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La lettre d’un sous-préfet : irrespect, négligence, ignorance, humilité vicieuse

Une lettre émanant de la préfecture du Rhône invite une présidente d’université à informer professeurs et étudiants de la tenue des « assises territoriales de l’Islam [sic] de France », et éventuellement à les solliciter pour y participer. Cela fait grand bruit, à juste titre. Aux critiques parfaitement fondées, exprimées notamment par le Comité laïcité République1, je souhaite ajouter quelques remarques sur la matérialité de la lettre (consultable ci-dessous en pdf) dont la présentation typographique, la rédaction et la graphie sont révélatrices.

Oui, il s’agit bien d’un programme de type concordataire, mis en place bien avant la date récente de la lettre – laquelle fait référence à un fonctionnement dans l’ensemble des départements qui remonte à l’an dernier. Oui, c’est une entorse à la loi de 1905, présentée avec l’évidence d’un « ça va de soi » effarant.

Penchons-nous sur la lettre elle-même, signée par le sous-préfet, chef de cabinet : sa présentation typographique, sa rédaction, sa graphie sont révélatrices.

D’abord, émanant tout de même d’un représentant direct de l’État, cette lettre est un torchon, un concentré d’irrespect et de négligence. Je passe sur le jargon administratif, devenu habituel même quand il est à la limite de l’intelligibilité2, m’en tenant à la pure forme.

  • La présentation générale, observant une marge gauche insuffisante, commence bien trop haut sur la première page, laisse un blanc en bas de celle-ci et rejette en lignes orphelines au verso une information essentielle (l’adresse courriel à utiliser) et la formule finale. Le manuel de dactylographie le plus élémentaire vous dira que ça ne se fait pas3 … à moins de signifier au destinataire qu’on lui porte peu d’estime.

  • On note un embarras visible dans la présentation des énumérations en liste, pourtant fréquentes dans la correspondance administrative : hum, faut-il ponctuer à la fin de chaque item et si oui, comment ?

  • Une frappe négligente (« à à ») montre que le texte n’a pas été relu attentivement avant signature.

  • La règle typographique d’abréviation des nombres ordinaux est ignorée (on n’écrit pas XXIème, mais XXIe).

Mais ces bévues, dont l’accumulation dans un bref courrier officiel confine à l’incivilité, sont aujourd’hui monnaie courante. Il y a plus intéressant.Toutes les critiques que j’ai pu lire supposent généreusement, en se fondant probablement sur une unique occurrence au début de la lettre, qu’elle parle de l’islam en tant que culte, en tant que religion. Or l’obstination avec laquelle on y écrit « islam » en affublant le mot d’une majuscule initiale (« Islam ») montre que cette fois on n’est pas en présence d’une négligence. Un sous-préfet peut-il ignorer qu’aucune doctrine, aucune religion, ne prend la majuscule en français, et qu’on met une majuscule à « islam » pour désigner non pas un culte, mais l’ensemble des peuples et des pays où l’islam est religion dominante et fait référence juridique, autrement dit pour désigner l’aire d’influence d’une culture politico-religieuse ? Il est vrai, à la décharge du sous-préfet, qu’on trouve cette graphie dans des textes publiés par d’autres instances du ministère de l’Intérieur4 : cela ne la rend pas pour autant plus pertinente, surtout dans un emploi relevant du discours politique5.

Que conclure de cette graphie dont la réitération montre qu’elle est délibérée ? Que le sous-préfet du Rhône considère, à travers le département auquel il est affecté, le territoire national comme une aire politico-religieuse dont il convient de « valoriser l’interaction avec la société civile » ? En lisant l’expression « avancer sur les multiples enjeux auxquels l’Islam est confronté », faut-il comprendre qu’il serait bon d’«avancer sur les enjeux » auxquels l’aire d’influence islamique est confrontée sur le territoire national ?  En clair : de réduire les obstacles qu’y rencontre cette influence ? On serait alors bien au-delà d’une entorse à la loi de 1905.

N’allons pas jusque-là : ce serait attribuer à un médiocre6 représentant de l’État une visée politique subversive qui le dépasse et qu’il n’aperçoit peut-être même pas – on lui souhaite cet aveuglement salutaire, car sa mission serait plutôt « d’avancer sur les multiples enjeux » auxquels la République française est confrontée. Contentons-nous, du moins au petit niveau de cette lettre, de la conclusion la plus pitoyable ; elle m’est suggérée par une autre majuscule, attribuée une fois au nom commun « imam » à la fin de la lettre. Ces majuscules impertinentes sont emphatiques : elles signalent tout simplement et lamentablement une marque outrancière de respect, qu’il vaudrait mieux appeler ici « humilité vicieuse »7. Logée dans un écrin d’ignorance, de négligence et d’irrespect envers la destinataire de la lettre, la génuflexion n’en revêt que plus d’éclat.

Notes

1 – Voir http://www.laicite-republique.org/m-le-prefet-du-rhone-la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-clr-1er-dec-19.html . On peut citer aussi, et entre autres, l’alerte Twitter du Parti républicain solidariste @PRS par Laurence Taillade et un article de Stéphane Kovacs dans Le Figaro du 2 décembre, p. 17.

2 – Un exemple : « permettre une meilleure implication d’une structure de représentation départementale ancrée dans les valeurs de la République, dans des sujets tels que […] ». Et bien entendu on « travaille sur » au lieu de « travailler à ».

3 – Si l’ensemble ne tient pas sur un recto, on s’arrange pour le répartir de manière à peu près équilibrée sur deux feuillets ou plus. Chose que ne peut pas faire la publication en ligne, soumise aux variations des largeurs d’écran. C’est une des raisons pour lesquelles on recourt, lorsque cela est nécessaire ou utile, au format rigide « pdf ».

4 – Voir par exemple le communiqué faisant état en septembre 2018 des « assises territoriales de l’Islam de France » sur le site officiel de la préfecture et des services de l’État en région Île-de-France http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/Actualites/Assises-territoriales-de-l-Islam-de-France-lancement-de-la-concertation . On y apprend que l’opération a été organisée à la demande de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, et qu’elle succède à des « instances nationales de dialogue » remontant à juin 2015. Au fait, rappelez-moi : qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? Tout cela était passé inaperçu, ou plutôt était passé sous le seuil d’alerte de l’opinion en matière de respect des lois laïques : ce seuil s’est heureusement abaissé dernièrement.

5 – On prendra connaissance d’une discussion intéressante à ce sujet dans cet article de Roland Laffitte, chercheur par ailleurs fort peu suspect d’hostilité envers l’islam https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162.

6 – J’emploie ici médiocre au sens strict : moyen, intermédiaire. C’est ce qui me semble correspondre au grade de sous-préfet.

7 – Descartes, Les Passions de l’âme, articles 159 et 160.

« Islamophobie » : un racisme ?

[En collaboration avec B.B., magistrat]

Faut-il considérer, comme l’affirme une tribune publiée dans Libération le 4 octobre 2019 et comme le prétendent des slogans apparemment hâtifs mais soigneusement médités, que « l’islamophobie est un racisme » ? Si la réponse est positive, alors il faut réclamer l’introduction de ce délit dans le code pénal, puisqu’il n’y figure pas. François Braize et B. B, magistrat, examinent ici quelles seraient les conséquences d’une telle introduction et pourquoi celle-ci serait contraire aux principes du droit républicain. Ce faisant, ils révèlent les attendus politiques d’une telle revendication : créer un délit d’opinion et communautariser le droit pénal1.

Au-delà du soutien qu’il fallait légitimement apporter à Henri Pena-Ruiz à la suite de la publication par Libération de la tribune du 4 octobre dernier (« Islamophobie à gauche : halte à l’aveuglement, au déni, à la complicité »), il est également indispensable de traiter la question juridique fondamentale que cette tribune soulève2.

Faut-il considérer que « l’islamophobie est un racisme » ? Telle est la question. Si l’on répond positivement à cette question comme le font les signataires de cette tribune, il faut alors tirer les conséquences du fait qu’on ne peut pas laisser un racisme impuni. Or l’islamophobie n’est pas aujourd’hui un concept connu de notre droit pénal qui protège néanmoins les croyants des actes et propos discriminatoires qu’ils peuvent subir3. Donc, si « l’islamophobie » n’est pas dans notre code pénal alors qu’elle serait un racisme, il faudrait l’y introduire ?

La protection des croyants musulmans contre les actes ou propos discriminatoires à raison de leur confession ne relèverait plus ainsi de la législation générale anti-discrimination applicable à la protection notamment de tous les croyants mais d’un délit spécifique réprimant tout ce qui pourrait être capté par le concept attrape-tout « d’islamophobie » ? Certains semblent le soutenir. D’autres le chantent sur tous les toits. Cette question appelle un traitement juridique sérieux, précis et documenté.

Une inexistence pénale à laquelle il faudrait remédier ?

Les signataires de la tribune précitée affirment très péremptoirement que « l’islamophobie est un racisme ». L’affirmation étonne. D’abord, par son inexactitude intellectuelle qui est de taille. En effet, être catholique, juif, musulman ou de toute autre confession, n’est pas une appartenance à une race. La protection pénale des croyants relève de la discrimination envers les pratiquants d’une religion, pas du racisme à proprement parler. Mais passons sur ce «détail».

Ensuite, les signataires jouent avec leurs propres mots pour soutenir, postérieurement à la publication de leur tribune, qu’ils ne demandaient pas la création d’un nouveau délit « d’islamophobie »…. Que peut-on vouloir désigner, signifier ou demander par l’assertion « l’islamophobie est un racisme » si cela reste sans conséquence pénale ? On ne voit pas très bien sinon au minimum une terrible ambiguïté, si ce n’est une honte pour l’esprit.

En effet, en France et aujourd’hui, tout ce qui est un racisme est puni pénalement, s’il s’agit d’actes ou de propos discriminatoires ou provoquant à la discrimination ou la haine s’en prenant à des personnes à raison de leur supposée ou prétendue race. C’est en effet le cœur du réacteur de notre législation contre les discriminations dont l’incrimination et les peines ont été étendues progressivement au fil du temps à la protection d’autres catégories d’intérêts (par exemple la discrimination en fonction d’une religion, d’une orientation sexuelle, etc.)4 – délits qui ne relèvent pas pour autant du concept de racisme quand bien même ils seraient punis des mêmes sanctions5.

Il se trouve ainsi que «l’islamophobie» n’est pas susceptible aujourd’hui d’être poursuivie pénalement en application de notre droit. Au demeurant, personne ne l’a définie et surtout pas le législateur mais comment ne pas voir qu’elle confond (en un tout effrayant par son totalitarisme intrinsèque) le fait de s’en prendre aux pratiquants d’une religion et celui de s’en prendre à une confession qui s’en trouverait ainsi sacralisée ?

« L’islamophobie », qui pénalement n’existe pas, ne peut dès lors être considérée comme un racisme, ni comme une discrimination. Elle ne le pourrait qu’à la condition d’avoir été définie et érigée en un délit « d’islamophobie ». Ce qui n’est pas. En conséquence, soutenir que « l’islamophobie est un racisme » revient à demander la création d’un nouveau délit ou, pire encore, à faire comme s’il existait déjà. Au mieux à parler pour ne rien dire. Et le lecteur peu averti est censé avaler cela tout cru… Ajoutons que ce n’est pas parce que les musulmans peuvent être discriminés, stigmatisés voire odieusement attaqués par certains nervis fascistes comme encore récemment à Bayonne, que cela légitime l’assertion.

Ainsi peut-on penser que le terme de racisme est volontairement utilisé pour tenter de couvrir, en disant que « l’islamophobie » est un racisme, dans une même approche la protection légale et légitime qui est due aux pratiquants d’une religion et l’instauration d’une protection légale de la religion elle-même, qui consisterait à (re)créer un avatar du délit de blasphème, rebaptisé « islamophobie ».

Ce sujet n’est pas une plaisanterie mais une affaire très sérieuse dans laquelle nous jouons nos libertés. Il y va de la protection des uns et des libertés des autres. Il faut donc être précis. Et notre droit a su l’être.

Les croyants musulmans sont déjà protégés par le droit qui vaut pour tous

Il faut aujourd’hui que les conditions du délit de discrimination, ou de l’injure, ou de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine6 soient constituées pour qu’un acte ou un propos (dit «islamophobe» par ceux qui reconnaissent un sens à cette notion), puisse recevoir une qualification pénale. De la sorte, les musulmans et leur confession sont traités par notre droit pénal comme les autres croyants et confessions et ne sont pas pénalement essentialisés7.

Rappelons aussi, et c’est essentiel, que nos textes répressifs en ce domaine s’appliquent toujours (et seulement) lorsqu’une personne, ou un groupe de personnes, est victime d’un acte prohibé par la loi, en raison de son appartenance réelle ou supposée à une religion, et ce, qu’il s’agisse de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou de la provocation à la discrimination ou la haine.

Donc, actuellement, tout citoyen de confession musulmane qui est victime d’une discrimination prohibée, d’une injure, d’une diffamation ou d’une provocation à la discrimination ou la haine en raison de son appartenance à la religion musulmane est protégé par la loi et l’auteur des faits ou propos interdits par la loi peut être poursuivi de ce chef pénalement. Les textes actuels protègent les pratiquants de toutes les religions de façon suffisante, depuis de nombreuses années. Et les musulmans comme les autres. Ils ne protègent pas en revanche les confessions et leurs dogmes eux-mêmes.

Eriger « l’islamophobie » en racisme, c’est réclamer l’introduction d’un délit d’opinion

Dès lors, et c’est ce qui peut être perçu comme un piège, ce qui est proposé avec « l’islamophobie » érigée en racisme est en fait un délit d’opinion critique envers une religion, sans exiger qu’une personne ou un groupe de personnes soient directement victimes d’un agissement ou propos quelconque (discrimination, injure, provocation à la haine).

On quitterait donc le terrain de l’acte objectif causant un préjudice (qui peut être prouvé ou au contraire dénié lors d’un procès pénal) pour une notion purement subjective par la « grâce » de laquelle un plaignant pourrait demander la condamnation de l’auteur de propos parce que subjectivement, il les ressentirait comme «islamophobes» et en serait affecté ou offensé. C’est exactement ce qui avait été réclamé lors du procès des caricatures de Mahomet et que certains ont bien intégré en s’auto – interdisant, sur le terrain de l’opportunité, de choquer les croyants8.

Il ne s’agirait donc au fond que de faire taire les critiques de l’islam puisque toute critique, toute caricature, pourra toujours être jugée offensante, blessante voire blasphématoire par certains fidèles ou ceux de leurs amis qui s’empresseraient d’en saisir les tribunaux.

Une telle évolution serait contraire aux principes les plus fondamentaux de notre législation anti-discriminatoire, qui protège les adeptes d’une religion et non la religion elle-même, laquelle n’a pas lieu d’être protégée par la loi ou l’Etat en tant que corpus dogmatique et idéologique susceptible, par définition et au contraire, d’être discuté, critiqué, voire caricaturé.

Si nous avons en France, par un long combat, soustrait notre liberté de pensée et d’expression critique à l’emprise castratrice de l’Eglise catholique et aboli le délit de blasphème, ce n’est pas pour céder aux désidératas de ceux qui admettraient de la soumettre à la menace permanente d’une obligation de silence face à l’islam.

Il n’est donc pas question de céder à une quelconque tentative de communautarisation de notre droit pénal et de créer, ou de considérer qu’existe, un nouveau délit «d’islamophobie», non plus même que de dire que « l’islamophobie » est un racisme. Pas un seul instant. Mais, en même temps, ce sera pour nous sans le moindre renoncement dans le combat contre le racisme. Mais pour cela, on a déjà tous les outils juridiques nécessaires, nul besoin d’en ajouter.

Ce que nous critiquons, avec Henri Pena-Ruiz et beaucoup d’autres, ce n’est bien évidemment pas la pratique de la religion musulmane (prières quotidiennes chez soi ou à la mosquée, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque, abstention de manger du porc, etc.), ni d’aucune autre d’ailleurs dès lors que sont respectées les lois de la République, pratique qui a toujours été acceptée en France et que personne chez les républicains et les démocrates de ce pays, de gauche et de droite, ne remet en cause.

Une tentative de communautarisation

Ce que nous dénonçons, c’est l’offensive des islamistes utilisant les manifestations prosélytes pour renforcer leur influence sur les musulmans par des provocations répétées. Et nous entendons bien dénoncer aussi ceux qui n’y voient rien à redire, quand ils n’affichent pas leur soutien.

Les exemples de cette offensive sont légion : voile couvrant le visage des femmes en entier, voile des fillettes, invention du burkini, revendication par des femmes militantes du port du voile permanent dans les services publics et même à l’école jusque dans les sorties scolaires, pression sur les commerçants musulmans pour qu’ils ne vendent pas de porc ou d’alcool y compris à des non-musulmans, etc. Toutes choses que nous ne voulons pas voir protégées par un nouvel avatar du délit de blasphème de la critique qu’elles peuvent mériter.

Par ailleurs, rappelons aussi qu’il est légal et légitime dans notre République d’interdire certains préceptes religieux tels la polygamie ou de manière générale l’application de la charia et tout ce qui ne respecte pas, comme l’a jugé la Cour européenne des Droits de l’Homme, nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux9 . Pourquoi pas, tant qu’on y est, dans une logique de «tolérance religieuse totale», ne pas en arriver à taxer « d’islamophobie » ceux qui s’élèveraient contre la lapidation des femmes musulmanes adultères ?

Notre République est universaliste et, face au droit, elle place tous les citoyens sur un même plan, qu’ils soient ou non croyants. Elle n’en distingue aucun et ne communautarise surtout pas la nature et l’étendue de la protection pénale qui est due identiquement à chacun d’entre eux. Rêvons un peu : les propos de comptoirs, de salons ou de tribunes devraient s’inspirer de la même exigence de rigueur.

Notes

1 – Reprise, avec de légères modifications, de l’article publié sur le blog de François Braize Décoda[na]ges https://francoisbraize.wordpress.com/2019/11/05/islamophobie-un-racisme/ Les sous-titres sont de Mezetulle. Les idées contenues dans ce texte ont été, dans un premier temps, exposées dans les commentaires d’un article publié sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ qui a fait l’objet d’une vive discussion et d’observations juridiquement discutables. Compte tenu de l’importance de la question posée qui irradie le débat public, ces analyses ont été regroupées en un seul texte par les deux cosignataires François Braize et B.B., magistrat, président de chambre correctionnelle d’une cour d’appel.

3 – Pour ne pas encourir le grief de ne pas documenter notre analyse, on précise ci-après les bases légales des incriminations de notre droit pénal qui permettent de protéger les croyants, sans discrimination ni essentialisation d’aucune confession : la discrimination (délit prévu à l’article 225-1 du code pénal), l’injure publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), l’injure non publique (contravention de l’article R.625-8-1 du code pénal), la diffamation publique (délit prévu à l’article 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 précitée), la diffamation non publique (contravention de l’article R.625-8 du code pénal), la provocation à la discrimination ou la haine (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et contravention de l’article R.625-7 du code pénal), avec, le cas échéant, la circonstance aggravante raciste ou liée à l’appartenance à une religion prévue par l’article 132-76 du code pénal. Il s’agit donc d’un véritable arsenal qui fonctionne parfaitement de manière égale en droit et identique pour toutes les confessions…

4 – Pour une énumération complète des intérêts protégés par notre législation anti-discrimination telle qu’elle résulte de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 dont l’article 86 a modifié l’article 225-1 de notre code pénal, voir le texte de cet article :
Article 225-1, alinéa 1er : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »
Dans les mêmes termes, l’alinéa 2 de ce même article instaure une protection identique en faveur des personnes morales ; en conséquence, la protection contre la discrimination en raison de la religion s’applique aussi aux personnes morales et, donc, aux sociétés ou associations ouvertement liées à la religion musulmane.

5 – Sanctions prévues par l’article 225-2 du code pénal : 3 ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende.

6 – La provocation publique à la haine est définie à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 :
« Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
La provocation non publique est définie à l’article R625-7 du code pénal :
« Article R625-7- La provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe.
Est punie de la même peine la provocation non publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, ou de leur handicap, ainsi que la provocation non publique, à l’égard de ces mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7.

7 – Il n’existe pas dans notre législation pénale de crime ou de délit spécifiquement antisémite ; comme les adeptes des autres confessions, les juifs bénéficient de la protection des mêmes textes que l’on a cités ; même le négationnisme de la Shoah est puni par un texte qui réprime toutes les négations d’un crime contre l’humanité ; même si cela est soutenu parfois, il serait inacceptable d’envisager la création d’un délit « d’islamophobie », au motif d’un parallélisme avec l’antisémitisme…
Il est assez rassurant au fond de pouvoir vérifier en parcourant toutes les dispositions de notre code pénal par une recherche par mot dans LEGIFRANCE, que l’on n’y trouve ni le mot « antisémitisme » ni le mot « islamophobie » !

8 – [NdE Mezetulle] voir à ce sujet l’article de Jeanne Favret-Saada « Les habits neufs du délit de blasphème » et l’article de Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe ».

9 – Voir l’arrêt de la CEDH rendu en Grande Chambre dans l’affaire Refah Partisi c/ Turquie en février 2003 : cedh-arr_c3_aat_20refah_20partisi_20c_3a_20turquie_20_28grande_20chambre_29_20du_20_3a2003

© François Braize et B. B., site d’origine : Décoda(na)ges, 2019.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

Démocratie et tolérance à la violence

Jean-Michel Muglioni cherche à comprendre d’où vient que la violence qui a caractérisé les manifestations de ces derniers mois est tolérée par le plus grand nombre et même paraît approuvée. Cette violence n’est pas nouvelle dans un pays qui ne cesse de se déchirer : que signifie son approbation, sinon le refus de la loi et des institutions quelles qu’elles soient, le refus de l’État de droit et de toute autorité ?

Depuis novembre 2018, tous les samedis : blocage de ronds-points ou de péages d’autoroute, et manifestations généralement non déclarées en ville, qui dégénèrent en batailles rangées avec la police, quand ce n’est pas en pillage et en destruction systématique des boutiques et des banques ; et par-dessus le marché, attaques de gendarmerie, de préfectures, de tribunaux, d’un ministère, violences contre des journalistes, etc., sans compter la violence de slogans, notamment antisémites, dans la rue et des propos tenus sur les réseaux sociaux1. Quelques dizaines de milliers de manifestants dans toute la France, quelques centaines dans quelques villes, refusent les règles jusque-là en vigueur pour manifester, et l’ensemble de la population semble non seulement tolérer ces violences, mais les approuver et se réjouir même de pouvoir y assister sur ses écrans comme si c’était une série télévisée. Les menaces contre les élus, les exactions commises contre certains d’entre eux n’émeuvent pas davantage.

Pourquoi cette violence est-elle approuvée ?

On peut expliquer cette tolérance à la violence par une sympathie pour les revendications des manifestants. Ce que les syndicats, ou plutôt ce qu’il en reste, n’ont pu obtenir par la voie normale a été concédé par le gouvernement : chacun peut donc penser que la violence seule permet d’être entendu et d’obtenir satisfaction. On peut insister aussi sur le rôle des médias, des chaînes d’information continue (les manifestants n’ont pas besoin de s’organiser, ils n’ont qu’à les regarder pour savoir où se rendre) et surtout des réseaux sociaux, avec tous les mensonges qui y circulent. On sait aussi que des officines spécialisées, parfois depuis des pays étrangers mais fort bien organisées chez nous, y distillent des fausses nouvelles et de fausses images. On peut aussi penser que les images – vraies ! – des heurts avec la police expliquent la sympathie pour les manifestants. La réponse de la police, est, quoi qu’on dise, mesurée, le mot d’ordre étant d’éviter à tout prix qu’il y ait un mort, et cela depuis la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Mais ces batailles rangées ne peuvent que paraître insupportables à l’image, avec d’un côté le désordre d’hommes apparemment sans défense, et de l’autre des policiers ou des gendarmes en rangs serrés, casqués, avec des sortes d’armures, équipés de boucliers, de gaz lacrymogène, de grenades GLI-F4 et de flashballs (l’usage de ces armes étant plus que discutable) : ils ont le rôle des méchants, d’autant qu’inévitablement certains perdent leur calme ; et il y a toujours un téléphone portable pour les filmer. Au contraire, qu’un boxeur retraité mais en pleine forme malgré les gaz lacrymogènes perde la tête et en vienne à frapper à terre à coups de pied un garde mobile, le voilà qui passe auprès des manifestants pour une victime.

Que cette violence n’est pas nouvelle et n’a jamais beaucoup indigné

Je ne me prononce pas sur le sens de ces événements, dont les causes sont profondes et dont on ne peut mesurer les conséquences. Je dis seulement ici mon étonnement devant le fait que cette violence ne choque pas, sauf lorsqu’il s’agit d’en accuser les forces de l’ordre, violence policière en effet choquante, si elle est établie, mais l’indignation sélective est une constante de l’histoire. D’où vient donc que la violence soit tolérée et en particulier lorsqu’elle vise non pas seulement les forces de l’ordre, mais les institutions ? Il est vrai que ce n’est pas un phénomène nouveau. Les pompiers en sont depuis longtemps victimes, et sans doute n’est-ce pas dans les mêmes quartiers : mais quel soutien ont-ils reçu ? Je ne sache pas non plus qu’il y ait une levée de boucliers lorsque des instituteurs ou des professeurs en sont l’objet de la part d’élèves ou de leurs parents. La situation de conflit, de violence même, qui règne dans de nombreuses classes depuis longtemps ne provoque guère d’émotion. Les gouvernements successifs (et les syndicats) ne l’ont pas prise en compte, et les associations de parents d’élèves ne paraissent pas non plus s’émouvoir. Quand un chef d’établissement de qualité est amené à dire à un professeur qui arrive dans son lycée qu’il n’y est plus question de pédagogie mais de gestion de conflit, il faut s’attendre au pire dans tout le pays2. Le personnel hospitalier n’est-il pas lui aussi l’objet de violences ?

Autre exemple : le tollé produit par la limitation de vitesse et la destruction systématique des radars qui mesurent la vitesse des automobilistes, alors qu’il est incontestable que depuis qu’ils ont été installés, le nombre de morts sur les routes diminue : on peut maintenant s’attendre au pire. Il n’y a aucune commune mesure entre la décision de limiter la vitesse et la violence qui lui répond, quand même on admettrait qu’à certains endroits cette limitation était inutile. La violence routière est non pas seulement tolérée mais approuvée, généralement par les hommes en apparence les plus paisibles. Je n’ai pas vu non plus, au moment des manifestations contre la loi El Khomri, que la France ait paru scandalisée de la casse – casse que j’ai pu constater encore après le 1er mai 2018 à Paris avenue Ledru-Rollin près de chez moi où des devantures étaient en morceaux, casse pratiquement impunie pendant que des jeunes gens de bonne famille, inoffensifs, qui se trouvaient ingénument au milieu de la bagarre, devaient passer la nuit au poste au grand dam de leurs familles qui s’en sont donc prises à la police. Le pays a-t-il été choqué de voir des universités dévastées au printemps dernier ? Et pour finir, provisoirement, je n’ai pas vu que les dix ou onze morts dus aux divers barrages routiers aient ému les populations ou les médias : ce sont de malheureux accidents. Faut-il admettre que n’importe quel mécontent coupe une route et ainsi provoque des accidents mortels ? Quand des manifestants qui en sont responsables sont allés rendre hommage aux victimes avec des bougies, cela n’a pas choqué, mais on a jugé maladroit que la police arrête leur meneur qui avait annoncé qu’il irait manifester sans en demander l’autorisation légale, disant qu’il allait poser des bougies en hommage à ces victimes – ses victimes. Qu’aurait provoqué une bavure policière faisant un mort ? Tout se passe donc comme si toute forme d’autorité venant d’une institution de la République était rejetée et que la désobéissance à la loi3 et la violence non seulement allaient de soi mais étaient approuvées. Les gilets jaunes sont de leur temps, ils sont d’un pays où tout est conflictuel et où aucune autorité n’est reconnue.

Des raisons de la colère

Les lecteurs de Mezetulle le savent, je ne doute pas qu’une politique libérale, au sens du libéralisme économique, soit par nature contraire à l’idée républicaine, et qu’elle choque plus en France que dans d’autres pays européens. Lorsqu’on considère, cela depuis longtemps et partout dans le monde, que l’enrichissement financier doit être le moins possible réglé par la loi et que la bonne marche de l’économie requiert une baisse des impôts, c’est une remise en cause du principe même de la redistribution. Il ne suffit pas de dire que les inégalités s’accroissent : elles sont le principe d’une telle économie (même si la France a jusqu’ici été un des pays les moins touchés par ce mouvement), et il ne faut pas alors s’étonner que le respect des lois, ce qu’on appelait le civisme, en soit affecté et qu’en conséquence la violence ne choque pas. Mais la violence actuelle s’oppose-t-elle vraiment au libéralisme, lorsqu’elle exprime un ras-le-bol fiscal, comme on dit ? Les tenants du régime libéral considèrent eux aussi que le niveau des taxes en France est trop important et doit être aligné sur ce qui se passe ailleurs – ce qui, il faut sans cesse le rappeler4, implique une baisse de la protection sociale.

Le ressentiment et ses symboles

Autre exemple : la signification qu’on dit symbolique de l’impôt sur la fortune5. Cet impôt pourtant ne rapporte pas grand-chose à l’État (donc ne sert pas vraiment pour la redistribution). Son invention n’était qu’une manière de faire croire qu’on taxait les plus riches : il aurait fallu plus de courage pour faire une vraie réforme fiscale. La réussite de cette supercherie est complète puisque aujourd’hui ce symbole compte plus aux yeux des moins riches qu’une véritable justice fiscale, qui par exemple porterait sur les héritages. Ce ressentiment à l’égard des prétendus riches n’enrichira pas les pauvres mais rend sans doute tolérant envers les violences. Et inversement la suppression d’une partie de cet impôt était symbolique pour les investisseurs qui y voyaient un signe de la France en leur faveur. Se battre ainsi à coup de pseudo-symboles ne constitue pas une politique. Et quand même ceux des investisseurs potentiels qui ont quitté la France pour échapper à sa fiscalité reviendraient, est-on sûr qu’ils investiront en France ou même, si c’est le cas, que cet investissement n’enrichira pas les actionnaires, dont ils feront partie, plus que le pays ?

Le refus de la loi et des institutions en tant que telles

Quelques milliers de personnes manifestent par procuration pour tous ceux qui refusent ses institutions, ou plutôt toute forme d’institution : cette manière de tolérer la violence participe de ce qu’il faut bien appeler un refus d’obéir à la loi. On trouve une part de l’explication dans un article d’André Perrin6, qui montre quel discours est tenu par de prétendus philosophes ou sociologues pour qui obéir à la loi est un esclavage. Ceux des intellectuels qu’on peut entendre sur les médias sont loin d’être tous républicains et de se souvenir qu’on sait depuis l’Antiquité que seule la loi garantit la liberté contre toutes le formes de despotisme.

Certes, la tolérance à la violence peut venir du sentiment que la loi n’est qu’un instrument au service d’intérêts particuliers et non de l’intérêt général. Un exemple trop clair est la manière dont les autoroutes ont été cédées à des entreprises privées pour les enrichir. De là la plus grande confusion. Mais s’il est vrai que des lois sont utilisées pour conforter les pouvoirs en place et d’abord celui de l’argent, pourtant lois et institutions, c’est-à-dire l’État de droit, sont les seules limites à leur puissance. Et si le marxisme révolutionnaire n’a plus guère d’influence en France, l’idée qu’il y a une violence capitaliste qui justifie le recours à la violence dans la rue demeure ancrée dans les esprits – quand elle n’est pas publiquement proclamée. Faut-il confondre, sous la dénomination de violence « symbolique », l’injustice sociale (réelle) et la violence physique, c’est-à-dire remettre en cause l’État de droit ? La loi passant pour l’expression de la violence des puissants et les institutions pour ce qui perpétue leur domination, il faudrait désobéir et s’insurger. L’habitude de mettre sur le même plan l’injustice sociale et les violences urbaines revient finalement à justifier le pillage ou la casse. Et quand les revendications sociales légitimes finiront par être confondues avec le brigandage, il faudra craindre que les plus défavorisés n’en tirent pas profit. Comme toujours, les spectateurs « tolérants » font le jeu des pouvoirs : il faut s’attendre à des retours de bâton.

Qu’en effet nos institutions ne sont pas républicaines : le problème de la représentativité

Voici peut-être le plus étrange. Il semble en effet qu’on puisse expliquer – et même justifier – la tolérance envers les violences qui accompagnent le mouvement des gilets jaunes, ou qu’il provoque lui-même, par la prise de conscience générale de l’insuffisance radicale du système électoral : les révoltés représenteraient en ce sens mieux le peuple que les élus. Or en France le plus grand nombre approuve l’institution présidentielle, c’est-à-dire l’élection au suffrage universel direct d’un président de la République qui a plus de pouvoir que celui des États-Unis d’Amérique. Comme si, selon un mot que j’ai entendu récemment, les mêmes étaient et royalistes et régicides. On élit un homme, et dès le lendemain de son élection, il est l’objet de toutes les contestations, le pays est informé régulièrement de la courbe descendante des sondages de sa popularité, et pour le dernier, dix-huit mois après son élection, on veut le renverser : le prochain tiendra-t-il un an, et son successeur six mois ? Cette élection est nécessairement au scrutin majoritaire puisqu’elle ne peut donner qu’un seul élu, et l’on ne voit pas pourquoi il devrait renoncer à mener la politique définie par son programme électoral et faire celle des candidats battus – même si cette élection revient depuis longtemps à élire par défaut un candidat qui paraît moins désastreux que son adversaire du second tour. L’élection législative n’étant plus qu’une manière de donner une majorité au président élu, le rôle du parlement se trouve réduit sinon supprimé. Pourquoi dès lors s’étonner que les représentants du peuple ne soient plus considérés comme ses représentants ? Ou encore, un référendum dit « non » et un peu plus tard les députés font passer ce qu’il refusait. Il n’y a pas démocratie, ou plutôt il n’y a pas république quand le pouvoir exécutif l’emporte sur le pouvoir législatif qui devrait être l’expression de la souveraineté du peuple. La constitution de la Cinquième République l’a voulu. L’élection du chef de l’exécutif au suffrage direct est en un sens démocratique, mais elle est contraire à l’idée républicaine. Une démocratie en apparence directe reposant sur des pétitions signées sur internet serait-elle un remède ou risquerait-elle de remplacer l’omnipotence de l’exécutif et la « mainmise de quelques énarques sur le pouvoir » par celle de groupes de pression bien organisés ? Car rien n’est plus facile que de fabriquer un groupe sur internet7.

Les corps intermédiaires

De leur côté les syndicats n’ont que très peu d’adhérents et ne peuvent pas davantage passer pour représentatifs. Il y a une relation nécessaire entre d’un côté la baisse du taux de syndicalisation et la quasi-disparition de partis politiques où l’on pouvait s’opposer par la parole, et de l’autre la violence. Quand entre le monarque et le moindre citoyen il n’y a plus d’intermédiaires, c’est tout ou rien, l’adulation ou la haine. Jupiter ne risquait pas grand-chose à régner sans mesure sur les dieux. Si ce n’est pas un despote dont le bras peut s’abattre à chaque instant sur son vizir et celui du vizir sur ses hommes, le plus puissant des hommes ne peut rien sans de multiples médiations sur lesquelles son pouvoir s’appuie dans tout le pays. Mais les intermédiaires8 eux-mêmes ont perdu toute crédibilité : ont-ils rempli leur rôle ou bien ont-ils été trop souvent plus attentifs à leur clientèle ? Ce qui ne date pas d’aujourd’hui9.

La colère contre un prétendu mépris

Voici peut-être – et il s’agit toujours du refus de la loi – une source de la violence et de l’approbation qui la rend possible : le discours, complaisamment repris par de nombreux journalistes et de nombreux politiques, qui accuse les élus, les gouvernants, les « élites », les Parisiens, de mépriser le peuple, manière là encore de justifier une colère qui dégénère en violence. J’ai bien vu que le sentiment d’être méprisé est vif. Il me paraît essentiellement fondé sur l’incapacité des politiques de s’adresser au peuple, entendu cette fois au sens républicain du terme, c’est-à-dire sur l’incapacité de parler au citoyen en tant que tel – la société civile ayant en effet la priorité sur l’État. On en est arrivé au point où personne ne peut rien dire sans passer pour arrogant ou prétentieux. C’est aussi bien pourquoi l’autorité d’un professeur, en tant qu’elle repose sur le savoir, n’est plus reconnue. Quand circule un mensonge caractérisé il est arrogant de le dénoncer. Dominique Schnapper analyse cet esprit démocratique antirépublicain et on lira avec intérêt ses réflexions10 sur la haine et le ressentiment qui naît d’un certain égalitarisme démocratique. Il est contraire à l’égalité démocratique ainsi entendue qu’un homme soit plus savant qu’un autre et à ce titre chargé d’instruire des ignorants, d’autant qu’il n’y a plus d’ignorants puisque tout le monde a internet. Qualifier un discours de professoral est une injure.

Je sais qu’un gouvernant ou un élu n’a pas à parler en professeur, comme si le peuple était composé de ses élèves, ni à abandonner le pouvoir à des experts, même les plus compétents. Je soutiens même que la politique n’est pas affaire de compétence. La souveraineté du peuple ne consiste pas à juger des compétences : l’élection n’est pas un concours de recrutement. Mais lorsque n’importe quelle « opinion » reproduite ou non à des milliers ou des centaines de milliers d’exemplaires prévaut sur une information véritable, la démocratie est bien le contraire de la république. Comme me le dit un ami, qu’on puisse, en matière de politique, critiquer une opinion lorsqu’elle repose sur une erreur factuelle paraît illégitime à ses élèves pourtant intelligents et studieux : « on a le droit de penser ce qu’on veut ». Opposer une vérité à une opinion manifestement absurde, voilà donc le comble de l’arrogance. Chacun fait valoir son opinion comme un droit absolu, et se dit blessé si vous la considérez comme fausse. Oserai-je opposer l’idée républicaine à la démocratie de l’opinion, à la démocratie d’opinions circulant sur les réseaux sociaux11 ? Si le peuple se réduit aux groupes formés lors de rencontres virtuelles, même transformées en rencontres réelles, comment les diverses décisions qui en résulteront pourront-elles avoir force de loi ? Quelle autorité pourra dès lors être reconnue ? Car la tolérance à la violence signifie bien le refus de reconnaître toute autorité, quelle qu’elle soit, le refus de reconnaître qu’il y a une autorité légitime du professeur, du médecin ou de la loi.

Ainsi d’un côté, sur les réseaux sociaux chacun peut lire – ou écrire – les pires obscénités, les plus violentes injures, des menaces de mort et de torture, de l’autre un homme public ne peut plus rien dire sans qu’immédiatement son propos « fasse polémique », comme on dit et qu’il soit accusé de mépriser le peuple. Était-ce « extrêmement blessant » de dire, comme alors le ministre Macron, que l’illettrisme de femmes mises au chômage les empêchant de passer leur permis de conduire, elles ne pouvaient aller travailler à 60 km comme on le leur proposait, de sorte qu’elles étaient prisonnières de leur situation, ou était-ce montrer à quel point elles étaient victimes ? Mais il a fallu qu’il s’excuse. Dire qu’il y a parmi les manifestants des factieux et des foules haineuses, est-ce s’en prendre à tous les manifestants ? Mais le moindre manifestant se dit stigmatisé ou méprisé par ces mots. Peut-être un politicien plus habile ou plus retors aurait-il évité de parler ainsi pour ne pas produire ce genre de réactions, mais que peut-on dire sans irriter ? Chacun a pu remarquer que tout propos critique ou seulement maladroit, quel qu’en soit l’objet, et en dehors même de la politique, provoque les hauts cris de telle ou telle association, ou de tel groupe qui se dit ulcéré, et son auteur doit s’excuser, quand il n’est pas poursuivi en justice et que la justice parfois prend la défense de l’accusation12. Ainsi nous sommes revenus au temps où le blasphème était un crime : la critique d’une opinion est un blasphème, ou, inversement, au lieu de faire la critique d’une opinion, on attaque son auteur en justice. Un débat est impossible dans ces conditions, car un débat suppose qu’on puisse s’opposer par la parole sans qu’un désaccord implique la remise en cause de celui qui parle et sans que chacun se dise blessé au moindre mot qui ne lui plaît pas. Abstraction faite de tout jugement sur les politiques menées depuis longtemps et les revendications des manifestants, je suis perplexe devant ce que j’entends, ce que je peux lire sur les réseaux sociaux et ce que prétendent éprouver les acteurs de cette crise. Que telle parole soit considérée comme fausse, telle politique comme mauvaise, il est permis de le penser, de le dire, de manifester pour s’y opposer, que ces revendications soient fondées ou non. Mais sans que la haine prenne le pas sur ces revendications, et le ressentiment sur l’exigence de justice. Comme dit Speranta Dumitru, l’opinion publique se soucie plus de prendre aux riches que d’améliorer la vie des pauvres13, et l’affaire de l’ISF le montre à l’envi, et c’est bien cela, le ressentiment sur lequel il y a chez Nietzsche une réflexion qui mérite qu’on s’y arrête et par laquelle il caractérisait justement l’esprit démocratique dont je parle ici14. La tolérance à la violence, comme la violence, procède de ce ressentiment.

La violence remplace le nombre

La violence aujourd’hui remplace le nombre. Une manifestation de plusieurs centaines de milliers ou de millions de personnes n’a pas besoin pour se faire remarquer de tout casser, contrairement à un défilé de quelques milliers ou de quelques centaines de personnes. La colère (peu importe qu’elle soit ou non justifiée, là n’est pas la question) de quelques-uns seulement passe pour mieux représenter le peuple que le suffrage universel. Et ces insurgés vous menacent au carrefour si vous ne leur donnez pas raison et vous contraignent à mettre un gilet jaune sous votre pare-brise si vous voulez passer. Ce terrorisme – car c’est de cela qu’il s’agit – est-il un simple accident ? L’intervention de factieux et de casseurs quasi professionnels, qu’ils tiennent un discours révolutionnaire ou non, n’explique pas la violence des discours et des actes des manifestants ordinaires. La casse est-elle l’ultime forme de représentation dans une démocratie représentative mal en point ? Les injures racistes15, sexistes etc., en sont la conséquence inévitable.

Représentation et réalité

Pour qui veut comprendre, je ne dis pas agir, car je n’y suis pas habilité, la difficulté, comme toujours en matière de politique, est de distinguer la représentation que les hommes se font d’une situation et la réalité, dont ces représentations font aussi partie. Je ne m’étonne pas que des hommes dont la vie est à bien des égards moins dure que celle de leurs ancêtres ou que celle de la plupart des pays du monde ne supportent pas de ne pas pouvoir s’offrir ce qu’à longueur de journée le harcèlement publicitaire leur fait miroiter. Les plus jeunes veulent des « marques » et leurs parents finissent par céder et se ruiner. Il est maintenant obligatoire d’acheter des ordinateurs. On se précipite sur les portables dernier cri, sur les grands écrans, et ces achats sont nécessaires à la bonne marche de ce qu’on appelle l’économie. Je ne m’étonne donc pas de l’endettement de ceux qui n’y résistent pas, puisque ce harcèlement est fait pour les séduire. Je ne m’étonne pas de ce que des ménages dont les salaires ne sont pas indignes ne puissent alors boucler leurs fins de mois. Jamais sans doute il n’a été aussi difficile non pas de s’acheter de quoi vivre, mais de savoir comment s’organiser pour ne pas être noyé dans la profusion de marchandises qui nous submergent. Peut-on, si l’on y réfléchit, se promener sans malaise dans les rayons d’un supermarché ? On sait aussi que les plus aisés savent mieux faire le tri. Je ne m’étonne pas dans ces conditions du ressentiment d’une part de la population à l’égard de ceux qu’on appelle « les riches », dont je suis, ma femme et moi étant retraités de l’Éducation nationale : riche et pauvre sont des termes relatifs16. De même que la crainte de l’immigration n’est pas proportionnelle au nombre de migrants mais est nourrie par des discours racistes et xénophobes, de même le ressentiment n’est pas proportionnel au niveau de pauvreté. L’extrême droite a toujours opposé le peuple à ses élites. Et que la démocratie, ce soit aussi la rue, un candidat malheureux aux élections présidentielles l’a proclamé. Dans les deux cas, les institutions sont remises en cause. Ce qu’on appelle le populisme et les violences qu’il génère vient-il du peuple et de la misère réelle d’une partie du peuple, ou de ce que le peuple subit sans cesse des discours démagogiques qui cultivent le ressentiment ? Là où règne l’opinion, il n’en peut être autrement. Ces discours trouvent dans le dénuement réel de certaines populations un terreau fertile et il aurait fallu s’en préoccuper, mais il n’est pas sûr que ces violences et ces haines viennent des plus démunis auxquels ces violences n’apporteront aucun remède, et ils le savent.

Conséquences

Toujours est-il que, étant tolérées, tant d’expressions violentes de tant de haine ne peuvent pas rester sans conséquences. La violence verbale des réseaux sociaux devait se transporter dans la rue : on ne s’injurie pas sans conséquences. Aujourd’hui, n’importe qui risque à tout moment de passer à l’acte et il ne faudra pas s’étonner alors des pires exactions et même des crimes. Tous ceux qui ne sont pas choqués par la violence des discours et par les violences non pas des casseurs « professionnels » mais de braves gens qui manifestaient souvent pour la première fois de leur vie – s’étonne-ton du comportement de ces novices ? – tous ces « tolérants » approuveront-ils alors ? Ai-je tort de m’alarmer devant cette crise de la cohésion sociale ? Il est vrai que cette crainte repose sur l’idée que les conflits qui déchirent cette société n’ont pas pour fondement le problème réel du pouvoir d’achat (ni, il semble pourtant qu’on n’en parle pas assez, celui plus grave du logement, qui est une raison essentielle du premier et qui a une longue histoire en France), mais qu’il a des causes plus profondes : par exemple la difficulté de parler de la France de 1940-45, de la guerre d’Algérie, de la décolonisation et même de la laïcité me semblent en être le symptôme.

[NdE. Lire aussi, du même auteur, « La misonomie, ou haine des institutions« 
et « Sur un prétendu droit de désobéir » par André Perrin]

Notes

1 – [NdE] Il me semble important de préciser ici que Jean-Michel Muglioni a rédigé ce texte bien avant le 16 février 2019 (date à laquelle Alain Finkielkraut a reçu publiquement des injures antisémites).

3 – J’ai entendu le journaliste Claude Weill en faire judicieusement la remarque à l’émission C dans l’air du lundi 7 janvier sur la 5. https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/849415-gilets-jaunes-l-executif-durcit-le-ton.html

5 – ISF, impôt sur la fortune créé en 1981, supprimé en 1987, sans déclencher de haine contre les gouvernants, repris en 1989 et remplacé en 2018 par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).

8 – L’appellation « corps intermédiaires », il faut le rappeler, date de l’Ancien Régime, comme l’usage fait aujourd’hui du terme de territoire au pluriel, comme s’il n’y avait pas qu’un territoire national.

9 – Une remarque hors-sujet. Il est vrai aussi qu’aucun homme ni aucun parti n’a été capable de proposer un programme qui reçoive l’approbation de plus d’un quart des suffrages exprimés, de sorte qu’une assemblée élue au suffrage proportionnel et en un sens vraiment représentative serait ingouvernable, à moins que différents partis n’admettent de s’allier, comme en Allemagne (il leur a fallu six mois pour cela, alors que ce genre de négociation leur est familier), où pourtant les choses ne vont pas aussi bien qu’on le dit. Ce qu’un citoyen assez mal informé comme moi peut comprendre ne permet pas de voir quelle issue trouver à la crise actuelle qui vient de loin. Je dis « la proportionnelle en un sens représentative » parce qu’en un autre sens elle laisse les partis décider des listes de candidats et de l’ordre dans lequel ils sont présentés, de sorte que les partis choisissent eux-mêmes les députés. Le scrutin majoritaire par circonscriptions permet au contraire à l’électeur de choisir son député. Tout système de représentation a donc ses défauts.

11 – Il ne suffit donc pas de rappeler les conséquences nocives des réseaux sociaux. L’usage qui en est fait est second relativement à l’esprit démocratique qui sanctifie l’opinion de chacun : ce nouvel instrument de la démocratie d’opinion n’en est pas le principe.

12 – La manière dont s’est déroulé le procès intenté à Georges Bensoussan est à cet égard significative.

14 – Il est vrai aussi que Nietzsche en vient à voir le ressentiment dans les plus hauts idéaux, y compris l’idée républicaine. Mais sa généalogie des passions humaines nées du ressentiment éclaire bien notre époque. Où l’on remarquera qu’il est aussi facile de faire passer pour du ressentiment une véritable exigence de justice que de prendre pour une revendication de justice son propre ressentiment.

15 – J’ajoute – ce que j’ai honte d’ajouter après la lecture du cri d’alarme de Joann Sfar, le 10 février 2019, car j’aurais dû le dire plus tôt – qu’il est remarquable que les slogans, graffitis et déprédations antisémites, qui auraient à coup sûr été condamnés avec force par tout le monde, journalistes, associations, partis politiques et pouvoirs publics, soient tolérés, et que sous prétexte que ce mouvement serait populaire, il est inconvenant de dire que les gilets jaunes en sont pour le moins complices. Parlant de cette dérive, Joann Sfar écrit, ce qui résume mon propos : « il faut encore subir les durs d’oreille qui m’expliquent que ce n’est pas représentatif. Pas représentatif? C’est une constante depuis les origines de ce mouvement. Ce qui est représentatif, c’est la lâcheté de ceux qui regardent ailleurs… ». Cette lâcheté a pour conséquence que les revendications justifiées exprimées par ce mouvement seront discréditées.

16 – Près de 7 milliards d’êtres humains sont aujourd’hui plus pauvres que moi.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

RIC ta mère ?

Les questions de démocratie directe et comme on dit « participative » sont aujourd’hui débattues, notamment au sujet du « Référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Attentif aux « excès que l’on peut parfois redouter », François Braize1 expose ici, sous un titre volontairement provocateur dont il s’écarte chemin faisant, pourquoi il est favorable à ce qu’il appelle un « RIC bien tempéré ».

Dans ce titre volontairement provocateur, la mère de l’injonction est la démocratie et sa forme républicaine. Il ne s’agit donc pas que d’un jeu de mots facile en référence à un groupe musical qui a défrayé la chronique, mais bien de savoir si on donne au peuple l’outil pour « riquer » la démocratie si l’envie lui en prenait, ou bien, au contraire, si on s’oriente vers un RIC bien tempéré qui serait protégé contre un tel excès. Telle est la question fondamentale que pose le RIC, que trop peu évoquent, et que l’on examine dans cet article.

À la différence du référendum « ordinaire » à l’initiative du président de la République (articles 11 et 89 de l’actuelle Constitution2), le RIC, référendum d’initiative citoyenne (ou référendum d’initiative populaire), dont nous ne sommes pas dotés en France, est un des outils de la démocratie directe. Il donne le pouvoir au peuple de se prononcer par son suffrage sur les sujets les plus larges, de la Constitution à la loi en passant par la ratification des engagements internationaux. Le peuple en a, en outre, l’initiative par pétition. Ainsi, c’est lui seul qui décide de la question qu’il se pose et qu’il tranche. Il s’agit d’un idéal-type démocratique.

Si l’opinion publique n’est pas vraiment divisée sur son envie de démocratie directe et sur le RIC3, en revanche, dans la classe politique, chez les intellectuels et dans les médias la division règne en maître.

Le référendum : une mauvaise réputation

Il faut dire que la question est vieille comme la démocratie et que la suspicion pèse sur le référendum du fait de son histoire plébiscitaire.

En effet, nos démocraties se sont construites, depuis les révolutions anglaise, américaine et française, sur la conquête du suffrage universel pour la désignation de nos représentants et en écartant délibérément (pour des jours meilleurs ?) la démocratie directe. Il a fallu près de trois siècles pour que soit conquise une véritable universalité des suffrages autorisés à s’exprimer lors des élections (jusqu’à l’extension du droit de vote aux femmes ou à certaines minorités ethniques), délaissant ainsi, au bout du compte, le portrait type de l’électeur resté longtemps en Amérique du Nord un propriétaire blanc et en Europe un individu de sexe masculin. Pendant ces trois siècles, le peuple a été laissé de côté derrière ses représentants qu’il était cependant admis progressivement à élire lui-même4.

Dans la plupart des pays de démocratie5, par l’énergie qu’elle a demandée, cette lutte pour le suffrage universel a éclipsé l’autre question fondamentale : l’intervention directe, ou non, du peuple dans les processus décisionnels notamment législatif, ou même constituant, par référendum à son initiative6. Délibérément, le peuple n’a pas été jugé apte à autre chose que choisir ses représentants. Le XXe siècle n’aura été que l’aboutissement de cette (première) étape de la construction des démocraties, l’ambition de la démocratie directe ayant été renvoyée à l’âge d’or de la démocratie athénienne, considérée comme impossible au-delà de l’échelle de cette dernière. En effet est-il absurde de croire que l’on ne peut transposer les procédures d’une cité qui ne comptait que quelques dizaines de milliers de citoyens et qui excluait toute une partie de sa population de la citoyenneté (femmes et esclaves) ?

Nous avons donc cru à cette impossibilité. Nous y avons cru car cela avait l’apparence d’une rationalité forte. En effet, comment légiférer, écrire la loi et a fortiori la Constitution à 40 ou 50 millions de mains ? Nous avons continué à croire à cette impossibilité, sans nous demander si une part de démocratie directe ne devait pas être instillée dans notre système politique, alors même que, ces dernières décennies, partout, tout se délitait. Les peuples fuyant les urnes et laissant la démocratie représentative, selon les scrutins, réduite à une part toujours plus faible du corps électoral. Même lorsque les peuples exprimaient leur défiance par un vote vers des extrêmes récusant la démocratie représentative, nous persistions. C’était eux, ce ne pouvait être nous, les dinosaures…

L’avènement du numérique est venu tout bouleverser

En outre, le numérique et les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) sont venus tout miner, là, devant nous, sans même qu’on le voie clairement. Et nos belles certitudes sur la démocratie représentative comme mode démocratique quasi-indépassable se sont comme effondrées fin 2018 en quelque sorte au détour d’un rond-point7. En effet, nos concitoyens ont l’impression de vivre une « démocratie directe » sur le Net et, ce, tous azimuts dans leur quotidien. Ils existent sur les réseaux sociaux et leurs avis, leurs choix, sont partagés, diffusés, comme jamais ce ne fut le cas. Et l’on voudrait que cela soit possible pour la vie de tous les jours, jusqu’aux plus futiles de leurs préoccupations, et pas pour ce qui est plus fondamental, pas pour la vie politique collective, vie pour laquelle on ne les consulterait que tous les cinq ans et selon des modes datés d’un autre temps ?

Ouvrons les yeux, faisons fonctionner nos neurones, nous sommes dans un monde où chacun (c’est un fait et non une opinion) peut donner son avis, choisir, noter à tout bout de champ et sur tout, d’un simple clic. Un monde où chacun peut tenter de lever une armée numérique de soutiens. On peut ne pas aimer, mais c’est notre monde et le réel qui s’offre à nos concitoyens.

Faire évoluer notre démocratie politique vers plus de démocratie directe

Le discours limitant notre démocratie à sa forme représentative ne semble plus recevable ? Ne nous mène-t-il pas, par des révoltes qui risquent d’être de plus en plus violentes, dans le mur des populismes ? Comment faire pour éviter cela ? Les principaux outils sont connus  et peuvent être mis en œuvre sans tomber dans des excès que l’on peut légitimement redouter :

  1. Remplacer en tout ou en partie l’élection de nos représentants nationaux, mais aussi peut-être de certaines catégories d’élus locaux, par le tirage au sort de citoyens qui siégeront directement selon des modalités à définir8 ;
  2. développer, pour les mandats électifs maintenus, l’élection à la représentation proportionnelle ;
  3. donner au peuple la capacité de faire ou de défaire la loi par référendum à son initiative ou même de faire des modifications constitutionnelles (RIC), également selon des modalités qui restent à définir.

S’agissant du RIC, objet de ce billet, sur le principe, l’étude Verhust – Nijeboer sur la démocratie directe réfute un à un les arguments des ses opposants9. Il est cependant nécessaire de traiter plusieurs questions essentielles qui doivent être tranchées car rien n’est simple contrairement à ce que soutiennent les partisans du RIC sans limite – questions que cette étude n’a pas vues ou tranchées de manière, selon nous, satisfaisante.

Outre les modalités pratiques de la procédure à construire qui sera très importante, trois questions essentielles se posent : celle du seuil de signatures à atteindre pour déclencher le RIC, celle du champ d’intervention du RIC (sur quels sujets ou matières peut-il intervenir ?) et celle de la portée du RIC (peut-il aller par exemple jusqu’à remettre en cause la démocratie, les droits de l’homme ou la forme républicaine de gouvernement?).

a) La procédure à construire

Elle devra présenter toutes les garanties nécessaires. Selon les mots que prononça Portalis, « On ne doit légiférer que d’une main tremblante ». Alors, imaginons la crainte à 45 millions de mains…10  D’autres pays, comme la Suisse notamment, ont su mettre en place une procédure qui sécurise le dispositif de référendum et les textes qui en sont issus. Il faudra que nous fassions de même. On ne saurait trop insister d’ores et déjà sur la nécessité qu’il y aura de confier la préparation des textes à soumettre au référendum à une autorité indépendante désignée dès la réforme constitutionnelle. Ce pourrait être l’organisme chargé en France du Débat public en faisant évoluer ses missions en ce sens et, sans nul doute aussi désormais, en changeant sa présidence.

Tout comme le gouvernement doit le faire en application de l’article 39 de la Constitution pour les projets de loi qu’il prépare, cet organisme devra solliciter l’avis préalable du Conseil d’État sur les projets de texte préparés pour répondre à une demande de RIC. Il y va de la sécurité et de la qualité juridiques. Il faudra prévoir aussi, dès la réforme constitutionnelle, le contrôle préalable de la constitutionnalité des textes législatifs soumis à référendum avant que le peuple ne se prononce. Car, si l’on peut admettre qu’un juge constitutionnel censure les représentants du peuple après leur vote, cela est beaucoup plus difficile pour le peuple une fois que celui-ci s’est exprimé et a décidé au suffrage universel direct. Autant donc que le contrôle de constitutionnalité s’exerce sur le projet de texte qui devra être soumis au RIC avant que le peuple ne vote. De la même façon, pour un RIC de modification de la Constitution, il faudra que la proposition de modification soit soumise au Conseil constitutionnel pour vérifier sa conformité aux valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie rappelés notamment dans le Préambule de celle-ci (exigence que l’on proposera de sacraliser, Cf. infra, point d). Les avis du Conseil d’État et les décisions du Conseil constitutionnel devraient être rendus publics.

b) Le seuil de signatures

La question du seuil de signatures à réunir pour initier par pétition une procédure de RIC n’est pas aisée, mais elle peut se régler sans trop de difficultés.

Il faudrait, à la fois, exiger un nombre suffisant de signatures de demande de RIC pour éviter les initiatives peu sérieuses et ne correspondant pas à une véritable demande d’une partie significative du corps électoral et, en même temps, ne pas prévoir un nombre qui en rendrait la satisfaction impossible comme c’est le cas du référendum d’initiative populaire11 actuellement prévu par l’article 11 de notre Constitution. Celui-ci prévoit un seuil de 10% des inscrits soit 4,5 millions de signatures qui a été rédhibitoire. L’intelligence commande de tenir compte de l’expérience des pays qui pratiquent ce type de référendum citoyen. Ainsi, un seuil de 2% du corps électoral est exigé en Suisse. Si nous l’appliquions cela nous donnerait pour la France un seuil de 1 million de signatures, ce qui paraît raisonnable.

c) Le domaine d’intervention du RIC

À l’inverse des deux précédentes questions, pas simples mais gérables, avec la présente question on commence à entrer dans les difficultés vraiment sérieuses. Faut-il exclure certains sujets du champ du futur RIC ? S’agira-t-il simplement d’un RIC pouvant toucher au domaine législatif pour prendre de nouvelles lois ou en abroger d’anciennes, ou bien faut-il aller au-delà ? Par exemple, donner au RIC le pouvoir de modifier la Constitution, celui d’approuver les traités internationaux, celui de révoquer un élu ou de modifier les réponses apportées jusqu’à ce jour par la loi votée par nos représentants aux questions dites de « société » (peine de mort, IVG , mariage pour tous, éthiques de la vie et de la mort, etc.) ?

Même en étant démocrate dans l’âme on peut craindre qu’un RIC sans bornage ouvre la porte aux égarements dans un temps qui est celui de la démultiplication par le Net, ses réseaux et ses médias associés, des manœuvres de manipulation de l’opinion, nationales ou venues de l’étranger. On frémit aussi devant l’outil ainsi donné à de futurs gouvernants démocratiquement peu scrupuleux et fondamentalement conservateurs, comme il s’en profile déjà beaucoup en Europe. Aussi ne peut-on qu’être fondamentalement hostile à un RIC sans limite.

On doit aussi récuser le RIC révocatoire des élus qui les mettrait sur siège éjectable, ne produisant que démagogie et médiocrité. Pour se rendre compte du mal-fondé d’une telle proposition, il suffit de transposer une telle perspective d’instabilité de chaque instant à notre propre vie professionnelle. Chacun souhaite pour soi et les siens un CDI bien sûr et nos élus devraient voir, eux, leur mandat qui est déjà un CDD devenir révocable ad nutum ?

Le RIC révocatoire est sous-tendu par une vision populiste alors que, le temps de leur mandat, nos 400000 élus locaux et nationaux sacrifient bien souvent leur vie personnelle à l’intérêt collectif et général pendant que d’autres restent plutôt devant leur TV. Si les électeurs ne sont pas satisfaits d’un élu, ils ne le réélisent pas. Cela doit suffire.

Si le peuple, par un RIC, doit pouvoir intervenir dans le domaine législatif pour modifier ou abroger des lois existantes, en proposer de nouvelles (RIC législatif12) et modifier la Constitution (RIC constituant), ce qui est déjà beaucoup, il faut arrêter là l’exercice. Les centaines d’accords et traités internationaux signés ou ratifiés chaque année ne peuvent l’être par référendum. Ce serait une absurdité et cela témoigne d’une méconnaissance totale de la réalité de l’action diplomatique bi- ou multilatérale d’un grand pays. En revanche on peut envisager que les traités conduisant à devoir modifier au préalable la Constitution pourraient être ratifiés par un RIC.

Rappelons que le RIC législatif devra être soumis à un contrôle préalable de constitutionnalité que le peuple souverain aura confié au Conseil constitutionnel par la modification de notre Constitution pour créer le RIC (un tel contrôle préalable du Conseil constitutionnel est déjà prévu par l’article 11 de notre Constitution pour les référendums d’initiative partagée créés par la réforme constitutionnelle de 2008). Également, le RIC constituant devra respecter nos valeurs démocratiques et nos principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de la Constitution. La réforme constitutionnelle, comme on va le voir ci-après, devrait sacraliser ces principes et valeurs vis-à-vis des deux pouvoirs constituants : d’un côté le peuple par référendum et, de l’autre, ses représentants élus, députés et sénateurs en application de l’article 89, car il n’y a pas de raison que ces derniers y échappent.

d) La question de la portée du RIC sera essentielle

Jusqu’où pourra-t-on aller par un RIC constituant ? Revenir sur les valeurs démocratiques ou sur la forme républicaine du gouvernement protégée par l’article 89, dernier alinéa, de notre Constitution? Question extraordinairement difficile, car elle pose celle de la limite de la souveraineté du Peuple qui est le détenteur de la souveraineté nationale en application de l‘article 3 de la Constitution. Des projets maximalistes circulent sur le Net prévoyant que le RIC pourrait tout : rien ne devrait lui être interdit car, expression du peuple souverain, il devrait pouvoir tout plier à la volonté populaire13. Une telle option est peu responsable puisqu’elle admet que le peuple puisse revenir, si l’envie lui en prend, sur ce qui a fait, par exemple, les progrès de nos démocraties, du pluralisme politique et de nos libertés individuelles ou collectives par trois siècles de luttes politiques et sociales. Ce qui ne peut que faire peur, comme si certains n‘avaient rien appris des totalitarismes exécrables du XXe siècle.

Un démocrate et un républicain ne peuvent que repousser de toutes leurs forces une telle ignominie potentielle. En effet, les valeurs et principes fondamentaux rappelés dans le Préambule de l’actuelle Constitution constituent le socle de notre démocratie (Déclaration des droits de l’homme de 1789, droits sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, Charte de l’environnement de 2004, etc.). Ce socle doit être préservé même face à un RIC, tout comme la forme républicaine du gouvernement. En effet, en démocratie, aucune souveraineté ne peut être absolue, même pas celle du peuple.

Ce socle de valeurs doit donc s’imposer à tous. Cette question est de principe et elle ne peut pas se régler par l’exigence d’une majorité qualifiée (3/5, 2/3 ou même 3/4 des suffrages exprimés) qui permettrait de les remettre en cause. S’agissant au fond de pouvoir nier les droits des individus ou des minorités il faudrait que tous y consentent. Nulle majorité ne devrait pouvoir le faire… Il faudra également que ce socle de valeurs s’impose au pouvoir constituant du Parlement car, comme on l’a dit, il n’y a aucune raison que cela ne soit pas le cas. Une rédaction juridique appropriée permettra de consacrer ce socle « erga omnes » le moment venu.

La question de l’enrichissement possible de ce socle par de nouveaux droits et principes, par RIC ou par le pouvoir constituant parlementaire, devra également être traitée de manière à ne pas figer les choses sur la rédaction du Préambule de la Constitution de 1958, même si elle est remarquable par son agrégation des résultats de deux siècles de luttes sociales et politiques en faveur de l’émancipation des hommes et des femmes.

La souveraineté du peuple est-elle absolue ?

D’un point de vue de philosophie politique ou de philosophie du droit, cette question soulève toutefois une difficulté majeure que l’on ne peut laisser de côté : qui, comment et d’où peut-on imposer quelque chose à la souveraineté du peuple ? Dans la conception classique, seule la Nature elle-même et/ou le divin avaient un tel pouvoir. Aux temps modernes ce n’est, a priori, que par une autorité supérieure au peuple, ou par autorégulation de celui-ci, que l’on peut d’une part imposer une limite à la souveraineté populaire mais d’autre part, encore plus, garantir son effectivité.

Il n’y a pas d’instance supra nationale qui puisse être fondée (dans l’ordre mondial que nous connaissons) à jouer ce rôle car ce droit est encore essentiellement conventionnel entre des États qui sont souverains et eux seuls peuvent défaire ce qu’ils ont fait. Rien donc à attendre du supra-national, pas plus que d’une prétendue Nature ou d’un ectoplasme divin. À défaut d’autorité supérieure au peuple, il ne nous reste que l’autorégulation.

Il serait donc bienvenu que le peuple décide, par la révision constitutionnelle qui créera le RIC, que tout référendum qui viendrait à être proposé aux suffrages devra respecter les valeurs et principes fondamentaux de notre démocratie et de notre République (tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958). Le peuple s’imposera donc cette contrainte à lui-même et prévoira que ce sera sous la vérification préalable du Conseil constitutionnel. Ainsi le peuple français fera le choix de rester durablement fidèle aux droits de l’homme, à la démocratie et à la République quels que soient les outils référendaires dont il se dote et qu’il mettra en œuvre.

Pour consacrer l’importance d’une telle décision, la réforme constitutionnelle créant le RIC pourra prévoir que nulle réforme constitutionnelle future (par un RIC ou par la voie parlementaire) ne pourra revenir sur ce choix du peuple français et que le Conseil constitutionnel sera le gardien de cette exigence à l’occasion de son contrôle préalable. De la sorte, la protection sera assurée de manière durable et exigeante14.

Le peuple français aura ainsi consacré un socle de principes qu’il ne pourra lui-même directement, ni par ses représentants, violenter par référendum, ainsi qu’un dispositif d’autorégulation dont il aura confié l’exercice au Conseil constitutionnel. Il n’exclura pas cependant de pouvoir enrichir, au fil du temps, le corpus actuel de nouveaux principes fondamentaux ou valeurs démocratiques15.

Bien entendu, si on peut admettre que l’on pourra apporter son soutien à une pétition lançant l’initiative d’un RIC et lui donner sa signature informatiquement, même si cela devra être de manière sécurisée, il sera indispensable que le vote lors du référendum se fasse selon les règles et les garanties démocratiques habituelles, dans un isoloir. En effet, n’en déplaise à beaucoup, voter à un référendum, même d’initiative citoyenne ou populaire, ce n’est pas attribuer un « like » à telle ou telle babiole numérisée !

Ainsi, plutôt qu’un sonore « RIC ta mère ! » qui pourrait conduire à mettre à mal la démocratie et la forme républicaine du gouvernement, c’est donc bien « une leçon de RIC bien tempéré » que l’on invite nos concitoyens, et les pouvoirs publics à leur suite, à privilégier lors du « grand débat national » qui s’ouvre. Comme on le dit du clavecin, quelque chose qui sonne bien dans tous les tons.

 

Notes

1 – François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera une autre version de ce texte sur son blog https://francoisbraize.wordpress.com/2019/01/03/ric-ta-mere/

2 – L’existence de ces deux articles doit être rappelée car les médias commencent à bruisser en ce début d’année 2019 de la perspective d’un référendum sec qu’organiserait l’exécutif sur la réforme constitutionnelle… Comme si on pouvait faire une modification constitutionnelle par un référendum organisé en application de l’article 11 de la Constitution ! Quand on ne s’appelle pas De Gaulle, seule la procédure de l’article 89 (vote de la réforme par les deux assemblées puis soumission du résultat au Congrès réuni à Versailles ou au peuple par référendum) permet de modifier la Constitution.

4 – Dans Le peuple contre la démocratie, Yascha Mounk (Éditions de l’Observatoire, 2018) montre à partir de sources historiques incontestables comment les pères de la démocratie américaine ont délibérément mis le peuple à l’écart de tout fonctionnement démocratique direct, parce qu’ils s’en méfiaient comme de la peste, et ont fait le choix de la démocratie représentative pour s’en protéger ; toutes les démocraties modernes ou presque ont emboîté le pas de cette prévention ; comment ne pas voir dans le même motif, la raison de la très lente accession au suffrage universel auquel même des régimes politiques ouverts et pluralistes ont préféré pendant longtemps un suffrage censitaire ?

6 – Les seuls référendums que nos démocraties pratiquèrent furent à l’initiative des gouvernements et prirent parfois un aspect plébiscitaire et droitier qui les rendit profondément antipathiques notamment à gauche. 

7 – Ce ne sont pas les velléités de démocratie participative de la campagne de 2007 (S. Royal) ou de 2017 (E. Macron) qui purent permettre d’imaginer un réel changement, tout au plus une mode ou une tactique de conquête du pouvoir ; d’ailleurs à notre connaissance ni l’une, ni l’autre ne proposèrent le RIC…

8 – Ce peut être une partie des députés et sénateurs, des assemblées locales, voire des assemblées citoyennes spécifiques, Voir à ce sujet l’excellent article de Jérôme Huet : https://francoisbraize.wordpress.com/jerome-huet/

9 – Voir ce livret sur le site de l’association article 3 : https://www.article3.fr/images/verhulst-nijeboer-direct-democracy-fr.pdf.

10 – Crainte qui ne nous quitte pas au contraire lorsqu’on lit les propositions de rédaction suggérées par les internautes pour créer le RIC sans aucun garde-fou lors de la consultation lancée par « Parlement et citoyens » sur ce sujet ; l’amateurisme juridique est flagrant à supposer que la maturité politique soit présente… Il y aura intérêt à cadrer l’exercice du RIC par une procédure qui réunisse toutes les compétences juridiques nécessaires.

11 – Référendum introduit à l’article 11 de la Constitution par la réforme constitutionnelle de 2008 et qui est un référendum d’initiative populaire avec un verrou parlementaire puisqu’il faut outre les signatures d’un nombre élevé de citoyens la signature de 1/5 des membres du Parlement.

12 – Si les lois spéciales (lois organiques, lois de finances, loi de financement de la Sécurité sociale), devaient entrer dans le champ du RIC, il faudrait alors que la procédure soit entourée des garanties nécessaires comme l’est le droit d’amendement des parlementaires par l’actuel article 40 de la Constitution.

13 – Voir par exemple le projet de loi constitutionnelle de l’association dite « Article 3 » qui promeut un RIC sans limite : https://www.article3.fr/informations/proposition-loi-constitutionnelle ; voir également les éléments du débat que cette association co-organise avec « Parlement et citoyens » à propos du RIC où les points de vue les plus maximalistes s’expriment sur la souveraineté du peuple que rien ne doit venir contraindre : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48/types/modalites-concretes-de-mise-en-oeuvre-quelles-modalites-vous-sembleraient-les-plus-pertinentes-pour-mettre-en-place-ces-differentes-formes-de-ric/themes-le-ric-peut-il-sappliquer-a-tous-les-sujets-ou-doit-on-le-restreindre-a-certains-sujets/page/1

14 – De la sorte on résout la contradiction qu’il y aurait à prévoir qu’une majorité qualifiée, à l’occasion d’un RIC ou par la voie d’une réforme adoptée par le Parlement, puisse revenir sur la protection ainsi instaurée pour nos valeurs et principes fondamentaux, alors que l’on a dit que s’agissant d’une question de principe aussi fondamentale (nos droits et libertés les plus essentiels) il faudrait que tous y consentent et, donc, l’unanimité. En revanche, le droit même le plus vigilant ne peut empêcher que certains demain se dispensent de le respecter ; mais là, les choses seraient claires, nous serions alors en présence d’un coup d’État et d’une forfaiture pour ceux qui le commettraient.

15 – Suite aux vœux du président de la République qui a dit le 31 décembre 2018 qu’il fallait que nous placions l’Homme au centre des préoccupations publiques, il pourrait être utile d’enrichir le Préambule de notre Constitution d’un nouveau principe fondamental consacrant cette orientation intéressante ; on a fait un premier travail de réflexion à ce sujet à quelques-uns, voir sur ce point : http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

« Combats maçonniques » de Philippe Foussier, lu par C. Kintzler

Le devoir d’universalisme

Sous le titre Combats maçonniques (Paris : Conform Edition, 2018) Philippe Foussier, ancien Grand maître du Grand Orient de France1, publie un ensemble de réflexions qui intéresseront bien sûr les francs-maçons mais aussi tous les laïques et les républicains et tous ceux qui s’interrogent sur la pertinence et l’actualité de l’humanisme. Du moral vers le politique, de l’individu vers la cité, la série des propos rappelle qu’un engagement reste un affairement frappé d’extériorité s’il n’est guidé par un travail sur soi-même qui renvoie constamment à « l’inconfort de la pensée ».

Il n’est en effet pas nécessaire de « frapper à la porte du temple » pour militer, s’engager comme citoyen et soutenir les principes républicains. Que viennent donc faire les francs-maçons en loge, qui nourrit de manière spécifique leur engagement de citoyen ? « Ils sont présents dans les temples pour échapper temporairement à cette société » en se plaçant dans un cadre symbolique et méditatif « indispensable pour combattre leurs propres préjugés, leurs réflexes et leur postures ». Ce cadre n’est un secret pour personne : chacun peut visiter un temple – ce n’est du reste pas un espace sacré -, s’instruire dans des livres dont aucun n’échappe au dépôt légal ; le musée de la maçonnerie est public, etc. Mais l’auteur rappelle utilement que l’expérience de ce retrait s’effectue aussi par la temporalité : « la distinction entre temps maçonnique et temps profane connaît aujourd’hui une ampleur considérable » ; « le parcours maçonnique est une école de patience ».

À partir de cette position singulière qui induit, par son caractère de recherche et d’approfondissement pensif, une dimension universelle, le cercle de la réflexion s’élargit dès le second chapitre et donne sens, degré par degré, au pluriel des « combats » dont il est question tout au long de l’ouvrage. Cela s’entend d’abord au sens restreint : c’est l’occasion d’un retour sur la nature, l’histoire et l’action du GODF – retour qui se méfie des « légendes excessivement dorées ou noires ». Et si l’auteur se garde de taire les manquements, les turpitudes et même les trahisons dont le GODF fut le lieu et parfois l’agent, c’est pour mieux rappeler sous forme d’obligation l’origine, les principes fondamentaux, le passé lumineux et les combats (laïques, républicains, pour la justice sociale, la recherche scientifique, l’émancipation) dont l’obédience peut à juste titre s’enorgueillir.

Se dégage alors un devoir d’universalisme : tel est le vecteur qui oriente le combat maçonnique, cette fois pris dans sa dimension civile et civique générale. Enserrés dans la tenaille formée par le retour de l’extrême droite et du fanatisme religieux d’une part et de l’autre l’adoption de l’idéologie racialiste, sexiste et communautariste par une appréciable fraction de la « gauche » et de l’extrême-gauche, nous avons plus que jamais besoin d’une franc-maçonnerie de combat. Plus que jamais, le programme des Lumières est à l’ordre du jour non pas sous la forme d’une incantation mais bien sous celle d’une lutte. Et c’est parce que le combat maçonnique n’est pas à la remorque du politique ni logé en son sein comme une de ses composantes mais en amont de celui-ci, qu’il peut trouver sa lucidité et exercer sa vigueur. Le GODF ne vise ni à exercer le pouvoir, ni à le servir (pour cela d’autres appartenances sont plus opportunes et plus efficaces), mais d’abord à s’éclairer lui-même sur la nature et l’état de la société, sur ce qui pourrait la rendre plus juste : oui les armes se forgent en amont. La franc-maçonnerie n’a pas pour objet de ressembler au monde profane et elle doit s’efforcer de ne pas en être le reflet, sous peine de se réduire à un club puéril dont les membres « s’affublent de titres ronflants et arborent des décors plus ou moins chatoyants dans des lieux réputés secrets ».

L’ouverture des combats de la franc-maçonnerie vers la cité est embrayée par un chapitre sur le chevalier de Ramsay. Ce n’est pas un paradoxe : réfléchir sur les audaces d’un texte de 17382 conduit à prendre la mesure de celles qu’il faudrait promouvoir aujourd’hui pour en conserver l’esprit. Les réflexions substantielles se succèdent dès lors – sur la laïcité, la science, l’Europe, la lente déconstruction de la citoyenneté républicaine – , en s’appuyant sur un heureux entrecroisement entre passé et présent.

Ainsi le « sens de l’engagement » est tour à tour éclairé et illustré, référé à d’utiles sources autant qu’orienté vers l’action contemporaine, y compris par un ensemble d’annexes où l’on trouvera notamment le texte intégral du remarquable discours que Philippe Foussier prononça le 1er mai 2018 en s’adressant fermement, par une série d’apostrophes, au président de la République3. Au sein de ce parcours, on soulignera une belle évocation de la figure de Henri Caillavet, un bilan inquiétant des freins (pour ne pas dire plus) qui entravent délibérément la recherche scientifique depuis le début de ce siècle (on se souvient notamment des attaques contre le rapport Lengagne), et une analyse sans concession de la substitution dans de nombreux milieux de gauche et syndicaux de la question « raciale » à la question sociale comme grille de lecture des rapports humains.

La tâche est donc urgente de « relever la république ». Elle ne peut s’effectuer qu’en reprenant sa source à un humanisme qui est plus que jamais d’actualité et qu’il s’agit de porter aux dimensions des défis contemporains. Elle est à l’agenda de l’ensemble des citoyens qui, sans nécessairement se donner explicitement l’horizon de l’utopie maçonnique réflexive d’une « république universelle », en partagent néanmoins le principe universaliste émancipateur.

Notes

1 – GODF en abrégé désormais.

2 – Version de 1738 du Discours de Ramsay citée dans Gérard Gayot, La Franc-maçonnerie française. Textes et pratiques – XVIIIe-XIXe siècles, Paris : Julliard, 1980.

3 – Voir l’article sur Mezetulle

Philippe Foussier, Combats maçonniques, Paris : Conform Edition, 2018.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2018.

Manifeste contre le nouvel antisémitisme

Je figure parmi les 300 premiers signataires du « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié dans Le Parisien du 22 avril. On peut le lire in extenso ci-dessous et sur le site du journal.

Le texte, proposé sur https://www.change.org/p/emmanuel-macron-manifeste-contre-le-nouvel-antis%C3%A9mitisme , a recueilli plus de 26000 signatures au moment où je mets ce billet en ligne.

« L’antisémitisme n’est pas l’affaire des Juifs, c’est l’affaire de tous. Les Français, dont on a mesuré la maturité démocratique après chaque attentat islamiste, vivent un paradoxe tragique. Leur pays est devenu le théâtre d’un antisémitisme meurtrier. Cette terreur se répand, provoquant à la fois la condamnation populaire et un silence médiatique que la récente marche blanche a contribué à rompre.

Lorsqu’un Premier ministre à la tribune de l’Assemblée nationale déclare, sous les applaudissements de tout le pays, que la France sans les Juifs, ce n’est plus la France, il ne s’agit pas d’une belle phrase consolatrice mais d’un avertissement solennel : notre histoire européenne, et singulièrement française, pour des raisons géographiques, religieuses, philosophiques, juridiques, est profondément liée à des cultures diverses parmi lesquelles la pensée juive est déterminante. Dans notre histoire récente, onze Juifs viennent d’être assassinés – et certains torturés – parce que Juifs, par des islamistes radicaux.

« Une épuration ethnique à bas bruit »

Pourtant, la dénonciation de l’islamophobie – qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre – dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur : les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans. 10 % des citoyens juifs d’Ile-de-France – c’est-à-dire environ 50 000 personnes – ont récemment été contraints de déménager parce qu’ils n’étaient plus en sécurité dans certaines cités et parce que leurs enfants ne pouvaient plus fréquenter l’école de la République. Il s’agit d’une épuration ethnique à bas bruit au pays d’Émile Zola et de Clemenceau.

Pourquoi ce silence ? Parce que la radicalisation islamiste – et l’antisémitisme qu’elle véhicule – est considérée exclusivement par une partie des élites françaises comme l’expression d’une révolte sociale, alors que le même phénomène s’observe dans des sociétés aussi différentes que le Danemark, l’Afghanistan, le Mali ou l’Allemagne… Parce qu’au vieil antisémitisme de l’extrême droite, s’ajoute l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société. Parce que la bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif.

« Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie »

Or à la marche blanche pour Mireille Knoll, il y avait des imams conscients que l’antisémitisme musulman est la plus grande menace qui pèse sur l’islam du XXIe siècle et sur le monde de paix et de liberté dans lequel ils ont choisi de vivre. Ils sont, pour la plupart, sous protection policière, ce qui en dit long sur la terreur que font régner les islamistes sur les musulmans de France.

En conséquence, nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime.

Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie. Nous demandons que la lutte contre cette faillite démocratique qu’est l’antisémitisme devienne cause nationale avant qu’il ne soit trop tard. Avant que la France ne soit plus la France. »

*« Le Nouvel Antisémitisme en France », Ed. Albin Michel, 213 p., 15 euros.

Les 300 premiers signataires :
Charles Aznavour ; Françoise Hardy ; Pierre Arditi ; Elisabeth Badinter ; Michel Drucker ; Sibyle Veil ; François Pinault ; Eric-Emmanuel Schmitt ; Marceline Loridan-Ivens ; Radu Mihaileanu ; Elisabeth de Fontenay ; Nicolas Sarkozy ; Pascal Bruckner ; Laure Adler ; Bertrand Delanoë ; Manuel Valls ; Michel Jonasz ; Xavier Niel ; Jean-Pierre Raffarin ; Gérard Depardieu ; Renaud ; Pierre Lescure ; Francis Esménard ; Mgr Joseph Doré ; Grand Rabbin Haïm Korsia ; Imam Hassen Chalghoumi ; Carla Bruni ; Boualem Sansal ; Imam Aliou Gassama ; Annette Wieviorka ; Gérard Darmon ; Antoine Compagnon ; Mofti Mohamed ali Kacim ; Bernard Cazeneuve ; Bernard-Henri Lévy ; Philippe Val ; Zabou Breitman ; Waleed al-Husseini ; Yann Moix ; Xavier De Gaulle ; Joann Sfar ; Julia Kristeva ; François Berléand ; Olivier Guez ; Jeannette Bougrab ; Marc-Olivier Fogiel ; Luc Ferry ; Laurent Wauquiez ; Dominique Schnapper ; Daniel Mesguich ; Laurent Bouvet ; Pierre-André Taguieff ; Jacques Vendroux ; Georges Bensoussan ; Christian Estrosi ; Brice Couturier ; Imam Bouna Diakhaby ; Eric Ciotti ; Jean Glavany ; Maurice Lévy ; Jean-Claude Casanova ; Jean-Robert Pitte ; Jean-Luc Hees ; Alain Finkielkraut ; Père Patrick Desbois ; Aurore Bergé ; François Heilbronn ; Eliette Abécassis ; Bernard de la Villardière ; Richard Ducousset ; Juliette Méadel ; Daniel Leconte ; Jean Birenbaum ; Richard Malka ; Aldo Naouri ; Guillaume Dervieux ; Maurice Bartelemy ; Ilana Cicurel ; Yoann Lemaire ; Michel Gad Wolkowicz ; Olivier Rolin ; Dominique Perben ; Christine Jordis ; David Khayat ; Alexandre Devecchio ; Gilles Clavreul ; Jean-Paul Scarpitta ; Monette Vacquin ; Christine Orban ; Habib Meyer ; Chantal Delsol ; Vadim Sher ; Françoise Bernard ; Frédéric Encel ; Christiane Rancé ; Noémie Halioua ; Jean-Pierre Winter ; Jean-Paul Brighelli ; Marc-Alain Ouaknin ; Stephane Barsacq ; Pascal Fioretto ; Olivier Orban ; Stéphane Simon ; Laurent Munnich ; Ivan Rioufol ; Fabrice d’Almeida ; Dany Jucaud ; Olivia Grégoire ; Elise Fagjeles ; Brigitte-Fanny Cohen ; Yaël Mellul ; Lise Bouvet ; Frédéric Dumoulin ; Muriel Beyer ; André Bercoff ; Aliza Jabes ; Jean-Claude Zylberstein ; Natacha Vitrat ; Paul Aidana ; Imam Karim ; Alexandra Laignel-Lavastine ; Lydia Guirous ; Rivon Krygier ; Muriel Attal ; Serge Hefez ; Céline Pina ; Alain Kleinmann ; Marie Ibn Arabi-Blondel ; Michael Prazan ; Jean-François Rabain ; Ruth Aboulkheir ; Daniel Brun ; Paul Aidane ; Marielle David ; Catherine Kintzler ; Michèle Anahory ; Lionel Naccache ; François Ardeven ; Thibault Moreau ; Marianne Rabain-Lebovici ; Nadège Puljak ; Régine Waintrater ; Aude Weill-Raynal ; André Aboulkheir ; Elsa Chaudun ; Patrick Bantman ; Ruben Rabinovicth ; Claire Brière-Blanchet ; Ghislaine Guerry ; Jean-Jacques Moscovitz ; Amine El Khatmi ; André Zagury ; François Ardeven ; Estelle Kulich ; Annette Becker ; Lilianne Lamantowicz ; Christine Loterman ; Adrien Barrot ; Talila Guteville ; Florence Ben Sadoun ; Paul Zawadzki ; Serge Perrot ; Patrick Guyomard ; Marc Nacht ; André Aboulkheir ; Laurence Bantman ; Josiane Sberro ; Anne-Sophie Nogaret ; Lucile Gellman ; Alain Bentolila ; Janine Atlounian ; Claude Birman ; Danielle Cohen-Levinas ; Laurence Picard ; Sabrina Volcot-Freeman ; Gérard Bensussan ; Françoise-Anne Menager ; Yann Padova ; Evelyne Chauvet ; Yves Mamou ; Naem Bestandji ; Marc Knobel ; Nidra Poller ; Brigitte-Fanny Cohen ; Joelle Blumberg ; Catherine Rozenberg ; Caroline Bray-Goyon ; Michel Tauber ; André Zagury ; Laura Bruhl ; Eliane Dagane ; Michel Bouleau ; Marc Zerbib ; Catherine Chalier ; Jasmine Getz ; Marie-Laure Dimon ; Marion Blumen ; Simone Wiener ; François Cahen ; Richard Metz ; Daniel Draï ; Jacqueline Costa-Lascoux ; Stéphane Lévy ; Arthur Joffe ; Antoine Molleron ; Liliane Kandel ; Stéphane Dugowson ; David Duquesne ; Marc Cohen ; Michèle Lévy-Soussan ; Frédéric Haziza ; Martine Dugowson ; Jonathan Cohen ; Damien Le Guay ; Patrick Loterman ; Mohamed Guerroumi ; Wladi Mamane ; William de Carvalho ; Brigitte Paszt ; Séverine Camus ; Solange Repleski ; André Perrin ; Sylvie Mehaudel ; Jean-Pierre Obin ; Yael Mellul ; Sophie Nizard ; Richard Prasquier ; Patricia Sitruk ; Renée Fregosi ; Jean-Jacques Rassial ; Karina Obadia ; Jean-Louis Repelski ; Edith Ochs ; Jacob Rogozinski ; Roger Fajnzylberg ; Marie-Helène Routisseau ; Philippe Ruszniewski ; André Senik ; Jean-François Solal ; Paule Steiner ; Jean-Benjamin Stora ; Anne Szulmajster ; Maud Tabachnik ; Daniel Tchenio ; Julien Trokiner ; Fatiha Boyer ; Cosimo Trono ; Henri Vacquin ; Caroline Valentin ; Alain Zaksas ; Slim Moussa ; Jacques Wrobel ; Roland Gori ; Nader Alami ; Céline Zins ; Richard Dell’Agnola ; Patrick Beaudouin ; Barbara Lefebvre ; Jacques Tarnéro ; Georges-Elia Sarfat ; Lise Boëll ; Jacques Wrobel ; Bernard Golse ; Céline Boulay-Esperonnier ; Anne Brandy ; Imam Karim ; Sammy Ghozlan.

La République laïque et les cultes : reconnaissance, méconnaissance, connaissance ?

Après le discours d’Emmanuel Macron au collège des Bernardins le 9 avril et les nombreux commentaires qui ont suivi, François Braize1 a rédigé cette utile mise au point touchant les relations entre un État laïque et les cultes. La séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. La « non reconnaissance » des cultes que la loi de 1905 prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

L’organisation républicaine de l’État à l’épreuve du principe de non reconnaissance des cultes. À moins que ce ne soit le contraire….

Quel que soit le sens, la question peut légitimement tracasser : comment un État séparé des Églises par sa propre Constitution, et donc sans lien avec elles,  peut-il être conduit à s’occuper des cultes, à s’organiser pour ce faire et se doter d’un ministre qui traite, entre autres, par des services ad hoc,  ces questions-là ?

N’y a t-il pas là une contradiction ? On retrouve dans cette interrogation cette difficulté du bon sens à admettre toute la portée de la séparation entre l’État et les Églises au sens de l’article 2 de la loi de 19052, alors qu’aujourd’hui tout appelle au dialogue et à ce qui lie.

Pour y répondre, il faut connaître ou se souvenir, d’une part des principes de l’organisation républicaine de l’État et, d’autre part, des règles fixées par la loi de 1905.

I – L’organisation républicaine de l’État

Elle est duale, à la fois politique et administrative, et la dualité « personne du ministre » (éphémère), de l’ordre du politique, et « département ministériel » (appareil durable), de l’ordre de l’administratif, en est la traduction que l’on retrouve dans les textes.

Ainsi :

1° D’un côté, les attributions de chaque ministre sont fixées par un décret à chaque composition gouvernementale.

Un tel décret d’attribution intervient pour chaque ministre dès après sa nomination et ces attributions peuvent évoluer d’un gouvernement à l’autre au gré des arbitrages politiques. Le décret d’attribution fixe ce dont est chargé tel ou tel ministre au sein d’un gouvernement donné.

Les décrets d’attribution sont des textes qui reflètent les politiques publiques que souhaite mener un gouvernement et déterminent donc qui, en son sein, est chargé de telle ou telle de ces politiques publiques.

2° D’un autre côté, les missions et l’organisation des départements ministériels et de leurs directions d’administration centrale sont fixées par d’autres décrets.

Il existe pour chaque département ministériel un décret qui organise ce département et qui en fixe les missions. Ce décret est précisé par des arrêtés d’application concernant chaque direction d’administration centrale.

Ce décret et ces arrêtés sont des textes, eux, permanents et durables au-delà de la durée de vie d’un ministre.

L’articulation entre les deux dispositifs est faite par le décret d’attribution du ministre qui prévoit quelles sont les directions du département ministériel placées sous l’autorité du ministre, celles d’autres départements ministériels qui sont mises à sa disposition et celles auxquelles il peut faire appel en tant que de besoin.

Ainsi, on met en face des attributions du ministre les directions centrales et leurs missions qui lui permettent de remplir ses attributions. L’appareil d’État est ainsi d’équerre.

II – La question des cultes

S’agissant de la question des cultes, les missions de l’État sont doubles par l’effet de la loi de 1905.

1° Sur tout le territoire national de manière générale, l’État exerce la police administrative spéciale des cultes en application de la loi de 1905 (laquelle comporte un titre fixant les règles et les limites de cette police spéciale) et il doit se doter, comme pour toute législation, de services chargés de veiller à l’application de la législation relative à l’exercice des cultes, comme de celle plus généralement relative à la laïcité.

2° Par ailleurs, en Alsace-Moselle, l’État assure l’application du régime concordataire napoléonien.

L’indifférence totale de l’État pour les cultes peut donc apparaître comme un mythe. En fait et en droit, on est en présence d’une politique publique traduite dans une législation particulière dont il faut que l’État assure le suivi de la mise en œuvre. Pour cela il peut être nécessaire d’avoir des relations de suivi avec les représentants des cultes sans pour autant reconnaître les cultes, ni tel ou tel d’entre eux.

Tant que le régime napoléonien du concordat s’appliquait à tout le territoire national, cela justifiait au sein du ministère de l’Intérieur l’existence d’une Direction centrale des cultes, pilotant, sous l’autorité du ministre, les services des préfectures sur ces sujets.

L’intervention de la loi de 1905 séparant l’État et les Églises a conduit à la suppression de cette direction générale3. Mais certaines compétences de l’État en matière de cultes ont subsisté, et a donc subsisté aussi un bureau chargé des cultes dans l’organisation du ministère de l’Intérieur. Le dernier texte d’organisation de ce ministère avec son arrêté d’application du 12 août 2013 maintient d’ailleurs ce « bureau » sous une forme dédoublée en un « Bureau central des cultes » et un « Bureau des cultes du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ».

De son côté, l’arrêté du 12 août 2013 définit ainsi les missions de la Sous-direction de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires juridiques dans laquelle ces bureaux sont situés et qui est chargée de ces questions :

« Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ;
Elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ».

En conséquence, une politique publique républicaine des cultes est bien inscrite dans les textes définissant les missions et l’organisation du département ministériel de l’Intérieur ; en revanche le décret d’attribution du ministre Collomb ne dit rien de spécial sinon que les services qui en sont administrativement chargés sont placés sous son autorité.

Rien que de très normal en somme au regard des principes d’organisation de la République et de l’État.

***

La question des cultes est donc présente dans l’organisation de l’État car ce dernier a des missions fixées par la loi de 1905 qu’il doit remplir. Pour cela, c’est dans sa nature, il lui faut un appareil ou au moins un bout d’appareil.

Même s’il ne s’agit plus d’une grande direction centrale des cultes au ministère de l’Intérieur, témoin du régime concordataire disparu depuis 1905, la séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. Bien au contraire, dans la logique même de la loi de 1905,  la « non reconnaissance » des cultes que cette loi prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

On ajoutera que cela n’implique absolument pas de restaurer un lien qui aurait été abîmé, ce qui n’a aucun sens puisque ce lien a été rompu par la loi de séparation et notre régime constitutionnel.

Représentants de l’État et représentants des cultes peuvent donc se rencontrer, dialoguer, négocier même et, ce, sans être liés. Cela s’appelle une bonne appréhension de l’intérêt général non confondu avec les intérêts particuliers, en l’occurrence confessionnels. Cela implique que l’on ait plutôt une conception de l’intérêt général transcendant par rapport aux intérêts particuliers, une conception platonicienne et non une conception aristotélicienne. Pour faire simple Platon considérait que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers alors qu’Aristote le voyait plutôt immanent aux intérêts particuliers4.

Incontestablement, Emmanuel Macron se situe très clairement du côté d’Aristote et de l’immanence pour ce qui concerne l’intérêt général, consacrant sans doute trop de son capital de transcendance à la spiritualité confessionnelle…

En revanche, si État et cultes peuvent se rencontrer et se parler par la personne de leurs représentants, un président ou un ministre en exercice5, ne peut se prêter, ès qualités, en représentant donc la République, à l’exercice d’un culte, ni à une manifestation d’une confession, ni même encore moins porter ses signes ou insignes comme certains de nos présidents ou élus locaux ont pu le faire…

À perdre les valeurs de la République dans la soumission, on se perd soi-même. Très clairement ainsi, ce n’est pas un lien qui, au demeurant, n’existe pas qui a été abîmé, mais la République laïque elle même par certains mots et certains comportements.

Indigne est à cet égard le mot qui peut venir à l’esprit et notre président s’aliène en outre une bonne partie de ses soutiens républicains. Sauf inflexion, la sanction pourrait bien tomber dès la plus prochaine échéance électorale nationale….

Notes

1François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera la version originale de ce texte sur le blog de François Braize, sous le titre « Mon nom est personne » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/04/17/mon-nom-est-personne/

2 – Article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : « L’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », principes dont le Conseil constitutionnel a déclaré par une décision de février 2013 la portée constitutionnelle et donc supra législative, c’est à dire qu’il censurerait une loi qui viendrait y porter atteinte ; mais notre droit est imparfait et si le législateur est ainsi contraint, notre président peut lui en toute impunité y contrevenir en ne respectant pas le principe de séparation d’avec les cultes, ni par ses mots ni par ses actes…

3– Suppression que certains situent à 1917, mais cela n’a pu être vérifié du fait de l’ancienneté des textes d’organisation.

4 – Cette différence d’approche de la notion d’intérêt général a été historiquement lourde de conséquence sur les visions politiques et de l’action publique (Voir à ce sujet L’idéologie de l’intérêt général de François Rangeon, Editions Economica, 1986).

5 – Et a fortiori tout fonctionnaire d’autorité, tel un préfet.

 

Annexe : textes de référence

Décret d’attribution du ministre de l’intérieur et décret d’organisation du ministère de l’intérieur et ses textes d’application 

I – Décret n° 2017-1070 du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre de l’intérieur

Ce décret ne dit rien des attributions du ministre en matière de cultes car il est écrit en termes généraux : 

Article 1 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure, de libertés publiques, d’administration territoriale de l’État, de décentralisation, d’immigration, d’asile et de sécurité routière. Sans préjudice des attributions du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, il prépare et met en œuvre, dans la limite de ses attributions, la politique du Gouvernement en matière d’accès à la nationalité française. Conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires et dans les conditions prévues à l’article 2, il prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement à l’égard des collectivités territoriales. Sans préjudice des attributions du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, il est chargé de l’organisation des scrutins.
Il est, en outre, chargé de coordonner les actions de lutte contre les trafics de stupéfiants.
Il préside, par délégation du Premier ministre, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. A ce titre, il prépare la politique gouvernementale en matière de prévention de la délinquance et de la radicalisation et veille à sa mise en œuvre. »

Selon l’article 5 de ce décret :

Article 5 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a autorité sur le secrétariat général du ministère de l’intérieur, l’inspection générale de l’administration, le Conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation, la direction générale de la police nationale, la direction générale de la sécurité intérieure, la direction générale de la gendarmerie nationale, la direction générale des étrangers en France, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, la délégation à la sécurité routière, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation et sur les autres services mentionnés par le décret n° 2013-728 du 12 août 2013 susvisé.
Il a autorité, conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires, sur la direction générale des collectivités locales ».

Le ministre de l’Intérieur a donc autorité sur les services du ministère (pour leur énumération et leurs missions, voir décret et arrêté d’organisation infra en II et III).

II – Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et du ministère des outre-mer

Article 13 

[mots soulignés par l’auteur]

« La direction des libertés publiques et des affaires juridiques (une des composantes du secrétariat général du ministère) exerce une fonction de conception, de conseil, d’expertise et d’assistance juridiques auprès de l’administration centrale et des services déconcentrés du ministère.
Elle assure le suivi de l’application des lois et de la transposition des directives européennes. Elle participe à la codification des textes législatifs et réglementaires. Elle veille à la sécurité juridique des actions du ministère, promeut la qualité de la législation et de la réglementation, et contribue à la régularité de la commande publique.
Elle traite le contentieux de niveau central du ministère, en liaison avec les directions compétentes, et représente le ministre devant les juridictions compétentes. Sous réserve des instances de cassation et des questions prioritaires de constitutionnalité soumises à l’examen du Conseil d’Etat, elle ne traite pas le contentieux des décisions individuelles en matière de visa et d’accès à la nationalité française. Elle veille à la cohérence des décisions de protection fonctionnelle au sein du ministère et l’octroie aux agents de l’administration centrale, de la préfecture de police et des préfectures.
Elle assure la diffusion des connaissances juridiques et contribue au développement des compétences dans ce domaine.
La direction des libertés publiques et des affaires juridiques prépare et met en œuvre la législation relative aux libertés publiques et aux polices administratives. Elle est chargée du suivi des relations de l’État avec les représentants des cultes. »

III – Arrêté du 12 août 2013 portant organisation interne du secrétariat général du ministère de l’intérieur

Article 10 

[mots soulignés par l’auteur]

« La sous-direction des libertés publiques (une des composantes de la DLPAJ composante du SG) est chargée de préparer les textes relatifs aux libertés publiques et individuelles relevant de son champ de compétence, et d’en suivre l’application. Elle veille à la protection des données à caractère personnel. Elle est le correspondant de la commission nationale de l’informatique et des libertés pour l’ensemble de l’administration du ministère.
Elle analyse les questions relevant du droit pénal et de la procédure pénale, et propose les modifications qui apparaissent nécessaires. Elle suit l’application du droit pénal de la presse et de la protection du jeune public.
Elle est chargée de l’application et de l’évolution de la législation concernant la vie associative ; elle assure la tutelle sur les associations et fondations reconnues d’utilité publique.
Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ; elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Elle est chargée de préparer les textes législatifs et règlementaires relatifs aux titres d’identité et de voyage délivrés aux Français. Elle en suit l’application.
Elle prépare les décisions individuelles relevant de la compétence du ministre dans les activités ci-dessus énumérées. »

« La sous-direction des libertés publiques comprend :
― le bureau de la liberté individuelle ;
― le bureau des questions pénales ;
― le bureau des associations et fondations ;
le bureau central des cultes ;
― le bureau des cultes du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ;
― le bureau de la nationalité, des titres d’identité et de voyage. »

République, société, laïcité… il y aurait une intruse ? (par F. Braize, J. Petrilli et B. Bertrand)

Monsieur le président, et si c’était parce que notre société a fait le choix d’être laïque que la République l’est ?

François Braize, Jean Petrilli et Bruno Bertrand1 proposent ici leur analyse des propos attribués au président de la République sur la laïcité. C’est avec plaisir que Mezetulle accueille leur texte, publié le 8 janvier sur le forum de Marianne2. Autant qu’une analyse, qui vient enrichir d’un point de vue nouveau (et légèrement différent) celle que Mezetulle a publiée, il s’agit d’un appel à clarification. Or nous apprenons aujourd’hui même3 que Emmanuel Macron pourrait différer indéfiniment, sinon renoncer, à présenter le discours attendu sur la laïcité : en « jouant la montre », le président de la République avouerait-il une gêne politique « en même temps » qu’un embarras théorique à se prononcer sur le sujet ?

 

Les médias et réseaux sociaux se sont fait largement l’écho des propos du président de la République qui aurait parlé de risque de radicalisation de la laïcité ainsi que de notre société (et de sa population) qui ne serait pas laïque, au contraire de notre République. Propos obligeamment rapportés par les représentants des cultes à la suite d’une réunion qu’il a tenue avec ceux-ci et, dernièrement, suite à ses vœux aux cultes le 4 janvier.

Il est pour le moins étonnant, à l’heure où des innocents sont menacés et tués par des barbares religieux islamistes, de parler, de risque de « radicalisation de la laïcité » à propos de républicains sincères qui eux n’ont tué personne. Puisque le président ne visait pas les racistes ou les xénophobes qui instrumentalisent la laïcité, les mots peuvent légitimement révolter.

Il faut dire que notre président n’en est pas à son coup d’essai. Lors de la commémoration des 500 ans de la Fédération protestante de France n’a-t-il pas dénié au politique et à une décision législative du corps social toute supériorité sur le religieux,  dès lors qu’un débat ne serait pas mûr4? Qui va juger du mûrissement suffisant ? Les cultes qui persisteront à s’y opposer comme pour le mariage pour tous ? Aurait-il eu le courage de Christiane Taubira et de François Hollande pour passer outre à leur hostilité de fait toujours aussi résolue ?5 Lors de ses vœux aux cultes, il a redit être à leur écoute… Curieuse et dangereuse conception de la laïcité qui se dessine ainsi…

En fait, nous voyons bien mieux désormais le risque : les propos présidentiels commencent à dessiner une cohérence qui fait peur. Il faut que le président clarifie lui même les choses sans s’en remettre à des tiers et notre papier est d’abord une invite à son attention dans la perspective du discours toujours annoncé, et attendu, sur la laïcité. Il ne peut pas méconnaître la nature et la philosophie laïques de sa charge quelles que soient ses options philosophiques personnelles. Sinon pourquoi au fond ne pas avoir béni du goupillon proposé le cercueil de Jean-Philippe Smet lors de ses obsèques6 et pourquoi s’être simplement incliné devant celui-ci ?

Mais notre papier entend aussi apporter une clarification des termes du débat. En effet, tel un déluge, approximations et contre-vérités se sont amoncelées opportunément au service de beaucoup d’arrières pensées et contre la raison. Les uns soutenant que, dans notre République, le degré d’exigence laïque à laquelle l’Etat est soumis s’étend, ou doit s’étendre, jusqu’à la société civile ; les autres déniant tout bonnement à cette dernière la qualité d’être laïque, à l’instar des propos prêtés à notre Président.

Tout cela est caricature inexacte. Il faut donc préciser ce qu’EST notre République7 et, ce, jusque dans ses interactions indiscutables, dans la récursivité, avec la société civile.

D’abord, il faut le dire, ceux qui au motif de leur hostilité aux croyances religieuses8 entendent appliquer à la société civile un régime de laïcité se rapprochant de celui imposé notamment à l’Etat (séparation, neutralité, etc.) pour brider les religions dans leur expression, ceux-là nous feraient sortir de notre système républicain qui est un régime de liberté de conscience et de liberté des cultes, ainsi que de liberté d’expression des opinions.

En effet, notre République laïque ne reconnaît pas les cultes, mais elle garantit leur libre exercice. Elle garantit aussi la libre expression de toutes les opinions, y compris les opinions religieuses9. Le degré très fort d’exigence laïque qui s’applique à l’Etat et aux autres personnes publiques ne s’applique donc pas à la société civile, ni aux personnes qui la composent. Il faut que cela soit très clair.

Mais, pour autant, il est tout aussi absurde de prétendre que la société n’est pas laïque. La société civile qui fait le choix d’une République laïque et de séparer le politique du religieux ne peut pas être « hors sol » au regard de la laïcité. Cette dernière est l’expression de son choix le plus fondamental par sa Constitution et constitue le terreau fertile de nos libertés, y compris celle de croire ou de ne pas croire. Les institutions politiques et toutes les législations et réglementations d’une telle société sont marquées par l’exigence laïque qui tient les cultes à distance du fonctionnement des premières et de la production des secondes10.

Rappelons-nous l’article 2 de notre Constitution « La République est laïque, démocratique et sociale » et cela parce que notre société, notre corps social, a fait ce choix. Si la République est laïque, la société l’est donc aussi, et qui imaginerait soutenir que notre société pourrait être non démocratique alors que notre République l’est… Absurdité et sophisme, si ce n’est billevesées, que tout cela.

En outre, l’objectif d’émancipation citoyenne qui s’attache à une République laïque ne peut non plus manquer de produire sa marque sur une société civile qui n’est pas seulement le pré carré des intérêts privés, ni le champ de prospection des confessions pour y faire leur marché en toute liberté. Elles doivent aussi y rencontrer la laïcité comme garde-fou à leurs prétentions, notamment prosélytes. La société civile dans une République laïque porte donc la marque, l’empreinte de la laïcité. Sauf à vouloir prendre le risque de la livrer à nouveau aux appétits des cultes.

Si notre président a voulu dire que le degré d’exigence laïque qui s’applique à l’Etat et aux autres personnes publiques ne s’applique pas à la société civile, ce qui est une évidence, il ne lui fallait pas alors dire que la société n’EST pas laïque car ce n’est pas la même chose. Serait-ce un faux problème lié à une expression défaillante ?

Comme on a affaire à quelqu’un d’intelligent, qu’il y a désormais répétition et une forme d’entêtement, on ne peut que redouter que le faux problème masque une véritable difficulté… en attendant que vienne une vraie clarification satisfaisant aux principes de la laïcité à la française et non pas à l’anglo-saxonne, de type par exemple canadien.

Au final, réfléchissez-y bien Monsieur le Président, ne serait-ce pas pourtant au fond parce que notre société libre a fait le choix d’être laïque notamment en séparant le politique du religieux11, que notre République l’est aussi et qu’elle s’est dotée d’un Etat qui l’est exemplairement par sa séparation d’avec les cultes et les options religieuses ?

Bref, comment pourrait-on encore maintenir sérieusement que « si la République est laïque, la société ne l’est pas »12 ? Comme le rappelait Ernest Lavisse, et ça vaut pour un corps social comme pour un individu, « Etre laïque c’est dénier aux religions qui passent le droit de gouverner l’Humanité qui dure ! ». La société qui se dote d’une République laïque ne peut donc que vouloir satisfaire à cette exigence et elle est bien, à son plus profond, laïque.

En effet, la République laïque n’est ni tombée du ciel, ni de ses cultes, notre société l’a choisie… Une société, comme un individu, EST, ainsi et avant tout, ce qu’elle choisit d’être13. Et c’est cela qui doit être défendu, en ne commençant pas par le nier.

Notes

1 – [NdE] François Braize, inspecteur général honoraire des affaires culturelles ; Jean Petrilli, ancien avocat au barreau ; Bruno Bertrand, magistrat.

2 – [NdE] Voir en date du 8 janvier : https://www.marianne.net/debattons/forum/republique-societe-laicite-il-y-aurait-une-intruse
Article également en ligne, à la même date, sur le blog de François Braize https://francoisbraize.wordpress.com/category/accueil/

3 – [NdE] Information diffusée sur Europe 1 le 10 janvier 2018 après le journal de 7h30, et commentée par Hélène Jouan. http://www.europe1.fr/emissions/helene-jouan-vous-parle-politique/info-europe-1-macron-ne-fera-pas-de-discours-sur-la-laicite-3542063

4 – Certaines de ses déclarations (non rapportées cette fois, mais extraites de son allocution aux responsables religieux réunis par la Fédération protestante de France pour les 500 ans de la Réforme), ont de quoi inquiéter en effet : « La manière que j’aurai de trancher ces débats ne sera pas de vous dire que la politique a une prééminence sur vous et qu’une loi pourrait trancher ou fermer un débat qui n’est pas mûr » a-t-il dit. Formulation très alambiquée, mais qui dit néanmoins que le politique (laïque), et le législateur lorsqu’il tranche (que peut-il faire d’autre de toute façon ?), ne sauraient avoir de prééminence sur l’opinion de nature religieuse.. Ce qui est stupéfiant s’agissant du chef de l’Etat, président d’une République laïque .

5 – Que se passerait-il sur l’IVG s’il fallait légiférer ? Que va t-il se passer sur la bioéthique ?

6 – Ce qu’ont fait d’autres hommes et femmes politiques notamment de droite lors de ces obsèques, telle Valérie Pécresse présidente de région en fonction…

7 – Au point de vue philosophique, politique et juridique.

8 – Hostilité qui peut apparaître légitime et juste à proportion de l’obscurantisme de ces dernières qui fait obstacle à l’émancipation des femmes et des hommes.

9 – Avec l’exigence du respect de l’ordre public, défini par la loi, et des libertés d’autrui comme le rappelle la DDHC de 1789 dans son article 10.

10 – Dans une république laïque, le droit religieux ne peut être l’outil de règlement des conflits sociaux individuels ou collectifs que ce soit par le droit canonique, la charia ou tout autre source religieuse et les tribunaux français rejettent cette option catégoriquement ; par exemple, le droit de la famille est celui de la République.

11 – Comme le montre admirablement Elisabeth Badinter dans une interview récente donnée à Marianne : https://www.marianne.net/societe/elisabeth-badinter-en-france-dieu-ne-gouverne-pas-la-cite

12 – On peut dire avec Mezetulle que « la société n’est pas tenue de l’être » (laïque) au sens où elle peut faire le choix de ne plus l’être comme elle pourrait, selon nous, aussi faire le choix de ne plus être démocratique ; en attendant elle l’est (laïque et démocratique) ; voir à ce sujet : http://www.mezetulle.fr/les-propos-sur-la-laicite-attribues-au-president-macron-sont-mal-ficeles/

13 – Comment pourrait-il en être autrement : si une telle société n’est pas laïque, que peut-elle être ? Un espace vide, neutre, un champ ouvert à tous les vents, même les plus mauvais ? Compte tenu des choix qu’elle a fait, elle ne peut être que ce qu’elle a choisi et le point de vue inverse est suspect a minima de vouloir dans l’intérêt des confessions borner la laïcité aux personnes publiques pour mieux leur ouvrir le champ sociétal.

Les propos sur la laïcité attribués au président Macron sont mal ficelés

Radicalisation et radicalité. La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être

À l’issue de l’entretien du 21 décembre auquel le président de la République a convié des dignitaires religieux, certains d’entre eux ont fait état de propos qui auraient été tenus en leur présence par Emmanuel Macron. Il aurait notamment mis en garde contre une « radicalisation » de la laïcité, et résumé sa doctrine par la maxime « La République est laïque, mais non la société »1. Invitée par plusieurs lecteurs à donner mon sentiment à ce sujet, je m’appuierai sur des outils conceptuels déjà mis en place aussi bien dans les colonnes de Mezetulle2 que dans divers articles et dans mon livre Penser la laïcité. Quelle que soit la manière dont je les envisage, ces propos rapportés et fragmentaires me semblent mal ficelés.

Voici, de manière succincte, comment j’ai maintes fois caractérisé le fonctionnement du régime de laïcité, composé de deux volets. D’une part le principe de laïcité (principe d’abstention de la puissance publique en matière de cultes, de croyances et d’incroyances) est « radical » en un sens étymologique : il mène jusqu’à ses racines la disjonction entre foi et loi ; le moment politique ne recourt pas au modèle de la foi, il ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable, il ne dit rien des croyances et des incroyances. D’autre part ce principe d’abstention, ne s’appliquant qu’au moment politique, au domaine de la puissance publique et à ce qui participe d’elle, a une portée limitée et n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile jouit de la liberté d’expression dans le cadre du droit commun, y compris bien sûr en public. Autrement dit, le régime de laïcité n’est pas épuisé par le seul principe de laïcité, il articule deux éléments.

C’est à partir de là que je m’interroge sur les propos attribués au président de la République.

1° « Radicalisation » / radicalité 

Le président de la République se serait dit « vigilant » face à un « risque de radicalisation de la laïcité ». Loin de concerner la radicalité de la laïcité telle que je viens de l’évoquer, ces propos n’ont rien de descriptif, ils sont prescriptifs ou au moins optatifs : il s’agit de se garder d’un risque. Je ne ferai pas l’injure au président de penser qu’il invite à considérer les citoyens favorables à la laïcité – qui n’ont jamais tué ni blessé ni menacé personne ni détruit quoi que ce soit, et qui n’appellent jamais à le faire – comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Personne n’ignore pourtant que le sens actuel du mot « radicalisation », utilisé plus particulièrement en matière d’opinions religieuses, désigne une fanatisation pouvant aller jusqu’au meurtre. Quelle que soit l’intention du locuteur, aujourd’hui l’emploi du terme « radicalisation » dans ce champ ne peut que l’exposer à cette interprétation : en parlant on est pris dans la langue, on ne la contrôle pas intégralement !

Mais écartons cette hypothèse. Comment alors comprendre un tel appel à la vigilance ? On peut certes lui trouver un sens en examinant la dualité principielle du régime laïque dont j’ai parlé plus haut.
En effet, de cette dualité se déduisent aisément deux dérives, deux mésinterprétations de la laïcité, qui fonctionnent structurellement de la même manière, observables dans notre quotidien, et dont il faut également se garder. La déduction se fait très simplement par un mouvement d’effacement de l’un des principes par l’autre, alternativement :

  • L’une des dérives consiste à grignoter le principe de laïcité en prétendant étendre à la puissance publique le fonctionnement qui vaut dans la société civile, en récusant peu à peu la neutralité et l’abstention de l’État : c’est la laïcité « ouverte », « positive », « inclusive », « accommodante », etc., qui finit par s’abolir elle-même en reconnaissant les communautés religieuses comme agents politiques.
  • L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir étendre le principe de laïcité à la société civile en la soumettant à la règle qui vaut dans le domaine de l’autorité publique : on prétend alors « nettoyer » la société de toute expression religieuse, on veut reléguer toute manifestation religieuse dans l’intimité (en confondant volontairement « intime » et « privé ») et n’en rien voir à l’extérieur, autrement dit on abolit la liberté d’expression3.

C’est peut-être de cette seconde dérive « niveleuse » et « nettoyeuse » que le président a voulu parler, celle qui, par un calamiteux excès de zèle, veut étendre le principe de laïcité au-delà de son champ d’application et faire de l’espace social un désert en matière d’expression religieuse ? Probablement.

Mais comment peut-on dénoncer pertinemment cette dérive sans en même temps pointer et dénoncer sa sœur jumelle ? C’est une opération conceptuelle boiteuse – ce qui n’est pas dans les habitudes d’Emmanuel Macron. Car on ne peut comprendre chacune des deux dérives que par leur commune structure, leur opposition renvoyant à une symétrie. C’est de plus politiquement déséquilibré : on fait comme si cette dérive extrémiste était, sinon la seule, du moins la plus dangereuse, alors qu’on est confronté à une montée meurtrière de prétentions religieuses fanatiques à faire la loi en intimidant la République et en se réservant des « territoires perdus ». En outre, pourquoi l’avoir dit ainsi ? Pourquoi choisir un terme violent qui, au-delà des zélés dont je parlais, atteint de paisibles citoyens, les insulte en qualifiant leur attachement à la laïcité comme on qualifie l’adhésion d’assassins à une dogmatique guerrière ? D’autres termes disponibles plus précis pouvaient être employés sans soulever d’hypothèse fausse et blessante : « dérive », « déformation », « exclusivisme », « extrémisme » ; et si on voulait absolument plaire aux dignitaires religieux, on pouvait même recourir au terme d’« ultra-laïcisme » !

2° « La République est laïque, mais non la société » / La République est laïque, mais la société n’est pas tenue de l’être

« La République est laïque, mais non la société » : telle est la maxime par laquelle le président aurait résumé sa doctrine. La République est laïque : elle a le devoir d’appliquer le principe de laïcité à tous ses actes, à tous ses propos, à toutes ses fonctions et organes, aux espaces, moments et choses qui participent d’elle ou qui sont directement gérés par elle. Et de l’autre côté, effectivement, le principe de laïcité ne vaut pas dans la société civile : on peut y aborder publiquement des sujets religieux, y afficher des signes religieux ou irréligieux, y dire tout le bien ou tout le mal qu’on pense de telle ou telle religion, etc., tout cela dans le cadre du droit commun – c’est le sens même de la dualité dont il a été question.

La formule néanmoins demande un commentaire, faute de quoi pourrait s’installer une interprétation restrictive tendant à négliger l’existence et la légitimité du courant laïque, des forces laïques, au sein de la société. Si la société en elle-même n’est pas laïque au sens où elle n’est pas assujettie au principe de laïcité, la laïcité y est présente en tant qu’opinion et je peux y déclarer « je suis laïque, je suis favorable à la laïcité du régime politique, je la soutiens et je la défends ». Ces positions jouissent de la même liberté que toute autre opinion.
Du reste la République elle-même ne serait pas laïque s’il n’y avait pas eu jadis des forces favorables à la laïcité au sein de la société pour penser, promouvoir et imposer la législation laïque. Naguère, en l’absence d’une résistance de forces laïques civiles, le champ eût été libre pour « toiletter » sévèrement la loi de 1905 comme le proposait le rapport Machelon en 2006, ou pour revenir sur la loi de 2004 dans le cadre de la « société inclusive » appelée par Jean-Marc Ayrault en 20134. On n’oublie pas non plus que Manuel Valls en 2005 était favorable à un financement public des cultes5, que en 2015 François Hollande déclarait « La République française reconnaît tous les cultes » et Gérald Darmanin proposait un « nouveau concordat », suivi de près par Bernard Cazeneuve en 20166. Aujourd’hui encore, la proposition de « loi de confiance » s’en prend subrepticement à la loi de 19057.
Le soutien du dispositif laïque républicain par les citoyens n’est pas moins opportun aujourd’hui qu’il ne le fut jadis et naguère : il prend place, de plein droit, au sein de la société aux côtés d’autres opinions.

Si l’on veut s’en tenir à une maxime, forcément elliptique, il serait à mon avis plus exact de dire « La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être ».

Qu’on les prenne d’une manière ou d’une autre, même en s’efforçant d’écarter les hypothèses blessantes, fausses ou biaisées, ces fragments rapportés me semblent imprécis, ambivalents, et de toute façon incomplets. On attend donc que le président, au discours direct cette fois et non plus « au détour d’une phrase » rapportée, se prononce clairement et distinctement comme il a généralement coutume de le faire.

Notes

1 – Voir entre autres Le Figaro 21 décembre 2017 .

2 – Par exemple ces deux articles qui me permettront, si les lecteurs veulent bien s’y référer, une grande économie d’explications : « Laïcité et intégrisme »  et « Femmes et laïcité, la question de l’assignation ». De nombreux articles sur la laïcité sont disponibles sur Mezetulle.fr ainsi que sur le site d’archives Mezetulle.net – voir les sommaires respectifs.

3 – J’ai exposé le mécanisme des deux dérives symétriques et structurées de la même manière dans plusieurs textes, tant imprimés qu’en ligne, depuis 2007, et dans mon livre Penser la laïcité (Minerve, 2014, 2015 2e éd.).

4 – Rapport Machelon téléchargeable sur le site de la Documentation française . Quant à la politique de « Société inclusive » dans le cadre de la « Refondation de la politique de l’intégration » lancée par Jean-Marc Ayrault en 2013, elle a donné lieu à une série de rapports coordonnés par Thierry Tuot (ensemble téléchargeables sur le site de la Documentation française) ; le rapport sectoriel « Travail et mobilités sociales » p. 70 propose l’abandon de la loi du 15 mars 2004.

5 – Voir cet article du Parisien.

6 – Sur la déclaration de François Hollande, voir l’article sur Mezetulle . Sur la proposition de Gérald Darmanin, voir Libération du 14 janvier 2015  et la critique par Gérard Delfau . Proposition reprise par Bernard Cazeneuve en 2016, voir l’article sur Mezetulle « Concordat avec l’islam : et si on essayait le déshonneur ? »

7 – Voir l’analyse sur le site de l’UFAL .

La France intolérante au ban des nations ? Allons donc !

Lettre à un ami américain

Jean-Kely Paulhan s’inscrit ici dans la tradition épistolaire réflexive. Sa « Lettre à un ami américain » n’est pas seulement une défense et illustration du républicanisme universaliste, tel que la France l’a développé, face aux accusations paresseuses et aux préjugés qui ont vite fait de le taxer d’intolérance. Car cette défense et illustration, on peut la mener en alignant des faits et des arguments sans pour autant s’efforcer d’entrer dans la pensée de ceux à qui on s’adresse et sans s’interroger sur leur façon de voir les choses. Mais une Lettre demande un effort de dépaysement, un déplacement aussi bien à son destinataire qu’à son auteur ; on se se l’écrit aussi à soi-même : « même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi ». Une telle Lettre effectue un pas de côté et ouvre l’espace critique qui rend possible l’élucidation ; son objet n’est pas d’installer une harmonie factice, mais de rechercher la concorde, laquelle ne réclame pas l’abolition des dissonances, et ne peut intervenir qu’entre des esprits de bonne volonté.

Préambule et adresse

J’ai écrit cette lettre pendant l’été de 2015 à l’un de mes anciens étudiants américains qui me demandait mon opinion sur ce qui s’était passé à Paris en janvier 2015. Je l’ai rapidement relue et complétée en juin 2016 puis dans l’été et l’automne de 2017, constatant que l’actualité la rendait vite obsolète. A-t-elle aidé à une meilleure compréhension de la France ? Je n’en ai aucune idée, mais je voulais l’écrire depuis très longtemps car j’entretiens une relation particulière avec un pays où j’ai été reçu avec générosité, où j’ai été heureux, au point de me demander si je voulais y « faire ma vie ».

Parmi les préjugés les plus enracinés de mes étudiants – nous étions au début des années quatre-vingt – la conviction qu’en France on n’aimait pas les Américains. Il s’agissait pour moi non de ridiculiser ce préjugé, ni de le nier, mais de montrer qu’il méconnaissait la complexité d’une relation très riche, faite de hauts et de bas, qu’aucune relation, pas plus collective que personnelle, ne peut se réduire à un amour ou à une haine définitifs.

J’ai aussi écrit cette lettre en pensant à l’enseignant que j’ai rêvé d’être : « professeur de français », cette expression étrange, je l’ai toujours comprise comme m’imposant une attitude qui me permettait de combiner à la fois l’affection que m’inspirait mon pays et l’interrogation qui est au cœur de toute vie intellectuelle : comment aimer sans idolâtrer, comment aimer un pays, sa culture, « jusques à ses verrues et à ses taches ». Me revient alors l’affection de Montaigne, le provincial, pour Paris, qu’il voulait voir épargné par les guerres civiles menaçantes1.

Paris, le 30 septembre 2015

Cher Paul,

Tu m’as demandé, il y a quelques mois, ce que je pensais des événements de Paris en janvier 2015, assassinat de journalistes de Charlie Hebdo, coupables de se moquer du prophète Mohamed, puis assassinat des clients d’un supermarché casher près de la place de la Nation.

J’ai longtemps repoussé le moment de t’écrire personnellement. Pourquoi ? Parce que je suis très gêné par le « bruit » permanent dans lequel nous vivons, les interpellations vous sommant de « prendre position ». Je revendique pour tout intellectuel, si modeste soit-il, le droit de se taire, de suspendre son jugement, de nuancer ses affirmations, de chercher à comprendre.

Excuse la quantité de notes qui alourdissent ce texte. Elles correspondent sans doute à une mauvaise habitude universitaire quand il s’agit d’étaler son érudition. Dans l’atmosphère particulière où je t’écris ces pages, elles servent surtout à nuancer certaines de mes affirmations, voire à les contredire un peu : tenir un discours nuancé est le privilège des pays en paix, dont les citoyens savent que la paix se mérite aussi par un peu d’humilité et le sens du compromis.

Qui parle ? Un peu de sociologie simpliste

Celui qui te parle ici est un bourgeois blanc, âgé (plus de soixante ans), éduqué, d’origine protestante (c’est-à-dire se souvenant des persécutions contre sa religion sous les rois de France très catholiques), qui se considère plutôt libéral-conservateur (mais gêné par cette étiquette, dont il voit la fausseté), de culture occidentale traditionnelle, bref correspondant à toutes les caractéristiques qui le rendent haïssable et inaudible aux yeux de beaucoup. Je pense au « DWEM » (Dead White European Male) qui discrédite l’étude de plusieurs auteurs dans certains campus américains. Ajouterai-je une dernière caractéristique personnelle ? Sans être juif, je suis très sensible à ce qui concerne les Juifs en général, à la fois parce que la France a été la première à leur donner des droits en Europe, au moment de la Révolution (1791), et parce qu’une partie de ma famille est d’origine juive. (Je préciserai qu’elle est venue en France pour se trouver une identité plus large et ouverte qu’en Pologne.) Cela ne fait pas de moi un partisan inconditionnel d’Israël2. De ces caractéristiques, je n’éprouve ni fierté excessive – elles sont en grande partie héritées –, ni honte non plus – je suis convaincu que la civilisation occidentale a apporté plus de bien que de mal : si le contraire était vrai, des millions d’hommes ne rêveraient pas de s’installer en Europe ou aux États-Unis3. Celui qui te parle ici se souvient des origines étrangères d’une partie de sa famille, ce qui est très banal en France, même si on l’exprime de façon différente de la façon américaine ; méfiant à l’égard des sondages, de leur formulation, l’auteur de ces pages estime cependant que les étrangers venant en France doivent adopter les habitudes de la vie française, comme l’estiment 90 % des personnes sondées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 20124.

Des accusations insupportables (et paresseuses) ?

Je commencerai par exprimer mon haut-le-cœur chaque fois que j’entends appliquer à mon pays, la France, l’adjectif « antisémite » à propos des attentats de janvier 20155. Les historiens disposent d’une énorme documentation, constamment mise à jour, sur l’antisémitisme français, phénomène qui a presque totalement disparu du pays après la Seconde Guerre mondiale et qui est aujourd’hui résiduel (même Jean-Marie Le Pen est maintenant renié par sa fille6 !). Les Français juifs, parce qu’ils sont plus éduqués, qu’ils sont arrivés beaucoup plus tôt7, sont d’ailleurs très présents et influents à tous les niveaux du pouvoir politique, économique, médical, universitaire, culturel en France. La France a la deuxième population juive8 à l’extérieur d’Israël après les États-Unis. Le seul antisémitisme violent que l’on observe aujourd’hui en France est celui des musulmans fanatiques9, n’acceptant pas les lois républicaines, d’autant plus agressifs qu’ils n’ont actuellement aucun espoir de promotion sociale et d’intégration quand ils ne sont pas qualifiés10. Cela dit, je crois que personne ne met en doute la discrimination11 dans le recrutement à l’égard des jeunes d’origine maghrébine ou noirs, même si le système de l’Éducation nationale, tant décrié, est capable de leur faire obtenir des diplômes, pourvu qu’ils en sentent la nécessité et en aient la capacité : à condition socio-professionnelle identique des parents, les jeunes issus de l’immigration réussissent plutôt mieux dans le système scolaire que les jeunes Français dont les parents et grands-parents étaient déjà eux-mêmes français12, alors même que jamais aucune discrimination n’a été dénoncée dans l’attribution des aides sociales de toutes sortes dont bénéficient les familles pauvres en général. Les originaires du Maghreb, encore une fois pas tous musulmans, qui réussissent socialement et professionnellement en France, dans les affaires, dans la fonction publique, même s’ils ne sont pas encore assez nombreux, existent et ne souhaitent pas, par une sorte de discrimination à rebours, être mis en avant ; ils veulent avoir mérité leur promotion, non être des alibis ou ce que les Américains appellent des « window dressings » qui donnent conscience à bon compte au reste de la société13.

Attribuer à l’intolérance française14 le mal-être de certains jeunes d’origine maghrébine aujourd’hui me paraît peu sérieux ; je rappelle, car beaucoup de médias étrangers (et même votre ancien président américain15) semblent ne pas le comprendre, que l’on s’habille comme on le souhaite en France, à deux exceptions près : 1) il est interdit de porter en public une tenue « destinée à dissimuler » le visage, le voile intégral n’étant qu’un cas particulier du port d’une cagoule ; selon beaucoup de spécialistes de l’islam et de théologiens, d’ailleurs, le fait pour les femmes de cacher totalement leur corps et leur visage est plus une habitude culturelle que religieuse, ne relève pas d’une pratique musulmane indiscutable ; 2) tous les signes religieux sont interdits dans les écoles publiques (voile, kippa, croix, poignard des sikhs…). La société civile, à l’extérieur du terrain « neutre » de l’école, jouit de la liberté d’affichage notamment religieux, y compris en public. Cette liberté peut être l’objet de restrictions dans des cas bien précis encadrés par la loi16.

Notre conception de la laïcité est ouverte : toutes les croyances sont admises à partir du moment où elles ne prétendent pas s’imposer dans le domaine de la puissance publique, exercer des pressions sur le contenu de l’enseignement, sur autrui ou sur l’État, dont le gouvernement, comme dans toute démocratie, est élu par la majorité pour mener une politique qu’il est toujours possible de modifier si la majorité change. Le parlement vote des lois, en change d’autres, en abolit d’autres aussi…

Pourquoi l’École publique17 en France met-elle entre parenthèses la croyance religieuse (et non pas le phénomène religieux lui-même, susceptible d’explication et de distanciation), alors que dans d’autres pays ce n’est pas du tout le cas ? La démocratie française s’est construite, dans la douleur (au moins quatre révolutions entre 1789 et 1871), lentement (et avec des périodes de recul), contre la Monarchie et l’Église catholique (« Dieu et le Roi ! »). Il n’est pas question ici d’attaquer l’Église catholique, qui, aujourd’hui, accepte la forme républicaine du régime, défend le système démocratique, accepte la séparation d’avec l’État18, même si elle met en cause, comme c’est son droit, certaines lois votées par le parlement parce qu’elles lui paraissent contraires au message du christianisme19. Cependant, force est de constater qu’entre la Révolution française de 1789 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Église catholique a représenté l’une des forces les plus actives opposées à la Démocratie20. Elle a mené une sorte de guerre contre les gouvernements élus par les Français, n’acceptant pas de perdre le contrôle de la jeunesse qu’elle exerçait dans ses écoles, défendant une conception hiérarchisée de la société inspirée de sa propre organisation, mettant en cause la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, ce qui entraîna une sorte de guerre civile, « apaisée » ou mise entre parenthèses par la Première Guerre mondiale.

Le refus actuel de l’influence musulmane en France est lié à cette histoire, que l’on ne peut pas changer : la grande majorité des Français n’ont pas envie d’accorder à l’islam, religion étrangère et lointaine, récente sur notre territoire, même bien intentionnée – je ne doute pas que la plupart des musulmans vivant en France soient désireux d’y vivre en paix – ce qu’ils ont eu tant de mal (plus d’un siècle) à refuser au catholicisme, bien plus profondément lié à l’identité collective de notre pays.

Le cas Charlie Hebdo

Je fais partie des gens qui n’appréciaient pas outre mesure l’humour de ce journal. En particulier, je le trouvais souvent extrêmement vulgaire et inutilement cruel. Je l’achetais de temps en temps, disons deux ou trois fois l’an, à la fois pour avoir un autre son de cloche que celui des médias dominants et parce que certains de ses journalistes et caricaturistes étaient très talentueux.

Qu’ils attaquassent en images et en paroles les extrémistes musulmans ne me gênait pas outre mesure : à ma connaissance, les catholiques intégristes actuels limitent les prises d’otages, égorgent rarement, et ne font pas sauter les tours ! Les attaques de Charlie Hebdo contre l’islam, et surtout les formes perverties de l’islam, constituaient seulement une faible partie des attaques du journal. Charlie Hebdo s’en prenait d’abord aux hommes politiques français de tous bords, à l’Église catholique en général, et avec une violence qui rappelait une vieille tradition de la presse française21, pour le meilleur et pour le pire. Sa première cible célèbre a été une idole de la vie politique française, le général de Gaulle, dont il avait annoncé la mort de façon drôle et irrespectueuse, de mauvais goût : « Bal tragique à Colombey : un mort » (c’était l’époque où la presse avait fait ses gros titres sur l’incendie d’une boîte de nuit ayant fait plus de cent victimes)22. C’est après cette manchette (et un procès) que le journal dut changer de nom et devint Charlie Hebdo : auparavant il s’appelait Hara-Kiri, journal bête et méchant.

Les Français musulmans sincères n’ont pas été les seules cibles de ce journal, mais des fanatiques musulmans ont été les seuls à estimer que le meurtre des collaborateurs du journal ferait plaisir à leur Dieu (avec qui je n’ai jamais discuté de la question, eux non plus d’ailleurs).

Les assassinats du magasin casher de la Porte de Vincennes

Chez les Français musulmans les moins éduqués23 – encore une fois ce serait follement injuste de voir en ces meurtriers des individus représentant l’ensemble des musulmans vivant en France24 – existe un lien entre un antisémitisme ancien, fait de rivalité ou de compétition religieuse mais aussi de jalousie à l’égard de la réussite apparente des Français juifs 25, et les événements d’Israël et de Palestine, justifiant pour eux le projet d’étendre la guerre faite aux Juifs à tous les lieux où ils se trouvent dans le monde. Le monde arabe est aussi très divisé, malheureux, et incite beaucoup de ses meilleurs intellectuels et artistes à fuir une atmosphère irrespirable ; c’est aussi le monde où les théories du complot s’épanouissent le mieux26.

Toutes ces remarques n’ont rien d’original et tel n’est pas leur but. En un certain sens, elles m’ont permis de résumer aussi ce que je pensais, et même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi.

Quelles solutions maintenant ?

Le Pape a soulevé de l’émotion et de l’intérêt – pourvu qu’ils ne retombent pas trop vite – quand il a déclaré que nous étions déjà dans la Troisième Guerre mondiale, sans le savoir parce que cette guerre ne prendrait bien sûr pas les formes des deux précédentes, elles-mêmes très différentes l’une de l’autre. Avec la Seconde, la Troisième a en commun de prendre les civils non armés comme victimes privilégiées.

Les conséquences de tels constats, c’est bien sûr d’abord la nécessité de renforcer le renseignement intérieur et extérieur, les forces militaires (sous de nouvelles formes, sans pour autant abandonner les « vieux » instruments qui peuvent toujours servir). Mais policiers et militaires sont les premiers à dire que la solution des difficultés est toujours et d’abord politique. À ce sujet, je remarque que la France et son armée sont assez seules en Afrique, alors qu’elles protègent la sécurité et la liberté de l’Europe27, pas seulement celle de notre territoire ; pour les questions de renseignement, je sais que les échanges fonctionnent bien entre tous les pays organisés, même hostiles en apparence ou séparés par des différends ponctuels, pourvu qu’ils correspondent à des intérêts communs : la solidarité reste un mot… Nous nous trouvons ici dans un domaine où les vagues et généreuses idées sur la mondialisation – tous frères et tous heureux grâce à l’échange de toujours plus de marchandises, de technologies et d’idées ! – ne marchent pas.

L’enseignement supérieur et ses chercheurs, devraient être « mobilisés » – je n’ai pas dit asservis ni militarisés – alors qu’ils donnent le sentiment en France d’être méprisés, craints ou suspectés par le pouvoir et ses représentants. L’histoire est ancienne et nous savons que le système anglo-saxon a une longue tradition de coopération avec l’université dans le domaine de la défense au sens large, qui, partant du renseignement, va jusqu’aux réflexions les plus poussées sur l’ennemi, qu’il ne faut jamais définir par des généralisations simplistes et confortables. Le malaise exprimé par Gilles Kepel a-t-il été entendu : « J’en veux à la fois à l’université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants. – C’est-à-dire? – Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France […] est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l’université, notamment les études qui sont dans mon domaine »28. Cette coopération est sans doute inconfortable : le pouvoir n’aime pas qu’on mette en cause la politique qu’il mène. Mais cet inconfort est la source d’une plus grande efficacité dans l’action. Nos gouvernants en sont-ils convaincus ? L’on peut en douter en lisant l’appel virulent, presque désespérant, d’Yves Trotignon, qui souligne aussi l’ignorance d’études étrangères qui pourraient nous être utiles : « Sans surprise, la parole officielle n’est pas discutée, et ceux qui s’y risquent savent qu’ils le font pour l’Histoire. Hors de France, les universitaires travaillent, parfois avec des chercheurs français, et produisent des études d’une grande richesse »29, dont il cite plusieurs titres importants, dont apparemment la traduction n’est pas à l’ordre du jour. L’Etrange Défaite n’est pas si loin, remarque-t-il très justement.

Sur le fond, j’estime qu’il ne faut rien céder et je crois que « la laïcité à la française » convient bien à mon pays, que les nouveaux arrivants – comme partout, cela peut prendre plusieurs générations avant de se sentir totalement partie prenante – doivent s’y adapter. La démocratie implique la liberté de s’exprimer, le respect de lois votées par le parlement. Des chrétiens convaincus estiment que cette liberté d’expression n’est pas un droit sacré, que le « vivre ensemble » implique le respect de l’autre et même l’oubli de soi30. Tel n’est pas mon sentiment : chacun a le droit d’être dégoûté de certains abus de la liberté d’expression (a le droit de ne pas acheter, pour commencer, certains journaux, de ne pas aller sur certains sites Internet, de ne pas regarder tel ou tel film ou telle ou telle émission de télévision), a le droit de critiquer des lois et d’essayer de les changer par l’intermédiaire des députés auxquels nous déléguons, provisoirement, comme citoyens, notre pouvoir. Les avantages de ce système imparfait l’emportent sur ses inconvénients.

Nos gouvernants, et nos politiques, particulièrement quand, dans l’opposition, ils n’exercent pas de responsabilités, doivent moins parler et surtout ne pas tenir des discours de guerre civile en pensant que cela leur fera gagner des voix31.

Les grand principes, oui : ils doivent guider, orienter l’action publique. Ensuite, la paix civile repose sur des compromis raisonnables, des négociations permanentes, qu’il est important de ne pas mener sous une pression quelconque. La démocratie suppose que l’on se parle, que l’on s’écoute, même si la compréhension de l’autre ne doit pas entraver la liberté des décideurs « au nom du peuple français »32.

Dans le cas des Français musulmans, très divers33 et eux-mêmes très divisés, ce dialogue est d’autant plus difficile qu’ils ne disposent pas d’une instance représentative claire34. Le CFCM (Conseil français du culte musulman), organisé par N. Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur et des Cultes35, se voit fréquemment contesté comme trop proche du gouvernement français (et du gouvernement algérien). L’UOIF (Union des organisations islamiques de France) est considérée comme trop influencée par un islam hostile à la République (« Le Coran est notre Constitution »36).

Il faut aussi rappeler à tous les « groupes » (politiques, économiques, ethniques, professionnels…)  ̶  et là le problème dépasse beaucoup celui des Français musulmans  ̶  que la politique d’un État ne se résume pas à l’addition, à la prise en compte de tous les intérêts catégoriels37. La loyauté à l’égard du pays où l’on a choisi de vivre, si l’on admet ces termes (et je les admets pleinement pour ma part) implique que l’on s’abstienne d’y importer des conflits qui lui sont étrangers.

La France ne peut pas éviter que la situation internationale ait des répercussions sur son territoire, et nous verrons d’autres attentats, peut-être plus spectaculaires. Comment s’assurer que le pays saura y faire face, résistera au nom de ses valeurs, peut-être impossibles à appliquer jusqu’au bout mais qui au moins constituent un beau programme d’action, Liberté, Égalité, Fraternité, un projet qui fait encore rêver ?

La question de l’emploi est essentielle : avec les grandes industries demandant beaucoup de main-d’œuvre et occupant les gens, en leur proposant un avenir, où les syndicats, le Parti (communiste) assuraient un encadrement et une socialisation parallèles, ont disparu aussi tous les systèmes d’intégration et de promotion des jeunes dans de grandes organisations : armée, églises, chemins de fer, postes ; il faut sans doute les reconstituer (ou en constituer d’autres), en même temps que l’on développera davantage le service civil volontaire, non comme une fin en soi mais comme une première étape vers le monde du travail et le sentiment d’assumer des responsabilités qui vous engagent à l’égard de la société, des autres (les jeunes pères de famille, pleins de projets, qui aiment leur travail et se sentent utiles, sont sans doute moins tentés par le terrorisme, non ?).

Sur la question de l’enseignement, les millions de pages écrites découragent d’en écrire davantage. Les problèmes sont connus, bien analysés, communs à beaucoup de pays développés. Rien ne sera possible sans une politique très courageuse, et donc très impopulaire parmi les classes moyennes inférieures (celles qui de fait ne peuvent pas pratiquer les stratégies d’évitement), évitant la constitution d’écoles où ne se retrouvent que des enfants d’immigrés sans aucun contact avec la société française. Il s’agit du même coup de loger les gens autrement, de les répartir par des incitations puissantes (en restant attentif aux causes des échecs observés dans le passé car la « mixité sociale et culturelle » ne se décrète pas »38). Il importe d’étudier les difficultés liées à l’application de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains), qui depuis 2000 tente d’éviter le partage des villes en ghettos de « pauvres » et ghettos de « riches »39.

On ne fera pas non plus l’économie d’une réflexion en profondeur, avec les enseignants, qu’il faut encourager par tous les moyens, sur la façon de « transmettre la France », sans nationalisme et sans honte non plus, peut-être avec confiance, joie (pourquoi pas ?). Je l’avoue : je suis heureux d’être français, encore une fois sans m’en faire un mérite (mes efforts pour le devenir n’ont pas été énormes). Ce n’est pas l’apprentissage obligatoire de La Marseillaise ni le déploiement du drapeau tricolore, ni le « rétablissement de l’autorité », invoqués en boucle, qui règleront quoi que ce soit. J’imagine que là comme ailleurs ce que vivent les pays comparables au nôtre ne peut pas être imité – leur histoire est différente – mais n’est pas négligeable non plus.

Il est aussi probable qu’il faudra se poser des questions sur la place de la religion à l’école et sans a priori. Lycéen protestant, élève d’un lycée public laïque, j’y fréquentais de temps en temps l’aumônerie catholique – il y en avait une au sein du lycée – et il me semble que cette expérience a enrichi ma jeunesse (sans faire de moi un nouveau converti). La laïcité républicaine, pour vivre, doit évoluer sans se renier, s’adapter. Je crois donc que, s’il ne faut pas revenir sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’enseignement public primaire et secondaire, il ne faut pas mettre toujours l’accent sur la question du voile ailleurs. S’il est juste à mes yeux de maintenir en France l’interdiction du voile intégral, je préfère que les étudiantes qui ont envie de se voiler les cheveux se voilent sans inquiétude, que leur choix et le choix éventuel d’y renoncer plus tard soient respectés. L’important est qu’elles ne mettent pas en cause le contenu des programmes, qu’elles ne refusent pas l’étude de certains auteurs ou certains événements et se conforment à ce qui est attendu des étudiants dans le domaine de leur spécialité. De même, on ne doit rien céder dans l’organisation des hôpitaux et la réglementation de tous les lieux publics.

Enfin, l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à faire respecter les lois ne peut pas être ignoré. Notre arsenal juridique contre toutes les discriminations est excellent et je ne pense pas que de nouvelles lois doivent être votées par le parlement. Comment s’assurer qu’elles sont appliquées ? Comment s’assurer aussi que les adversaires de l’islamisme, ou les adversaires de certaines dérives, sont aussi bien protégés par la Police et la Justice contre la violence de leurs adversaires40 ?

Comment trouver surtout un compromis acceptable entre la liberté de parole et, en partie, d’action, et le minimum de discipline nécessaire pour que tourne une société, pour qu’elle protège efficacement ses membres ? Aucun citoyen ne remet en cause l’extrême hiérarchisation d’un plateau chirurgical ou du transport aérien : sa vie en dépend, et là, il n’y a plus ni musulman ni non-musulman.

Notes

1 – Je remercie très vivement Catherine Kintzler, Patrick Kéchichian, Laura Reeck et Étienne Cazin, dont les commentaires m’ont beaucoup aidé.

2 – Pas plus qu’il n’est juste d’attribuer aux Juifs américains (majoritairement progressistes, hostiles à l’ultra-orthodoxie et à la droitisation d’Israël) une attitude générale de soutien inconditionnel à l’actuel gouvernement Nétanyahou. N T.-R. « Les juifs américains et Israël : une relation à la dérive », Réforme, n° 3733, 14 décembre 2017, p. 4.

3 – « Les migrants n’ont […] guère de légitimité à vouloir réintroduire dans le pays d’accueil un modèle social qui a […] provoqué leur départ . » Michèle Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/ p. 332. Il ne s’agit pas de renvoyer brutalement tout étranger à l’enfer qu’il a choisi de quitter, en n’acceptant aucune critique sur notre propre modèle de société. Mais il faut trouver un moyen de dialoguer, sans feindre d’oublier qu’au Proche et au Moyen-Orient, quelles qu’en soient les raisons, « des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et n’y ont le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ […] ; [qu’] aucun pays arabe ou musulman de la région ne possède de droit d’asile et [que] cinq pays arabes seulement ont signé la convention de Genève sur les réfugiés (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et Yémen) », Smain Laacher, « Pourquoi viennent-ils frapper aux portes de l’Europe ? », Le Monde, 7 septembre 2015, p. 15. Est-il possible de mettre les points sur les i, tout en restant à l’écoute de l’autre (en se rappelant aussi que le Liban, non signataire, reçoit actuellement plus de 800 000 Syriens, voir la note 26 ?

4 – M. Tribalat, ibid., p. 333.

5 – Le lecteur de la presse la plus estimée, tout au moins le lecteur pressé, ne continue-t-il pas d’être soumis à un tir offensif et ambigu par des titres tels que : « En France, un antisémitisme du quotidien » ? Ce sont les termes dans lesquels Le Monde du 3 novembre 2017 annonce la profanation à Bagneux de la stèle d’Ilan Halimi, assassiné en 2006. En 1982, après l’attentat de la rue des Rosiers, l’un de mes collègues américains, professeur d’allemand, avait déjà attribué l’événement à l’antisémitisme français bien connu, ce que lui confirmait sa lecture favorite, The New Republic.

6 – « Son message est clair, même si, pour des raisons évidentes, il a été reçu avec quelque scepticisme : son père a pu être un ennemi de la communauté juive, mais elle en est une amie. » Jeffrey Goldberg, “Is It Time for the Jews to Leave Europe?”, The Atlantic, April 2015, pp. 62-75. L’entretien de l’auteur avec Marine Le Pen est intéressant et l’enquête, même si je n’en partage ni les conclusions ni certains présupposés, de bonne qualité. La faire précéder d’une citation de l’idéologue antisémite Édouard Drumont montre que son auteur « a étudié », éclaire-t-elle pour autant la question actuelle ?

7 – Voir l’excellent dossier « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008, n° 595-596, pp. 48-67. « Bons élèves, bons soldats, bons contribuables, bien installés, les Juifs n’ont plus à faire leurs preuves. […]. La République respecte ses citoyens juifs et les traite avec un juste égard. Il semble parfois que ce soient eux, désormais, qui lui demandent des comptes ou des gages. », in Grand Rabbin Gilles Bernheim, « L’invention du judaïsme français », ibid., pp. 62-67.

8 – Je préfère en bon « républicain » ce mot au mot de « communauté ». La République intègre des individus, qui ont le droit de se sentir plus ou moins proches de tel ou tel groupe, non des communautés. Je revendique aussi le droit d’être d’origine arabe et non musulman, homosexuel, amateur de Mozart ou de Dalida, admirateur des jardins japonais et grand buveur de bourgogne aligoté. Peu importe, mais en République on ne doit pas être déterminé par ses origines. L’essayiste catholique Patrick Kéchichian, auteur de Petit Éloge du catholicisme (Folio, Gallimard, 2009), à qui j’ai soumis ces lignes, précise : « La République ne nie pas les différences, elle les fédère, les respecte, dans la mesure où l’appartenance à telle ou telle communauté (l’appartenance communautaire est souvent une exigence, une revendication – ce qu’on peut avoir parfois, hélas, à déplorer…), à son tour, respecte la République. » Longtemps, j’ai lu dans la presse anglo-saxonne et dans la presse française des spécialistes, très sûrs d’eux, opposer avec condescendance le modèle républicain français (qu’il ne faut certainement pas figer), source prétendue de toutes les difficultés que nous connaissons avec les musulmans, au modèle britannique d’intégration. 700 Britanniques combattraient en 2015 aux côtés de l’État islamique et l’ancien Premier ministre britannique constate : « Il y a des gens qui sont nés, qui ont grandi dans ce pays, et qui ne se sentent pas vraiment de liens avec la Grande-Bretagne. ». Voir P. Bernard, « David Cameron veut vaincre le « poison » de l’islamisme radical. Le dirigeant conservateur prend ses distances avec le modèle d’intégration britannique et compte limiter la liberté de parole des extrémistes. », Le Monde, 22 juillet 2015.

9 – P. Kéchichian remarque à ce sujet : « L’Islam, même non “fanatique”, est-il totalement sauvé de l’antisémitisme ? Je ne crois pas. De ce point de vue des rapports du judaïsme avec les autres religions monothéistes, le travail d’approfondissement des chrétiens, notamment de l’Église catholique, a été beaucoup plus fécond » (lettre à JKP, 12 juin 2015). Le chercheur Pierre-André Taguieff accuse les élites intellectuelles françaises de négliger ou même de soutenir l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, mais à aucun moment il ne cite de noms, de texte précis, ce qui affaiblit la portée de son propos contre « les intellectuels français ». Les dérives qu’il stigmatise, à juste titre, me semblent être le fait d’une extrême gauche marginale et de musulmans. « L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme », Le Monde, 23 septembre 2015, p. 15. Pour être aussi honnête que possible sur ce point (et me contredire en partie), je signale que Commentaire vient de publier un article troublant, écrit par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, sur « La déscolarisation des élèves juifs de l’enseignement public français », dénonçant le silence de l’Éducation nationale au sujet de « la vague de départ des élèves juifs de certains établissements scolaires publics sous l’effet de la violence, de la menace et de la peur », n° 157, printemps 2017, pp. 171-174. Qu’attendre de la machinerie centrale de l’Éducation nationale ? Peu, puisqu’elle se préoccupe surtout d’éviter que des voix non autorisées s’expriment sur ce qui relève de sa compétence. En revanche, il est permis d’espérer qu’elle n’entrave pas, activement ou passivement, les acteurs de terrain qui ont le courage de relever les défis. Au collège Georges Brassens du 19e arrondissement de Paris « où nombre de familles juives ont été amenées à faire inscrire leurs enfants dans l’enseignement privé confessionnel après avoir été en butte à l’antisémitisme », deux professeurs, Jacqueline Courier-Brière et Nasser Dja Bouabdallah, ont mis en place un enseignement original, qui complète le programme, déjà offert dans trois établissements du quartier par Les Bâtisseuses de paix d’Annie-Paule Derczansky. Voir C. Chambraud, « Au collège Brassens, à Paris, un enseignement « humanité » pour prévenir racisme et antisémitisme », Le Monde, 15 novembre 2017, p. 11. Ces initiatives ne sont sans doute pas les seules ; comment parler du travail patient et modeste accompli par beaucoup d’enseignants, ignorés des grands médias ?

10 – En un sens, la désindustrialisation pose le même problème en France avec les populations d’origine maghrébine peu qualifiées qu’avec les Noirs aux États-Unis : dans l’ancien système économique qui demandait des travailleurs courageux à la tâche, dont la vigueur compensait le manque de qualification, ils pouvaient trouver leur place ; le passage à une économie de services les désavantage car les services impliquent des aptitudes et comportements très différents. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les musulmans vivant aux États-Unis, dont les porte-paroles insistent beaucoup sur leur parfaite intégration, sont proportionnellement beaucoup moins nombreux qu’en France et en moyenne beaucoup plus diplômés : « Les musulmans ne font qu’1% de la population des États-Unis. […] Globalement ils constituent une minorité de taille réduite, bien éduquée, culturellement conservatrice, qui n’attend de l’administration que le respect de son caractère à part ». P. Beinart, “The New Enemy Within”, The Atlantic, May 2015, pp. 21-22.

11 – Il semble que l’arsenal français de lois contre la discrimination soit très complet. Il est évident cependant que le faire respecter dans la pratique quotidienne est difficile. La discrimination touchant les « seniors » qui recherchent du travail serait encore plus importante que celle touchant la population maghrébine ou noire : « Depuis de nombreuses années, la discrimination la plus importante en France est celle liée à l’âge. » Guerfel-Henda Sana, Peretti Jean-Marie, « Le senior, objet de discrimination à l’embauche ? », Humanisme et Entreprise 5/2009 (n° 295), p. 73-88 URL : www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2009-5-page-73.htm (consulté en ligne le 30 septembre 2015). Cette situation est aussi connue aux États-Unis : voir G. Sacco, « Trump, le Président d’une génération perdue », Commentaire, n° 158, été 2017, pp. 323-332.
On ne saurait louer l’ancien gouvernement socialiste d’avoir pris l’initiative de contenir cette discrimination et de la faire reculer, mais il est aussi injuste de l’accuser de n’avoir rien fait. Il a d’ailleurs soutenu plusieurs opérations de testing contournant l’interdiction républicaine de constituer des fichiers ethniques, sempiternellement reprochée à la France par les partisans d’une société à l’américaine ou à l’anglaise, aux yeux desquels notre histoire au XXe siècle est sans doute un détail. Tout récemment encore, le ministère du Travail a financé une enquête en partenariat avec une association anti-discrimination, Corum. Voir Sarah Belouezanne, « Ces noms maghrébins qui passent mal dans les CV » [sur une enquête commandée par le ministère du Travail et réalisée par la Direction de l’animation et de la recherche, des études et des statistiques (DARES) et l’association ISM Corum spécialisée dans la prévention des discriminations] ; campagne de testing portant sur 147 paires de candidatures différentes : 20% de réponses favorables aux candidatures faites avec un nom à consonance d’origine française, 9% de réponses favorables obtenues par des candidats fictifs portant un nom à consonance maghrébine (marge d’erreur : 1%). 33% : part de ceux, appartenant aux deux catégories, qui n’ont obtenu aucune réponse], Le Monde, 14 décembre 2016, p. 12. Une étude plus récente indique même que « 64 % des Français ne recevraient que rarement ou jamais une réponse à leur candidature. » Site RegionsJob, cit. par N. Santolaria, « SOS Fantômes », Le Monde (suppl. L’époque), 17-18 septembre 2017, p. 3.

12 - Lire Claudine Attias Donfut, François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés. Un désenchaînement des générations, Stock, collection « Un ordre d’idées », 2009. Les recherches de Mathieu Ichou (Sciences Po/INED) montrent aussi que, si les enfants d’immigrés réussissent mieux dans le système scolaire britannique que dans le système français, ce phénomène peut être lié à la plus grande sélectivité de la politique d’immigration britannique, voir : http://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-enfants-dimmigres-ne-sont-pas-condamnes-a-lechec/

13 – De même qu’il existe une bourgeoisie noire aux États-Unis, malgré la persistance d’inégalités profondes, on parle en France d’une « beurgeoisie ». Je remarque aussi que les enfants ou petits-enfants d’immigrés, face aux discriminations, s’organisent de plus en plus efficacement et créent leurs propres entreprises. Quant au patronat français, lui aussi il change : Siben N’ser, le fondateur du groupe Planet Sushi, est d’origine marocaine, Mohed Altrad, P.-D.G. du groupe de matériel pour le bâtiment Altrad, qui a reçu en 2014 le prix mondial de l’Entrepreneur de l’année remis par Ernst and Young et L’Express, est d’origine syrienne… On pourrait continuer longtemps. À l’autre extrémité, dans l’artisanat alimentaire, il y a de plus en plus de boulangeries tenues par des personnes issues de l’immigration maghrébine à Paris, qui rencontrent beaucoup de succès. Voir Mehdi Farhat, « Le pain parisien est-il devenu halal ? », 18 juillet 2012, http://www.slateafrique.com/86353/les-tunisiens-en-france-craquent-pour-la-baguette

14 – Un sondage effectué pendant la chasse à l’homme qui a suivi l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo (IFOP pour le site Atlantico) en janvier 2015 indique que, pour 66 % des Français, il ne faut pas confondre les musulmans avec la frange extrémiste de l’islam, http://www.atlantico.fr/decryptage/66-francais-considerent-que-musulmans-vivent-paisiblement-en-france-et-que-seuls-islamistes-radicaux-representent-menace-jerome-1947238.html. France Inter, le dimanche 21 juin 2015, a fait état d’un sondage de l’institut Odoxa selon lequel « 1 – Près des deux-tiers des Français (63 %) disent mal connaître la religion musulmane. 2 – Les Français sont une majorité à juger que “les musulmans mettent le plus en avant possible le fait qu’ils sont musulmans”… mais ni les sympathisants de gauche, ni les personnes qui connaissent bien des musulmans ne partagent cette opinion. 3 – Pour une large majorité de Français, l’islam ne porte pas en elle les germes de la violence mais est au contraire une religion aussi pacifiste que les autres. 4 – Les attentats n’ont pas altéré l’image qu’ont les Français des musulmans de France. 5 – Les Français sont convaincus que l’islamophobie progresse en France et ils estiment majoritairement qu’il est plus difficile d’être un musulman en France depuis ces dernières années » http://www.odoxa.fr/sondage/limage-musulmans-de-lislam-aupres-francais/ . Une fois cette relative bienveillance constatée, nous pouvons admettre qu’elle est méritoire compte tenu de l’actualité et qu’elle est sans doute fragile. Selon un sondage IFOP pour la Fondation Eugène Bersier, en octobre 2017, 86 % des Allemands, 75 % des Français estiment que l’islam est mal adapté à la modernité. Reconnaissons enfin, même si cela est insupportable pour quelques-uns, qu’un regard critique sur l’islam ne doit pas être rejeté immédiatement sous le prétexte de ménager la susceptibilité de nos amis musulmans. Quelques esprits courageux dans notre pays continuent de réfléchir à cette question ; peut-être, sans le chercher d’ailleurs, sont-ils protégés des attaques parce qu’ils s’expriment dans des médias dits confidentiels s’adressant à une certaine élite peu portée aux simplifications. Je pense ici à la chronique de Michel Crépu, « Du Monstre » : « Ce qui frappe le plus dans l’islam actuel, dans sa dérive terrifiante, c’est son manque de tradition, en réalité son manque d’assurance. Où sont passés l’étude, la patience, la culture, les subtilités de la mystique ? […] Une enquête sur l’effacement de l’islam comme grande spiritualité pourrait avoir son utilité. En attendant, on peut visiter au Louvre le département d’art islamique : là on voit ce que transmet une tradition solide et profonde. », La Nouvelle Revue Française, avril 2015, pp. 7-15.

15 – Je fais ici allusion à son discours de juin 2009 au Caire : « Il se désolidarise des pays laïcs comme la France. Parlant de la tolérance “assaillie de plusieurs façons différentes”, il n’hésite pas à stigmatiser les pays occidentaux qui “empêchent les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en en dictant ce qu’une musulmane devrait porter”. Il va jusqu’à affirmer que “nous ne pouvons pas déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme”. M. Obama omet de préciser que le port du voile n’est prohibé dans ces pays que dans des circonstances précises. », A. Grjebine, « Le renoncement aux Lumières », Le Monde, 3 juillet 2009. Je te conseille de lire l’intégralité de cet article. Le port du niqab, voile intégral, n’est-il pas un droit dans le cadre du libre exercice des cultes ? L’État français ne s’en mêle pas et ne tranche que « pour des impératifs qui seront jugés d’ordre supérieur, en l’occurrence la sécurité de tous les citoyens. D’où la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». C. Hadji, «Laïcité, les termes du débat (2) : le triangle des tensions », The Conversation, https://theconversation.com/la-cite-les-termes-du-debat-2-le-triangle-des-tensions-55992, consulté le 15 mars 2016.
[NdE – voir le commentaire du discours du Caire par C. Kintzler sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-32569492.html ]

16 – Cette loi prohibant le voile intégral n’est pas totalement respectée, parfois parce que la police a des préoccupations plus urgentes, ou dans les zones où le tourisme de luxe se déploie ostensiblement (et rapporte beaucoup d’argent). L’obligation de neutralité totale s’applique à tous les agents de l’État. Même si l’expression est trop souvent utilisée par les hommes politiques à tort et à travers, la France reste un État de droit ou, plus précisément qui « tend au droit », comme il tend à l’idéal républicain. Ainsi son droit, qui continue de se construire sous l’influence de l’Union européenne, représente un recours dans certaines situations. Le licenciement d’une informaticienne, à la suite de la plainte d’un client auprès de son entreprise, compte tenu des circonstances particulières qui avaient accompagné la plainte, a été annulé par la cour de Cassation en 2017 : « « Une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs ». Or, une injonction de discriminer ne peut justifier une discrimination […], quel que soit l’auteur de cette injonction (client, autres salariés, etc.). Selon une jurisprudence constante, un client ne peut imposer à une entreprise ses exigences concernant les caractéristiques personnelles des salariés assurant la prestation professionnelle (sexe, couleur de la peau, handicap, etc.). La Cour de cassation conclut : « il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses ». » Lire, pour des explications plus détaillées, Michel Miné, « Liberté d’expression religieuse dans le travail : garanties et limites », The Conversation France, 3 décembre 2017, https://theconversation.com/liberte-dexpression-religieuse-dans-le-travail-garanties-et-limites-87991 (consulté le 8 décembre 2017). Dans d’autres cas, le règlement intérieur d’une entreprise privée peut parfaitement prévoir que le personnel en contact avec le public respecte une stricte neutralité.

17 – Les écoles dites privées, catholiques pour leur grande majorité, juives pour certaines, sont presque toutes subventionnées par l’État et sont dites « sous contrat » : elles suivent des programmes nationaux, acceptent un contrôle de l’État, lequel paye leurs professeurs et ne laisse à la charge des parents qu’une petite partie des frais réels à débourser. Depuis quelques années apparaissent des écoles musulmanes qui demandent à bénéficier de ce contrat, déjà obtenu par un très petit nombre.

18 – C’est grâce à cette fameuse loi que l’État républicain finance l’entretien de tous les bâtiments religieux construits avant 1905. Les musulmans français dénoncent cette loi comme discriminatoire mais elle ne l’était pas. Il est seulement vrai que l’Église catholique bénéficie de son enracinement très ancien en France et du soutien que lui ont accordé les rois (l’alliance du Trône et de l’autel). Pour la petite histoire, il y a eu entre 1857 et 1914, en même temps qu’un enclos musulman (peu utilisé) une mosquée au cimetière du Père-Lachaise, dont la Turquie, responsable de son entretien, s’est désintéressée. La loi de 1905 s’est aussi appliquée aux synagogues. Il est vrai aussi que les musulmans français n’ont pas toujours les moyens de construire des lieux de culte dignes et que, de son côté, l’État s’inquiète de l’influence exercée par les pays arabes qui leur accordent des fonds. Il s’inquiète aussi de la formation des imams, souvent ignorants de l’histoire de la France et de la notion de laïcité, dont beaucoup ne parlent pas le français, dénoncent dans leurs prêches la corruption française et appellent à l’extermination d’Israël (voir lettre de Jacques Lautman, « Islam et islamisme en France », 4 avril 2015, in Commentaire, 150, été 2015, pp. 467-468). L’imam Farid Darrouf, qui dirigeait la plus grande mosquée de Montpellier, la mosquée Averroès, et déclarait : « Ce serait malheureux que je ne défende pas la France. C’est mon pays. Et à la mosquée, l’État, c’est moi », qui dénonce l’islamisme, est une exception ; il est aussi soumis à des campagnes de dénigrement et d’intimidation salafistes, alors même que 500 fidèles sur les 1 500 habituels ont déserté son lieu de culte, A. Mendel, « L’imam du réel », Réforme, 18 juin 2015, p. 20. Le même hebdomadaire vient d’annoncer son départ de Montpellier : « Au nombre des faits que ne lui pardonnent pas les radicaux, on compte : son hommage à Hervé Gourdel, le Français assassiné en Algérie en 2014, sa phrase “Je suis Charlie” et son refus permanent d’instrumentaliser religieusement le conflit israélo-palestinien. » A. Mendel, « L’imam Farid Darrouf quitte Montpellier », Réforme, 8 septembre 2015, http://reforme.net/une/societe/imam-farid-darrouf-quitte-montpellier. Des projets, longs à mettre en place et à évaluer, existent sur la formation d’imams dans des institutions françaises.

19 – La loi de mai 2013 sur le mariage pour tous, en particulier, a fait l’objet d’une forte opposition de l’Église catholique (et de manifestations de masse), comme auparavant la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse. Mais les catholiques les plus opposés n’ont jamais assassiné de législateurs ni de médecins en France. Que ces deux lois aient été votées sous un gouvernement « de droite » et un gouvernement « de gauche » signifie au moins que la pression des électeurs était forte. Or dans une démocratie – et il y a des critiques de la démocratie que je trouve tout à fait recevables – ce sont les électeurs qui décident, non les manifestants (en principe).

20 – L’encyclique de Pie IX Quanta Cura (1864) « condamnait la neutralité religieuse de l’État et sa conséquence, la liberté de conscience et des cultes. La volonté du peuple ne pouvait donc être souveraine puisqu’elle aurait pu s’exprimer en faveur de la neutralité ou de l’indifférence. » Quant au Syllabus, il « semblait un défi aux États dont le droit s’inspirait plus ou moins du droit public de la Révolution française et surtout il paraissait impliquer la condamnation du catholicisme libéral ». Certes l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup rédigea une brochure affirmant que « le pape n’avait pas condamné les idées modernes mais l’expression outrée de ces doctrines », sans que Pie IX le démentît ni l’approuvât. L. Girard, M. Bonnefous, J. Rudel, 1848-1914, Bordas, 1961, pp. 200-201. Alain Besançon souligne que Quanta Cura isola seulement plus l’Église catholique du mouvement des idées et des sciences, la referma sur elle-même. Voir « L’intelligence a-t-elle déserté l’Église latine ? », Commentaire, 150, été 2015, pp. 245-256.
Pendant la Deuxième Guerre, si dans son ensemble la hiérarchie catholique se rallia publiquement au régime autoritaire du maréchal Pétain, les prêtres et les écoles catholiques ont joué un rôle efficace pour soustraire les enfants juifs aux persécutions ; ils ont contribué au sauvetage de la majorité des Juifs : « Le procès d’un gouvernement ou d’une administration qui représentait un pays n’est pas le procès de tout ce pays. Aucun pays européen n’a sauvé autant d’enfants juifs durant cette période que le nôtre […]. Si le gouvernement de Vichy a déporté environ un tiers des Juifs de France, la population en a sauvé les deux autres tiers. » S. Klarsfeld, « La France n’est pas antisémite », Réforme, 8-14 juillet 2004, n° 3086. J. Sémelin, auteur de Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes-Seuil, 2005, rep. in Le Monde, 9 novembre 2014, rappelle que 90 % des Français juifs ont échappé à la déportation en Allemagne.
Quant aux ennemis de l’Église catholique, du christianisme, ils n’étaient ou ne sont pas tous guidés par des conceptions sublimes et hautement désintéressées ! L’étroitesse d’esprit, le sectarisme, sont universels.

21 – Je pense à L’Assiette au beurre (1901-1936), parmi beaucoup d’autres, qui ne ménageait guère le personnel politique de la IIIe République, http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Assiette_au_beurre . Sous Louis-Philippe, les tentatives d’assassinat contre sa personne furent immédiatement ridiculisées par la presse d’opposition et ses caricaturistes les plus talentueux. Voir F. Erre, « Les discours politiques de la presse satirique. Étude des réactions à l’« attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 29|2004, consulté le 10 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/694 ; Voir aussi http://www.vox.com/2015/1/7/7507883/charlie-hebdo-explained-covers

23 – Les plus « éduqués » sont-ils, sur ce plan, toujours irréprochables ?

24 – Comme les attentats contre les tours jumelles de New York, les attentats récents en France ont fait des victimes musulmanes : apparemment deux des trois militaires français tués en 2012 par Mohamed Merah, qui a aussi assassiné quatre Juifs, étaient musulmans ; le troisième, Abel Chennouf, d’origine marocaine, était, lui, catholique, ce qui a été quelque peu occulté, non intentionnellement mais parce que ce fait ne se prêtait pas aux simplifications imposées par l’urgence. Et l’un des employés du magasin casher de la Nation, le Malien Lassana Bathily, qui a eu la présence d’esprit et l’héroïsme de sauver plusieurs otages, est musulman (il vient d’être récompensé et a reçu la nationalité française).
[NdE. On peut mentionner les nombreuses victimes de l’attentat de Nice en juillet 2016 intervenu après l’écriture de cette lettre.]

25 – Les crimes commis par de jeunes d’origine maghrébine ou noirs « paumés » reposent sur le présupposé que tous les Juifs sont riches et que la solidarité de leur communauté est telle que les rançons finiront toujours par être payées. Que l’on pense à l’affaire du Gang des barbares (2006-2009), http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_gang_des_barbares, à celle du couple juif agressé à Créteil en décembre 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/12/04/a-creteil-un-couple-agresse-car-les-juifs-ca-a-de-l-argent_4534058_3224.html
Par ailleurs, parmi les nombreuses erreurs commises en Algérie par les Français, l’attribution de la nationalité française aux Juifs algériens, en pleine guerre de 1870, par le décret Crémieux, alors que les « populations indigènes » restaient composées en majorité de « sujets », n’a pas amélioré les relations entre « communautés », http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_Cr%C3%A9mieux . Patrick Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015, explique les circonstances très particulières de ce décret Crémieux.

26 – Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe ». « Les théories du complot reviennent aussi en force dans le monde arabe. Elles permettent aux populations et aux gouvernants d’éluder leurs propres responsabilités dans certains événements », in Le Monde diplomatique, juin 2015. Dernier exemple en date, dans un pays d’ailleurs déstabilisé depuis longtemps par son mode de gouvernance, ses crises intérieures et l’accueil massif de réfugiés de tous les conflits régionaux (plus de 800 000 Syriens au Liban, peut-être un million aujourd’hui !) : si le gouvernement libanais n’arrive plus à assurer le ramassage régulier des ordures ménagères à Beyrouth, c’est à cause… du Qatar, ou des ambassades occidentales, ou du Hezbollah (et derrière lui l’Iran)… Voir B. Barthe, « Au Liban, union sacrée contre la révolte antisystème », Le Monde, septembre 2015, p. 16. P. A. Taguieff s’en prend aux conspirationnistes, pas tous arabes ni musulmans, qui « imputent, par exemple, l’apparition de Daech à un vaste complot sioniste visant à affaiblir les États arabes et à mettre en difficulté l’Iran, ou bien suggèrent que les attentats meurtriers de janvier [2015 à Paris] sont le résultat de manipulations de services secrets, parmi lesquels le Mossad est toujours bien placé », art. cit. plus haut.

27 – « Entre 1981 et 1995, depuis le Liban jusqu’en Angola, François Mitterrand a conduit plus d’opérations militaires qu’aucun président de la Ve République : 65. […] [Lors d’un dialogue avec des représentants de clubs de réflexion lui demandant « Pourquoi se défendre, c’est-à-dire pour quelles valeurs ? », Mitterrand répond] : « Vivre. Je préfère vivre. J’aime bien vivre, je ne suis pas mécontent de vivre. Bon, c’est tout. Et vivant, c’est ma deuxième réponse, je préfère vivre libre. Voilà, j’ai fini. ». Cit. in N. Guibert, « François Mitterrand, homme de guerre », Le Monde, 11 juin 2015, p. 15. L’action militaire de François Hollande a été également forte.

28 – Le Temps (Genève), 26 novembre 2015. Frédéric Koller, entretien avec Gilles Kepel, « Gilles Kepel: « Le 13 novembre? Le résultat d’une faillite des élites politiques françaises ». Voir http://www.letemps.ch/monde/2015/11/26/gilles-kepel-13-novembre-resultat-une-faillite-elites-politiques-francaises, consulté le 11 décembre 2015.

30 – « Dans le Nouveau Testament, Paul, en particulier, soulignerait, d’après ces chrétiens, que l’on doit même être prêt à renoncer à ses droits pour le bien de l’autre : “Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien, pour édifier” (Rm 15,2) […].“Nous aimons – et nous respectons – les autres parce que Christ, le premier nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous” (1, Jn 4,7-12). » « La liberté d’expression, un droit sacré ? », lettre de la Faculté Jean Calvin, Institut de Théologie Protestante et Évangélique, juin 2015, p. 1.

31 – Nicolas Sarkozy, aujourd’hui dans l’opposition, n’agit pas comme un homme d’État, quand, pour plaire à l’électorat du Front national de Marine Le Pen, il conteste le droit du sol français, alors qu’en 2012, lors de sa campagne présidentielle il avait déclaré : « Nous le garderons […], même quand cela peut nous poser des problèmes, […] c’est la France. » A. Lemarié, « Sarkozy veut poser “la question du droit du sol”, Le Monde, 16 juin 2015, p. 10. De même, la démographe M. Tribalat remarque qu’il joue avec des concepts d’une grande importance au gré des sondages et de ce qu’il perçoit comme les attentes des électeurs : « En février 2015 […] il a commencé de se déclarer favorable à l’assimilation après avoir défendu la diversité au point de vouloir l’inscrire dans la Constitution lors de son mandat présidentiel », « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 333.

32 – Patrick Weil, dans Le Sens de la République, op. cit., indique des pistes, modestes, de bon sens, et réalisables si nos gouvernants prennent leurs responsabilités, osent dépasser les débats inutiles et faussement dramatiques dans lesquels se complaisent les démagogues. Deux exemples parmi tant d’autres : au lieu de disserter sur les repas hallal dans les cantines, il est plus simple de limiter leurs menus aux 80 % de mets que toutes les religions partagent ; s’il apparaît que les cours de langue délivrés, en vertu d’accords, par des enseignants issus des pays du Maghreb, « divisent dans les écoles et assignent les enfants aux ascendances nord-africaines à la culture de leurs parents », il revient à notre gouvernement d’étudier les moyens de dénoncer ces accords. Voir M. Baumard, « Après le 11 janvier, une France en quête d’identité », Le Monde, 17 juillet 2015, p. 12. Tenir bon sur les principes, en restant pragmatique…

33 – Comme l’ensemble de la société française, les Français musulmans sont moins pratiquants qu’ailleurs. Et pour ceux qui se déclarent pratiquants, 39 % d’entre eux indiquent prier quotidiennement selon les rites prescrits. La population des jeunes Français musulmans « se démarque de la pratique intime et discrète de leurs parents et développe un mode vie “hallal” ostensible. [Sa pratique n’étant pas assise sur une véritable tradition], elle va donc se tourner vers une pratique identitaire et affective », selon l’islamologue Rachid Benzine. J. Pascal, « Le ramadan, “le plus grand des djihads, qu’on fait sur soi-même” », Le Monde, 19 juin 2015, p. 12.

34 - L’Allemagne, réputée plus ouverte ou moins « obsédée » par la laïcité puisque l’enseignement religieux a lieu dans les établissements publics, connaît la même difficulté : « Du côté musulman, il reste compliqué de trouver une autorité qui donne l’habilitation [aux diplômes universitaires mis en place pour former les enseignants de religion s’adressant aux élèves musulmans vivant en Allemagne] et certaines régions se demandent même si elles vont continuer leur coopération avec la Turquie. » N. Meyer-Lendrut, ambassadeur d’Allemagne en France, « Luther reste un moderne », Réforme, n° 3726, 26 octobre2017, pp. 2-3.

35 – Ce CFCM prenait la suite du CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam de France », de l’Istichara (« la consultation »). Le ministère de l’Intérieur surveillerait pour les protéger un millier de mosquées (sur les 2 400 recensées) et 3 millions d’euros de fonds publics sont disponibles pour cofinancer des investissements de sécurité (installations de caméras). C. Chambraud, « L’État pose les bases du dialogue avec l’islam », Le Monde, 11 juin 2015, p. 11. Dans un article très documenté et fondé sur des citations nombreuses, précises, du Coran, Didier Gazagnadou appelle, même si des évolutions sont probables, ont déjà eu lieu, à admettre la réalité : « L’idée d’individu-sujet […] comme l’idée de démocratie réelle complète […] ne sont pas compatibles avec les conceptions et pratiques actuelles de l’islam et ne sont pas acceptées, non seulement par les différents pouvoirs, mais aussi par une grande partie des populations arabes. » Il montre également que les aspirations démocratiques tant évoquées en France lors du « printemps arabe » concernent une très petite fraction de la société. « L’islam et la démocratie politique », Commentaire, 150, été 2015, pp. 299-306.

36 – Voir http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-face-cachee-de-l-uoif_486103.html . Pour ce qui est de la loyauté pleine et entière à la forme de régime politique que se donne la France, l’acceptation juive sans ambigüité de la loi de l’État remonte au Premier Empire ; l’Assemblée des Notables répond aux questions posées par Napoléon en 1806 : « La loi de l’État est la loi suprême », « Les douze questions posées par Napoléon, et les réponses de l’Assemblée des Notables », in « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008 », pp. 53-56. En 1807, le Grand Sanhédrin statue : « Tout Israélite né et élevé en France et dans le Royaume d’Italie, et traité par les lois des deux États comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois et de se conformer, dans toutes ses transactions, aux dispositions du Code civil ; déclare en outre que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui. » « Les “décisions doctrinales” du Grand Sanhédrin, ibid., pp. 56-58. « Malheureusement, au cours de l’histoire complexe de l’islam, ce sont toujours les “intégristes”, c’est-à-dire les fidèles à la lettre du Coran qui l’ont emporté sur les courants modérés, les mystiques, etc. Déclarer sérieusement qu’en France l’adhésion de « certains musulmans » à l’intégrisme est le résultat d’une crise d’identité est une désastreuse interprétation. L’intégrisme en Iran, en Syrie, au Soudan, en Arabie Saoudite, maintenant en Algérie, est-il une réaction à une crise d’identité ? ». J. Ellul, « Non à l’intronisation de l’islam en France », Réforme, 15 juillet 1989, (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles. Cinquante ans de chroniques dans Réforme », Réforme, hors-série, décembre 2004, p. 46.).

37 – « Dieu a institué la puissance publique pour maintenir l’ordre, faire régner la paix et la justice. Cette puissance publique, selon l’ordre de Dieu, est souveraine. Tout pouvoir qui essaie de dominer sur elle est un pouvoir de révolte et d’anarchie. […] Donc, les trusts (comme aussi bien les syndicats, s’ils voulaient gouverner l’État) doivent être combattus, afin que l’État ait les mains libres et la pleine responsabilité des décisions qu’il doit prendre. Voilà le motif pour lequel les chrétiens ne peuvent pas accepter les trusts, forme la plus accentuée du capitalisme, et non pour quelque vague raison de justice sociale toujours discutable. » J. Ellul, « Le capitalisme et nous », Réforme, 20 octobre 1945 (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles… », pp. 23-24.)

38 – Les ouvriers autochtones (indigenous) font massivement défection et s’installent dans les petites communes « où la relative pauvreté du voisinage ne s’accompagne pas d’une cohabitation avec une présence musulmane importante. […]. Cette défection est très mal vue par ceux qui ont les moyens de la frontière dans les grandes agglomérations et sont d’ardents défenseurs d’une ‘‘mixité sociale’’ qu’ils pratiquent si peu. » M. Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 335. L’auteure se réfère au livre de C. Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014, qui met en cause beaucoup des dogmes de la gauche bien-pensante sur le mélange des populations.

39 – Cette loi de décembre 2000 a porté à 20 %, puis à 25 %, le pourcentage obligatoire de logements sociaux dans les villes. Elle n’est pas respectée partout, certaines communes préférant payer des amendes pour non-respect de la loi. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_relative_%C3%A0_la_solidarit%C3%A9_et_au_renouvellement_urbains
Sur l’obsession de l’entre-soi, le récent album cosigné par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Etienne Lécroart, se livre à une analyse convaincante, même s’il met l’accent sur un cas extraordinaire et caricatural : Panique dans le XVIe ! : Une enquête sociologique et dessinée, La Ville brûle, 2017.

40 – Je pense ici à l’épreuve vécue par le directeur de l’IUT de Saint-Denis (Paris XIII) quand il a voulu mettre fin au système opaque de gestion des heures supplémentaires et des vacations d’un département où, de plus, une association étudiante musulmane semble s’être emparée de locaux pour y exercer des actions de prosélytisme. Menacé de mort, agressé en pleine rue, insulté comme juif, le directeur de l’IUT a été reçu par la ministre de l’Éducation après… un an et demi, le président de l’université se gardant d’intervenir. Il s’est senti « bien seul ». « Calvaire universitaire », Le Canard enchaîné, n° 4936, 3 juin 2015, p. 8.
[NdE. Les lecteurs auront reconnu Samuel Mayol, rétabli dans ses droits par le tribunal administratif de Montreuil en novembre 2016.]

© Jean-Kely Paulhan, Mezetulle, 2017.

 

Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

Laïcité, séparation, neutralité (par Martine Cerf)

Adresse aux candidats aux élections législatives

La laïcité est aujourd’hui l’objet d’une abondance de réflexions et de commentaires volontiers relayés par les médias. Dans cette « Adresse », Martine Cerf1 s’emploie à dégager le concept de laïcité des pseudo-analyses qui s’acharnent à le brouiller en le confondant notamment avec une « neutralité » qui le rendrait inefficient.

Il est maintenant courant d’entendre et de lire que le concept de laïcité admet plusieurs définitions, qu’il serait flou et difficile à cerner. Il n’en a pas toujours été ainsi. La perception de la laïcité a été brouillée par les nombreuses analyses plus ou moins objectives, recherches et publications souvent entachées d’idéologie qui trouvent un écho dans les médias peu soucieux de faire le tri entre les expressions idéologiques et les démarches scientifiques.

Une définition pourtant claire, mais qu’il faut chercher

Si la Constitution de 1958 affirme dans son préambule, comme celle de 1946, que « la France est une République laïque, indivisible, démocratique et sociale », le contenu de la laïcité n’y est pas défini. Cette absence de précision constitutionnelle a pour conséquence de prêter le flanc à toutes les tentatives de détournement qui visent à remettre en cause le principe de séparation.

La loi votée le 9 décembre 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, ne mentionne pas non plus les mots « laïques » ou « laïcité ». Il n’en faut pas plus pour que certains, nombreux, remettent en cause le lien qui existe entre laïcité et séparation. Ils se contentent de définir la laïcité par la neutralité de l’État, qui aurait pour but de respecter la liberté de conscience, ou seulement la liberté religieuse. D’autres ne la définissent pas et appellent laïcité toutes les formes de gestion du religieux et du politique. Ce qui permet à Jean Baubérot de recenser 7 laïcités2, dont la « laïcité concordataire », un bel exemple d’oxymore ou encore de nommer « laïcité » le retour à l’identité chrétienne prôné par le Front national.

Pourtant, un réflexe élémentaire aurait consisté à consulter la définition du dictionnaire qui, le premier, définissait précisément le mot laïcité. Il s’agit du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, dans son édition de 1911. Voici ce qu’on peut y lire :

« La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique.[…] Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir ». (Ferdinand Buisson (dir), article « Laïcité », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, éd 1911, publication numérique de l’Institut national de recherche pédagogique).

La séparation y est ainsi mentionnée sans aucune ambiguïté.

Depuis plus d’un siècle, les adversaires de la séparation n’ont cessé d’attaquer la laïcité, soit en avançant qu’elle serait liberticide pour les croyants, soit en essayant de dévaloriser les laïques en les faisant passer pour des intolérants, des xénophobes ou des racistes. Le procédé n’est pas nouveau : on préfère l’injure à l’argument, pour discréditer l’interlocuteur et ses idées. Ce faisant, on évacue tout débat d’idées et on cherche à imposer son point de vue par l’intimidation.

Alors que la laïcité est intimement associée à l’émancipation de l’individu de tous les dogmes, à l’élargissement des libertés, toute une frange d’intellectuels, spécialistes de l’étude des religions et de la laïcité, la définissent sans vergogne comme étant la simple neutralité de l’État. La liberté religieuse serait selon eux, le principal objectif à atteindre. Ils ne mentionnent que très marginalement les libertés des athées, des agnostiques ou des indifférents aux religions3.

Comprendre la différence entre séparation et neutralité

Dans le cadre de la simple neutralité, rien n’empêche les dirigeants religieux d’un État neutre de s’immiscer dans la vie politique, tandis que les politiques, eux, sont sommés de ne pas s’occuper de religion. L’État peut parfaitement s’accommoder du financement de tous les cultes. On comprend dès lors, l’intérêt de certains dirigeants religieux pour la seule application de la neutralité.

La séparation, en revanche, identifie bien les champs d’action du politique et du religieux. Elle assure la totale liberté des citoyens. Ils sont maîtres de leur vie spirituelle et la décision de suivre ou de s’affranchir de la cohorte des interdits religieux leur appartient pleinement. Le financement des cultes est interdit. Ceux-ci s’organisent librement sans ingérence de l’État.

La laïcité a favorisé des lois de libertés

Il suffit de regarder la longue liste des libertés acquises en France au cours du XXe et du XXIe siècle pour se rendre compte que pour beaucoup de lois récentes de libertés auraient été bloquées, si un quelconque clergé avait eu la possibilité d’apposer son veto4. On peut en dresser une liste non exhaustive : la loi Neuwirth donnant accès à la contraception, la loi Veil autorisant l’IVG, la loi Taubira ouvrant le mariage à deux personnes de même sexe, les lois Léonetti permettant la sédation en fin de vie, la suppression du délai de réflexion imposé aux femmes avant une IVG ou le délit d’entrave… toutes lois votées par un Parlement que la laïcité rendait libre de débattre.

Mais ces réalités échappent à nos auteurs adeptes de la neutralité, qui persistent à ne voir comme dernières lois laïques que celles qui formulent des interdits, comme celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, ou celle de 2010 sur l’interdiction de masquer son visage dans l’espace public (qui n’avait pourtant rien à voir avec la laïcité, mais avec les principes républicains et de la sécurité publique).

Pour ces mêmes auteurs qui vilipendent la séparation, les laïques qui la soutiennent ne sont que des « laïcistes » ou « laïcards » xénophobes ou des « islamophobes »5. La séparation stricte ne serait qu’une laïcité « dévoyée ». Le summum a été atteint après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, où nombre de ceux-là considéraient que les caricaturistes de Charlie, « l’avaient bien cherché ». Ils justifiaient ainsi le meurtre pour des idées et pour des dessins… Des insultes d’autant plus inacceptables qu’elles désignaient indirectement des cibles aux fanatiques.

Le durcissement des religions en réponse à la sécularisation de la société

À l’évidence, la sécularisation de notre société progresse. Les sondages annoncent qu’une majorité de la population se dit athée ou sans religion en France depuis 2012, en Europe depuis 20156. Dans le même temps apparaît un raidissement sur des revendications d’ordre religieux : volonté d’afficher sa religion comme marqueur identitaire, réclamations pour que la société s’adapte à une pratique religieuse, demandes de subventions publiques pour des associations cultuelles, contestations de lois ou règlements au motif qu’ils gênent l’exercice de la religion … Il n’est pas indifférent que les deux phénomènes se produisent simultanément. On peut y lire un réflexe de défense de dirigeants religieux qui voient leurs ouailles fondre au fil des années. Il reste cependant que renoncer à la séparation ferait reculer nos libertés et en premier lieu, l’égalité entre les femmes et les hommes et les droits des femmes.

Ce n’est pas parce que des groupes minoritaires accentuent la pression contre la séparation qu’il faut leur céder.

L’étrange recours à une uniformisation européenne

Enfin dernier argument des partisans d’une simple « laïcité-neutralité » : la France serait seule en Europe à avoir établi une séparation aussi stricte, ce qui sous-entend qu’elle aurait forcément tort. Étrange paradoxe en vérité. Alors que les mêmes ne cessent d’affirmer qu’il faut préserver les différences entre les êtres humains, ils récuseraient les différences entre les États ? La France devrait aligner sa législation sur celle des autres pays européens, sur l’Allemagne par exemple, qui a sous-traité une grande partie de son action sociale aux Églises ? Comment justifier cette défense de l’uniformisation, dans une Europe dont la devise est : « unie dans la diversité » ?

Donnons encore la parole à Ferdinand Buisson qui écrivait, il y a plus de 100 ans, des lignes étonnantes d’actualité : « Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. »7 

La séparation accompagne les libertés

En Europe, deux États, La Suède en 2000 et la Norvège8 en 2013 ont accompli la séparation entre la religion et l’État. Le Luxembourg accroît la distance entre l’État et les Églises, méthodiquement depuis plusieurs années après avoir renoncé à subventionner les cultes. Les seuls exemples de pays qui restituent aux Églises un plus grand rôle politique sont la Pologne et la Hongrie, exemples dont on aurait du mal à s’enorgueillir tant ces États rejettent dans le même temps les libertés de l’état de droit et la démocratie. Aux marges de l’Union européenne, la Turquie a entamé une longue descente vers une dictature théocratique. Ne faut-il pas voir dans ces exemples, la confirmation même que la laïcité ou la séparation accompagnent naturellement les États de droit, tandis que les États non démocratiques appuient leur « retour à l’ordre » sur la collaboration avec une religion hégémonique fort peu soucieuse de libertés individuelles.

Voilà pourquoi il nous faut continuer de promouvoir et de soutenir cette belle idée de séparation, émancipatrice pour tous les êtres humains.

Notes

1– Martine Cerf, auteur de Ma Liberté, c’est la Laïcité (Paris : Armand Colin, 2015) a dirigé, avec Marc Horwitz, le Dictionnaire de la laïcité (Paris : Armand Colin, 2e éd. 2016). Elle est secrétaire générale de l’association EGALE (Egalité, laïcité , Europe), et à ce titre, fortement impliquée dans la promotion de la laïcité en France et dans l’Union européenne.

2 Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris : Maison des Sciences de l’Homme, coll. « interventions », 2015.

3 – Sur le caractère décisif de la non-croyance dans la constitution du concept de laïcité, voir C. Kintzler, Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2015, ch. 1, p. 14-19.

4 Voir Gérard Delfau, Laïcité, défi du XXIe siècle, coll. Débats Laïques, Paris : L’Harmattan, 2015.

5 Ce terme étant même instrumentalisé par des mouvements proches des Frères musulmans, pour faire taire les laïques, effarés qu’on puisse les traiter ainsi.

6 Sondages Win Gallup 2012 et 2015.

7– Ferdinand Buisson (dir), article « Laïcité », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, éd 1911, publication numérique de l’Institut national de recherche pédagogique.

8 Sans être membre de l’UE, la Norvège en est un partenaire proche.

© Martine Cerf, Mezetulle, 2017.

L’enjeu de la République : le rapport droits de l’homme / droits du citoyen

République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

[Ce texte, dans lequel Jean-Claude Milner reprend une thèse importante de son livre Relire la Révolution (Verdier, 2016) a été prononcé le 18 avril 2017 au Forum contre Marine Le Pen et le parti de la haine].

L’espèce humaine est une et indivisible. Les citoyennetés, en revanche, sont multiples sur la terre et sont porteuses de division, parce qu’elles coïncident avec les nationalités. Cela fait une profonde différence.

On le voit en ce moment. Tous les pays d’Europe sont confrontés à la question des migrants. Ceux-ci ne sont plus, dans les faits, citoyens d’où que ce soit. Citoyens de nulle part, ce sont des non-citoyens. Comment traiter des non-citoyens en être humains, comment leur reconnaître des droits, c’est au fond la question qui hante la vie politique depuis des années. C’est aujourd’hui la question politique par excellence.

Sauf qu’en langue française, la question avait été posée depuis longtemps. Dès 1789. C’est pourquoi on rédigea un texte appelé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’homme, qu’il soit homme, femme, vieillard, enfant, Français, Africain, Indien, etc. dès sa naissance, il appartient à l’espèce humaine une et indivisible; c’est pourquoi il est écrit que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

Le citoyen, c’est tout autre chose : on ne naît pas citoyen, on le devient à sa majorité ; en tant que citoyen, on n’a pas les mêmes droits dans tous les pays libres ; ces droits, on peut cesser d’en jouir, parce qu’on peut cesser d’être citoyen. C’est ce qui est arrivé aux Juifs français après 1940. C’est ce qui risque d’arriver demain à des milliers de citoyens des États-Unis.

Puisqu’être homme et être citoyen, ce n’est pas la même chose, les droits de l’homme et les droits du citoyen ne sont pas identiques. S’ils ne sont pas identiques, ils pourraient se contredire. Là encore, la Déclaration des droits de 1789 a pris la bête aux cornes ; toute sa logique repose sur un axiome : jamais un droit concernant la citoyenneté ne peut contredire quelque droit de l’homme que ce soit.

Cet axiome n’a rien d’évident. Lors de leur naissance, les États-Unis l’ont directement violé en autorisant leurs citoyens à posséder, à acheter et à vendre des esclaves. Le colonialisme, y compris le nôtre, l’a violé systématiquement pendant un siècle.

À cette lumière, on comprend mieux l’enjeu de la République en France. République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

Est républicaine toute forme de gouvernement qui repose sur cette exigence : en matière de droits du citoyen, elle ne prendra aucune décision qui soit contraire aux droits de l’homme. Est républicain tout sujet politique qui s’impose de vérifier à chaque occasion si les décisions du gouvernement, la conduite des fonctionnaires, les sentences des juges respectent l’axiome de non-contradiction.

Or, de nos jours, une doctrine a commencé de se répandre. Certes, elle ne dit pas de mal de la république ; il lui arrive même de la glorifier, mais sur l’axiome de non-contradiction elle opère un déplacement radical. J’entends soutenir de plus en plus souvent que nous devons préserver notre mode de vie contre les irruptions étrangères. Bien entendu, l’immigration est mise en cause, mais pas seulement elle. A terme, les mœurs et les opinions deviendront des cibles.

Ôtons une bonne fois les ornements de la bienséance. Quand on parle de notre mode de vie menacé, parle-t-on seulement des cochonnailles et des boissons alcoolisées ? Bien sûr que non. On parle aussi et surtout des droits du citoyen français. On insinue que, trop largement entendus, les droits de l’homme portent atteinte aux droits du citoyen.

Non seulement on renonce à l’axiome de non-contradiction qui fonde la république, mais on y renonce doublement. D’une part, on considère que les droits de l’homme contredisent les droits du citoyen, d’autre part, on souhaite que les droits du citoyen, pour se défendre, peuvent priver certains êtres humains de leurs droits. Cette doctrine, je l’entends répéter chaque jour. Peu importe qu’on avance souvent des arguments pratiques : l’équilibre de la sécurité sociale, l’ordre public etc. En réalité, il s’agit des principes. Sachons bien que les difficultés pratiques ont ceci de propre qu’elles sont toujours solubles; en revanche, les manquements aux principes sont irréparables.

L’histoire devrait nous éclairer. Les propos que tient le Front national, on les trouve dans les années 30. Qui plus est, on les trouve formulés par les plus grandes plumes. Certaines d’entre elles passaient alors pour des gloires de la République. De cette corruption des esprits, on sait les conséquences. Elle annonçait les manquements de 1940 et l’abandon du nom même de République. Plus rien alors n’arrêta la chute; vinrent les persécutions et les rafles.

Croire aux droits de l’homme et croire aux droits du citoyen, de telle façon que les premiers servent d’étalon de mesure aux seconds, c’est être républicain. Croire que les droits de l’homme sont opposables aux droits du citoyen quand d’aventure ceux-ci enfreignent les premiers, c’est être républicain. Croire en revanche que les droits du citoyen ne sont jamais opposables aux droits de l’homme, croire que les droits de l’homme sont opposables à tout autre droit, s’agirait-il même des droits de Dieu, c’est être républicain. Identifier les manquements aux principes, pour en dénoncer les auteurs et les combattre, c’est passer de la croyance aux actes.

© Jean-Claude Milner, Mezetulle, 2017.

[À lire en complément très utile de ce texte l’échange ci-dessous entre les commentateurs et l’auteur.]

Oser bêtement un bulletin Macron : tenaille ou chantage ?

Je fais partie de ceux1 qui mettront un bulletin « Macron » dans l’urne sans faire d’état d’âme dimanche. Cela n’emporte pas l’adhésion aux propositions de ce candidat et c’est sans enthousiasme que j’irai au bureau de vote. L’enjeu me semble en effet se situer un cran au-dessous de la politique. On peut déplorer d’en être là, mais c’est loin d’être négligeable : on passe du niveau de la construction à celui des fondations ; c’est du politique qu’il s’agit. Et l’arithmétique la plus bête parle aussi en ce sens.

Mon propos ici n’est pas d’exposer en détail pourquoi le programme présenté2 par Emmanuel Macron est très loin de recueillir mon adhésion3. Par ce scrutin il ne s’agit pas en effet à mes yeux – et c’est le sens que je peux donner à l’usage de l’expression « front républicain » – de se prononcer sur des programmes. Se prononcer sur des programmes, se demander si l’un est préférable à l’autre, supposerait que leur comparaison soit pertinente : c’est déjà avoir consenti à les placer dans un champ politique homogène, à les considérer comme parties prenantes d’une même conception fondamentale de la cité. Or il s’agit cette fois de préserver les conditions même de possibilité du champ politique républicain, lequel non seulement rend possibles les désaccords mais est constitué par eux.

Voilà pourquoi la tenaille électorale dans laquelle nous sommes pris (que certains qualifient de « chantage »), nous ramène un cran au-dessous de la politique : nous sommes confrontés au politique tout simplement, à la question de la cité. Il y aurait effectivement « chantage » si ce scrutin était uniquement interprété en termes de choix d’une politique plutôt que d’une autre, et il appartiendra à Emmanuel Macron, s’il est élu, de se garder de cette interprétation (ne serait-ce que parce qu’elle lui serait politiquement coûteuse). Mais il y a, de toute façon, tenaille parce que le choix de dimanche concerne le soubassement même de l’objet politique, la manière dont il est conçu. Se sentir forcé de choisir un programme n’est pas la même chose que se sentir obligé de réaffirmer le moment politique républicain : la force est subie de l’extérieur, l’obligation est un devoir que l’on s’impose à soi-même. Cette réaffirmation n’invalide en rien l’opposition ultérieure à un programme, elle la rend plus exigeante même, mais elle n’est pas sur le même plan.

Je n’ignore pas que certains renvoient dos à dos, avec les programmes, les conceptions fondamentales, prétendant qu’il s’agirait, de part et d’autre, d’un « totalitarisme » – celui du « patron » n’ayant rien à envier à celui de la « patrie » version FN. C’est en vertu de la même confusion, cette fois inversée, qu’on banalise le totalitarisme islamiste et qu’on s’y rend aveugle en lui refusant le statut politique, le réduisant à du « crime » de droit commun. Rien d’étonnant à ce que ce soient parfois les mêmes qui accusent Macron de totalitarisme et qui regardent ailleurs s’agissant de l’avancée d’un mouvement politique évidemment totalitaire et meurtrier.

Une dernière remarque, de nature arithmétique. Le mot d’ordre « Pas une voix pour Le Pen » ne peut pas, sauf instrumentalisation du vote d’autrui, se traduire par une revendication d’abstention ou de vote nul. Sauf instrumentalisation : car les belles âmes qui entendent ne pas se salir avec un bulletin « Macron » comptent bien que tout le monde ne fera pas de même. Les petits malins aux mains propres raisonnent comme les fraudeurs dans les transports qui comptent sur la bêtise de ceux qui paient4 ! Il faudra bien quelques millions d’électeurs pour oser dimanche la bêtise d’un bulletin « Macron », seul efficace pour éloigner le FN, ici et maintenant. Je suis au nombre de ces bêtes-là.

Notes

1- Et non pas de « cellezéceux ». Est-ce que quelqu’un pourrait expliquer au personnel politique que le genre dit « masculin » est non-marqué en français, et qu’il n’est pas besoin de diviser aussi obstinément l’humanité en deux ?

2 – Est-ce que quelqu’un pourrait lui expliquer – un professeur de français par exemple – qu’il existe quelques équivalents, selon le contexte, au verbe « porter » ? Il doit être très fatigué à force de « porter » tant de choses !

3 – Je me permets de renvoyer les lecteurs au sommaire des articles publiés sur Mezetulle, notamment en matière de républicanisme, de laïcité, de politique scolaire, de culture et d’humanités, de considérations sur le travail, et cela depuis 2005 date de création du site,.

4 – En mettant ce texte en ligne, je prends connaissance l’édito de Riss dans Charlie-Hebdo de ce mercredi 3 mai, qui se conclut sur le même argument : « Ce non-choix est en fait un choix. Celui de ne pas se mouiller et de laisser les autres le faire. Oui, il y aura toujours de bons couillons pour faire le sale boulot à la place des autres et glisser dans l’urne le bulletin du candidat qui déplaît pour en éviter un bien pire »… et d’enchaîner, lui aussi, sur un exemple inspiré du métro – plus grave cependant que le mien : « Un peu comme dans le métro lorsqu’une femme se fait agersser sous les yeux des passants indifférents qui se disent ‘il y a bien quelqu’un qui va s’en occuper, moi, je n’ai pas le temps’ »

© Catherine Kintzler, 2017.

23 avril, Mélenchon entre dans une zone d’obscurité

Les « médiacrates » – comme il dit – n’ont pas à se forcer pour présenter Jean-Luc Mélenchon à l’issue du premier tour de la présidentielle comme un mauvais perdant grincheux : il s’en charge lui-même, entre dans une zone d’obscurité douteuse et s’adonne à l’ivresse du gâchis politique !

« Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but ;
c’est de le passer » La Rochefoucauld, Maxime 337

Au soir du 1er tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon se lance dans un discours que je trouve calamiteux. Affichant une gueule renfrognée qui en dit long, il commence par présenter un résultat pourtant excellent et même, à certains égards, inespéré, comme une défaite.

Mais il y a pire que cette soupe à la grimace. Il enchaîne en renvoyant dos à dos Le Pen et Macron, et en ne suggérant (je ne parle même pas de « donner ») aucune indication de vote, comme si l’enjeu du second tour n’excédait pas la simple comparaison de programmes, et comme si à l’horizon la question de la forme de gouvernement n’était pas présente, car Marine Le Pen parle bien d’une alternance fondamentale. Pour justifier cette abstention, il se défausse sur un mandat qu’il n’aurait pas reçu, comme s’il fallait un mandat explicite pour défendre a minima la forme républicaine de gouvernement (encore en vigueur, même sous la Ve République !).

Son rôle ne serait-il pas plutôt de maintenir l’exigence de pensée, dont il s’est voulu naguère le héraut, au-delà du mot d’ordre « faire barrage » ? Pour souligner l’insuffisance de ce mot d’ordre, faut-il en récuser la nécessité ?  Ce serait faire l’ange, et « qui veut faire l’ange fait la bête. »1

Quitter ainsi l’habit de lumière qu’on a si brillamment porté pendant toute une campagne électorale pour entrer dans une zone de confusion et d’obscurité, céder ainsi à l’ivresse du gâchis (addiction assez ordinaire chez les hommes politiques), c’est manquer de sens politique et d’égards pour l’intelligence des électeurs à laquelle on a pourtant prétendu s’adresser. « Les gens » s’étaient habitués à davantage de classe et d’élégance…

  1. Pascal, Pensées, frag. 572 []

Nation divisée, paix civile menacée. Candidats, osez la laïcité !

Manifeste pour la laïcité du Comité Laïcité République 31 mars 2017

J’ai signé ce Manifeste pour la laïcité lancé par le Comité Laïcité République. Publié également sur Marianne.net, il s’adresse aux candidats à l’élection présidentielle et est proposé aux citoyens pour signature. En voici les premiers paragraphes.

« Intolérances, communautarismes, islamisme radical, xénophobie identitaire, menaces sur l’égalité entre hommes et femmes, paix civile fragilisée, la situation est grave. La société française est en crise. L’élection présidentielle doit replacer la laïcité au coeur de la République.

La laïcité émancipe et libère les êtres humains. Elle assure l’égalité en droit entre tous les citoyens quelles que soient leurs origines. Grâce à elle, la République rassemble tous les êtres humains quelles que soient leurs singularités, dans l’universalisme de la citoyenneté.

C’est cette égalité que contestent des communautarismes qui voudraient substituer la coutume ou le précepte religieux à la loi. La paix civile se trouve mise en danger par la montée des revendications et des menaces communautaristes d’une part, par ceux qui détournent la laïcité à des fins de stigmatisation et de xénophobie de l’autre.

Ces principes, pour lesquels des femmes et des hommes se sont battus au péril de leur vie, valent encore aujourd’hui condamnation à mort dans certaines régions du monde. Ils ne sont pas négociables, sauf à menacer l’unité de la Nation, la pérennité de la République et de la démocratie elle-même.

C’est pourquoi les candidats républicains doivent prendre clairement position sur cette question décisive. Nous leur demandons solennellement de s’engager à faire respecter la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’État et la loi de 2004 d’interdiction des signes religieux à l’école publique.

Nous leur demandons… »

Lire la suite et voir les premiers signataires sur le site du Comité Laïcité République.

Signer la pétition.

Lire le texte sur Marianne.net

Laïcité et intégrisme

Le régime politique laïque installe une dualité libératrice permettant à chacun d’échapper aussi bien à la pression sociale de proximité qu’à une uniformisation officielle d’État. Les intégrismes, qui ne souffrent aucun point de fuite, ne peuvent que le détester. Aussi la laïcité est-elle le point de résistance le plus puissant pour les affronter – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des « accommodements » qui la ruinent1.

L’injonction d’uniformisation

L’intégrisme ne peut pas souffrir les points de fuite par lesquels on peut échapper, même momentanément, à son exigence d’uniformisation de la vie et des mœurs. Tout ce qui rompt ce tissu qu’il veut intégral, ordonné à une parole unique, tout ce qui peut le rendre perméable à une autre parole, à une autre manière de vivre, lui est odieux. Rien d’étonnant à ce qu’il s’en prenne à la liberté d’expression, et généralement à toute altérité. Les États de droit et leurs effets de liberté sont naturellement dans le viseur de son tir. On se souvient des caricatures au Danemark, de Theo van Gogh, de Rushdie, de Redeker, de Toulouse – la liste s’allonge, pensons, entre autres, aux procès faits à Pascal Bruckner, à Georges Bensoussan, à Djemila Benhabib, à Kamel Daoud, pour n’en citer que quelques-uns.

Dès janvier 2015, avec les assassinats de Paris, où un parcours sanglant des figures de la liberté a été tracé (le « blasphémateur » qui teste la liberté, le policier républicain qui la protège, le Juif qui incarne l’altérité haïe), suivi par la démonstration sans précédent d’un peuple se réappropriant ses principes, on a atteint une sorte de classicisme dans l’opposition politique épurée entre la violence intégriste meurtrière et les principes républicains libérateurs. Le sillon sanglant s’est poursuivi avec les carnages du Bataclan puis le 14 juillet de Nice, où l’esprit même de la réunion libre et fraternelle par delà toutes les appartenances a été frappé. Dans son éditorial du 14 janvier 2015, Charlie-Hebdo, sous la plume de Gérard Biard, avait déjà pointé la cible profonde et l’enjeu de cette opposition absolue : le régime laïque et ses effets, nec plus ultra de l’État de droit.

La dualité du régime laïque : une respiration

La laïcité comme régime politique est en effet une cible éminente pour les visées intégristes. Cette éminence la désigne comme le point de résistance le plus puissant pour s’en prémunir – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des « accommodements » qui la ruinent.

La laïcité va jusqu’aux racines de la disjonction entre foi et loi. Au-delà même de la séparation des églises et de l’État, elle rend le lien politique totalement indépendant de toute forme de croyance ou d’appartenance : il ne se forme pas sur le modèle d’un lien préexistant, religieux, coutumier, ethnique. L’appartenance préalable à une communauté n’est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n’est jamais requise par lui. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l’association politique la combat. On voit alors que, si l’intégrisme peut encore s’accommoder d’une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des atomes individuels, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d’une grande liberté mais leur refuse celui d’agent politique ès qualités.

Ce faisant, le régime laïque installe une dualité qui traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l’intégrisme. D’une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d’elle : on s’y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances. Mais d’autre part ce principe d’abstention, ce moment zéro, n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d’expression et d’affichage dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, la laïcité perd son sens. Chacun vit cette distinction concrètement : l’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience de la respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. Croire qu’une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la reléguer dans un statut d’intouchable ; c’est aussi désarmer celle qui entend échapper au lissage de sa vie.

Une pensée « progressiste » et « inclusive » au secours de l’exclusivité communautaire

On comprend que cette altérité fondamentale des espaces, des temps, des règles, des fonctions, soit diamétralement opposée à tout intégrisme, et c’est pourquoi il est absurde de parler d’ « intégrisme laïque » –  ce qui est contradictoire puisque le régime laïque distingue les domaines et ne les uniformise pas. Cette respiration, caractéristique du régime laïque, fait obstacle, par définition, à toute emprise intégrale sur l’existence humaine et c’est pourquoi les intégrismes religieux l’ont en aversion. Mais comment comprendre qu’elle soit récusée et même combattue, au prétexte de « respect des cultures » et d’ « inclusion », par des progressistes ? Comment comprendre que le brouillage des distinctions soit obstinément reconduit, que les injonctions au conformisme soient complaisamment tolérées, que le grignotage de ce régime libérateur soit systématiquement proposé par des « décideurs » dont la couleur politique varie, mais non l’assentiment à cette pensée diffuse qui fait de l’attitude croyante une norme, qui la considère comme un modèle de « vivre-ensemble » et qui invite chacun à s’y inscrire, sans répit, sans moment critique, sans respiration ? L’introduction des signes religieux à l’école publique (sortis par la porte en 2004 et revenant par la fenêtre avec les accompagnateurs de sorties), la mise en quartiers des cimetières, l’appel au financement des cultes – comme si la liberté de culte était un droit-créance –, l’injonction faite à l’école de se livrer à son extérieur en organisant l’impossibilité d’instruire (bonne recette pour produire des ghettos scolaires voués à la monotonie communautaire), l’abandon par les services publics de zones qu’on ne devrait pas appeler « urbaines » : en finira-t-on bientôt avec cette politique antilaïque et antirépublicaine qui n’est autre qu’un soutien à l’intégrisme politico-religieux ?

Oser imposer le modèle laïque aux « décideurs »

Non la France n’a pas de problème de laïcité. Mais une grande partie de son personnel politique et médiatique autorisé a un problème avec la laïcité. Ce problème ce sont des discours compassionnels et culpabilisants dont l’effet est le retournement victimaire. C’est un regard paternaliste et méprisant par son indulgence même envers des communautés exclusives et féroces – comme si les individus qui les composent n’étaient pas dignes de prendre en main leur propre destin dans sa singularité, comme s’ils ne pouvaient jouir que d’une identité tribale « clés en mains ». C’est un dévoiement de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations, une virulence qui va jusqu’à solliciter le bras meurtrier en lui désignant les cibles d’un index complice et en susurrant l’accusation suprême – « islamophobe ! ». C’est la perméabilité à la normalisation par le religieux à laquelle il faudrait « s’adapter », comme si la laïcité était anti-religieuse, et comme s’il fallait avoir honte d’afficher son athéisme ou son agnosticisme. Ce sont les sirupeuses génuflexions devant un « vivre-ensemble » impératif, un douteux « bien commun » sans égards pour la singularité, comme si le civisme républicain était une valeur sacrificielle de patronage et comme si le Promeneur solitaire devait toujours être lapidé. Ce problème c’est aussi que nous, citoyens, n’osons pas imposer avec assez de force à nos « décideurs » la réappropriation du modèle politique laïque et de sa puissance libératrice.

 

  1. Ce texte est une version modifiée, augmentée et actualisée de l’article publié le 30 janvier 2015 sur Le Monde.fr, intitulé « Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque«  []

Loi, laïcité, droits des femmes, coutumes dans le débat public

Quatre notions difficiles à démêler

Jean-Michel Muglioni propose une analyse de notions. Son ambition est seulement de faire quelques distinctions pour permettre de s’orienter dans des débats où règne la plus grande confusion. Par exemple, en République, la loi ne règle pas les manières de s’habiller ; ou encore la défense de la laïcité et celle des droits des femmes ne doivent pas être confondues, etc. La rhétorique antirépublicaine joue sur la confusion de ces ordres. Les distinguer est donc essentiel, si l’on ne veut pas lui donner raison, comme le font trop de réactions improvisées ou parfois même simplement racistes.

L’instrumentalisation de la laïcité

Les campagnes électorales instrumentalisent aujourd’hui la laïcité. Invoquer par exemple la laïcité lorsqu’il s’agit des droits des femmes est une faute d’analyse. Débats d’opinion et conflits juridiques ne cessent depuis longtemps déjà d’entretenir la plus grande confusion sur son sens. D’un côté certains musulmans (qui ne sont pas nécessairement des islamistes partisans du terrorisme) veulent détruire la laïcité, avec l’aide de tous ceux qui, pratiquants ou non, rêvent de la réduire, parce qu’elle serait incompatible avec la liberté de pratiquer la religion musulmane. De l’autre côté des défenseurs sincères de la laïcité se méprennent sur son sens lorsqu’ils l’invoquent par exemple pour règlementer la manière de s’habiller en ville ou sur les plages. L’extrême droite s’en prend en son nom aux immigrés et aux musulmans, et même une partie de la droite se prétend laïque pour défendre un catholicisme qui serait essentiel à l’identité française, et elle s’en prend ainsi à la liberté des musulmans de pratiquer leur religion. Il convient donc de distinguer ce qui relève de la laïcité (et en quel sens), ce qui relève au contraire des droits des femmes, ce qui ne relève ni de la laïcité ni des droits des femmes mais de la loi générale, et enfin ce qui, indépendamment de la loi, relève des habitudes ou des normes sociales ordinaires dans tel ou tel pays à tel ou tel moment de son histoire. Laïcité, droits des femmes, loi et coutume : quatre éléments dont la confusion alimente toutes les rhétoriques et qu’il faut essayer de démêler dans ces débats.

Les guerres de religion

Ces distinctions sont essentielles dans un débat où tous les mots sont piégés, comme toujours quand l’enjeu est la question religieuse. La loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État avait réussi à assurer la paix civile. Le terrorisme islamiste, non pas seulement par la violence et l’horreur de ses assassinats, mais par la séduction qu’exerce sa doctrine, a remis au premier plan la question religieuse et donc menace cette paix. Faudrait-il, pour le faire comprendre, rappeler l’histoire des persécutions dont les hommes qui ont cherché à voir clair ont été victimes ? L’histoire des crimes commis d’abord entre coreligionnaires ?

« L’affaire du voile » et la confusion qui en résulte

La confusion a commencé avec « l’affaire du voile », quand certaines familles, alors très peu nombreuses, ont tenté de faire entrer des jeunes filles voilées à l’école publique. C’était en effet une affaire de laïcité : l’école publique est laïque. Il a fallu du temps pour que, des premières lois de Jules Ferry en 1881 jusqu’à la séparation des Églises et de l’État en 1905, elle devienne laïque. En 1936 et 1937 les circulaires de Jean Zay ont réglementé pour les élèves le port de signes politiques et religieux à l’école : le gouvernement de Front Populaire s’opposait alors à la propagande des ligues fascistes plus qu’au prosélytisme religieux. Depuis lors les élèves pouvaient porter des signes discrets d’appartenance religieuse sans qu’on y prête attention. Après l’affaire du voile il a fallu réaffirmer le principe de l’absence de tout signe religieux à l’école pour répondre aux provocations intégristes qui remettaient délibérément en question la laïcité. Cette provocation n’ayant pas reçu alors de réponse ferme des autorités de la République, les islamistes ont compris par quels détours ils pouvaient remettre en question non pas seulement la laïcité à l’école, mais toutes les institutions républicaines. Depuis lors, les polémiques ne cessent plus. Le débat ainsi ranimé ne pouvait que s’exacerber et les pires dérives – espérées par les islamistes – n’ont pas manqué. Ainsi, depuis longtemps, l’élève qui ne mange pas de porc trouvait à la cantine un plat de substitution : pour bien montrer que les islamistes les plus criminels ne sont pas seuls stupides, des maires ont décidé d’interdire les menus de substitution. Les uns cherchent et trouvent toujours un moyen de placer un coin pour ébranler l’édifice républicain et laïque, les autres sous prétexte de le défendre, prennent des décisions qui n’ont rien à avoir avec la loi de 1905 ni avec aucune loi républicaine et font ainsi le jeu de leurs ennemis.

Les différents sens des mots public, privé, civil

La principale aberration consiste à confondre l’école et la rue, soit pour autoriser le port du voile dans un cadre scolaire, soit pour l’interdire dans la rue. La rue est publique, mais elle ne l’est pas dans le sens où l’école publique est publique1. Il est permis de manifester publiquement sa foi comme son appartenance politique, dans le cadre de la loi. Par exemple une procession peut se dérouler sur la voie publique : il suffit d’en demander l’autorisation aux autorités compétentes comme pour toute manifestation syndicale ou politique. Aussi Catherine Kintzler a-t-elle raison de montrer la symétrie de deux confusions qui consistent pour l’une à vouloir imposer à la société civile ce qui relève de la puissance publique (par exemple interdire le voile dans une location de vacances privée) et pour l’autre à faire prévaloir dans ce qui relève de la puissance publique ce qui vaut pour la société civile (par exemple réserver dans une piscine municipale un horaire aux femmes ou installer une crèche dans une mairie).

Notons, autre exemple de distinction essentielle, que la pratique religieuse appartient à ce qu’on appelle la société civile : ici, religieux et civil ne sont pas deux termes opposés. La confusion est du même ordre sur le terme privé : lorsqu’on dit que la religion est une affaire privée, on veut dire qu’elle est pour chacun une affaire de conscience et que l’Etat ou la puissance publique en général n’a pas à imposer une croyance ou à s’opposer à une croyance. Il n’y a donc pas de contradiction à dire que la religion est d’ordre privé et peut avoir une expression publique. Privé n’a pas ici le même sens que dans l’expression vie privée. La laïcité assure la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer une religion, et c’est tout autre chose que protéger la vie privée d’un couple, par exemple. Si la laïcité prétendait mettre la religion sur le même plan que la vie privée, il faudrait considérer le journal La Croix comme les journaux people qui dévoilent la vie des artistes du showbiz. Ce qui ne vient à l’idée de personne2.

En république, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique

Revenons à l’affaire du voile. La laïcité met l’école publique à l’abri de tout prosélytisme religieux ou politique, ce qu’on appelle faute de mieux la neutralité scolaire. Cette neutralité n’aurait aucun sens dans la rue, où il est permis d’afficher son appartenance religieuse et politique dans le cadre de la loi (on ne placarde pas son programme électoral sur n’importe quel mur et ce programme ne peut faire un appel au meurtre ou à la ségrégation d’une partie de la population). De la même façon, en dehors de l’école, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique. On peut donc aller à la plage en tenue de soirée, cela ne concerne pas la laïcité.

Distinguer mixité et laïcité

Mais le voile est revendiqué au nom d’une religion. Quand la ségrégation des sexes est exigée au nom d’une certaine conception de l’islam, elle contrevient à la laïcité dans tout ce qui relève de la puissance publique. Mais dans un café comme dans n’importe quel commerce, ce n’est pas la laïcité qu’il convient d’invoquer, ni les droits des femmes : la loi suffit, qui signifie qu’on n’en peut interdire l’accès à personne (sauf cas prévus par elle, comme le refus de servir au bar une personne ivre). Au contraire un club privé peut être réservé aux hommes (ou réservé aux femmes) sans que cela puisse être contesté au nom des droits des femmes. Le refus d’ordonner des femmes, qui peut passer pour un refus de l’égalité entre les hommes et les femmes, est fondé sur le statut de l’Église romaine, et donc la loi ne s’y oppose pas plus qu’au statut de n’importe quelle association non mixte, et là encore ce n’est pas une question de laïcité. Mais dans la mesure où une église est un lieu public, on ne peut en interdire l’accès à personne (dans le cadre du droit commun et le respect de offices, et c’est la raison pour laquelle il peut y être exigé une tenue décente). On voit comment une certaine complexité juridique inévitable peut être exploitée par tous les groupes de pression et occuper les tribunaux.

Le poids des préjugés

Des religions ancestrales donnent aux femmes, dans des textes tenus pour sacrés, et parfois aujourd’hui dans leurs discours et dans leur pratique, un statut d’êtres inférieurs, sinon diaboliques. Ces préjugés sont encore présents là même où les croyances religieuses n’ont plus guère de poids. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes loin d’avoir obtenu l’égalité salariale dans toutes les entreprises, malgré la loi. Entre la loi républicaine, la laïcité et le principe de l’égalité des hommes et des femmes, d’un côté, et de l’autre ces préjugés, les mœurs ou les habitudes qui leur correspondent, il y a nécessairement un conflit. Lutter contre ces préjugés relève du débat public et de l’école, plus encore que de la loi3.

La liberté de conscience et la liberté de critique

On m’objectera que faire la critique de pratiques comme le port du voile est une atteinte à la liberté de religion. Mais ce qui est contraire à la liberté, c’est d’interdire cette critique, comme de vouloir que la loi sanctionne le blasphème. Faire la critique des mœurs et des croyances d’une religion n’est pas s’opposer à liberté de la pratiquer. J’accorde à tout homme le droit de pratiquer sa religion, mais par là je ne m’engage pas à l’approuver ; par là je ne m’engage pas non plus à ne pas dénoncer ce que je considère comme ses illusions, ses superstitions, et le cas échéant ses crimes. De la même façon un croyant peut déclarer publiquement qu’il réprouve l’athéisme, pourvu qu’il respecte le droit d’être athée, et même qu’il combatte pour ce droit, comme un athée doit défendre la liberté de religion. L’accusation d’islamophobie aujourd’hui lancée contre quiconque critique la religion musulmane montre jusqu’où peut aller la remise en cause des libertés fondamentales. L’enjeu dépasse le cadre de ce qu’on appelle la laïcité à la française.

Le communautarisme est-il un problème de laïcité ?

La laïcité (en dehors de l’école) règle le rapport des cultes et de l’État. L’égalité de l’homme et de la femme est un principe d’un autre ordre. Ainsi l’égalité salariale ne relève pas de la laïcité. La confusion vient de ce que certains, au nom d’une croyance religieuse, refusent l’égalité républicaine : il n’y a pas lieu d’invoquer alors la laïcité mais seulement l’application de la loi commune.

De la même façon le refus du communautarisme n’est pas seulement une question de laïcité, car il peut y avoir des communautarismes fondés sur une appartenance ethnique et non religieuse, ou sur n’importe quel autre critère. Le communautarisme est la subordination de l’individu au groupe, la subordination de la liberté individuelle à la loi d’un groupe quel qu’il soit, ou d’une secte. Il est la négation de l’idée républicaine, qui requiert que chacun, comme citoyen, c’est-à-dire comme législateur, soit lors d’un vote en mesure de juger de l’intérêt général par lui-même, sans qu’aucune pression ne s’exerce sur lui : d’où le sens de l’isoloir, qui permet de ne pas être sous le regard d’un groupe quelconque. Il est vrai qu’un politique qui fait une campagne corporatiste, tenant un discours pour les artisans, un autre pour les médecins libéraux, un troisième pour les fonctionnaires, un tel politique n’est pas républicain et ignore l’intérêt général, la res publica, la chose commune. Là encore la lutte contre le communautarisme et les différentes sortes de tyrannie de groupe (les pressions familiales en sont une forme, et non la moindre) relève du débat public et de l’école, et non pas seulement de la loi (tombent sous le coup de la loi les cas de harcèlement moral avéré, par exemple dans un contexte sectaire ou même familial).

La ruse réussie du burkini

On voit donc à quel point la ruse des provocateurs islamistes est habile, et avec quelle précipitation la plupart de nos politiques et de nos commentateurs se sont laissé berner. Soit l’affaire du burkini de l’été 2016. Porter un burkini à la plage et dans l’eau n’a rien de contraire aux lois de la République, ni à la laïcité. Il a été porté sur les plages par quelques femmes (peu nombreuses) qui ne savaient peut-être pas toutes que c’était une provocation. Pourquoi suis-je fondé à parler de provocation ? Parce que c’est une pratique vestimentaire ignorée des pays musulmans, dont le nom a été inventé pour l’occasion, non sans un certain génie de communicant. Le succès d’une telle provocation se mesure au bruit qu’elle a fait. Et comme l’a fait remarquer Gilles Kepel4 elle a réussi à retourner l’opinion internationale : en vingt quatre heures, de victime, après le massacre de Nice, la France est devenue coupable d’intolérance religieuse et la laïcité «  islamophobe ». En interdisant cet accoutrement au nom de la laïcité, certains maires et le premier ministre lui-même ont fait le jeu des islamistes. Le Conseil d’État n’a pu leur donner raison : je peux prendre mon bain en bonnet phrygien ou en soutane. C’est pour la même raison que l’interdiction de la burqa en ville n’est qu’un cas particulier de l’interdiction du masque intégral, comme une cagoule5. Elle n’est pas fondée sur le principe de la laïcité mais sur celui de l’ordre public. Cacher volontairement son visage est une façon d’échapper à tout contrôle.

Les caricatures et le débat public sont la seule manière de combattre ce genre de tentative de remise en cause de l’égalité des hommes et des femmes – et que cette tentative se présente comme une revendication de liberté de croyance n’a pas à être pris en compte. Aucune sorte de croyance ne saurait justifier une mise en question du principe de l’égalité républicaine, dont on sait que la mise en pratique a demandé du temps. Les femmes ne peuvent voter en France que depuis 1944.

La guerre des déguisements

Si donc il est vrai que chacun est libre de se déguiser comme il lui plaît, pourvu qu’on voie son visage, il est permis de se demander à quoi ressemblerait la rue si chacun s’y promenait habillé de manière à exprimer son appartenance religieuse ou politique. La plage elle-même deviendrait le lieu de manifestations permanentes et de revendications communautaires ou corporatistes de toute sorte. Certes, je ne veux pas que sur le territoire français s’impose une mode uniforme et prétendument française : ma djellaba m’est utile par grosse chaleur. Je dis seulement que certaines façons d’exprimer ses revendications religieuses par son habillement, si elles devenaient la règle et qu’elles étaient prises au sérieux, ne pourraient aboutir qu’à un carnaval, et que ce carnaval serait la guerre de tous contre tous. Où l’on voit aussi la ruse de l’islamisme, qui fait valoir un droit à la diversité, comme on dit, pour imposer aux femmes un uniforme même à la plage, les forçant ainsi à se conformer partout et toujours à une norme communautaire (quand même elles ne reconnaissent pas leur appartenance à cette prétendue communauté). Ce qui aujourd’hui peut apparaître comme une diversification des normes vestimentaires aboutirait, si on n’y prend garde, à une uniformisation. Ou plutôt il faudrait que chaque communauté ait son uniforme ou ses signes distinctifs. J’ai vu il y a quelques années que les Juifs de Djerba étaient vêtus comme les autres djerbiens, mais qu’ils avaient sur leur pantalon une sorte de galon qui permettait de les distinguer. Voulons-nous ce genre de société ?

La norme sociale qui fait que telle façon de s’habiller est acceptée ou non est contingente et varie au gré des modes et des préjugés. Jusqu’aux années soixante du siècle dernier, porter un pantalon était interdit aux jeunes filles dans les lycées, et si par grand froid le pantalon était toléré, il fallait lui superposer une jupe. Aujourd’hui, dans certains quartiers, la jupe est interdite et le pantalon de rigueur. La liberté de s’habiller comme on veut dans l’espace civil est pourtant garantie par le silence de la loi, car la loi n’a rien à dire là-dessus : il est donc permis d’arborer un signe religieux. Les prêtres, les moines et les religieuses peuvent conserver dans l’espace public le vêtement défini par leur ordre. Toutefois l’imposition par les islamistes d’une norme vestimentaire revient à faire qu’une loi impose à toute femme une façon de s’habiller dans l’espace public ou civil au nom d’une règle religieuse. C’est alors non seulement un conflit avec les coutumes du pays, mais avec le principe qui veut que la loi ne règle pas les manières de s’habiller. Non pas à proprement parler avec la laïcité ou les droits des femmes, mais avec la loi et les normes sociales. Dans certaines circonstances, lorsque ces revendications vestimentaires provoquent des conflits, un tribunal peut donc interdire le burkini, s’il y a trouble de l’ordre public, mais non pas, comme il est pourtant arrivé, au nom de la laïcité6.

Le voile, « c’est mon choix » ou la liberté républicaine invoquée contre la République

Certaines femmes prétendent aujourd’hui s’habiller de diverses sortes de voiles (qui ne couvrent pas le visage) ; ces voiles ne contreviennent pas à la loi et parfois même donnent l’impression d’être, comme certains chapeaux, des effets de mode plutôt que des signes religieux. Ces femmes prétendent en avoir fait le choix. Je l’ai déjà noté : la loi n’a pas à dire comment les femmes doivent ou non s’habiller et les revues de mode montrent au demeurant assez clairement que tout est permis en la matière. Pourquoi faut-il s’opposer au discours de ces femmes qui justifient leur accoutrement par des raisons de principe, au nom de la liberté religieuse ? On peut donner au moins deux réponses, qui ne relèvent pas directement de la laïcité. La première, celle de Delphine Horvilleur7 : invoquer la liberté individuelle de choix, c’est invoquer une loi de la République. Or c’est précisément cette liberté que refuse le communautarisme religieux quand il impose une façon de se vêtir qui est propre aux femmes et qui symbolise leur soumission. Insistons : on invoque la liberté républicaine, mais c’est pour y mettre fin. De la même manière les partis religieux intégristes (ou dits modérés) utilisent la démocratie pour prendre le pouvoir et une fois vainqueurs ils la récusent au nom de la religion victorieuse. La seconde réponse, qu’on n’entend que rarement, est que cette mode vestimentaire est récente : ces voiles n’étaient pas portés autrefois dans les pays d’Afrique du Nord, par les mères ou grands-mères de ces jeunes femmes revendicatrices. Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’une intervention de puissances religieuses intégristes sur notre territoire pour ébranler la République. Les mêmes pressions s’exercent sur les femmes d’Afrique du Nord et d’ailleurs : l’islamisme qui agite le Maghreb n’est pas d’origine maghrébine et son financement non plus. J’ai moi-même entendu des femmes musulmanes, pratiquantes, se plaindre de ce que la République ne leur permettait pas de se défendre contre la pression qu’exercent sur elles des milieux intégristes ou tout simplement machistes.

Dire « c’est mon choix » ne justifie aucun choix

Les jeunes femmes qui revendiquent le port du voile comme étant leur choix se croient libres alors qu’elles sont le jouet de ces manœuvres politiques (quand elles ne sont pas elles-mêmes devenues intégristes). Je ne doute pas de leur sincérité. Mais la sincérité d’un choix ne prouve pas qu’il est libre : rien n’est plus sincère qu’une illusion. Et surtout, dire « c’est mon choix » ne justifie pas ce choix. A ce compte, en effet, il faudrait admettre n’importe quel choix si celui qui le fait prétend que c’est le sien. Je vais donner un exemple qui scandalisera certains lecteurs. Certains signes, parce qu’ils sont devenus le symbole de l’oppression et de la barbarie, ne peuvent plus être arborés sans passer pour l’apologie de cette oppression et de cette barbarie. Ainsi la croix gammée est une fort belle figure géométrique vieille de plusieurs millénaires ; elle est devenue aujourd’hui insupportable, et l’arborer est interdit par la loi : nous n’admettrions pas qu’un homme la porte et s’en justifie ne disant : « c’est mon choix ».

Il est permis de penser que le voile est devenu aujourd’hui, par la volonté expresse des musulmans les plus radicaux, des islamistes, le symbole de l’oppression dont les femmes sont victimes. Alors que naguère il pouvait être indifférent qu’une femme de tradition musulmane porte un fichu, comme le font encore certaines d’entre elles, la politique des intégristes a fait du voile un drapeau : il signifie leur volonté d’imposer leur loi à leur prétendue communauté. Aujourd’hui, tant que le terrorisme islamiste durera, et d’abord dans le monde musulman, et tant que le monde musulman n’aura pas su vaincre la doctrine qui anime ce terrorisme, nul ne peut prétendre que le port du voile est un signe de liberté. Et il faut le répéter, la pression qu’exercent sur les femmes certains milieux – et pas seulement radicaux – amène nombre d’entre elles à se voiler pour avoir la paix. Ce n’est pas une question de laïcité : cela signifie qu’il y a « des territoires perdus de la République » où une femme ne peut vivre libre. A quoi certes seule la laïcité à l’école peut remédier, mais à condition qu’il y ait une école publique digne de ce nom…

Notes

1 – Voir à ce sujet la différence entre principe de laïcité (qui vaut pour la puissance publique et ce qui participe d’elle) et régime de laïcité (qui articule le principe de laïcité et la liberté dans la société civile), ainsi que théorie des deux dérives symétriques dans C. Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2015, p. 35-41. Les distinctions que j’essaie de formuler ici doivent beaucoup, le lecteur l’aura remarqué, au travail de Catherine Kintzler.

2 – Voici un exemple que je propose uniquement parce qu’il correspond à une façon courante de s’exprimer. Un pasteur protestant (http://laicite.protestants.org/index.php?id=31596) qui ne conteste en rien la laïcité et qui voudrait « mieux faire reconnaître la voix des chrétiens et des Églises, voix parmi d’autres dans l’espace public », ce qu’il est en effet en droit de faire grâce à la laïcité, ce pasteur publie un article intitulé La privatisation de la religion dans nos sociétés garantit sa liberté, mais rétrécit son expression. La formulation du titre est confirmée dans le cours de l’article lorsqu’il écrit que la loi de 1905 (qu’il approuve) « relègue la foi dans le domaine du privé » : c’est faire la confusion que je viens de dénoncer. Est-ce seulement une maladresse d’expression ? On voit en tout cas qu’il y a une façon de ne pas vouloir comprendre ce que signifie privé dans ce contexte qui peut exprimer chez d’autres un refus de la laïcité.

4 – Interview dans Charlie Hebdo du 4 janvier, p. 14-15

5 – La loi prévoit des exceptions, pour certaines cérémonies et certaines fêtes.

6 – Voici un exemple parlant des débats provoqués par l’affaire dite des burkinis. Extrait du site du tribunal administratif de Bastia

« Une France soumise. Les voix du refus », sous la dir. de Georges Bensoussan et al.

Une France soumise. Les voix du refus, collectif sous la direction de Georges Bensoussan, Charlotte Bonnet, Barbara Lefebvre, Laurence Marchand-Taillade, Caroline Valentin (Paris : Albin-Michel, 2017). Un recueil de témoignages accablants et d’analyses sur le développement du communautarisme, l’extension de l’islam politique, le sectarisme, le sexisme, et sur les ravages du multiculturalisme en France. La lecture en est d’autant plus éprouvante qu’elle souligne une lâcheté collective qui met en péril le modèle républicain.

Dans la préface de cet ouvrage rassemblant des témoignages argumentés et référencés sur le développement de l’islam politique et du communautarisme séparatiste en France, Elisabeth Badinter fait remarquer que, malgré un accueil médiatique plutôt discret, le titre du précédent recueil dirigé par G. Bensoussan en 2002, Les Territoires perdus de la République, est devenu une expression reçue, « un lieu commun » au sens strict et précis du terme. Elle poursuit : 15 ans plus tard, le bilan, étendu à des témoignages non seulement d’enseignants, mais aussi d’infirmières, de policiers, de médecins, de maires, de fonctionnaires, de formateurs.., « est accablant ». Accablant par les constats irrécusables dont ils dressent les minutes, révoltant par les injonctions de silence qui furent imposées à leurs auteurs – quand on ne les accusait pas « d’être eux-mêmes la cause des conflits qu’ils dénoncent ». Car, avec une réalité, le livre décrit un déni de réalité ; avec la haine de la République française, le livre décrit l’injonction à se haïr soi-même : cet ordre moral serait, paraît-il, le prix de la paix, une paix du « pas de vagues » qui n’est autre que de la soumission. À tel point que, lâchés par une hiérarchie qui courbe l’échine, une partie des auteurs des témoignages recueillis dans ce fort volume de 650 pages ont dû s’abriter derrière des pseudonymes.

Au sortir du parcours, l’épilogue s’emploie à laisser la plaie béante, car c’est la seule chance de la soigner et de la guérir :

« La lecture des témoignages accumulés dans cet ouvrage est éprouvante. Elle suscite stupeur, angoisse, colère, sentiment d’impuissance. L’école déjà, comme Les Territoires perdus de la République l’avait montré en 2002, est le théâtre de scènes de contestation agressive de l’autorité, des règles communes et de la laïcité. Certains élèves y expriment explicitement le rejet voire la haine de la France et de tout ce qui la représente. […] Mais ces phénomènes ont depuis longtemps débordé l’école, ils se retrouvent à l’hôpital, dans les administrations, dans l’entreprise et dans la rue. […] Sur l’abandon socio-culturel et le vide politique s’est installé, consciencieusement et méthodiquement, un mouvement politico-religieux qui offrait un modèle alternatif : une contre-société. L’islam politique des Frères musulmans et des salafistes de toute obédience, tous nourris pour une grande part du lait1 de l’idéologie wahhabite, s’est installé massivement dans quelques quartiers de l’espace public et privé, s’imposant à terme comme l’interlocuteur de certains élus locaux dépassés ou indifférents. Leur présence a fait partir ceux qui le pouvaient. Ceux qui ne le peuvent pas doivent s’adapter aux codes sociaux imposés par cette nouvelle minorité. Quant à nos concitoyens de confession musulmane qui ne partagent pas leur vision de l’humanité, ils doivent supporter, le plus souvent en silence, la pression sociale exercée sur eux. […]

En face, la République paraît bien faible. Voire parfois complice au niveau local par intérêt électoraliste. C’est peut-être la part la plus angoissante des témoignages qu’on a lus : nombre de nos représentants et agents publics ne savent pas ou ne veulent pas imposer les règles qu’ils ont pourtant le devoir de faire appliquer. Le proviseur qui stigmatise le professeur plutôt que les élèves violents ; la direction de l’hôpital qui laisse les salariés prier pendant leur service ou vider les pharmacies avant de partir en vacances ; la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école dont le respect n’est si souvent plus exigé. Face à ces revendications et ces manifestations de rejet, les auteurs de ces témoignages qui, eux, refusent de capituler, se sentent seuls et doivent sans fin mettre en œuvre des stratégies d’évitement des conflits, en premier lieu face à une hiérarchie adepte du ‘pas de vague’ ».

Un livre à lire pour s’indigner, à condenser en fiches pour avoir à tout moment « du biscuit », à laisser ouvert pour qu’en chaque lecteur le citoyen se réveille en faisant entendre « la voix du refus ». Comme le dit encore Elisabeth Badinter : « Coincés entre l’extrême droite qui rêve d’imposer le saucisson2 à tous et l’extrême gauche devenue dévote du religieux le plus sectaire3, il n’est que temps de réagir : tendre la main à nos concitoyens musulmans qui adhèrent aux lois et aux valeurs de notre République, tout en combattant sans défaillance ceux qui n’aspirent qu’à nous imposer les leurs. » Pour combattre un communautarisme identitaire, il ne faut pas s’y aveugler ni le laisser prospérer, mais le comble serait de se mettre à l’imiter.

 

Notes

1– On sait que Georges Bensoussan est inquiété pour avoir utilisé la métaphore d’un lait nourricier antisémite dans les cultures arabo-musulmanes lors de l’émission Répliques du 10 octobre 2015 : ce seraient là des propos biologisants et racistes ! Voir l’article dans Marianne du 22 janvier . On peut suggérer à ses détracteurs un peu de finesse dans l’usage de la langue française ; sans aller jusqu’à leur conseiller de relire quelques classiques, on les renverra tout simplement à un bon dictionnaire de la langue. Voir p. 587 et suiv. dans le livre le chapitre intitulé « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre », où cette affaire est détaillée avec d’autres du même ordre.
[Edit du 30 janvier 2017] Voir dans cette vidéo l’analyse de l’audience du 25 janvier par Alain Finkielkraut. Le jugement est attendu pour le 7 mars.
[Edit du 11 mars 2017] Jugement du 7 mars G. Bensoussan est relaxé. Voir article du Figaro et analyse dans Marianne.

2– Je me permets de prolonger, sans trop craindre de trahir la préfacière (liste non exhaustive) : la crèche, la messe, l’alignement du mariage civil sur le mariage religieux et tout ce qui va avec…

3– Je me permets, cette fois, de commenter : si ce n’était que l’extrême gauche…. ! mais ce mal frappe bien au-delà, à gauche, au centre !

© Catherine Kintzler, Mezetulle 2017.