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« Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? », sur le livre d’Aline Girard

Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.

Préface (p. 7-10)

Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».

Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.

À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?

L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.

Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.

Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !

Analyse et commentaire (texte inédit)

Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.

Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.

Notes

1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/

2 – Voir p. 30.

3 – Voir p. 37.

Entretien CK avec Valérie Toranian « Revue des deux mondes »

La Revue des deux mondes de février 2021 publie un entretien avec Valérie Toranian réalisé fin novembre 2020, et que la Revue intitule « La laïcité est le contraire d’un intégrisme ».

Lien vers l’entretien : Catherine Kintzler :« La laïcité est le contraire d’un intégrisme »

Voir le sommaire du numéro.

Dossier : les « mœurs laïques » ?

Avec deux articles très argumentés de Jean-Éric Schoettl et de Gwénaële Calvès, un débat est ouvert sur la notion d’habitus laïque. La laïcité est avant tout un principe d’organisation de l’association politique et elle s’exprime par un corpus juridique, des lois. Mais au-delà de cet aspect fondamental, peut-on parler de moeurs laïques pratiquées par la population au sein même de la société civile ?

Ne s’agit-il pas de comportements induits par les règles juridiques, ou rapportés – parfois à tort – à l’existence de celles-ci, ou dus à des caractères sociaux sans rapport avec la laïcité comme le nombre important de personnes sans religion ? Cette sorte de civilité qui fait que, en France, du moins jusqu’à présent, on reste discret sur ses appartenances, est-elle essentiellement liée à la laïcité au point qu’elle en serait le soubassement social à préserver ?

Mezetulle propose une brève contribution au débat en avançant une question : sans préjuger de son rapport à la laïcité, cette vertu de discrétion n’est-elle pas aujourd’hui à double tranchant ? Cette forme de civilité pourrait être un alibi pour la crainte d’affirmer ses opinions. Faut-il par « discrétion » s’abstenir de critiquer, de caricaturer, de heurter des « sensibilités » toujours plus enclines à s’offusquer et qui par là tendent à saturer l’espace partagé ?

 

Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques ? (par Gwénaële Calvès)

Selon Gwénaële Calvès, la notion d’habitus laïque est hautement problématique 1. Si un comportement perçu comme « laïque » est imposé par la loi, il ne relève pas d’un habitus. S’il n’est pas imposé par la loi, mais qu’il relève de l’usage ou de la coutume, en quoi peut-on le rapporter au principe de laïcité ? Ces difficultés d’identification touchent à une question fondamentale : la laïcité a-t-elle vocation à régir les mœurs ?

 « Les lois de laïcité » (comme disait naguère, à très juste titre, le Conseil d’État) forment un ensemble complexe mais cohérent, qui organise la séparation du religieux et du politique. S’y ajoutent les normes que le juge et l’administration formulent pour interpréter, compléter ou contourner ces lois, ainsi que la normativité assourdie (le droit « mou ») qui se dégage des vade-mecum, des prises de position ministérielles, des chartes, des guides…

Depuis toujours, cet univers de lois et de normes se trouve investi de significations plurielles et conflictuelles. C’est inévitable, puisque les cultures et les identités politiques laïques sont multiples, adossées à des mémoires, des représentations, des valeurs différentes.

Mais existe-t-il, en sus de ces lois et normes, des « habitus » laïques que nous aurions tous en partage, quelle que soit notre conception de la laïcité ?

Si la notion d’habitus désigne des mœurs, des usages, des manières de se comporter en société (par exemple d’interagir avec autrui, de se vêtir, de se nourrir, de se distraire), la question peut paraître absurde. La laïcité vise, depuis l’origine, à assurer la liberté et l’égalité. Son projet n’a jamais été d’imposer le respect d’un manuel de savoir-vivre. Elle n’a pas vocation à régir les mœurs.

Que pourrait alors recouvrir l’étonnante notion d’« habitus laïque » ? Et quel serait son contraire, l’habitus antilaïque, le comportement ou la manière d’être qui s’analyse comme un manquement à la laïcité ?

L’habitus laïque

L’habitus laïque peut s’envisager comme une norme sociale qui résulte, indirectement, d’une norme juridico-politique : la laïcité. Son contenu serait une forme de discrétion, voire de silence, en matière religieuse ; une réticence à faire publiquement état d’éventuelles convictions religieuses ; une tendance à refouler les pratiques religieuses dans les espaces privés et communautaires.

On peut sans doute en identifier des traces dans la sphère publique, ainsi que dans la société civile.

Dans la sphère publique, le silence sur le religieux est bien sûr imposé, le plus souvent, par le droit de la laïcité. Ce n’est pas un habitus qui astreint les agents publics à une obligation de neutralité confessionnelle, c’est la loi.

Là où la loi ne s’applique pas, seule la coutume républicaine conduit à exclure Dieu de la vie politique. Nous ne sommes pas aux États-Unis, et il est bien certain que nos dirigeants ne nous invitent jamais à prier, qu’ils n’invoquent jamais publiquement l’aide de Dieu pour gouverner le pays, et que de manière générale ils s’attachent à réaffirmer que la religion est extérieure à la sphère de l’autorité publique et de la loi commune.

Dans les rapports entre les gouvernants et les cultes, l’étiquette laïque – ou la tradition républicaine – a néanmoins beaucoup évolué au fil du temps.

Le 11 novembre 1918, par exemple, le président de la République, le président du Conseil et le président de la Chambre des députés se sont abstenus d’assister au Te Deum célébré à Notre-Dame de Paris. Le 26 août 1944, en revanche, le général de Gaulle était présent pour la même messe d’action de grâce. Et aujourd’hui, il est courant de voir des responsables politiques assister à des offices religieux, même si les usages républicains leur imposent d’y assister passivement, en simples spectateurs.

Un manquement à ces usages n’est bien sûr pas sanctionné : Nicolas Sarkozy a ainsi communié lors d’une messe catholique où il représentait l’État. Il lui est même arrivé de faire un signe de croix, en pleine cour des Invalides, devant les cercueils de soldats français tombés en Afghanistan. Les habitus laïques des gouvernants sont inégalement partagés.

Ils semblent mieux ancrés du côté des cultes et des Français religieux qui s’abstiennent, le plus souvent, d’invoquer Dieu à l’appui de leurs revendications. La Manif pour tous, ce puissant mouvement d’opposition à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dont chacun savait qu’il était mû par des convictions religieuses, s’est ainsi présentée comme une sorte de collectif d’anthropologues, qui entendait défendre les structures invariantes du couple et de la parenté. En d’autres temps, les mêmes invoquaient le droit naturel (pour s’opposer, par exemple, à la loi de 1938 qui a reconnu une pleine capacité civile à la femme mariée), ou se présentaient comme les gardiens de droits fondamentaux (le droit à la vie, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement).

La raison de leur silence tient à ce que l’argument religieux n’est pas audible sur la scène politique française. Encore une fois, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Il est vrai que les demandes d’exemption (par des maires réclamant une clause de conscience pour ne pas célébrer un mariage homosexuel, par des élèves réclamant une dispense d’assiduité…), ou même des demandes d’adaptation des règles de fonctionnement du service public (horaires d’ouverture, menus de la cantine…), se font de plus en plus insistantes. Mais leurs chances de succès restent très faibles, puisque le droit français est notoirement rétif à ce genre de revendications. Il est conforté à cet égard par le droit européen (quoi qu’on en dise), et peut-être aussi par un habitus laïque ancré dans la société civile.

Dans la société française, on ne jette pas sa religion au visage d’autrui. Il s’agit là d’une règle de civilité largement respectée : les personnes qui pratiquent une religion restent le plus souvent discrètes sur leur pratique, dans la plupart des espaces sociaux.

Est-ce une conséquence – indirecte – des lois et normes de laïcité ?

Peut-être. Les règles de laïcité permettent à chacun de vivre hors de toute religion, et surtout elles permettent le déploiement d’une myriade de relations sociales d’où toute référence à la religion est bannie.

L’état civil est laïcisé depuis 1792, le recensement ne comporte aucune question sur la religion depuis 1872, les employeurs ne collectent pas l’impôt d’église, les fichiers qui font apparaître les opinions religieuses des personnes sont en principe interdits… Tout cela ne crée pas un climat propice à l’affirmation spontanée, en société, d’une éventuelle affiliation religieuse. C’est une information qu’en général on garde pour soi.

Par ailleurs, nous avons la chance de bénéficier de ces « espaces de respiration laïque », comme les appelle Catherine Kintzler, que sont les services publics. Notre école publique est une école sans Dieu, Dieu est absent de nos tribunaux, de nos caisses d’allocations familiales, de nos mairies, etc., de sorte qu’une partie de notre vie en commun – de nos interactions quotidiennes – se déroule en des lieux où prévaut une règle de silence sur le religieux. Cela contribue peut-être à ancrer l’idée selon laquelle la religion doit rester à sa place, et ne pas s’afficher dans les lieux fréquentés par tous.

D’autres facteurs expliquent sans doute aussi cette situation, et ils n’ont rien à voir avec la laïcité.

D’abord, dans leur majorité, les Français n’ont pas de religion. C’est une assez bonne raison pour ne pas en parler. Ensuite, la religion n’est pas spontanément perçue comme un facteur de paix et de concorde entre les citoyens. Les Français se souviennent des massacres, violences et conflits en tout genre suscités dans leur pays par la question religieuse. Enfin, il existe chez nous une tradition de dévalorisation de la religion, au confluent de plusieurs veines (rabelaisienne, voltairienne, Père Duchesne, Charlie-Hebdo…). Cette tradition nationale ne saurait toutefois s’analyser comme un « habitus laïque », tout simplement parce qu’un certain nombre de Français impeccablement respectueux de la laïcité sont, par ailleurs, de fervents chrétiens, musulmans, juifs ou autres.

Des habitus antilaïques ?

L’habitus antilaïque – le type de comportement qui heurterait la laïcité – ce serait quoi ?

D’après ce qu’on peut lire ou entendre dans la période actuelle, sont probablement visés le phénomène dit de « religion dans la rue », ainsi que le développement de mœurs étrangères à la société française, plus ou moins directement liées à la religion musulmane.

La religion dans la rue, qui se déploie hors de ses temples, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la construction laïque. Je ne parle pas du sujet anecdotique du port de la soutane, dont il fut décidé en 1905 qu’il resterait libre, mais des « manifestations extérieures du culte », régies par l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905.

Après l’arrivée au pouvoir des républicains, en 1879, de nombreux maires avaient interdit, par voie d’arrêté municipal, les cortèges, les processions, les convois funéraires ostentatoires et autres messes en plein air. Cela n’avait pas manqué de susciter des tensions parfois vives, l’« espace public », comme on dit aujourd’hui, faisant l’objet de deux revendications contraires : celle des catholiques, qui réclamaient le droit de manifester leur culte à l’extérieur de leurs églises, et celle de libres penseurs qui se disaient agressés par ces exhibitions, et atteints dans leur liberté de conscience.

En 1905, la solution la plus raisonnable semblait consister à inscrire dans la loi le principe de l’interdiction, ne serait-ce que pour tarir une source importante de conflits locaux. Aristide Briand justifiait aussi (et surtout) le principe de l’interdiction générale en invoquant une règle de neutralité de la rue. Sans cette neutralité, avait-il soutenu avant de changer complètement d’avis sur ce point, la liberté de conscience ne saurait être assurée.

«Les Églises […] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes des autres confessions religieuses, le spectacle inévitable de leurs rites particuliers […]. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque […] doit être absolue et décisive » (Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 332).

Cette solution n’a finalement pas été retenue par le législateur, qui a décidé de soumettre les manifestations extérieures du culte au droit commun de la police municipale. Cela signifie que ces manifestations ne peuvent être interdites que si le risque de trouble à l’ordre public est avéré, et qu’il est impossible d’y parer autrement que par l’interdiction.

Or la volonté de protéger la neutralité religieuse de la rue est étrangère à la notion d’ordre public. Le Conseil d’État l’a clairement souligné en 1909, par son arrêt Abbé Olivier qui a partiellement annulé un arrêté municipal qui interdisait la présence visible des membres du clergé dans les convois funéraires catholiques, spectacle de nature, selon le maire, à « blesser les sentiments religieux et philosophiques » des passants. Dans son ordonnance du 16 août 2016 suspendant un arrêté municipal qui bannissait le port du burkini, le Conseil d’État a tout naturellement repris, mot pour mot, le passage central de son arrêt de 1909. La volonté de protéger la neutralité religieuse de la plage est étrangère à la notion d’ordre public.

Bien sûr, la nécessité de protéger l’ordre public peut conduire à limiter certaines formes d’expression religieuse dans la rue. En témoigne la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont il faut rappeler qu’elle est dénuée de tout rapport avec le principe de laïcité.

Les mœurs liées à l’islam – comme religion ou civilisation – ne posent pas davantage problème sous l’angle de la laïcité, sauf dans l’hypothèse où elles seraient invoquées comme la source d’un droit à s’exempter du respect de la loi commune (j’ai déjà évoqué cet aspect des choses).

Pour le reste, de quoi s’agit-il ? Sont généralement évoqués les pratiques alimentaires et vestimentaires, les rapports entre les sexes, et l’omniprésence des interdits religieux dans la vie quotidienne. Ces mœurs dites musulmanes – qui sont parfois de facture toute récente, comme la nouvelle crispation autour des anniversaires, qu’il serait strictement interdit de célébrer – ne facilitent pas le vivre-ensemble. Cela résulte parfois d’une démarche délibérée, lorsqu’un projet politique d’inspiration séparatiste travaille à conforter ces mœurs, pour créer une véritable contre-société soudée autour d’une référence à l’islam.

La réalité du problème, dans certaines villes, est indéniable, mais quel rapport avec la laïcité ? Lorsqu’un homme refuse de me serrer la main parce que sa religion le lui interdit, il serait ridicule de ma part d’invoquer la loi et les normes laïques, et plus encore un « habitus laïque » de la société française. Le type de relations qu’entretiennent les femmes et les hommes dans notre société n’est en rien imputable à la séparation des Églises et de l’État !

La montée en puissance de l’islam politique, ou même simplement de pratiques religieuses rigoristes, exclusives, non négociables, menace la cohésion sociale et les libertés individuelles. Elle marque aussi une régression intellectuelle majeure. Que faire pour l’enrayer ? Je ne détiens évidemment pas la solution. Mais je sais que si la laïcité doit être invoquée, ce ne peut pas être une « laïcité d’habitus », une laïcité « saucisson-pinard», celle des apéros en plein air organisés à Barbès par des groupes d’extrême droite.

Cette conception identitaire de la laïcité est la négation même des principes, des idéaux et des exigences laïques.

1 Gwénaële Calvès a développé cette réflexion à l’invitation des organisateurs du cycle de conférences « République, École, Laïcité » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. Comme on le verra, son analyse est sensiblement différente de celle qu’on peut lire dans l’article de Jean-Eric Schoettl « Laïcité : la norme et l’usage » . Les deux approches ont été présentées par leurs auteurs lors de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences. On les trouve en téléchargement sur la page du Conseil des sages du site du Ministère de l’Éducation nationale :
https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537
Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, notamment auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

Que tout enseignement véritable est laïque

Jean-Michel Muglioni médite, une fois de plus, sur l’école et sur l’acte même d’enseigner. Celui-ci, loin de se réduire à une pure et simple exposition de ce que le maître sait déjà, n’instruit les élèves que si le maître réactive en lui-même le moment de découverte « dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même ». Car c’est l’éclosion de la lumière en tout esprit qui est la substance l’enseignement. « Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école » et que, faute de mettre le savoir au centre de l’école, il ne sert à rien d’y prêcher une morale, fût-elle républicaine.

Qu’est-ce qu’être un professeur ?

Ce n’est pas exposer un savoir tout fait, tout cuit, c’est chaque fois, même si ce qu’on enseigne a été découvert il y a plusieurs milliers d’années, comme l’arithmétique élémentaire, quand même on l’enseignerait pour la dixième fois, c’est le redécouvrir avec les élèves comme si c’était la première fois. Non pas en jouant, comme un acteur de théâtre, à le découvrir, c’est-à-dire en faisant semblant, mais en le découvrant soi-même, dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même. Alors et alors seulement l’élève peut voir la même lumière l’éclairer, la lumière de son propre esprit. Faire et refaire ainsi le parcours des Méditations cartésiennes tout au long d’une carrière de professeur de philosophie n’enferme donc pas dans une routine ennuyeuse. De même apprendre à lire et à compter aux enfants de cours préparatoire est chaque année un éblouissement pour l’instituteur comme pour eux : il institue l’homme en eux, ils s’élèvent d’eux-mêmes à hauteur d’homme.

Pourquoi des savants, parfois, ne peuvent enseigner

On comprend donc que parfois des savants toujours portés à aller plus loin dans leur science ne parviennent pas à enseigner : ils s’intéressent à des résultats plus qu’à la lumière qui leur permet de les trouver et il leur arrive d’oublier les commencements. Tel mathématicien ne comprendra jamais qu’un apprenti ne comprenne pas ce qui pour lui va de soi. Tel amoureux de la poésie immergé depuis toujours dans la littérature n’a pas conscience qu’un élève peut y être totalement étranger. Ce sont des praticiens prisonniers de leur savoir et de leur passion, qui jamais ne s’élèvent vraiment au point de vue réflexif.

Pourquoi enseigner est-il impliqué par l’idée même de la philosophie ?

La philosophie est un savoir réflexif. Quelque savoir constitué que le philosophe considère, à quelque savoir philosophique qu’il parvienne lui-même, il s’interroge sur ce qui en fait un savoir. Attentif à ce qui fait que savoir est possible, c’est-à-dire à ceci qu’un esprit peut apprendre à savoir, il est conduit naturellement à devenir professeur et plus que tout autre professeur à réfléchir sur la nature de sa tâche. C’est aussi pourquoi depuis plus de quarante ans les professeurs de philosophie ont plus que d’autres résisté aux réformes qui ont détruit l’école.

Apprendre, c’est comprendre

Tout ce que je dis ici repose sur une idée du rapport de l’esprit au savoir qui fonde la pratique de l’enseignement proprement dit : il n’y a de savoir véritable que celui que l’esprit est capable de justifier, dont il peut rendre compte, qu’il comprend. Appliquer la règle de trois comme une recette sans avoir la moindre idée de ce qu’est une proportion n’est pas savoir, alors que comprendre une proportion est savoir. On peut faire une soustraction mécaniquement, et il est important de pouvoir le faire. Savoir, c’est comprendre le sens d’une retenue. Que parfois nous puissions appliquer des recettes pour obtenir des résultats, soit ! Mais c’est la part servile de l’apprentissage1. Apprendre vraiment, au sens où ce terme désigne à la fois l’activité du maître et celle de l’élève, c’est toujours s’interdire d’admettre ce qu’on ne comprend pas et, répétons-le, ne tenir pour vrai que ce dont on peut rendre raison.

L’école laïque, seule école véritable, seule libre

Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école, d’une école publique qui, si elle est organisée par l’État, n’est pas une école d’État : l’État paie les professeurs et garantit leur liberté, il ne définit pas les contenus enseignés, ni l’art d’enseigner2. Dans une école laïque, ces contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques, mais par les nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris, c’est-à-dire par lequel il est intelligible. Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance. L’école investie par la société civile n’est pas laïque. Je ne dis pas qu’une école vraiment laïque ait jamais existé.

Instruire et non prêcher

Catherine Kintzler, dans son intervention aux Chemins de la philosophie sur France Culture3, a donc pu utiliser l’expression : « enseigner de manière laïque ». Il fallait oser ce pléonasme puisque ce n’en est plus un dans l’école détruite. Ainsi suivre l’ordre des raisons des Méditations est une expérience laïque, informer des prétendues idées de Descartes ne l’est pas : c’est aussi bête que si l’on apprenait par cœur la suite des nombres sans savoir compter. Et en ce sens j’ose soutenir qu’il y avait plus de laïcité dans l’enseignement des jésuites que dans l’école de nos réformateurs. C’est pourquoi les décisions prises aujourd’hui pour lutter contre le fanatisme islamique sont contraires à la laïcité, puisqu’il n’est pas d’abord question que l’école instruise mais qu’elle prêche une morale républicaine. L’échec est certain, tant qu’on n’aura pas remis le savoir en son centre – y compris dans ce qu’il faudrait appeler instruction civique et morale et non pas éducation morale et civique. Les mots ont un sens, comme on l’apprendrait dans une véritable école.

Apprendre à savoir peut seul apprendre à distinguer croire et savoir

L’éveil de la raison ne peut venir que du savoir lui-même auquel l’apprenti est confronté, de sorte qu’il comprenne que comprendre n’est pas croire. À cette condition seulement il pourra croire sans fanatisme. Car il ne s’agit pas de s’opposer à ses croyances, et en cela l’école laïque peut être dite neutre. Il ne s’agit pas non plus de le rappeler à la loi républicaine, si l’obéissance va de soi dès qu’on entre dans l’école parce qu’on est là pour apprendre à l’abri des violences sociales. Alors seulement, parce que la pratique scolaire est républicaine et laïque, et sans même avoir à le dire – je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit à l’école ou au lycée que je devais respecter la loi républicaine et la laïcité ! – alors seulement il est possible d’espérer qu’on soit républicain en dehors de l’école.

PS – L’enjeu universel de la laïcité

J’ai donné à la laïcité une signification qui ne la réduit pas au rapport de l’école et des religions. Or la laïcité a d’abord été au début de la Troisième République la libération de l’école alors sous l’emprise de l’Église. Puis est venue en 1905 la séparation des Églises et de l’État : la laïcité a bien été dans les deux cas une définition du rapport de l’école et de l’État avec les religions, et d’abord avec l’Église romaine. Mais, de même que certains catholiques dès le début du XXe siècle, et aujourd’hui, se réjouissent de cette séparation qui libère l’Église du temporel et la rend à sa vocation spirituelle, il est permis de penser que la laïcisation de l’école l’a rendue à sa vocation qui est l’enseignement, et d’abord l’enseignement élémentaire. Ce qui veut dire à l’enseignement des éléments à partir desquels le savoir peut se constituer en chacun. Ainsi l’enseignement de la lecture, c’est-à-dire de l’écriture alphabétique, rend chacun en mesure de lire tout ce qui est publié : il donne la possibilité à l’élève de lire cela même que l’école ne lui a pas dit de lire, qu’elle n’en ait pas eu le temps ou même qu’elle ait eu la volonté de le lui cacher. L’enseignement laïque donne à ceux auxquels il s’adresse la possibilité de le juger. C’est bien dire qu’il ne délivre pas l’esprit de la seule tutelle de l’Église et que tout enseignement véritable est laïque en ce sens.

Notes

1 – Voilà sans doute une compétence. Ai-je tort de m’inquiéter de voir que compétence a remplacé savoir ou connaissance dans le vocabulaire ministériel ?

2 – C’est pourquoi, comme le voulait Condorcet, l’instruction est obligatoire, non l’inscription dans une école publique.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

CK invitée émission « Le temps du débat » Fr Culture

Emission réalisée « à distance » par voie téléphonique, en raison des contraintes sanitaires.

Détails et liste des invités sur le site de l’émission, consacrée à la laïcité https://www.franceculture.fr/emissions/temps-du-debat

Merci à Emmanuel Laurentin et à Chloë Cambreling pour cette invitation.

Entretien CK avec Philomag : « Le terrorisme islamiste entend dicter sa loi à l’école »

Michel Eltchaninoff m’a invitée à un entretien pour Philosophie magazine. Le texte vient d’être publié (23 octobre) sous le titre « Le terrorisme islamiste considère que l’école est à sa disposition et entend lui dicter sa loi », en accès libre sur le site Philomag.

En voici de brefs extraits. Merci Philomag !

« Mise en place dès le début des années 80, la politique d’« ouverture de l’école sur le monde » et de mise en suspicion des savoirs, que j’ai critiquée notamment en écrivant un livre sur Condorcet en 1984, n’a sans doute pas été faite pour l’islamisme, mais l’islamisme aurait été bien bête de ne pas s’en emparer pour imposer insolemment son agenda. »

« La question du blasphème est impertinente : il n’y a de blasphème que pour des croyants et cette notion est inconnue de la législation. »

« Le martyre de Samuel Paty marque un point de non-retour, il entre dans l’histoire. S’en détourner en refusant toute manifestation marquante appelant à la mobilisation républicaine s’ajouterait à une longue et honteuse série de dénis. »

« Une leçon n’est pas une manifestation qui assène des slogans, on n’y réclame pas l’adhésion […] mais l’intelligibilité. Jamais un professeur ne « montre » un objet sous le régime de l’exhibition, de l’exhortation ou de la détestation. »

« Je ne vois pas pourquoi on devrait s’interdire de critiquer l’islam, y compris de manière virulente. Pourquoi faudrait-il lui épargner le moment critique que rencontrent heureusement toutes les religions, toutes les philosophies, y compris et surtout par le travail de leurs propres penseurs ? »

« […] il faut cesser de se laisser intimider à coups de culpabilisation et de retournement victimaire, il faut cesser d’exercer la liberté d’expression à sens unique. »

Lire l’entretien sur le site Philomag.

À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Vendredi 16 octobre, Samuel Paty, professeur, a été décapité parce qu’il enseignait. Réduire cet assassinat à un crime revient à esquiver le caractère politique de la visée hégémonique qu’il véhicule. Car cette atrocité se présente comme une exécution expiatoire menée au nom d’un ordre supérieur qui devrait supplanter non seulement les lois de l’association politique, mais aussi tout rapport autonome à la connaissance, à la pensée. Elle révèle aussi que la guerre menée contre la République a dépassé la période des tests politiques, ainsi que celle des commandos organisés terrorisant la société civile, pour atteindre un niveau alarmant de diffusion. En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger.

Si l’école est laïque, ce n’est pas seulement comme institution et parce qu’elle est un organe du dispositif républicain, c’est aussi parce qu’elle tire (ou devrait tirer) son autorité de la constitution des savoirs, laquelle échappe à toute transcendance, à toute imposition d’une parole ou d’un livre unique, et ne peut se construire qu’avec des esprits en dialogue. Voilà ce que tout professeur est chargé de travailler et de défendre, non pas dans la célébration d’un « vivre-ensemble » incantatoire et abstrait, mais avec et par le segment du savoir qu’il maîtrise et qu’on n’ose plus appeler « discipline ».

Installer chaque esprit dans ce dialogue fructueux et inquiet qui a pour condition première le dépaysement, la distance avec soi-même, voilà ce que faisait Samuel Paty, professeur. Il aurait dû pouvoir le faire normalement, en expliquant, en illustrant1, en argumentant dans une ambiance de sérénité assurée par l’institution : en somme en professant, protégé des pressions et mettant de ce fait ses élèves, avec lui, à l’abri du tourbillon social. Mais, comme des milliers de professeurs aujourd’hui et depuis bien des années, il le faisait malgré, contre les assauts qui renvoient sans cesse l’école à son extérieur, il le faisait en dépit des pressions qui, au prétexte de mettre les élèves (et les parents) au centre du dispositif scolaire, l’assujettissent à la férocité et à la fluctuation des demandes sociales. Ce qui devrait être un travail serein et somme toute ordinaire est devenu un acte d’héroïsme.

Samuel Paty a été assassiné et décapité pour avoir exercé sa fonction, parce qu’il enseignait : c’est en sa personne le professeur qui a été massacré. Par cette atrocité, sommation est faite à tous les professeurs d’enseigner et de vivre sous le régime de la crainte. Des groupes qui encouragent ces manœuvres d’intimidation à sévir au sein même de l’école s’engouffrent dans la brèche ouverte il y a maintenant trente ans, laquelle s’acharne à assujettir l’école aux injonctions sociales. On ne voit que trop à quelles extrémités celles-ci peuvent se porter. Non l’école n’est pas faite pour « la société » telle qu’elle est. Sa visée est autre : permettre à chacun, en s’appropriant les savoirs formés par l’humaine encyclopédie, de construire sa liberté, dont dépend celle de la cité. Il faut cesser de convoquer les professeurs à leur propre abaissement. Réinstaurer l’école dans sa mission de transmission des savoirs et protéger ceux qui la mettent en œuvre, voilà ce qu’on attend d’une politique républicaine. Sans cet élargissement qui appelle une politique scolaire exigeante et durable, l’hommage national qui doit être rendu à la personne martyrisée de Samuel Paty restera ponctuel.

Il est faux de dire que l’auteur de cet assassinat était un « solitaire », comme s’il fallait éviter de dire qu’il s’agit d’un acte de guerre. Un homme isolé n’est pas nécessairement un « solitaire ». En l’occurrence il se nourrit au fast food bien garni des exhortations, imprécations, intimidations et autres menaces qui, diffusées sur internet et dans certaines mosquées, partout étalées2, relayées, font de chaque assassin se réclamant de la cause islamiste un vengeur héroïque. Il y a bien longtemps que cette guerre a commencé. Elle a posé un jalon dès 1989, en s’attaquant déjà à la laïcité de l’école républicaine3. Elle a ensuite dépassé la période des tests politico-juridiques, puis celle des commandos organisés terrorisant la société civile à coups meurtriers de Kalashnikov pour atteindre aujourd’hui un niveau d’extension tel qu’aucune parcelle de la société ne peut assurer qu’elle est à l’abri de sa présence et de sa menace4. Pratiquant avec virtuosité le retournement victimaire et la culpabilisation à l’ « islamophobie », convertissant l’accusation impertinente de « blasphème » en pleurnicherie des « sensibilités offensées », tissant ses liens avec le « décolonialisme » et le néo-racisme, la forme idéologique de cette guerre gangrène l’université et se diffuse dans la société civile5.

En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger. Un ordre moral féroce s’installe par accoutumance, à tel point qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un homme de songer à en assassiner un autre pour avoir osé une opinion contraire à une parole prétendue absolue, qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un groupe d’appeler à la vengeance. La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas simplement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de toute désapprobation la concernant. Et il se trouve de bonnes âmes pour comprendre, excuser et encourager cette abstention. L’appel au « respect de l’autre » est-il à ce point nourri de haine de soi qu’il doive prendre la forme d’une autocensure s’interdisant toute critique publique ? Est-il à ce point méprisant et paternaliste à l’égard de ceux qu’il prétend prendre sous son aile qu’il se croie obligé de leur épargner cette critique ? Est-il à ce point retors qu’il faille en son nom faire fonctionner la liberté d’expression à sens unique ?

Le sursaut nécessaire n’appartient pas qu’au politique : devant l’infusion sociale qui répand et banalise le totalitarisme islamiste, les nécessaires mesures politiques et juridiques qui sont appelées aujourd’hui de toutes parts, si fermes soient-elles, seront sans effet sans un mouvement civil issu des citoyens eux-mêmes. Cessons de courber l’échine ou de regarder ailleurs devant la culpabilisation, devant l’insolence et la violence du « République bashing » qui convertit la haine du colonialisme en haine de la République, qui confond universalisme et uniformisation, qui est prêt à sacrifier les individus sur l’autel antique des communautés et des ethnies, qui fétichise les appartenances et ne voit pas que sans la liberté de non-appartenance, il n’est pas d’appartenance valide. Aucun régime n’a été aussi libérateur que le régime laïque, aucune religion placée en position d’autorité politique ou ayant l’oreille complaisante de cette autorité n’a produit autant de libertés : osons la laïcité, osons la République. « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »6.

Merci à Causeur pour la reprise de ce texte le 19 octobre en accès libre sur son site (avec des intertitres de la rédaction du magazine).

Notes

1 – L’expression « il a montré des caricatures de Mahomet » est un raccourci. Aucun professeur ne « montre » quoi que ce soit sous le régime épatant de l’exhibition. « Montrer », pour un professeur c’est, soit recourir à une illustration, utiliser un document, une ressource en l’incluant dans un ensemble explicatif et progressif, soit exécuter un geste, un exercice afin d’exposer et d’expliquer un modèle ou un exemple dont les élèves pourront s’inspirer.

2 – J’ai eu la surprise, en téléchargeant il y a deux jours l’édition de 1929 de L’Ethique de Spinoza (Garnier, traduction Appuhn) sur Amazon en accès libre, de la voir précédée et suivie de deux textes de propagande islamiste.

3Affaire dite des « foulards » au collège de Creil. Voir le manifeste dit « des Cinq » « Profs ne capitulons pas », Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989 sur le site du Comité laïcité République http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html

4 – On se reportera, entre autres, aux deux ouvrages collectifs dirigés par Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République (Paris, Mille et une nuits, 2004) et Une France soumise (Paris, Albin-Michel, 2017) ainsi qu’au collectif dirigé par Bernard Rougier Les territoires conquis de l’islamisme (Paris, PUF, 2020).

6 – Citation extraite du discours prononcé par Emmanuel Macron, président de la République, aux Mureaux le 2 octobre 2020. Voir une brève analyse et la référence sur ce site : https://www.mezetulle.fr/discours-des-mureaux-sur-le-separatisme-e-macron-brise-un-tabou-ideologique-mais-la-politique-suivra-t-elle/ .

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

Rester Charlie, encore et toujours

L’administration de Mezetulle étant en panne le 2 septembre lors de l’ouverture du procès des attentats islamistes de janvier 2015 – Charlie Hebdo, Montrouge, Hyper Cacher-, je ne peux mieux faire que de relayer aujourd’hui la page-titre de Charlie Hebdo du 2 septembre….
« Rester Charlie » était le titre d’un article de Marie Perret publié dans Mezetulle le 12 janvier 2015, lendemain du jour où « des millions de personnes sont descendues dans la rue dimanche pour dire Je suis policier, Je suis juif , Je suis Charlie » .

Edit du 14 septembre. J’ai signé la tribune « Pour Charlie. Nous ne vous laisserons pas seuls » : en ligne sur Le Monde.fr . Le site EGALE en publie le pdf avec la liste des signataires.

Relire sur Mezetulle  :

et, de Jeanne Favret-Saada :

Gisèle Halimi : oser lutter

J’ai fait la connaissance de Gisèle Halimi peu après « l’affaire des foulards » de Creil à l’automne 1989. Le manifeste « Profs ne capitulons pas ! Lettre ouverte à Lionel Jospin » a été publié dans Le Nouvel Observateur daté du 2 novembre 89. C’est à cette même date que Gisèle Halimi, invitée à « Soir 3 », explique pourquoi elle a démissionné de SOS racisme. On peut voir l’archive sur le site de l’INA .

Elle a participé, dans les mois qui suivirent, à la fondation du Comité Laïcité République1, et c’est à cette occasion que je l’ai rencontrée. Je me souviens de sa fermeté, de son calme, de son argumentation lumineuse, précise et concise. En présence de son énergie, de son éclat, à son écoute, on se sentait tiré vers le haut, on avait honte de ne pas oser lutter. Puisse son souvenir raviver, entretenir et développer la salutaire audace du combat féministe universaliste !

On lira dans Marianne « La femme est l’avenir de l’homme, hommage à Gisèle Halimi » par Henri Pena-Ruiz, avec « un bref inventaire de ses luttes » ; ainsi que, sur le site du Comité Laïcité République, le bref article « coup de gueule » de Jean-Pierre Sakoun « Gisèle Halimi et les délires ‘néoféministes’ ». Sans oublier l’entretien de Sonia Mabrouk avec Aziliz Le Corre pour Figarovox « Le féminisme de Gisèle Halimi se conjuguait avec l’universalisme« .

1 – Comité fondateur de soutien : Maurice Agulhon, Louis Astre, Pierre Bergé, Henri Caillavet, Jean-Pierre Changeux, Fanny Cottençon, Régis Debray, Manuel de Dieguez, Clément Durand, Alain Finkielkraut, Yves Galifret, Max Gallo, Gisèle Halimi, Catherine Kintzler, Albert Memmi, Sami Naïr, Claude Nicolet, Emile Papiernik, Jean-Claude Pecker, Yvette Roudy, Claude Villers.

L’Église catholique et la pandémie : revendication d’exception et surenchère encombrante

La date de reprise éventuelle des rassemblements cultuels, fixée initialement au 11 juin puis ramenée au 2 juin, a soulevé les protestations de l’Église catholique, au point que le Premier ministre a évoqué, dans une de ses récentes déclarations, la possibilité de l’avancer au 29 mai1. On remarque depuis quelques jours une multiplication de déclarations mi-plaintives mi-indignées de la part de responsables catholiques2 (soutenus par des responsables politiques) qui semblent décidés à revendiquer un statut d’exception, prétendument « vital », sinon pour leur religion, du moins pour les religions en général. En quoi ils sont surclassés par l’outrance offensive d’un appel catholique international qui, pour revendiquer une liberté exclusive, n’hésite pas à recourir au complotisme3.


Les religions sont-elles d’intérêt public ? 

Qualifier les rassemblements religieux de « nécessité vitale », c’est, sur un plan général, méconnaître (ou feindre de méconnaître) le minimalisme républicain laïque en matière de non-reconnaissance des cultes.

Dans un récent article4, Henri Pena-Ruiz rappelle que les religions n’ont pas le monopole de ce qu’on appelle (un peu trop restrictivement à mes yeux) « la spiritualité » et que l’exercice de celle-ci n’a pas à être apprécié (et encore moins hiérarchisé) par la puissance publique. Mais parler de « nécessité vitale », c’est, au-delà même du contexte particulier de l’état d’urgence sanitaire que nous aborderons plus loin, supposer que les religions pourraient relever d’une forme d’intérêt public. Cet intérêt demanderait plus que la jouissance ordinaire de la liberté (comme c’est le cas pour la liberté de culte) : une reconnaissance et donc un soutien positif de la part du pouvoir civil. Le raisonnement a été maintes fois utilisé pour réclamer un financement public des cultes.

Il arrive que l’autorité publique soutienne des activités particulières telles que des associations culturelles ou sportives, par exemple en les subventionnant. Naguère, un commentateur me faisait remarquer qu’on subventionne des stades et des clubs de rugby, alors que nombreux sont les citoyens et contribuables qui ne s’intéressent pas à ce sport ou même qui lui sont hostiles : alors pourquoi ne pas reconnaître et soutenir les religions ?

Tentons d’éclaircir la question en faisant varier les exemples en ordre décroissant.

Il est de l’intérêt de tous que la loi existe, qu’elle soit la même partout et appliquée de la même manière. Il est de l’intérêt de tous que la force publique soit la seule habilitée aux tâches de maintien de l’ordre. Il est de l’intérêt de tous que chacun ait une retraite et une couverture sociale décentes. Il est de l’intérêt de tous que la maternité soit protégée (et pourtant seules les femmes accouchent…). Il est de l’intérêt de tous qu’on étudie à l’école des disciplines que tous n’étudieront pourtant pas. Il est de l’intérêt de tous que la recherche fondamentale (« qui ne sert à rien » dans l’immédiat) soit promue et encouragée. On voit bien, sur cette première série d’exemples, que le mot « tous » ne désigne pas (dans l’expression que j’ai employée : « intérêt de tous ») un ensemble empirique, mais un universel. Même si je sais que je n’apprendrai jamais l’astrophysique, il est de mon intérêt de citoyen en général que cette discipline soit développée.

Poursuivons la série en la compliquant. Il est de l’intérêt de tous que la culture soit soutenue et développée. Par exemple il y a des théâtres, des orchestres entièrement subventionnés. Il y a aussi et ensuite des zones intermédiaires, que la puissance publique encourage mais qu’elle ne prend pas entièrement à sa charge : on peut prendre l’exemple de certains musées, de certains théâtres – et généralement des établissements à financement mixte. L’exemple des installations sportives peut prendre place ici et montre que le soutien public peut s’investir dans des domaines qui n’allaient pas de soi autrefois ; la question n’est jamais définitivement close et c’est le rôle des assemblées d’en décider. Amateur de rugby, je trouve qu’il est acceptable et normal de soutenir d’autres sports. Oui, mais alors on insistera : pourquoi, sur cette voie, ne pas soutenir des associations cultuelles ?

Cultuel et culturel

L’exemple de la rénovation d’une cathédrale mobilisant des moyens puisés dans les impôts des contribuables nous amènera au plus près du point litigieux. Il illustre la distinction entre le culturel et le cultuel. Une cathédrale est rénovée grâce à mes impôts : mais ce n’est pas pour y prier que le bâtiment est ainsi rénové. Il se trouve qu’on y prie aussi (il est mis à la disposition d’un culte), mais, et cela en vertu de la loi de 1905 dite « de séparation », c’est un monument public. Le caractère religieux de l’édifice n’est pas aboli pour autant, mais il est ici traité sous son aspect culturel qui s’adresse à tous : on ne m’impose aucun acte de foi en rénovant des statues ou des vitraux, on ne s’introduit pas dans ma conscience. On me fait savoir que la puissance publique s’intéresse à sauvegarder un monument faisant partie du patrimoine commun5.

Voilà une des raisons pour lesquelles aucune religion en tant que telle, c’est-à-dire en tant que système de croyance (ni aucun ensemble de religions), ne peut entrer dans le domaine de l’utilité publique, ni même dans celui des choses culturelles que la puissance publique peut soutenir. Car soutenir un culte c’est soutenir une croyance, et l’État ne doit ni imposer ni accréditer aucune croyance. Soutenir l’athéisme serait du même ordre : ce serait financer l’imposition d’une incroyance. En revanche l’étude des religions fait partie du domaine culturel, et entre dans le champ des sciences humaines, lequel est produit et enseigné dans des établissements payés ou soutenus par la puissance publique.

Toute religion est par nature exclusive

Un autre angle permettra de préciser le sujet. Qui est bénéficiaire des décisions publiques ? Tous ! Alors là, laissez-moi rire, m’objectera-t-on : il y a bien des postes publics réservés à ceux qui ont tel ou tel diplôme, postes pourvus sur titres ou sur concours ? C’est exact, mais personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. L’accès est a priori et en droit ouvert, quelle que soit l’origine, la croyance, etc. On n’est pas admis (ou refusé) à un concours de la fonction publique parce qu’on croit à la résurrection des corps mais parce qu’on satisfait (ou non) à des conditions techniques ou scientifiques que tous peuvent viser et remplir en droit.

Et le stade de rugby ? Tous n’y vont pas, mais tous peuvent y aller en droit. On ne fait pas le tri entre les spectateurs sur des critères a priori comme leur appartenance, leur lieu de naissance, leur couleur, leur croyance. Quand on rénove les vitraux d’une cathédrale avec une partie de l’argent public, la jouissance de cette rénovation est proposée et accessible à tous. Lorsque j’entre dans la cathédrale de Rouen, personne ne s’inquiète de savoir si je me signe, personne n’exige de ma part un acte d’appartenance.

On voit à nouveau et sous cet angle pourquoi les religions ne peuvent entrer dans cette sphère accessible en droit à tous : c’est que par définition elles sont réservées à ceux qui les embrassent. Une religion exclut a priori tous ceux qui n’y adhèrent pas ; et quand elle les accepte c’est en vue de les convertir. Le « nous » des croyants est communautaire : sa capacité d’exclusion est corrélative de sa capacité d’inclusion. Une grande idée du catholicisme, comme son nom l’indique, est de prétendre à l’universalité, mais cette universalité ne peut s’effectuer qu’en excluant la liberté de ne pas croire ou de croire autre chose.

L’inclusion dans l’association civile ne s’accompagne pas d’une telle injonction : l’association civile, quand elle est laïque, est indifférente aux appartenances. C’est ainsi que raisonnent (ou devraient raisonner) les élus lorsqu’ils s’interrogent sur l’opportunité de voter une subvention : ne pas seulement se demander si telle association est utile, mais se demander aussi si sa nature exclut a priori une partie des administrés en fonction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils croient. Des critères d’admissibilité peuvent être décidés, mais ils ne peuvent discriminer les bénéficiaires en fonction de leurs appartenances. On aura donc des motifs valables pour soutenir telle association de charité notoirement gérée par une confession religieuse, à condition qu’elle ne réserve pas ses secours aux seuls fidèles de cette religion et qu’elle ne se livre pas au prosélytisme dans ce cadre. Mais on ne pourra pas subventionner ou reconnaître par tout autre moyen un culte en tant que tel, qui ne peut pas, par sa nature, satisfaire à cette condition.

Et pour la même raison, on ne peut pas non plus soustraire un ou des cultes à la règle commune qui s’exerce au nom de tous et dans l’intérêt de tous.

L’état d’urgence sanitaire actuel s’en prend-il plus aux rassemblements cultuels qu’à d’autres ?

Ce qui vient d’être dit est un cadre général, qui vaut dans une situation ordinaire. Or nous sommes dans une situation extra-ordinaire, une situation d’urgence qui appelle des mesures particulières – une loi d’urgence sanitaire restreignant notamment certaines libertés. On peut certes critiquer ces restrictions, s’interroger sur leur bien-fondé juridique, en demander la levée ou l’assouplissement, mais cette critique doit-elle prendre la forme d’une revendication d’exception ? Or c’est dans ce cadre que les plaintes des responsables religieux interviennent : à les entendre, les cultes seraient particulièrement maltraités par la décision d’interdiction des rassemblements et il faudrait faire exception pour eux en les exemptant de cette interdiction.

Dans le contexte particulier actuel et temporaire de l’état d’urgence sanitaire, peut-on soutenir que les cultes sont privés de liberté plus que ne le sont d’autres activités de type culturel ? Rappelons que l’application de l’état d’urgence sanitaire n’interdit pas les cultes, mais les rassemblements tels que représentations théâtrales, festivals, cinémas, réunions, cérémonies collectives… « On ouvre les écoles et les bibliothèques mais on interdit les réunions religieuses !» : tel est le raisonnement appuyant la revendication d’ouverture de ces réunions. Oui, mais les écoles et les bibliothèques sont d’intérêt public au sens où nous l’avons exposé, et les dispositions particulières actuelles leur imposent d’éviter la forme du rassemblement.

Faisons, encore une fois, varier la proposition.

« On ouvre les écoles et les bibliothèques mais les réunions maçonniques ne peuvent pas non plus avoir lieu ! » : le dispositif frappe d’autres formes de « vie spirituelle » que les rassemblements cultuels. À ma connaissance, aucune obédience maçonnique n’est venue déposer sa larme victimaire et revendicative à l’Élysée ou à Matignon. Il est vrai que, pour beaucoup des responsables religieux revendicatifs, l’activité maçonnique, hum, ce n’est pas vraiment une nourriture spirituelle « vitale »…

« On ouvre les écoles, mais on interdit les représentations théâtrales, les concerts, les conférences, etc. » : oui, et c’est pour la même raison qu’on interdit les rassemblements religieux. Le motif de l’interdiction tient à leur forme et à leur nombre, et non à une volonté de persécution antireligieuse, à une volonté de s’en prendre à leur contenu ou à leur objet. Une décision laïque, en l’occurrence, consiste à rester aveugle au contenu et à l’objet même des rassemblements et à les traiter de manière égale.

C’est là qu’apparaît le fond de la question, car c’est précisément ce qui blesse. Cette décision temporaire de restriction de liberté est prise sans considération du contenu des activités, en ne tenant compte que de leur forme et de leur nombre, lesquels sont en l’occurrence pertinents en matière de transmission du virus. La décision s’apprécie en relation avec la situation et, comme le dit la loi d’urgence, « aux seules fins de garantir la santé publique ». Elle montre que, aux yeux d’une association politique laïque soucieuse de l’ordre public et en ces circonstances, les rassemblements cultuels n’ont pas en soi plus de valeur que d’autres rassemblements présentant les mêmes propriétés et qu’ils doivent être traités de la même manière.

Aller à la messe, aller au cinéma, aller au concert…

Voilà le point visé par les reproches de matérialisme, de méconnaissance de l’anthropologie élémentaire – laquelle, selon Mgr Aupetit, requiert la pratique d’une religion parce que « c’est vital » . « Aller à la messe ce n’est pas la même chose que d’aller au cinéma ! » ajoute-t-il6. Ce n’est pas non plus la même chose d’aller au cinéma que d’aller au concert, d’assister à une conférence ou de se réunir dans un temple maçonnique : ces rassemblements ayant des objets et des contenus différents, chacun d’entre eux est spécifique ! Mais la messe, quand même, c’est autre chose, c’est plus important, ça demande quelques égards, non ? Non. Dans sa forme, la messe est un rassemblement tout comme le cinéma, le concert ou la tenue maçonnique : de ce point de vue, elle ne saurait faire exception. Oui mais, nous dit-on, les prêtres sont « responsables » et sauraient faire respecter des mesures sanitaires de protection des fidèles ! On n’en doute pas. Mais on ne doute pas non plus que les directeurs de salles de cinéma, de théâtre, les organisateurs de concerts, etc., soient tout autant responsables et capables…

Les responsables religieux devraient plutôt se féliciter que la puissance publique se détermine ici sans avoir égard au contenu, qu’elle ne professe aucune position « anthropologique », qu’elle ne décide pas s’il est meilleur d’aller à la messe plutôt qu’au cinéma ou dans une réunion maçonnique, s’il est meilleur d’embrasser telle ou telle religion plutôt qu’une autre ou plutôt qu’aucune.

En ces circonstances particulières (où, comme on l’a dit, les dispositions en question ont pour fin « de garantir la santé publique »), si la puissance publique accordait à la messe – ou à tout autre rassemblement religieux – une attention spéciale en fonction de son contenu et de son objet spécifiques, attention qui la placerait en position d’exception, cette puissance publique s’engagerait sur la voie de la reconnaissance d’une « utilité  spirituelle ». Outre que cela, comme on le voit déjà, déclencherait une concurrence entre instances autoproclamées se réclamant d’une telle utilité, cela pose une question fondamentale. Que serait une association politique qui s’occuperait (comme le dit Locke pour récuser cette idée) du « soin des âmes » en accordant à un ou des cultes un statut d’exception ? Ne pratiquerait-elle pas une ingérence dans la conscience des citoyens et ne romprait-elle pas la liberté des cultes, qui suppose leur égalité ? Ne faut-il pas s’en tenir ici au minimalisme laïque, qui laisse un tel « soin de son âme » à la conscience de chacun et qui laisse les cultes s’organiser librement dans le respect du droit commun ? Paraphrasons Locke encore une fois : l’association politique n’a pas à assurer le « salut des âmes », mais la sauvegarde des droits et biens civils – en l’occurrence la « santé publique ».

Du reste, en lâchant le grand mot de « liberté religieuse », certains politiques avouent qu’ils ont une piètre idée de ces biens civils et de la puissance libératrice de la laïcité7. Car cette expression, très restrictive, trahit une absence de souci pour l’irréligion. Or une association politique laïque assure tout autant la liberté irréligieuse, mais elle ne serait pas laïque si elle la qualifiait ainsi. Plus justement, la loi de 1905 parle de « liberté de conscience », dont la liberté de pratiquer un culte et celle de n’en pratiquer aucun sont des cas particuliers.

Une surenchère encombrante et outrancière

Une surenchère bien encombrante vient en outre submerger et surclasser tapageusement ces modestes plaidoyers. Le 7 mai, un remarquable « Appel pour l’Église et pour le monde aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté » est diffusé à l’initiative de Mgr Carlo Maria Viganò8.

Si Valeurs actuelles, en reprenant ce texte, parle élogieusement d’une « charge sans concession de plusieurs cardinaux »9, le journal La Croix en relève, avec un effarement non dissimulé, la « tonalité complotiste »10. Effectivement. En minimisant la gravité de la pandémie, en mettant en cause la recherche (prétendument mercantile) de vaccin, le texte, sans nommer un seul pays, s’alarme des restrictions de libertés produites par des mesures d’urgence sanitaire et les qualifie de « prétextes » politiques. Et il poursuit :

« Nous avons des raisons de croire – sur la base des données officielles relatives à l’incidence de l’épidémie, et sur celle du nombre de décès – qu’il existe des pouvoirs fort intéressés à créer la panique parmi la population dans le seul but d’imposer de façon permanente des formes de limitation inacceptables de la liberté, de contrôle des personnes, de suivi de leurs mouvements. Ces formes de limitations liberticides sont un prélude inquiétant à la création d’un gouvernement mondial hors de tout contrôle. »

Mais c’est à un autre moment du texte que je m’intéresserai pour finir. Ce vibrant appel à soutenir les libertés ne se contente pas d’évoquer un « ennemi invisible » contre lequel il appelle les fidèles à résister, il lui donne en réalité un visage, présenté comme tentaculaire et invasif : l’Autorité civile.

« L’État n’a pas le droit de s’ingérer, pour quelque raison que ce soit, dans la souveraineté de l’Église. La collaboration de l’autorité ecclésiastique, qui n’a jamais été refusée, ne peut impliquer de la part de l’Autorité civile des formes d’interdiction ou de limitation du culte public ou du ministère sacerdotal. Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger. Nous demandons que les limitations à la célébration des fonctions publiques du culte soient supprimées. » [Le passage en italique est souligné dans le texte d’origine.]

L’État n’a pas à s’ingérer dans la souveraineté de l’Église : bien sûr, mais il n’est pas vrai que cette abstention doive être absolue et doive écarter « quelque raison que ce soit » – car il peut arriver que ladite « souveraineté » empiète sur le droit commun. La non-ingérence est une base de la loi de 1905 garantissant la liberté de culte « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »11. Personne, aucune association, ne peut revendiquer une liberté absolue, personne n’est au-dessus du droit commun. Par ailleurs, on fera remarquer qu’un régime concordataire est par définition une ingérence de l’État dans les affaires religieuses et cette fois en tant que telles (nomination des évêques par exemple). Il faudrait donc, dans cette logique revendicative, en réclamer l’abolition et s’en tenir à une stricte séparation.

D’autre part, cette non-ingérence est réciproque. Or c’est ce que semble oublier le texte, qui revendique (en le soulignant) un fonctionnement à sens unique : « Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger ». Si les fidèles peuvent, au sein de l’association politique et en tant que citoyens, œuvrer en faveur de ce qu’ils estiment conforme à leur engagement religieux, s’ils doivent faire respecter leurs droits comme ceux de tout autre (qu’il soit ou non croyant), ils doivent faire tout cela dans le respect du droit commun, dont ils sont à la fois sujets et législateurs. Mais « les droits de Dieu » et ceux d’un « Roi et Seigneur de l’Histoire » s’étendent-ils jusqu’à s’élever au-dessus de l’autorité civile au nom d’une loi supérieure ? Croyant ou non, n’aura-t-on pas de bonnes raisons de craindre ceux qui se proclament les législateurs, les représentants et les exécutants d’une « loi suprême » ?

[Edit du 25 mai]. Sur le référé du Conseil d’État intervenu le 18 mai après publication de cet article

18 mai : le Conseil d’État statuant en référé ordonne au premier Ministre de « lever l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte et d’édicter à sa place des mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires et appropriées en ce début de déconfinement ». En lui accordant une importance plus grande qu’aux autres libertés fondamentales, il montre que la liberté de culte est traitée de manière exceptionnelle. On lira à ce sujet le communiqué du Collectif laïque national ci-dessous ou en ligne sur le site de l’UFAL.


Notes

1 Il se trouve que le 29 mai précède tout juste la célébration de la Pentecôte le dimanche 31 mai. En donnant des signes de fléchissement devant les pressions, cette déclaration ouvre immédiatement la boîte de Pandore de la rivalité victimaire : le Ramadan se terminant le 24 mai, les musulmans montent aussitôt au créneau pour dénoncer un traitement inégal… On lira l’excellent article signé Hadrien Mathoux en ligne dans Marianne du 8 mai 2020 https://www.marianne.net/societe/necessite-vitale-pour-les-catholiques-la-bruyante-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le , où on trouvera de nombreuses références sur l’ensemble de la question, notamment la déclaration d’Edouard Philippe à l’AN le 5 mai.

2 – Voir l’article cité note précédente pour de nombreuses références. On peut consulter un florilège de ce mouvement de protestation sur nombre de sites catholiques de tendance conservatrice. Voir par exemple ces deux articles du site Aleteia  : https://fr.aleteia.org/2020/04/29/pas-de-messe-publique-avant-le-2-juin-la-vive-reaction-des-eveques/  ; https://fr.aleteia.org/2020/05/04/le-gouvernement-pret-a-etudier-une-reprise-des-messes-publiques-des-le-29-mai/ . Voir la déclaration de l’évêque de Nanterre faisant état d’un « tropisme anticlérical et anticatholique » sur le site Le Salon beige https://www.lesalonbeige.fr/interdiction-du-culte-public-jusquau-2-juin-des-eveques-refusent-de-capituler/ . On consultera aussi la récapitulation dans le post-scriptum de la revue de presse du Comité Laïcité République du 8 mai http://www.laicite-republique.org/l-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le-confinement-des-messes-marianne.html . Le CLR a publié de son côté un texte relatif à cette date d’autorisation des rassemblements cultuels : http://www.laicite-republique.org/le-clr-regrette-et-conteste-que-le-gouvernement-ait-modifie-la-date-d.html .
Il importe en outre de souligner que ces postures ne font pas l’unanimité au sein des fidèles ; on notera par exemple un communiqué de presse qui ne mâche pas ses mots sur le site NSAE (« Nous Sommes Aussi l’Église ») daté du 11 mai et intitulé « Quitter ce positionnement exclusif » ; ainsi que le communiqué du CEDEC (Chrétiens pour une Église Dégagée de l’École Confessionnelle) téléchargeable sur le site Laïcité aujourd’hui https://www.laicite-aujourdhui.fr/?Deconfinement-ecclesial .

3 – Voir la référence infra notes 8 et 9.

4 – Henri Pena-Ruiz « La laïcité réexpliquée aux responsables religieux » en ligne sur le site de Marianne le 5 mai https://www.marianne.net/debattons/billets/chronique-intempestive-la-laicite-reexpliquee-aux-responsables-religieux .

5Professeur de l’enseignement public, quand je commentais avec mes étudiants Jésus guérissant les aveugles de Nicolas Poussin, je ne les conviais à aucun acte de foi. Je les mettais en présence d’une pensée, d’une iconographie, avec un recul critique, mais jamais en présence d’un credo ni d’une « vérité » unique.

7Bruno Retailleau fait état de la « liberté religieuse » comme « faisant partie de nos droits fondamentaux » (Tweet du 29 avril 2020).

8 – On peut le lire en plusieurs langues sur son site d’origine, avec la liste des signataires – dont nombre de prélats connus pour leurs positions très conservatrices https://veritasliberabitvos.info/appel/ .

11 – Rappelons, par exemple, l’article 35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

Cimetières et « carrés » confessionnels

La triste actualité entraînée par la pandémie Covid-19 fait réapparaître la question des « carrés » confessionnels dans les cimetières. Je me permets de reprendre ci-dessous un article intitulé « Existe-t-il des cimetières chrétiens en France ? » publié en février 2015 à la suite d’une affaire de profanation, dans lequel je m’efforçais de faire le point1.

Existe-t-il des « cimetières chrétiens » en France ? La délaïcisation par accoutumance (par Mezetulle, le 21 février 2015)

Après la déplorable série récente de profanations de sépultures, on a pu constater que l’expression « cimetière chrétien » (sur le modèle du « cimetière juif » de Sarre-Union situé en Alsace-Moselle) a été employée sans précaution notamment pour désigner les cimetières de Saint-Béat (Haute-Garonne) et de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse (Aude).

Pourtant, cette appellation est erronée : aucun cimetière chrétien, juif, musulman ou d’une autre confession n’existe sur le territoire de la République française, pour la bonne raison que c’est rendu impossible par la loi du 14 novembre 1881 dite « sur la liberté des funérailles »2.

Cela n’a pas empêché Cécile Deprade, procureur de la République de Saint-Gaudens, de déclarer, au sujet de Saint-Béat : « Il s’agit de dégradations dans un petit cimetière chrétien. Des plaques, des croix et des pots ont été cassés ».

Si l’on peut comprendre l’emploi approximatif du terme « cimetière » pour désigner des « sépultures » par un non-spécialiste, ou même (encore que moins excusable) par un journaliste pressé de remettre son papier, cet emploi ne peut en aucun cas être innocent dans la bouche d’un magistrat représentant l’État et (on l’espère) ayant quelques notions de droit.

C’est ainsi que la délaïcisation s’installe par petites touches et par gros mots d’une novlangue d’autant plus nocive qu’elle est inaperçue. On accoutume les gens à la norme religieuse qu’on transforme en norme sociale puis en norme politique, on feint de confondre la laïcité avec le « dialogue inter-religieux », et, par ces petites négligences de langage dont certaines sont soigneusement calculées, non seulement on encourage ce qu’on prétend combattre, à savoir le repli communautaire, mais on finit par exclure près de 40% de la population, qui se déclare indifférente à toute religion.

La circulaire du 19 février 20083 rappelle en ces termes la réglementation laïque des cimetières.

  • La loi du 14 novembre 1881, dite « sur la liberté des funérailles », a posé le principe de non-discrimination dans les cimetières, et supprimé l’obligation de prévoir une partie du cimetière, ou un lieu d’inhumation spécifique, pour chaque culte. Ce principe de neutralité des cimetières a été confirmé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat.

  • Les cimetières sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes. Seules les tombes peuvent faire apparaître des signes particuliers propres à la religion du défunt.

L’existence de cimetières confessionnels ne peut donc relever que d’un état antérieur à la législation de 1881, et aucun nouveau cimetière de ce type ne peut être créé après promulgation de la loi.

On peut s’étonner par ailleurs d’entendre parler de « carrés » confessionnels . Cela peut s’expliquer par les circulaires de 1975 et 1991 autorisant ces « carrés ». Mais la circulaire du 19 février 2008 abroge ces circulaires et revient à l’application de la loi du 14 novembre 1881. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de « carrés musulmans » ou autres dans les cimetières. On continue à employer cette expression, car un maire peut procéder, en vertu de ses pouvoirs de police, à des regroupements de fait de sépultures pourvu que ces derniers ne soient pas identifiables par des signes dans les parties communes et pourvu que personne ne soit empêché ou obligé de s’y faire inhumer au motif de sa religion ou de sa non-religion. Mais là encore, l’emploi du terme « carré » est impropre, car il impliquerait l’existence de délimitations extérieures identifiables et suggère l’idée d’une discrimination exercée sur les défunts selon leur religion ou leur absence de religion4. Avec le lexique, c’est donc là aussi une accoutumance qui s’installe.

Mezetulle a déjà abordé ce sujet en ligne à deux reprises.

Notes

1 – [Note avril 2020] Une rapide recherche de mise à jour ne m’a pas montré de modification(s) de la législation depuis cette date ; je remercie les lecteurs, s’il y a lieu, de me la/les signaler en commentaire ou par courrier.

2 – À l’exception de l’Alsace-Moselle, les lois dites laïques ne s’y appliquant pas – d’où l’expression correcte de « cimetière juif » dans le cas de Sarre-Union. Précisons cependant que l’existence de cimetières ou de « carrés » confessionnels en Alsace-Moselle ne s’applique que pour les quatre cultes reconnus. Pour le culte musulman, ce sont, comme le précise très clairement la circulaire du 19 novembre 2008 (voir la référence note suivante), les conditions valides partout ailleurs qui s’appliquent : possibilité de procéder à des « regroupements de fait », mais non identifiables de l’extérieur. On peut donc se demander si le « cimetière musulman » inauguré en grande pompe en février 2012 par le maire de Strasbourg est conforme à cette disposition.

3 – Téléchargeable sur Legifrance http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2009/04/cir_13981.pdf
[Edit avril 2020] Voir aussi le Guide juridique relatif à la législation funéraire à l’attention des collectivités locales (2017) https://www.collectivites-locales.gouv.fr/files/files/dgcl_v2/CIL2/guide-collectivites-aout-2017.pdf

4 – Sur la question, on consultera entre autres l’article suivant qui récapitule les étapes historiques de la législation des cimetières. Il est très intéressant aussi du fait que son auteur Barbara Charbonnier regrette l’impossibilité légale de constituer des « carrés » : http://www.funeraire-info.fr/integration-des-carres-confessionnels-au-sein-des-cimetieres-communaux-28344/
[Edit avril 2020] Cet article n’est actuellement plus accessible.

Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité

Le président de la République se dérobe devant la nécessité d’un discours substantiel sur la laïcité, maintes fois annoncé et toujours reporté. Passant en revue des déclarations fluctuantes qui reflètent les divisions de la majorité présidentielle à ce sujet, ainsi que des propositions « bienveillantes », chimériques et contreproductives, Jean-Éric Schoettl rappelle les voies (qui pour être classiques n’en sont pas moins réelles) d’une nécessaire politique laïque renforcée. Celle-ci serait-elle jugée impossible précisément parce qu’elle serait trop nette ? Il souligne aussi les initiatives heureuses dont on se demande pourquoi elles sont méconnues.

L’actuel président de la République n’a toujours pas produit de discours général sur les rapports entre l’État et les religions.
Il devait le faire, disait-on, à la fin de l’année 2018. Ce fut reporté. Il allait le faire, assurait-on, le 18 février 2020 à Mulhouse. Que dirait-il ? Nous n’en savions rien. Que pensait-il ? Nous nous perdions en conjectures.
Nous ne sommes toujours pas fixés. Lui non plus sans doute, tant le sujet est délicat, tant il semble lui glisser des mains. C’est même un des grands angles morts de sa campagne présidentielle, un non-dit du nouveau monde, avec la question, évidemment corrélée, de l’immigration.

Des déclarations éparses et fluctuantes

Au cours des trois premières années de son mandat, quelques prises de position éparses d’Emmanuel Macron suscitent la perplexité.

Dans un premier temps, il semble attribuer l’islamisme à des causes socio-économiques (« Les terroristes prospèrent sur la misère », tweete-t-il après l’attentat de Manchester en mai 2017), voire climatiques (« On ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme, si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique », déclare-t-il au G20 en juillet 2017).

Considérant l’évidence des faits (l’intégrisme et les attentats islamistes, qui progressent partout dans le monde musulman, par exemple au Pakistan et en Indonésie, sont difficiles à tous rattacher à la pauvreté des banlieues occidentales ou au réchauffement climatique !), il dénonce l’hydre islamiste après l’attentat de Trèbes, dans le bel hommage qu’il rend au colonel Arnaud Beltrame, le 28 mars 2018.

Le discours des Bernardins (avril 2018)1 ne peut guère être extrapolé car, s’il est déjà discutable d’exhorter les catholiques à prendre position en politique en tant que catholiques, inciter les musulmans à faire de même serait étrangement contre-indiqué s’agissant d’une religion dont beaucoup de fidèles de par le monde considèrent qu’elle a précisément reçu de Dieu le mandat de régir la Cité.

Dans son allocution du 22 mai 2018 sur les banlieues, le Président est resté vague sur le communautarisme et l’islamisme, évoquant la montée de l’antisémitisme de façon englobante, comme si elle touchait uniformément l’ensemble de la société française. Quant à la référence oiseuse aux « mâles blancs », qui semble « racialiser » et « genrer » la politique de la Ville (en suggérant que les Français de souche de sexe masculin seraient illégitimes à en traiter), nous ferons l’effort de considérer qu’elle est à mettre au compte d’une intention humoristique maladroite.

Lors de son voyage à Jérusalem, en janvier 2020, il soutient, dans la tradition multiculturaliste anglo-saxonne, mais contre la lettre et l’esprit de la loi de séparation (« La République ne reconnaît aucun culte »), que « la juste définition de la laïcité est de reconnaître la part de chaque religion ».

L’exposé de Mulhouse, consacré à la lutte contre le « séparatisme islamiste », prend soin d’éviter les termes « laïcité » et « communautarisme ». Quel contraste avec cet autre discours de Mulhouse, un vrai discours celui-là, tenu par Jacques Chirac en 1998 : « L’acceptation des différences n’est pas la désagrégation de la cohésion sociale. La France n’est pas, et ne sera jamais une mosaïque de communautés juxtaposées, le champ clos de groupes qui s’ignorent ou qui s’affrontent. Notre pays est un. Le communautarisme n’y a pas sa place » !

Ce flottement personnel d’Emmanuel Macron reflète aussi les divisions d’une majorité présidentielle hétérogène qui, sur ce sujet comme sur d’autres, connaît d’intenses contradictions internes. Pensons aux prises de position diamétralement opposées d’une Aurore Bergé et d’un Aurélien Taché. Sur un sujet aussi sensible, sortir de l’ambiguïté conduirait la fragile dentelle de La République en marche à se déchirer. Et tout faux pas pourrait être fatal à son funambule en chef.

Comment s’étonner alors de ce que le grand discours présidentiel sur la laïcité soit sans cesse reporté ?

Il n’en est pas moins nécessaire. La République a besoin de repères simples à formuler et à respecter. Les règles actuelles ne suffisent pas, tant est grande la confusion des esprits, au sein de la sphère étatique elle-même, qu’il s’agisse des questions relatives à la laïcité et au communautarisme (port du burkini et non-mixité dans les piscines municipales ; allure des accompagnatrices de sorties scolaires dans l’enseignement public ; organisation du ramadan et offre de repas halal dans les administrations et les entreprises ; respect de l’égalité hommes/femmes dans le milieu du sport ; port de la barbe islamique par les agents publics ; prières publiques ; possibilité pour les associations et les entreprises de prescrire à leur personnel des obligations de neutralité ; règles de vie commune applicables au service national universel…) ou de celles liées à la lutte contre le djihadisme (révocation des personnels radicalisés ; fermeture des mosquées où se profèrent des discours de haine ; mesures de surveillance et de sûreté à prendre à l’égard des sortants de prison radicalisés…).

Des propositions « bienveillantes » à la manière d’un New Deal

À défaut de prise de position présidentielle expresse, une politique peut être néanmoins mise en œuvre, fût-ce implicitement et par ajustements successifs. À quoi s’attendre au cours des deux dernières années du quinquennat en cours ?

Le chef de l’État pourrait s’inspirer du rapport que Hakim El Karoui lui a remis le 9 septembre 2018 sur “la fabrique de l’islamisme”. Il envisage peut-être aussi d’exploiter ce qui est remonté des « assises départementales de l’islam de France » que les préfets ont été priés en juin 2018, un peu en catastrophe, d’organiser à la rentrée suivante.

Au travers du rapport El Karoui, comme des consignes données il y a deux ans par Gérard Collomb aux préfets pour ces assises, on croit entrevoir les grandes lignes d’une approche présidentielle se voulant bienveillante et novatrice, une sorte de New Deal qui n’aurait pas la prétention d’être un Big Bang :

  • Travailler à la bonne entente entre l’islam et la République, en se concertant avec ses représentants pour régler toute une série de problèmes concrets (financement des lieux de culte, abattage halal, aumôneries musulmanes, formation des imams).
  • Promouvoir l’usage du français dans les prédications et, plus généralement, galliciser l’islam de France en l’affranchissant des imams et des financements étrangers.
  • Trouver dans l’enseignement public la « bonne attitude », alliant la fermeté du ministre de l’Éducation pour ce qui est de la scolarité proprement dite et la souplesse pour l’environnement scolaire (cantines comprises) ou pour la relation avec les parents (accompagnatrices voilées, congés exceptionnels).

Le discours de Mulhouse du 18 février 2020 est très loin de constituer un plan de lutte contre le communautarisme, ni même l’esquisse d’un tel plan. D’abord parce qu’il n’évoque que le « séparatisme », autrement dit une forme aigüe de communautarisme. Ensuite parce qu’il n’annonce que deux mesures dont aucune n’est au cœur du sujet. La suppression des ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), ou plutôt leur remplacement par un dispositif intégré dans le cursus de l’Éducation nationale (et censé contrôlé par celle-ci), était programmée depuis 2016 et ce sont ses modalités d’application qui posent problème : si ce nouveau dispositif doit entrer en vigueur à la rentrée 2020, où trouver 200 enseignants de nationalité turque, sauf à reprendre les mêmes, toujours aux ordres d’Ankara, mais qui, cette fois, seront payés par la France ? La seconde mesure consiste à mettre fin aux imams détachés. Mais, si francophone qu’il soit, un imam labellisé par le Conseil français du culte musulman (CFCM) sera-t-il nécessairement moins radical qu’un imam marocain détaché ? Rien ne nous le garantit.

Le discours de Mulhouse sera cependant suivi d’autres interventions du chef de l’État, avant et après les municipales des 15 et 22 mars 2020, au cours desquelles, assure son entourage, il va décliner une stratégie globale contre le séparatisme, Ainsi, le 25 février, Emmanuel Macron annonce des mesures relatives à la vie associative en recevant à l’Élysée des associations d’éducation populaire « appelées à jouer un rôle de premier plan aux côtés de l’État ». Parmi ces mesures figure le déblocage de moyens supplémentaires (dont 100 millions d’euros sur trois ans consacrés aux cités éducatives dans les quartiers prioritaires), ainsi que le contrôle des associations subventionnées pour éviter qu’elles ne fassent « le lit du séparatisme ». Il s’agirait, à l’instar de ce que pratiquent déjà certaines collectivités locales, de subordonner les aides publiques aux associations à la signature d’une charte comportant une série d’engagements relatifs au respect des valeurs de la République (égalité hommes/femmes, non-prosélytisme, etc.).

Institutionnaliser un « islam de France » ?

Pour le reste, le projet d’Emmanuel Macron semble persévérer dans la volonté (qui a été celle de ses deux prédécesseurs) d’organiser un « islam de France ». Cette idée n’est pas nouvelle et n’est pas à rejeter dans son principe. Que l’État ait un dialogue avec les représentants des musulmans, comme il en a avec l’Église catholique, qu’il fasse le point périodiquement sur les problèmes pratiques qui se posent aux uns comme aux autres, n’a rien que de très sain.

Il faut toutefois bien mesurer les deux limites majeures d’une telle approche. Tout d’abord, l’organisation de l’islam de France se heurte à l’absence d’interlocuteurs représentatifs de leur communauté de croyance.  Ensuite et surtout, cette approche ne règle pas le problème essentiel qui est celui de la « résistible ascension » des mouvances radicales au sein de l’islam de France.

Le projet d’organiser le culte musulman, afin de donner à l’État un interlocuteur capable d’engager la communauté des fidèles et d’intégrer l’islam dans la République, bute – comme l’expérience du CFCM l’a montré – sur les divisions multiples de l’islam de France et l’absence de hiérarchie dans l’islam sunnite. C’est ce que rappelle très bien l’exposé des motifs de la proposition de loi déposée en octobre 2017 par le groupe Union centriste du Sénat : « les pouvoirs publics, en dépit de leur volonté d’ouverture, ont du mal à établir et à entretenir un dialogue efficace avec les représentants de cette introuvable « communauté musulmane », si tant est que la pratique de l’islam suffise à déterminer l’existence d’une véritable communauté ». L’État ne peut inventer une Église qui n’existe pas. L’État laïque moins qu’un autre.

Surtout, le projet d’institutionnaliser un islam de France ne traite pas le problème posé par l’islamisme politique et ses excroissances mortifères, sécessionnisme et djihadisme. Ni l’État ni aucune organisation agréée par lui n’auront jamais prise sur les groupes radicaux. Ce sont au contraire ceux-ci qui, en infiltrant les organisations réputées représentatives, peuvent les placer sous leur influence.

Dans le détail, certaines des idées évoquées au titre de l’organisation d’un islam de France peuvent avoir leur intérêt (la revalorisation du statut des aumôniers en milieu carcéral notamment). D’autres manquent leur cible (l’usage de l’arabe dans le culte musulman est inévitable et non corrélé au fondamentalisme), posent des problèmes de constitutionnalité (taxe halal, interdiction des financements étrangers) ou peuvent se révéler contreproductives, soit en contraignant inutilement les fidèles qui respectent nos valeurs (obligation de se couler dans le moule de l’association cultuelle), soit en ouvrant la porte à des accommodements qui, au motif de républicaniser l’islam, islamiseraient la République.

Il y a mieux à faire

Il y a mieux à faire que de s’obstiner dans cette voie chimérique : appliquer plus fermement le principe de laïcité ; lutter plus efficacement contre le terrorisme ; s’atteler à la maîtrise des flux migratoires. Et, dans ces trois domaines, renforcer une législation insuffisante.

Si cruciales que soient ces mesures pour circonscrire le mal, la question principale est autre. L’islam est le corps dont l’islamisme est la maladie. Comment l’aider, en France, à s’immuniser ? Le remède n’a été trouvé ni ici, ni ailleurs. Mais on peut au moins valoriser les initiatives de nos compatriotes musulmans acquis aux valeurs de la République (particulièrement lorsqu’elles émanent de leurs clercs éclairés) de nature à alerter leurs coreligionnaires contre les déviances intégristes et à rassurer leurs concitoyens non musulmans.

De telles initiatives existent, souffrant seulement d’être méconnues. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 2020 (« Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam »), le nouveau recteur de la Grande Mosquée de Paris, M. Chems-Eddine Hafiz, expose que « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ». Ce propos réconfortant, autrement plus net que ceux du chef de l’État, fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 (« Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus »). Dans le même document, aux antipodes des déclarations irresponsables du délégué général du CFCM dans l’affaire Mila, les imams de la Grande mosquée de Paris condamnent unanimement, et en termes on ne peut plus explicites, la violence commise au nom de Dieu : « Rien, absolument rien, ne peut justifier des violences perpétrées au nom de notre religion ».

© Jean-Eric Schoettl, Mezetulle, 2020.

1 – [NdE] sur le discours des Bernardins, voir les articles publiés par Mezetulle.

 

L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français (par J.-E. Schoettl)

Au sujet de « l’affaire Mila », Jean-Éric Schoettl1 livre son analyse et ses inquiétudes en les éclairant par sa connaissance de la vie du droit. Mezetulle remercie l’auteur et le site de l’association « Egale », où le texte est proposé au téléchargement2, pour leur aimable autorisation de reprise.

L’incrimination de blasphème a été abolie en France avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État », concomitamment à la proclamation de la liberté de la presse en 1881.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part, et du souci exacerbé de ménager la sensibilité de l’Autre, d’autre part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème ?
Telle est, entre autres problèmes de société, la question que pose l’affaire Mila.


Les faits

Rappelons sommairement les faits.

  • Parce qu’elle a dit sur Instagram qu’elle détestait les religions, et plus particulièrement l’islam, Mila (seize ans) a vu se déverser sur elle un tombereau d’insultes sexistes et de menaces de mort, tandis que des informations précises sur sa vie privée et ses habitudes étaient divulguées sur Internet3. Sa sécurité se trouvant en péril, elle ne se rend plus à son lycée.

  • « Elle l’a cherché, elle assume » a estimé, sur l ’antenne de Sud Radio, le délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM).

  • Le procureur de la République de Vienne a ouvert deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine. Le 30 janvier, la procédure pour incitation à la haine faisait cependant l’objet d’un classement sans suite.

  • Tout en condamnant les menaces, la garde des Sceaux a estimé que l’insulte à la religion proférée par Mila (« Je déteste la religion, […] le Coran il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense. […] Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir. ») constituait « une atteinte à la liberté de conscience ».

Les fractures françaises autour de l’islam

Cette affaire est, à de multiples égards, un cas « chimiquement pur » des fractures françaises autour de l’islam.

  • La vision négative de l’islam qu’exprime Mila (qu’elle qualifie de « religion de haine ») est sans doute majoritairement répandue en France chez les non-musulmans, ce qui est en soi préoccupant pour l’harmonie future de la société française.

  • Le déferlement de haine dont Mila a été l’objet sur les réseaux sociaux de la part de jeunes musulmans alimente malheureusement cette vision négative de l’islam chez les non-musulmans. Il témoigne au minimum du pouvoir d’imprégnation des idées islamistes sur les jeunes des « quartiers ». Les camarades de lycée de Mila de confession musulmane la traitent de raciste, sans guère s’émouvoir des menaces de mort. Quel abîme entre cette réaction collective, qu’il faut bien qualifier de communautaire, et les marques de sympathie que Mila a reçues de tant de gens ordinaires ! Un fossé se creuse qu’il est absurde de continuer à nier.

  • Au lieu de condamner ces menaces en martelant que « l’islam ce n’est pas ça », au lieu de mettre la violence à l’index, au lieu d’expliquer qu’en France il faut respecter les lois de la République et qu’en France la loi ne verrouille pas la liberté d’expression au nom du sacré, le délégué général du CFCM (qui n’est pourtant pas un intégriste patenté) emprunte au langage de la cour de récréation pour accabler une gamine dont l’existence quotidienne est compromise et dont les jours sont en danger : « Elle l’a bien cherché ». Bien cherché quoi ? S’il y a passage à l’acte, que dira M Zekri pour échapper à sa part de responsabilité ? Peut-on encore compter sur de tels représentants pour institutionnaliser en France un islam des Lumières ? Oui, en effet, le fossé se creuse.

  • Du côté du camp progressiste, c’est soit le silence assourdissant, soit la justification hypocrite de ce silence « pour le bien de l’intéressée, qui est dépassée par les évènements » (comme si on avait dissuadé Zola d’écrire « J’accuse », pour ne pas desservir la défense de Dreyfus), soit carrément la tentative de la discréditer (n’est-elle pas soutenue par le Rassemblement national ? n’a-t-elle pas été « exfiltrée par la police » [sic] ?

  • Enfin, du côté des pouvoirs publics, mises à part quelques voix claires (Schiappa, Blanquer, Castaner), la peur de stigmatiser a paralysé à nouveau les esprits. Dans la Maison Justice, la tentation a été irrépressible, au moins dans un premier temps, de renvoyer dos à dos les fanatiques proférant injures et menaces (de viol et de meurtre) et une gamine qui, dans le style il est vrai très cru qui est celui des réseaux sociaux, a fait usage de sa liberté d’expression en disant tout le mal qu’elle pensait de l’islam sans s’en prendre aux musulmans, ni tenir de propos racistes, comme elle s’en explique fort bien.

C’est sur l’attitude du parquet et de la garde des Sceaux que nous voudrions braquer à présent notre loupe.

Le procureur de la République de Vienne

Dans cette consternante affaire, on l’a dit, le procureur de la République de Vienne a ouvert initialement deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces (c’était la moindre des choses) ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine raciale et/ou religieuse.

L’ouverture de la seconde enquête soulevait de prime abord trois problèmes.

D’abord celui-ci : en renvoyant dos à dos des enragés proférant des menaces de mort et une gamine dont les propos répliquaient, comme le montre le contexte4, à des injures machistes (émanant des mêmes individus qui, de harceleurs, se sont mués en inquisiteurs), le parquet établissait une bien étrange symétrie. 

Fallait-il y lire un message et lequel ? Cherchait-on à montrer qu’on ne transigeait pas avec l’islamophobie ? Qu’on tenait la balance égale entre jeunes issus de l’immigration et jeunes Français « de souche » ?

Le deuxième problème était posé sans ambages par Céline Pina dans Causeur : « des fanatiques s’en prennent à une jeune fille et la menacent de mort parce qu’elle critique leur religion et le parquet vient leur prêter main forte au lieu de défendre la liberté d’expression ! »

Fallait-il rappeler, ainsi que l’avait fait, il y a près d’un demi-siècle, la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside5, que « la liberté d’expression vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population » ? Ou considérer qu’une partie de la population doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion ?

Le troisième problème était le plus sérieux. Il semblait acquis que l’arsenal dressé depuis la loi Pleven pour combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. 6, protégeait les personnes et non les dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2006 ne constituaient pas une injure à l’égard des musulmans 7.

Or il se trouve que Mila a tenu des propos certes virulents, voire orduriers (répétons-le : les gens de son âge n’en sont pas avares sur les réseaux sociaux), mais dirigés contre l’islam et non contre les musulmans. Un simple visionnage de la vidéo postée sur Instagram suffisait à s’en convaincre, sans qu’il soit besoin d’ouvrir une enquête.

En ouvrant cette seconde enquête, le parquet amorçait donc le glissement de tous les dangers pour la liberté d’expression : celui qui conduit à voir dans une charge contre la religion une incitation à la haine, ou une injure, ou une diffamation contre les croyants. C’était importer dans notre droit répressif le délit de blasphème.

Si cette pente était dévalée, il ne nous suffirait plus (nous laïques impénitents) de fustiger l’existence des crimes et délits de blasphème et d’apostasie partout où ils existent sur la planète (c’est-à-dire principalement dans les pays musulmans). Encore nous faudrait-il désormais dénoncer l’introduction subreptice, car purement jurisprudentielle, du délit de blasphème en droit français.

Fort heureusement, le procureur de Vienne est rapidement venu à résipiscence, ce qui est tout à son honneur.

Il a classé sans suite la procédure pour incitation à la haine, en publiant le 30 janvier un communiqué, en tous points conforme à l’état de notre droit, dans lequel il expose que : « l’enquête a démontré que les propos diffusés, quelle que soit leur tonalité outrageante, avaient pour seul objet d’exprimer une opinion personnelle à l’égard d’une religion, sans volonté d’exhorter à la haine ou à la violence contre des individus à raison de leur origine ou de leur appartenance à cette communauté de croyance ».

Toutefois, demeure chez les juristes les plus sensibles au discours victimaire et les plus attachés à la protection des minorités la tentation de voir dans l’insulte à la croyance une injure faite aux croyants.

C’est ce que montrent les propos tenus jusqu’ici par la garde des Sceaux sur l’affaire Mila.

La garde des Sceaux

Le 29 janvier, sur Europe 1, Mme Belloubet déclare que « l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de croyance ».

Emboîtant le pas au premier mouvement du procureur de la République de Vienne (lequel, on vient de le dire, est vite revenu à une plus juste appréciation des choses), la ministre de la Justice fait un parallèle entre menaces de mort d’un côté et insulte à la religion de l’autre (tout en précisant, il est vrai, que, à ses yeux, les menaces de mort sont plus graves que l’insulte à la religion).

Dans une mise au point ultérieure (après-midi du 29), elle explique que la critique de la religion est légitime, mais devient un délit lorsqu’elle prend un tour injurieux.

En somme, si on comprend bien la garde des Sceaux, Charlie Hebdo aurait dû être condamné en 2008 par la Cour d’appel de Paris8.

Or ce jugement de 2008 n’est pas isolé, bien au contraire. C’est une jurisprudence constante qui, depuis 1985, refuse de voir une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants (tombant sous le coup des articles 24, 32 ou 33 de la loi du 29 juillet 1881) dans une critique, même outrageante, même injurieuse, de la religion.

Après 1984 (affaire du film Ave Maria dans laquelle Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès, pour « outrage aux sentiments catholiques », l’affiche du film de Jacques Richard), la jurisprudence s’est en effet stabilisée dans le sens suivant : la critique des religions, même véhémente, même injurieuse, la caricature, même outrancière, de leurs figures sacrées, ne sont pas regardées comme une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants.

Ainsi, comme le rappelle Richard Malka dans Le Figaro du 28 janvier, la Cour de cassation rejette en 2007 un recours de l’AGRIF visant un dessin représentant le Christ nu avec un préservatif sur le sexe9.

Aujourd’hui il n’y aurait pas de recours du tout car le « parti clérical » a cessé le feu. La chanson de Frédéric Fromet sur France Inter (« Jésus pédé ») n’a ému que par son caractère (éventuellement) homophobe. Les excuses de l’auteur s’adresseront d’ailleurs à la communauté homosexuelle. La religion majoritaire a digéré l’abolition du délit de blasphème (1881), comme elle a digéré la loi de séparation (1905).

Inquiétudes

Mais d’autres bigots ont pris le relais des groupes catholiques traditionalistes. Et ce n’est plus pour la défense de la France fille aînée de l’Église, mais par culpabilité post-coloniale que ces nouveaux bigots sont écoutés des professions juridiques (magistrats, avocats, professeurs de droit et garde des sceaux). Une bonne partie de la doctrine est visiblement habitée, comme une bonne partie de l’intelligentsia française, par cette haine de soi qui pousse à prendre en toute circonstance, fût-ce en liquidant les fondamentaux de la République, le parti de l’Autre.

Une telle évolution peut-elle conduire à la remise en cause de la sage jurisprudence encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en 2008 ?

Ce risque, conjuré dans l’immédiat avec l’affaire Mila, existe bel et bien à l’avenir.

À l’analyser précisément, il tient à la conjonction de deux phénomènes à l’œuvre depuis un bon moment.

  • Au nom de la lutte contre les « phobies » (homo-, islamo- etc.) et contre les discriminations10, le droit pénal est requis par les associations militantes de protéger contre toute raillerie la sensibilité des membres des groupes réputés discriminés.

  • Dans le cadre de cette protection, les croyances de la victime tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à son identité et à la définition de son groupe d’appartenance.

Dès lors, une insulte à la croyance devient une injure aux croyants.

Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et conformément à la volonté du Parlement, mais par voie purement jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la personnalité des membres des groupes réputés discriminés.

Comme l’écrit Catherine Kintzler11 : « La question du blasphème est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent. »

Notes

1 – Jean-Éric Schoettl est conseiller d’État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

3 – NdE. Pour plus de détails, car ils méritent d’être connus, voir le 2e commentaire de Jeanne Favret-Saada sur l’article « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème » https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

4 – NdE. Voir la note précédente.

5 – 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72, §48.

6 – Cf articles 24 (septième à onzième alinéas), 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans leur rédaction issue de la loi Pleven (n° 72-546 du 1 juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme), complétée par de nombreux textes ultérieurs étendant la liste des groupes protégés et étoffant la répression.

7 – En première instance, le TGI de Paris avait relaxé Charlie Hebdo en faisant prévaloir la liberté de se moquer d’une religion sur le caractère choquant des caricatures pour la sensibilité des musulmans.

8 – NdE Voir ci-dessous l’ajout du 8 février : « La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde« .

9 – NdE. Voir dans l’article « It hurts my feelings…. » (notes 10 et 11) les références aux publications de Jeanne Favret-Saada en 2016 et 2017 sur ces deux affaires.

10 – Cf. articles 225-1 à 225-4 du code pénal.

11 – « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème ».

[Edit du 8 février] La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde

Le 8 février, dans une tribune au Monde, Mme Belloubet a opéré une seconde rectification de ses propos, en forme d’autocritique cette fois. Celle-ci me paraît satisfaisante (et rassurante) tant sur la question du blasphème que sur la portée du principe de laïcité.

Qu’on en juge par ces extraits :

« J’ai eu une expression qui était non seulement maladroite – ce qui est regrettable –, mais surtout inexacte – ce qui l’est plus encore : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Maladroits, ces mots, repris de ceux exprimés dans la question posée, l’étaient à l’évidence, en donnant le sentiment que l’on pouvait établir une comparaison entre deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et qu’on ne peut mettre en balance. Inexacts, ensuite, car, juridiquement, l’insulte à la religion n’existe heureusement pas dans notre République. Seules sont réprimées les injures faites à autrui en raison de son appartenance à une religion déterminée, comme celles adressées à une personne en raison de ses origines, de ses orientations sexuelles, de son sexe…
[….]
En matière de laïcité, il n’y a pas d’accommodements possibles. C’est un bloc. Inaltérable. Non négociable. Vital. La France s’est construite autour de cette idée cardinale, qui fait partie de notre ADN. Ce principe est la pierre angulaire de la République. Il repose sur la liberté de conscience et la stricte séparation des religions et de l’État. Et si la laïcité renvoie à un régime juridique, elle est plus encore un esprit, un esprit français. »

 

« It hurts my feelings » : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème

Du respect érigé en principe, derechef

« L’affaire Mila », lycéenne harcelée et menacée de mort pour avoir diffusé une vidéo « insultante » envers l’islam1, pose à nouveau la question du « blasphème » sous une forme contemporaine qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.


« It hurts my feelings ». Le retournement subjectif victimaire et l’impératif de censure

On ne s’étonnera pas de voir le responsable du CFCM, Abdallah Zekri, estimer que la jeune fille « récolte la tempête » après avoir « semé le vent » et qu’elle doit « assumer les conséquences » de ses propos de mauvais goût – comme s’il était admissible ou même compréhensible que la mort soit réclamée pour punir le mauvais goût : au moins les masques tombent2. Mais il est inquiétant de voir que, parallèlement à une enquête pour menaces de mort, le procureur de la République de Vienne (Isère) a ouvert une autre enquête au « chef de provocation à la haine raciale »3. Certes il s’agit officiellement de vérifier si la jeune fille a insulté des personnes (en l’occurrence les musulmans considérés comme groupe) – or le visionnage de la vidéo en question ayant largement circulé sur les réseaux sociaux atteste qu’il n’en est rien. Il est pour le moins étrange de voir intervenir ici le terme « de haine raciale », comme si l’adhésion à une religion était une question de « race »4, et de constater la diligence avec laquelle, par ce parallélisme, on s’empresse, sous couvert de se tenir dans un « juste milieu » qui les renvoie dos à dos, de placer les auteurs de menaces et leur victime sur le même plan.

La question du blasphème5 est à nouveau posée par cette affaire, sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

Bien que le délit de blasphème ait disparu en France depuis la Révolution, bien que les législations pénalisant le blasphème soient en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques6, la persécution pour motif de blasphème n’a pas disparu pour autant. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais c’est au sein même des États de droit, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre avec un costume de chevalier blanc. La demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle réclame aujourd’hui l’égard pour une « victime » dont on finit dès lors par « comprendre » qu’elle se livre à toutes les invectives, y compris à des menaces.

Comme pour l’affaire des caricatures, on assiste à un retournement victimaire : ce ne sont plus des procureurs qui se dressent contre des propos outrageant une divinité, mais des avocats qui plaident pour des « victimes » offensées, à savoir les croyants. Le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité est retourné en plainte subjective et le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Est incriminé non plus ce que je juge contraire à la vérité, mais ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse ou plutôt – car il s’agit d’une figure de style – : ce qui blesse mes sentiments.

« It hurts my feelings » : voilà qui, outre-Atlantique, est devenu un obstacle sans réplique devant lequel il faut s’incliner, au nom duquel le silence et la censure s’imposent. La version française de l’impératif serait plutôt l’appel au « respect » : tout irrespect envers ce que je pense devient une atteinte à ma personne. « Du respect érigé en principe »7 : cette expression, j’aurais aimé l’inventer. Elle pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral. Elle est empruntée au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes8. On voit une fois de plus avec l’affaire Mila que la notion d’islamophobie, brandie au nom de victimes offensées et stigmatisées n’a d’autres fonctions que de censure et d’intimidation9.

Brève histoire du retournement de l’incrimination de blasphème

C’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les travaux récents de Jeanne Favret-Saada10. Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu du livre alors en préparation et qui a été publié depuis11, Jeanne Favret-Saada retraçait et analysait l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 197212 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne la lenteur de ce retournement. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?13:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée dont on aimerait, aujourd’hui, que le souhait final soit toujours d’actualité – apparemment la décision du procureur dans la naissante affaire Mila, loin d’y mettre fin, entretient le chaos judiciaire14 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique, le problème posé est une question d’intériorité et d’identité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent insidieusement une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle de sorte qu’on pourrait prétendre à sa protection en tant que telle. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre de Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures et l’ « affaire Mila » montrent que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique majeure.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

« La France… respecte toutes les croyances » : qu’est-ce que cela veut dire ?

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »15

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de perturber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt j’ai bien peur que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage16. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit « blessé » par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Notes

1 – Voir par exemple et entre autres l’information en ligne sur le site de L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/affaire-mila-enquetes-ouvertes-apres-des-menaces-de-mort-contre-la-lyceenne_2116140.html On la trouvera sur de nombreux sites internet des grands quotidiens et chaînes de radio – tv.

2 « Elle l’a cherché, elle assume. Les propos qu’elle a tenus, les insultes qu’elle a tenues, je ne peux pas les accepter » a-t-il déclaré sur Sud-Radio (cité par L’Obs 28 janvier 2020 https://www.nouvelobs.com/societe/20200128.OBS24037/schiappa-qualifie-de-criminelles-les-propos-d-un-responsable-du-cfcm-sur-l-affaire-milla.html

3 – Voir note 1.
[Edit du 30 janvier 2020] On apprend aujourd’hui que le parquet classe sans suite les accusations de « provocation à la haine » https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/isere-affaire-mila-parquet-classe-suite-accusations-provocation-haine-1781093.html

4 – Alors que l’article 24 de la loi dite Pleven du 1er juillet 1972 modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48) distingue les chefs d’accusation (voir infra note 12).

5 – Rappelons à ce sujet que contrairement à ce que pourrait laisser entendre une facilité de langage, il n’existe aucun « droit au blasphème » qui serait énoncé dans la législation de la République française tout simplement parce que le blasphème n’a aucune existence juridique – il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises.

6 – On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs.

7 – Les lignes qui suivent sont reprises, avec quelques modifications et adaptations, de la seconde partie d’un article que j’ai écrit sur le sujet en septembre 2017, publié en ligne sous le titre « Du respect érigé en principe. Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ? https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

8 – Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

9 – Voir ici même les articles abordant la notion d’islamophobie : https://www.mezetulle.fr/?s=islamophobie Un exemple très éclairant de la manipulation du terme, sans oublier le rapprochement final avec l’extrême-droite pour faire bonne mesure, peut être trouvé sur le journal gratuit 20 minutes : https://www.20minutes.fr/high-tech/2702611-20200124-affaire-mila-revient-histoire-ado-cyberharcelee-apres-propos-islamophobes

10Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

11 – « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016. Le livre est cité à la note précédente.

12 – Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

13 – Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

14 – On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.
[Edit du 30 janvier 2020]. S’agissant de Mila, le procureur a classé « sans suite » l’enquête pour incitation à la haine (voir la note 3), mais le chaos judiciaire a été largement surclassé par le chaos politique entretenu par une déclaration de la ministre de la Justice Nicole Belloubet le 29 janvier sur Europe 1 : «  »Dans une démocratie, la menace de mort c’est inacceptable, c’est absolument impossible […]. L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace. » Nicole Belloubet a fini par « rétropédaler » dans la journée du 30 janvier, comme on dit, non sans avoir auparavant publié un tweet qui se voulait apaisant dans sa généralité – « On peut critiquer les religions. Pas inciter à la haine » – mais qui dans ce contexte était plus qu’une maladresse.

15 – Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.

16 – [Note ajoutée le 30 janvier 2020] Cette objection a été heureusement discutée par un commentaire de François Braize lors de la première version de cet article publiée en 2017. Nous y revenons tous les deux dans le commentaire ci-dessous et le suivant.

Lire la version initiale de l’article, publiée en septembre 2017 :  « Du respect érigé en principe« .

Conférence cycle « Laïcité » Académie royale de Belgique (Collège)

Académie royale de Belgique, Collège de Belgique.

« Comment définir la laïcité ? Ses dispositifs, usages et mésusages » conférence inaugurale du cycle « La laïcité : histoire, enjeux et perspectives », avec Jean Leclercq.

Sur inscription (voir page 2 du prospectus ci-dessous).

Intervention CK Colloque Laïcité Grande Loge de France

Samedi 25 janvier 2020 à 14 h 30 

 Avec comme intervenants :

Madame Catherine KINTZLER, philosophe, spécialiste de l’esthétique et de la Laïcité Républicaine :

« La Laïcité Républicaine, Concepts, Histoire, et Philosophie »

Monsieur Alain SEKSIG, inspecteur Général de l’Éducation Nationale :

« L’Ecole de la République, creuset de la citoyenneté laïque et républicaine »

Monsieur Jean-Pierre SAKOUN, président du Comité Laïcité République :

« Actualité de la Laïcité et du combat laïque »

 

Renseignements pratiques :

Grand Temple Pierre Brossolette – 8 rue Puteaux

75017 PARIS

Inscription obligatoire en cliquant sur le lien suivant : https://www.gldf.org/actualites-et-evenements-publics/inscription-evenement-gldf.html