Les “décisions doctrinales” du Grand Sanhédrin, ibid., pp. 56-58. « Malheureusement, au cours de l’histoire complexe de l’islam, ce sont toujours les “intégristes”, c’est-à-dire les fidèles à la lettre du Coran qui l’ont emporté sur les courants modérés, les mystiques, etc. Déclarer sérieusement qu’en France l’adhésion de « certains musulmans » à l’intégrisme est le résultat d’une crise d’identité est une désastreuse interprétation. L’intégrisme en Iran, en Syrie, au Soudan, en Arabie Saoudite, maintenant en Algérie, est-il une réaction à une crise d’identité ? ». J. Ellul, « Non à l’intronisation de l’islam en France », Réforme, 15 juillet 1989, (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles. Cinquante ans de chroniques dans Réforme », Réforme, hors-série, décembre 2004, p. 46.).

37 – « Dieu a institué la puissance publique pour maintenir l’ordre, faire régner la paix et la justice. Cette puissance publique, selon l’ordre de Dieu, est souveraine. Tout pouvoir qui essaie de dominer sur elle est un pouvoir de révolte et d’anarchie. […] Donc, les trusts (comme aussi bien les syndicats, s’ils voulaient gouverner l’État) doivent être combattus, afin que l’État ait les mains libres et la pleine responsabilité des décisions qu’il doit prendre. Voilà le motif pour lequel les chrétiens ne peuvent pas accepter les trusts, forme la plus accentuée du capitalisme, et non pour quelque vague raison de justice sociale toujours discutable. » J. Ellul, « Le capitalisme et nous », Réforme, 20 octobre 1945 (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles… », pp. 23-24.)

38 – Les ouvriers autochtones (indigenous) font massivement défection et s’installent dans les petites communes « où la relative pauvreté du voisinage ne s’accompagne pas d’une cohabitation avec une présence musulmane importante. […]. Cette défection est très mal vue par ceux qui ont les moyens de la frontière dans les grandes agglomérations et sont d’ardents défenseurs d’une ‘‘mixité sociale’’ qu’ils pratiquent si peu. » M. Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 335. L’auteure se réfère au livre de C. Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014, qui met en cause beaucoup des dogmes de la gauche bien-pensante sur le mélange des populations.

39 – Cette loi de décembre 2000 a porté à 20 %, puis à 25 %, le pourcentage obligatoire de logements sociaux dans les villes. Elle n’est pas respectée partout, certaines communes préférant payer des amendes pour non-respect de la loi. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_relative_%C3%A0_la_solidarit%C3%A9_et_au_renouvellement_urbains
Sur l’obsession de l’entre-soi, le récent album cosigné par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Etienne Lécroart, se livre à une analyse convaincante, même s’il met l’accent sur un cas extraordinaire et caricatural : Panique dans le XVIe ! : Une enquête sociologique et dessinée, La Ville brûle, 2017.

40 – Je pense ici à l’épreuve vécue par le directeur de l’IUT de Saint-Denis (Paris XIII) quand il a voulu mettre fin au système opaque de gestion des heures supplémentaires et des vacations d’un département où, de plus, une association étudiante musulmane semble s’être emparée de locaux pour y exercer des actions de prosélytisme. Menacé de mort, agressé en pleine rue, insulté comme juif, le directeur de l’IUT a été reçu par la ministre de l’Éducation après… un an et demi, le président de l’université se gardant d’intervenir. Il s’est senti « bien seul ». « Calvaire universitaire », Le Canard enchaîné, n° 4936, 3 juin 2015, p. 8.
[NdE. Les lecteurs auront reconnu Samuel Mayol, rétabli dans ses droits par le tribunal administratif de Montreuil en novembre 2016.]

© Jean-Kely Paulhan, Mezetulle, 2017.

 

Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

Laïcité, séparation, neutralité (par Martine Cerf)

Adresse aux candidats aux élections législatives

La laïcité est aujourd’hui l’objet d’une abondance de réflexions et de commentaires volontiers relayés par les médias. Dans cette « Adresse », Martine Cerf1 s’emploie à dégager le concept de laïcité des pseudo-analyses qui s’acharnent à le brouiller en le confondant notamment avec une « neutralité » qui le rendrait inefficient.

Il est maintenant courant d’entendre et de lire que le concept de laïcité admet plusieurs définitions, qu’il serait flou et difficile à cerner. Il n’en a pas toujours été ainsi. La perception de la laïcité a été brouillée par les nombreuses analyses plus ou moins objectives, recherches et publications souvent entachées d’idéologie qui trouvent un écho dans les médias peu soucieux de faire le tri entre les expressions idéologiques et les démarches scientifiques.

Une définition pourtant claire, mais qu’il faut chercher

Si la Constitution de 1958 affirme dans son préambule, comme celle de 1946, que « la France est une République laïque, indivisible, démocratique et sociale », le contenu de la laïcité n’y est pas défini. Cette absence de précision constitutionnelle a pour conséquence de prêter le flanc à toutes les tentatives de détournement qui visent à remettre en cause le principe de séparation.

La loi votée le 9 décembre 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, ne mentionne pas non plus les mots « laïques » ou « laïcité ». Il n’en faut pas plus pour que certains, nombreux, remettent en cause le lien qui existe entre laïcité et séparation. Ils se contentent de définir la laïcité par la neutralité de l’État, qui aurait pour but de respecter la liberté de conscience, ou seulement la liberté religieuse. D’autres ne la définissent pas et appellent laïcité toutes les formes de gestion du religieux et du politique. Ce qui permet à Jean Baubérot de recenser 7 laïcités2, dont la « laïcité concordataire », un bel exemple d’oxymore ou encore de nommer « laïcité » le retour à l’identité chrétienne prôné par le Front national.

Pourtant, un réflexe élémentaire aurait consisté à consulter la définition du dictionnaire qui, le premier, définissait précisément le mot laïcité. Il s’agit du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, dans son édition de 1911. Voici ce qu’on peut y lire :

« La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique.[…] Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir ». (Ferdinand Buisson (dir), article « Laïcité », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, éd 1911, publication numérique de l’Institut national de recherche pédagogique).

La séparation y est ainsi mentionnée sans aucune ambiguïté.

Depuis plus d’un siècle, les adversaires de la séparation n’ont cessé d’attaquer la laïcité, soit en avançant qu’elle serait liberticide pour les croyants, soit en essayant de dévaloriser les laïques en les faisant passer pour des intolérants, des xénophobes ou des racistes. Le procédé n’est pas nouveau : on préfère l’injure à l’argument, pour discréditer l’interlocuteur et ses idées. Ce faisant, on évacue tout débat d’idées et on cherche à imposer son point de vue par l’intimidation.

Alors que la laïcité est intimement associée à l’émancipation de l’individu de tous les dogmes, à l’élargissement des libertés, toute une frange d’intellectuels, spécialistes de l’étude des religions et de la laïcité, la définissent sans vergogne comme étant la simple neutralité de l’État. La liberté religieuse serait selon eux, le principal objectif à atteindre. Ils ne mentionnent que très marginalement les libertés des athées, des agnostiques ou des indifférents aux religions3.

Comprendre la différence entre séparation et neutralité

Dans le cadre de la simple neutralité, rien n’empêche les dirigeants religieux d’un État neutre de s’immiscer dans la vie politique, tandis que les politiques, eux, sont sommés de ne pas s’occuper de religion. L’État peut parfaitement s’accommoder du financement de tous les cultes. On comprend dès lors, l’intérêt de certains dirigeants religieux pour la seule application de la neutralité.

La séparation, en revanche, identifie bien les champs d’action du politique et du religieux. Elle assure la totale liberté des citoyens. Ils sont maîtres de leur vie spirituelle et la décision de suivre ou de s’affranchir de la cohorte des interdits religieux leur appartient pleinement. Le financement des cultes est interdit. Ceux-ci s’organisent librement sans ingérence de l’État.

La laïcité a favorisé des lois de libertés

Il suffit de regarder la longue liste des libertés acquises en France au cours du XXe et du XXIe siècle pour se rendre compte que pour beaucoup de lois récentes de libertés auraient été bloquées, si un quelconque clergé avait eu la possibilité d’apposer son veto4. On peut en dresser une liste non exhaustive : la loi Neuwirth donnant accès à la contraception, la loi Veil autorisant l’IVG, la loi Taubira ouvrant le mariage à deux personnes de même sexe, les lois Léonetti permettant la sédation en fin de vie, la suppression du délai de réflexion imposé aux femmes avant une IVG ou le délit d’entrave… toutes lois votées par un Parlement que la laïcité rendait libre de débattre.

Mais ces réalités échappent à nos auteurs adeptes de la neutralité, qui persistent à ne voir comme dernières lois laïques que celles qui formulent des interdits, comme celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, ou celle de 2010 sur l’interdiction de masquer son visage dans l’espace public (qui n’avait pourtant rien à voir avec la laïcité, mais avec les principes républicains et de la sécurité publique).

Pour ces mêmes auteurs qui vilipendent la séparation, les laïques qui la soutiennent ne sont que des « laïcistes » ou « laïcards » xénophobes ou des « islamophobes »5. La séparation stricte ne serait qu’une laïcité « dévoyée ». Le summum a été atteint après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, où nombre de ceux-là considéraient que les caricaturistes de Charlie, « l’avaient bien cherché ». Ils justifiaient ainsi le meurtre pour des idées et pour des dessins… Des insultes d’autant plus inacceptables qu’elles désignaient indirectement des cibles aux fanatiques.

Le durcissement des religions en réponse à la sécularisation de la société

À l’évidence, la sécularisation de notre société progresse. Les sondages annoncent qu’une majorité de la population se dit athée ou sans religion en France depuis 2012, en Europe depuis 20156. Dans le même temps apparaît un raidissement sur des revendications d’ordre religieux : volonté d’afficher sa religion comme marqueur identitaire, réclamations pour que la société s’adapte à une pratique religieuse, demandes de subventions publiques pour des associations cultuelles, contestations de lois ou règlements au motif qu’ils gênent l’exercice de la religion … Il n’est pas indifférent que les deux phénomènes se produisent simultanément. On peut y lire un réflexe de défense de dirigeants religieux qui voient leurs ouailles fondre au fil des années. Il reste cependant que renoncer à la séparation ferait reculer nos libertés et en premier lieu, l’égalité entre les femmes et les hommes et les droits des femmes.

Ce n’est pas parce que des groupes minoritaires accentuent la pression contre la séparation qu’il faut leur céder.

L’étrange recours à une uniformisation européenne

Enfin dernier argument des partisans d’une simple « laïcité-neutralité » : la France serait seule en Europe à avoir établi une séparation aussi stricte, ce qui sous-entend qu’elle aurait forcément tort. Étrange paradoxe en vérité. Alors que les mêmes ne cessent d’affirmer qu’il faut préserver les différences entre les êtres humains, ils récuseraient les différences entre les États ? La France devrait aligner sa législation sur celle des autres pays européens, sur l’Allemagne par exemple, qui a sous-traité une grande partie de son action sociale aux Églises ? Comment justifier cette défense de l’uniformisation, dans une Europe dont la devise est : « unie dans la diversité » ?

Donnons encore la parole à Ferdinand Buisson qui écrivait, il y a plus de 100 ans, des lignes étonnantes d’actualité : « Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. »7 

La séparation accompagne les libertés

En Europe, deux États, La Suède en 2000 et la Norvège8 en 2013 ont accompli la séparation entre la religion et l’État. Le Luxembourg accroît la distance entre l’État et les Églises, méthodiquement depuis plusieurs années après avoir renoncé à subventionner les cultes. Les seuls exemples de pays qui restituent aux Églises un plus grand rôle politique sont la Pologne et la Hongrie, exemples dont on aurait du mal à s’enorgueillir tant ces États rejettent dans le même temps les libertés de l’état de droit et la démocratie. Aux marges de l’Union européenne, la Turquie a entamé une longue descente vers une dictature théocratique. Ne faut-il pas voir dans ces exemples, la confirmation même que la laïcité ou la séparation accompagnent naturellement les États de droit, tandis que les États non démocratiques appuient leur « retour à l’ordre » sur la collaboration avec une religion hégémonique fort peu soucieuse de libertés individuelles.

Voilà pourquoi il nous faut continuer de promouvoir et de soutenir cette belle idée de séparation, émancipatrice pour tous les êtres humains.

Notes

1– Martine Cerf, auteur de Ma Liberté, c’est la Laïcité (Paris : Armand Colin, 2015) a dirigé, avec Marc Horwitz, le Dictionnaire de la laïcité (Paris : Armand Colin, 2e éd. 2016). Elle est secrétaire générale de l’association EGALE (Egalité, laïcité , Europe), et à ce titre, fortement impliquée dans la promotion de la laïcité en France et dans l’Union européenne.

2 Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris : Maison des Sciences de l’Homme, coll. « interventions », 2015.

3 – Sur le caractère décisif de la non-croyance dans la constitution du concept de laïcité, voir C. Kintzler, Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2015, ch. 1, p. 14-19.

4 Voir Gérard Delfau, Laïcité, défi du XXIe siècle, coll. Débats Laïques, Paris : L’Harmattan, 2015.

5 Ce terme étant même instrumentalisé par des mouvements proches des Frères musulmans, pour faire taire les laïques, effarés qu’on puisse les traiter ainsi.

6 Sondages Win Gallup 2012 et 2015.

7– Ferdinand Buisson (dir), article « Laïcité », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, éd 1911, publication numérique de l’Institut national de recherche pédagogique.

8 Sans être membre de l’UE, la Norvège en est un partenaire proche.

© Martine Cerf, Mezetulle, 2017.

L’enjeu de la République : le rapport droits de l’homme / droits du citoyen

République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

[Ce texte, dans lequel Jean-Claude Milner reprend une thèse importante de son livre Relire la Révolution (Verdier, 2016) a été prononcé le 18 avril 2017 au Forum contre Marine Le Pen et le parti de la haine].

L’espèce humaine est une et indivisible. Les citoyennetés, en revanche, sont multiples sur la terre et sont porteuses de division, parce qu’elles coïncident avec les nationalités. Cela fait une profonde différence.

On le voit en ce moment. Tous les pays d’Europe sont confrontés à la question des migrants. Ceux-ci ne sont plus, dans les faits, citoyens d’où que ce soit. Citoyens de nulle part, ce sont des non-citoyens. Comment traiter des non-citoyens en être humains, comment leur reconnaître des droits, c’est au fond la question qui hante la vie politique depuis des années. C’est aujourd’hui la question politique par excellence.

Sauf qu’en langue française, la question avait été posée depuis longtemps. Dès 1789. C’est pourquoi on rédigea un texte appelé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’homme, qu’il soit homme, femme, vieillard, enfant, Français, Africain, Indien, etc. dès sa naissance, il appartient à l’espèce humaine une et indivisible; c’est pourquoi il est écrit que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

Le citoyen, c’est tout autre chose : on ne naît pas citoyen, on le devient à sa majorité ; en tant que citoyen, on n’a pas les mêmes droits dans tous les pays libres ; ces droits, on peut cesser d’en jouir, parce qu’on peut cesser d’être citoyen. C’est ce qui est arrivé aux Juifs français après 1940. C’est ce qui risque d’arriver demain à des milliers de citoyens des États-Unis.

Puisqu’être homme et être citoyen, ce n’est pas la même chose, les droits de l’homme et les droits du citoyen ne sont pas identiques. S’ils ne sont pas identiques, ils pourraient se contredire. Là encore, la Déclaration des droits de 1789 a pris la bête aux cornes ; toute sa logique repose sur un axiome : jamais un droit concernant la citoyenneté ne peut contredire quelque droit de l’homme que ce soit.

Cet axiome n’a rien d’évident. Lors de leur naissance, les États-Unis l’ont directement violé en autorisant leurs citoyens à posséder, à acheter et à vendre des esclaves. Le colonialisme, y compris le nôtre, l’a violé systématiquement pendant un siècle.

À cette lumière, on comprend mieux l’enjeu de la République en France. République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

Est républicaine toute forme de gouvernement qui repose sur cette exigence : en matière de droits du citoyen, elle ne prendra aucune décision qui soit contraire aux droits de l’homme. Est républicain tout sujet politique qui s’impose de vérifier à chaque occasion si les décisions du gouvernement, la conduite des fonctionnaires, les sentences des juges respectent l’axiome de non-contradiction.

Or, de nos jours, une doctrine a commencé de se répandre. Certes, elle ne dit pas de mal de la république ; il lui arrive même de la glorifier, mais sur l’axiome de non-contradiction elle opère un déplacement radical. J’entends soutenir de plus en plus souvent que nous devons préserver notre mode de vie contre les irruptions étrangères. Bien entendu, l’immigration est mise en cause, mais pas seulement elle. A terme, les mœurs et les opinions deviendront des cibles.

Ôtons une bonne fois les ornements de la bienséance. Quand on parle de notre mode de vie menacé, parle-t-on seulement des cochonnailles et des boissons alcoolisées ? Bien sûr que non. On parle aussi et surtout des droits du citoyen français. On insinue que, trop largement entendus, les droits de l’homme portent atteinte aux droits du citoyen.

Non seulement on renonce à l’axiome de non-contradiction qui fonde la république, mais on y renonce doublement. D’une part, on considère que les droits de l’homme contredisent les droits du citoyen, d’autre part, on souhaite que les droits du citoyen, pour se défendre, peuvent priver certains êtres humains de leurs droits. Cette doctrine, je l’entends répéter chaque jour. Peu importe qu’on avance souvent des arguments pratiques : l’équilibre de la sécurité sociale, l’ordre public etc. En réalité, il s’agit des principes. Sachons bien que les difficultés pratiques ont ceci de propre qu’elles sont toujours solubles; en revanche, les manquements aux principes sont irréparables.

L’histoire devrait nous éclairer. Les propos que tient le Front national, on les trouve dans les années 30. Qui plus est, on les trouve formulés par les plus grandes plumes. Certaines d’entre elles passaient alors pour des gloires de la République. De cette corruption des esprits, on sait les conséquences. Elle annonçait les manquements de 1940 et l’abandon du nom même de République. Plus rien alors n’arrêta la chute; vinrent les persécutions et les rafles.

Croire aux droits de l’homme et croire aux droits du citoyen, de telle façon que les premiers servent d’étalon de mesure aux seconds, c’est être républicain. Croire que les droits de l’homme sont opposables aux droits du citoyen quand d’aventure ceux-ci enfreignent les premiers, c’est être républicain. Croire en revanche que les droits du citoyen ne sont jamais opposables aux droits de l’homme, croire que les droits de l’homme sont opposables à tout autre droit, s’agirait-il même des droits de Dieu, c’est être républicain. Identifier les manquements aux principes, pour en dénoncer les auteurs et les combattre, c’est passer de la croyance aux actes.

© Jean-Claude Milner, Mezetulle, 2017.

[À lire en complément très utile de ce texte l’échange ci-dessous entre les commentateurs et l’auteur.]