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En hommage à Marc Fumaroli : « La République des lettres »

Marc Fumaroli est mort le 24 juin. En hommage à ce grand érudit, à ce « prince de l’esprit défenseur acharné de la civilisation française » (comme le dit Robert Kopp dont on lira le bel article dans La Revue des deux Mondes), je republie ci-dessous un article du 21 juillet 2019 où je m’étais abondamment nourrie de son ouvrage La République des Lettres.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

 

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/ et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

Qu’est-ce que vouloir l’universel ?

S’appuyant sur les exemples de la république des esprits, de la traduction, de la littérature, des beaux-arts, Jean-Michel Muglioni dit comment l’universel unit les hommes en ramenant chacun au fondement de sa propre autorité et en le délivrant «  des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers ». Loin d’exiger l’uniformité, loin d’un consensus fusionnel imposé de l’extérieur, la recherche de l’universel est celle d’une entente entre des singularités ; elle s’exprime concrètement dans des sociétés et des œuvres particulières. Vouloir former une communauté qui se fonde sur le jugement de chacun de ses membres, c’est aussi vouloir sa propre liberté : rien n’est plus difficile.

[Ce texte est issu d’une conférence donnée le 11 mai 2019 aux « Utopiales maçonniques en région » du Grand Orient de France. Avec les remerciements de l’auteur et de Mezetulle pour cette autorisation de publication.]

Qu’est-ce que l’exigence d’universalité ? Une exigence qui ne peut que remettre en question l’appartenance communautaire, c’est-à-dire tout lien social fondé seulement sur le fait qu’on est né quelque part et qu’on s’y conforme à ce qui s’y fait. De là la haine de l’universel et de l’idée républicaine qui en est l’expression politique : les communautés quelles qu’elles soient, religieuses, nationales, régionales, familiales, etc., ne supportent pas que les hommes jugent leurs valeurs. Je m’explique.

La république des esprits

Universel se dit en grec catholique, c’est-à-dire kata holos, qui a rapport au tout. Holos, c’est le tout comme dans hologramme. Universel doit donc être distingué de particulier, qui concerne une partie et non le tout. Une proposition géométrique, par exemple la somme des angles du triangle est égale à deux droits, est universelle : elle est vraie de tout triangle. Sans exception ! La démonstration permet d’exclure toute exception possible. Il y a là un pouvoir extraordinaire de l’esprit. Mais non seulement la proposition en question est vraie de tout triangle, surtout elle est vraie pour tout esprit : la comprendre, c’est comprendre que tout homme doit pouvoir la comprendre et en reconnaître la vérité. Tout homme, c’est-à-dire tout homme quel que soit son lieu de naissance, sa langue, sa classe sociale, sa communauté particulière. Et une fois qu’un homme a compris une démonstration, il peut en trouver d’autres : ce qui veut dire que tout homme, quelle que soit sa cité, sa nation, sa communauté de naissance, peut participer à la recherche mathématique. Ainsi se constitue une communauté ou une société qui n’est pas fondée sur l’appartenance culturelle, mais sur la compréhension d’une méthode et d’un contenu de vérité. Dans cette république, car comment l’appeler autrement, chacun est citoyen, citoyen législateur, mais jamais sujet. Citoyen français, je suis législateur, je décide de la loi par mon vote en élisant mes représentants, et je suis sujet, car je suis soumis à la loi. Dans la république des esprits à laquelle appartient tout mathématicien, chaque citoyen n’est soumis qu’à sa propre raison. L’enfant de 7 ans, en tant qu’il comprend une addition, y est citoyen de plein droit : il est alors l’égal de son maître et du plus grand mathématicien.

Il y a certes plusieurs écoles de mathématiciens, par exemple l’école française, avec l’Institut Poincaré, n’est pas l’école russe, etc. Mais chacune développe un savoir universel et elles constituent ensemble une république de mathématiciens où toutes peuvent s’accorder. Les différents styles de ces écoles sont particuliers, mais non pas par opposition à l’universalité de la rationalité mathématique : ce sont des expressions particulières d’une même exigence, liées chacune aux circonstances particulières dans lesquelles elles se sont développées : je veux dire par là que l’universalité n’implique pas l’uniformité ni n’exclut la diversité. Il n’y a jamais d’universel que sous une forme particulière, comme le disait Hegel : fruit est un terme universel, cela ne veut pas dire que c’est une vaine abstraction sous prétexte qu’il n’y a que des fruits particuliers, la pomme, la poire, etc. Tous sont des fruits.

Toute société particulière participe de l’universel

Seulement, une société qui est la réalisation particulière de l’universel est d’un tout autre ordre qu’une communauté qui, par le seul fait qu’on y est né et qu’on y vit, détermine nos modes de pensée et nos mœurs, une communauté donc où chacun est le produit de son milieu socioculturel. Alors croyances et valeurs sont particulières et non universelles et il y a autant de cultures particulières, au sens ethnologique du terme culture, que de communautés particulières, dont aucune ne peut prétendre à l’universel. Il faut donc distinguer radicalement deux types de sociétés humaines, celle qui a pour modèle la république des esprits, dont l’universel est le principe, et les communautés définissables chacune par ses particularités, où généralement celui qui vient d’ailleurs ne peut jamais parfaitement se fondre. Au contraire n’importe qui venant de n’importe quelle communauté peut entrer dans la république des mathématiciens. Peu importe son accent !

Or, s’il était vrai que la pensée d’un homme se réduit totalement à ce que fait de lui la communauté particulière où il se trouve être né, il n’aurait rien de commun avec les hommes d’autres communautés, et donc il ne pourrait même pas apprendre une langue étrangère. C’est dire que l’universel n’est pas réel seulement en mathématiques et dans la diversité des écoles de mathématiciens. Toutes les langues sont particulières, mais toutes permettent l’expression d’une pensée universelle, faute de quoi il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes parlant des langues différentes. Ainsi outre les langues elles-mêmes, il y a des œuvres de l’esprit dont le sens dépasse infiniment ce que peut avoir de particulier la société historique dans laquelle elles se trouvent avoir été produites. Des poèmes écrits dans une langue particulière ont une signification universelle – ce que la traduction permet à chacun de découvrir. On peut lire Les Misérables en anglais ou Hamlet en français. Ce que j’ai dit des mathématiques est vrai de ce qu’on appelle la littérature universelle. Il y a une littérature universelle, au sens le plus fort de cette expression : non pas une multiplicité d’œuvres particulières auxquelles on pourrait s’intéresser comme à des curiosités exotiques, mais une grande diversité d’œuvres chacune universelle. Ainsi l’humanité tout entière est une république universelle à laquelle participent tous les hommes qui le veulent, pourvu qu’ils ne se réduisent pas à ce que leur communauté particulière fait d’eux : c’est le cas par exemple d’un Japonais qui visite le Louvre, ou bien de Monet collectionnant les estampes japonaises. Allez au musée des arts premiers quai Branly, et vous verrez ce que c’est que l’humanité et son universalité réelle.

La tradition de la raison

Mais tenons-nous en aux mathématiques. La pratique de la méthode y a ceci de tout à fait extraordinaire qu’elle implique que toute communication d’un mathématicien peut être jugée et, s’il le faut, remise en cause par d’autres, et ainsi dépassée. Une fois qu’un mathématicien, peu importe lequel et où, que ce soit Thalès ou qui on voudra, a formulé une première démonstration, alors se trouve lancée une histoire des mathématiques où chaque nouvelle génération peut juger la précédente et la dépasser. C’est là – je paraphrase Husserl – une révolution qui change le sens même de la culture et du devenir historique. Est en effet apparue un jour une tradition tout à fait extraordinaire, la tradition de la raison. Alors, au lieu que la tradition détermine leurs pensées, la capacité des hommes à penser universellement constitue une tradition d’un type nouveau, qui, parce que l’universel en est le principe, est à chaque instant capable de se remettre elle-même en question, de se soumettre au libre jugement d’un nouvel arrivant, d’où qu’il vienne, où qu’il soit né, quelle que soit sa classe sociale ou sa condition. Tel est le sens du développement des mathématiques en Grèce dès le VIIe siècle avant J.-C., et de toute l’histoire des sciences. Thalès n’est pas connu seulement pour son fameux théorème, mais aussi par un poème De la nature qui commence par ces mots : tout est eau ! Je sais que c’est faux ! Mais l’eau est un élément naturel : la nature est expliquée par la nature et non par les dieux. L’idée de nature est conçue. Dorénavant la recherche scientifique est lancée : un autre pourra dire que le feu est le principe, d’autres les atomes. Et toute découverte est à son tour objet de critique. Nous n’en aurons jamais fini de découvrir le monde : la vérité est maintenant l’horizon de l’histoire.

Et du même coup les prêtres, les politiques et la tradition sont dépossédés de leur pouvoir : ce ne sont plus eux qui nous disent ce qu’est le monde. C’est bien une révolution. De cette révolution qui concerne la théorie pure, la pensée, il a résulté une conséquence inouïe pour tout le reste de notre existence, et particulièrement de notre existence sociale et politique : l’homme qui se découvre citoyen d’une république des esprits ne se contente plus de croire aux valeurs de la cité, il devient juge des biens et des maux, c’est-à-dire devient philosophe. Cela donne Diogène le cynique, au IVe siècle avant J.-C. J’aime rappeler que, dit-on, son père aurait été faux-monnayeur. C’est sans doute plus une légende qu’un ragot, et cela voudrait dire que les valeurs traditionnelles de la cité sont frelatées. Socrate déjà jugeait sa cité, il ne se contentait pas d’être athénien. C’est pourquoi il est traité de spartiate, c’est-à-dire d’ennemi d’Athènes, dans Les Nuées d’Aristophane. La mort de Socrate se poursuit dans le conflit toujours renaissant entre la tradition de la raison et la tradition tout court. L’historicisme du XIXe siècle s’est opposé à cette exigence d’universalité : pour lui les lois ne sont jamais que les lois d’un peuple particulier à un moment particulier de l’histoire. Pour le culturalisme du XXe siècle, les droits de l’homme sont l’expression d’une culture particulière : ce sont les droits de l’homme occidental. De là la ruine de l’idée républicaine.

L’histoire de la liberté

Vouloir l’universel, c’est refuser de se réduire à ce que fait de nous notre existence socioculturelle particulière et se lancer dans un combat de tous les instants. Non pas se contenter de rester enfermé dans une tradition, mais exiger la justice. Ainsi l’histoire a cessé d’être la simple transmission d’une tradition pour devenir, selon l’expression de Husserl, une tâche infinie, orientée par une idée. Et cette histoire est l’histoire de la liberté. Je suis parti en effet de la découverte de l’universel dans la pratique des mathématiques et j’ai vu l’extension à l’ensemble de la vie humaine de l’exigence de rationalité. S’est formée une communauté qui contrairement aux autres types de communautés n’est pas fondée sur la tradition mais sur le jugement de chacun de ses membres. J’ai voulu rappeler ainsi, car il faut sans cesse le rappeler, que rationalité, universalité, c’est liberté. Qu’un mathématicien, Descartes, nous ait donné la plus grande peut-être des philosophies de la liberté, ce n’est pas un accident de l’histoire. C’est qu’une fois que j’ai compris une démonstration, j’ai découvert qu’au moins cette pensée que je viens de former est libre, que j’en suis le libre arbitre, et que c’est le très exact contraire d’un préjugé. Le maître doit faire en sorte que la découverte de l’arithmétique élémentaire soit pour l’élève la découverte qu’il est esprit, c’est-à-dire libre. Et j’insiste sur l’exemple des mathématiques parce que je ne vois pas qu’il y ait plus belle et plus efficace école de liberté et de raison. À condition, certes, qu’on les pratique en classe à cette fin. Descartes lui-même regrettait que de son temps on ne les enseignât que pour faire des ingénieurs. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’idée de loi est inséparable de cette tradition de la raison et de l’universel. La loi, c’est l’égalité de tous devant la loi, ou bien ce n’est qu’un mot. Cette égalité signifie le refus de considérer qu’un homme puisse être le maître des autres, qui seraient ses esclaves. Il a certes fallu attendre 1789 pour que ce soit publiquement déclaré : les hommes, c’est-à-dire tous sans distinction, naissent, c’est-à-dire sont par nature, libres, et ils sont du même coup par nature égaux-en-droits. Ils ont tous les mêmes droits. L’exigence d’universalité, dont la première expression est la découverte des mathématiques et de la philosophie, s’étend à la vie humaine tout entière jusqu’à donner une cour internationale de justice : institution particulière, certes, mais réformable, améliorable, dont le principe échappe à ce qui est seulement culturel.

La citoyenneté

De l’exigence d’universalité résulte une haute idée de la citoyenneté. Le citoyen républicain – c’est un pléonasme – est, ou du moins cherche à être, le juge de ce qu’il doit ou non être : vouloir l’universel fait de lui un opposant (il y a certes aussi des opposants très particuliers !). Il peut et même doit penser en individu séparé, c’est-à-dire juger en fonction de sa raison et non des valeurs de la cité. L’isoloir symbolise et garantit cette séparation fondamentale sans laquelle il ne peut y avoir de liberté de conscience. Être citoyen ne va pas de soi : il nous faut nous déprendre de toutes nos chères pensées qui viennent de nos appartenances et chercher à juger comme tout autre le pourrait à notre place, tâche difficile, alors qu’elle est aisée en arithmétique. Rien n’est plus difficile que de s’assurer qu’on juge en fonction de sa raison, comme il est difficile d’être juré d’assises – institution fondée sur la même exigence. La citoyenneté est un devoir qui exige beaucoup avant même d’être un droit. Permettez une parenthèse. Le droit de vote ne signifie pas que voter consiste à répondre à un sondage où tout le monde serait consulté. Le sondage d’opinion a pour modèle l’enquête que fait un marchand pour savoir ce qui plaira au client car fort légitimement il ne veut pas faire faillite. Quand la politique en vient à faire le compte d’opinions particulières pour plaire au plus grand nombre, elle transforme le citoyen en client, et le résultat du vote perd toute légitimité.

L’école, vérité de l’universel

L’exigence d’universalité qui est constitutive de la vraie citoyenneté est le principe d’une école qui permette à chacun d’accéder à cette citoyenneté : une école qui soit le contraire d’une communauté entendue au sens communautariste du terme. République des esprits, l’école ne se constitue pas par l’appartenance ou la naissance, mais par l’instruction. Le lien qui unit la république, au sens politique du terme, et l’école publique est donc fondamental. Une école privée, privée au sens où elle ne fait que transmettre les valeurs d’une communauté, ce n’est pas une école. Il faut, pour que chacun puisse accéder à la citoyenneté, que l’école ne soit pas la chambre d’écho du monde environnant. On y étudiera par exemple la démocratie athénienne et la guerre du Péloponnèse, et chacun y comprendra le sens de la collaboration et de la Résistance mieux que s’il commence par l’étude de la dernière guerre. Il importe de savoir quels furent les dieux des Grecs, et par là de prendre conscience que des hommes qui n’étaient pas moins hommes que nous, ni moins raisonnables, avaient d’autres dieux et d’autres mœurs. L’école n’est l’école que si elle rend chacun étranger à son propre monde, si elle dépayse. L’exigence d’universalité signifie qu’il faut sortir de chez soi. Mais attention ! Il ne s’agit pas d’aller faire du commerce ailleurs – la mondialisation est le contraire de l’universel. Extension sur toute la planète d’un même marché, elle tend à rendre de plus en plus difficile de se dépayser. C’est pourquoi une école qui dépayse par un voyage dans le temps est plus que jamais nécessaire. J’ajoute que l’école suppose une organisation économique et sociale, parce que la misère interdit le loisir de penser. Mais ici je ne parle que de l’universel et non des conditions sociales de sa réalisation.

Vouloir l’universel, c’est vouloir être soi-même

On sait que la publicité fait naître en nous des désirs que nous vivons comme venant du plus profond de nous-même. Le fanatique prisonnier de sa secte croit que sa conviction vient de lui-même, il n’a pas conscience d’avoir renoncé à lui-même. Aussi bien l’individualiste, au mauvais sens du terme, se trompe sur lui-même : il se croit original, mais il n’est que le reflet d’un milieu particulier. Ainsi nous sommes attachés à ce que nous croyons être nos valeurs ou nos goûts qui pourtant viennent du dehors. Alors nous avons beau être sincères, quand nous disons « je », ce n’est pas nous qui parlons. Au contraire un homme libre ne se réduit pas à ce que le monde extérieur fait de lui. Il ne renie pas sa famille ou son village, mais il vise l’universel, et ainsi, du moins dans une certaine mesure, il se libère des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers.

Par cette exigence il peut devenir vraiment lui-même. Je réponds donc à ma question : qu’est-ce que vouloir l’universel ? C’est vouloir être soi-même ! Il faudrait ici développer l’idée du lien fondamental qui unit la singularité absolue de la personne, du « je », du vrai « je », et l’universalité de la pensée, ce que j’ai déjà indiqué tout à l’heure quand j’ai insisté sur le sens de la séparation que permet l’isoloir. Le paradoxe que j’ai développé consiste en ceci que notre singularité, ce qui fait que chacun est unique, est fondamentalement liée à notre capacité de penser universellement et donc de nous entendre : entendre au sens de comprendre, entendement, et s’entendre, entente, la langue commune ne se trompe pas lorsqu’elle confond ainsi le fait de comprendre et de s’accorder. La singularité est pour la même raison ce qui fonde la reconnaissance de l’homme par l’homme. L’étranger, quelles que soient ce qu’on appelle aujourd’hui ses différences, est un être singulier, irréductible à ses particularités ethniques ou sociales, et à ce titre il est mon semblable. Ainsi concevoir le lien du singulier et de l’universel, c’est penser l’unité de l’humanité et son sens : non seulement elle ne se réduit pas au fait de l’existence sociale toujours particulière, mais surtout elle est d’un autre ordre que l’unité d’une espèce vivante – même si ce qu’il faut donc appeler le genre humain est aussi une espèce parmi les autres. L’expression de genre humain, reprise du latin des stoïciens, car il y a chez eux une remarquable formulation de l’unité du genre humain, l’expression de genre humain présente encore dans l’Internationale, signifie que dans l’humanité l’individu égale le genre, qu’il n’est pas seulement un maillon dans la chaîne des générations. Pour résumer mon propos, je dirai donc que j’ai esquissé un parcours qui va de la découverte de la capacité de tout homme à penser universellement à la reconnaissance en chacun de sa singularité, et qui conduit, par l’idée du lien qui unit l’universel et le singulier, jusqu’au fondement sur lequel repose la reconnaissance de la valeur absolue de la personne humaine.

Les beaux-arts

Soit pour finir un exemple pour lancer une réflexion sur le rapport du particulier, du singulier et de l’universel : les beaux-arts. Goya, c’est de la peinture, toute la peinture, et c’est la peinture de Goya et non de Vélasquez ou de Raphaël. Ainsi la peinture n’est rien en dehors des œuvres où elle se réalise au cours de l’histoire, et dans chaque œuvre singulière elle est présente tout entière. La singularité du génie est irréductible à la particularité nationale ou historique de son art et de sa langue. Certes il y a des éléments historiques, sociaux, techniques et même psychologiques qui sont comme le terreau d’une œuvre d’art, d’une œuvre musicale, picturale, littéraire. Verdi, c’est de la musique italienne du XIXe siècle. Et Verdi avait raison de dire qu’étant italien il n’avait pas à imiter Wagner et devait poursuivre son travail de musicien italien. Il faisait de la musique italienne parce qu’il se trouvait qu’il était italien et même s’il combattait contre les Autrichiens pour l’indépendance et l’unité italienne (Viva Verdi, c’est-à-dire Viva Vittorio Emanuele Re DItalia) il ne prétendait pas que la musique doit être italienne ou n’est qu’italienne, comme on l’entend dire par certains wagnériens qui pensent que la musique est allemande ou n’est pas. Le même délire a fait parler en France de Claude de France pour désigner Debussy1… Il y a une façon de défendre un patrimoine qui le réduit à ce qu’il peut avoir de particulier et manque son universalité. Si la musique de Debussy est universelle, ce n’est pas parce qu’elle est française, mais parce que son génie a élevé au niveau de l’universel ce qui n’est d’abord qu’une particularité contingente. La singularité du génie présent en tout homme peut donner une signification universelle à un chant qui d’abord n’était qu’une plainte et n’était pas destiné au public des concerts.

NdE. À lire sur des sujets proches :
« La République des lettres : liberté, égalité, singularité et loisir« , par C. Kintzler ;
« Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff« , lu par Philippe Foussier

1  – On consultera à ce sujet l’article de Victor Tribot Laspière « Claude Debussy, le plus français des musiciens » sur le site de France-Musique.

Des virus et des vertus (par Laurent Jaffro)

Devant la crise du « Covid-19 », Laurent Jaffro invite à recentrer le regard sur le présent afin d’analyser les fautes que l’appel incantatoire à un « monde de l’après » a pour effet (et souvent pour but) d’escamoter. Il s’agit bien de fautes car « il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable ». Il rappelle que l’objet  principal de la philosophie, particulièrement en cette occurrence, n’est pas de spéculer sur le « sens » d’une prétendue « épreuve rédemptrice », mais de nous dire que la recherche de la vérité et la culture de la connaissance sont des tâches collectives toujours d’actualité – de faire voir en quoi elles sont en elles-mêmes des vertus, c’est-à-dire des forces.

[Article initialement publié dans la revue en ligne The Conversation le 21 avril 2020. Repris ici intégralement, y compris les illustrations, avec les remerciements de Mezetulle. Voir la référence, le lien et la présentation de l’auteur à la fin du texte.]

 

Des virus et des vertus

Platon, Hippocrate, Aristote et Galien. Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate

Laurent Jaffro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

De la crise du Covid-19, le politique dit que l’on tirera des leçons. On annonce que le « monde d’après » est un nouveau départ. Adoptée par les gouvernants, cette posture détourne le regard de fautes qui sont chez eux toujours inexcusables puisqu’il est dans leur mandat de les éviter : l’impréparation et l’imprévoyance au regard de ce que l’on peut savoir, et l’imprudence qui aggrave le danger. Quant aux voix qui s’élèvent contre l’impéritie des organisations nationales et transnationales, elles voient dans la crise le sceau de la vérité de leur diagnostic, parfois le signe d’une apocalypse, ou la preuve de la nécessité d’une gestion plus ou moins libérée des contraintes de la démocratie et des droits humains.

Certains dénoncent l’insécurité induite par la financiarisation qui ne voit dans les stocks et les compétences que des coûts. D’autres pensent trouver dans cette affaire le smoking gun d’un crime environnemental. Les gouvernants et leurs critiques sont d’accord sur le caractère inédit, extraordinaire même, du mal et surtout de ses effets. Selon une analogie inquiétante, de la même façon que le corps humain peut contribuer par une panique immunitaire à achever une destruction que l’infection a amorcée, de la même façon, croit-on, les corps sociaux hâteraient leur propre désintégration en surréagissant à la crise. Sidéré par le présent, le regard s’efforce de se tourner vers le futur sur un autre mode que celui de la crainte, sans oser cette espérance qui pourrait être le masque de la témérité. On préfère croire qu’on a tout à apprendre de cette grande nouveauté et on doute d’en être capable.

Savoir et responsabilité

En dépit d’une dimension d’imprévisibilité, il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable, si bien que l’on aurait pu et que l’on pourra mieux faire. Certaines concernent les précédentes alertes épidémiques. On disposait d’un certain savoir sur les dangers émergents. On voyait la démesure d’une mobilité sans solidarité : une circulation des êtres humains et des marchandises qui n’est pas guidée par la satisfaction de besoins décents, les projets de développement soutenable, et la nécessité de partager des ressources limitées, mais animée par des calculs court-termistes et des attitudes de prédation. En Europe et en France, on savait aussi les difficultés de l’hôpital, la fragilisation des services publics, et le manque d’une capacité indépendante de production de médicaments et d’instruments. Nous pressentons également ce qui adviendra dans des pays moins bien équipés. Mais il y a d’autres choses que la philosophie nous a apprises depuis longtemps et qui doivent être rappelées aux décideurs.

Des vices intellectuels

Une première vérité concerne les sources psychologiques de l’imprévoyance. Elles ne se trouvent pas seulement dans certaines de nos émotions, mais dans notre tendance chronique à surestimer les peines et les plaisirs proches au détriment des lointains, au sens temporel, culturel ou spatial. Comment le virus que certains ont dit « chinois » pourrait-il nous concerner à l’Ouest‎ ? Pourquoi assumer le coût immédiat que constitue la conservation ou l’acquisition de masques et autres moyens dont on n’a pas encore besoin ? Platon nous a avertis dans son Protagoras (356a) : sans art de la mesure, nous sous-estimons les maux distants. Ce biais naturel vire au vice quand, l’ayant souvent identifié, nous ne faisons rien pour y remédier.

Un autre phénomène, celui des préférences adaptatives, a été illustré par La Fontaine. Un renard convoite des raisins bien mûrs sur une treille :

« Mais comme il n’y pouvait atteindre
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »

On nous disait encore hier que les Français, s’ils ne sont pas malades ou en présence de malades, n’ont pas besoin de masques. Et ce n’était pas le manque de matériel qui expliquait la rareté des tests virologiques, mais leur caractère prétendument superflu. Notre gouvernement semble s’être tellement persuadé de prétendues vérités contraires à l’évidence qu’on en viendrait à douter que le retard dans la politique de tests sérologiques soit justifié par leur procédure d’homologation. Au lieu d’affronter une réalité déplaisante, le premier mouvement a été de se réfugier dans un confort illusoire, au risque de légitimer la procrastination et de détériorer la confiance des gouvernés.

Comme les croyances irrationnelles, ces vices concernent nos attitudes à l’égard du savoir dont nous disposons ou pourrions disposer. Aucun individu, aucune organisation n’en est exempte par nature. Ces vices contreviennent à un principe fondateur‎ : parce qu’ils nous mettent en contact avec la réalité, la connaissance et le souci de la vérité ont une valeur intrinsèque, qui importe infiniment plus que la valeur toute relative, instrumentale ou hédonique, de l’ignorance ou du mensonge. De là naissent des devoirs intellectuels qui s’imposent à tous, y compris aux gouvernants, et dont la trahison met en danger la démocratie. Car celle-ci exige que les citoyens soient considérés comme des personnes capables d’entendre et de reconnaître une vérité. Les politiques ne savent-ils pas manier la rhétorique de la vérité déplaisante quand il s’agit de défendre la rigueur budgétaire ? Les exigences épistémiques ne concernent pas moins le politique que le scientifique, même si, comme on sait, leurs vocations sont distinctes.

Connaissance et prudence

La recherche de la vérité n’est pas seulement une attitude intellectuelle. Elle est aussi une entreprise collective et institutionnalisée. Contrairement à la vision straussienne de la modernité, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’amour de la connaissance et la vertu de prudence, intellectuelle autant que politique. Celle-ci est un art de l’action, qui vise à préserver l’intérêt collectif à long terme. Mais l’action, sans la connaissance, est aveugle et incapable d’affronter la réalité. Dans un univers où les menaces, les risques et l’incertitude liés aux activités humaines sont démultipliés et ont des effets sur de grandes échelles spatiales et temporelles, la recherche fondamentale sur la nature et sur la société doit être promue. La science ne se réduit pas à l’expertise sur des problèmes identifiés. Elle est une entreprise de longue haleine qui exige un soutien ample et stable. Ce n’est pas seulement la poursuite de la connaissance, mais la véritable prudence que l’on sacrifie en enfermant la recherche dans la bulle du très court terme qui est si vulnérable aux effets de mode et de conjoncture.

Conditions politiques de la justice morale

Un autre enseignement aussi ancien que Platon est que le politique est responsable en bonne partie de la justice ou de l’injustice du contexte institutionnel des choix individuels. C’est seulement dans une cité juste que l’individu peut préserver le bien de tous en même temps que le sien propre (La République, 497a). On ne peut pas imputer aux seuls soignants la responsabilité morale de la décision de ne pas entreprendre de réanimer une personne, quand elle est significativement contrainte par une pénurie dans l’environnement hospitalier. L’éthique médicale doit concerner les politiques publiques autant que les conduites des professionnels. À une autre échelle, blâmer les conduites à risque, faire honte aux bourgeois, punir les pauvres, n’exempte pas le politique de sa responsabilité, puisqu’il doit veiller à ne pas placer les individus dans des situations impossibles, et à ne pas suspendre les libertés publiques plus que de raison.

Ce que peut la philosophie

Faire face à la crise sanitaire exige que l’on revienne à la confiance dans nos capacités et dans la connaissance que les discours et pratiques de « post-vérité » semblaient encore, il y a peu, avoir ringardisée. Les vertus intellectuelles ne sont pas moins urgentes que le courage et autres vertus du caractère.

Quel espoir placer dans la philosophie ? Elle tourne au prêchi-prêcha quand elle voit dans une crise une épreuve rédemptrice. Elle tombe dans l’imposture lorsqu’elle prétend avoir une forme d’extralucidité à l’égard des phénomènes sociaux et des événements historiques. Sa compétence n’est pas celle des sciences sociales nourries d’enquêtes ou de témoignages. Passer l’actualité aux rayons X ou dire le supposé « sens » d’un événement est typique d’une mauvaise philosophie qui se substitue au bon journalisme. Mais la philosophie est capable de nous faire comprendre ce dont souffre la raison, dans ses exercices collectifs autant qu’individuels. Elle nous dit aussi que le moins mauvais remède – le moins dangereux, même s’il n’est pas toujours efficace – demeure la culture de la connaissance, l’amour de la vérité sans lequel la confiance périclite, et cette vision de notre futur instruite de l’expérience, qu’on appelle prudence.The Conversation

 

Laurent Jaffro, Professeur de philosophie morale, membre senior de l’Institut universitaire de France, directeur de Phare (« Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Economiques », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Homme, où est ta victoire ?

D’un confinement à l’autre

Anne Baudart poursuit sa réflexion méditative1 en comparant et en opposant deux modalités du confinement. L’une, « temps béni de la communication avec l’essentiel », ourdie par un fil tiré du paganisme ancien au christianisme, conjure librement la dispersion et ramène à l’essentiel. Mais ne serait-ce pas plutôt l’autre que nous vivons ? Contrainte, étirée « dans un temps devenu pesant et opaque », elle engendre un sentiment d’absurdité et de stérilité. Comment pouvons-nous « en extraire lumière et force » ?

Le confinement isole et lorsqu’il dure, il étiole, il abîme. Il disloque les relations qu’il avait initialement contribué à ranimer. On peut croire un temps qu’il dirige vers un centre, qu’il incite à une réflexion d’un nouveau genre, qu’il contribue à opérer le partage de l’essentiel et de ce qui ne l’est pas. Il détient, en effet, cette vertu de conduire à ce que les Anciens pratiquaient si bien, l’auto-examen, les pensées pour soi-même2.

Marc Aurèle, en pleine guerre contre les Quades – peuple germanique qui a envahi l’Empire romain en 169 -, écrit, chaque soir sous la tente, son propre bilan réflexif. Sans intention aucune de le faire connaître à un public, sans titre même. Une légère numérotation suffit, pour aider à ne pas perdre le fil de l’écriture, malmené par la variation et l’affairement des campagnes militaires, non loin de Vienne, d’abord, puis en Serbie, six ans durant, de 169 à 175. En ces années de trouble et de lutte, l’heure est au bilan de vie, à la rencontre avec la mort probable, qui n’effraie plus, mais que l’on désire vivre « en homme de bien ».

Écrire fait partie de ce plan d’un travail serein où la compagnie de soi est ouverte au monde et au Logos qui le dirige, l’anime et peut faire signe à tout instant. L’heure n’est plus à la compagnie des livres qui risqueraient d’en distraire.

Le moment vespéral du confinement est donc un temps béni de communication avec l’essentiel pour l’empereur de la Ville-Monde, relié à la chaîne cosmique et anthropologique dans laquelle il s’insère humblement, avec un plein consentement, une disposition aimante et confiante.

Vêtu de son manteau de bure – le tribôn -, Marc Aurèle a rejeté tout apparat vestimentaire, témoin de la vacuité de l’âme errante. Comme autrefois Socrate, le maître des cyniques, qui réduisait à l’extrême les possessions ou les appartenances de tous ordres, y compris celles touchant au vêtement.

L’empereur sait que sa tâche est de se conduire selon le bien auprès d’hommes qu’il commande militairement et politiquement. Il sait aussi qu’il doit œuvrer à la haute mission du salut de l’âme. L’urgence est là, toute simple : agir en vrai philosophe, sans superflu, sans accessoire, dans l’amour de chacun et de tous, du prochain au plus lointain.

Les écrits, voués initialement, à occuper l’espace de l’ombre et du confinement, ont traversé les siècles. Ils interpellent, aujourd’hui encore. Ils nourrissent la méditation. Ils sont nôtres, sans avoir subi les affres de la sénescence, offerts à nos questionnements insatiables du jour ou de la nuit, aux défis d’un monde à terre, en proie à la contagion planétaire déclenchée par une molécule protéinée, indomptable pour l’heure, narguant diaboliquement, par vagues successives, les hommes de tout continent.

Marc Aurèle a ajouté une pierre d’importance aux exercices spirituels pratiqués par les Anciens. De son maître Épictète, il a retenu les leçons orales des Entretiens (Diatribai), consignées par Arrien, destinées à la sculpture de l’âme de disciples soucieux de façonner leur vie telle une œuvre d’art éthique, au service du bien autant que du beau et du vrai, ses corollaires. Sans orgueil, sans exagération de complaisance accordée à soi, seulement par attention portée à l’harmonie dispensée par le dieu et le daimôn personnel3, son guide, en vue de l’acquiescement volontaire à l’ordre universel. Invitation à la conversion de l’âme réitérée chaque jour, jusqu’au terme de la vie. Une œuvre de sainteté philosophique, nommée sagesse par les Anciens.

Marc Aurèle redevient un homme ordinaire, le soir, tout simplement, confiné dans son habitat de toile, livré tout entier à la méditation, lorsque la lumière du jour commence à faiblir et que les combats ont cessé. Les grandeurs d’établissement social, les contraintes liées à son rang et à ses fonctions, n’ont plus de prise sur lui. Seule compte la quête du sens et du centre, distincts des vanités, des arrogances factices autant qu’inutiles. Seule compte la préparation de son rendez-vous avec la mort dont il avait autrefois si peur. La leçon socratique est parfaitement retenue comme prioritaire : philosopher, c’est apprendre à mourir.

L’exercice spirituel octroie au confinement une vertu purificatrice. Il incite à l’ascèse. Il écarte de la dispersion, des tensions inessentielles, propres à la vie futile. Il détache peu à peu de tout. Il ouvre un nouvel espace de réflexion, laisse de côté ce qui en détourne ou pourrait en détourner. Fécondité de cette suspension momentanée du temps consacrée à l’inaction ? Modèle privilégié de la skholê antique, celle du « loisir », de la « liberté » où les impératifs d’action, d’efficacité, de concurrence passent au second plan.

Marc Aurèle, écrivant ses Pensées pour lui-même, s’est ouvert aux autres, ses contemporains et ceux qui leur succéderont dans l’histoire au temps long. Il a consacré une voie que reprendront un Augustin dans une perspective chrétienne de dialogue avec soi et Dieu dans les Soliloques, près de trois siècles plus tard, au sein d’un Empire devenu chrétien ou un Anselme au XIe siècle, dès l’ouverture du Proslogion. Anselme y vante la richesse unique de la concentration dans un espace clos, dédié à la rencontre de l’Essentiel. « Rentre dans le caveau de ton âme (cubiculum mentis), exclus-en tout (exclude omnia praeter Deum), excepté Dieu et ce qui peut t’aider à le chercher et, ayant fermé la porte, cherche-le ! ». L’injonction évangélique de Matthieu (6,6) en est une source qui doit, elle-même, à la prescription politique et religieuse d’Isaïe (26, 20), s’adressant au peuple hébreu.

Du paganisme au christianisme judéo-grec, un fil peut être tiré, celui de l’exhortation à ne plus s’abîmer dans ce qui détourne d’un Soi relié à Plus Grand que lui. En prendre le temps, sans se détourner de l’appel. Platon avait ouvert la route, enjoignant à la fuite (fugê), autant que cela est possible, d’un monde habité par la séduction du mal. Fuir ici consiste à se rassembler autour de l’Unique Nécessaire, principe de Bien, d’Ordre et de Beauté. Le mal continuera « sa ronde », mais celui qui se voue à devenir « juste (dikaion) et saint (hosion) dans la clarté de l’esprit (meta phronèseôs) » contribuera à en réduire les effets.

L’évocation des vertus inhérentes à la méditation par un Descartes, « tout le jour enfermé seul dans un poêle »4, sera, elle aussi, redevable à cette tradition qui célèbre les vertus du temps de l’arrêt, du détour de la dispersion affairée, épokhê que les Grecs ont mise en exergue, pour s’élever à la contemplation, pôle ultime de l’action et de la pensée.

Notre confinement, s’il n’est pas dirigé par des valeurs sûres, s’il s’étire indéfiniment dans un temps devenu pesant et opaque, ne dessine pas une voie d’espérance, engendre le contraire de ce qu’y conférait Marc Aurèle : le sentiment dominant de l’absurde, du stérile basculant en nuisible. L’âme, le cœur et l’esprit, par trop mis à mal, n’en peuvent extraire lumière et force. L’enfermement, dans ce cas, risque bien d’éteindre l’étincelle qui dirigeait vers le haut. Il alourdit, renforce les détresses, accroît la tentation négative, l’inhibition de l’angoisse. Nul ne sait plus qui il est, pourquoi et pour qui il vit, qui l’aime ou le délaisse, pour qui il compte en vérité. Il peut disparaître, nul ne le saura. Un maillon de la chaîne de l’espèce peut s’en désolidariser sans bruit, sans plainte, sans cri d’aucune sorte. L’espèce survivra. Sa continuité vaincra. Les Grecs de l’Antiquité, les Judéo-Grecs de l’Évangile, les philosophes de l’histoire, ont bien compris que seul prévaut l’ensemble et non la partie, le corps global et non l’atome individuel. L’arche de Noé était fondée sur le choix d’un « reste » fondateur, promis à la renaissance et à l’expansion prochaines des espèces sélectionnées sur ordre divin. Le confinement ouvrait alors à une seconde création.

Ce qui se passe aujourd’hui met à mal un vaste ensemble d’individus et de populations. À quelles fins ? Qui œuvre aux arrière-plans ? Une nécessité aveugle, en attente de maîtrise qui désoriente l’homme et son appétit de domination, qui le met en défaut sur nombre de points, qui le condamne à la réclusion pour un temps indéterminé, sans boussole, sans consolation ? Qui lui enjoint de remettre en question nombre d’acquis ou d’habitudes, voire de les quitter ? Qui lui ordonne un isolement destructeur qui, parfois ou fréquemment, le transforme en mort vivant, le réduit à la chose comptable ou traçable ? Le confinement néantise petit à petit ceux qui n’ont pas en eux la force d’en maîtriser les ruses, ceux que la solitude rend fous ou désespérés. La longueur de ce temps d’arrêt, malgré les efforts démultipliés de ceux qui ont en eux l’énergie du sursaut, peut mettre à terre ceux qui s’estiment peu à peu sacrifiés, qui perdent jusqu’au goût d’espérer. Double leçon que chacun peut faire sienne : ou la désespérance, fille de l’enfermement imposé, ou son contraire qui sonne comme une promesse, mais ouvre les portes.

Homme, où est ta victoire ? Dans l’acte de subir, de ne pas céder à l’impulsion de la révolte, ou dans celui d’accueillir ce qui advient pour en briser les chaînes ? Vaincre l’adversité à la façon des Anciens : consentir au destin ? Ou, à la façon des Modernes, en déjouer l’emprise par la science et la ruse, non par l’obéissance ?

Notes

1 – [NdE] Voir l’article « Coronavirus 2020 – point alpha » https://www.mezetulle.fr/coronavirus-2020-point-alpha/. Le sous-titre du présent article « D’un confinement à l’autre » est de la rédaction.

2 – Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, Tome I, Les Belles Lettres, 1998, introduction et traduction par Pierre Hadot (livre I).

3 – Épictète, Entretiens, I, 14, 12 : « Dieu a placé auprès de chaque homme comme gardien un daimôn particulier à cet homme et il a confié chaque homme à sa protection… Quand vous fermez vos portes…souvenez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls…Dieu est à l’intérieur de vous-mêmes. » Traduction Pierre Hadot in La Citadelle intérieure, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997, p. 176.

4 – Descartes, Discours de la méthode , II, Le poêle : chambre chauffée par un poêle de faïence à la mode allemande.

Vestiges de l’Amour et mystiques du genre

Avec une gourmandise érudite digne d’un Nom de la rose, François Rastier1 analyse le mille-feuille des mouvements récents qui s’agitent autour de l’identité sexuelle et du genre – retors au point, comme les sectes religieuses de jadis et le gauchisme flamboyant de naguère, de détruire la cause même dont ils se réclament. Il en ramène lumineusement la complexité néo-puritaine à nombre de courants sectaires dont l’acharnement ascétique, la détestation de la différence des sexes et celle de la rationalité parcourent l’histoire de la pensée mystique. Il en relève, aujourd’hui comme autrefois, la férocité : « Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence. »

Si ça continue j’vais m’découper
Suivant les points, les pointillés
Vertige de l’amour, Alain Bashung

Sectes et sexes

La sécularisation, le « désenchantement du monde » n’ont nullement fait disparaître les sectes et les superstitions, mais ont suscité bien au contraire des vocations d’enchanteurs : les messianismes apocalyptiques ont multiplié les sauveurs, comme Hitler selon Carl Schmitt, les ayatollahs providentiels comme Khomeiny et les califes prophétiques comme Al Baghdadi.

La philosophie des Lumières, porteuse de projets d’émancipation et d’autonomie, a d’abord été combattue par des idéologies réactionnaires, qui ont nourri des pensées politiques absolutistes, souvent néo-monarchiques, mais aussi des théories racistes qui entendaient détruire le concept d’humanité, et les droits de l’homme au passage, tout en justifiant les guerres d’agression et les conquêtes coloniales. Ces deux courants complémentaires ont conflué dans le nazisme et les extrêmes droites contemporaines.

Toutefois, le second a pu donner naissance à des philosophies identitaires « de gauche », lointainement dérivées d’un marxisme vulgaire, rejetant la modernité politique en général, avec l’emprise fantasmée de la technique, pour promouvoir la liberté de l’individu aliéné. La subjectivation du romantisme tardif a pu alors revêtir la forme des philosophies de la vie : appuyées sur le prestige de la phénoménologie, elles ont paru restaurer le privilège du vécu. Toutefois le projet scientifique de Husserl a été mis à mal par des auteurs comme Ludwig Klages, idéologue majeur du nazisme, militant pour l’âme (allemande) opprimée par l’esprit rationnel ; ou Heidegger, inspirateur principal de la déconstruction, qui a érigé les « existentiaux », émotions de base, en instruments d’une « lutte au couteau » contre la rationalité. Pour ces auteurs, la connaissance est l’expression d’une identité et le critère de la vérité est la conception du monde d’une communauté — comme l’affirme Heidegger dans son séminaire de 1933-1934 intitulé De l’essence de la vérité.

Les philosophies de la vie sont à présent si banalisées qu’il n’est pas une marchandise qui ne promette une palpitante « expérience client ». Toutefois, une contradiction demeure en leur sein : par exemple, l’existentialisme sartrien était une philosophie de la liberté absolue de l’individu, et se réclamait pourtant de Heidegger — lequel se gaussait en privé de cette méprise, car la pensée identitaire soumet l’individu à sa communauté, puisqu’elle le définit par un trait d’appartenance racial, ethnique, sexuel ou politique : cette appartenance définit son être.

La question des « identités » sexuelles ou « genrées », si omniprésente aujourd’hui, notamment dans un monde académique et culturel sensible aux thèmes vendeurs du narcicissime de masse, permet une sorte de conciliation temporaire : les orientations sexuelles ou de « genre » sont tout à la fois individuelles et collectives dès lors qu’elles sont inscrites dans des « communautés ».

Les religions réglant l’alliance comme la filiation, diverses sectes cherchent à en subvertir les règles, en généralisant tantôt les pratiques ascétiques, pour ne rien concéder à ce monde mauvais, comme ce fut le cas des cathares, tantôt les pratiques orgiaques, qui témoignent d’un temps apocalyptique où les anciennes lois sont abolies ou inversées, comme ce fut jadis le cas de certains anabaptistes ou de fidèles du soi-disant messie antinomiste, Sabbataï Zevi.

À l’époque contemporaine, de multiples sectes, inspirées parfois de Julius Evola ou de Wilhelm Reich, ont convergé dans le New Age et ont mis à profit la sexualité comme moyen de séduction et d’emprise. On retrouve aujourd’hui leurs thèmes, prisés des fanzines punk, chez des auteurs fétiches comme Donna Haraway ou Paul Beatriz Preciado. Alors que Foucault était passé au cours de sa carrière de l’histoire des idées au discours sur la sexualité, Derrida suggéra ensuite d’interpréter la pensée philosophique par ce discours : « Question : Dans un documentaire sur un philosophe, sur Heidegger, Kant, ou Hegel, qu’aimeriez-vous voir ? Réponse : Qu’ils parlent de leur vie sexuelle… Vous voulez une réponse brève ? Leur vie sexuelle »2. Ces paroles ouvrent en épigraphe l’édition américaine du manifeste de Paul Beatriz Preciado, essayiste trans culte qui présente Derrida comme son « mentor », Testo Junkie. Bien que marqué, on le voit, par le Zeitgeist, le propos de Derrida rappelle toutefois des déterminismes que l’on croyait dépassés, comme celui de Sainte-Beuve, croyant comprendre les œuvres par leurs auteurs et notamment par leur vie sexuelle, en examinant le « chapitre des femmes ».

La fonction d’obscurcissement de la sexualité ainsi comprise reste majeure, et l’on voit par exemple l’historien Johann Chapoutot, après tant d’autres, expliquer que Heidegger ne pouvait être nazi, puisqu’il avait une liaison avec Hannah Arendt3. Enfin, cet obscurcissement tourne vite à l’obscurantisme, dès lors que chaque communauté sexuelle ou de genre se dit porteuse d’une vision du monde déterminante, au détriment de la rationalité et de l’objectivité même.

LGBTQIA+ : du genre au mythe

Le sigle LGBT, avec diverses additions optatives (LGBTQIA+), est devenu familier non seulement dans les médias, dans la vie associative, mais aussi dans le monde académique, l’usage d’abord anglophone s’étant imposé à l’échelon international4. On ne compte plus les ouvrages et travaux de recherche qui se penchent sur les catégories qu’il condense, si bien que dans ce qui suit, nous tiendrons pour connue, sinon pour acquise, la théorie du genre5.

Le premier trigramme, LGB, pour Lesbians, Gays et Bis, résume le monde de l’homosexualité, avec une précellence chevaleresque pour les lesbiennes, placées en tête, les gays s’effaçant devant elles ; et les Bis (bisexuel·le·s) ferment la marche en additionnant à leur guise les deux premières catégories.

Le second trigramme, TQI, pour Trans (transsexuels), Queer (personnes affichant un genre indécis), et Intersex (personnes au sexe indéfini), résume le monde de la sexualité indéfinissable.

Quant aux signes finaux, A renvoie aux personnes qui se disent asexuelles, et le + ouvre libéralement la liste toujours ouverte des catégories non encore répertoriées, sauf bien entendu les hétérosexuels et les cisgenres6. Tout cela s’énonce en anglais américain, qui revêt universellement le prestige d’une langue sapientielle.

Déconstructions

La théorie du genre procède explicitement du courant philosophique connu sous le nom de déconstruction7, qui entend mettre à bas la tradition philosophique occidentale, dominée par des auteurs critiquables, parce qu’anciens, blancs, mâles, voire juifs : aux classiques de la French Theory, Derrida, Foucault, se sont adjointes des théoriciennes comme Judith Butler, Joan Scott ou Avital Ronell.

Pour la déconstruction, une première étape fut l’inversion des valeurs, d’ascendance nietzschéenne : Nietzsche, en Antéchrist proclamé, prônait l’Umwertung, thème traditionnellement satanique, comme en témoigne l’invocation des sorcières dans Macbeth : « Foul is fair, and fair is foul !». Ici, dans le premier trigramme, l’inversion de l’hétérosexualité en homosexualité permet traditionnellement cette inversion : toutefois, elle conserve une binarité catégorielle souvent critiquée à présent comme entachée d’un binarisme jugé normatif.

Or pour la philosophie déconstructive, l’inversion des valeurs n’est qu’une première étape, car l’objectif demeure l’indistinction catégorielle, de manière à parvenir à la destitution complète de la rationalité. Aussi le deuxième trigramme concrétise-t-il cette indistinction, soit en transformant un terme en son contraire logique — mais en conservant trace, par une relève transcendante ou Aufhebung, du terme originel, ce qu’accomplit le (ou la) Trans8; soit en assumant une indistinction statique, ce qui revient à l’inclassable Queer, ainsi catégorisé malgré tout ; soit enfin l’Intersexe.

On retrouve là les catégories de la logique binaire, telles qu’elles ont été réélaborées par Viggo BrØndal, où aux contraires + et – s’adjoignent des termes complexes (+-) certains avec dominance positive ou négative9. Enfin, l’Asexuel s’incarne dans le terme neutre (ni +, ni -) et le signe + final accueille tous ceux qui ne se reconnaissent dans aucune de ces catégories et réfléchissent encore à quelle « communauté » ils pourraient s’intégrer.

Scission

Les communautés ainsi constituées dénoncent régulièrement les hétéros (ceux qui se satisfont du binarisme patriarcal) et les cisgenres (ceux qui se satisfont de leur genre) qui en sont complices : par exemple, Virginie Despentes s’en prend aux « cis meufs »10.

Toutefois, l’unité de combat des communautés de genre ne saurait voiler des contradictions internes : inutile d’épiloguer ici sur les agacements traditionnels entre les deux premières communautés, notamment les accusations de machisme concernant les gays. Deux fédérations se dessinent : celle du groupe catégoriel (LGB) et celle du groupe non-catégoriel (TIA), la première dominée par les lesbiennes post-féministes11 et la seconde par les trans et leurs défenseurs.

D’une part, des catégorielles accusent (vrai ou faux, peu importe ici) les trans M to F d’être en fait restés des hommes et à ce titre refusent d’accepter ces violeurs en puissance dans les espaces réservés, vestiaires, toilettes ou dortoirs, mais aussi prisons et centres d’hébergement d’urgence pour femmes victimes de violences masculines.

Réciproquement, des non-catégoriels, pour la plupart transactivistes, ont multiplié les critiques, voire les attaques contre les catégoriels. Dans une étude sur l’écriture inclusive12, on a pu souligner les contradictions entre les auteurs qui multiplient les marques supposées du féminin, et ceux qui créent des formes neutres, le français en étant dépourvu. Ces deux tendances de l’inclusivisme graphique correspondent à une contradiction entre les gays & lesbians, homosexuels accusés de binarisme inversé, et les queer et trans qui prônent le non-binarisme13.

Cette contradiction peut exposer des LGB à de virulentes accusations de transphobie, à se voir qualifiés de cisgenre voire de terf14. Dans le Wyoming, des transactivistes se battent contre un projet de loi de criminalisation des mutilations génitales féminines au prétexte que « parler de mutilations génitales féminines, c’est employer un langage qui exclut les transgenres, car les porteurs de vagins ne sont pas tous des femmes, et les femmes n’ont pas toutes des vagins »15.

Marguerite Stern, militante féministe, ex-Femen, organise des collages d’affiches contre les « féminicides » ; or elle a affirmé récemment : « Je considère que c’est une insulte faite aux femmes que de considérer que ce sont les outils inventés par le patriarcat qui font de nous des femmes. […] C’est un fait biologique » (Le Monde II, 31 janvier 2020). Ce propos a été jugé inadmissible, car il reconnaît la différences des sexes, sans se référer aux « genres ». Il lui a donc valu de la part des activistes intersectionnelles des menaces de mort au nom des trans et, portant l’insulte suprême, terf, des affiches autour de son domicile faisant d’elle une sorcière (en tout cas hérétique, peut-être juive) : « Brûlons les terfs ! ».

Bien que fondé sur la biologie élémentaire, le simple rappel de la différence des sexes peut à présent être puni par la loi. Par exemple, en 2019, Maya Forstater, une chercheuse britannique, a été licenciée par le Center for Global Development (CGD), organisation caritative qui anime des campagnes contre la pauvreté et les inégalités, après avoir tweeté qu’une personne ne peut changer son sexe biologique, parce qu’il est inscrit dans chacune de ses cellules. Elle a porté plainte, mais le juge James Tayler a statué que son opinion ne relevait pas de la « croyance philosophique » et n’était donc pas protégée par la loi, d’autant moins qu’elle était « absolutiste » (absolutist). La plaignante fut donc déboutée — et la réalité avec elle16.

Ciel et Terre

Comment en est-on arrivé là ? Le débat porte évidemment sur la pertinence de la définition biologique du sexe. La biologie a établi l’ommiprésence de la division sexuelle dans le règne animal, du moins chez les pluricellulaires, et dans une grande partie du règne végétal. Cela reste négligeable pour les théoriciens du genre qui estiment que le sexe est une construction sociale du patriarcat, et que le seul critère d’identité recevable reste celui du genre, comme identification à une communauté, dépositaire d’une vision du monde. L’identification revêt un caractère initiatique dont les phases sont la révélation intime, l’entrée dans une communauté (le coming in), puis la proclamation à la face des autres communautés (le coming out).

Quand l’esprit transforme la matière par profération, on entre dans le domaine de la magie. La profération peut ainsi transformer magiquement le réel, transfigurer le sexe en genre et la graphie en instrument de lutte contre la domination.

Quand, en 1979, Jean-François Lyotard décréta dans La condition postmoderne la fin des grands récits portant un projet d’émancipation (qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux), il reprenait alors à Austin, philosophe du langage, le thème de la performativité qui caractérisera le post-modernisme encore de mise. Est performatif un énoncé dont l’énonciation accomplit un acte. Austin omit toutefois de rappeler que la théorie des performatifs fut élaborée au XIIIe siècle, notamment par ses prédécesseurs à Oxford, Roger Bacon et Robert Kilwardby, qui formulaient une théorie des formules sacramentelles17. Le succès d’un performatif dépend ainsi d’un magistère dogmatique, jadis celui de l’Église, aujourd’hui celui des universitaires déconstructeurs et post-coloniaux.

On comprend mieux pourquoi Butler, dans Trouble dans le genre, reprit de Lyotard la théorie de la performativité, puisque le genre est instauré par son énonciation. Ainsi le coming out devient un second baptême, dont le bénéficiaire est aussi l’officiant, born again qui réalise ainsi une fusion identitaire par sa propre désignation.

Les communautés identitaires ainsi instituées ne sont évidemment pas des groupes biologiques, mais des groupes politiques, tous opposés à l’ordre hétérosexuel imposé par le patriarcat, notamment occidental (et blanc). Précisons donc la dualité entre le biologique et le politique — ou plus précisément le politico-religieux.

Rétrospection

Dans l’érotique occidentale, deux courants se distinguent depuis l’antiquité tardive : le courant néoplatonicien dominé par la figure de Plotin et le courant chrétien dominé par la figure d’Augustin.

À la suite de Platon, Plotin distingue deux formes de l’amour, représentées par deux déesses, l’Aphrodite terrestre ou pandémienne, et l’Aphrodite céleste (ou uranienne) : elles symbolisent deux moments de la reconduction de l’homme vers l’unité perdue, l’Un qui dépasse même l’Être dans cette mystique : l’amour terrestre (et donc la sexualité au sens biologique du terme) est une première étape vers l’amour céleste, car la volupté conduit vers la beauté, qui dépasse ses objets terrestres. L’amour dit platonique n’est nullement une renonciation mais un dépassement, et il prend place dans une initiation mystique.

Dans l’histoire de l’érotique, le thème initiatique, encore présent dans la littérature courtoise des troubadours, s’est évidemment laïcisé, mais la dissociation des deux formes d’amour demeure une des clés du romantisme, de Jane Austen à Gustave Flaubert, faisant du roman d’initiation une école de la frustration et de l’échec, ce que reprend encore Aragon.

De nos jours, par son caractère biologique, le sexe rappelle fort l’Aphrodite terrestre. Par son caractère idéalisé, autodéfini, résultant d’un performatif magique, le genre hérite du caractère initiatique de l’Aphrodite céleste. Toutefois, comme aujourd’hui les théologies sont politiques, la théorie du genre revendique hautement sa fonction politique — voir par exemple la contribution de Judith Butler au collectif Deconstructing Zionism. À ce compte, et en bref l’hétérosexualité, engluée dans le biologique, est réactionnaire, alors que l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, sont politiquement progressistes, voire révolutionnaires.

Pour justifier cette opposition, il nous faut revenir à la conception chrétienne, et particulièrement augustinienne, du péché, restée étrangère au platonisme et au paganisme en général. Réputé l’instrument de la Chute, le sexe conduit au péché de chair, alors que le genre s’en démarque et participe de la rédemption, puisqu’il s’écarte du biologique. En somme, l’hétéro prend la suite du pécheur : c’est bien l’hétérosexualité qui valut à l’humanité d’être chassée du Paradis. Le cisgenre, celui qui se satisfait de son sexe et/ou de son genre prescrit, est condamné, car c’est un pécheur endurci, qui refuse de s’écarter de son statut biologique. Dès lors cependant, l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, pourraient devenir des voies de la rédemption.

Transposée ici entre le sexe et le genre, l’opposition métaphysique de la matière et de l’esprit doit beaucoup au substrat manichéen de la pensée de saint Augustin avant sa conversion. Avec la Réforme, l’augustinisme s’est radicalisé en puritanisme, et il n’est pas surprenant que dans les milieux universitaires anglo-américains, pénétrés d’anglicanisme et d’évangélisme, l’obsession des catégories créées autour du genre et du sexe, la casuistique des micro-agressions et les répressions victimaires qu’elle autorise et inventorie, transposent de façon créatrice la normativité caractéristique du puritanisme depuis le XVIe siècle. La déconstruction en inverse cependant les valeurs, conformément à son programme de tradition nietzschéenne, et l’on voit, à l’échelon international, s’affronter autour de la théorie du genre des milieux religieux traditionalistes et des néo-puritains déconstructeurs.

L’inversion de la norme en maintient toutefois les catégorisations, tout en prétendant subvertir les valeurs qui lui sont attachées. L’enjeu majeur, pour les militants les plus radicaux, sera d’en finir avec le binarisme, et la figure complexe de la transsexualité devient donc le centre de leur réflexion militante. C’est le thème majeur d’un ouvrage de référence, traduit un peu partout, et devenu un succès de librairie, King Kong Théorie de Virginie Despentes : « King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle. King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Il est à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire […] »18.

Passons sur le style laborieux de cette écrivaine laurée, sur l’histoire singulière qui ferait remonter la distinction des « genres » à une politique répressive de la fin du XIXe siècle ; sur la confusion malencontreuse entre genre et sexe, puisqu’à la phrase suivante elle parle des sexes (mâle et femelle) et non des genres. Dans le film éponyme, King Kong, le gorille géant, symbole gigantesque de l’amour biologique le plus bestial, dans sa version viriliste, se voyait sublimé par la rencontre platonique, forcément platonique, mais pourtant passionnée entre la Belle et la Bête. Ici, il devient un androgyne transcendant : « au-delà de la femelle et au-delà du mâle » et témoin d’une origine disparue : « hybride, avant l’obligation du binaire ».

Sans doute involontaire, l’allusion au Banquet de Platon reste évidente, puisque c’est là qu’Aristophane explique l’amour humain par la division de l’Androgyne primitif : ses deux moitiés ayant été séparées, tant la femme que l’homme sont incomplets, et cherchent en vain dans l’amour (hélas hétérosexuel) à retrouver l’unité perdue qui restaurerait leur complétude (voir 189c-193e).

Dès lors, de nombreux auteurs ont imaginé que des figures mythiques incluant les deux sexes, voire aussi plusieurs genres, témoignaient d’une unité supérieure, et incarnaient à leur manière la coïncidence des contraires, qui obsède à travers les siècles les métaphysiciens qui entendent dépasser la rationalité. Aux premières années de l’ère chrétienne, Philon d’Alexandrie commentait dans ce sens cette phrase de la Genèse « Et Il les partagea par le milieu » (Genèse, XV, 10), passage que l’on a lu comme la naissance du monde des différences, le Logos ou verbe divin opérant par dichotomie. Et de nos jours, les associations chrétiennes gaies et lesbiennes insistent aussi sur cet autre passage : « Il les créa homme et femme » (Genèse, I, 27)19.

La transidentité rédemptrice

Dès lors, commenta au Quattrocento le néo-platonicien Marsile Ficin, l’Amour est la force qui nous permet de retrouver notre unité originelle : « En nous rétablissant dans notre état complet, nous depuis longtemps divisés, il nous a reconduits au ciel »20. De fait, pour diverses traditions occultes, l’androgynie est un apanage divin ; par exemple, le mage alchimiste Agrippa de Nettesheim affirme que selon Hermès Trismégiste, « les dieux possèdent les deux sexes » (utrumque diis sexum inesse)21, et il appuie son propos tant sur Orphée que sur Apulée.

Repris dans les croyances ésotériques les plus diverses, ce thème se retrouve dans Swedenborg, et Balzac en a tiré Séraphitus, roman mystique : l’étrange Séraphîtüs aime Minna, qui voit en lui un homme, mais il est aussi aimé par Wilfrid, qui le considère comme une femme, Séraphîta. Cet androgyne, l’« être total », né de parents swedenborgiens, finit, sous les yeux de Minna et Wilfrid, par se transformer en séraphin et monter au ciel.

Dans le bas monde matériel, relevant de l’Aphrodite terrestre, les différences existent inévitablement, car elles le définissent (saint Augustin le situe « in regione dissimilitudinis », Confessions, VII, 10.17)22. En revanche l’effacement des différences permet non seulement d’en finir avec la rationalité, mais avec la réalité de ce bas monde humain. Notamment, la différence des sexes, attachée au péché, se voit sublimée par le genre inassignable des anges.

Eritis sicut dii, telle fut la promesse encore non tenue du Serpent. Comment le Trans revient-il donc à l’unité divine d’avant la séparation des sexes ? Cela ne va pas sans suppléments techniques, injection massives d’hormones et chirurgies coûteuses — voir notamment de Paul Beatriz Preciado, philosophe activiste, trans F to M, disciple de Derrida et de Butler, le manifeste Testo Junkie : Sexe, Drogue et Biopolique (Grasset et Fasquelle, 2008).

La recréation du Surhomme est parfaitement légitimée par l’idéologie transhumaniste. Par exemple, une des personnalités les plus en vue du mouvement transhumaniste, Martin·e Rothblatt, devenue femme après opérations et traitements médicamenteux, se présente comme le PDG le mieux payé·e du pays, avec un salaire mensuel de 38 millions de dollars. Créatrice d’un mouvement transhumaniste, Terasem, elle déclare : « Des programmes aussi […] accessibles qu’iTunes permettront de faire revivre une personne d’une autre façon ». Or le programmatique Testo Junkie finit par un chapitre au titre prometteur : Vie éternelle.

Prétendant relater une « expérience politique », l’ouvrage pourrait bien relever d’une théologie politique ésotérique. Commentant le programme de Paul Beatriz Preciado, Romain Jeanticou écrit : « ce qu’il appelle de ses vœux, c’est une abolition révolutionnaire de l’assignation sexuelle à la naissance. Plus d’hommes, de femmes, d’hétérosexuels, d’homosexuels. Et ainsi, assure-t-il, plus de système de domination fondé sur ces différences »23.

On comprend mieux alors la précellence du Trans et l’énergie dévotionnelle des transactivistes qui les conduit à attaquer d’abord les féministes, complices de l’ordre patriarcal, parce qu’elles croient à l’existence des femmes, alors même que selon Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ; puis ils s’en prennent même aux gays et aux lesbiennes, suspects de binarisme. En somme, le Trans n’est pas seulement transsexuel ou transgenre, il devient aussi transcendant, résumant en lui toutes les puissances.

Or, dans la mystique dégradée qui s’attache à la théorie du genre, le monde terrestre régi par le binarisme patriarcal est condamné comme la machination d’un Pouvoir mauvais. C’est donc le mouvement performatif de la Politique qui doit s’attacher à le détruire dans ses fondements. On retrouve là un thème gnostique, très présent dans le messianisme politique contemporain, de Heidegger24 à Schmitt et Agamben : ce monde est immonde, comme on le répète de saint Augustin25 à Luther et à Jean-Luc Nancy. Despentes renchérit à présent : « Votre monde est dégueulasse. […] Votre puissance est une puissance sinistre. […] Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable » (loc. cit.).

Toutefois, le néo-puritanisme dont témoigne la cancel culture, la mise en accusation généralisée, les attaques diffamatoires entendent préparer un combat final, car le mythe, quand il entre dans l’histoire, le fait dans un bain de sang, comme en témoigne cette adresse de Paul Beatriz Preciado : « Et même si, un jour, nous vous soumettons, nous vous exotisons, nous vous violons et vous tuons, si nous accomplissons une tâche historique d’extermination, d’expropriation et de soumission comparable à la vôtre, nous serons alors tout simplement comme vous » (loc. cit.). L’antique pugnacité des Amazones fait place à un brutalisme martial où s’exprime une haine sans fard, jusqu’au programme de l’extermination, devenue mission historique. L’Ange au sexe inassignable devient ainsi un ange exterminateur.

Conséquences de l’inconséquence

Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence.

Les implications politiques sont immédiates, puisqu’il s’agit de récuser la démocratie, en épargnant toutefois l’extrême droite, tout en inversant son langage racialiste : « le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »26.

La confusion entre les niveaux de sens, du sexuel au racial, du politique à l’économique, reste ici constante si bien que la théorie du genre finit par se noyer dans un flux de néologismes comme hétéropatriarcat (on voit mal ce que serait un homopatriarcat) ou nécropolitique (dérivé inversé de la biopolitique de Foucault). Ainsi, l’on relève des phrases, toujours affirmatives, comme : « L’hétéropatriarcat se caractérise par la définition nécropolitique de la souveraineté masculine »27. Cette indistinction témoigne de l’unité du monde immonde qu’il s’agit de détruire. Mais qui le gouverne ? L’auteur conclut sa diatribe contre Polanski par : « Le grand capital hétéropatriarcal préfère la soumission universelle aux différences identitaires. » Toutefois, ce discours identitaire laisse transparaître une indication délicate, car la phrase précédente se termine par le mot Juifs. L’emprise planétaire du « grand capital hétéropatriarcal » ne serait-elle pas le fait de ces héritiers des Patriarches ? Dans sa propre diatribe contre Polanski, où elle mêlait la pédophilie, la réforme des retraites et le mauvais goût des jurys, Virginie Despentes résumait : « C’est toujours l’argent qu’on célèbre dans ces cérémonies ». L’essayiste Pascal Bruckner lui répondit : « Qui aime l’argent ? […] Le Juif »28.

N’importe, ce discours trouve bien des complaisances et rencontre un succès croissant dans les milieux culturels29 et académiques et finit par imposer partout ses mots-clés, ses graphies inclusives et ses éléments de langage.

Se prétendant antirépressif, subversif, ce discours s’oppose cependant aux revendications féministes les plus élémentaires et les plus justifiées, du contrôle des naissances à l’interdiction de l’excision. Par exemple, Preciado s’oppose ainsi à la pilule contraceptive : « La pilule […] est liée au colonialisme et au racisme, et reproduit techniquement des différences de genre »30.

Ce discours détourne aussi les luttes sociales en combats de sexes, de genres et de races, comme la picrocholine « guerre des toilettes », toujours en cours, qui veut imposer partout des toilettes spéciales réservées aux Trans.

Sous couleur de vaincre le patriarcat (occidental), il s’attaque à la démocratie et à l’État de droit, ainsi qu’à la laïcité. Enfin, antisémitisme aidant, il légitime des programmes politiques destructeurs, en premier lieu celui de l’islamisme31, tout aussi irrationnel, mais hélas beaucoup plus cohérent.

N.B. : J’ai plaisir à remercier ici Édith Fuchs, Sabine Prokhoris et Jean Giot.

Notes

1 – [NdE] : Directeur de recherche au CNRS, spécialisé en sémantique des textes. Derniers ouvrages : en 2018, aux Classiques Garnier, Faire sens, de la cognition à la culture, et Mondes à l’envers. De Chamfort à Samuel Beckett ; aux éditions Le Bord de l’eau, Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs ; en 2019, Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables (PUF).

2 – « Question: If you could see a documentary on a philosopher, on Heidegger, Kant, or Hegel, what would you like to see in it? Jacques Derrida’s answer: For them to talk about their sex life. . . . You want a quick answer? Their sex life », Jacques Derrida. Derrida, directed by Kirby Dick and Amy Ziering Koffman, New York, Zeitgeist Video, 2003, DVD.

4 – L’ordre établi n’est pas strict et comporte des variantes et additions régionales, au Québec par exemple.

5 – Voir Sabine Prokhoris, Au bon plaisir des docteurs graves. À propos de Judith Butler, Paris, PUF, 2017. [NdE recension sur Mezetulle].

6 – Cisgender (comme on parlait de Gaule cisalpine) : dans un ouvrage de référence, une militante biologiste trans et bi définit les cisgenres comme ceux qui « ont toujours connu leurs sexes physique et mental alignés » (Julia Serano, Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007, 1re éd., p. 12).

7 – Derrida traduit euphémiquement par déconstruction les mots Abbau (littéralement mise à bas) ou Destruktion chez Heidegger.

8 – Il ne s’intègre pas dans la catégorie qu’il dépasse, d’où par exemple la revendication de toilettes spécifiques.

9 – Cf. Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, Paris, Armand Colin, 1957 ; Algirdas-Julien Greimas et François Rastier, « The interaction of semiotic constraints », Yale French Studies, 1968 41, pp. 86-105.

10 – « Désormais on se lève et on se barre », par Virginie Despentes, Libération, 1 mars 2020 ; en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

11 – Les gays sont de longue date établis mais politiquement divisés ; les bisexuels restent discrets et connaissent naturellement des oscillations identitaires.

12 – L’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », à paraître dans Cités, n°82, juin 2020, p. 133-144.

13 – Voir dans le mouvement musical Queercore le manifeste intitulé « Don’t be Gay » publié dans le fanzine punk hardcore Maximum Rock’n’Roll.

14 – « Trans Exclusionary Radical Feminist ». Ces femmes sont considérées comme des ennemies, d’où les slogans Die Terfs ! ou Kill terfs !

15 – « female genital mutilation is transgender-exclusionary language, as not all people with vaginas are women, and not all women have vaginas ». https://christineld75.wordpress.com/2020/03/10/aucune-feministe-nest-transphobe-le-lobby-trans-activiste-est-misogyne/

16 – « Judge rules against researcher who lost job over transgender tweets », The Guardian, 18 décembre 2019, en ligne : https://www.theguardian.com/society/2019/dec/18/judge-rules-against-charity-worker-who-lost-job-over-transgender-tweets

17 – Voir Irène Rosier, La parole comme acte. Grammaire et sémantique au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1994.

18 – Paris, Grasset, 2006, p. 120.

19 – Voir Goodenough, « A Neo-Pythagorean Source in Philo Judaeus », Yale Classical Studies, 1932, p. 115-164. Philon et à sa suite Origène déduisirent de ce passage que le premier homme était androgyne. Et rien n’exclut qu’Origène ne se soit châtré pour approcher de la perfection.

20 – « De Amore », IV, vi, Opera, Turin, Bottega d’Erasmo, 1959-1962, II, p. 1330 : « Quod nos olim divisos in integrum restituit in caelo ».

21De Occulta Philosophia, III, vii, Cologne, Heinrich Cornelius, 1533, p. 222.

22 – L’histoire de cette définition est très riche, du Politique de Platon, à Plutarque, Porphyre, le Pseudo-Denys, Scot Érigène ; voir notamment E. TeSelle, « ’’Regio dissimilitudinis’’ in the Christian tradition and Greek philosophy », Augustinian Studies, 6, 1975, p. 153-179.

23 – Paul B. Preciado : « Ce n’est pas l’artiste Polanski que l’on protège, mais la souveraineté hétéropatriarcale », Télérama, 8 mars 2020.

24 – « Überwindung der Metaphysik », XVI, in Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe, t. VII, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, p. 92.

25 – Voir notamment Sermones de Scripturis, 105, 6, 8 ; 116, 3,3 ; De civitate Dei, 7, 26.

26 – Paul B. Preciado, « Le corps de la démocratie », Libération, 3 janvier 2019, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

27 – Paul B. Preciado « L’ancienne académie en feu », Libération, 1 mars 2020 à 20:41 https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/l-ancienne-academie-en-feu_1780215

28 – « De quoi Roman Polanski est-il le nom ? », Le Point, 5 mars 2020.

29 – Par exemple Preciado est en 2020 philosophe invité au Centre Pompidou pour des conférences sur la sexualité, avant une résidence au Musée d’Art Moderne.

30 – « The pill […] has to do with colonialism and racism, and technically reproducing gender differences », in « Pharmacopornography: An Interview with Beatriz Preciado », by Ricky Tucker, The Paris Review, 4 décembre 2013. Rappelons qu’il existe des contraceptifs pour hommes et que la pilule a été diffusée après la fin de la colonisation. Preciado se donne en exemple pour s’être émancipée de son milieu familial franquiste : elle semble n’avoir changé que les arguments, non les conclusions.

31 – Virginie Despentes, ex-jurée Goncourt, rendit cet hommage empathique aux tueurs de Charlie Hebdo : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser leur visage. », in « Les hommes nous rappellent qui commande et comment », Les Inrocks, 17 janvier 2015, en ligne : https://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment/. Dans la même veine, Judith Butler ne manqua pas au lendemain des attentats massifs du 13 novembre 2015 d’alimenter les thèses complotistes : « Les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EI ne revendique les attentats », tout en agitant le spectre de la dictature de François Hollande : « Sommes-nous en train de pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance d’un État de plus en plus militarisé et d’accepter la suspension de la démocratie ? », in « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État », Libération, 19 novembre 2015, https://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreinte-par-l-etat_1414769. Dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Amsterdam, 2005, Butler rappelle « les importantes significations culturelles de la burqa […] un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, […] un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement. » (p. 175).

« La liberté d’esprit » de Stéphane Toussaint, lu par J. Morales

Poussé par l’amour de la vérité, Stéphane Toussaint, dans son essai La liberté d’esprit. Fonction et condition des intellectuels humanistes (Paris, Les Belles Lettres, 2019), suit la voie hérétique d’un Sébastien Castellion1 et son esprit de résistance contre l’entraînement des passions régnantes. Chercher la vérité dans le dialogue avec l’histoire, fortifier l’humanité par le travail intellectuel, mettre au centre « le logos de l’art et de la culture » sont les principales missions des « travailleurs de l’esprit », ces esprits inquiets, comme Érasme ou Pétrarque, qui ont érigé la gratuité de l’étude et du savoir en vertu.

La liberté d’esprit avance à reculons

L’auteur entraîne le lecteur dans un passionnant voyage de la pensée à travers le temps, où se dévoile le lien profond entre savoir et liberté – une chaîne de transmission de la liberté qui trouve l’un de ses sommets dans une Renaissance discordante dont l’audace du savoir2 fissure tous les dogmatismes (p. 43). Les humanistes, en se tournant vers l’Antiquité à un moment où se noue d’une manière particulière l’alliance entre artistes, philosophes et lettrés3 (p. 64), ont libéré l’esprit du présent (p. 89). Le passé ne se contente pas de les guider ; il constitue aussi les humanistes en tant que tels. Seule la relecture du passé est donc promesse d’avenir. Les antihumanistes méprisent et haïssent le passé et préparent la disparition de l’avenir.

Le moderne-rétrograde n’est pas celui qui veut faire revivre le passé – ce qui est impossible et illusoire – mais celui qui reçoit les œuvres du passé en héritage, celui qui prend conscience du monde qui le précède et envers lequel il a une dette. L’intellectuel a en effet vocation à faire fructifier un héritage qui de prime abord semble le dépasser. Stéphane Toussaint propose de réhabiliter la « science de s’opposer » d’un Montaigne, la défense du libre arbitre d’un Pic de la Mirandole ou la désillusion réaliste d’un Machiavel : armes puissantes contre l’amnésie antihumaniste contemporaine ; le dessillement ayant tout à voir avec la liberté d’esprit. L’étude, la dignité et la liberté se recoupent toujours (p. 68).

L’« ouverture infinie de l’esprit humaniste » proposée par cet ouvrage ne se limite pas aux figures de la Renaissance. Une passionnante galerie de portraits met en lumière d’autres personnages ayant exercé la liberté d’intelligence dans la société4, tels Aby Warburg, Erwin Panofski, Theodor Geiger, Edgar Wind, Piero Martinetti – résistant de la première heure au fascisme –, Ezio Raimondi ou Alfred Weber – courageux opposant du nazisme. Ce dernier, éclipsé par la notoriété de son frère (Max Weber), mérite particulièrement le détour. Maître de Norbert Elias admiré par Panofski, ce sociologue de la culture a brillé dans le monde des idées par son audace intellectuelle et par son esprit visionnaire. Ainsi, il prononce en 1922 un discours prophétique sur « la misère des travailleurs de l’esprit » où il analyse la prolétarisation des intellectuels comme conséquence de l’asservissement de la science par l’économie (p. 111-114). Voilà ce qui explique en grande partie l’incompréhension et l’inadéquation de l’intellectuel, voué à l’inadaptation sociale.

Le confinement des intellectuels et des humanités

L’auteur montre comment les forces de la philosophie, de la philologie et de la poésie qui ont pris leur essor à la Renaissance (p. 97) ainsi que la fonction politique, artistique et intellectuelle de l’humanitas (p. 71), se dégradent sous les assauts de la « trinité totémique de la tribu marchande – excellence, leadership, “sociétal” » (p. 35). La « sociétalisation des intelligences » (p. 187), autrement dit la soumission idéologique de la recherche à l’actualité sociale (les « societal processes »), incompatible en tous points avec la liberté du savant (p. 185). Cette servitude moderne instaure également le règne des experts, pourfendeurs de l’otium5 humaniste (p. 121-123), et produit le conformisme des esprits et de la pensée (p. 164). La victoire de la technocratie sur l’intelligence fait inévitablement passer la fonction savante sous régime managérial (p. 127-128).

Constatant que « trop d’abandons ont été consentis par les intellectuels » (p. 145), l’auteur dresse un bilan aussi lucide que sévère sur l’état actuel de l’université, cette création médiévale trahie par ses clercs et démolie par l’ignorance historique caractéristique des réformes européennes, « processus de Bologne » en tête, qui ont chassé les humanités de son sein. La transformation de l’université en une institution sans murs porteurs peut être résumée par la série suivante : assujettissement des sciences humaines au marché, stratégie des marques et logique d’employabilité conditionnant l’enseignement et la recherche, pression « sociétale » sur les choix scientifiques, augmentation des fraudes sous l’effet de la concurrence, sacrifice des jeunes savants (p. 198).

Cette situation est, selon l’auteur, non seulement inédite mais aussi « la seule révolution pédagogique profonde de la fin du XXe siècle », inaugurant ainsi des temps antihumanistes et inhumains pour les jeunes générations (chapitre 17). Tous les ingrédients pour l’avènement d’une « démocratie sentimentale » anti-intellectualiste contre laquelle Theodor Geiger nous a mis en garde au milieu du siècle dernier (p. 148 et 212-214) sont réunis. Il est à craindre que le pathos antirationnel soit la porte d’entrée privilégiée des totalitarismes à venir.

Spiritus intus alit6

Que reste-t-il aux esprits hantés par la conscience historique, par la pensée et les écrits des grands ancêtres ? Le recours à la conversation historique à travers les livres (p. 99), la bibliothèque7 étant le « lieu des renaissances continues ». La plume fine et intelligente de Stéphane Toussaint nous encourage, en écoutant leurs voix, à suivre la voie des livres (chapitre 8) et à nous en remettre à la bienfaisante nostalgie d’une érudition qui dégrossit les aspérités des individus (p. 63) et libère l’esprit. Ce livre audacieux et passionnant enrichit l’histoire intellectuelle et donne des ailes au rêve prométhéen d’une nouvelle Renaissance.

Stéphane Toussaint, Fonction et condition des intellectuels humanistes, Paris, Les Belles Lettres, 2019.

Notes

1 – (1515-1565), humaniste, adversaire du dogmatisme de Calvin, précurseur de la pensée libre.

3 – Les publications de l’Éloge de la folie d’Érasme, du Roland furieux de l’Arioste, du Courtisan de Castiglione ou du Prince de Machiavel, durant les trois premières décennies du XVIe siècle, sont emblématiques de cette heureuse alliance qui a produit un renouveau culturel.

4 – Le lecteur trouvera en appendice (p. 205-224) la traduction en français de quelques textes de plusieurs de ces penseurs dont l’actualité et la profondeur sont du plus haut intérêt.

5 – L’otium est l’un des fondements de l’homme libre qu’Aristote nommait scholé. Une déprise de la logique de rentabilité favorisant l’exercice intellectuel et le « loisir » de penser. Voir https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/

6 – L’esprit nourrit de l’intérieur (Virgile).

Coup d’œil sur une grammaire du XVIIIe siècle

Au hasard d’une visite au Marché du livre ancien et d’occasion (qui se tient tous les week-ends dans le quinzième arrondissement de Paris), je me suis procuré les Principes généraux et raisonnés de la grammaire française de Pierre Restaut (1696-1764). Cet ouvrage, dont la première édition remonte à 1730, connut un immense succès jusqu’au début du XIXe siècle. Mon exemplaire porte une date évocatrice : M. DCC. LXXXIX.

La grammaire de Restaut se présente sous la forme de demandes et de réponses, ce qui la rend plus « vivante ». Elle reprend presque exactement le titre du livre fameux dont elle partage l’ambition logique et philosophique : la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (1660), plus connue sous le nom de « Grammaire de Port-Royal ». L’auteur part du principe que si l’on « possède par raisonnement ce que les langues ont de commun entre elles », passer à une langue étrangère « ne sera plus alors qu’un jeu de mémoire ». Si aujourd’hui on souligne (parfois) combien la connaissance du latin est utile à celle du français, Restaut, à l’inverse, nous dit avoir travaillé « surtout pour les jeunes gens que l’on destine à étudier la langue latine ». Ce qui lui donne, comme nous le verrons, une raison de plus de conférer à sa grammaire un caractère particulièrement « latinisant ».

Qu’est-ce qu’un nom ?

Le lecteur du XXIe siècle pourra être étonné d’apprendre qu’il existe deux sortes de noms : les noms substantifs et les noms adjectifs. En effet, même s’il lui arrive aussi d’en faire des substantifs, Restaut utilise les mots « substantif » et « adjectif » en tant qu’adjectifs. Qu’est-ce qui fait alors l’unité du nom ? Le nom est, de la façon la plus générale, un mot qui désigne l’objet de notre pensée. Le nom substantif désigne un objet déterminé sans égard pour ses propriétés ; le nom adjectif exprime une idée qui « ne devient claire et distincte, que quand on joint la qualité à une chose déterminée ». Ils s’opposent l’un à l’autre comme la substance à l’accident. Étant donné qu’« il n’y a presque pas de manière d’être qui n’ait rapport à quelque manière de faire », chaque adjectif donne naissance à un adverbe.

Restaut pose une question qui, à l’époque même où il écrit, paraît absurde à des grammairiens moins conservateurs que lui : y a-t-il des cas dans notre langue ? Puisque en français les terminaisons des noms ne changent pas suivant leur fonction dans la phrase, il est forcé de répondre par la négative ; mais c’est à contrecœur. Les cas traduisent des rapports entre les mots ; or, le français exprime bien de tels rapports ; donc « nous appelons cas en français, ce qui répond aux cas des Grecs et des Latins ». Selon Restaut, c’est par le recours aux articles – il oublie les prépositions – que le français fera apparaître ces rapports. Ainsi l’auteur pourra-t-il décliner à loisir.

Exemple :

Nominatif le prince
Accusatif le prince
Génitif du prince
Datif au prince
Ablatif du prince
Vocatif ô prince

Comme l’infinitif d’un verbe se rapproche d’un nom substantif, Restaut nous propose aussi :

Nominatif Lire est une bonne occupation
Accusatif Je veux lire
Génitif j’ai envie de lire
Datif je passe mon temps à lire
Ablatif je viens de lire

Confusion dans les articles

Si ce qu’écrit Restaut sur l’article défini (le, la, les) ne heurte pas notre conception actuelle, il est très difficile de comprendre pourquoi il fait de de et à des « articles indéfinis » (alors même que pour Port-Royal, des décennies plus tôt, comme pour nous aujourd’hui, l’article indéfini n’est autre que un, une, des). L’explication semble la suivante : pour Restaut, il faut qu’un nom soit précédé d’un article pour que son « cas » apparaisse ; j’obtiens un génitif (« la grâce de Dieu ») ou un datif (« une offrande à Dieu ») en utilisant un « article indéfini » lorsque le nom qui suit ne requiert pas la présence d’un article défini.

Mais ces « particules déclinatives » (comme les appelle encore Marmontel à l’extrême fin du XVIIIe siècle) se transforment, selon Restaut, en prépositions – ce qu’en réalité elles ne cessent jamais d’être – quand elles précèdent l’article défini (la préposition et l’article défini s’amalgamant alors souvent pour former ce qu’on appelle un article contracté) : le livre du maître, parler au maître. On voit où les excès déclinatoires de Restaut le mènent lorsqu’il énonce que les articles partitifs sont formés des génitifs des articles définis (« du pain ») ou des articles indéfinis (« d’excellente viande ») quand ces génitifs deviennent des nominatifs ou des accusatifs. Quant à l’article un, une, ce n’est qu’à la fin de son livre que l’auteur concède : « on pourrait le regarder comme un véritable article indéfini ».

Confusion dans les pronoms

On n’y pense pas toujours, mais en français contemporain il y a une catégorie grammaticale (une « partie du discours » ou encore une « partie d’oraison », comme on disait sous l’Ancien Régime) qui se décline véritablement : celle des pronoms personnels. Dans leur ensemble, les pronoms sont des mots destinés, écrit Restaut, à « éviter la répétition des noms, qui seroit ennuyeuse ». Considérons, par exemple, le groupe nominal « le chant de l’oiseau » et remplaçons-le par un pronom personnel. Cela donne :

Nominatif Il me ravit
Accusatif Je le célèbre
Génitif Sa beauté est grande
Datif J’y prête attention
Ablatif Je vous en parle

Observons le génitif : je n’ai pas utilisé un pronom mais le déterminant (ou « adjectif ») possessif sa. Conformément au point de vue de Restaut, j’ai jugé que « sa beauté » était l’équivalent de « la beauté de lui » – précisons que certains, comme il ne s’agit pas d’une personne, opteraient pour « La beauté en est grande ». Ainsi, Restaut (après Port-Royal) estime que mon, ton, son, etc. sont des « pronoms possessifs », ce qui est tout de même difficilement défendable : ce sont des adjectifs (aujourd’hui, on préfère dire « déterminants ») possessifs. Plus généralement, cette notion d’adjectif (de déterminant) fait défaut à l’auteur, même s’il s’en rapproche lorsque, parlant de ce qu’il appelle les « pronoms démonstratifs » (ce, ces, celui, ceux, etc.), il remarque qu’avant un nom substantif ce sont « plutôt des espèces d’adjectifs ». De même, quel, dans une phrase comme « Quel ami est venu te voir ? », « devrait plutôt être regardé comme un nom adjectif, que comme un pronom ».

À propos de ce qu’il appelle les « pronoms conjonctifs », Restaut dit qu’« on les joint toujours à quelque verbe dont ils sont le régime [c’est-à-dire le complément d’objet direct ou indirect] » : me, te, le, la, se, lui, nous, vous, leur, les, en, y. Restaut répéte, à leur sujet, qu’il ne peut y avoir de déclinaison sans article : « Ces pronoms se déclinent-ils ? Non : en ce qu’on n’y joint aucun article. » S’ajoutant à cette idée saugrenue, une approche purement formelle de ces pronoms (leur contiguïté avec le verbe) conduit l’auteur à en faire une catégorie à part (alors que ce sont des pronoms personnels) et lui interdit ainsi de présenter clairement la seule déclinaison véritable qu’offre la langue française.

Verbe et participe

Le chapitre consacré au verbe est un autre lieu de considérations philosophiques. « Le verbe est un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation. » Il n’y a donc qu’un verbe dans toute la langue, être : « les autres ne sont que ce même verbe, être, avec différentes modifications ». « Pierre court » signifie « Pierre est courant » ; « Pierre étudie », « Pierre est étudiant », etc. Cette réduction logique de toutes les propositions à la forme sujet-attribut prévaudra jusque tard dans le XIXe siècle. Si l’on veut distinguer parmi les verbes, il y en a donc de deux sortes (sans compter les verbes auxiliaires) : être est substantif, tous les autres verbes sont adjectifs. De même que le nom substantif signifie l’objet sans égard à ses qualités, de même être ne signifie que l’affirmation sans attribut. L’attribut et la qualité appartiennent respectivement au verbe et au nom adjectifs.

Au sein des verbes adjectifs, la distinction la plus importante est entre les verbes actifs (nos transitifs directs) et les verbes neutres (intransitifs et transitifs indirects). Il y a deux sortes de verbes actifs parce qu’il y a deux sortes d’actions : les actions réelles ou matérielles (briser, regarder) ; les actions produites par un principe spirituel (aimer, connaître). Il en résulte pour Restaut une distinction terminologique, où d’autres grammairiens du XVIIIe siècle ont vu – on les comprend – une source de confusion : la chose à laquelle aboutit l’action matérielle est appelée le sujet de l’action ; la chose à laquelle se rapporte une action spirituelle est l’objet de l’action.

Par définition, le participe participe à la fois de la nature du verbe et de celle de l’adjectif. Il en est de deux sortes : les participes actifs (nos participes présents) et les participes passifs (nos participes passés). Comme aujourd’hui, les participes actifs (qui, par nature, ont un complément, un « régime ») sont, contrairement aux adjectifs verbaux, « indéclinables » (invariables). Mais il y a des exceptions, que le temps a effacées. Par exemple : « une humeur répugnante à la mienne ». Ou encore : « dépendants de », « tendante à », etc.

Accords divers

Quant aux participes passifs (passés) employés avec l’auxiliaire avoir, ils sont « ordinairement déclinables, quand ils sont précédés de leur régime absolu [complément d’objet direct] ». C’est la règle actuelle. Mais Restaut relève l’exception qu’a inspirée à certains grammairiens (Vaugelas, notamment) l’inversion du sujet et du verbe : « les difficultés qu’a provoqué sa négligence ». Cette exception, peu conforme à la logique, n’a plus cours aujourd’hui ; Restaut, quant à lui, s’en remettait à ce que déciderait l’usage.

Pour ce qui est de l’accord du participe passé des verbes qu’on n’appelait pas encore « pronominaux » (mais, selon les cas, « réfléchis » ou « réciproques »), Restaut note que les règles en sont calquées sur celles du participe passé précédé de l’auxiliaire avoir, la question étant de savoir si le « régime absolu » est placé ou non avant le verbe : « ils se sont bâti des villes » ; « les lois qu’ils se sont prescrites ». Les verbes que nous appelons « essentiellement pronominaux » (pronominaux par essence), Restaut les qualifie de verbes réfléchis « par l’expression » (et non « par la signification »). Pour justifier que, dans ce cas, l’accord se fait avec le sujet (« ils se sont évanouis », « elles se sont enfuies »), l’auteur remarque : « les pronoms conjonctifs qui y sont joints ne signifient rien, cependant, on [les] regarde comme étant à l’accusatif ».

Sur le participe passé, Restaut est éclairant également lorsqu’il oppose les deux exemples suivants : dans « la résolution que j’ai prise d’aller à la campagne », l’accord se fait parce que les deux verbes conservent chacun, séparés l’un de l’autre, leur signification propre ; ce qui n’est pas le cas pour « les désordres qu’ils avaient résolu d’éviter ». Il y a une autre règle défendue par Restaut, toujours en vigueur, et difficile, me semble-t-il, à justifier. « Ce jour est un de ceux qu’ils ont consacré aux larmes » : l’accord est au singulier à cause du sens « distinctif » (et non « énumératif ») de un.

S’agissant du genre, la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » – les grammairiens ne l’ont jamais exprimée en ces termes – est justifiée ainsi par Restaut : « Le masculin étant plus noble que le féminin [argument habituel à l’époque mais dont on aimerait avoir l’explication], on met ordinairement au masculin, ou l’on employe avec la terminaison masculine, l’adjectif qui se rapporte à plusieurs substantifs de divers genres. » Exemple : « Mon frère et ma sœur sont contents ». Mais Restaut est favorable à ce qu’on appelle de nos jours l’« accord de proximité » : l’adjectif se met au féminin quand il « touche immédiatement le substantif » : « un pouvoir et une autorité absolue » (où le nombre est concerné en plus du genre). Même chose dans le cas d’une proposition relative : « le goût et la noblesse avec laquelle cet acteur joue ». Moins « ouvert » par ailleurs, Restaut considère que le mot auteur n’a pas de féminin ; l’usage d’autrice était pourtant répandu au XVIe siècle – et il reprend vie depuis quelques années.

Toujours au chapitre du genre, et à celui des pronoms, il opère une distinction intéressante : le est indéclinable quand il se rapporte à un nom adjectif (« j’ai été malade et je le suis encore », dira une femme) ; déclinable quand il se rapporte à un nom substantif (« Vous êtes la malade pour laquelle on m’a fait venir ? – Oui, je la suis). Mme de Sévigné se prononçait pour le la même dans le premier cas : « je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement »1.

Dernières remarques

En définitive, la grammaire de Restaut est plus latinisante qu’elle n’est seulement conservatrice. Elle accorde une importance démesurée à la déclinaison, mais elle prend ses exemples en français ; Port-Royal les empruntait au latin. Conscient des difficultés de l’orthographe française, Restaut n’est pas hostile à sa simplification. En particulier, il ne lui paraît pas nécessaire que la graphie des mots se souvienne à tout prix de leur étymologie. D’autre part, il préfère la formulation « je dois la respecter » à « je la dois respecter », et il « annonce » la réforme de 1990 en préconisant l’invariabilité du participe passé laissé avant un infinitif : « les malades que vous avez laissé mourir ». Restaut a, par ailleurs, la lucidité de voir en l’usage « l’arbitre souverain de l’orthographe, aussi bien que du langage ».

Dans son Dictionnaire portatif des règles de la langue française (1770), le grammairien Demandre écrivait que « la cause des déclinaisons françaises est perdue pour toujours », et il était sévère à l’égard de ceux qui s’obstinaient à la soutenir. Mais l’application des déclinaisons à l’étude de notre langue est-elle si absurde ? Lorsqu’on explique l’accord du participe passé des verbes pronominaux, et qu’on distingue « ils se sont regardés » et « ils se sont parlé », n’est-il pas plus instructif d’évoquer respectivement l’accusatif et le datif que de regarder seulement si tel ou tel verbe se construit ou non avec une préposition ?

Autre exemple : est-il sans intérêt de constater que le pronom relatif dont peut commander le génitif (« la maison dont je suis propriétaire ») comme l’ablatif (« la façon dont les choses se sont passées ») ? Dernier exemple, parmi tant d’autres : ne peut-on pas rendre compte de l’ambiguïté d’une phrase comme « Il aime mieux Arthur que toi » (deux significations possibles : il aime mieux Arthur que tu n’aimes Arthur ; il aime mieux Arthur qu’il ne t’aime) en évoquant le nominatif et l’accusatif ? Sans la connaissance des cas, disait la Grammaire de Port-Royal, « on ne saurait bien entendre la liaison du discours, qui s’appelle construction ».

L’étude de notre langue sous l’angle historique est passionnante, et elle ne peut qu’affermir notre connaissance du français tel qu’on l’écrit, tel qu’on le parle aujourd’hui.

1 – [NdE] Voir à ce sujet la Lettre de Voltaire à Mme du Deffand dont un extrait est cité à la fin de cet article publié sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/feminisation-masculinisation-et-egalitee/#une-lecon-de-grammaire-par-voltaire

Michel Guérin sur André Leroi-Gourhan, lu par Alain Dermerguerian

En lisant le dernier ouvrage de Michel Guérin André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte (Hermann, 2019), Alain Dermerguerian1 propose une méditation sur un matérialisme non réductionniste et réflexif. Il montre comment, dans les trois essais qui composent le livre, « Michel Guérin réitère sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée ».

Dialogue du préhistorien et du philosophe

L’œuvre de Michel Guérin et celle d’André Leroi-Gourhan étaient destinées à se rencontrer et à longuement dialoguer, tant leurs voies, pourtant a priori différentes, convergent en bien des points essentiels. La recherche philosophique de Michel Guérin – une des rares qui soient aussi créatives et originales en France ces dernières décennies – et celle d’André Leroi-Gourhan (1911-1986), illustre paléoanthropologue et préhistorien français, interrogent toutes deux un point focal que Michel Guérin nomme « Figure » : énigme qu’éclaire brillamment toute la réflexion d’André Leroi-Gourhan, comme les livres du préhistorien ont nourri, de façon récurrente, la sienne. La Figure, justement, n’est cantonnée ni à la rhétorique, ni à l’esthétique ou à la sémiologie, mais s’impose chez Michel Guérin comme une morphologie générale de l’acte de penser, ou une généalogie, transversale à la nature et à la culture, de la Forme fécondant son propre sens.

Ce que Michel Guérin a toujours tenté de dépasser en philosophie, c’est l’opposition stérile d’un spiritualisme éthéré, faussement platonicien, où les formes se dégradent en des abstractions vidées de leur intuition première, et un matérialisme qui témoigne pour lui-même dans un réductionnisme parfois agressif, dont Musil fit un saisissant pastiche. Découvrir une incarnation, sans nul mysticisme, des formes signifiantes dans la matérialité même, comme le faire-sens immanent à l’organisme biologique ou à l’opération artisanale, c’est cela que poursuit Michel Guérin, de même que Leroi-Gourhan a analysé la naissance de l’herméneutique du monde chez les premiers hommes, l’« animal symbolicum » dont parlait si bien le philosophe allemand Ernst Cassirer.

C’est dire si l’œuvre du grand préhistorien est loin ici d’être l’objet passif d’un commentaire extérieur, mais c’est bien plutôt le geste inaugural de la philosophie que Michel Guérin décrypte dans ce dialogue avec Leroi-Gourhan, à même l’intentionnalité à demi-consciente des premiers hommes, dont nous ne connaissons que quelques traces matérielles, comme le museau d’un bison ou le pochoir d’une main se découvrant signature …

Un livre en trois essais

L’ouvrage de Michel Guérin se compose de trois essais : le premier déjà ancien mais révisé, le second sensiblement plus récent et le dernier inédit. Le premier essai considère Leroi-Gourhan comme « notre Buffon ». Le parallèle est pertinent si l’on se souvient que le paléoanthropologue, même sans se doubler d’un botaniste et d’un zoologue, a constamment réfléchi le rapport humain à la totalité de son environnement, minéral, végétal et animal. On lit ou relit trop peu ce passionnant naturaliste admiré de Jean Rostand, et souvent on ne se souvient que de la célèbre formule : « le style, c’est l’homme ».

C’est justement à une généalogie de la pensée humaine apparue sur Terre comme style d’être encore inouï, une quasi-ontologie du Style anthropique en tant que marque émergente d’une conscience se faisant geste puis œuvres, que s’attache Michel Guérin en ce premier moment. On sait avec quelle maestria Leroi-Gourhan a rendu compte de la dialectique du geste et de la parole au Paléolithique culminant chez Sapiens en capacité symbolique toujours plus réflexive. Du sens de la technique à la technique du sens qu’est tout langage, c’est dans cette poïétique générale que Michel Guérin retrouve le concept (fondamental dans son travail) de geste, où le legs de Leroi-Gourhan est tout à fait assumé et revendiqué (voir Philosophie du geste, 1995 et 2011, Actes Sud). Tout geste humain, du plus humble à la création artistique libérée de l’urgence vitale, tout geste donc inscrit notre contingence corporelle, ce corps à nous donné par la nature, dans les linéaments de la matière humanisée ; en la faisant résonner – et raisonner – comme symbole : un geste enraciné biologiquement dans l’humanité qui forge par sa liberté créatrice sa nécessité ontologique, son devoir de devenir ce qu’elle est .

Le second essai, sensiblement plus court, porte sur ce que Guérin nomme chez Leroi-Gourhan « le primat de la matière ». Penser vraiment la matière permet de délester le dogme matérialiste, selon lequel la matière suffit à penser, de tout son poids de réductionnisme. Cette inhérence de l’intelligence à la matière comme puissance et désir de forme est bien entendu préfigurée chez Aristote, mais elle ne pourra s’identifier à une vraie philosophie du vivant, dans sa définition darwinienne d’histoire évolutive et sélective, qu’avec Bergson. Mais là où chez Bergson la certitude d’un esprit irréductible à la matière sonne comme un credo métaphysique, chez Leroi-Gourhan, et tel serait son « rasoir d’Ockham », il ne peut être attesté d’autre esprit que l’organisation même de la matière vivante se modelant par les lois immanentes de la nécessité. La technique humaine naît dans et de l’histoire du vivant parce que la vie se sculpte déjà elle-même, selon la belle métaphore de Jean-Claude Ameisen, et se produit en une très longue série de perfections muettes et aveugles, mais bientôt réflexives avec Sapiens.

Le Mythogramme et la Figure

Le dernier essai montre (ainsi que dans l’œuvre de Merleau-Ponty, où l’art est pensé comme paradigme et épreuve de l’être-au-monde corporel, comme le corps projette toujours déjà toute la structure de la relation esthétique au monde) comment l’art transcende le banal artifice ou artefact, pour rencontrer la finalité ultime des cinq sens dans un Sens incarné, soit la Figure chez Michel Guérin et le Mythogramme chez Leroi-Gourhan.

Ce que le préhistorien nomme ainsi, c’est cette écriture-peinture qu’est d’abord la trace anthropique pariétale, bifurquant très tardivement en arts plastiques et écriture linéaire en Occident, force d’une civilisation fascinée par la domination de la nature, en pensée et en actes, mais travaillée par un lancinant remords ou nostalgie d’une unité fusionnelle perdue. Le mythogramme serait allégorie abstraite du monde s’il ne contenait dans sa matière même le geste humain qui l’a mis à jour, le marmonnement supposé de la voix du premier artiste accompagnant sa main en mouvement, et sans doute tous ces fantômes, peut-être chamaniques, dont nous n’avons à présent d’idée que dans les incantations enregistrées de peintres aborigènes australiens se livrant à des rituels ancestraux. Et de même que Leroi-Gourhan reconstitue dans son style admirable le continent inconnu de la pensée gestuelle paléolithique accouchant de ses propres formes, de même Michel Guérin pense le geste philosophique comme tel dans l’acte de scription, où le concept en train de s’inventer jaillit, par le miracle du cerveau de Sapiens, de la main du penseur.

Dans son style limpide et précis, avec ses rigoureuses métaphores, où l’on retrouve souvent l’héritage si français d’Alain et de Valéry, bien loin des routines académiques comme des avant-gardes aussitôt démodées, Michel Guérin réitère donc sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée. Cela, Michel Guérin le nomme, dans une formule faisant miroir à son propre travail, le « devenir figure de la Figure » : soit l’expérience d’une beauté nue, primale, et encore radicalement innocente dont l’art paléolithique est le le chef-d’œuvre incontestable. Il nous appartient, dit finalement Michel Guérin après Leroi-Gourhan, que la liberté, conquise par notre imaginaire sur les mécanismes aveugles de l’évolution, préserve toujours la grâce singulièrement humaine de l’art de l’autre terme de l’alternative contemporaine : la gratuité absurde des aliénations bureaucratiques, de l’économisme arbitraire et des tentations de l’écocide, surgis eux aussi du cerveau de Sapiens/Demens.

1– Alain Dermerguerian est professeur agrégé de philosophie (Aix-en-Provence), ancien élève de l’ENS.

Michel Guérin, André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte, Paris : Hermann, 2019.

Que veut dire « protéger le mode de vie européen ? »

La nouvelle présidente de la Commission européenne a chargé le futur commissaire à l’immigration de « protéger notre mode de vie européen ». Elle est heureusement invitée à s’en expliquer par le président du Parlement européen. Jean-Michel Muglioni se demande en quel sens on peut parler d’un mode de vie commun à tous les Européens, en dehors de la présence de supermarchés sur tout le continent. Que sont devenues l’Europe de la liberté de conscience, et la riche diversité de ses peuples, de ses régions et de leurs modes de vie ?

L’uniformisation de l’Europe

Voilà peut-être institué un Commissariat à l’european way of life, avec pour tâche la protection du mode de vie européen. On voit tout ce qu’implique la volonté de qualifier ainsi la politique de l’immigration. Les immigrés polonais ou italiens qui ont afflué en France depuis le XIXe siècle avaient-ils en effet le même mode de vie que les Français d’alors ? Je ne crois pas que ma femme de ménage ait eu dans sa jeunesse portugaise un mode de vie comparable au mien ni à celui qu’elle a aujourd’hui. Un Finlandais et un Crétois ont-ils le même mode de vie ? Le continent européen a-t-il cessé d’être formé de peuples différents les uns des autres ? Une Europe avec un mode de vie unique aurait perdu sa diversité, qui lui était essentielle. Et il est vrai qu’on trouve aujourd’hui les mêmes produits dans les supermarchés de tout le continent, marché commun en un sens moins européen qu’américain. De là une unification des mœurs, qui gomme peu à peu les différences. Aujourd’hui un Français est moins dépaysé à Londres qu’il y a cinquante ans. Partout en Europe, les mêmes magasins de prêt-à-porter… Parler d’un mode de vie européen, comme on a dit qu’il y avait un mode de vie américain, l’american way of life, c’est peut-être simplement reconnaître que celui-ci s’est étendu à l’Europe et qu’en cela, par conséquent, cette Europe n’a pas grand-chose d’européen. Il est donc à craindre que la Commission européenne soit chargée de gérer l’américanisation de l’Europe, admise par exemple en Allemagne, mais qui en France irrite autant qu’elle séduit. Cette uniformisation n’est pas pour rien dans le renouveau des régionalismes et des nationalismes. Les inventeurs de cette notion confuse de « protection du mode de vie européen » veulent sans doute aller au-devant de telles revendications identitaires, mais ils ne feront ainsi que les exacerber.

L’idée européenne

On m’objectera que la Commission ne prétend pas définir l’Europe par le marché mais par certains principes politiques et juridiques. Dans ce cas, à quoi bon un commissariat spécial chargé de l’immigration pour les défendre et les faire respecter, puisque ces principes concernent toutes les activités européennes ? On peut penser qu’ils sont plus dangereusement remis en cause par la politique de certains États de l’Union que par l’immigration, et ces États ne sont pas par hasard les plus opposés à l’immigration.

Qu’est-ce que la spécificité de l’Europe ? Qu’est-ce qui est proprement européen ? Non pas un territoire et les modes de vie qui y ont cours ; rien qui relève de ce qu’on appelle l’identité culturelle, pas même une communauté de valeurs, mais une idée : l’idée extraordinaire que toute valeur peut être l’objet de critique, et qu’aucune croyance, aucune appartenance ne définit un homme ou un lieu. Et du même coup on comprend qu’une telle exigence proprement spirituelle puisse animer des hommes dont les mœurs sont fort différentes dans des pays qui n’ont pas la même histoire, ni la même religion, ni les mêmes institutions : ils sont « européens » même au-delà de l’Europe si la liberté de penser et de vivre sans être assujettis à des coutumes et des croyances locales ou régionales leur est accordée. La géographie n’explique pas seule que l’Europe soit depuis des siècles une terre d’immigration qui ne se définit pas par un mode de vie, mais par la capacité d’accueillir en son sein des hommes qui n’ont pas le même mode de vie.

Ce n’est pas la première fois que l’Europe trahit l’Europe. Cette liberté y a été conquise de haute lutte, et il y a eu des guerres civiles et religieuses. Après la révocation de l’édit de Nantes, les protestants français se sont réfugiés en Angleterre, en Hollande, dans les États allemands. La Seconde Guerre mondiale fut un combat contre l’idée nazie d’une Europe fondée sur l’appartenance et la race. L’oppression coloniale a été elle-même une autre forme de trahison. L’intitulé « protection du mode de vie européen » va dans le même sens : au lieu de réaffirmer l’exigence d’universalité comprise dans l’idée de la liberté, la Commission semble vouloir imposer un mode de vie comme feraient des colons.

Universalité et diversité

Je me souviens avoir entendu naguère un célèbre ministre de la Culture se réjouir de ce que, de Bari au nord de l’Europe, les universités soient parvenues à s’unifier, et si je ne me trompe, il ajoutait qu’ainsi l’enseignement de la psychiatrie serait enfin partout le même. Peut-être cet exemple est-il une invention de mon mauvais esprit. Mais cela fait froid dans le dos : l’uniformisation de la recherche et de l’enseignement en psychiatrie ! Une Europe sans une diversité d’universités où l’on parle des langues différentes, où chacune est susceptible d’être l’objet de la critique des autres, une Europe où les écoles n’auraient plus chacune sa spécificité et sa tradition, ses modes de vie et même ses rites, une telle Europe ne serait plus l’Europe. Il est donc à craindre que la protection du mode de vie européen signifie l’accomplissement de l’uniformisation de l’Europe, régression inouïe.

Si l’humanité n’avait qu’une langue, elle ignorerait que ses images et ses classifications ne sont pas universelles mais particulières : elle croirait sa langue naturelle. Au contraire les différentes façons de parler des mêmes choses dans une langue et dans une autre font prendre conscience de la particularité de chacune et du même coup nous permettent de nous élever à l’universel, c’est-à-dire de formuler dans une langue particulière une pensée qui ne se réduit pas à ce que la particularité de cette langue exprime. Les grandes langues européennes communiquent entre elles par la traduction des grandes œuvres que chacune a pu produire : leur diversité les ouvre les unes sur les autres et sur toutes celles du monde, elle les libère de tout enfermement régionaliste. Ainsi, sans la constitution au cours de l’histoire de diverses Nations, il n’y aurait jamais eu d’Europe, c’est-à-dire un monde où il est possible de ne pas rester prisonnier de son appartenance à un peuple, une région ou un milieu particulier. Imaginer que l’Europe se définisse par un mode de vie, c’est renoncer à l’idée européenne.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019

« Les Suppliantes » au présent

Sabine Prokhoris rappelle les détestables obstacles dressés contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle1 au printemps dernier, et les prises de position, pas toujours glorieuses, qui les commentèrent. Elle propose ensuite une réflexion approfondie sur l’expérience – sensible et intellectuelle, avec toutes ses fragilités – que fut, pour tous ceux qui purent y assister, la représentation du 21 mai à la Sorbonne. C’est une méditation sur la rencontre entre les langues et les temps, sur la capacité de la poésie et du théâtre à révéler, au cœur même de la langue qui nous semble familière, l’étrangeté qui, en nous délivrant des identités, constitue l’humanité.

« La poésie est le soc qui retourne le temps, en sorte que les couches profondes, le tchernoziom se retrouvent en surface. » Ossip Mandelstam

Une polémique aberrante

Le 21 mai 2019, on a finalement pu voir à la Sorbonne la mise en scène des Suppliantes créée par Philippe Brunet avec sa talentueuse et courageuse troupe théâtrale. Les spectateurs devaient présenter une invitation nominative, ainsi que leur carte d’identité, et la représentation eut lieu sous protection policière. Étranges et amères conditions, qui signaient en un sens la victoire d’activistes prétendument antiracistes, lesquels deux mois plus tôt avaient empêché, par la force, la libre tenue de la représentation, en accusant le metteur en scène de donner à voir « un spectacle raciste de propagande coloniale ». Motif invoqué ? Les maquillages foncés et les masques cuivrés des acteurs : le supposé « blackface », donc – « conscient ou inconscient », nous expliqua doctement Louis-Georges Tin2 interviewé quelques jours plus tard par Le Monde, mais quoi qu’il en soit intrinsèquement et performativement raciste – dont se serait rendu coupable le metteur en scène.

Entre l’agression du 25 mars et la soirée du 21 mai, qui fit salle comble et bénéficia d’un soutien institutionnel bienvenu3, la polémique lancée par le CRAN, la Brigade anti négrophobie, et quelques autres activistes occupa largement les médias. Ces groupuscules se réclamant de l’idéologie « décoloniale » réussirent à « faire le buzz » comme on dit aujourd’hui, et leur propagande eut les honneurs de la presse de gauche notamment : Libération, Le Monde, Mediapart. Certes, Libération et Le Monde ouvrirent leurs colonnes à deux tribunes collectives en soutien à Philippe Brunet, très largement signées, l’une émanant du milieu universitaire4, la seconde, à l’initiative d’Ariane Mnouchkine, du milieu culturel5. Nombre d’éditorialistes6 par ailleurs prirent fait et cause pour le metteur en scène accusé de racisme, le traducteur et poète André Markowicz7 pointa dans un texte remarquable la malhonnêteté nauséabonde et l’inconséquence intellectuelle coupables de militants armés de novlangue (de bois) et de quelques gros bras.

Mais outre que Le Monde et Libération, pour se montrer équitables sans doute dans un débat dès lors présenté comme un affrontement d’opinions également légitimes, relayèrent complaisamment les prises de position des racialistes8, du CRAN à Décoloniser les arts, et de ceux qui, de façons plus ou moins modérées, leur trouvaient des vertus, leur conférant ainsi une respectabilité intellectuelle pour le moins questionnable – sans parler de Mediapart publiant un « Manifeste des 343 racisé·e·s »9 (en écriture inclusive comme il se doit), si l’on peut sans doute se réjouir du large écho de la tribune du Théâtre du Soleil dans le monde de la culture, tous auront pu constater l’absence de certaines signatures, et non des moindres, de Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de l’Odéon à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne (lui-même pourtant il y a peu victime d’un activisme analogue de la part cette fois d’intégristes catholiques), en passant par Manuel Gonçalves (directeur du 104) et la plus grande partie du milieu chorégraphique, à quelques exceptions près. Les motifs quelquefois allégués par les uns ou les autres, justifications politico-sociologiques en forme de « oui (« bien sûr nous refusons censure et intimidation « ) mais » (et le racisme, alors ?), et plaidoyers alambiqués – parfois très problématiques à l’appui, (« a-t-on vraiment le droit de maquiller des actrices blanches en Noires ?)  » (et l’inverse alors ?) ; « Othello ne doit-il pas aujourd’hui être interprété par un Noir ? »10  –, cache-misère d’une confusion intellectuelle inquiétante sinon d’une certaine lâcheté, ne parvinrent cependant pas à masquer l’ineptie et l’inanité totales de la violente accusation de racisme à l’encontre de Philippe Brunet, lesquelles éclatèrent lorsque enfin on put assister à cette mise en scène. Elle était tout bonnement sans objet. Mais le mal était fait. Peu importait alors aux miliciens du CRAN et consorts qu’en définitive la pièce fût jouée. Ils avaient pendant deux mois entiers occupé le terrain, et au bout du compte donné le la de l’événement. Seuls les colonels grecs lors de la dictature de 1967 à 1974 avaient réussi à faire mieux, interdisant sans autre forme de procès Eschyle (et quelques autres)…

Quelle expérience ?

Que vit-on le 21 mai ?

En aucun cas, comme crut inconsidérément devoir le dire à la sortie de la représentation une universitaire pourtant un peu en vue sur ces questions, une « reconstitution » du théâtre antique (ah bon ?), ajoutant avec satisfaction avoir donc tout simplement vu « ce à quoi elle s’attendait » (autrement dit : l’emplâtre grossier de quelques certitudes pseudo-savantes qu’elle projeta sur ce qui en réalité eut lieu ce soir-là11).

Nous avons en réalité assisté ce soir-là à une expérience inattendue, passionnante et, pour peu que, surmontant quelques obstacles ou imperfections sur lesquels nous reviendrons, nous ayons pu accepter de nous y prêter, fortement prenante – et partant actuelle, au sens le plus complet du terme. Une expérience sensible et intellectuelle, dont nous nous proposons ici de décrire quelques aspects, d’interroger aussi certaines fragilités peut-être, d’un strict point de vue théâtral et scénique – en tenant compte évidemment des conditions extrêmement difficiles, voire acrobatiques, du travail de création qui précéda la représentation de la Sorbonne12.

Quoi qu’il en soit, saluons en premier lieu la cohérence et la clarté des choix très médités du metteur en scène, manifestes d’un bout à l’autre de sa proposition scénique, et lisibles à travers quelques partis pris articulés entre eux sur un axe qui est celui du mouvement – car c’en est un, à plus d’un titre en l’occurrence – de traduction/interprétation : ce qu’Antoine Berman13 avait appelé « l’épreuve de l’étranger ». Ainsi la proposition scénique – l’interprétation tout à la fois et indissolublement opaque et transparente14 qu’elle constitue – manifeste-t-elle, agit-elle en somme, la problématique tragique spécifique de cette pièce d’Eschyle qui nous parvient aujourd’hui de si lointains rivages. C’est-à-dire : qu’en est-il de la rencontre avec l’inquiétante étrangeté d’un autre, pourtant parent de si troublante, de si originaire façon ? Une altérité lointaine et proche : lointaine parce que proche ? Quels sont les enjeux, conflictuels, de cette reconnaissance ? Que signifie qu’elle se situe – et cette dimension est au cœur de la focale construite par Philippe Brunet pour lire/transmettre la tragédie d’Eschyle – sur le plan de la langue – de la rencontre entre les langues, comme entre les  temps ? Une rencontre matérielle, empreinte d’une sensorialité vivace – sonore, rythmique – dont il convient de prendre la mesure pour en apprécier le sens.

On se demande en tout état de cause quel préjugé (au sens le plus littéral de ce terme), et quelle étonnante surdité, ont pu donner lieu à pareille méprise : nulle tentative de « reconstitution » ici, mais une lecture, au présent.

Certes les acteurs portaient des masques – fort beaux, et très puissants –, inspirés de ceux de la tragédie antique15, et de fait, nous avons entendu du grec ancien. Pour autant, non seulement l’idée de « reconstitution » (d’une représentation de théâtre antique, comme aussi bien d’ailleurs d’une représentation d’une pièce de Shakespeare au Théâtre du Globe) manque singulièrement de pertinence, pour d’évidentes raisons historiques, mais dans le cas précis de cette mise en scène, n’importe quel spectateur un tant soit peu averti aura pu noter quelques transformations notables introduites, non sans motif, dans la version des Suppliantes imaginée par le metteur en scène.

Le grec : idiome « barbare » ?

À commencer par celle-ci : le grec ancien que nous entendons, prononcé par les étrangères, est dans la pièce – et pas seulement pour nous spectateurs du XXIe siècle, même si nous sommes hellénistes – la langue étrangère16. Voilà une situation – créée par la mise en scène – et partant un renversement – le grec comme idiome « barbare » : pari interprétatif à méditer –, qui ne cadrent guère avec l’idée passablement absurde de « reconstitution ». Puisque la pièce d’Eschyle est bien sûr tout entière écrite en grec – le grec de la poésie lyrique théâtrale, donc destiné au chant, rappelle Aymeric Münch, qui a traduit la pièce avec Philippe Brunet –, quand bien même, comme le souligne dans la plaquette de présentation du spectacle Anne-Iris Muñoz, les subtiles variations de la prosodie qui gouverne le chœur des Danaïdes entretissent à une voix « « à la grecque » » (la voix de lamentation) « une voix barbare »17 (accompagnant l’action violente de déchirer les voiles dont sont enveloppées les jeunes filles). Remarques pour nous fort précieuses, de nature à éclairer ce qu’en sa période philologique Nietzsche a décrit comme « la prodigieuse bigarrure rythmique de ce peuple » [les anciens Grecs], qu’il relie à « son talent pour la danse », alors, poursuit-il, que « nos schémas rythmiques sont d’une étroite pauvreté »18. Bigarrure constitutive, à ses yeux de la métrique poétique infiniment souple du grec, en son extrême sensibilité à la variation infinie des « échelles de notes et des rythmes temporels » ajoute-t-il. À des années-lumière de quelque plate et morne cadence, cette « force violente qui découperait les mouvements de la volonté en temps égaux »19.

C’est en tout cas en cet endroit précis, en cette jointure risquée entre le grec ancien du chant tragique en sa musicalité et en sa physicalité essentielles, et le français contemporain que choisit d’œuvrer la mise en scène de Philippe Brunet. Il s’agit, nous explique-t-il, « d’expérimenter quelque chose du rite théâtral ancien : la langue, le rythme, l’alliance du geste et de la voix, de la musique et de la danse »20. De l’expérimenter – ou plus exactement, d’en expérimenter quelque chose – aujourd’hui. C’est donc en prenant appui sur la théâtralité spécifique propre à la langue chantée de la tragédie antique – le « parlé-chanté »21 ainsi que le nomme Nietzsche – que, sautant délibérément par-dessus la tradition française du théâtre classique et, dans ses choix traductifs, court-circuitant la forme prosodique qui nous est la plus familière – l’alexandrin –, Philippe Brunet conçoit une rencontre entre un Eschyle ramené tout vif des Enfers – ses vers ayant été dûment pesés – et nous, vivants d’un XXIe siècle tourmenté et si vite oublieux. Ce n’est évidemment pas sans motif que, parallèlement à sa mise en scène des Suppliantes, Philippe Brunet a aussi choisi de mettre en scène Les Grenouilles22 et, dans la version qu’il en a proposée, imaginé d’entrelacer au texte d’Aristophane, dans les parties du chœur, quelques fragments de L’Innommable de Samuel Beckett – auteur qui écrivit une grande partie de son œuvre dans une langue, le français, qui n’était pas sa langue maternelle. L’Innommable, ce flux, cette mélopée qui murmure à notre oreille « […] je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, […] je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers, […] »23.

Rencontre, donc, entre le vieil et pourtant si neuf Eschyle, et notre sensibilité contemporaine, en partie endormie, émoussée par ce que Philippe Brunet appelle le « lieu commun, scolaire ou culturel » – sans parler de l’indigeste fatras identitaire qui envahit ces temps-ci les esprits ; contact, rugueux peut-être, qui avère, à la faveur d’une sorte de conflagration, l’intime étrangèreté qui nous fait, toute de voisinages insoupçonnés. Cela à travers l’expérience de la matérialité de la langue, diverse d’une langue à l’autre, ainsi multiplement pareille. Pareille dès lors que par le geste sonore, qui est voix foncièrement accentuée, modulée d’innombrables façons, mouvements et rythmes en prière, plainte, séduction, désir d’emprise – élan en tout état de cause pour toucher un autre –, du lien se crée. Moyennant une zone mitoyenne entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, si comme l’exprime si parfaitement Montaigne « la parole appartient moitié à celui qui parle moitié à celui qui écoute » – Montaigne, dont la langue et la voix sont si intimement mêlées d’autres langues, d’autres voix –, et qui poursuit ainsi, décrivant la parole comme un geste  :

« Comme celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup »24.

Zone mitoyenne au sein d’une même langue, d’abord, chacun expérimente cela tous les jours, mais aussi, quoiqu’un peu différemment, entre les langues. N’en déplaise à Derrida, nul « monolinguisme » qui tienne, nul solipsisme possible, envers et autre face de l’exclusion, dès lors que l’on use d’une langue, ce medium partagé – comme l’est une danse – et impur. D’une langue, c’est-à-dire toujours au fond, qu’on le veuille ou non, en même temps de plusieurs, en mouvement. Se dissout alors l’illusion (heideggérienne) que porte l’énoncé pseudo tragique de Derrida : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »25, dont la clôture se renforce d’un tour supplémentaire dès lors que se voit congédiée la possibilité externe autant qu’interne, de la langue étrangère26. Comment dès lors ne pas comprendre, en prenant à revers la falsificatrice sentence derridienne, que la possibilité effective du propre est au contraire, et consubstantiellement, liée à la réalité, intimement éprouvée, de l’étrangèreté ? À l’œuvre déjà, et d’abord, dans le parler ?

À l’inverse, alors, de Derrida : Montaigne encore, dont la langue « propre », portée jusqu’à nous par une voix vigoureusement singulière, est si diverse, si mouvante, si promptement étrangère sans un seul instant cesser d’être sienne – et nôtre, dès lors que nous le lisons –, si continûment altérée, qu’il écrit aussi , à propos de l’idiome en lequel il écrit son livre :

« Qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il s’écoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis, il s’est altéré de moitié »27.

Nécessaire et fort salutaire leçon, en un temps que gangrènent les « politiques d’identité », pour utiliser ici la formule par laquelle Laurent Dubreuil traduit l’expression « identity politics »28 qui fait florès sur les campus américains. Politiques d’identité nouées à des revendications victimaires qui interdisent qu’on s’en déprenne, murant définitivement toute possibilité d’échappatoire.

Traduire/ Interpréter : la parenté des langues

Poursuivons.

La situation d’avoir à traduire pour nous le grec d’Eschyle offre donc pour le metteur en scène, on l’aura aisément compris, une aire de jeu – l’espace d’une invention interprétative aux strates multiples : les étrangères s’expriment dans leur langue – une langue étrangère, forcément ; cette langue étrangère se trouve être le grec ancien ; ces étrangères n’en sont pas tout à fait – mais « tout à fait étranger », de même que protégé de toute altération par les inviolables frontières d’une identité fixe et tout d’un bloc, cela existe-t-il ? Autrement dit : quel essentialisme identitaire peut résister à l’aventure impure, hybride, altérante, de la traduction ? À la surprenante proximité entre des idiomes lointains, immensément divers, que pareille entreprise, toute de frottements, de contaminations, de passages, révèle – crée ? À l’émergence du « parlé-chanté » évoqué plus haut, puissamment à l’œuvre dans le texte de la tragédie, où affleure ce que Nietzsche, en cela très proche du Rousseau de l’Essai sur l’origine des langues, appelle « l’arrière-fond tonal » commun à tous les hommes où s’entend, écrit-il, la « mélodie originaire du plaisir et du déplaisir »29

Quant au français, traduit du grec ancien, et qui joue dans la représentation le rôle du grec que parlent le roi et les citoyens de la ville où les Danaïdes, fuyant un mariage haï, demandent asile et protection, voilà qu’il deviendra, pour nous spectateurs, en quelque sorte aussi langue étrangère. Ou plus exactement familière/étrangère – étrangéisée – ; intimement étrangère en somme, éveillant une expérience ancienne enfouie, singulière et pourtant commune à tous. Celle de notre prise initiale, à maint égard libératrice, et toujours (ré)inventive, dans l’univers langagier.

En cela, qui transite non sans motif, par la dimension rythmique et accentuelle du dire – essentiellement et originairement musical en somme –, la langue française, par-delà sa norme familière à notre oreille, et comme revêtue de ce qu’Elias Canetti a nommé un « masque acoustique »30, avère sa parenté, sur un mode en un sens pré-sémantique, avec le grec ancien – avec toute langue en vérité. L’on se rappellera ici utilement ces mots d’un poète, qui résonnent, poétiquement/politiquement, avec les mots de Nietzsche que nous avons cités :

« Ainsi en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle à une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles et sans façons, elles s’entr’appellent »31.

Ensuite, Philippe Brunet introduit un personnage absent – et pour cause – de la dramaturgie initiale : un interprète (traducteur), truchement entre les Danaïdes et le roi. Cette figure reprendra une partie du rôle du coryphée qui, dans les pièces antiques, se détache du chœur (mais lui appartient) et officie, à certains moments, comme son intermédiaire – son porte-parole en quelque sorte. Un intermédiaire, généralement, entre les protagonistes de l’action dramatique, cela principalement à l’intention du public : du peuple citoyen.

À la Sorbonne ce soir-là, et dans le contexte de la violente polémique lancée quelques semaines auparavant par les identitaires racialistes qui voyaient32 dans le propos de Philippe Brunet interprétant aujourd’hui Eschyle une entreprise raciste, nous étions le peuple citoyen, écoutant, cette antique et fraternelle histoire de réfugiées, si profondément contemporaine en ses enjeux en rien révolus. Enjeux en réalité – d’autant plus qu’ils se lient étroitement à la plus cruciale gageure, en son fond politique, de la poétique : les mots et les rythmes, matrice du lien humain « par-dessus les têtes de l’espace et du temps » – anciens et toujours vifs. Autrement dit : en un sens toujours renouvelé, étranges et familiers ; inconnus – presque. Méconnus, sans doute.

L’étrangeté littérale : un pari audacieux

Peut-être ce qui a pu induire en erreur notre universitaire hâtive tient-il à une dimension manifeste du propos de Philippe Brunet, exprimée en ces termes dans le texte de présentation déjà cité :

« Le plus étrange, le plus opposé à nous-mêmes, ce n’est peut-être pas la couleur des Étrangers, mais les lois de l’harmonie oubliée qui réglait le geste et la voix, l’architecture et la musique, la danse et la prosodie, toute cette respiration, cette battue, ce goût organique et cosmologique de la période : le défi de ce qu’il nous faut conquérir au cœur de notre enseignement, pour exploiter le trésor que notre tradition théâtrale, contrairement aux théâtres d’Asie qui l’ont gardé vivant, a longtemps préféré garder enfoui »33.

En conséquence, c’est un pari sur la valeur et la puissance de l’étrangèreté en elle-même, et en sa texture propre chez Eschyle, que la mise en scène décide de prendre : elle est ce qui, profondément, et fondamentalement, peut faire lien, pour autant que le propre et l’étranger sont tissés l’un de l’autre. Cet entrelacement, le rituel théâtral le révèle, et l’accomplit. Tel est son défi.

Le chemin le plus direct pour affirmer cette position indissolublement poétique, philosophique, et politique, position qui gouverne les options d’interprétation de la tragédie d’Eschyle et de sa transmission aujourd’hui, est un parti pris osé de littéralité – aux antipodes de tout conformisme littéraliste – pris par Philippe Brunet.

Qu’est-ce à dire ? Tout comme, dans la nouvelle de Borges34, Pierre Ménard réécrivant mot pour mot certains passages35 – peu nombreux, et pas n’importe lesquels – du Don Quichotte de Cervantès, Philippe Brunet choisit certains aspects, liés au grec de la tragédie d’Eschyle tel qu’il se rythme et se chante, et décide de les importer tels quels (le « mot pour mot » de Pierre Ménard) sur la scène et dans le français contemporains. Ce « quelque chose »36 à « expérimenter du rituel du théâtre ancien » : voilà bien sûr, précisément en raison de la littéralité fortement étrangéisante de ce choix, qui est à mille lieues de quelque prétendue « reconstitution » du théâtre antique. Pour comprendre à quel point, lire, ou relire, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.

Ce choix d’importer la métrique grecque du théâtre lyrique au sein même du français excluait, de fait, que la traduction fût en alexandrins. Non que ce n’eût pas été possible. D’autant que de fait, comme l’écrivent Jean-Claude Milner et François Regnault dans leur opuscule Dire le vers, « singulièrement en français »37, l’alexandrin est le vers de la tragédie, « mais aussi de la poésie lyrique », et « de la poésie depuis Ronsard jusqu’à Rimbaud ». Les auteurs écrivent :

« C’est que le vers français est entièrement homogène à la langue française, les règles qui le gouvernent étant entièrement dérivables de règles existant par ailleurs dans la langue. Or dire le vers, c’est, ou ce devrait être, manifester par la voix parlée les propriétés du vers, toutes ses propriétés : celles qui le caractérisent comme vers et font qu’il n’est point prose, celles qui le caractérisent comme fragment de langue et font qu’il n’est point un bruit insensé »38.

Cela étant posé, le pari de Philippe Brunet est-il voué à l’échec ?

Il faudrait pour que ce fût le cas admettre comme indiscutables les présupposés des auteurs. Or ils ne le sont pas, et si subtils et cohérents puissent être les développements qui s’ensuivent, deux éléments au moins dans leur thèse – en forme de dogme, ou de système hypothético-déductif clos plutôt que de démonstration, quelle que soit la justesse de certaines de leurs propositions par la suite – paraissent pouvoir être interrogés.

L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer : comme l’écrit assez abruptement Henri Meschonnic, récusant comme un « cliché » la position qui prétend situer la poésie exclusivement dans cette forme qu’est le vers, « la poésie ne s’oppose pas à la prose. La poésie s’oppose à l’absence de poésie »39. Et quant à l’alexandrin – dont la respiration et les rythmes sont souterrainement à l’œuvre du reste dans nombre de textes de la prose française –, il aura fallu la sensibilité musicale aux langues et aux rythmes poétiques d’un poète étranger pour en écrire ceci :

« L’alexandrin remonte à l’antiphonie, à l’appel d’un chœur en deux parties qui disposent d’un même temps pour s’exprimer. Au demeurant, l’équilibre de cette égalité est rompu quand une voix cède la part du temps lui appartenant à l’autre. Le temps, telle est la substance nue de l’alexandrin. La répartition du temps entre les chéneaux du verbe, du substantif et de l’épithète compose la vie intrinsèque de l’alexandrin, régularise sa tension, sa charge limite. À cela s’ajoute comme une lutte pour le temps entre les éléments du vers, chacun s’efforçant d’absorber ainsi qu’une éponge la plus grande quantité possible de temps et se heurtant dans cette aspiration aux prétentions des autres »40.

Toute autre perception de la substance de l’alexandrin, dans ces lignes magnifiques. Il n’est point, là, donné pour « homogène », et entièrement de surcroît, à la langue française – comme si d’ailleurs une forme littéraire, quelle qu’elle soit, et dans quelque langue que ce soit, pouvait jamais l’être. L’on se souviendra utilement ici du propos si pénétrant de Proust, notant, dans son Contre Sainte-Beuve, que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » – ainsi les inventions littéraires sont-elles, en un sens essentiel, hétérogènes41 à la langue qui leur offre la chatoyante multiplicité de ressources en effet spécifiques. Le français invente l’alexandrin, à partir de ses caractéristiques idiomatiques propres, mais l’alexandrin l’excède, rejoignant ainsi cette zone de la « pure langue »42 évoquée par Walter Benjamin – le contraire même d’une langue « pure », qui serait (illusoirement) dotée d’une identité stable et définitive. Zone musicale, sonore/rythmique, qui est celle même où, « par-dessus les têtes de l’espace et du temps », les langues « fraternelles et sans façons » « s’entr’appellent », pour reprendre ici les mots de Mandelstam cités plus haut.

De la diction de l’alexandrin, forme supposée de part en part « homogène », sans reste et sans extériorité, à la langue française, Milner et Regnault, commentant le fait qu’elle « ne se transmet pas de bouche à oreille » (d’après eux, c’est-à-dire d’après leur système), soutiennent qu’« il ne s’agit pas là d’un accident historique », mais « d’un fait de structure ». Ils poursuivent  ainsi :

« La diction ne se transmet pas comme un art secret ; elle doit à chaque instant se déduire des règles de la langue, lesquelles permanent. C’est donc la langue qui se transmet, et cela par des voies qui ne doivent rien à l’art »43.

On peut se demander déjà pourquoi diable une transmission « de bouche à oreille » – orale et vocale – devrait être ésotérique, et ce qui (à part leur théorie), permet aux auteurs avec autant de certitude d’en soutenir l’absence, quasi ontologique (la « structure » tenant ici lieu d’ontologie, comme chez Lacan par exemple). Mais surtout l’affirmation – une pétition de principe en réalité – que, par sa structure, présumée anhistorique, « c’est la langue qui se transmet », dans sa permanence supposée, cela « par des voies qui ne doivent rien à l’art » – lequel est source en effet, comme le note Proust, d’hétérogénéité dans la langue – laisse pour le moins perplexe. C’est en tout cas clairement une assertion qui porte une vision identitaire et essentialiste de la langue – heideggérienne en son fond, sous couvert de structuralisme. De la part de François Regnault, qui a pourtant travaillé avec un musicien tel que Georges Aperghis, c’est étonnant.

L’étranger Mandelstam pour sa part – une oreille, une voix, celles d’un poète, qui écrivit aussi sur Dante –, entend dans « le nouveau vers français, l’alexandrin » à un certain moment « créé par Clément Marot » 44, non pas une structure immobile, exclusivement enclose dans un français éternel, mais une histoire plus lointaine, proprement musicale – par-delà les spécificités des langues.

Raisons et effets d’un choix : ruine de l’identité

Revenons à Philippe Brunet, qui n’opte pas pour l’alexandrin, cette création rythmique dans le français, à laquelle notre oreille s’est (trop) habituée – l’eût-il fait, et pourquoi pas ?, qu’il aurait fallu, afin de ne pas céder sur le plus intraitable, le plus subtil de l’enjeu eschylien, trouver à en raviver l’étrangeté native, la bizarrerie en somme –, mais pour l’aventure plus risquée – plus « barbare » ? – que nous avons décrite.

Ce choix obéit, nous semble-t-il, à une double visée : d’une part, par l’effet de ruine de l’« identité » (imaginaire) du français dans la conflagration produite par l’accueil en lui de la prosodie d’Eschyle, agir directement en quelque sorte la question de l’étrangèreté. La dénuder à l’os. D’autre part faire remonter, ici et maintenant, le plus vif – en l’espèce les rythmes parlés/chantés/dansés – de « quelque chose », nous dit-il, du « rituel du théâtre ancien ». Non par nostalgie muséale, mais parce qu’il peut (re)devenir nôtre. Pour autant que nous nous disposerons à accueillir ces étranges, ces lointains voisinages. « Moi je dis : hier n’est pas encore né. […] Je veux à nouveau Ovide, Pouchkine, Catulle ; […] » 45.

Réponse la plus profonde, certainement aussi la plus offensive, aux identitaires de tout poil.

À la Sorbonne le 21 mai, nonobstant le fait que le public était idéologiquement acquis à un projet qu’il lui fallait ce soir-là découvrir, les réserves, ou les incompréhensions, ont été pourtant nombreuses. Et de fait, force est de reconnaître que la proposition théâtrale que gouvernaient des partis pris parfaitement pensés et d’une force bien réelle n’a pas tout à fait pu passer la rampe ce soir-là.

Il nous semble que cette difficulté, et la sensation d’une tentative peut-être en effet pas entièrement aboutie, ainsi que les diverses frustrations qui se sont exprimées (notamment que, du fait de cette diction inattendue, on ne comprenait pas clairement le texte, qu’il fallait donc le suivre sur le papier, faute de possibilité de surtitrage46) ne sont en rien imputables aux choix d’interprétation que nous avons essayé de décrire, mais plutôt aux conditions, matériellement très difficiles, et de surcroît encombrées par l’absurde et inquiétante polémique en cours, qui furent celles de cette représentation.

Mais peut-être aussi – telle est en tout cas mon hypothèse de spectatrice – pourrait-on imaginer que le metteur en scène accentue davantage qu’il n’a pu ou voulu le faire dans ces circonstances contraires la radicalité et l’actualité de son interprétation, de façon à rendre plus perceptible encore – plus chantée, plus dansée – la saisissante « bigarrure rythmique » évoquée par Nietzsche, et la prodigieuse subtilité, quasi vertigineuse, de la gamme d’Eschyle. De façon à nous faire expérimenter plus fortement ses effets sur nous, en nous – effets d’altération, et par là apprentissage, foncièrement émancipateur, d’un « propre » inconnu et pourtant, de façon très enfouie, familier. Cela, peut-être, en poussant l’exploration (et les collaborations ?) du côté d’une forme, plus audacieuse, d’opéra/théâtre moderne, telle qu’un musicien comme Georges Aperghis, clairement animé par la conviction que « le langage est sans conteste la plus grande merveille musicale de la nature »47, la compose au plus près de la musicalité, trop oubliée, des langues. Afin de soutenir et de rendre plus lisibles la précision et la justesse innovantes, décapantes, de sa lecture, puisque sise au plus près de ces « signes qui ne sont pas moins précis que les notes musicales ou les hiéroglyphes de la danse » : ceux de « l’écriture poétique à un haut degré » 48 – assurément celle d’Eschyle. Il y a peu de doute alors que la forme – expérimentale au sens le plus exact – que cherche à transmettre et à créer Philippe Brunet lisant/interprétant Eschyle afin, malgré « la pression des siècles », de parvenir à nous faire « nous sentir contemporains du poète », et d’en « conserver la « présence » » en trouvant comment « l’extraire du terrain du temps sans endommager sa racine, sinon il se flétrit »49, parvienne à pleinement aboutir, d’un point de vue strictement scénique. Évidemment, cela requerrait des moyens conséquents, et bien davantage de temps qu’il n’a pu en disposer pour cette mise en scène, troublée par de si stupides menaces. Mais il n’est pas interdit de rêver… Souhaitons-lui, quoi qu’il en soit, de poursuivre ce travail passionnant, et nécessaire. Et d’oser davantage encore. Contre les « ennemis des mots »50.

Notes

1 – [NdE] Sur le même sujet, voir ici même « Arbitres de la Race », comédie bouffe par François Vaucluse.

2 – [NdE] Ancien président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France).

3 – Doyen de l’Université Paris Sorbonne, ministres de la culture et des universités, divers élus, ce qui était de nature à accréditer, pour le CRAN et ses affidés, la thèse d’un évident « racisme d’État ».

5Le Monde, 11 avril 2019 . Tribune reprise sur le site du Théâtre du Soleil, où les signatures ont continué d’affluer.

6 – Au Monde Michel Guerrin (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/29/quand-ils-s-en-prennent-a-la-creation-les-anti-blackfaces-tombent-souvent-dans-le-contresens-historique-comme-esthetique_5442856_3232.html), Laurent Joffrin dans Libération – quoique de façon quelque peu ambiguë puisqu’il semblait minimiser le fond de l’affaire (https://www.liberation.fr/politiques/2019/04/15/eschyle-le-blackface-et-la-censure_1721447), sinon, dans la presse plutôt marquée à droite (plusieurs excellentes analyses dans Le Point notamment), et Le Figaro a ouvert ses colonnes à Philippe Brunet (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/philippe-brunet-apres-la-censure-pourquoi-nous-jouerons-les-suppliantes-d-eschyle-20190520).

10 – Considérer que tel devrait être le cas confirmerait le préjugé qu’on veut combattre : à savoir que le Noir est, ontologiquement, l’altérité. Ne pas savoir répondre, donc, à cette question – c’est-à-dire ne pas pouvoir soutenir qu’un acteur, qu’il soit noir ou blanc ou asiatique, peut au théâtre jouer Othello, et s’il se trouve être noir, non pour cette raison de couleur de peau, mais parce qu’il est un acteur –, voilà sans doute un symptôme d’une confusion des plans (pseudo) politique et artistique, de surcroît psychologisante. Se montrer attentif à la question politique et sociale de la diversité est une chose – ainsi un comédien noir peut-il jouer n’importe quel personnage de Molière par exemple, et dans le premier volet de Kanata qui n’a pu être présenté, un acteur Irakien à la peau sombre jouait le roi d’Angleterre –, faire de cette question une affaire d’« identités » à rendre « visibles » en est une autre.

11 – La même universitaire, y ayant ensuite mûrement réfléchi sans doute, jugea que, le spectacle appartenant au registre du « mineur » (entendre : sans portée artistique), les attaques des activistes du CRAN étaient de ce fait sans objet, « puisque l’objet de toutes les indignations s’était révélé être un spectacle amateur visant une audience très circonscrite. » ( propos tenus par Isabelle Barbéris, in Marianne, 13 août 2019). Est-ce parce que le spectacle serait « un spectacle amateur », ou bien parce qu’il n’est en rien raciste, que les attaques contre lui sont infondées ? Curieuse raison en effet que celle alléguée ici : doit-on comprendre que si le spectacle avait été « professionnel », c’est-à-dire avait valu quelque chose (aux yeux de la critique quelque peu mal avisée), alors les attaques contre lui eussent été justifiées ? Logiquement, c’est ce que l’on peut déduire de ce propos irréfléchi… Une sottise donc, doublée d’une condescendance qui « ne doute de rien. La prétention savante ne dissimulant sans doute, au fond, qu’une immense paresse à l’égard du travail d’interprétation », pour citer la chute, en forme d’autoportrait intellectuel dirait-on, de l’article (cité ci-dessus) où sont livrées ces doctes considérations.

12 – Défections d’interprètes, en raison des intimidations subies, réduisant considérablement le chœur, protagoniste central de cette tragédie, trop peu nombreuses répétitions, acoustique calamiteuse du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne.

13 – Antoine Berman, auteur de nombreux ouvrages sur la question de la traduction, s’est d’abord fait connaître par un livre qui a fait date, intitulé L’Épreuve de l’étranger – Culture et traduction dans L’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

14 – Voir les réflexions de Philip Roth, évoquant la capacité du romancier (de l’artiste) à « rendre opaque la transparence, transparente l’opacité, l’obscur évident, l’évident obscur. », in Pourquoi écrire, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Folio Gallimard, 2019, p. 130.

15 – Mais ils pouvaient aussi évoquer des masques du théâtre traditionnel asiatique.

16 – Voir Ph. Brunet, « Jouer Les Suppliantes », document pour la représentation du 21 mai à la Sorbonne, p. 6.

17 – p. 9 de la même plaquette.

18 – Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869-printemps 1872 , p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 396.

19Ibid, p. 396-397.

21 – F. Nietzsche, op. cit. p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990. Le compositeur Georges Aperghis emploiera fréquemment cette formule pour décrire la nature de son travail.

22 – Dans cette comédie d’Aristophane, excédé par la médiocrité des poètes athéniens du moment, Dionysos, déguisé en Héraclès, décide de se rendre aux Enfers accompagné de son esclave Xanthias, pour chercher Euripide et le ramener parmi les vivants. Reçu par Hadès, il organise un débat sur les qualités littéraires respectives d’Eschyle et d’Euripide, et finit par peser leurs vers avec une balance. Ce sont ceux d’Eschyle qui l’emportent. En conséquence c’est lui qui sera finalement ramené d’entre les morts.

23 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p.166.

24 – Michel de Montaigne, Essais Livre III, p. Arléa, 1996, p. 831.

25 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 15.

26Ibid, p. 18.

27 – M. de Montaigne, op.cit., p. 754.

28 – Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

29 – F. Nietzsche, op. cit., p. 431.

30 – Élias Canetti, Masse et Puissance (1960), trad. Robert Rovini, Parsi, Gallimard, TEL ,1986, p. 399. Le masque acoustique renvoie chez Canetti à la sensation produite par une langue étrangère.

31 – Ossip Mandelstam, De la Poésie (1928), trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

32 – Terme impropre d’ailleurs, puisqu’ils n’avaient pas vu la mise en scène, mais exigeaient que personne ne puisse la voir.

33 – Brochure de salle, p. 6.

34 – Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, in Fictions (1956), trad. P. Verdoye et Ibarra, Paris, Gallimard, 1978, p.63-74.

35 – Voir Simon Hecquet, Sabine Prokhoris, Fabriques de la danse, Paris, Puf, 2007, p. 143 sq.

36 – Voir supra, note 11.

37 – Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers, Paris, Verdier poche, 2008, quatrième de couverture.

38Ibid, p. 13.

39 – Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Editions Laurence Teper, 2007, p. 106.

40O. Mandelstam, op. cit., p. 93.

41 – Sur ce point, on lira les lignes véritablement inspirées écrites par Catherine Kintzler, où s’ouvre une dimension proprement politique à travers la figure du « déraciné, paradigme du citoyen » : « Apprendre la langue française à l’école, c’est apprendre une langue étrangère. […] Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire et lire les poètes. » in Penser la laïcité, Minerve, 2014, p. 48.

42 – Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), in Œuvres, I, trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio Gallimard, p. 144-262.

43J.- Cl. Milner, F. Regnault, op cit., p.14.

44O. Mandelstam, op cit., p. 94.

45O. Mandelstam, op cit., p. 9.

46 – Comme il peut y en avoir à l’Opéra, même lorsque le livret est en français. Car la langue chantée obéit à d’autres modulations que la langue parlée ordinaire, et ainsi peut déconcerter notre oreille paresseuse.

47 – F. Nietzsche, op cit., p. 333.

48O. Mandelstam, op cit., p. 17-18.

49Ibid, p. 108.

50 – O. Mandelstam, op cit., p. 8.

À la mémoire de Christiane Menasseyre

Combat pour l’enseignement philosophique de la philosophie

Christiane Menasseyre, inspectrice générale honoraire de philosophie, ancienne secrétaire générale de la Société française de philosophie, est brusquement décédée le 29 juillet 20191. Je l’ai bien connue d’abord comme collègue puis comme inspectrice alors que j’étais professeur de lycée, et comme présidente de jury de concours lorsque je suis devenue professeur d’université. Devenue une amie, je l’ai retrouvée au sein du bureau de la Société française de philosophie. Modèle de rigueur et de liberté, elle lègue aux professeurs l’esprit de combat ferme et raisonné avec lequel elle a toujours défendu un enseignement authentiquement philosophique, inclus dans une haute idée des humanités – puissent-ils s’en inspirer longtemps encore.

Je me souviens des oraux de CAPES à l’Hôpital Saint Antoine, avec la cohorte de professeurs de philosophie agissant dans la plus grande discipline et la plus grande liberté d’esprit sous le regard ferme et bienveillant de Christiane. Grâce à Jacques Muglioni2 et à Christiane – et je salue par la même occasion la mémoire de Gilbert Spire, qui m’a permis de tenir tête à un petit chef local soupçonneux à l’égard de tout ce qui avait une odeur d’intellectualité et d’urbanité -, j’ai fait dans ma vie professionnelle l’expérience de l’institution telle qu’elle doit être : exigeante et protectrice.

On pouvait alors se sentir fort pour de justes raisons, respecté et respectueux précisément parce qu’on se savait toujours tourné et tiré vers le haut, appelé à donner le meilleur de soi-même sans avoir à piétiner son désir. Former et encourager de tels professeurs, c’est s’assurer que tous les élèves auront en vue le sommet qu’ils peuvent et doivent atteindre.

Christiane nous offrait aussi bien dans sa personne que dans ce qu’elle sollicitait en la nôtre la vérification concrète du principe cartésien selon lequel les généreux sont aussi, et pour les mêmes raisons, les plus modestes. Je me souviens de la visite qu’elle m’avait rendue tout juste après la parution de mon Condorcet : la recherche, les heures passées en bibliothèque, l’écriture, l’œuvre personnelle d’un professeur du secondaire étaient des motifs de fierté, aux antipodes de la moraline pédago sacrificielle déjà en vigueur à cette époque en haut lieu.

Quel professeur peut aujourd’hui avoir le bonheur de rencontrer dans la structure même de l’organisation scolaire cette conjugaison de rigueur et de liberté, et cet esprit de résistance puisé dans l’amour des institutions républicaines ?

 

On lira sur le site de Libération en date du 2 août 2019 un très bel hommage par Jean-Paul Jouary https://next.liberation.fr/livres/2019/08/02/mort-de-christiane-menasseyre-belle-ame-philosophique_1743397 , qui retrace sa carrière et ses combats, rivant leur clou aux sempiternels réformateurs de l’Éducation nationale et à leurs « conseilleurs » qui, n’ayant jamais enseigné dans une classe de lycée de manière durable, ordinaire et responsable, se croient autorisés à regarder de haut les professeurs3.

Notes

1 – Christiane Menasseyre a signé en 1978 un volume de la collection « Profil actualité » chez Hatier, intitulé Les Françaises aujourd’hui. des images à la réalité. Femmes en chiffres, salaires et responsabilités, une situation encore inégalitaire. Elle a publié, avec Bertrand Saint-Sernin, les Ecrits de Dina Dreyfus aux éditions Hermann (2013) et codirigé avec André Tosel les Actes de deux universités d’été organisées par l’inspection générale de philosophie, Figures italiennes de la rationalité (Kimé, 1997).

3 – Claude Allègre et Luc Ferry notamment en prennent pour leur grade. On n’a pas non plus oublié l’entretien injurieux envers les professeurs de philosophie que Luc Ferry avait donné à La Croix en juin 2008 (voir analyse sur l’ancien site Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-20823340.html ).

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

« Arbitres de la Race », comédie bouffe (par François Vaucluse)

Après « Les Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, la troupe de théâtre antique Démodocos a été physiquement empêchée de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Cela s’inscrit dans une série d’actions de censure au nom d’un prétendu « antiracisme » qui organise et arbitre une inquiétante compétition victimaire dont le principe est la segmentation de l’humanité en « identités » intouchables. On ne s’étonnera pas que le théâtre, « lieu de la métamorphose et non pas des identités »1, soit éminemment visé. Sabine Prokhoris a publié ici même un article consacré à Kanata de Robert Lepage2.
Mezetulle s’honore d’accueillir à présent, pour la première fois, un texte dramatique. Écrite par François Vaucluse3, Arbitres de la Race est une brève, hilarante et grinçante comédie bouffe où les personnages s’avancent démasqués. Dans le Nota bene  qui suit la distribution, l’auteur précise que bien des passages sont empruntés à des propos « publics et authentiques, orthographe comprise » ; s’il n’avait pris soin de les placer entre guillemets, il pourrait être taxé d’outrance et d’invraisemblance !

 

François Vaucluse4

Arbitres de la Race

Comédie bouffe en un prologue, trois scènes et un épilogue

Argument

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, les comédiens de la troupe Démodocos ont été physiquement empêchés de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Un communiqué d’étudiants daté du 28 mars a remercié les auteurs de ces voies de fait et ceux qui ont « soutenu notre mobilisation », en mentionnant la Brigade anti-négrophobie, l’association les groupes « La BAFFE, RAFFAL, maisnoncestpasraciste, le CRAN » ; la section locale de l’UNEF a renchéri. La Brigade anti-négrophobie a également soutenu, sinon revendiqué, ainsi que la Ligue de Défense des Noirs Africains : « Victoire on a obtenu l’annulation de la pièce de théâtre à La Sorbonne qui voulait utiliser du Blackface ! »

Début mars, peu après l’ouverture de l’exposition Toutânkhamon à la Grande halle de la Villette, la Ligue de défense des noirs africains manifestait à plusieurs reprises pour en interdire l’accès et dénoncer « la falsification & le blanchissement de l’histoire Africaine ».

Enfin, dès le 4 avril, dans une tribune largement diffusée, deux universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau avaient demandé qu’un tableau de Hervé Di Rosa, commémorant la libération de l’esclavage, et qu’ils jugeaient raciste, soit retiré de l’Assemblée nationale.

En moins d’un mois, largement soutenues sinon inspirées par les milieux indigénistes et décoloniaux, ces trois actions médiatiques concomitantes se sont accompagnées de campagnes diffamatoires et de diverses menaces sur les réseaux sociaux. Ciblant des institutions symboliques, la Sorbonne, le Musée de la Villette, l’Assemblée nationale, elles concourent à accréditer la thèse d’un racisme d’État.

Sous protection policière et sur invitations, une unique représentation des Suppliantes s’est tenue enfin le 21 mai à la Sorbonne.

 

Distribution de la première 

  • La ligue ADN : Ligue de Défense des Noirs Africains.
  • J’ai-du-cran : Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN).
  • L’arbitre fascinant : Éric Fassin, professeur de sociologie.
  • La fille en trans·e : La porte-parole LGBT de l’UNEF.
  • L’Ombre de la Sulamite : Naomi Campbell.
  • L’Ombre de Darius : Jafar Panahi.
  • L’Ombre d’Eschyle : Démosthène Agraphiotis.
  • Brunet-latin-grec : Philippe Brunet, alias Brunetto Latini.
  • Les 343 racisé·e·s : Mediapart5.
  • Le Grand Ancien : Kémi Séba (inspirateur de la Brigade Antinégrophobie et de la LDNA, alliées du CRAN)6.
  • Le thiase des sycophantes : LeGnoo (pseudonyme collectif)7.
  • Luneffe : La porte-parole LGBT de l’Union des étudiants de France (UNEF).
  • Le diable blanc (cornes carmin, masque de céruse) : [nom de l’auteur].
  • Le kebab.
  • Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne ».
  • Un Péruvien masqué.
  • L’ombre de Toutânkhamon.
  • Les fantômes de l’Opéra.
  • Le récitant.
  • La récitante.

N.B. : Tous les passages entre guillemets sont publics et authentiques, orthographe comprise.

 

Prologue, devant le rideau

Luneffe : « Communiqué de presse concernant la pièce de théâtre « Les Suppliantes », possiblement représentée à La Sorbonne lundi, qui a fait usage du blackface, un choix de mise en scène raciste sur lequel nous interpelons. »

Brunet-latin-grec : Dans Les Suppliantes, « il est question d’immigrés d’abord mal accueillis par un roi autochtone. Puis qui tentent d’imposer leurs lois à leur terre d’accueil. Cette pièce parle aussi de femmes qui ne veulent pas se faire dicter leurs comportements par des hommes et qui sont d’ailleurs prêtes à recourir à la violence pour s’en affranchir. Ces thèmes mériteraient de nourrir le débat. Nous devons nous emparer de ces sujets si nous ne voulons pas que la société se défasse ».

Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Nous affirmons avec force et fermeté que ces événements constituent une double injure. Il s’agit d’une injure aux valeurs fondatrices de Sorbonne Université, qui s’affirme depuis sa création comme le fer de lance de l’innovation, de la recherche et de la création dans les Arts, en France comme en Europe ; mais aussi une insulte au rôle de Sorbonne Université dans la société ».

Le diable blanc : Ces « événements » ?
Ces voies de fait où J’ai-du-cran voit sa « victoire » ?

Les z- « étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Les choix scéniques de M. Brunet portent atteinte aux valeurs de l’institution. […] La Sorbonne, la troupe Démodocos et M. Brunet ont eu un an pour s’interroger sur la pertinence de la mise en scène des Suppliantes. Une année sacrifiée et gâchée par un aveuglement sourd, cette situation en est une conséquence logique. Tant qu’il n’y aura pas remise en question, nous, Étudiantes et Étudiants de Sorbonne Université, refusons toute représentation de la pièce. »

Le diable blanc : J’entends cet aveuglement, bien qu’il soit sourd.

L’Ombre d’Eschyle : « Notre cité n’apprécie pas les longs discours ».

Les 343 racisé·e·s : « Des militant·e·s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet. Spectacle dans lequel les comédiennes à la peau blanche interprétant les Danaïdes étaient grimées en noir et portaient des masques cuivrés ».

Le diable blanc : Bigre, blanches noircies, portant « masques cuivrés » :
ces trois couleurs décèlent des chattes diaboliques ;
par bonheur, grâce à vous nul n’a vu ces horreurs.

Les 343 racisé·e·s : « Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste. Cher·es signataires de la tribune “Pour Eschyle”, bonjour à tous·tes. Dans votre monde en décrépitude, nous n’existerions pas : il faudrait alors nous singer, nous grimer, nous imiter ? »

Le diable blanc : Vous n’existeriez pas, pourtant je vous imite ?
Sacrebleu, me voici au royaume des ombres.

 

Scène 1. À l’Université de Saint-Denis

L’arbitre fascinant (docte et portant beau dans sa toge noire) : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? »8.

Le diable blanc : L’État, bien que civil,
m’a donc fait naître à la date qu’il veut.
Donc la vie et la mort, catégories du savoir, sont instituées par l’État.
Car son Reich éternel a droit de vie et mort ?

L’arbitre fascinant : « Celui-ci a le pouvoir de le redéfinir en reconnaissant d’un côté la possibilité du changement de sexe, de l’autre l’existence de personnes intersexuées, soit deux manières de remettre en cause l’évidence d’un ordre binaire réputé  ’’naturel’’ »9.

Le diable blanc : L’État se contredit ou a-t-il l’esprit large ?
Voulez-vous à sa place
pouvoir arbitrer les sexes et les races ?

L’arbitre fascinant : « Dans le champ scientifique, le sexe peut désormais être appréhendé comme une construction – non seulement sociale mais aussi politique ».

Le diable blanc : Idole du forum, reine du trot aux courses,
est bien une pouliche,
et l’on parie sur elle, non sur lui.
Ou la biologie n’est-elle plus une science ?
Regrettons le bon temps de l’amibe asexuée,
Pullulons désormais par scissiparité.

L’Ombre de la Sulamite : « Nigra sum »10.

L’arbitre fascinant : « Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. Ainsi, quand on étudie la « blanchité », l’abstraction du concept protège d’une vision substantialiste (« les Blancs ») ».

Le diable blanc : Ouf, je suis un concept et point une substance.
Et concept dominant !
Mobutu, Mugabe, vous étiez donc des Blancs ?

Le Grand Ancien : «  L’homme blanc est le diable »11 ; Susan Sontag l’a dit :
« La race blanche est le cancer de l’espèce humaine »12.

Luneffe : « On ne peut pas parler de racisme envers les personnes blanches »13. « Les dominé·e·s étant assimilé·e au personne non blanches et les dominant·e·s aux personnes blanche »14.

Le diable blanc : Je vous sens quelque peu
fâché·e·s avec le nombre, sinon avec le genre.
L’orthographe est sans doute un complot dominant,
solécismes en renfort, décolonisons-la !

Le Grand Ancien : Jacques Derrida n’a-t-il pas dénoncé « la colonialité essentielle de la culture »15 ?

Le thiase des sycophantes : « Face à la suprématie blanche, voilà ce qu’on propose »16 :

J’ai-du-cran : Pour sauver notre race, détruisons la pensée.
L’inculture abattra l’impérialisme blanc.

Le thiase des sycophantes : « Les fondations de l’Opéra de Bordeaux sont celles des bateaux des traites négrières […]. C’est de pareilles présences du passé que vient PAR ESSENCE le patrimoine occidental dont presque tous les Occidentaux se glorifient çà et là »17 . 

L’arbitre fascinant : « Le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale ».

Le diable blanc : Vrai sexe et fausse race ? Passons un compromis :
J’invente donc le sexe et vous créez la race.
Que vous semble à présent cette co-construction ?

L’arbitre fascinant : « L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique ’’politique’’ ».

Le diable blanc : La « figure inversée » est celle de Narcisse :
Identité chéri·e, qui « connaît un·e Écho ».
Foin du racisme scientifique, le voici politique.
Hitler disait des Juifs qu’ils sont « race mentale ».
Ma race est donc mentale, suis-je alors condamné ?

Le Grand Ancien : « Je rêve de voir les Blancs, les Arabes et les Asiatiques s’organiser pour défendre leur identité propre. Nous combattons tous ces macaques qui trahissent leurs origines, de Stéphane Pocrain à Christiane Taubira en passant par Mouloud Aounit. […] Les nationalistes sont les seuls Blancs que j’aime. Ils ne veulent pas de nous et nous ne voulons pas d’eux. […] Parce qu’il y aurait eu la Shoah, je n’ai rien le droit de dire sur mon oppresseur sioniste ? »18.

J’ai-du-cran : « Philippe Brunet, descendant de samouraï japonais19 dans la mise en scène de cette présentation, est la transfiguration de l’Antillais tel que décrit par Frantz Fanon : ’’L’Antillais se caractérise par son désir de dominer l’autre’’ »20.

Brunet-latin-grec : Vous m’aviez blanchisé, me voici Antillais ?
Magies du métissage !

 

Scène 2. Place de la Sorbonne

Le diable blanc (essoufflé) : Dernière nouvelle, Martin Sellner, chef des identitaires autrichiens, a voulu empêcher qu’on représente une pièce de Jelinek au Burgtheater.


J’ai-du-cran : Il défendait son identité blanche contre une juive nobélisée et antinazie.
Et nous, notre identité noire contre Eschyle. Chacun son bonhomm·e !

Le diable blanc : Mais Jelinek mettait en scène des demandeurs d’asile, tout comme les Danaïdes suppliantes !
Et Sellner est l’ami de Tarrant, le tueur de Christchurch, correspondant fidèle et qui l’a financé.

J’ai-du-cran : Tarrant se défendait contre les racisé·e·s musulman·e·s.

Le diable blanc : Moi, comment me défendre ?
Suis-je diable, contre les anges ?
Ou blanc, contre juifs et muslims ?

Les 343 racisé·e·s : Diable intersectionnel, défends-toi contre tous.

Le diable blanc (racinien) : Mais un Blanc est coupable et ne peut se défendre.
Que ne suis-je, mon Diable, une diablesse trans ?
À défaut genderfluid, queer, bigenr.e, asexuel.le ?
(À part, en bafouillant) : La peste soit ce rôle écrit en inclusif·ve,
Je me perds, à vrai dire, dans ces sexes des anges,
Quarterons bi·s, mulâtre·esse·s genré·e·s.
Mon binarisme impur me condamne à jamais.
Je ne connais qu’un genre, et c’est le genre humain.

Le thiase des sycophantes : « Il y a aussi un effacement des genres et des positions sociales, une femme n’est socialement pas un homme, une domestique n’est pas une danseuse, un soldat n’est pas une nourrice, une travailleuse du sexe n’est pas une acrobate »21.

La fille en trans·e : « En tant que femme transgenre racisée, je suis intersectionnelle. Mais ma racisation fait de moi une personne plus privilégiée qu’une personne afro-descendante et c’est à cause du colorisme qui crée un privilège entre les personnes racisées ».

L’Ombre de la Sulamite : Qu’est-ce que le colorisme ?

La fille en trans·e : Tous ces grands blacks me snobent,
pourtant je suis lesbienne. Et mexicaine, en plus !

Le diable blanc : Certes au nom fort latin.

La fille en trans·e : Et pourtant Guevara…

J’ai-du-cran : Qu’il reste sur son mur avec son béret basque,
et donc blanc.
Les Danaïdes sont filles de l’Égypte, et donc noires.

L’Ombre de la Sulamite : Comme elles, « je suis noire et belle »22.

J’ai-du-cran : Et tu fricotes avec un Salomon ?
Filles de Danaos, vous devez être noires !
Refusez le blackface !
(D’un ton sentencieux) : Timéo Danaos et dona ferentes23.

L’Ombre de la Sulamite : Mais qu’est-ce que le blackface ?

Le diable blanc (à part) : Des comédiens grimés, cela vient d’Amérique.

J’ai-du-cran (qui a entendu) : Nous nous l’approprions ! C’est dans notre culture.

Le diable blanc : Mais l’Othello de Welles ?

J’ai-du-cran : Nous abhorrons ce Blanc
né dans le Wisconsin et mort à Hollywood :
que cet illusionniste, élève d’Houdini,
cède à Sidney Poitier une tombe usurpée !

L’Ombre de Darius : J’étais l’empereur perse ;
il fallait bien qu’un vivant me secoure,
car seul un acteur vif sait incarner une ombre.

L’Ombre d’Eschyle : Tu dis bien, Darius. Mais les ombres n’ont pas
de chair, et le poète les rend visibles à tous.

Les fantômes de l’Opéra : Nous refusons bien haut qu’on s’approprie nos spectres !
Nos syndicats sont là pour vous en dissuader.

Le thiase des sycophantes (ils sortent à l’aveuglette) :
Pour jouer Œdipe roi,
On cherche parricides
(grecs bien évidemment) ;
il faut qu’ils soient aveugles
ou du moins non-voyants.

Le diable blanc (à part) :
Puisqu’on choisit son genre, on peut choisir sa race
Alors c’est décidé, ma transition commence !
Mais puis-je me noircir sans risquer le blackface ?
Hélas un dominant à jamais le demeure,
Je reste condamné par ma propre blancheur.
(il reste pensif un moment) :
Les nouveaux-nés sont-ils de futurs dominants ?
Le rappeur Nick Conrad a chanté la réponse (il allume un ghetto blaster, à tue-tête) :
« Je rentre dans des crèches, je tue des bébés blancs,
attrapez-les vite et pendez leurs parents,
écartelez-les pour passer le temps,
divertir les enfants noirs de tout âge petits et grands.
Fouettez-les fort faites-le franchement,
que ça pue la mort que ça pisse le sang »24.

Le thiase des sycophantes (revenu sur scène, en chœur, sur les premières notes de la Cinquième de Beethoven) :
Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame !
C’est au second degré ! C’est au troisième degré !
Nick l’a bien dit sur RTL : « Je ne cherchais pas le buzz, ce clip est supposé amener à réfléchir et pas rester en surface. Je ne comprends pas les gens qui ne vont pas chercher en profondeur ».
Compris, diable herméneute au sabot fourchu ? Littéraliste obtus !

Le diable blanc : Deux questions me tracassent. Les Juifs sont-ils des Blancs ?
Comme Hérode faut-il tuer les innocents ?

Le thiase : Le privilège blanc doit s’expier au plus tôt !
« Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. »
« Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille »25.

L’Ombre de la Sulamite (visiblement dépassée) :
Reine du Cantique des cantiques,
Je suis belle, je suis noire et je suis presque juive,
Bref intersectionnelle, et mes gens d’Éthiopie
Suivent les lois de Moïse.
(Soudain prise d’un doute) :
Qu’appelez-vous le rap ? La harpe de David ?

(Le thiase s’esclaffe pendant que le rideau tombe).

 

Scène 3. Pendant ce temps, au snack de la Villette

Un Péruvien masqué : Vous mangez donc des frites ?
Louche appropriation : la patate est notre œuvre.
Vous l’avez extorquée pour pallier vos famines,
et McDo à présent nous revend des french fries.

Le diable blanc : La sauce des pizzas, c’est le sang des Incas ?
La tomate est andine et le cheval mongol,
la poule indochinoise et le vin géorgien…

Le kebab : Mais moi, je suis partout, gyro grec, shawarma arabe, al pastor espagnol.
Dönerwetter ! Suis-je donc ottoman ?

L’ombre de Toutânkhamon : Ôtez-moi d’un grand doute,
les quatre boomerangs retrouvés dans ma tombe,
à qui faut-il que je les rende ?

La Ligue ADN : Tu es des nôtres, pharaon noir.
Nous avons inventé le boomerang et les
Aborigènes viennent d’Afrique, à pied sec.
Les archéologues ont voulu te blanchir,
reviens pour les hanter !

Le diable blanc : Mais moi aussi, je viens d’Afrique !
C’était Lucy, ma grand-mémé,
comme celle de Yoyotte, l’antillais26.

La Ligue ADN : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur »27.

Le diable blanc : Le racisme nous tue, et non pas le génome.
Vous parlez donc anglais ?
C’est dans votre ADN ou dans mon DNA ?

La ligue ADN : Les Égyptiens sont noirs, donc nous les défendons.

Le diable blanc : Quand la statue du Pharaon est sombre, c’est la couleur du limon fertile qu’il fait abonder.

La ligue ADN : Faux, car l’on a brisé son nez bien négroïde.

Le diable blanc : Halte aux stéréotypes,
les nilotiques l’avaient grec,
et Leni Riefenstahl en atteste.
La victoire de Samothrace a bien perdu son nez
et comme vous la tête. D’ailleurs, Cheikh Anta Diop
a fait analyser une momie entière,
l’ADN a parlé, il est intarissable.
(à la cantonade) Mais chut ! Ces gens étaient berbères.

La ligue ADN (qui a entendu) : Mensonge d’Africains hâtivement blanchis !
Ce Brunet-latin-grec est un « sionniste » (sic) honteux !
Qu’il finisse en Enfer, Madame Belloubet !

Brunet-latin-grec : Hélas, j’y suis déjà, Dante m’y avait mis28.

La ligue ADN : « Seule la Justice, bonne et bienveillante envers les vraies victimes des délinquants ethnohiérarchistes mettra fin à ce malaise sociétal qui se focalise sur le débat autour des choix d’une mise en scène d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne ».

Le diable blanc : Eschyle, délinquant ethnohiérarchiste ?
Tout s’éclaire, à présent. Il est vrai que les Grecs
Avaient colonisé Marseille et Syracuse,
inventé les barbares et la démagogie.
Ils ne blanchiront pas l’Égypte et la Sorbonne…

L’ombre d’Eschyle : « Je vois partout des problèmes désarmants ; tel un fleuve, une masse de malheurs s’abat sur moi ; je suis embarqué sur des abysses d’égarements, sur d’infranchissables flots sans havre pour les malheurs ».

La ligue ADN : « La #guerreÉgalitariste nous l’avons déjà gagnée par disruptivité de nos concepts et de nos idées »29.

Le thiase des sycophantes : « Mais le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »30.

Les 343 racisé·e·s : « Aujourd’hui, nous sommes outré.e.s, mais surtout fatigué.e.s. Nous n’avons pas l’énergie de vous rappeler que la censure est un outil d’État, et non pas le fait de quelques militant.e.s usant de leur droit à la protestation et à l’insurrection face à des représentations négrophobes et racistes. ».

Le diable blanc : Prenez quelque repos avant l’insurrection.

Les 343 racisé·e·s : « Nos identités sont des cloîtres ».

Le diable blanc : Vous vous êtes reclus·e·s,
Méditez-donc dans leur silence.

Le rideau tombe.

 

Épilogue. L’humanité retrouvée

Préambule dit le 15 mai 2019, lors de la première représentation à la Sorbonne,
par Philippe Brunet, metteur en scène des Suppliantes, et Dido Lykoudis, comédienne.

La récitante : 
Je suis Philippe Brunet. Helléniste, né français d’une mère nippone.

Le récitant : 
Je suis Dido Lykoudis, comédienne, j’ai deux mères, la Grèce et l’Éthiopie. Je viens apporter le soutien de l’amitié à Eschyle.

La récitante : 
Le grec ancien est la source à laquelle j’ai voulu boire, comme les japonais boivent à la source du bouddhisme et de Dionysos.

Le récitant : 
L’Amharic est la langue qu’on entend quand je parle le grec d’Eschyle, je me suis abreuvée aux sources du Nil, là où poussent les flûtes de l’Abyssinie ; un jour, j’ai fui jusqu’aux rives de France.

La récitante : 
Dans la langue française, j’ai entendu les pas des poètes qui scandaient jadis en latin, en grec ancien : je les entends qui cheminent encore sur les passerelles de soie que tissent les caravanes entre l’Europe et l’Asie.

Le récitant : 
J’ai fui l’Éthiopie parce que le corps devenait tabou, parce que je ne voulais pas transformer ma culture en folklore, parce que mes cousins les Égyptiades voulaient m’enfermer, j’avais 20 ans, j’ai erré, aujourd’hui mon visage d’Iô a l’âge de mon errance…

La récitante : 
Je ne bougerai plus de ce sol, j’ai mille visages, noirs, blancs, rouges, mille coiffes, mille porte-voix grimaçants, mille pieds qui arpentent pour moi les pontons du théâtre.

Le récitant : 
Je me ressouviens exactement du moment où j’ai posé mes pas d’étrangère sur cette terre d’asile, étrangère parce que noire, barbare parce que grecque.

La récitante : 
Je suis nègre de toutes les souffrances et de toutes les beautés de la négritude, barbare parlant grec devant l’assemblée incrédule des enfants de Platon et d’Érasme,

Le récitant : 
Je suis libre, mes tresses d’abyssinienne répondent au sourire des statues archaïques de l’Acropole, si colorées que Charles Maurras les traitait de chinoises, je suis donc chinoise aussi,

La récitante : 
Insulté, menacé, je tresse des strophes pour vous saluer et vous implorer la bienvenue, et d’avance, Mme la Ministre, M. le Ministre, M. le Recteur, M. le président de Sorbonne Université, MM. les professeurs d’Université, etc., chère Ariane, cher André, Mmes et MM. les professeurs, les journalistes, les comédiens, les saltimbanques, les étudiants, les élèves, de toutes couleurs, et par delà les murs de cette salle prestigieuse, tous les Noirs, et tous les autres, vous tous, les Argiens réunis en assemblée, ce soir vous adresser tous mes remerciements…

Le récitant : 
Mes yeux, agrandis par le maquillage, tentent d’échapper aux cent yeux du chien mauvais qui me surveille et me traque.

La récitante : Je suis le masque.

Le récitant : Je suis la Suppliante.

Notes

1 – [NdE] Selon le mot de Philippe Brunet (texte publié sur sa page Facebook), directeur de la compagnie Démodocos et metteur en scène des Suppliantes. La pièce a finalement été représentée le 21 mai 2019 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous protection policière et sur invitations, à l’initiative du Ministère de la culture, du Ministère de l’Enseignement supérieur, de l’innovation et de la recherche, de la Chancellerie des universités de Paris et de Sorbonne université. Dans le texte qui ouvre le programme, Philippe Brunet écrit : « Le spectateur d’aujourd’hui est conscient de l’histoire qui a connu la traite et la colonisation. Mais il est aussi héritier de la tradition du théâtre grec, qui définit l’art comme imitation, comme rejeu, un art de représenter l’Ancêtre dans le temps, ou l’Autre dans l’espace, par le récit, par le chant, par le jeu théâtral, par le mime et la grimace. […] J’ai utilisé hier le maquillage facial, j’utilise aujourd’hui le masque, non pour cacher des acteurs qui ne seraient pas à leur place, mais pour donner naissance à des personnages. Le personnage, qui n’est pas la nature, est un défi à atteindre, à construire, pour l’acteur qui le porte. »

3 – [NdE] François Vaucluse, traducteur et écrivain. Dernier ouvrage paru : Mondes menacés, La rumeur libre, 2018.

4 [NdE] Voir la note précédente.

6 – Kémi Séba, à la ville Stellio Capo Chichi, naguère membre de Nation of Islam, est un suprématiste noir panafricain proche de Dieudonné. Aux USA, les suprématistes blancs ont prétendu que les Juifs avaient importé des esclaves noirs pour abatardir la race blanche. Reformulant à leur usage cette allégation, les suprématistes noirs accusent les Juifs d’être à l’origine de l’esclavage. En raison de son activisme antisémite et anti-occidental, Kémi Séba a été invité à Téhéran par Mahmoud Ahmadinejad et à Moscou par Alexandre Douguine, eurasiste extrémiste apprécié par l’extrême droite internationale. Kémi Séba figure en page d’accueil du site officiel de la LDNA. Son mouvement, la Tribu Ka, a naguère été dissous à la suite d’une expédition « punitive » rue des Rosiers.

7« LeGnoo est ici sur Mediapart le pseudo d’hommes et de femmes partageant les opinions de gens comme Olivier Cyran, Éric Vuillard, Françoise Vergès, les membres du Collège de la diversité et de Décoloniser les arts, vers qui je vous renvoie si vous vouliez bien faire un minimum d’efforts pour rendre nos sociétés moins érectilement (moins pyramidalement, moins verticalement) racialisantes. […] comme dans le Chant des Partisans, quand l’un·e tombe, un·e autre sort de l’ombre à sa place ».

8 – Éric Fassin, Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019.

9Op. cit. Toutes les citations suivantes sont prises à la même source.

10Cantique des cantiques, 1, 5-6.

11 – « L’alliance des extrémistes noirs et blancs », Le Monde, 23 septembre 2008.

12Partisan Review, hiver 1967, p. 57.

14 – Tract de l’UNEF, Luttons contre le racisme dans nos Universités, 2019, s.l.n.d.

15Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

16 – Patrick Simon, directeur de recherche CNRS, responsable du projet ANR Global Race, prestation au QG Décolonial, #3, en ligne, 48e minute :  https://www.youtube.com/watch?v=QI3UJ8CnMoM 

17 – LeGnoo, forum de Racisme dans les arts: le Manifeste des 343 racisé·e·s, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/270419/racisme-dans-les-arts-le-manifeste-des-343-racise-e-s

18 – In Mourad Guichard, « L’ex-Tribu Ka de retour sur la même ligne », Libération, 18 janvier 2007.

19Allusion étrange au fait que la mère de Philippe Brunet est japonaise.

22 – L’hébreu donne chehora ani ve nava ; je ne suis donc pas la traduction de saint Jérôme.

23 – Pris d’un bizarre accès de pédantisme blanc, J’ai-du-cran cite ici l’Énéide (II, 49), mais dans la leçon fautive (timéo pour timeo) de Tragicomix, enrôlé de force dans une légion du colonialiste César (cf. Astérix légionnaire, Dargaud, 1967).

24 – Clip intitulé PLB (Pendez les Blancs), diffusé sur YouTube en septembre 2018.

25Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2017, passim.

26Égyptologue, Professeur au Collège de France.

27 Banderole déployée devant la Villette et reprise sur le site de la LDNA.

28 – Brunetto Latini est le maître auquel Dante rend hommage au chant XV de l’Enfer.

29 – Tweet diffusé au lendemain de la représentation des Suppliantes à la Sorbonne.

30Paul B. Preciado, philosophe, « Le corps de la démocratie », Libération, 31 mai 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

© François Vaucluse, Mezetulle, 2019.

Notre-Dame de Paris, vaisseau amiral des humanités

L’un des premiers articles de ce site fut consacré au glas qui résonna à la cathédrale de Paris, après l’attentat meurtrier contre Charlie-Hebdo en janvier 2015. Je n’oublierai jamais que le sombre et puissant bourdon sonna, oui, pour des « mécréants », signant ainsi, une nouvelle fois, l’inscription de Notre-Dame de Paris dans l’histoire nationale et universelle : ce monument au sens plein du terme appartient à tous. Il appartient à tous dorénavant de le célébrer et d’en prendre la relève.

Je n’oublie pas non plus que, quand j’entre dans une église de mon pays pour y voir quelque merveille, pour y goûter l’invitation à la sérénité, pour y vibrer à l’harmonie que de grands musiciens ont su faire entendre aussi bien à l’autel qu’au théâtre, personne ne me surveille pour voir si je me signe, personne ne me demande une quelconque génuflexion. Et cela est juste, car les œuvres, dans leur superbe auto-suffisance, n’ont pas besoin d’un directeur de conscience qui mette leur contemplation sous condition. Pour que chacun les admire, les inscrive aux humanités, les œuvres réclament quelques lumières, un peu d’attention et d’instruction. Alors, je m’incline librement et mentalement devant des siècles de pensée, de savoir, de savoir-faire offerts par ce trésor, cette « âme résumée » de civilisation dans un grandiose tracé de pierre, de bois et de verre rythmé par le nombre d’or.

Maintes fois, empruntant une ligne de métro qui, depuis un viaduc sur la Seine à l’Est de Paris, offre une vue sur l’élégante pointe orientale de l’île de la Cité, avec l’abside et le chevet de la cathédrale apparaissant alors comme un vaisseau, j’en ai voulu à mes compagnons éphémères de trajet de regarder ailleurs ou, pire, de rester les yeux rivés sur l’écran d’un candy crush. Je me retenais de leur crier : ouvrez les yeux, relevez la tête et tournez-la de ce côté !

Peut-être quelques-uns ce matin, en jetant un œil effaré sur le tableau encore fumant, auront-ils regret de n’avoir pas conservé en eux, pour redonner à Paris la gracieuse poupe de son vaisseau, le souvenir vivant de ce qu’ils avaient tous les jours sous les yeux. Et que ce vaisseau amiral des humanités, entamé par les flammes et battu par les flots, avec tout ce qu’il embarque et représente, ne sombre pas : c’est leur affaire, c’est notre affaire.

« Le triomphe des Lumières » de Steven Pinker, lu par Philippe Foussier

Le plus grand succès de l’histoire de l’humanité

L’universitaire américain Steven Pinker, auteur de La part d’ange en nous qui a connu un succès mondial, publie une ode à la raison, à la science et à l’humanisme, Le triomphe des Lumières1 (Les Arènes). En ces temps où toutes ces notions font l’objet de remises en cause massives, la lecture de ce livre foncièrement optimiste redonnera assurément des forces à ceux qui se reconnaissent dans l’héritage des Lumières et irritera à n’en pas douter leurs adversaires.

Adeptes du « c’était mieux avant », passez votre chemin. Tenants du déclinisme, du catastrophisme, du pessimisme, nostalgiques d’âges d’or réels ou imaginaires, ce livre n’est pas fait pour vous. Et cet article même qui en propose la recension vous provoquera assurément de l’urticaire.

Un plaidoyer pour la science et l’humanisme face aux adorateurs du passé et aux prophètes de malheur

Nous voici en effet face à un ouvrage roboratif d’une facture étonnante, sur la forme et sur le fond. Son auteur, Steven Pinker, est professeur de psychologie à Harvard et ses recherches sur la cognition et la psychologie du langage sont reconnues dans le monde entier. Les marchands de peur nous assurent que le monde est au bord du gouffre, menacé par les migrations et les apocalypses, les guerres et l’épuisement des ressources, les dangers climatiques et les inégalités. Steven Pinker prend de manière frontale les prophètes de malheur à leurs contradictions ou démontre le caractère infondé de leurs assertions. Pour lui, « jamais l’humanité n’a vécu une période aussi paisible et heureuse ». Avec force chiffres, graphiques, statistiques et données, l’auteur démontre que « la santé, la prospérité, la sécurité et la paix sont en hausse dans le monde entier ». À rebours de la pensée dominante, il nomme le vecteur de cette évolution : « Ce progrès est un legs du siècle des Lumières, animé par des idéaux puissants : la raison, la science et l’humanisme. C’est peut-être le plus grand succès de l’histoire de l’humanité ».

Le travail de Steven Pinker présente quelque apparentement avec l’Encyclopédie tant il poursuit une démarche d’exhaustivité, ne négligeant aucun fait, aucune information, aucun thème pour étayer son propos. L’ouvrage est dense, foisonnant, tonique. La virtuosité de son auteur, capable d’embrasser des disciplines extrêmement variées avec des démonstrations rigoureuses et percutantes, donne souvent le vertige. Les 120 pages de notes attestent que l’entreprise à laquelle il s’est livré n’a rien à voir avec le pamphlet écrit en quelques jours sur un coin de table. Pinker fourbit ses armes, il dispose d’arguments consistants et sa manière assurée de les présenter laisse deviner qu’il attend ses détracteurs avec une certaine confiance. Il n’a pas peur de nommer les adversaires des Lumières que sont les tenants du tribalisme, de l’autoritarisme et de la pensée magique. Il postule que « le catastrophisme est dangereux pour la démocratie et la coopération mondiale ». Face aux adorateurs du passé, Pinker délivre un plaidoyer aussi vigoureux que rigoureux pour la raison, la science et l’humanisme, animé par une foi en l’avenir fondée sur les constats du présent.

L’universitaire américain date des années 1960 le début de l’effondrement de la « confiance dans les institutions modernes », lequel connaît en cette deuxième décennie du XXIe siècle une intensité redoublée avec « la montée en puissance de mouvement populistes qui rejettent ostensiblement les idéaux des Lumières. Tribalistes plutôt que cosmopolites, autoritaires plutôt que démocratiques, méprisants vis-à-vis des experts et peu respectueux du savoir, ils préfèrent la nostalgie d’un passé idyllique à l’espoir en un avenir meilleur ». Mais cette remise en cause est selon lui moins le fait d’ignorants que de « sachants » : « Le mépris pour la raison, la science, l’humanisme et le progrès imprègne de longue date notre culture intellectuelle et artistique, y compris parmi les élites ». Pinker n’a pas de mal à faire litière de la critique selon laquelle les Lumières seraient un produit de l’Occident réservé à l’Occident. Et rappelle que les Lumières « occidentales » ont été rapidement contestées par des Contre-Lumières tout aussi « occidentales » :

« À peine les gens étaient-ils entrés dans la lumière qu’on leur intima que l’obscurité n’était après tout pas si mauvaise, qu’il valait mieux s’abstenir d’oser comprendre trop de choses, que les dogmes et les préceptes méritaient qu’on leur redonne une chance et que la nature humaine était vouée non au progrès mais au déclin ».
[Les opposants aux Lumières] « … ont contesté que la raison puisse être séparée de l’émotion, que les individus puissent être envisagés indépendamment de leur culture, que les hommes soient tenus de fonder en raison leurs actes, que des valeurs puissent s’appliquer à travers différentes époques et différents lieux et que la paix et la prospérité soient des objectifs désirables. Pour eux, l’être humain fait partie d’un tout organique – une culture, une race, une nation, une religion, un esprit collectif ou une force historique – et les hommes devraient s’efforcer d’exprimer par leur activité créatrice l’ensemble transcendant dont ils font partie ».

Infaillible optimiste

Aux tenants d’un diagnostic lugubre de l’état du monde, Pinker oppose notamment 75 graphiques répartis en une vingtaine de chapitres. De la santé à l’environnement, de la paix à la démocratie, de la qualité de vie au développement du savoir en passant par le bonheur, la subsistance ou l’espérance de vie, on a peine à imaginer que l’auteur ait pu oublier le moindre argument pour fonder son raisonnement.

Prenons l’exemple du recul de la faim dans le monde : entre 1961 et 2009, la surface des terres utilisées pour cultiver des aliments a augmenté de 12% alors que dans le même temps la quantité de nourriture produite augmentait de 300%. « Comme toutes les avancées, la révolution verte a été la cible d’attaques dès qu’elle a commencé. Selon ses détracteurs, l’agriculture de haute technologie consomme des combustibles fossiles, siphonne les nappes phréatiques, recourt à des herbicides et des pesticides, perturbe l’agriculture de subsistance traditionnelle, n’est pas naturelle sur le plan biologique et génère des profits pour les multinationales. Eu égard au fait qu’elle a sauvé une multitude de vies et a contribué à reléguer les grandes famines aux poubelles de l’histoire, cela me paraît un prix raisonnable à payer », argumente Pinker. Toutes ses démonstrations fonctionnent selon le même principe. L’auteur ne nie pas les effets négatifs que peut aussi engendrer le progrès. Mais il les met sur la balance des avantages qu’il procure parallèlement et le résultat se révèle, dans tous les domaines, implacable.

L’optimiste infaillible qu’est Pinker ne craint pas de s’attaquer à quelques icônes comme Thomas Piketty sur les inégalités ou le pape François sur l’environnement. Au premier qui assure que les inégalités ne se sont pas résorbées en un siècle, Pinker réplique que « la richesse totale aujourd’hui est largement supérieure à ce qu’elle était en 1910 ; donc si la moitié la plus pauvre de la population en détient la même proportion, elle est beaucoup plus riche, et non tout aussi pauvre », comme l’allègue l’économiste vedette. Au locataire du Vatican qui n’hésite pas, dans son encyclique Laudato Si’, à fustiger la raison, la science et le progrès pour expliquer comment la Terre serait devenue un « immense dépotoir […] par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle », Pinker répond avec un certain humour tant il est difficile de contrer rationnellement des arguments fondés sur le « mystère des multiples relations qui existent entre les choses et le trésor de l’expérience spirituelle chrétienne »… Plus sérieusement, il flétrit les courants fondamentalistes de vénération de la nature empreints « de misanthropie, avec notamment une indifférence à la famine, la tendance à se complaire dans des fantasmes macabres d’une planète dépeuplée et un penchant pour des comparaisons rappelant le nazisme et associant les êtres humains à des parasites, des agents pathogènes ou à un cancer ». Il démontre aussi comment des mouvements écologistes parfois issus de la gauche s’acoquinent avec les pires thèses conspirationnistes véhiculées par l’extrême droite. Et il plaide pour un écologisme éclairé « qui reconnaît que les humains ont besoin d’énergie pour se sortir de la pauvreté à laquelle les assignent l’entropie et l’évolution […]. L’histoire nous donne à penser que cet environnementalisme moderne, pragmatique et humaniste peut fonctionner ».

Contre l’apocalypse

Steven Pinker ne cache pas son aversion pour l’extrême droite et on ne s’étonnera pas non plus qu’il récuse les attendus sur lesquels l’actuel président des États-Unis a bâti sa popularité. Sur les migrations de populations qui assurent un tel succès électoral aux démagogues de tous les continents, l’auteur fournit là encore des arguments de poids. Aux quatre millions de réfugiés syriens de ces dernières années, il compare les 10 millions de réfugiés du Bangladesh en 1971, les 14 millions de personnes qui ont fui l’Inde en 1947 et les 60 millions de déplacés – en Europe uniquement – pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur les victimes de guerre, les chiffres qu’il avance permettent également de relativiser grandement les conflits du moment. Même constat sur les avancées démocratiques. Ainsi en 2015, les deux tiers de la population mondiale vivaient dans des sociétés libres ou relativement libres contre moins de 40% en 1950, 20% en 1900 et 1% en 1816 ! Les quatre cinquièmes de la population qui ne vivent pas dans un régime démocratique sont chinois… De même, la peine de mort est en régression considérable depuis quelques années, même s’il reste un improbable club des cinq qui procède à des exécutions significatives en nombre : Chine, Iran, Pakistan, Arabie Saoudite et États-Unis. Diagnostic comparable pour les discriminations. En 1950, la moitié des pays étaient dotés de lois discriminatoires à l’égard de minorités ethniques. En 2003, moins de 20% résistent au mouvement. En 1900, les femmes ne pouvaient voter que dans un seul pays, la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, elles disposent de ce droit dans tous les pays où les hommes l’ont aussi. Une seule exception, le Vatican… Sur tous ces points, un même bilan dressé par Pinker : « Les nostalgiques des traditions ancestrales ont oublié à quel point nos ancêtres se sont battus pour leur échapper ». Et l’auteur refuse de se voir décrit comme un rêveur déconnecté des contingences du présent : « Mon but est d’insister sur le fait que le progrès n’est pas une utopie et que nous disposons d’une marge de manœuvre – qui relève même de l’impératif – pour nous efforcer de poursuivre ce progrès. […] Les Lumières sont un processus continu de découvertes et de perfectionnement ».

Steven Pinker consacre aussi de stimulants développements à la science, ou plutôt aux entreprises croissantes de contestation dont elle est l’objet :

« En dévoilant l’absence de but dans les lois régissant l’univers, la science nous oblige à assumer nous-mêmes la responsabilité de notre bien-être, de celui de notre espèce et de notre planète. Pour la même raison, elle met à mal tout système moral ou politique basé sur des forces, quêtes, destins, dialectiques ou luttes mystiques ou orienté vers un âge messianique ».

Il met en cause les théoriciens de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, et égratigne au passage Michel Foucault et les idéologues de la postmodernité. Nietzsche n’est pas épargné : « Comme Mussolini l’a clairement exprimé, il a été une source d’inspiration pour les relativistes du monde entier ». Sur le fascisme, dont il rappelle les origines étymologiques, Pinker relève qu’il est né « de la notion romantique que l’individu est un mythe et que les êtres humains sont inextricablement liés à leur culture, leur lignée et leur patrie ». Tout le message des Lumières vient proposer un autre horizon à l’homme que celui de n’être que le produit d’un héritage assigné à ses origines et enfermé dans son passé, arrimé au sol par ses racines et privé de la capacité à se projeter dans l’ailleurs et le futur. Il lui enjoint de devenir un sujet autonome, affranchi de ce qui lui a été légué sans qu’il ait pu exercer son libre arbitre sur ce legs.

 

Tous ceux qui ne jurent que par le déclin programmé, par l’apocalypse imminente, par l’exaltation d’un passé mythique et idyllique jugeront ce livre avec sévérité… si tant est qu’ils le lisent. Leur pessimisme risquerait d’en sortir sérieusement écorné. En revanche, ceux qui estiment que la raison, la science, le progrès, l’humanisme, l’universalisme constituent encore un idéal appréciable pour l’homme y puiseront des raisons de s’y référer encore et des arguments pour poursuivre ce combat émancipateur. Car il s’agit bien, en effet, d’un combat. Les adversaires des Lumières, eux, l’ont bien compris. Ils le mènent sans retenue.

 

1 – Steven Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Les Arènes, 2018, 640 p.
NdE. Le texte de Philippe Foussier paraîtra dans un prochain numéro de la revue Humanisme, que Mezetulle et l’auteur remercient pour l’autorisation de la présente publication en ligne.

Dossier sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » 2019

La publication du programme « Humanités, littérature et philosophie »1 est l’occasion pour Mezetulle d’ouvrir un dossier-débat consacré à la conception de l’enseignement de la philosophie dans les lycées engagée par la réforme qui se met en place.

Le dossier – ouvert le 14 février – comprend actuellement (7 mars 2019) :

À lire également : les commentaires, souvent substantiels, postés en bas des textes.

19 février. À lire, la tribune parue dans Le Monde daté du 14 février, signée par 250 professeurs de l’enseignement secondaire et supérieur https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/14/la-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-degrade-son-enseignement-en-sous-discipline-de-la-culture-generale_5423468_3232.html

28 février. À lire, la réponse du GEPP (Groupe d’élaboration des projets de programmes) à la tribune citée précédemment, réponse parue dans Le Monde daté du 25 février https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/25/projet-de-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-il-n-est-plus-temps-de-demander-son-abandon_5428150_3232.html?xtmc=humanites&xtcr=4

L’idée d’un enseignement de la philosophie réellement philosophique

Jean-Michel Muglioni tente ici d’expliciter les raisons pour lesquelles il considère que la nouvelle spécialité HLP [Humanités, littérature et philosophie] et son programme contredisent l’idée même d’un enseignement philosophique de la philosophie. Il ne cherche pas à répondre directement à l’argumentation de Denis Kambouchner1, mais propose ces raisons pour que chacun puisse comprendre ce qui oppose fondamentalement deux conceptions de la philosophie et de son enseignement, peut-être même de l’enseignement en général. Qu’est-ce qu’un enseignement de la philosophie qui soit réellement philosophique ?

Réformer n’est pas toujours améliorer…

Dans mon propos intitulé Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs. Où est passé l’enseignement de la philosophie ?2 je dis que le statu quo n’est pas défendable et qu’en conséquence l’idée d’une réforme des lycées est loin de me choquer. Mais je soutiens aussi que l’introduction de l’HLP va dans le même sens que les précédentes réformes, dont sur Mezetulle nous n’avons cessé de dire qu’elles détruisaient l’école3. Si je voulais faire part non pas d’une tentative d’analyse, mais d’une opinion, je dirais qu’en matière d’école et de pédagogie, l’expérience m’a appris que le pire est toujours sûr.

La commande ministérielle interdisait tout programme philosophique

La philosophie depuis plus de cinquante ans a résisté chaque fois qu’elle était remise en cause parce que les professeurs des lycées et des universités se sont opposés aux ministres qui ont dû reculer, par exemple en 2003. Une commande institutionnelle crée et impose une nouvelle « spécialité », HLP, Humanités, lettres, philosophie, qui n’est pas une discipline : je demande de quel droit le pouvoir politique peut ainsi décider d’inventer une nouvelle spécialité. Car il s’agit d’une décision politique. Et je réponds seulement : Caesar non supra grammaticos4. Faudra-t-il accepter qu’il lui prenne une autre fois l’envie d’accoupler deux disciplines pour en faire une nouvelle option ?

Le programme confirme ce qu’avant de le connaître j’ai dit de ce mélange de lettres et de philosophie, à savoir qu’on n’y reconnaîtrait plus ni l’un ni l’autre. Il remet en question l’idée même d’un enseignement philosophique : c’était inévitable si l’on obéissait aux injonctions ministérielles, quelle que soit la qualité des membres de la commission qui ont accepté ce travail et quelle que soit leur bonne foi. Je ne doute pas que beaucoup d’entre eux soient convaincus de défendre l’enseignement de la philosophie, mais quelle idée de cet enseignement se font-ils5 ?

Convient-il d’introduire à la philosophie par autre chose qu’elle-même ?

On sait que Hegel, par exemple, a répondu à la question de savoir si l’on pouvait introduire à la philosophie autrement que par elle-même, mais ce n’est pas le lieu ici de le reprendre. Ce programme s’adresse aux élèves de première : est-ce une bonne raison pour que ce ne soit pas un « pur programme de philosophie », selon l’expression de Denis Kambouchner ? D’une part, que signifie « pur » dans ce contexte ? D’autre part, est-il vrai que le programme HLP, tel qu’il est publié au Bulletin officiel de l’éducation nationale6, est une introduction à l’enseignement de la philosophie plus accessible qu’un « pur programme de philosophie », c’est-à-dire un programme de notions ?

D’une part, donc, je dois revenir sur l’analogie de la pureté que j’ai formulée sur Mezetulle7. Dans un mélange, par exemple le café au lait, il est impossible de discerner le café et le lait, et l’on trouverait étrange la décision d’un chimiste de commencer l’étude d’un de ces deux corps du mélange par l’étude du mélange. Si, comme l’oxygène et l’hydrogène, la combinaison de deux corps constituait un « corps pur » – selon la dénomination des chimistes – comme est l’eau, on pourrait certes commencer par l’étude de l’eau avant d’en arriver à sa décomposition. Mais précisément, l’HLP n’est pas une nouvelle discipline composée de deux autres, cette « synthèse » est un mélange. Comparaison n’est pas raison : je veux seulement dire que dans ce programme on ne reconnaît plus les disciplines qu’il est censé réunir, ni la philosophie, d’où la question posée – où est passé l’enseignement de la philosophie ? – ni les lettres, point sur lequel je n’ai rien dit, puisqu’il n’est pas de mon ressort. Mais je vois mal en quoi ce mélange laisse sa place à la littérature proprement dite, je veux dire étudiée pour elle-même.

D’autre part un programme qui porte sur des notions comme celui de Terminale serait-il plus difficile pour servir d’introduction que la nouvelle spécialité HLP ? Une introduction à la philosophie qui ne soit pas purement philosophique est-elle plus facile ? Il est vrai qu’apprendre à philosopher suppose qu’on ait acquis une culture historique, scientifique, littéraire. Mais faut-il ajouter aux enseignements des disciplines académiques « une spécialité » optionnelle pour en proposer la « synthèse » en classe de première ? Les élèves que leur cursus a instruits peuvent en effet, sans qu’il faille leur ajouter une spécialité nouvelle, adopter sur ce qu’ils ont appris le point de vue réflexif qui caractérise la philosophie. Par exemple commencer à comprendre le rapport de ces disciplines entre elles, ce que ne permet pas le seul fait de les pratiquer chacune à part pour les maîtriser selon l’ordre des raisons de chacune. Il ne s’agit pas alors d’une synthèse comme l’HLP – d’autant qu’on ne devrait pas séparer ce qui est littéraire et ce qui est scientifique, distinction qui elle-même serait à examiner.

Il est vrai aussi que d’innombrables objets peuvent donner lieu à une réflexion philosophique, et le programme d’HLP en propose un nombre considérable : n’importe quel objet convient-il à l’enseignement élémentaire de la philosophie ? Le programme ne propose pas une introduction à la philosophie mais des objets sur lesquels il est possible en effet de réfléchir philosophiquement. Comment les aborder philosophiquement dans leur complexité si l’on n’a pas d’abord commencé par l’élémentaire ? Faut-il penser qu’il est facile ou même possible, sans préparation, de réfléchir philosophiquement par exemple sur la pluralité des cultures ?

Exemple de la notion de culture

Soit la rubrique : « Découverte du monde et pluralité des cultures » :

« Avec la redécouverte de la culture antique et la crise religieuse, deux sortes de bouleversements ont marqué la culture européenne dans la période de référence, etc… (Renaissance, Âge classique, Lumières). »

La complexité ici est considérable et cache un parti pris idéologique – et je n’accuse pas ici les concepteurs du programme de l’avoir voulu. Cet exemple permet de comprendre pourquoi un programme de notions peut seul introduire à la philosophie. Culture en effet se dit en plusieurs sens, et d’abord, en français, se dit au sens qui correspond au verbe cultiver et au participe cultivé : on parle ou du moins on parlait en ce sens d’un homme cultivé ou de culture physique. La culture est ce qui permet à un homme de développer ses facultés physiques, intellectuelles, artistiques, etc., bref tout ce dont un homme est capable, comme la culture d’un champ est ce qui permet de faire pousser des plantes. La culture entendue en ce sens est universelle, quelque particularité qu’elle ait selon les temps et les lieux, et elle repose en dernière analyse sur une idée de la nature humaine. Ainsi les arts martiaux venus d’Extrême-Orient ont pu être ajoutés aux Jeux olympiques qui d’abord reprenaient aux Grecs de l’Antiquité les épreuves d’athlétisme par lesquelles ils définissaient l’entraînement physique du citoyen soldat. Le terme culture est aujourd’hui, comme dans cette rubrique du programme, pris en un autre sens, en un sens ethnologique ou sociologique – il y a déjà longtemps, on aurait parlé de civilisation (par exemple un manuel de langue comprenait une partie qui portait sur la civilisation correspondant aux pays où l’on parle cette langue). En ce second sens, il y a autant de cultures que de sociétés ou même de groupes sociaux, différents selon les lieux et les époques, et l’universalité se trouve exclue de la notion. Il est permis de dire qu’au même mot – culture – correspondent deux notions, et tel serait par exemple le fil directeur d’une analyse de la notion de culture : y a-t-il même une notion de culture ? Ou bien pour parler comme Sénèque et Spinoza, y a-t-il autant de distance entre ces deux sens (la culture et les cultures) qu’entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste ?

Il peut paraître étrange que la découverte de la pluralité des cultures (en ce sens ethnologique ou sociologique du terme) soit rapportée à une période de référence, Renaissance, Âge classique, Lumières, comme si Hérodote et les philosophes de l’Antiquité l’avaient ignorée, comme s’il avait fallu attendre ce qu’on appelle les grandes découvertes pour en prendre conscience. Il se pourrait que Montaigne qui y a été sensible l’ait apprise au moins autant à la lecture des Anciens que par ce qu’il savait des voyageurs de son temps. Et si en effet connaître mœurs et représentations collectives des Anciens est nécessaire à la compréhension de Platon ou d’Aristote, ce n’est pas en tant que représentants de la « culture » antique qu’ils sont lus par les philosophes qui aujourd’hui encore examinent leurs thèses et en débattent, comme s’ils étaient toujours leurs interlocuteurs. Qu’il faille des études historiques pour s’élever à la conscience qu’un auteur très ancien est en un autre sens notre contemporain, nul n’en doute, mais il semble que le nouveau programme adopte un point de vue étroitement historique.

La rubrique « Découverte du monde et pluralité des cultures », évacuant ainsi la question du rapport à la vérité8 des textes qu’elle propose de considérer, conduit nécessairement au relativisme culturel. La pluralité ainsi caractérisée comme « culturelle » (au sens sociologique), paraîtra exclure la culture entendue au sens premier du terme en français, c’est-à-dire, je le répète, la culture qui cultive en l’homme son humanité, et qui se nourrit de la pluralité, de la diversité des œuvres humaines, d’où qu’elles viennent et de quelque époque qu’elles soient. Le caractère universel de la culture humaniste, qui pourtant est revendiqué par le programme, dans la mesure du moins où le terme Humanités figure dans son intitulé, se trouve dès lors remis en cause. Et certes, chaque professeur pourra refuser cette réduction des Humanités. Mais qu’est-ce qu’un programme si le professeur doit en montrer l’insuffisance radicale ?

Ce programme non seulement n’introduit pas à la philosophie mais interdit qu’on fasse un cours de philosophie

Résumons. Non seulement le programme HLP n’introduit pas à la philosophie, non seulement certaines de ses formulations contredisent sa belle dénomination d’Humanités, mais il est beaucoup plus difficile qu’un programme de notions, nous venons de le voir sur l’exemple de la notion de culture, et pour cette raison il ne peut manquer d’être idéologique. Le plus obscur et le plus complexe ne sont pas plus faciles, ni plus aisés à connaître que le plus clair et le plus simple. Un enseignement où la philosophie est noyée dans une masse de références culturelles riches et complexes n’est pas une introduction à la philosophie : cette introduction ne peut être faite autrement que sur un « pur programme de philosophie ».

En outre ce programme permet-il au professeur d’organiser un cours qui mène les apprentis à prendre conscience de ce qui distingue la réflexion philosophique de n’importe quel débat d’opinion ? Faut-il qu’il considère comme impérative la répartition des thèmes selon les époques définies par le programme ? Soit la rubrique : « L’Humanité en question. Période de référence : Période contemporaine (XXe-XXIe siècles) » : est-il permis de montrer que la philosophie antique, lorsqu’elle parle de l’humanité, pose un problème qui n’a donc pas attendu le XXe siècle pour être formulé ? Ou bien il faut suivre ce programme et c’est une révolution qui met fin à la liberté du professeur. Ou bien, s’il laisse le professeur libre de le désarticuler et de changer la formulation des thèmes, comment organiser une épreuve et une correction commune, car tout se passera alors comme s’il n’y avait pas de programme ?

Pire encore, si un cours est un cours, c’est-à-dire suit une progression raisonnée telle qu’on avance toujours en fonction de ce qu’on a déjà pu comprendre9, comment le concevoir selon des thèmes non seulement proposés selon un ordre chronologique, mais rangés chacun dans une période (classification des thèmes en elle-même discutable, je viens de le montrer sur des exemples) ? Il faudra sauter d’un objet à l’autre, « zapper » même à travers cette riche variété. Trouver un ordre dans ce catalogue d’œuvres de toute nature est-il même possible ? À moins de ne prendre que celles qu’on juge utiles afin d’organiser une véritable introduction à la philosophie, et de laisser tomber les autres, qui sont le plus grand nombre, et cela sans tenir compte de toutes les indications du programme – du classement par périodes et de l’interprétation de l’histoire qu’il suppose. Là encore, si la liberté du professeur est totale, on se demande pourquoi il faudrait que l’institution publie une telle bibliographie et une telle classification.

Intérêt général ou attractivité, mode et idéologie ? Deux exemples

1 – La recherche de soi

Mais peut-être est-il entendu qu’introduire à la philosophie, c’est commencer par parler de ce qui est dans l’air du temps. Sur quels critères en effet les thèmes ont-ils été choisis ? Parce qu’ils sont « d’intérêt général ». Ne s’agit-il pas de leur attractivité supposée ? Outre que le caractère « attractif » d’un programme ne garantit pas sa pertinence philosophique, partir de ce qu’on imagine intéresser des élèves, c’est faire prévaloir des considérations socio-psychologiques sur la nature du contenu de connaissance, et c’est voué à l’échec. « La recherche de soi », est une association qui impose une direction et repose sur un présupposé qu’on n’est pas forcé d’admettre. Les concepts ou seulement les mots « la recherche », « le moi », ne sont pas idéologiques, mais lorsqu’on tient pour allant de soi certaines associations on tombe – peut-être malgré soi – dans une idéologie : ici, la vogue du « développement personnel ». L’association « nature et culture » présente dans le programme depuis des décennies en est un exemple puisqu’elle oppose les deux termes alors que l’idée de culture que j’ai rappelée plus haut signifie l’accomplissement de la nature humaine. Je ne nie pas pour autant qu’il soit possible de traiter philosophiquement de la recherche de soi : même, on pourra en faire l’occasion de mettre en garde contre tous les ouvrages de coaching, méditation, sophrologie, etc., et cette obsession de soi qui est un des maux de l’époque10. Mais est-ce par là qu’il faut commencer à philosopher ?

2 – L’homme et l’animal

Quand bien même le sens donné aux thèmes du programme serait philosophique dans l’esprit de leur auteur, et en effet il est possible de traiter philosophiquement n’importe quel thème, même s’il se trouve être à la mode, il est certain que le public ne l’entendra pas ainsi. Soit par exemple la rubrique L’homme et l’animal ; elle plaira, elle sera plébiscitée. Elle invitera à raconter, comme on l’entend aujourd’hui assez souvent, que « la philosophie occidentale » a méprisé l’autre et l’étranger, qu’elle a méprisé l’animal, etc., et il faudra jeter Descartes par-dessus bord. On l’accusera d’avoir dit ce que Denis Kambouchner sait qu’il n’a pas dit, à savoir que les animaux sont des machines11. Mais pourquoi faudrait-il partir de la mode ? Telle est la confusion de l’universitaire et du médiatique dont j’ai parlé dans mon précédent propos et qui est aujourd’hui patente, et pas seulement dans ce programme : lors d’une séance de la Société Française de Philosophie, consacrée à la nouvelle édition des œuvres de Descartes12, les éditeurs se sont plaints que Descartes ne soit plus guère l’objet de recherches et de thèses, et en effet on préfère parler de l’animal. Un élève qui se désintéresserait totalement de cette question serait en droit de nous accuser de confondre l’instruction et la mode. Il est vrai toutefois qu’étant donné la finalité synthétique du programme, ce serait l’occasion de montrer aux élèves, à propos de l’animal, ce qu’est l’histoire naturelle, grande absente de notre enseignement et sans laquelle on ne sait rien des animaux et de la nature.

Le rapport de l’enseignement philosophique aux œuvres philosophiques : culture et philosophie

Un programme de philosophie ne peut manquer de présupposer une idée de la philosophie et de son enseignement. Ainsi, dans le programme aujourd’hui en vigueur dans les classes terminales, et cela depuis fort longtemps, l’étude des textes n’est pas séparée de celle des notions13 : elle ne se situe pas dans une perspective historiciste ou « culturelle » et ne considère pas les œuvres comme des objets. Le programme HLP, en raison même de la nature de cette « spécialité », change complètement le sens du rapport de la philosophie aux œuvres. Tout le programme (et sa défense par ses concepteurs) fait des textes les éléments de diverses cultures, objets d’une histoire des idées, et non pas une réflexion proprement philosophique portant sur leur démarche et leur rapport à la vérité : ils n’en ont peut-être pas eu l’intention, mais les textes n’y sont plus que le témoignage d’une époque révolue qui nous est devenue étrangère, même s’il est convenu de respecter ce qui appartient à notre passé, même si ces œuvres sont proposées à l’admiration des élèves. L’exemple le plus étonnant est sans doute la place donnée à la philosophie des sciences : la révolution scientifique, avec Galilée, ne fait-elle que s’inscrire dans l’histoire des représentations du monde ? Il est permis de penser que par exemple l’affirmation du mouvement de la Terre n’est pas une représentation du monde ou une vision du monde, mais une proposition vraie.

Au contraire l’analyse critique de notions formulées à partir de termes dont on doit même se demander si ce sont des notions, c’est-à-dire dans quelle mesure elles sont essentielles à la pensée, est tout autre chose que la doxographie (l’étude des opinions) qui consiste à exposer la pensée d’un homme célèbre ou d’une autre époque. La philosophie s’inscrit dans les Humanités parce qu’elle pose la question de la vérité et du sens, et qu’elle peut, qu’elle doit même aller jusqu’à faire la critique de toutes les œuvres humaines, c’est-à-dire non pas les rejeter, mais en chercher les fondements et ce qu’elles nous apprennent sur nous-mêmes14. Un poème n’est pas davantage réductible à l’élément culturel qu’il se trouve être quand il a été écrit : sinon, pourquoi jouerions-nous encore Sophocle ? On peut m’objecter que le programme n’interdit pas cette prise de position philosophique et je veux bien que ses auteurs n’aient pas eu la moindre intention d’interdire quoi que ce soit aux professeurs de philosophie ou de lettres. Mais une « spécialité » dont il est entendu qu’un professeur peut dire qu’il ne la reconnaît pas comme telle a-t-elle un sens ? Que penseront les élèves ?

Conclusion : pourquoi lire les philosophes ?

Mon jugement sur le programme de l’HLP repose sur une certaine idée du rapport de la philosophie à la culture (aux deux sens du terme). Ce programme induit nécessairement une réduction historiciste de la philosophie, et c’est sur ce point que je vois l’influence de l’étranger. Lorsque je lisais devant les élèves de lycée l’Apologie de Socrate, je n’y voyais pas un témoignage d’un procès à Athènes à la fin du Ve siècle av. J.C., mais je demandais par exemple ce que signifie le « je sais que je ne sais pas » socratique et pourquoi un Grec du Ve siècle av. J. C. qui n’a rien écrit a pu inspirer les philosophes depuis plus de deux millénaires.

Notes

3 – Voir dans le Sommaire thématique la rubrique « Ecole, enseignement », ainsi que la liste des articles publiés avant 2015 sur le blog-archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole

4 – « L’empereur n’est pas au-dessus des grammairiens », ce qui fut répondu à un empereur qui voulait légiférer en matière d’orthographe au lieu de reconnaître qu’il avait fait une faute.

5 – Il est vrai que si cet enseignement est sanctionné à la fin de la classe de première par une épreuve qui, au choix du candidat, est soit purement philosophique, soit purement littéraire, et corrigée chaque fois par les professeurs de la discipline choisie, le mal est moins grand (ce qui n’aurait pas eu lieu sans la levée de boucliers des professeurs des deux disciplines). Mais alors, pourquoi cet accouplement et ce programme commun ?

8 – Si en effet ce rapport à la vérité est oublié, il devient même impossible de considérer qu’il y a, entre les philosophes, des contradictions. Chacun aurait son opinion, comme on dit, opinion relative à une époque, une classe sociale ou un tempérament, de telle sorte qu’entre les philosophes un dialogue serait impossible, qui formule ces contradictions, et auquel nous continuerions de participer.

9 – Les manuels et les exercices des élèves consisteront inévitablement en références et citations ou résumés de textes du programme : il sera impossible de construire un exposé comme on peut le faire aujourd’hui, par exemple une analyse dont le professeur, ou l’élève dans une dissertation, est réellement l’auteur et ne s’abrite pas derrière des références pour ne pas penser. Il peut les avoir à ce point assimilées que non seulement il n’a pas besoin de les citer, mais que parfois il reprend à son compte ce qu’il a volé à tel ou tel, sans même le remarquer, l’ayant totalement intégré à sa propre pensée, comme fait Montaigne, par exemple, qui sait aussi citer. Comme ont toujours fait tous les plus grands. Mais peut-être était-ce avant l’invention des droits d’auteur ! Le travers bien connu qui consiste à apprendre par cœur des citations pour les égrener le jour de l’examen, au lieu de réfléchir sur un sujet, deviendra inévitablement la règle avec le nouveau programme.

10 – Voir l’article de Sabine Prokhoris http://www.mezetulle.fr/kanata-de-robert-lepage-voyages-vers-la-realite/#sdfootnote15anc, qui oppose à cette idéologie le théâtre : le spectateur laisse son moi au vestiaire.

11 – Descartes a dit seulement qu’il fallait expliquer le corps des animaux et de l’homme lui-même comme on fait du fonctionnement d’une machine, par la disposition de ses organes, et il est permis de penser que toute science d’un corps vivant, y compris le corps humain, procède ainsi. Nos neurosciences en effet ont pour modèle les ordinateurs, c’est-à-dire pensent le cerveau comme une machine – ce qui n’implique pas qu’on le confonde avec cette machine. On le sait, le mot organe, en grec, veut dire instrument.

12 – Descartes Œuvres complètes (Gallimard, Tel), brève recension sur Mezetulle. La Société française de philosophie a consacré une séance à cette édition lors de la parution du volume IV.

13 – On lit par exemple dans le programme de 2003 : « L’étude d’œuvres des auteurs majeurs est un élément constitutif de toute culture philosophique. Il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de leurs développements les plus authentiques. C’est pourquoi le professeur ne dissociera pas l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme. » Il est manifeste que dans son esprit le programme d’HLP est contraire à cette directive qui ne fait que reformuler ce qui est admis depuis longtemps. On notera une nouvelle fois qu’ici, parler de culture philosophique (comme on parle de culture artistique, ou de culture physique), c’est prendre le mot culture en un sens qui ne correspond pas à l’idée de la culture telle qu’elle est sous-jacente au programme HLP : il s’agit de se cultiver par la lecture des meilleurs philosophes pour apprendre à philosopher et non pas pour faire l’histoire des cultures antiques, modernes, etc. : il ne s’agit pas de savoir comment on se représentait le monde autrefois, comme on peut savoir comment on prenait ses repas. Le programme HLP ne peut manquer de conduire à une conception historique ou plutôt historiciste de la culture et de tomber ainsi sous le coup de la critique nietzschéenne d’une renonciation à la philosophie, renonciation qui selon lui caractérise une histoire de la philosophie pour laquelle ces philosophies ne sont que des pensées révolues. Il y a en effet parfois chez les plus savants et les plus subtils une façon de rester toujours totalement extérieur à ce qu’ils lisent, par peur du risque qu’ils prendraient alors de changer leurs propres manières de penser.

14 – Je l’ai dit : la question de l’humanité, de ce que c’est que devenir homme par l’éducation, est déjà posée par les philosophes et les sophistes grecs (avec la paideia).

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

Quelques remarques suscitées par la lecture du programme « Humanités, littérature et philosophie »

Edith Fuchs porte un regard de professeur expérimenté (ce qui n’exclut pas, bien au contraire, l’ironie) sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale1. En s’interrogeant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « faisabilité » et sur ses effets (aussi bien pour les élèves que pour les professeurs), elle propose une analyse de ses conditions et de ses attendus.

Chez un vieux professeur de philosophie qui a connu toutes les sections de classes terminales de lycée ainsi que les hypokhâgnes et les khâgnes durant de nombreuses années, sans omettre un enseignement à l’IEP de Paris, les étonnements que suscite ce programme ne sauraient être tous formulés, tant ils abondent et tout spécialement le sentiment d’une extraordinaire régression : c’est que ce programme, fort cultivé au demeurant, donne le sentiment d’un caporalisme proprement renversant.

Un manuel à l’usage des professeurs

Tous les dés sont pipés et le peu d’initiative octroyée aux professeurs est prié de se déployer dans l’exiguïté des plans tout préparés par la bienveillante Commission2. Ainsi, la question générale du langage est-elle ramenée à la rhétorique ; en outre, le professeur serait tenu de diviser l’affaire en trois points ainsi que l’indiquent et le plan général, et les « résumés » de cours explicatifs et enfin la bibliographie. Même remarque pour le reste – ainsi encore, pour quelle raison l’humanité ne serait-elle « en question » qu’à l’époque contemporaine ?

Bref : ce n’est aucunement un programme qui a été proposé mais le schéma détaillé d’un manuel – à l’usage des professeurs bien sûr – (aux éditeurs ensuite d’aménager la chose à l’usage des élèves). Encore faudrait-il savoir de quelle discipline un tel manuel est manuel. La réponse est sans ambages : aucune. Ni philosophie, ni littérature, ni histoire de l’une et de l’autre – ni, bien sûr, histoire des connaissances scientifiques réputées hors des humanités. Interdisciplinarité – en l’absence de toute discipline nettement identifiable, comme il en va habituellement.

Abondance sans ordre ni raison

Objectera-t-on que les abondantes indications bibliographiques montrent que la libre initiative intellectuelle est respectée ? Or, non seulement l’abondance sans hiérarchie donne le tournis, mais encore faut-il croire qu’il est équivalent pour un débutant de lire Homère ou Vincent de Beauvais ? Est-il urgent de lire Alberti alors qu’aucun de ses contemporains peintres ne l’a utilisé ? Que dire de Vasari qui écrit avec des sources qui sont toutes de seconde main ?

Inutile de multiplier les exemples. La Commission n’aurait-elle pu s’abaisser à dire, en ce qui concerne ce qu’elle considère à juste titre comme « titres plus rares que ceux fréquemment sollicités en classe » comment on se procure commodément des extraits de Vincent de Beauvais ou de Boncompagno da Signa?

Autre énigme : dans la section « découverte du monde et pluralité des cultures » que viennent faire Galilée et son Dialogue. Les deux (ou plutôt trois) « plus grands systèmes du Monde » ne relèvent aucunement de la pluralité des cultures. Songe -t-on vraiment à des élèves qui n’ont jamais eu un enseignement ni d’astronomie, ni de cosmologie et encore moins d’histoire des connaissances scientifiques ?

Enfin on voit, comme souvent, que l’Antiquité est réservée aux « commençants » et l’époque contemporaine aux plus âgés. Dans le cas présent l’effet sera apparemment le suivant étant donné le caractère optionnel de ces « Humanités »: choisir en effet cette filière en Première n’oblige pas à continuer en Terminale et inversement, puisque celui qui n’aura pas choisi les Humanités en Première pourra s’y adonner en Terminale. Dans cette hypothèse l’enseignement de culture générale qu’ambitionne ce programme sera borné à la période la plus contemporaine.
Il y a lieu d’être inquiet quand l’histoire de la culture débute la veille…

Concluons : il y a semble-t-il , lieu d’être étonné de l’insistance mise à donner des indications sur le contenu du cours, comme si le « plan » en était fourni « clés en main ». La Commission n’aurait-elle pas la crainte que les professeurs ne se bornent aux mêmes œuvres prétendument classiques et aux mêmes notions et thèmes ? N’a-t-elle pas décidé de secouer l’enseignement, devenu selon la figure habituelle « poussiéreux » pour cause de professeurs ronronnants, paresseux donc ignorants ? Il me faut vite avouer la mienne, d’ignorance, car je ne connais rien à Boncompagno da Silva- ainsi d’ailleurs qu’à quelques autres qui figurent dans la formidable bibliographie indicative.

Morcellement systématique : le contraire d’un enseignement vraiment initial

Si la Commission a vraiment cherché le coup de balai, c’est en un sens la formation universitaire des professeurs qui est en question. En ce cas, la formation initiale proposée ici va-t-elle améliorer les choses ? entre d’un côté ces choix de culture générale morcelée entre philosophie et lettres, en Première, sans éventuelle suite en Terminale – et d’un autre côté la réduction de la philosophie elle-même à 4h pour tous, n’est-on pas en train de couler l’enseignement de la philosophie au Lycée? mais aussi à l’Université dès lors que la cohérence de l’institution scolaire en France avait, jusqu’ici, rendu solidaires le lycée et l’université ? « Exception française » sans doute.

On objectera que les horaires d’enseignement sont saufs : 2h choisies en Première + 3h peut-être choisies de nouveau en Terminale + 4h obligatoires = 8h pour le versant philosophique des « Humanités ».

On répondra qu’un tel décompte ne prouve rien car un enseignement initial en philosophie consiste en l’expérience, souvent difficile, de la rencontre avec des lectures, des exigences de rédaction et d’élocution inédites. Alors que la littérature est présente tout au long de la scolarité, seule la philosophie est une « terre inconnue » qui paraît aux élèves qui entrent en Terminale à la fois désirable et inquiétante.
En quoi ils ont raison – mais pour de tout autres raisons que celles qui les habitent le jour de la rentrée.

Si chaque professeur s’y prend évidemment selon sa culture et son inventivité personnelles pour faire que la rencontre avec la philosophie s’effectue, l’extraordinaire transformation qui advient le plus souvent entre le début et la fin de l’année scolaire ne peut pas advenir tant lui font obstacle à la fois le morcellement horaire, lui-même soumis à la liberté optionnelle, et la fort problématique division du travail entre les Lettres et la philosophie.

D’un seul et même mouvement il est clair qu’une véritable initiation à la philosophie est rendue fort problématique mais il est non moins clair en outre que l’unité de « la classe » (qui n’a d’ailleurs jamais existé dans certains pays voisins) est tout simplement détruite.

Notes

2– [NdE] Il s’agit du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP, voir l’article de Denis Kambouchner, co-pilote du Groupe). Mais le terme « Commission », pour être inexact formellement en l’occurrence, ne l’est pas fonctionnellement.

En défense du programme « Humanités, littérature et philosophie » (par Denis Kambouchner)

Réponse à Jean-Michel Muglioni

Denis Kambouchner1, qui assure le co-pilotage du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP), répond à l’article critique que Jean-Michel Muglioni a publié2 dans Mezetulle au sujet du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées. La question de savoir si l’entrée par notions doit être privilégiée pour un programme d’enseignement philosophique, celle de la spécificité des disciplines dans leur relation à une histoire générale de la culture ne sont pas simplement techniques : elles renvoient au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités et à la mise en œuvre de cette réforme.

 

Que Jean-Michel Muglioni soit remercié pour les critiques très franches qu’il a formulées à propos du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées, programme dont l’élaboration a été confiée à un groupe d’experts (« Groupe d’Élaboration des Projets de Programmes », GEPP) « co-piloté » par mes collègues Arnaud Zucker, professeur de langue et littérature grecques à l’université de Nice, Pierre Guenancia (« co-pilote » par ailleurs du groupe chargé du programme de philosophie pour le tronc commun), Patrick Dandrey (« co-pilote » du groupe de français, tronc commun), et moi-même.

La version définitive de ce programme, du moins pour la classe de Première, a été publiée avec ceux des autres disciplines et spécialités dans un Bulletin Officiel spécial le 22 janvier dernier3. Elle comporte, au second alinéa du Préambule, quelques lignes sur l’apprentissage de l’argumentation, qui ont été ajoutées à l’identique à l’ensemble des programmes de spécialité et ne sont pas de la responsabilité du GEPP. Pour le reste, le texte publié reprend tout l’essentiel du projet présenté en octobre au Conseil Supérieur des Programmes, lequel y a apporté quelques corrections de détail avant communication aux deux groupes (Lettres et Philosophie) de l’Inspection Générale. Ceux-ci ont modifié certains intitulés du programme de Terminale et certaines indications relatives aux « périodes de référence ».

Ces précisions me conduisent à répondre aux deux premières questions posées par Jean-Michel Muglioni.

La première figure dans le titre même de son article : « Où est passé l’enseignement de la philosophie ? » Bien évidemment, cet enseignement est maintenu sous sa forme traditionnelle à raison de quatre heures par semaine pour tous les élèves de terminale des lycées généraux. On pourra discuter de la place de l’épreuve de philosophie dans l’architecture du baccalauréat, et objecter au dispositif prévu, mais l’enseignement dont il s’agit ne disparaît en aucune façon.

Seconde question : « De quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire ? » J’avoue ne pas bien comprendre. D’une part, j’y reviens dans un instant, il ne s’agit nullement d’une nouvelle discipline, mais d’un enseignement conjoignant deux disciplines qui ne sont en aucune manière destinées à fusionner. D’autre part, le GEPP qui a préparé ce programme ne s’est en aucune manière auto-saisi, auto-promu ou auto-autorisé. Le ministre de l’Éducation nationale a décidé d’une réforme qui n’emprunte pas les voies de la loi, et arrêté dans le cadre de cette réforme l’intitulé d’un certain nombre de spécialités. Il a ensuite demandé au Conseil Supérieur des Programmes, pour chaque spécialité, une proposition dont l’élaboration a été confiée à un groupe (GEPP) composé selon certaines règles, en l’occurrence à parité entre les disciplines et avec, pour chacune, des professeurs de lycée et de CPGE, des universitaires et un Inspecteur pédagogique régional. Le ministère est responsable de l’architecture de la réforme du lycée comme des conditions de sa mise en œuvre ; quant au GEPP, sa responsabilité est limitée : il n’a fait que chercher, de manière toute républicaine – d’autant que l’accord parmi ses membres n’était nullement assuré au départ et s’est réalisé peu à peu avec le concours de tous -, la meilleure manière de répondre à une certaine commande institutionnelle.

Concentrons-nous donc sur la ou les questions principales : aux yeux de Jean-Michel Muglioni, le programme d’Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) « n’est pas un programme de philosophie. » Il « fait disparaître la spécificité des disciplines », ne convoque la philosophie que sous l’aspect de « sa présence dans la culture et dans l’histoire », et n’offre au fond que « de la culture générale au plus mauvais sens », et au mieux, malgré les « dénégations », une simple « histoire des idées ». Ce faisant, il « remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire ». Reprenons ces points dans l’ordre.

1) Le programme HLP est un programme thématique, dont les éléments intéressent en principe à la fois les littéraires et les philosophes. En tant que tel, par définition, il n’est pas un pur programme de philosophie. Mais qu’il ne soit pas un pur programme de philosophie lui ôte-t-il pour les philosophes tout intérêt et toute légitimité ? Ne peut-on parler d’un enseignement philosophique que sur des objets absolument spécifiques ? Avec une pareille exigence, ne risque-t-on pas de couper la philosophie de questions d’intérêt général et de toutes sortes de savoirs constitués ? Et dans ce cas, y aurait-il lieu de déplorer, comme le fait J.-M. Muglioni, que « le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences » – ce qui n’est pas exact, car il est explicitement question des sciences et de la révolution scientifique de l’âge classique dans le chapitre sur Les représentations du monde (2e semestre de Première), étant bien entendu que l’histoire et la philosophie des sciences ne pouvaient prendre dans l’ensemble de ce programme qu’une place limitée ?

Ce programme a été élaboré avec la conviction qu’il est possible d’introduire efficacement au travail philosophique et à la tradition de la philosophie à partir de questions d’intérêt général et d’objets communs avec d’autres disciplines, en l’occurrence les lettres. C’est dans ce cas l’approche elle-même, réflexive, construite, conceptuelle et critique ainsi que Jean-Michel Muglioni le demande, qui garantit le caractère philosophique de l’enseignement. Pour démontrer que ce principe est erroné, et que les choix thématiques opérés sont malencontreux, il sera nécessaire d’expliquer comment par exemple les phénomènes d’autorité liés à la parole dans divers cadres institués (notamment mais non exclusivement politiques et religieux), la véridicité, le mensonge, les rapports et différences entre la parole et de l’écriture, mais aussi le relativisme culturel, la notion de culture en anthropologie, l’usage de l’imagination dans les sciences, la relation de l’homme aux animaux, les fins de l’éducation, la notion du « moi » et le thème de l’identité, etc., ne sont pas des objets de réflexion philosophique, alors même que des bibliothèques entières leur sont consacrées, incluant, pour une bonne part, des œuvres d’auteurs que nous vénérons.

2) Le programme de HLP, thématiquement varié, mais dont le caractère de « méli-mélo » ne saute pas aux yeux (les esprits cartésiens qui ont participé à son élaboration auraient-ils abandonné toute vigilance ?), fait-il vraiment disparaître la spécificité des disciplines ? Ce serait le cas s’il fallait redouter, comme l’indique J.-M. Muglioni, « qu’il n’y [ait plus] un cours de philosophie, ni un cours de lettres, mais qu’un professeur de philosophie [soit] chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne ». Ici, la question est de fait. Dès le départ de ses travaux, le GEPP a adopté et revendiqué le principe selon lequel le nouvel enseignement devait être pris en charge à stricte parité, en Première comme en Terminale, par les professeurs de lettres et de philosophie. Telle n’était cependant pas l’hypothèse privilégiée dans certains secteurs de l’administration de l’Éducation nationale, où l’on semblait vouloir confier ce programme mixte aux professeurs de l’une ou l’autre discipline, selon les opportunités liées à la répartition des services. Nous avons – en l’occurrence en communauté de vues avec les deux groupes concernés de l’Inspection générale, les organisations syndicales et les associations de spécialistes – opposé à cette seconde hypothèse l’argumentation la plus énergique, et celle-ci pour finir a été formellement écartée (voir la page 2 du programme publié).

Les professeurs de français et de philosophie assureront donc chacun deux heures hebdomadaires en Première et trois en Terminale ; ceci nécessitera de leur part une concertation sur l’agenda de l’approche des différents thèmes et des exercices à proposer, mais, sur la base de cet accord, qu’il n’y a pas de raison d’imaginer bien difficile à réaliser, chacun concevra et poursuivra son enseignement en toute liberté. Le professeur de français proposera et demandera des analyses d’ordre littéraire, le professeur de philosophie des analyses philosophiques, naturellement construites dans une « démarche raisonnée ». Pour ce qui concerne les épreuves d’examen (baccalauréat + fin de Première en cas d’abandon de la spécialité), le principe de stricte bidisciplinarité (un texte, deux questions, l’une d’ordre littéraire, l’autre d’ordre philosophique) avec partage (division) de la correction est également acquis. La formule exacte en devrait être publiée sans tarder.

3) Le mot philosophie, écrit Jean-Michel Muglioni, ne désigne plus ici « ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire ». Au reste, « dire que ce programme n’est pas un programme d’histoire des idées est pure dénégation ». Qu’il me permette de contester ces affirmations. D’une part, si ce programme thématique évoque bien certains contenus, il n’avait pas à entrer – pas plus que ne doit le faire le programme de tronc commun – dans des considérations de méthode, sauf à limiter indûment la liberté des professeurs. D’autre part, s’agissant par exemple des « pouvoirs de la parole », il n’est pas question de s’en tenir à l’histoire de la rhétorique ni à celle des rapports entre rhétorique et philosophie ; avec certains points de repères historiques, qui ne sont pas limitatifs, et qui sont de toute manière indispensables dès lors qu’on prononce le moindre nom propre (comment en effet parler de Socrate sans parler d’Athènes ? de Rousseau sans parler des Lumières ? etc., etc.), on traitera de questions très générales et pérennes. Enfin, l’enseignement de HLP sera fondé tout entier sur l’étude de textes précis ; il ne s’agit donc pas d’« histoire des idées », si celle-ci, dans sa définition standard, contourne ou économise par principe la complexité et la singularité des textes.

4) « De la culture générale au plus mauvais sens », écrit aussi J.-M. Muglioni. Bien entendu, ce programme d’« humanités » a beaucoup de rapport avec la culture générale – comment en serait-il autrement ? Mais aussi, pourquoi serait-ce « au plus mauvais sens » de cette culture ? N’y en a-t-il pas un bon auquel il convient de rester attaché ? Si tous les grands philosophes ont été de grands savants et des esprits universels, une réflexion philosophique sans une forme de culture générale qui la sous-tende est-elle seulement concevable ? Et n’appartient-il pas au professeur de philosophie, d’autant qu’il intervient en fin de scolarité secondaire, de vérifier si cette culture générale est acquise, de suggérer les moyens de la compléter, et de rappeler lui-même les données indispensables à l’intelligence de son enseignement ? Nombreux sont les collègues à saluer au contraire ce programme comme une précieuse occasion de synthèse qui n’est en aucune manière antinomique avec les exigences de la réflexion.

5) Le programme HLP remet-il en question « tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique », notamment en classe terminale ? Nullement, puisqu’il ne se substitue pas aux formes traditionnelles de cet enseignement. Certes, on peut reconnaître au fond de cette critique l’idée qu’un programme de philosophie au lycée, et plus précisément en Terminale, ne saurait être qu’un programme de notions, dont la dimension historique n’est pas immédiatement apparente. Et pourtant, de fait, le programme de Terminale dans sa version actuelle (avant publication du nouveau projet de programme, dont il y a tout lieu de penser qu’il s’inscrira dans la lignée du précédent) n’est pas seulement un programme de notions : c’est aussi un programme de textes. Cela signifie que, quoi qu’on en ait, il n’est pas vrai qu’il y ait pour la réflexion philosophique la plus authentique, et pour l’enseignement de cette réflexion, une seule forme d’entrée possible et légitime. Dès lors, pourquoi cette réflexion ne pourrait-elle se développer à partir de données relevant de l’histoire de la culture (rubrique particulièrement large) ? Si tel n’était pas le cas, il faudrait rejeter hors de la philosophie proprement dite, outre un très grand nombre de travaux qui ne relèvent pas tous de la recherche universitaire, toute la tradition moderne de la philosophie de l’histoire, des institutions et des sciences elles-mêmes, de Vico et Montesquieu à Cassirer, Koyré ou Foucault, en passant par Condorcet, Hegel, Comte et d’innombrables autres auteurs…

Il me faut borner là cette discussion, et donc renoncer à répondre à quelques autres reproches : qu’« on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs » ; qu’« un programme aussi directif et aussi riche » ne peut se traiter librement ; ou, plus franchement désobligeant et aussi plus gratuit, que « les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires et de médias, et non celles des élèves [auxquels] ce programme ne dira strictement rien », et ce, bien qu’en se réglant sur leurs « motivations supposées », on ait succombé à une forme de « pédagogisme ». Cela fait beaucoup de péchés pour un programme élaboré avec soin et conscience par des collègues a priori choisis pour leur pondération et leur dévouement à la chose publique.

Avec tout cela, nous n’avons réellement discuté ici ni des choix intervenus dans la conception de ce programme, ni des possibilités de développements offertes par chaque thème, ni de la relation à concevoir entre le programme HLP et le programme de philosophie du tronc commun. Mais c’est sans doute que ce ne sont ni la conception d’ensemble de ce programme, ni son détail qui constituent le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est beaucoup plus général. Il tient, d’une part, au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités (se traduisant, pour les collègues philosophes, par la disparition des huit heures de la Terminale L, et un début de présence de la discipline en Première), et d’autre part, aux modalités de mise en œuvre de cette réforme, agenda et répartition des moyens inclus.

Pour ma part, les effets de hiérarchisation du système des séries étant connus, le principe d’un choix de plusieurs spécialités par les lycéens me semblait et me semble toujours porteur d’appréciables virtualités s’agissant du dynamisme des enseignements. En l’espèce, il offrira la possibilité de suivre sept heures de philosophie en Terminale à des élèves qui auparavant n’auraient pas choisi la série L (un choix, faut-il le rappeler, souvent effectué par défaut) ; et la discipline commencera à sortir d’un relatif isolement qui a certes son côté superbe, mais que l’on pouvait aussi juger très dangereux pour l’avenir.

D’un autre côté, il est clair que beaucoup dépend ici des modalités de la mise en œuvre de la réforme, et qu’un nouveau système théoriquement satisfaisant peut donner des résultats hautement contrastés selon que les conditions matérielles, techniques et morales (ou psychologiques) de sa mise en pratique se trouvent plus ou moins favorables. Sous ce rapport, même une fois assurée la parité disciplinaire au sein de la spécialité, les difficultés restent nombreuses, et le calendrier sans doute trop serré pour une mise en place des nouveaux enseignements qui soit d’emblée optimale.

Nous, membres du GEPP, sommes tout à fait conscients de ces difficultés et solidaires de nos collègues de lycée dans leur combat pour des conditions d’enseignement partout garanties et améliorées. Au milieu de ces difficultés, il serait toutefois navrant qu’on se dispense de tout regard sur les ouvertures et potentialités offertes par le programme HLP, et qu’on impute à quelque diktat néolibéral une proposition qui, au contraire, s’inspire de l’ancien concept humaniste (ou « libéral » dans l’ancien sens du mot) de la formation philosophique et des tâches de la philosophie – un concept dont, jusqu’à démonstration du contraire, la philosophie et son enseignement, y compris dans l’horizon de notre époque, ont et auront toujours grand besoin.

Notes

1 – Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de Descartes (dernier ouvrage paru : Descartes n’a pas dit, Les Belles-Lettres, 2015), et éditeur des Œuvres Complètes du même auteur (Gallimard-Tel, en cours de parution). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais sur les problèmes de la culture et de l’éducation, dont L’école, question philosophique, Fayard, 2013.

Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs

Où est passé l’enseignement de la philosophie ?

La nouvelle matière HLP – Humanités, Littérature et Philosophie –, qui n’est pas une discipline, a nécessairement donné lieu à un programme improbable, un fourre-tout, où la spécificité de l’enseignement philosophique français est remise en cause.  Ses auteurs ont beau s’en défendre, ce n’est que de la culture générale au plus mauvais sens. Mais que pouvaient-ils faire d’autre une fois cette pseudo-discipline imposée?

Le renouvellement d’un programme de philosophie donne toujours lieu à des discussions qui seraient sans fin si personne n’était habilité à trancher. Je ne discuterai pas à mon tour le programme proposé pour la nouvelle « discipline » dite Humanités, Littérature et Philosophie1.

Je pose seulement une question : de quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire, avec un programme qui remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire, enseignement spécifique qui, comme l’a dit le ministre, fait (ou faisait !) l’originalité du secondaire français. Je conçois qu’un pouvoir politique ait le droit, si l’élection l’en a chargé, de réformer les lycées et d’y changer les disciplines enseignées. D’autant que l’état des lieux est tel que le statu quo ne peut être défendu. Mais prétendre comme Jean-Michel Blanquer que la philosophie est la discipline la plus privilégiée par la nouvelle réforme, alors que le programme en question la remet fondamentalement en question, c’est mentir. Ce n’est pas un programme de philosophie. Qu’au moins on le dise ! Qu’on avoue qu’on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs (ou ce qu’on croit qui se fait ailleurs). Une fois cette HLP conçue (mais par qui ?) et imposée, on ne voit pas comment une commission, même composée de professeurs de philosophie compétents, aurait pu ne serait-ce que sauver les meubles.

Je suis en outre fort gêné de devoir faire la critique du programme HLP. D’une part il y a longtemps que je n’ai pas enseigné la philosophie en classe terminale et je n’ai rien à imposer à mes collègues en exercice. D’autre part il s’agit d’une discipline nouvelle – si discipline il y a – et non pas de philosophie, et je ne peux donc qu’avouer mon incompétence

J’ai déjà dit ce que je pense de ce méli-mélo qui fait disparaître la spécificité des disciplines2. Je pourrais ajouter qu’enfin on aura un enseignement défini par un sigle, HLP, comme SVT, et qu’il faut absolument renoncer à parler la langue commune.

Depuis le XIXe siècle, le programme de philosophie a été de nombreuses fois renouvelé. Mais l’esprit de l’enseignement philosophique continue de correspondre dans les classes des lycées à ce qu’écrivait Lachelier en 18893 :

« Il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur penser en quelque sorte devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout aujourd’hui […] une école de sincérité ».

Les auteurs du nouveau programme ont beau dire que le professeur sera libre, on ne voit pas comment traiter librement un programme aussi directif et aussi riche, qui justement est si riche que chacun y trouvera des auteurs qu’il n’a pas lus mais aussi n’y trouvera pas ceux qu’il lit, parce que cette richesse est nécessairement relative et les choix arbitraires. J’imagine le désarroi d’élèves devant cet inventaire de tout ce qui constitue l’histoire de la culture depuis plus de deux mille ans. On ne s’étonnera pas de quelques oublis majeurs puisque ce ne peut être qu’un survol de l’histoire universelle de l’esprit humain : la Bible n’y figure pas, sauf erreur de ma part. Et je ne vois pas comment la liberté dont parle Lachelier peut être pratiquée s’il faut – car c’est imposé – travailler en collaboration avec un collègue de lettres. Cela dit sans aucun mépris pour ces collègues qui eux aussi doivent revendiquer leur liberté, et, par exemple, préférer parler de la poésie plutôt que du pouvoir de la parole, montrer qu’une œuvre littéraire a un contenu de signification irréductible à tout pouvoir et une beauté irréductible à ce que le programme appelle la séduction de la parole.

Un seul exemple donc : la parole. Le professeur n’est pas invité à mener une réflexion philosophique sur la parole, par exemple sur le rapport de la parole et de la pensée, sur le problème de l’origine des langues, sur la parole et l’écriture, sur la double articulation, sur la diversité des langues, sur la poésie et les métaphores, sur le sens, bref sur tout ce qu’en philosophie on pouvait envisager en la matière : non, il doit réfléchir sur le pouvoir de la parole.

Voici le programme : Classe de première, premier semestre : Les pouvoirs de la parole (la parole, ses pouvoirs, ses fonctions et ses usages. Période de référence : Antiquité, Moyen Âge. De l’Antiquité à l’Âge classique. Le tout divisé en trois comme il convient : l’art de la parole, l’autorité de la parole, les séductions de la parole.

On me dira que ce n’est pas imposer le point de vue des sophistes sur la question puisqu’on peut dénoncer ce pouvoir au lieu d’en faire l’apologie et faire lire le Gorgias. Mais enfin la nature de la parole se réduit-elle à la rhétorique entendue comme exercice d’un pouvoir ? J’avoue que ce que j’ai pu enseigner sur la parole pendant toute ma carrière ne peut pas entrer dans un tel programme4.

Mais je me trompe sur le sens de ce programme parce que je fais comme si c’était un programme de philosophie, ce qui n’est pas le cas. Ainsi tout est dit dans la lettre adressée par Denis Kambouchner et Arnaud Macé (les deux responsables de la commission chargée de ce programme) aux professeurs qui s’en prennent à ce programme. Les deux rédacteurs de cette lettre ont certes raison de ne pas prendre au sérieux les attaques de ceux qui les accusent d’être les suppôts du libéralisme économique. Il convient en effet de considérer seulement le contenu de leur réponse, sans préjuger de leurs options politiques. On peut donc lire :

(1) Exclure toute division en deux programmes indépendants, dont la distinction aurait ôté son sens au projet même de cette spécialité ; en conséquence, choisir des objets communs aux deux disciplines, prêtant à des approches différentes à mettre en œuvre sur la base d’une stricte parité, parité dont devraient également relever les épreuves d’examen ou de fin d’année.

Se trouve exclue par la demande ministérielle la division du programme en deux programmes indépendants. Donc il est bien entendu qu’il n’y aura pas un cours de philosophie (ni un cours de lettres), mais qu’un professeur de philosophie sera chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne, la moitié de la nouvelle HLP, où le mot philosophie ne désigne ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire. Et cela a-t-il un sens de proposer un enseignement de la philosophie qui est fondé sur la reconnaissance d’objets communs avec une autre discipline5 ? En outre on ne voit pas comment dans ces conditions il pourra y avoir vraiment une division des cours et des épreuves d’examen, comme on nous le promet, sans doute à la suite des protestations provoquées par l’annonce de la création de cette nouvelle discipline.

Le second point est encore plus parlant ; je cite :

(2) Garantir le caractère attractif de cette spécialité par le choix de thèmes particulièrement « parlants », aussi bien auprès des élèves que des professeurs (le pouvoir des mots, l’homme et l’animal, la question du moi…).

On avait cru que le nouveau ministre nous délivrerait enfin du pédagogisme et que l’enseignement pourrait se fonder sur un contenu scientifique et non pas sur les motivations supposées des élèves. Les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires ou de médias, et non celles des élèves. Mais il suffit qu’on cherche à plaire pour se méprendre sur l’attente des élèves : ils veulent qu’on les instruise et non pas qu’on les flatte. J’ai beau avoir quitté les terminales depuis longtemps, j’ai tout de même fréquenté des élèves et dû parfois même les aider à apprendre un peu de philosophie : je puis garantir que ce programme ne leur dira strictement rien, mais qu’un enseignement fondé sur des notions (la parole est une notion, le pouvoir de la parole est une thématisation à la fois directive et restrictive) comblerait leur attente, et cette attente ne se révélera que par cet enseignement.

La philosophie réduite inévitablement dans une telle discipline, HLP, à n’être qu’un élément de la culture, et la culture elle-même n’étant alors que ce qu’à un moment donné de son histoire et en un lieu donné on croit que croient les hommes, la voilà réduite à examiner les diverses « représentations du monde » («  les diverses manières de se représenter le monde et de comprendre les sociétés  humaines »). Il serait sans doute tenu pour fou de prétendre proposer à une classe une cosmologie rationnelle et de la métaphysique, et même d’y enseigner que la philosophie n’est pas là pour proposer une vision du monde. Quand il est dit que le nouveau programme n’est pas un programme d’histoire des idées, c’est pure dénégation.

Ce n’est pas tant ce programme qui est contestable que l’idée même d’interdisciplinarité dont il s’inspire : c’était donc faire preuve de naïveté que croire que la politique du nouveau ministre n’irait pas dans le même sens que celle de ses prédécesseurs.

Notes

3 – Jules Lachelier, Rapport sur l’enseignement de la philosophie, 1889, repris dans Corpus, revue de philosophie, n° 24-25-Lachelier, 1994, p. 191-194.

4 – Les auteurs du programme ignorent-ils que beaucoup d’élèves de classe de première ne maîtrisent pas l’écrit ni la langue parlée ? Est-il opportun, pour leur donner accès aux Humanités, de commencer par les mettre en garde contre le pouvoir et la séduction de la parole avant de leur en montrer le fonctionnement et les vertus ?

5 – Non que de tels objets n’existent pas, ni qu’ils ne puissent avoir une place dans divers enseignements. Mais leur présence n’y a aucun sens s’ils ne sont pas construits par une démarche raisonnée au sein d’une discipline constituée capable d’en produire un éclairage distinct. Ainsi les professeurs de philosophie « rencontraient » et pouvaient travailler sur les objets de la physique classique (mettons, par exemple, la loi de la chute des corps) et ils étaient amenés à les éclairer au sein d’un cours organisé de philosophie des sciences : non pour enseigner la physique, mais pour exposer comment la science moderne s’est édifiée, ce qui la distingue de la physique aristotélicienne, quels principes elle suppose, etc. On notera au passage que le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences : on voit bien qu’on n’y sollicite la collection d’objets communs que pour se conformer à une idée préconçue de la « culture » et que du même coup on exclut nombre d’autres « objets communs » qui ne conviennent pas à cette idée ! On s’appuie sur ce qui est « commun » pour évacuer ce qui est spécifique au sein même de ce qui est « commun ». Mais pouvait-il en être autrement une fois le mélange HLP imposé ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2019.