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Le secret du vote en France est-il toujours garanti ? J’ai posé la question à l’IA

En France, le secret des scrutins organisés officiellement pour différentes élections (municipales, législatives, présidentielle, européennes, etc.) est garanti par des procédures assez bien connues. Une page du site du Conseil constitutionnel les résume, en donnant les références des textes du Code électoral et celle de la circulaire détaillée du 20 décembre 20071. Ces procédures – la plus connue étant le passage obligatoire par l’isoloir – permettent également d’assurer la sincérité du vote. Lorsqu’elles sont respectées, personne ne peut être l’objet d’une pression et toute tentative d’en exercer une est pénalisée. La publication des résultats fait, elle aussi, l’objet d’une réglementation précise ; on la trouve dans la même circulaire.

Cependant, peut-on dire, une fois les résultats proclamés, que seule la personne qui a voté peut révéler la teneur de son vote ?

Les procédures assurant le secret, si elles ont pour effet d’empêcher qu’on sache ce que vote telle ou telle personne avant et pendant les opérations de scrutin, ont-elles pour effet d’empêcher que l’on puisse savoir a posteriori par des voies publiques officielles comment un électeur votant a voté ? Non, dans certaines circonstances qui ne sont pas si rares. C’est le scrutin en tant qu’opération qui est secret, mais pas toujours le vote.

Imaginons le cas d’un collège électoral assez petit – par exemple un village ou un quartier où tout le monde se connaît – appelé à choisir entre deux candidats ou deux listes, A et B. Si, à l’issue du scrutin, il apparaît que la totalité des suffrages s’est portée sur le candidat ou la liste A, peut-on considérer que le secret du vote a été préservé ? Il semble que non, dans la mesure où il est possible, dans certaines conditions, de déduire de manière certaine comment chaque électeur votant a voté.

Pour que l’hypothèse soit valide, il faut, à l’évidence, que le nombre de suffrages exprimés soit égal au nombre de votants – autrement dit que tous les suffrages soient exprimés et que tous se soient portés sur le candidat ou la liste A. Il suffirait qu’un seul votant ait voté blanc ou nul pour que chaque votant puisse évoquer la possibilité d’être cet électeur-là et protège ainsi le secret de son vote. Le nombre d’abstentions n’a pas d’incidence dans ce cas : on sait qui s’est abstenu, c’est tout. On sait qui a voté, c’est vérifiable par n’importe quel citoyen ; et on sait que tous ont voté A, ce qui est vérifiable aussi.

J’ai posé la question, à peu près en ces termes, à deux intelligences artificielles. Si je dois reconnaître qu’elles m’ont beaucoup aidée à trouver des éléments fondamentaux pour la traiter, je dois aussi faire état de mon étonnement devant leur commune maladresse à trouver des méthodes (pourtant très simples) pour obtenir des exemples réels de cas correspondant à mon hypothèse.

Commençons par le côté positif.

1° L’IA fait le point sur les textes réglementant le secret du scrutin : elle m’épargne des recherches qui auraient pu être plus longues. 2° Elle cherche si la question que je pose a déjà trouvé une réponse juridique. Il se trouve que oui. La réponse confirme ce que j’avançais il y a un instant : il suffit que les opérations du scrutin assurent individuellement et formellement le secret du vote pour que celui-ci soit garanti.

Je cite ci-dessous l’une des IA sur ces deux points. Elle distingue secret matériel juridique procédural et secret substantiel logique : seul le premier importe, il y a secret tant que la procédure ne permet pas de révéler le vote d’un individu, même si a posteriori on peut déduire ce vote..

1. Le principe du secret du vote en droit français

Le secret du vote est un principe constitutionnel, garanti par :

  • l’article 3 de la Constitution (« Le suffrage […] est toujours universel, égal et secret »),

  • le Code électoral (isoloir, enveloppe opaque, interdiction de toute pression, etc.).

Ce secret a deux fonctions essentielles :

  1. Empêcher que le choix de l’électeur soit connu.

  2. Garantir l’absence de pression, d’intimidation ou de contrôle.

2. Le secret du vote porte sur l’acte, non sur les conséquences statistiques

Un point crucial :
Le droit n’exige pas que le résultat global empêche logiquement toute déduction rétrospective.
Il exige uniquement que
chaque électeur ait pu voter à l’abri de toute observation et contrainte, sans que son bulletin puisse être rattaché à sa personne au moment du vote.

C’est ce qu’on appelle parfois en doctrine le secret procédural, par opposition à un secret logique ou statistique.

3. Dans un très petit corps électoral, le secret procédural peut être respecté même si le secret logique disparaît

Dans votre exemple :

  • 100 votants

  • 100 voix pour A
    → Il est possible de déduire que
    chaque électeur a voté pour A.

De ce point de vue — déductif, logique, statistique — le secret est nul.

Cependant, du point de vue juridique :

L’électeur a voté seul dans l’isoloir.
✔ Le dépouillement n’associe pas un bulletin à une identité.
✔ Aucun élément matériel ne permet de savoir
directement ce qu’une personne a voté.

➡️ Le droit considère donc que le secret est respecté, même si le résultat lève le secret “par conséquence”.

4. Le droit français reconnaît implicitement ce problème, mais ne l’empêche pas

Il existe des scrutins où le corps électoral est très réduit :

  • élections sénatoriales dans les petites communes (quelques dizaines de grands électeurs),

  • élections professionnelles,

  • élections internes associatives ou universitaires,

  • conseils municipaux dans les tout petits villages.

Le législateur accepte le risque de reconstruction statistique du vote, pour autant que les conditions matérielles du vote secret soient garanties.

⚠️ Il n’existe aucun seuil légal minimal en dessous duquel un scrutin serait interdit parce que trop petit pour préserver un secret “absolu”.

5. La doctrine distingue donc :

a) Secret matériel / procédural → garanti

b) Secret substantiel / déductible → pas garanti, mais juridiquement acceptable

Cette distinction est admise par la jurisprudence administrative :
➡️ Ce qui importe, c’est l’absence de toute possibilité de
surveiller, non l’absence de possibilité de déduire après coup.

6. Alors, le secret est-il préservé ?

Réponse en deux niveaux :

Sur le plan juridique : OUI

Le secret du vote est considéré comme respecté dès lors que la procédure a empêché la révélation individuelle du vote.

Sur le plan logique ou sociologique : NON

Dans un vote à 100 % en faveur d’un candidat dans un groupe très petit,
le secret substantiel du vote est de facto levé. »

Reste la question concrète : peut-on trouver des occurrences où cette hypothèse s’est réalisée ? L’IA me dirige alors vers les données de résultats du Ministère de l’Intérieur. Je m’attendais à une extraction faite par l’IA répondant à ma question, mais non l’IA ne peut pas la faire. Elle m’indique les fichiers, la manière de les récupérer, et me propose un script de traitement en code Python pour trouver les cas. Je suis perdue, mais évidemment elle se fait fort de m’expliquer comment on utilise un code Python pour extraire des résultats d’un fichier .csv. Ouf, c’est compliqué.

Les deux IA ont proposé à peu de chose près la même démarche très lourde, mais au moins j’ai les liens pour récupérer les fichiers qui pourraient m’intéresser sur le site du ministère de l’Intérieur. J’abrège la conversation, les IA font du zèle comme d’habitude : elles me rédigent une note en suggérant des améliorations de la réglementation et même l’une d’elles propose d’écrire une proposition de loi visant à corriger cette faille. Rien que ça ! Je réponds poliment que je n’irai pas jusque-là et que de toute façon, c’est le travail des élus législatifs que l’on peut alerter le cas échéant. Je vais donc me tourner vers les fichiers du ministère de l’Intérieur en allant sur www.data.gouv.fr où c’est très bien fait. On peut avoir les résultats par bureau, ce qui est très intéressant.

Je ne regarde pas les codes Python-machin ni les croisements de fichiers complexes suggérés par les IA. Je me pose les questions suivantes.

Quels sont les scrutins les plus propices à présenter des cas comme celui que je cherche et les plus faciles à interpréter ? Le second tour d’une élection présidentielle me semble approprié : il n’y a que deux candidats, leurs noms sont connus et faciles à repérer.

Y a-t-il, dans ces seconds tours, des situations politiques où les électeurs peuvent avoir voulu voter plus que massivement, et même peut-être jusqu’à l’unanimité, pour un des deux candidats ? Mais oui, c’est bien sûr : le second tour de la présidentielle de 2002 qui opposa Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, et où Chirac a obtenu, dans certains bureaux, des scores « bananiers » ! Je télécharge donc ce fichier .csv, et je le transfère sur une feuille Excel, cela est à ma portée.

Qu’est-ce que je cherche au juste dans cet énorme fichier (ma feuille Excel comprend plus de 128 000 lignes, une par bureau de vote) ? Les IA proposaient de chercher un vote unanime. Mais non, il y a bien plus simple : faire l’inverse, et chercher qui n’a obtenu aucune voix. Une colonne de la feuille Excel à trier sur le nombre zéro, c’est très facile.

Une fois ce tri effectué, j’obtiens des résultats rassemblant tous les bureaux de vote dans lesquels Le Pen n’a obtenu aucune voix, ce qui pourrait permettre de conclure que Chirac a recueilli la totalité des exprimés. Mais il y a une vérification à faire avant de conclure ainsi.

Il faut sélectionner, parmi ces résultats, les bureaux de vote où le nombre des votants et celui des exprimés sont identiques. Cela peut se faire facilement aussi sur une feuille Excel. En fait, je n’ai même pas besoin de les connaître tous, il suffit que j’aie quelques exemples pour pouvoir dire : ce cas existe, et il n’est pas isolé. Mais c’est mieux d’avoir des données complètes.

En document téléchargeable on peut consulter la liste Excel des bureaux de vote qui satisfont 1° le critère « un candidat a obtenu zéro voix », puis 2° le critère d’équivalence « nombre de votants=nombre d’exprimés », d’où on peut conclure que l’autre candidat a obtenu la totalité des suffrages exprimés. Il y en a une trentaine, ce sont de petits bureaux, environ 666 électeurs étaient concernés.

Une autre façon de faire est de chercher, dans l’ensemble du fichier des résultats du second tour, la triple équivalence nombre de votants=nombre d’exprimés=nombre de voix. Mais c’est plus technique car il faut écrire une formule de recherche pour comparer trois éléments. Je l’ai néanmoins fait – avec l’aide de l’IA qui sur ce terrain est beaucoup plus rapide et explicite que l’aide en ligne du logiciel. C’était néanmoins nécessaire de le faire pour avoir une vérification. Cette fois c’est l’autre candidat qui apparaît, celui qui a recueilli toutes les voix, mais ce sont bien les mêmes résultats pour les bureaux de vote et pour le nombre d’électeurs concernés. Voir la feuille Excel en téléchargement.

Quelques réflexions sur les conseils et méthodes de l’IA.

Aucune des deux IA n’a « pensé spontanément » à travailler sur des données propices à présenter ce genre de résultat. C’est moi qui ai eu l’idée de prendre le second tour de la présidentielle de 2002.

Aucune des deux IA ne suggère, dans le cas d’un scrutin où le choix se fait entre deux options, de chercher le résultat « zéro voix pour l’option X », ce qui est plus simple que de chercher l’unanimité pour l’option Y ; inutile de mettre en œuvre un script pour cela, un tri tout bête sur une des colonnes du tableur suffit.

Enfin aucune des deux n’évoque un critère décisif : trouver les cas où nombre de votants=nombre de suffrages exprimés / zéro voix pour l’un des candidats (ou bien toutes les voix pour l’autre).

L’une des IA flaire bien qu’il pourrait y avoir des « pièges », mais n’identifie pas précisément les catégories pertinentes et se fixe sur la comparaison avec les inscrits, alors que c’est la comparaison des votants avec les exprimés qui importe. Elle considère que l’abstention doit entrer en considération, alors que cela n’a pas d’effet ici. Je la cite :

« Vérifications et pièges à éviter

100% des exprimés ≠ 100% des inscrits. Vérifiez abstention / bulletins blancs/nuls : un score à 100% peut coexister avec une forte abstention.

Contrastez la donnée brute (CSV) avec la page officielle par commune du Ministère / site préfectoral / journal local pour le contexte (candidat unique, retrait, ou recours). Archives des Élections »

Donc deux conclusions pour cet article.

L’une, pas tellement rassurante, sur l’objet même de l’article. En France, le scrutin en tant que procédure est toujours secret, mais pas toujours le vote ; et la loi considère que ce dernier point est négligeable. 600 électeurs dont on peut connaître certainement le choix, bof ! Pourtant même s’il n’y en avait qu’un, on peut penser que quelque chose ne va pas.

L’autre, sur la démarche. L’IA est intelligente au sens strict du terme, elle met en relation d’énormes quantités de données (mais sans en garantir l’authenticité ni la véracité), elle sait trouver des données particulières, elle sait fouiller dans les jurisprudences, elle remplace haut-la-main les modes d’emploi des logiciels. C’est une aide considérable et sans elle je n’aurais pu écrire cet article que sous forme hypothétique, sans avoir de résultats à donner en exemple. Mais l’IA ne « voit » pas nécessairement ce qui pourtant est simple : il faut lui poser les bonnes questions. Il y a donc bien une différence entre l’intelligence et la raison.

Note

Sa majesté Alain Souchon

Les propos d’Alain Souchon tenus le 14 novembre sur RTL méritent d’être relevés. Il suggère très clairement que, à ses yeux, les Français qui votent RN sont « cons ». Invité à commenter un sondage qui accorde 35% des intentions de vote à Marine Le Pen1, il minimise : « 35 % ce n’est pas 50 % » – or personne n’ignore que ce sondage porte sur le premier tour de l’élection présidentielle. Enfin, il déclare qu’il y aurait « une révolution » et qu’« on irait en Suisse » si jamais un président RN était élu. Tout cela, sur un ton condescendant et entendu, en moins d’une minute.

On peut lire l’article, voir et écouter la vidéo sur le site de RTL  

Mezetulle souhaite au nouvel album d’Alain Souchon – dont la sortie était l’objet de son invitation à RTL pour une journée dédiée à sa carrière – le plus grand succès, et c’est vrai qu’on aime bien ce chanteur, depuis des années. Mais a-t-il besoin de nouvelles rentrées d’argent pour arrondir ses revenus afin de pouvoir vivre en Suisse ? Probablement pas, pas plus que le « on »2 qui, d’après lui, s’exilerait.

Et pourquoi la Suisse ? Est-ce une allusion à ses origines et à sa double nationalité ? Le recours au pronom « on » serait alors une coquetterie, un évitement du « Je ». Ce « on » s’inspirerait-il présomptueusement de Voltaire réfugié à Ferney ? La coquetterie consisterait alors à éviter l’emploi du « nous » en pluriel de majesté.

Sa majesté Alain Souchon ignore-t-elle qu’en Suisse s’applique une variante « light » de la préférence nationale3, que l’aide médicale d’État (telle que la pratique la France au bénéfice des étrangers en séjour irrégulier) n’existe pas4, et que la décision référendaire, soigneusement épargnée aux Français (trop « cons » ?) depuis 2005, est normale ? Toute comparaison avec quelques aspects figurant au programme d’un parti politique français serait impertinente, bien sûr.

Notes

3 – « Light » parce qu’elle ne frappe pas les frontaliers https://www.frontalier.org/actions/preference-indigene-light-pas-de-discrimination-frontaliers/ .

Impôt plancher sur la fortune (taxe Zucman)

Au moment du débat budgétaire, Mezetulle reçoit cette analyse de Thierry Foucart sur l’impôt plancher sur la fortune (la « taxe Zucman »). Même si ce projet semble avoir pris un peu de plomb dans l’aile à l’ouverture du débat, il n’est pas impossible qu’il revienne sous d’autres formes. Et en tout état de cause, il est toujours bon, pour le citoyen et le contribuable, d’être éclairé sur la nature de l’impôt, ses modes de calcul, ses motifs et ses conséquences.

L’impôt plancher sur la fortune (couramment appelé IPF ou taxe Zucman) est un prélèvement annuel sur le patrimoine du petit nombre de contribuables dont le patrimoine dépasse cent millions d’euros. Il complète l’impôt sur le revenu de façon que le total atteigne 2 % du patrimoine. Si cette taxe était appliquée, le détenteur d’un patrimoine de cent millions d’euros paierait donc un impôt total de deux millions d’euros (2 % du patrimoine y compris le patrimoine professionnel), sans compter l’impôt sur la fortune immobilière. Cette taxe, adoptée par l’Assemblée nationale le 20 février 2025, a été rejetée par le Sénat, et est actuellement au centre d’un débat virulent à l’Assemblée nationale.

Deux taux calculés différemment

Ses partisans la justifient en comparant le taux d’imposition moyen des riches (0,1 % de la population) à celui des ultrariches (0,0002% les plus riches de la population). Il est de 46 % dans le premier cas, et de 26 % dans le second1. Ils en déduisent une injustice fiscale : les ultrariches sont relativement moins taxés que les riches. En fait, ils comparent deux taux d’imposition moyens calculés de façon différente.

Les revenus considérés dans le calcul classique du taux moyen d’imposition sont les revenus disponibles (salaires, loyers, dividendes distribués etc.), imposés suivant le barème de la loi de finance. Dans le cas particulier des ultrariches, on y ajoute les dividendes non distribués, réinvestis dans l’entreprise ou dans une holding pour calculer le revenu « économique ». Le taux moyen d’imposition des riches est le rapport entre l’impôt et le revenu disponible, celui des ultrariches le rapport entre l’impôt et le revenu économique. Le revenu économique étant toujours largement supérieur au revenu disponible des ultrariches, le taux moyen de ces derniers est inférieur à celui des riches. La comparaison de ces deux taux n’a aucun sens.

L’optimisation fiscale

Un autre argument avancé par les économistes favorables à cette taxe est l’optimisation fiscale par les ultrariches, qui consiste à défiscaliser des dividendes non distribués par la création de holdings : « Dans les pays européens, cette optimisation passe par la création de holdings familiales, dans lesquelles les dividendes s’accumulent à l’abri du fisc »2.

Cet argument mérite des explications. Une holding est une société dite “mère” qui regroupe les participations détenues par ses actionnaires dans d’autres sociétés dites “filles”. Les dividendes accumulés dans cette holding sont des bénéfices non distribués des entreprises “filles”, et à ce titre, ont été diminués de l’impôt sur les sociétés avant d’être remontés dans la société “mère”, mais sont exemptés d’impôt sur le revenu (la flat tax) tant qu’ils y restent. Ils peuvent être réinvestis dans d’autres sociétés de la holding, comme si les dividendes non distribués étaient réinvestis dans la société qui les a produits (ce qui est la norme).

La difficulté est surtout l’intégration de biens non professionnels dans les holdings familiales, dont l’entretien et la valorisation sont financés par des sommes exonérées de l’impôt sur le revenu. C’est un privilège réservé aux ultrariches dont les biens personnels peuvent être “filles” d’une holding familiale. La mesure envisagée par le nouveau premier ministre (une taxe de 2 % sur le capital des holdings) aurait pu être différente, et consister à exclure les biens familiaux non productifs de ce système, limitant l’avantage fiscal au réinvestissement dans les sociétés qui en font partie. Une holding aurait alors une fiscalité proche de celle des contrats d’assurance-vie dans lesquels les plus-values sont compensées par les moins-values pour aboutir à une plus-value (ou une moins-value) globale fiscalisée en cas de rachat.

Des effets secondaires

L’IPF ou la taxe envisagée par le premier ministre aurait évidemment des effets secondaires. On craint les départs à l’étranger des ultrariches (l’Italie offre actuellement des avantages fiscaux très importants à ceux qui s’y installent). Ces départs éventuels, soumis à des conditions fiscales préalables (l’exit tax) que certains envisagent de renforcer, s’expliquent par l’obligation de désinvestir pour payer l’IPF. En effet, leurs patrimoines ne sont pas constitués d’argent liquide disponible – sur des livrets d’épargne, des comptes en banque ou des comptes à terme – mais en majorité de participations dans des sociétés cotées en bourse ou non. Le paiement de l’impôt risque de les obliger à céder une partie de ces participations.

Des économistes favorables à cette taxe ont pris conscience de cette difficulté et proposent que « le paiement de l’impôt pourrait se faire en nature, en cédant des titres de leur entreprise à l’État. »3 Ce serait une nationalisation sans indemnisation, et, pour assurer le remboursement de la dette et le financement de la transition écologique, l’État devrait les revendre. Que ce soit l’État ou l’ultrariche qui vende, quelle est la différence ? À qui ? À un autre ultrariche ? Et quelle serait la réaction du personnel ?

Justification économique et financière ou justification morale et sociale ?

La fiscalité des ultrariches est confrontée à deux conflits de nature différente. Le premier est économique et financier : le débat autour de l’IPF en est le signe. Le second relève de la justice sociale : est-il normal que des particuliers puissent se constituer un patrimoine immense ? Ces deux conflits ne sont pas indépendants : en appelant la justice sociale pour justifier l’IPF, le risque est de l’instrumentaliser. C’est ce que les partisans de l’IPF ont fait.

Si on considère l’inégalité des richesses comme injuste à partir d’un certain niveau, comment justifier les gains obtenus par les loteries du genre Euromillions, de plusieurs centaines de millions d’euros (aux États-Unis, les gains peuvent dépasser le milliard de dollars), dont le seul mérite du gagnant est la chance, et qui sont financés par les pertes des autres joueurs, ce qui est exactement le contraire des ultrariches qui, en développant leur patrimoine professionnel, contribuent à la richesse de tous ?

Dans le contexte d’urgence actuel, la seule justification rationnelle de l’IPF comme de tout autre prélèvement supplémentaire sur le revenu ou toute réduction des dépenses est la situation politique et financière de la France, qui impose de diminuer la dette publique pour assurer l’avenir.

Exemple : Un chef d’entreprise “ultrariche” dont le patrimoine total est de cent millions d’euros perçoit des revenus d’un million d’euros par an (salaire + dividendes distribués) et paie un impôt sur son revenu disponible de 350 000 € (35 %) compte tenu de la flat tax sur les dividendes perçus). Son taux moyen d’imposition est de 35 %. Les dividendes non distribués qui auraient pu lui être versés, sont d’un million d’euros. Son revenu “économique” est de deux millions, et le taux moyen d’imposition au sens de la taxe Zucman est de 17,5 %.
Le chef d’entreprise devra supporter un prélèvement de façon que le total atteigne deux millions : où va-t-il trouver les 1,65 millions d’euros qui lui manquent ?

Notes

1 – Note n°92 de l’Institut des Politiques Publiques, 2016 (actualisée au 7 juin 2023) : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » Url : https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2023/06/Note_IPP_Billionaires-version-actualisee.pdf

2 – « Avec l’impôt sur les ultrariches, la France peut montrer la voie au reste du monde » : le plaidoyer de sept Prix Nobel d’économie pour la taxe Zucman. Publié le 07 juillet 2025 à 12h00, modifié le 24 septembre 2025 à 14h21 Abhijit Banerjee, Daron Acemoglu, Esther Duflo, George Akerlof, Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Simon Johnson.

3 – Taxe Zucman : « Exclure les biens professionnels reviendrait à vider l’impôt de sa substance et à exonérer les plus grandes fortunes de l’impôt censé les cibler », tribune de dix économistes, Le Monde du 2 octobre 2025,

« Laïcité et intégrisme : la respiration laïque »

Conférence publique organisée à Nantes par le Comité Laïcité République Pays de la Loire.

Entrée gratuite sur inscription : https://www.helloasso.com/associations/comite-laicite-republique-pays-de-la-loire/evenements/catherine-kintzler-laicite-et-integrisme-une-respiration-laique

Je propose d’aborder la laïcité à travers un effet libérateur fondamental: l’effet de respiration. Quelle que soit son origine, l’intégrisme prétend installer une vision intégrale qui unifie tous les espaces et tous les moments de la vie : politique, civile, intime. Il exige une uniformisation, il ne connaît pas de distinction entre les espaces et les moments. Il repose sur l’assignation et recourt à la pression sociale : tu fais partie d’une communauté, alors tu dois te conformer à elle partout, tout le temps.

Par son fonctionnement institutionnel, le régime de laïcité doit permettre à ceux (et surtout celles) qui sont ainsi exposés à l’uniformisation de leur vie de se soustraire à cette intégralité, de trouver des moments et des lieux d’échappement. Cette notion de respiration laïque se déduit du concept de laïcité et de la dualité du régime laïque.

« Islamophobie » : un PS démélenchonisé ?

Dans une tribune datée du 6 juillet publiée par Marianne1, plusieurs cadres du Parti socialiste refusent l’emploi du terme « islamophobie » utilisé par le PS par la création récente d’un « Secrétariat National à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie ». Je ne peux que saluer ce texte, signé entre autres par Jérôme Guedj, Carole Delga, Michaël Delafosse, Laurence Rossignol. Il était temps que se signalent publiquement l’existence et la résistance d’un PS « démélenchonisé ».

En lisant le titre « Nous socialistes, continuons à refuser le terme d’islamophobie », on comprend que le texte, commentant le verbe « continuer », se lance d’abord dans un rappel. Il est vrai que dès 2019 le PS a pris une position claire en ne participant pas à la marche du 10 novembre (dite « contre l’islamophobie »)2. Et il est vrai aussi que lors du dernier Congrès 2025 aucun texte d’orientation soumis au vote des adhérents ne contient ce mot.

Mais peut-on pour autant affirmer que le PS l’a toujours « refusé collectivement » et « écarté » ? Difficile en effet de ne pas évoquer le programme du prétendu Nouveau Front Populaire de juin 2024, auquel s’est joint le PS, programme3 qui intitule son point n°12 « Lutter contre toutes les formes de racismes, contre l’antisémitisme et l’islamophobie »4 : voilà le point de bascule par lequel, selon les signataires, « […] notre ligne de clarté s’est brouillée. » Comme je l’écrivaisau moment des législatives de 2024, ce « brouillage » n’est autre que le penchant, régulièrement adoubé par la réitération des opérations « barrage » au moment des élections, de la gauche Terra Nova vers la gauche Médine5.

Après ce rappel d’histoire interne du PS – probablement salutaire, mais dont on espère qu’il n’aura pas découragé les lecteurs de la tribune – le texte en vient enfin au contenu de l’argumentation :

« Nous n’acceptons pas que la critique d’une religion soit assimilée à du racisme, ni que des principes fondamentaux comme la laïcité, la liberté d’expression, le droit au blasphème soient caricaturés ou présentés comme « islamophobes ». C’est au nom de cette accusation que les dessinateurs de Charlie Hebdo ont été massacrés, dont Charb dont il faut plus que jamais relire la Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. C’est au nom de cette accusation d’islamophobie que Samuel Paty a été jeté en pâture. C’est avec ce mot que les lois de la République comme celle de 1905 ou celle de 2004 sont vilipendées ».

En relation avec ce sujet, quelques textes à lire ou à relire sur Mezetulle :

Notes

3 Toujours aujourd’hui 14 juillet en téléchargement sur le site du PS https://www.nouveaufrontpopulaire.fr/

5 https://www.mezetulle.fr/un-grand-chantier-republicain-sur-un-champ-de-ruines/ Rien de nouveau, on se souvient par exemple de la politique prônée en 2013 par Jean-Marc Ayrault à partir du rapport Tuot « pour une République inclusive » ; voir l’article de Charles Arambourou https://www.mezetulle.fr/rehabiliter-les-communautes-le-multiculturalisme-contre-la-laicite/

Libérez Boulaem Sansal ! Les ressources infinies de l’aplaventrisme

On apprend le 4 juillet que Boualem Sansal ne figure pas dans la liste des quelque 6800 détenus graciés par le Président algérien. « On ne peut pas continuer sur une stratégie qui nous conduit d’échec en échec » a déclaré Arnaud Benedetti, fondateur du Comité de soutien à Boualem Sansal, dans Le Figaro. Mais l’aplaventrisme officiel n’a pas encore dit son dernier mot.

Cette stratégie du « attendez, il y a encore une possibilité si on fait davantage profil bas » continue encore aujourd’hui : « Attendez, il reste encore une possibilité, même si Boualem Sansal n’a pas bénéficié de la grâce qui a été accordée à nombre d’escrocs, de voleurs, etc., on peut espérer que le Président algérien, au moment qu’il choisira et selon son bon vouloir, lui accordera une grâce individuelle, au motif humanitaire ».

Hélas, à la lumière de ce parcours « d’échec en échec », on peut traduire : puisque cet « espoir ultime » dépend entièrement du bon vouloir et du calendrier personnel du Président algérien, autant dire : « attendez, attendez indéfiniment, faites profil bas, toujours. »

J’ai peur pour Boualem Sansal. J’ai honte de mon pays qui ne défend pas ses citoyens pris en otage (le journaliste Christophe Gleizes est condamné à 7 ans de prison), qui ne soutient pas un grand écrivain français et qui ne cesse de chercher et de trouver, avec de plus en plus d’ingéniosité, des motifs pour alimenter son aplaventrisme. Celui-ci n’a pas dit son dernier mot ; ou plutôt, on voit qu’il consiste à repousser l’idée même de « dernier mot » à l’infini.

Communiqué du Comité de soutien à Boualem Sansal du 4 juillet 2025 :

‘Penser contre son camp’ de Nathalie Heinich, lu par Philippe Foussier

Dans Penser contre son camp, itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche (Gallimard, 2025), Nathalie Heinich constate les mutations intervenues dans son camp politique. Elle en recense les marqueurs : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle rappelle les principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche dont l’ensemble est à présent gangrené par ces mutations : une telle conversion est probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle.

Sociologue, spécialiste -entre autres- de l’art, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, Nathalie Heinich propose dans ce petit livre une introspection aussi instructive que fouillée. Elle y constate les mutations intervenues dans son camp politique : « Je n’ai jamais cessé d’appartenir à cette famille de gauche qui a toujours été la mienne, clame-t-elle, même si certains de ses membres m’ont répudiée avec une conviction digne des procureurs soviétiques ». L’auteur recense les marqueurs de ces mutations : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle met opportunément en lumière le fait que si ces évolutions ont pris naissance au sein de la gauche radicale, elle-même relais docile d’une doxa fabriquée sur les campus américains, elles ont irrigué l’ensemble de la gauche ou presque. Au début perplexe, celle-ci s’est laissée gagner soit par fatalisme, soit par peur de ne plus être dans le vent, soit encore par absence de convictions réelles.

Avant d’entrer dans le vif des différents sujets, Nathalie Heinich prend soin de distinguer ce qui relève de l’exigence scientifique d’une part et des opinions personnelles de l’intellectuel, de l’autre. Elle y convoque le concept de neutralité axiologique cher à Max Weber, à savoir « la suspension des jugements de valeur portant sur des sujets politiques ou moraux de la part d’un chercheur ou d’un universitaire dans son contexte professionnel ». Étant entendu que la neutralité « ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ». Ce qu’elle reproche précisément aux « académo-militants » de ne pas faire en mélangeant leur expertise académique aux postures idéologiques : « Les régimes communistes ont donné tant d’exemples des aberrations engendrées par cette confusion des arènes avec la science prolétarienne, stalinienne ou maoïste (ce qu’on nomme aujourd’hui par euphémisme les ‘savoirs critiques’), qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler ces évidences ». Dans Penser contre son camp, l’auteur marque clairement la frontière avec ses ouvrages de type universitaire. Si elle revendique son appartenance à la gauche, la sociologue s’efforce d’éviter les comportements moutonniers. De ce point de vue, son analyse des déclarations de Jacques Chirac en 1995 sur les crimes de Vichy témoigne d’une salutaire capacité à résister à la doxa dominante.

Du civil au civique

Sur le féminisme et l’impressionnante montée en puissance de l’approche différentialiste, Nathalie Heinich rappelle quelques-unes de ses positions, en plaidant pour le ‘repos du neutre’ comme outil d’émancipation :

« Le genre grammatical n’est pas le sexe et confondre les deux relève d’une grande naïveté concernant le fonctionnement de la langue […]. La fonction n’est pas la personne, de sorte que prétendre confondre l’une (ministre) et l’autre (femme) incite à une personnalisation pour le moins problématique s’agissant d’une fonction ».

Plus généralement, la différence des sexes « n’est ni bonne ni mauvaise a priori : elle a sa place dans l’arène du droit civil qui régit le mariage et la filiation mais ne devrait pas l’avoir dans l’arène du droit civique, qui régit l’exercice de la citoyenneté ». Elle recommande aussi d’utiliser le terme ‘genre’ avec parcimonie, « cet anglicisme puritain doublé d’une focalisation obsessionnelle sur la construction sociale, qui ignore les réalités biologiques et prend l’institutionnel pour de l’arbitraire ».

Concernant l’islamisme et la laïcité, là encore les positions de Nathalie Heinich rappellent des principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche. Sur le voile islamique, il est par exemple utile de souligner les évidences ignorées, tant le discours vantant l’orthopraxie religieuse a colonisé les esprits :

« Faut-il accepter de considérer que le regard des hommes serait forcément salace, que toute relation entre hommes et femmes serait forcément réduite à la dimension sexuelle, que les hommes seraient forcément comme des enfants incapables de réfréner leurs pulsions et les femmes devraient porter la responsabilité des réactions masculines au désir qu’elles peuvent susciter ? ».

Sur le terme ‘islamophobie’, là encore, quelques rappels bienvenus : le suffixe -phobe désigne « la haine ou la détestation d’un trait identitaire dont l’individu n’est pas responsable (homophobie, judéophobie, grossophobie…) alors que l’adhésion à l’islamisme est un choix idéologique et non pas une assignation ethnique ou religieuse. Ce mot fait comme si islamisme et islam étaient une seule et même chose et comme si l’islam était une race et l’islamisme une religion, barrant ainsi la voie à toute critique ».

Laïcité vs bigoterie

Concernant les idéologies identitaires et le terme qui les rassemble (woke), l’auteur rafraîchit la mémoire des lecteurs en énumérant quelques-unes des censures culturelles ou universitaires à mettre au crédit des activistes de la cancel culture. Elle observe aussi avec pertinence que les règles régissant la liberté d’expression en France et aux États-Unis sont fondées sur des approches contradictoires. Et met en garde : « La gauche risque de sombrer à nouveau dans les tentations totalitaires qui en ont assombri l’histoire ». Nathalie Heinich observe aussi que cette idéologie ne peut fonctionner qu’adossée à une lecture essentialiste des rapports humains, assignant obligatoirement tout individu à une communauté. Elle fait aussi un sort à l’intersectionnalité, « ce pont aux ânes qui découvre, scandalisé, qu’une femme de ménage de couleur est davantage sujette aux discriminations qu’un cadre supérieur blanc. Bienvenue chez les niais ».

L’auteur remarque combien la lecture identitaire des rapports sociaux a connu une foudroyante progression en quelques années, quittant le seul apanage de la droite radicale, dont les tenants défendent « une identité nationale considérée comme immuable » pour gagner la gauche, promouvant désormais largement « une vision identitariste de l’humain, réduit à ses affiliations communautaires. En peu de temps, la passion de l’identité comme argument politique est ainsi passée, grâce au wokisme, de la droite de la droite à la gauche de la gauche ». Un marqueur permet de cibler cette transition : « On a vu la gauche radicale se mettre à revendiquer le mot ‘race’ après en voir réclamé la suppression dans la Constitution ».

Il sera difficile aux détracteurs de Nathalie Heinich de contester cette conversion de la gauche, probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle :

« Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que l’universalisme républicain, qui s’oppose aux sociétés d’ordres et de castes et à leurs systèmes de privilèges hérités ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que le goût du savoir et de la rationalité scientifique, qui s’oppose aux obscurantismes religieux ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que la liberté d’expression, qui s’oppose aux systèmes dictatoriaux de contrôle des idées ? Et quoi de plus conforme encore aux combats historiques de la gauche que la cause de la laïcité, garante de la liberté de conscience contre l’enrégimentement par la bigoterie ? ».

En conclusion, l’auteur appelle son camp -initial- à ne pas se résigner : « Une grande partie de la gauche s’est bel et bien retournée et nous sommes nombreux, manifestement, à ne pas nous en remettre ». De ceux qui sont demeurés fidèles à ses idéaux renaîtra à terme dans ce camp l’aspiration à l’émancipation.

[NdE] Sur des sujets voisins, on pourra relire sur ce site :

L’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs »

Thierry Foucart prolonge et approfondit une réflexion déjà engagée dans les colonnes de Mezetulle1 sur l’usage peu rigoureux des probabilités et de la statistique dans le domaine des sciences sociales. Il examine ici, en l’illustrant avec quelques études de cas, l’hypothèse bien connue « toutes choses égales par ailleurs », souvent utilisée pour détecter l’existence de discriminations.

De nombreux travaux en sciences sociales souffrent d’un déficit de scientificité dans l’application des mathématiques appliquées. On ne compte pas les enquêtes qui font « comme si » les données étaient tirées au hasard en effectuant un calcul de probabilité, « comme si » l’échantillon était représentatif en étendant ses propriétés à l’ensemble de la population, « comme si » les résultats étaient indiscutables, etc. L’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs » est un des exemples les plus fréquents de ce genre d’abus : on fait « comme si » elle était vraie, parce qu’elle facilite considérablement la détection de la « cause » d’une discrimination. Mais elle limite cette cause au facteur qui crée l’inégalité.

Hypothèse « toutes choses égales par ailleurs »

Imaginons à titre d’exemple une étude sociologique dont l’objectif est de décrire les relations existant entre le sexe, la catégorie socioprofessionnelle, l’âge, le revenu, le secteur d’activité et l’opinion politique des électeurs en France. Pour étudier l’influence d’un de ces facteurs sur un autre, par exemple de la catégorie socioprofessionnelle sur l’opinion politique, ou du sexe sur le revenu, l’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs » (notée TCEA dans la suite) consiste à isoler la relation entre les deux facteurs considérés en excluant l’influence de tous les autres. L’objectif est de mettre en évidence ce que l’on appelle l’ »effet propre » d’un facteur sur l’autre, ici de la CSP sur l’opinion politique ou du sexe sur le revenu.

Pour connaître l’effet propre de la catégorie socioprofessionnelle (CSP) sur l’opinion politique, qui dépend peut-être aussi de l’âge, il faut annuler l’effet de ce dernier pour observer uniquement celui de la CSP. Il faudrait théoriquement procéder de la même façon pour tous les facteurs intervenant dans l’opinion politique, non seulement les facteurs cités précédemment (sexe, revenu, âge, secteur d’activité), mais aussi le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle des parents, l’ancienneté dans l’entreprise, la mobilité, le lieu d’habitation, la situation familiale, etc., en fait tous les facteurs susceptibles d’avoir un effet sur l’opinion politique. La liste des facteurs à inclure dans l’hypothèse TCEA ne peut être établie que par le chercheur et dépend inévitablement de son choix, de son appréciation a priori de l’effet que chaque facteur exerce sur l’opinion politique.

La rationalité de cette liste doit toujours être vérifiée. Elle peut comporter une aporie. Par exemple, dans la comparaison des revenus suivant le sexe, l’hypothèse TCEA ne peut inclure l’égalité des revenus des conjoints, bien que le revenu de l’un exerce évidemment un effet sur celui de l’autre. Supposer leur égalité pour montrer que les revenus des hommes sont supérieurs à ceux des femmes TCEA est contradictoire puisque leurs conjoints sont de sexes différents. D’autres apories, qui n’apparaissent pas toujours aussi clairement, peuvent exister.

Démarche initiale théorique

Respecter l’hypothèse TCEA conduit à des difficultés insurmontables et impose des approximations.

La première difficulté résulte de la nécessité de coder l’information indispensable au traitement statistique. Cette codification a pour objectif de définir des catégories dont les membres possèdent à peu près les mêmes caractéristiques, et de constituer ainsi des groupes homogènes. Une codification de plus en plus fine limite les variations à l’intérieur de chaque groupe, en rassemblant des individus de plus en plus ressemblants, mais elle aboutit à augmenter le nombre de groupes homogènes considérés et à diminuer l’effectif moyen des groupes. Une information de plus en plus fine est de moins en moins statistiquement stable.

Donnons un exemple : l’âge exerce un effet sur l’opinion politique qui empêche d’isoler celui de la CSP. Pour écarter cette influence, on va considérer les personnes du même âge. Cette condition ne peut être réalisée qu’en considérant des classes d’âge, de vingt à trente ans, de trente à quarante, etc. Dans chacune d’entre elles, l’âge moyen, ou central, est considéré comme l’âge de tous ses membres : c’est l’approximation évoquée ci-dessus. Si les classes sont d’amplitude de cinq ans, c’est plus précis, mais l’effectif dans chaque classe est plus faible et les résultats sont moins stables.

Une autre difficulté est l’impossibilité de suivre rigoureusement la démarche de l’hypothèse TCEA.

Pour que l’on puisse éliminer aussi le sexe de cette relation, il faut trier les individus en fonction à la fois de leur âge (4 classes) et de leur sexe (2 sexes). On obtient en tout huit groupes, chacun étant constitué de personnes de même classe d’âge et de même sexe. L’hypothèse TCEA, limitée au sexe et à l’âge, est à peu près vérifiée dans chaque classe. On peut alors étudier la relation entre l’opinion politique et la CSP dans chaque groupe dans lequel l’hypothèse TCEA réduite au sexe et à l’âge est satisfaite.

Et ainsi de suite pour tous les facteurs retenus dans l’hypothèse TCEA. Considérons 4 classes d’âge, 4 classes de revenus, 4 secteurs d’activité et le sexe : il faut répartir l’échantillon des personnes observées en 128 ( = 4 x 4 x 4 x 2) groupes homogènes, dans chacun desquels on peut supposer que leurs membres ont le même “profil” : même âge, même sexe, même revenu, même secteur d’activité approximativement.

Il faudrait ensuite analyser la liaison entre la CSP et l’opinion politique dans chacun de ces 128 groupes pour détecter dans chaque groupe l’effet propre de la CSP sur l’opinion politique et en déduire, si possible, un effet général.

Le nombre de groupes homogènes augmente très vite avec le nombre de facteurs inclus dans l’hypothèse TCEA. Imaginons que l’on tienne compte, en plus des quatre facteurs précédents, du nombre d’enfants (de 0 à 3 ou plus), du revenu du conjoint (4 classes), du secteur d’activité (4 secteurs) : le nombre de groupes considérés est alors de 128 x 4 x 4 x 4, soit 8 192. Même en tenant compte des groupes vides, il est impossible de disposer d’un échantillon de taille suffisante pour que l’analyse statistique dans chaque groupe homogène ait un sens. On ne pourra mettre en évidence une relation que dans ceux d’entre eux qui ont un effectif suffisant, ce qui réduit le champ de l’analyse.

La modélisation

La statistique propose d’aborder l’analyse d’une façon différente, en représentant par des équations les relations entre les facteurs. Elle fournit alors des résultats apparemment plus faciles à interpréter, sur des données d’un effectif relativement limité, souvent de l’ordre de quelques milliers.

Une méthode classique est la régression linéaire multiple. Elle consiste à construire un modèle donnant la meilleure approximation possible d’un facteur appelé endogène (ou expliqué, ou dépendant) en fonction d’autres facteurs exogènes (ou explicatifs ou indépendants). Un exemple sur des données élémentaires est facile à interpréter :

On suppose que la régression linéaire multiple du poids en fonction de la taille, de l’âge et du sexe donne l’équation suivante :

Poids = 0.30 x Taille + 0.40 x Âge +2.0 x Sexe + 5

Dans cette équation, les coefficients de la taille, de l’âge et du sexe sont appelés coefficients de régression. Les résidus sont les différences entre les valeurs observées et les valeurs prédites : ils indiquent la précision de l’estimation.

Cette formule est évidemment approximative. Elle donne un ordre de grandeur des poids des individus observés (poids prédits dans le tableau ci-dessus) en fonction de leurs caractéristiques et les différences avec leurs poids observés (résidus). Plus précisément, c’est l’estimation du poids moyen des individus dont la taille, l’âge sont connus, que l’on peut calculer pour un homme et pour une femme : à âge et taille égaux, une femme pèse en moyenne 2kg de moins qu’un homme :

On détecte ainsi l’effet propre du sexe sur le poids à taille et âge égaux.

Critique de la modélisation

Ce modèle suppose a priori l’existence d’un effet propre de chaque facteur exogène sur le facteur endogène : lorsque la taille augmente de 10 cm, le poids augmente de 3 kg, et lorsque l’âge augmente de 10 ans, de 4 kg, sous l’hypothèse TCEA. La nature des facteurs justifie ce choix, les facteurs exogènes étant ceux sur lesquels on ne peut intervenir. Cette existence a priori est indissociable de la modélisation, et l’hypothèse mathématique implicite est la linéarité de la relation entre le facteur endogène et chaque facteur exogène, par exemple entre le poids et la taille. De même, les relations entre les facteurs exogènes sont supposées linéaires (le calcul utilise les coefficients de corrélation linéaire pour évaluer les relations entre les facteurs). Ces relations sont évidemment approximatives.

Les calculs étant toujours possibles, la vérification de ces hypothèses est nécessaire pour que le modèle représente de façon acceptable les données. Elle peut être effectuée par des tests statistiques ou, plus simplement, par des représentations graphiques mais est très souvent négligée.

Les valeurs calculées des coefficients de régression ne sont jamais nulles. Pour montrer l’existence d’un effet propre d’un facteur exogène, il faut contrôler que son coefficient de régression est significativement non nul, à l’aide d’un test statistique. Une hypothèse mathématique supplémentaire est alors nécessaire : les résidus doivent être répartis suivant la loi normale.

Ces hypothèses, théoriques, ne peuvent être prouvées avec certitude, mais le modèle linéaire est « robuste », c’est-à-dire que les résultats restent significatifs si elles sont simplement vraisemblables. Un grand nombre d’hypothèses réduit la vraisemblance de l’ensemble, ce qui limite le nombre de facteurs exogènes. On retrouve ici le principe de parcimonie (ou rasoir d’Ockham).

L’application du modèle à la population dont sont issues les données suppose idéalement que ces données soient tirées au hasard, a minima qu’elles constituent un échantillon représentatif de la population. C’est un modèle descriptif, et les prévisions du facteur endogène par des intervalles de confiance sont en général très imprécises.

La modélisation consiste en fait à résoudre les difficultés de la démarche initiale en émettant des hypothèses sur la nature des données. Les informations qu’elle donne ne sont jamais « objectives » : les choix du chercheur conditionnent les résultats qui ne sont que descriptifs.

Études de cas

Les exemples ci-dessous montrent la limite de ce type de démarche.

The Bell curve

Richard J. Herrnstein et Charles Murray (1994), se fondant sur des analyses statistiques nombreuses et relativement complexes comme des régressions linéaires multiples et des analyses factorielles effectuées sur un grand nombre d’observations, interprètent les résultats de leurs enquêtes sur la réussite sociale aux États-Unis comme la preuve scientifique de l’infériorité de certaines races humaines sur d’autres : les Américains d’origine africaine réussissent moins bien socialement que ceux d’origine européenne qui réussissent eux-mêmes moins bien que ceux d’origine asiatique « toutes choses égales par ailleurs ». Les auteurs en déduisent l’existence d’une hiérarchie raciale.

La contestation scientifique de ce travail ne peut être effectuée que par des spécialistes de ces analyses. Stephen J. Gould (1997), en montrant les limites épistémologiques des méthodes utilisées par Murray et Herrnstein, contredit totalement leur raisonnement et les accuse de racisme.

Mais on peut aussi supposer que les enquêtes sont correctes et leurs résultats numériques exacts. La critique consiste alors à raisonner en logique floue (Foucart, 2024). Les deux auteurs de The Bell curve n’ont pas comparé la vraisemblance de leur conclusion (l’existence d’une hiérarchie raciale) à celle de leurs hypothèses statistiques et de l’hypothèse TCEA. Si toutes les hypothèses statistiques sont contrôlées et les tests justifiés, accepter l’hypothèse TCEA revient à accepter l’existence d’une hiérarchie raciale. Refuser cette existence revient donc à refuser cette hypothèse : cela signifierait que des facteurs de la réussite sociale aux États-Unis n’ont pas été pris en compte dans cette hypothèse. C’est beaucoup plus vraisemblable. Lesquels ? Il appartient aux sociologues de les déterminer en examinant précisément l’hypothèse TCEA.

Les sciences de l’éducation

Les sciences de l’éducation foisonnent d’enquêtes fondées sur l’hypothèse TCEA. Un exemple est donné par Thierry Troncin (2005) dans sa thèse en sciences de l’éducation. Il veut mesurer l’effet du redoublement du cours préparatoire à l’école primaire. Pour cela, il considère des binômes d’élèves de CP dont l’un redouble et l’autre non, mais dont les résultats en cours préparatoire sont à peu près les mêmes et les parents de même niveau social.

On compare ensuite les résultats en CE1 des élèves de chaque binôme. Le constat est clair : ceux qui n’ont pas redoublé le CP ont de meilleurs résultats en CE1 que ceux qui l’ont redoublé. Cela peut être interprété de deux façons :

  • La réussite en CE1 de l’élève non redoublant du binôme montre que le redoublant aurait réussi s’il était passé sans redoubler dans la classe supérieure : le redoublement ne sert à rien. Cette interprétation est fondée sur l’acceptation de l’hypothèse TCEA dans chaque binôme.
  • La sélection des élèves qui sont passés dans la classe supérieure a été correctement faite, ce qui montre l’insuffisance de l’hypothèse TCEA : un facteur significatif de la réussite des élèves ne figure pas dans les profils de l’hypothèse TCEA.

L’hypothèse de l’égalité des élèves d’un même binôme est-elle plus vraisemblable qu’une insuffisance dans l’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs » ? Il est évident que la réponse est négative. L’hypothèse TCEA est ici très contestable. Par exemple, l’absence du QI dans cette hypothèse revient à considérer qu’il n’intervient pas dans la réussite d’un élève, l’éducation parentale peut être très différente au sein d’une même CSP, les parents peuvent être mariés ou célibataires, etc. La précaution prise par Troncin, qui précise systématiquement les limites de l’hypothèse (« toutes choses égales par ailleurs incluses dans le modèle », « autant que faire se peut »), est complètement justifiée, et réduit considérablement l’intérêt de l’étude quantitative.

Dans beaucoup d’autres enquêtes concernant la réussite scolaire cette hypothèse est simplement formulée et admise sans réserve. Certains auteurs expliquent par exemple que le redoublement ne sert à rien puisqu’il ne permet pas de rattraper le retard du redoublant : c’est un raisonnement curieux, qui suppose l’égalité des capacités a priori des élèves et que les causes des difficultés d’un élève en CP disparaissent après le redoublement. La condamnation du redoublement est souvent sans appel, avec des argumentations parfois inacceptables, consistant à reprocher aux enseignants de faire redoubler plus fréquemment les élèves de milieu modeste que les autres (Martine Laronche, 2004). La seule justification du redoublement est l’intérêt de l’élève perçu par les enseignants et les parents, et la seule justification de son interdiction systématique semble être l’intérêt financier du ministère de l’Éducation nationale.

Détection des discriminations

Les résultats d’une étude (Adida C. Laitin D., Valfort M.-A., 2010) menée suivant la méthode précédente « soulignent donc une réalité dérangeante : dans la République française théoriquement laïque, les citoyens musulmans issus de l’immigration rencontrent, toutes choses égales par ailleurs, des obstacles à l’intégration par l’accès à l’emploi bien plus élevés que leurs homologues chrétiens. »

La laïcité n’a rien à voir avec cette discrimination. L’hypothèse TCEA est ici définie par la similitude complète des CV envoyés en double, l’un sous un nom courant, l’autre sous un nom musulman : même âge, même diplôme, même expérience professionnelle, etc. Cette hypothèse revient à considérer que les CV contiennent tous les critères de recrutement utiles aux employeurs, ce qui est évidemment très contestable : ils sont nécessaires, mais pas suffisants. Elle ne tient pas compte de leur expérience, de leur volonté de limiter le risque dans le choix du candidat, des exigences des salariés, de leur protection sociale.

La démarche des employeurs est en quelque sorte « bayésienne », comme celle des policiers accusés de discrimination dans les contrôles d’identité (François Héran, 2010) : « Par rapport aux passants perçus comme « blancs » et selon les lieux observés, la probabilité d’être contrôlé est de 4 à 11 fois plus forte si l’on est perçu comme « noir », de 3 à 13 fois plus si l’on est perçu comme “arabe” […] . Interrogé sur la chaîne France 2, un porte-parole de la Police nationale [… ] a fait valoir que les objectifs de la police étaient d’aller au plus court : il n’y avait pas de sens à contrôler à l’identique les deux sexes, dans toutes les tranches d’âge et tous les milieux, sachant que les risques d’infraction étaient inégalement répartis. C’est un raisonnement typiquement bayésien (le choix du probable doit être guidé par les probabilités passées) ». Les chefs d’entreprise sont confrontés à la même difficulté.

Conséquence : description et prescription

Considérer comme « vraie » l’hypothèse TCEA limite l’explication d’une inégalité au critère considéré pour l’observer. La conséquence est l’interprétation systématique de toute inégalité comme une injustice sociale dont la cause ne peut être que la différence entre les individus des deux membres de l’inégalité : les hommes ont un revenu supérieur à celui des femmes parce que ce sont des hommes. Une autre cause contredirait l’hypothèse TCEA et invaliderait l’analyse.

L’objectif d’égalité réelle ayant remplacé l’égalité en droits dans la Constitution, les conditions d’application du théorème Hume sont vérifiées (Boudon, 2006, p.85) : le résultat descriptif (l’inégalité observée) est complété par un argument normatif (l’objectif d’égalité réelle). Les deux justifient une prescription (impérative) annulant l’inégalité pour rétablir l’égalité : le politique vote des lois pour rétablir l’égalité réelle : lois sur la parité sexuelle, interdisant les discriminations. « Elles s’en prennent aux effets, non aux causes. Or ce sont les causes qu’il faut atteindre, ne serait-ce que pour bien comprendre les effets » (Durkheim, 1928, p. 10). C’est une démarche politique simpliste et scientifiquement infondée.

Références

  • Adida Claire, Laitin David, Valfort Marie-Anne, 2010, « Identifying Barriers to Muslim Integration in France », Proceedings of the National Academy of Sciences, 107(52), 384-390. Url : https://www.pnas.org/content/107/52/22384
  • Boudon Raymond, 2006, Renouveler la démocratie, Odile Jacob, Paris.
  • Dixte Christophe, Loussouarn Christophe, 2024, « « Revenu des médecins libéraux : une légère hausse entre 2017 et 2021, avec de fortes disparités selon la spécialité et l’ancienneté d’installation », Études et Résultats, décembre 2024 • n° 1322, DREES.
  • Durkheim Émile, 1928, Le socialisme, Librairie Félix Alcan, Paris. Url : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1197227d.texteImage#
  • Foucart Thierry, 2024, « Probabilités et statistique appliquées aux sciences sociales et humaines » Url : https://www.mezetulle.fr
  • Gould Stephen J., 1997, La mal-mesure de l’homme, Odile Jacob, Paris.
  • Héran François, 2010, Inégalités et discriminations – Pour un usage critique et responsable de l’outil statistique : rapport du comité pour la mesure de la diversité et l’évaluation des discriminations, COMEDD. Url : https://www.vie-publique.fr/rapport/30934-inegalites-et-discriminations-usage-critique-et-responsable-statistiques
  • Herrnstein Richard J., Murray Charles, 1994, The Bell curve, The Free Press, New York.
  • Laronche Martine., 2004, « Redoublement : les études s’opposent aux pratiques des enseignants », Le Monde, 11 décembre 2004.
  • Tocqueville Alexis, 1835, De la démocratie en Amérique, tome II, Garnier Flammarion Paris, 1981.
  • Troncin Thierry., 2005, « Le Redoublement, radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité », Thèse en Sciences de l’Éducation, sous la direction de Jean-Jacques Paul, Université de Bourgogne.

1 – Voir notamment « Probabilités et statistique appliquées aux sciences sociales et humaines » https://www.mezetulle.fr/probabilites-et-statistique-appliquees-aux-sciences-sociales-et-humaines-par-thierry-foucart/

« Regards croisés sur la laïcité », vidéo

L’émission « La foi prise au mot » de la chaîne KTO, préparée et animée par Régis Burnet, diffuse la vidéo « Regards croisés sur la laïcité » (Catherine Kintzler et Jean Leclercq, professeur à l’Université catholique de Louvain).

À regarder sur le site de l’émission https://www.ktotv.com/video/00442670/regards-croises-sur-la-laicite

et sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=leqHBjUvvFk

Qui déteste Manuel Valls ?

Depuis la nomination du gouvernement de François Bayrou, le nouveau ministre des Outre-mer Manuel Valls est l’objet d’un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, au point qu’un auditeur a pu insulter en direct l’ancien Premier ministre sur une radio de service public. Au-delà du simple constat de l’abaissement du débat civique, Sébastien Duffort tente de définir les contours idéologiques et intellectuels qui inspirent un tel déchaînement. L’examen de divers aspects des reproches – pour ne pas dire plus – qui sont avancés (accointance avec « l’extrême-droite », « carriérisme », questions économiques, politique culturelle « identitaire »), est pour lui l’occasion de procéder à quelques rappels utiles.

Depuis la nomination du gouvernement de François Bayrou, le nouveau ministre des Outre-mer Manuel Valls fait face à un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, relayé jusqu’à la surenchère par une partie de la gauche radicale1. Ce climat délétère a atteint son paroxysme lorsqu’un auditeur a pu insulter en direct l’ancien Premier ministre sur une radio de service public. La presse libérale2 comme de gauche3 s’étonne d’une telle violence.

Au-delà du simple constat de l’abaissement du débat civique, dramatique pour la cohésion nationale, on peut tenter de définir les contours idéologiques et intellectuels qui motivent un tel déchaînement tant sophismes, contradictions, procès d’intention et malhonnêteté intellectuelle semblent en être les principaux ressorts.

Manuel Valls a vu déferler un torrent d’attaques ad personam parfaitement conformes à la rhétorique désormais bien connue de la gauche de la gauche : assigner à droite voire à l’extrême droite toute personnalité intransigeante sur les principes républicains. Ce procédé intellectuellement paresseux a déjà ciblé des politiques de tous bords : Jean-Michel Blanquer à droite, Jean-Pierre Chevènement4 et donc Manuel Valls au centre gauche, tour à tour qualifiés de « réacs-publicains » ou de « nationaux-républicains ». Quiconque s’intéresse a minima au paysage politique français connaît pourtant la colonne vertébrale idéologique de l’ancien Premier ministre : rocardien proche de la deuxième gauche, socialiste, social-libéral et républicain attaché au principe de laïcité « à la française » (au sens de Philippe Raynaud5). On peine à y voir une quelconque accointance avec l’extrême droite, que Manuel Valls a précisément combattue à plusieurs reprises durant sa carrière politique. En tant que Premier ministre, il a soutenu la fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour des élections régionales de 2015 pour faire barrage au RN. En tant que conseiller municipal de Barcelone, et contrairement aux fake news propagées par la gauche radicale, il s’est toujours farouchement opposé au rapprochement entre Ciudadanos et le parti d’extrême droite Vox6. Il a enfin rédigé un court ouvrage en forme de pamphlet contre Eric Zemmour7. On a beau chercher, on ne trouve nulle trace de l’extrême droite dans ce parcours et on s’étonne de devoir rappeler une chose aussi évidente.

Manuel Valls subit également un procès en « carriérisme » ou en « opportunisme ». Certes, ne pas soutenir Benoît Hamon après la primaire socialiste alors qu’il s’y était formellement engagé, et démissionner de son poste de député de l’Essonne pour briguer la ville de Barcelone sont deux initiatives politiques très contestables qui ont donné du grain à moudre à ses opposants. Pour autant qui, à gauche comme à droite, peut échapper au procès en « opportunisme » ou en « trahison » ? Chirac qui torpille la candidature de Chaban en 1974 ? Sarkozy qui soutient Balladur en 1995 ? Mitterrand et le tournant de la rigueur en 1983 ? Jospin qui privatise entre 1997 et 2002 ? Ceux qui ont voté le Traité de Maastricht en 1992 ? Chacun sait qu’une carrière politique se dessine au gré des circonstances et occasions qu’il faut appréhender et saisir quand elles se présentent. Il est par ailleurs assez cocasse de voir les mêmes traiter Manuel Valls d’opportuniste tout en lui reprochant de ne pas avoir soutenu Benoît Hamon – incarnation parfaite du carriérisme politique (on peine à trouver chez lui trace d’un quelconque parcours professionnel), et dont le projet présidentiel se résumait à la création du revenu universel et à la lutte contre les perturbateurs endocriniens. On ne peut en outre que s’étonner de voir ceux dont l’internationalisme et le sans-frontiérisme font office de boussole politique insulter une personnalité d’origine… catalane parce qu’elle a tenté une aventure politique… à l’étranger. Par souci de cohérence, ils devraient au contraire s’en réjouir.

Le soutien au Président de la République dès 2017 est aussi éminemment discutable. Toutefois, à défaut d’y adhérer, quand on se définit comme républicain, comment ne pas le comprendre dans un contexte de tripolarisation de la vie politique qui voit le social-libéralisme aux prises avec deux formes de populismes incarnés par Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen8 ? Le problème risque de se poser longtemps pour l’ensemble de la social-démocratie, et pas seulement pour Manuel Valls, tant que la gauche sera sous domination de la France Insoumise.

Le « contenu » de ces attaques personnelles ne résiste donc pas à l’épreuve des faits. Elles n’en demeurent pas moins parfaitement conformes à une rhétorique désormais bien connue d’une partie de la gauche faite de ressentiment, d’anathèmes et de malhonnêteté intellectuelle.

Plusieurs articles en ligne affirment sans ambiguïté que c’est la question « culturelle » ou « identitaire » qui motiverait exclusivement la haine envers Manuel Valls. Une partie de l’opinion à gauche ne lui pardonnerait pas ses prises de positions sur l’antisémitisme, l’islamisme, l’insécurité ou l’immigration. Il nous semble pourtant que c’est d’abord un ensemble de désaccords sur la question économique qui alimentent le ressentiment envers l’ancien ministre de l’Intérieur. On lui reprocherait d’être converti au libéralisme économique. Ceux-là oublient un peu vite (volontairement ?) que c’est la gauche mitterrandiste qui a libéralisé l’économie française, sous l’impulsion de Pierre Bérégovoy ministre de l’économie et des finances, de Jacques Delors et Pascal Lamy à la Commission européenne (puis à l’OMC pour ce dernier)9. C’est un Premier Ministre socialiste, Lionel Jospin, qui a le plus privatisé sous la Ve République.

Plus récemment, deux mesures du quinquennat Hollande sont dans le collimateur des anti-Valls. Le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) d’une part, dont l’objectif était d’améliorer la profitabilité et la compétitivité des entreprises en réduisant le coût du travail. La loi Travail d’autre part, qui visait à donner plus de souplesse aux entreprises (licenciements, recours aux contrats atypiques etc.) en flexibilisant le marché du travail. Ces deux dispositifs sont adossés à la politique « de l’offre », qui a pour but de stimuler l’appareil productif national jugé trop peu compétitif face à la concurrence mondiale. Il est parfaitement possible de discuter des diagnostics économiques qui ont justifié ces mesures (problèmes de compétitivité de l’économie française vis-à-vis de ses concurrents, marché du travail trop rigide, etc.), de leurs contenus (mauvais calibrage du CICE imposé par les directives européennes) ou de leurs effets (sur l’emploi et l’investissement des entreprises). Au lieu de cela, les mêmes qui insultent Manuel Valls aujourd’hui sont rapidement tombés dans la polémique stérile aux relents complotistes : « politique néolibérale », « cadeaux aux patrons » a-t-on d’emblée entendu, « social-traître » et, bien sûr, politique « de droite ». On apprend pourtant dès le lycée en cours de sciences économiques et sociales que l’efficacité d’une politique structurelle mise en œuvre dépend avant tout du diagnostic réalisé sur les forces et faiblesses d’une économie au regard de l’intérêt général. Or ces deux mesures ont été préconisées par des travaux dont la légitimité académique est difficilement contestable. Les contempteurs de Manuel Valls ont-ils lu les 75 pages du rapport Gallois10 (pas vraiment un homme de droite) à l’origine du CICE ? Ont-ils lu les 15 pages du rapport issu de la Commission Badinter11 (encore un homme de droite !) préconisant une refonte du Code du Travail ? Ont-ils lu les 50 pages du rapport Enderlein-Pisani-Ferry12 dont les conclusions ont inspiré la Loi Travail ? Il eût été tout à fait possible d’avoir un débat économique fécond sur le contenu de ces rapports, encore fallait-il les avoir lus. C’était certainement trop demander à cette partie de la gauche qui ne jure que par la hausse de la dépense publique quel que soit le moment du cycle économique, alors même que notre endettement devient de plus en plus difficilement soutenable, et que cette dépense publique (traitement des fonctionnaires et prestations sociales), en raison d’un appareil productif atone, alimente la hausse des importations par la consommation, entretenant in fine le modèle « stato-consumériste » théorisé par Jérôme Fourquet13. Si l’on suit la logique de ceux qui attaquent Manuel Valls en considérant la politique de l’offre comme « de droite », on en déduit alors que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy sont des hommes de gauche puisqu’ils ont tous deux mis en œuvre des politiques de relance par la demande d’inspiration keynésienne. Politiser à outrance la politique économique en France, non seulement n’a pas de sens sur le plan économique stricto sensu, mais conduit à des choix erronés aux conséquences sociales dramatiques14.

C’est toutefois sur la question inhérente au libéralisme culturel que les attaques envers Manuel Valls sont les plus virulentes. Ce dernier a pris des positions fortes et courageuses, à rebours de la doxa à gauche, sur les questions liées à la lutte contre l’antisémitisme, l’islamisme et l’insécurité (physique et culturelle15) qu’une forme de gauchisme culturel (au sens de Jean-Pierre Le Goff16) ne lui pardonne pas aujourd’hui. C’est parfaitement cohérent (pour une fois) sur le plan intellectuel puisque l’adhésion au libéralisme culturel suppose une aversion à toute forme d’autorité, qui était au cœur du discours de Valls à l’Intérieur, dans un contexte où la cohésion sociale et nationale étaient plus que jamais menacées (attentats de 2015, atteintes multiples à la laïcité, contestations de certains enseignements en classe, etc.). Ce clivage, à l’origine des invectives qu’il subit, valide sa thèse des deux gauches « irréconciliables ». Car en effet, depuis l’affaire du foulard de Creil en 1989, une partie de la gauche refuse d’aborder ces problématiques essentielles qui préoccupent au quotidien les catégories populaires dont elle est censée, en principe, s’occuper. Pire, elle se fourvoie dans le déni face à des enjeux de civilisation majeurs pour la cohésion nationale, en particulier la lutte contre l’islam politique. Elle use pour cela d’un registre sémantique prévisible et éculé empêchant tout débat démocratique, l’accusation d’« islamophobie » au premier chef, pour taire toute critique de l’islam et de l’islamisme susceptible de « faire le jeu de ». Ces attaques n’ont pas de sens tant sur le plan factuel que conceptuel. Empiriquement, de solides travaux de recherche17 valident plus que jamais l’urgence de mettre ces sujets à l’agenda politique. Conceptuellement, accuser le ministre des Outre-mer d’être « conservateur » ou « réactionnaire » sur ces sujets relève au mieux de l’ignorance, au pire de la malhonnêteté intellectuelle puisqu’il a toujours été favorable aux réformes progressistes inhérentes au libéralisme culturel qui ont jalonné l’histoire de la gauche : droit des femmes à disposer de leur corps, abolition de la peine de mort, mariage pour tous, allongement du délai légal d’avortement, PMA, GPA, etc.

Ces attaques sans fondement sur la question culturelle confortent, plus que jamais, les procédés rhétoriques qu’utilise une partie de la gauche : sentiment de supériorité morale, refus de voir le réel par idéologie, diabolisation de l’adversaire18.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, ni de donner un blanc-seing à Manuel Valls. On peut parfaitement être en désaccord avec ses engagements et prises de position politiques. Encore faut-il que ce soit sur la base d’arguments fondés en raison. En refusant un vrai débat sur les enjeux économiques et culturels contemporains, une partie des militants, intellectuels ou politiques proches de la gauche s’exclut elle-même du champ démocratique et de l’éthique de la discussion chère à Jürgen Habermas, selon laquelle c’est la force de l’argument qui doit l’emporter. Montaigne disait à ce propos : « je dois dire encore que j’accepte et approuve toutes les attaques directes aussi médiocres soient-elles, mais que je suis très atteint par celles qui me sont portées en dehors des règles de bonnes conduites »19 .

Notes

5 – Philippe Raynaud, La laïcité, histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019.

7 – Manuel Valls, Zemmour, l’antirépublicain, éditions de l’Observatoire, 2022.

8 – Toute une partie de la gauche républicaine, Jean-Pierre Chevènement au premier chef, s’est retrouvée dans la même situation.

9 – Aquilino Morelle, L’opium des élites, Grasset, 2021.

14 – Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Les apprentis sorciers, 40 ans d’échec de la politique économique française, Fayard, 2013.

15 Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015.

16 – Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’agonie ? 1968, 2017, Tempus Perrin, 2017.

17 – On peut citer les travaux de Gilles Kepel, Hugo Micheron, Bernard Rougier ou Fabrice Balanche.

18 – On retrouve la quintessence de ce procédé malhonnête dans le livre d’Aurélien Bellanger à propos du Printemps Républicain, Les derniers jours du Parti Socialiste, Le Seuil, 2024.

19 – Montaigne, Essais, Livre III, chapitre 8 Sur l’art de la conversation, édition Guy de Pernon, 2014, p. 179. « En fin, je reçois et advoue toutes sortes d’atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu’elles soient, mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme » (Essais, Livre III, chap. 8, exemplaire de Bordeaux 1595, p. 407, accessible sur Wikisource https://fr.wikisource.org/wiki/Essais/Livre_III

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Laïcité de séparation et « laïcité de coopération ». Un grossier piège sémantique

Le site Vie publique.fr, frappé du logo de la République française, a publié récemment un texte de Philippe Portier, intitulé « L’action sociale : de la laïcité de séparation à la laïcité de coopération »1. Qualifié de « Parole d’expert », il côtoie sur le site des déclarations ministérielles et divers documents officiels. Aucune invitation à le commenter n’est proposée, aucune autre « parole d’expert » présentant un point de vue différent n’est rendue accessible sur le sujet. Comme le montrent l’enquête et l’analyse d’Aline Girard2 ci-dessous, sa source, son titre et surtout sa lecture révèlent qu’il s’agit d’une tribune programmatique promouvant une politique d’inspiration concordataire, contraire aux lois laïques.

Un article de Philippe Portier intitulé « L’action sociale : de la laïcité de séparation à la laïcité de coopération » a été mis en ligne le 13 décembre dernier sur le site Vie publique.fr géré par la Direction de l’information légale et administrative (DILA) rattachée aux services du Premier ministre, dans la rubrique Parole d’expert (« Une politique publique, un débat analysé par un expert du domaine »). Une parole de militant plutôt qu’une parole d’expert, celle d’un promoteur de la coexistence interreligieuse, d’un partisan de la participation active des cultes à la vie de la Cité et, somme toute, d’un contempteur de la laïcité.

Faux ami de la laïcité

Qui est Philippe Portier ? Titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à la Section des Sciences religieuses de l’EPHE où il a succédé à Jean Baubérot au nom de leur proximité idéologique, il est membre du conseil de direction de l’Institut européen des religions et de la laïcité3, nouvel habit de l’Institut européen en sciences des religions créé en 2002 pour accompagner la mise en œuvre de l’enseignement du fait religieux à l’école publique.

Il est aussi membre fondateur de la Vigie de la laïcité aux côtés de Jean Baubérot, Jean-Louis Bianco, Nicolas Cadène, Stéphanie Hennette-Vauchez et Valentine Zuber, association qui a repris la ligne de l’Observatoire de la laïcité, dissous en 2021 après des années d’influence, de discours et d’actions fragilisant la laïcité et assénés du haut de son éminente position (P. Portier était membre du comité d’experts de l’ODL). Cette « vigie » qui regarde sans cesse du mauvais côté se pare des habits officiels de l’ancien Observatoire alors qu’elle n’est qu’une association comme une autre, pour tenter d’influencer les politiques publiques en matière de laïcité avec les mêmes arguments d’autorité.

Il est enfin co-président avec Pierre Kahn de l’association Enquête, association interconvictionnelle – de même inspiration que Coexister – qui intervient dans les écoles, profitant de la naïveté, voire de l’assentiment de nombreux chefs d’établissement et enseignants. Sous couvert d’éducation à la laïcité et aux faits religieux, elle valorise de fait le rapport à la religion auprès des jeunes enfants.

Philippe Portier est donc présent dans tous les organismes qui instrumentalisent le principe de laïcité et en diffusent une vision faussée.

Les Églises apportent leur soutien à l’État, l’État accorde son aide aux Églises

Que dit-il dans sa tribune partisane ? Qu’il faut « passer d’une laïcité de séparation à une laïcité de coopération ». Pourquoi l’heure serait-elle donc venue de glisser de l’une à l’autre ? Parce que, dit-il, le monde a changé et que « l’État rationnel s’est trouvé confronté à l’évidence de sa propre impotence ». C’est, selon lui, du « sentiment que l’histoire ne peut plus trouver sa voie en se livrant à la seule action du politique, que procède le recours au religieux », qui apparaît comme « un adjuvant nécessaire dans l’entreprise d’administration de la société ». Il ajoute que « les acteurs politiques considèrent désormais nécessaire de renforcer leurs interactions avec les institutions religieuses […] afin de se rendre plus efficaces, en usant des ressources des Églises, dans le gouvernement de la société ». Pauvre État, invalide, impotent, presque grabataire. Les cultes, faisant œuvre de charité, sont fort heureusement là pour l’assister.

Plaidant pour sa paroisse, l’universitaire affirme que « dans un grand mouvement croisé, les Églises apportent leur soutien à l’État, l’État accorde son aide aux Églises ». Dans la corbeille de mariée que les Églises offrent généreusement à la société pour le bien commun, on trouve selon Philippe Portier des écoles, des associations de jeunesse, des syndicats, des organisations caritatives (rappelons qu’elles sont largement subventionnées par la puissance publique, ce qu’il oublie de dire). Mais les cultes seraient dans les faits bien plus généreux puisqu’il ajoute qu’ils « participent aussi à l’activité réflexive de l’État » avec une « expertise spécifique ».

Le soutien de l’État aux cultes s’exprimerait quant à lui à travers une « politique symbolique » comme lorsque ses dirigeants prennent part à des cérémonies religieuses et interreligieuses – ce dont l’auteur se réjouit – mais aussi par une assistance financière en dépit, ose P. Portier, de l’article 2 de la loi de Séparation qui les proscrit (financements massifs apportés par l’État et les collectivités territoriales à l’enseignement privé confessionnel, dotations et autres déductions fiscales). L’heure est donc à la coopération, mieux à la collaboration, au nom de « la quête mémorielle et identitaire qui caractérise notre moment historique ». La logique du concordat s’affirme désormais clairement.

Un marché de dupes

Qui sortirait vainqueur de ce marché de dupes présenté comme exemplaire ? Certainement pas les citoyens et encore moins l’État qui afficherait son affaiblissement laïque, agirait en contradiction avec le principe de séparation et accepterait sans cesse des compromissions, comme si depuis 1905 il tentait par tous les moyens de s’excuser d’avoir banni le dogme de la vie politique.

Depuis la loi Debré de 1959, véritable brèche institutionnelle, les accommodements sont légion et Emmanuel Macron depuis 2017 y contribue largement. Il aime faire appel aux cultes pour recueillir leur avis, comme lors des audioconférences présidentielles sur le moral des Français en temps du Covid, des consultations sur la fin de vie ou des échanges sur l’antisémitisme au lendemain de la marche du 12 novembre 2023 à laquelle le Président de la République avait choisi de ne pas participer. Cette rencontre s’est d’ailleurs achevée par une méchante querelle entre les représentants des cultes, illustrant parfaitement ce que pourraient être les ravages d’un retour au Concordat, paradis perdu dont personne ne parle jamais mais auquel lui aussi pense toujours. Il n’a donc pas été étonnant de le retrouver à Notre-Dame, transgressif et tout-puissant, faisant un discours présidentiel le 8 décembre et assistant à la messe le lendemain, ès-qualités.

Ces dialogues à répétition avec les responsables des cultes, qui de facto délégitiment et marginalisent le rôle et la parole des représentants du peuple, galvanisent les religions. Le Président de la République ayant « encouragé les [cultes] à multiplier les actions éducatives, en particulier en direction des jeunes », les religieux en ont profité pour prendre pied dans l’école publique, invités par des enseignants avec l’accord de la hiérarchie à débattre de religion et de laïcité avec des élèves4. Une entorse majeure à la laïcité scolaire, contournée et brouillée, dans une école où désormais les élèves sont exposés à la parole religieuse et où la confusion des registres de la pensée est entretenue5.

Bas les masques

Avec le texte de propagande de Philippe Portier, qu’il est sidérant de lire sur un site dépendant du Premier ministre, les masques sont enfin tombés. La galaxie Baubérot en photo sur le site de La Vigie de la laïcité, n’est jamais allée aussi loin dans le dévoilement de sa pensée et de sa stratégie. Ce réseau idéologique, à travers des organismes aux organigrammes imbriqués (IREL, Observatoire de la laïcité, Vigie de la laïcité, Coexister, Convivencia, Enquête), déploie toute son influence pour atteindre enfin son but : faire primer la notion de liberté de religion sur le principe de laïcité6, privilégier les affects sur la raison dans la conduite des affaires publiques et orienter la société vers le concept anglo-saxon de tolérance communautariste fondée sur les religions.

Cette vision serait plus adaptée selon eux au renouveau de la croyance religieuse et à la multiculturalité ethnique et confessionnelle de la France d’aujourd’hui, mais elle est surtout parfaitement en phase avec d’une part le positionnement idéologique de l’Union européenne, projet à l’origine chrétien-démocrate, pour laquelle les religions « fabriquent du lien social européen »7 et donnent une « âme à l’Europe », pour reprendre la formule de Jacques Delors et d’autre part avec la volonté des cultes – de l’islam bien sûr, mais aussi de l’Église catholique qui n’a jamais baissé les bras – de jouer un rôle central et régulateur dans la Cité.

Une offensive contre les lois laïques

Donc ils attaquent en force, mais toujours avec onction. À l’occasion par exemple de l’anniversaire des vingt ans de la loi du 15 mars 2004 qui interdit les manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, ils sont passés à l’offensive pour laisser entendre que cette loi est liberticide, discriminatoire et « islamophobe ». Comme lors des Rencontres 2024 de la Vigie de la Laïcité, le 2 mars 2024, qui avaient pour thème « La loi de 2004, vers une nouvelle laïcité ? Regards croisés » avec la fine fleur des faux amis de la laïcité (Jean Baubérot, Jean-Louis Bianco, Philippe Portier, Jean-Marc Schiappa, Alain Policar, Nicolas Cadène).

Ils accumulent, dans les médias qui leur sont acquis, articles et tribunes, passages radio et conférences, au cours desquels cependant, quand ils ont de vrais laïques en face d’eux pour leur apporter la contradiction, ils esquivent systématiquement le débat, se contentant de dérouler leur discours formaté. Ainsi lors de l’émission Répliques du 11 mai dernier « Qu’est-ce que la laïcité ? »8, où Abnousse Shalmani a bousculé un Philippe Portier réfugié dans un exposé répétitif faisant passer des assertions fausses pour des vérités et refusant la vraie confrontation d’idées. Ainsi lors de la disputatio qui a opposé Jean Baubérot et Nathalie Heinich et où cette dernière, malgré ses efforts, n’a pas réussi à obtenir du fuyant débatteur des réponses aux questions précises qu’elle lui posait9.

Soyons sûrs qu’en prévision de l’anniversaire des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905, les troupes et la rhétorique sont prêtes. Prêtes à asséner urbi et orbi qu’il faut appliquer la loi dans une interprétation étroitement littéraliste  et réduire la laïcité à la neutralité de l’État dans une approche exclusivement juridiste. Prêtes à répéter que cette loi suffit amplement à la République laïque et que toutes les lois postérieures (15 mars 2004 et 24 août 2021) sont inspirées par une conception coercitive et liberticide de la laïcité. Prêtes à faire l’impasse sur les lois de laïcité scolaire de 1879-1886 qui ont consacré l’école comme un lieu d’émancipation et sur les éclairantes « circulaires Jean-Zay » de 1936-37 qui ont affirmé la spécificité de la laïcité scolaire.

Révolution sémantique

Philippe Portier et ses amis en ont profité pour faire une révolution sémantique. Depuis que les attaques contre la laïcité ont commencé il y a plusieurs décennies, ils se sont employés à l’adjectiver pour affaiblir le concept. Le catalogue des épithètes utilisées démontre une inventivité sans limite : laïcité positive, ouverte, inclusive, bienveillante, tolérante, multiculturelle, etc., avec l’objectif de l’opposer subliminalement à ce qui serait une laïcité négative, fermée, excluante, malveillante, intolérante, identitaire. Mais l’adjectivation est dépassée, il faut préférer aujourd’hui le complément du nom et parler avec autorité et sérieux de laïcité de reconnaissance, de liberté, d’inclusion, d’émancipation, d’abstention (Paul Ricœur), d’intelligence (Régis Debray) ou d’interculturalité et de coopération (Philippe Portier), termes qu’il est aisé d’opposer dans l’esprit de chacun à laïcité de contrôle, de contrainte, de défiance, de confrontation, d’incompétence, d’ignorance, de séparation10.

Pourquoi cette pirouette sémantique ? Parce que dans le binôme nom-adjectif, l’élément fort et intangible est le substantif qui retient l’attention du lecteur ou de l’auditeur. Avec un nom et un complément du nom, le substantif fort est le second, le premier étant réduit à une sorte de commun dénominateur. La laïcité est ainsi minorée par rapport à l’impératif d’inclusion, de coopération ou de reconnaissance. De quoi ? Des religions bien sûr. À l’aune de cette manœuvre, le titre de la tribune de Philippe Portier sur vie publique.fr mérite que l’on s’y arrête, car il est un parfait exemple de la tactique des adversaires de la laïcité. L’expression « laïcité de séparation » est utilisé avec la volonté de charger négativement la laïcité. Or la laïcité, C’EST la séparation. Celle des Églises et de l’État. On pourrait penser que Portier s’est égaré, mais non, l’essentiel est ici d’opposer « séparation » à « coopération ». Coopération avec les cultes pour un monde meilleur. C’est un idéal qui a trouvé en quelque sorte sa concrétisation dans le régime concordataire, une forme d’organisation de la société qui va bien à Jean Baubérot, lui qui avait il y a quelques années forgé l’expression « laïcité concordataire », oxymore ébahissant. Ainsi, en opposant séparation et coopération, comme deux termes d’égale valeur et d’égale dignité, Philippe Portier ne fait rien d’autre que prôner le retour au Concordat. Et, comme nous l’avons dit, cela sous la forme d’une « parole d’expert » adoubée par les services du Premier ministre.

Le pape, un allié non modéré

Les propos tenus par le pape lors de sa visite en Corse le 15 décembre ne peuvent que réjouir les activistes antilaïques et les conforter dans leurs attaques contre la laïcité qu’ils réduisent à la liberté de religion et dans la promotion de la coexistence interconfessionnelle. Ils ont un puissant allié avec le souverain pontife qui a défendu l’idée d’une laïcité qui ne soit pas « statique et figée mais évolutive et dynamique » et affirmé, se mêlant de ce qui ne le regarde pas : « Une saine laïcité signifie libérer la religion du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la religion, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux ». Peu de commentateurs auront noté que le pape appelle de ses vœux un « super-concordat » puisque dans une fausse symétrie il réclame que la religion influe sur le politique tout en refusant un contrôle du politique sur le religieux. En quelque sorte au concordat gallican réclamé par P. Portier pour remplacer la laïcité, il préférerait un concordat ultramontain avec tout ce que cela révèle de la volonté de domination sans contrôle de la religion sur la société11.

Le pape était moins modéré et probablement plus sincère et transparent le 15 mars 2021quand il a accordé une audience à Samuel Grzybowski, fondateur de Coexister. Dénonçant le laïcisme – qualificatif infamant jeté à la figure de qui ose défendre la société contre l’emprise religieuse – il a repris une image de la deuxième lettre de Saint Pierre : « Quand la laïcité devient une religion, c’est comme un chien qui retourne à son vomi »12. Une violence verbale et symbolique digne des grands affrontements entre l’Église et l’État du début du siècle passé (n’oublions pas que le Vatican a excommunié les députés catholiques qui ont voté la loi du 9 décembre 1905) et qui doit nous rappeler que les cultes ne renonceront jamais à peser sur le gouvernement des hommes. La religion le fait désormais ouvertement avec le soutien des faux amis de la laïcité qui ont enfin laissé tomber le masque et qui agissent dans notre pays au plus près des institutions.

Notes

1 [NdE] Le site Vie publique.fr https://www.vie-publique.fr/ est réalisé par la Direction de l’information légale et administrative rattachée aux services du Premier ministre ; il a pour objet d’outiller les citoyens « pour décrypter l’actualité politique, économique et sociale, en France et dans l’Union européenne, et construire leur opinion. ». Parmi ses engagements, on note l’objectif d’« Equilibre » ainsi exposé : « les contenus excluent tout jugement de valeur ou interprétation personnelle. Les sujets susceptibles de susciter la controverse sont traités de manière équilibrée. Les rédacteurs, agents de la DILA, sont les garants de l’application de cette ligne éditoriale. ». L’article de P. Portier analysé par Aline Girard est consultable à l’adresse : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/296550-laction-sociale-de-la-laicite-de-separation-la-laicite-de-cooperati .

2 – [NdE] Aline Girard, auteur de l’ouvrage Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Paris, Minerve, 2021), est secrétaire générale d’Unité laïque https://unitelaique.org/ . Voir la préface du livre sur Mezetulle, suivie d’une brève analyse.

3 – On notera la volonté confusionniste consistant à mettre sur le même plan religions et laïcité dans le nouveau nom de cet institut.

6 – Au nom de la liberté de religion, certains États démocratiques comme le Royaume-Uni acceptent des tribunaux communautaires (Sharia councils) et donc l’inégalité entre leurs citoyens.

7 – Bérangère Massignon, « Les relations des organismes européens religieux et humanistes avec les institutions de l’Union européenne : logiques nationales et confessionnelles et dynamiques d’européanisation », in Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne https://www.vie-publique.fr/rapport/25538-croyances-religieuses-morales-et-ethiques-dans-le-processus-de-construc

9 – Nathalie Heinich et Jean Baubérot, Les Déchirements de la laïcité, Paris, Mialet-Barrot, 2023.

10 – Dans son texte France laïque. Sur quelques questions d’actualité (Gallimard Tracts), Régis Debray a enrichi en 2020 le lexique avec des beaux spécimens de laïcité agrémentée : laïcité « pusillanime, inconséquente et tournant à vide », « laïcité de théâtre », « laïcité académique et pudibonde », « laïcité cocorico ».

11 – L’évêque de Nanterre est revenu récemment sur la polémique, très regrettable selon lui, qui a suivi les propos du pape. Le prélat distingue deux traditions de laïcité en France en reprenant l’habituelle opposition négatif/positif évoquée plus haut : la « laïcité de combat » et la « laïcité de dialogue », souhaitée par le pape. Et il assène doctement « C’est la laïcité de dialogue qui prévaut dans les textes, dans la jurisprudence et dans la pratique ». Participant à l’offensive générale, les représentants des cultes n’ont plus aucune retenue pour s’autoriser un avis sur la laïcité.

12https://www.la-croix.com/Religion/Le-pape-jeunes-Francais-engages-Faites-revolution-2021-03-15-1201145822.

[NdE] Voir ci-dessous, en commentaire, la réponse de Jean Baubérot.

Edit du 25 février 2025, 21h50

Mezetulle a reçu le 25 février 2025 le texte suivant par voie de courrier électronique. Le message qui l’accompagnait réclamant expressément le droit de réponse, je le publie à la suite de l’article et non sous forme de commentaire. C.K.

Communiqué de la Vigie de la Laïcité. 24 février 2025

Stop aux attaques ad hominem !

Nous comprenons parfaitement que le petit groupe dont Mme Aline Girard est Secrétaire Générale (que cela fait riche, un tel titre !) ait besoin de se faire connaître et nous rassurons tout le monde, nous n’allons pas contribuer à une gloire d’autant plus éphémère qu’elle est discutable.

S’agit-il d’un débat quand Philippe Portier écrit « À sa façon, la laïcité coopérative renoue avec l’inspiration gallicane » (appréciation que l’on peut ne pas partager) et que cela devient sous la plume de Mme Girard un soutien de Philippe Portier à une « laïcité de coopération » ?

On est dans la logique vallsienne « expliquer c’est excuser » et à ce stade, un journaliste décrivant un assassinat est complice de l’assassin !

De cette longue diatribe digne de procureurs de l’Inquisition ou de Procès staliniens, retenons quelques rapides points :

On trouve donc des attaques personnelles particulièrement malsaines contre Philippe Portier. L’attaque personnelle est d’autant plus curieuse de la part de cette dame que ce dernier est au sommet de la hiérarchie académique et qu’il est une référence dans le milieu universitaire, qui opère selon des critères exigeants d’élection par les pairs, qui n’ont rien à voir avec les procédures de cooptation opaques auxquelles Mme Girard fait référence de manière à la fois incorrecte et outrancière.

L’étape suivante, dans la logique propre aux méthodes de la fachosphère, est le dénigrement par les réseaux sociaux. Nous posons ici la question publiquement : Mme Catherine Kinztler, avec qui nous ne sommes pas d’accord, mais qui possède une certaine réputation, veut-elle vraiment cela ? Si oui, qu’elle dise participer à une opération d’épuration professionnelle ; si non, qu’elle le dise pareillement. Mais elle ne peut se taire.

Sur le fond des arguments, c’est à dire sur la médiocrité de la querelle sémantique, nous renvoyons à ce que Jean Baubérot a déjà écrit dans sa première réponse. Mais s’agit-il d’une argumentation scientifique dans cette logorrhée ? Assurément, non. Il faut faire feu de tout bois et, par là même, le but est évident : non pas discuter, mais délibérément salir.

La preuve en est que Mme Girard dresse la longue liste de nos amis, réels ou supposés. C’est élogieux, mais certainement immérité. Peut-être que Mme Girard ne sait pas ce que signifie d’avoir des relations dans le monde associatif ?

En fait, tout tourne autour de la bonne vieille rengaine bien xénophobe : Briand en 2025 signerait la Loi Séparatisme et serait le fils illégitime de Manuel Valls et Bruno Retailleau. Cette torsion des faits recoupe, et certainement comme un lapsus de la part de Mme Girard, une vérité profonde : la place centrale d’Aristide Briand dans le débat de 1905. Involontairement, Mme Girard rend hommage aux travaux de Jean Baubérot. Qu’elle en soit, malgré tout, remerciée.

Or, Aristide Briand a développé (avec d’autres) la place essentielle de la liberté de conscience que ni M. Valls, M. Darmanin, M. Retailleau (et Mme Girard) ne situent dans l’argumentation républicaine. Pour eux et pour elle, c’est l’État qui fait tout, qui dit tout, qui organise tout. Cela s’appelle le totalitarisme : nous n’en sommes pas et nous n’en serons pas.

Un dernier point, mais peut-être ici ou là, ce point sera-t-il plus écouté ? Dans celles et ceux qui ont agi avec Briand pour la défense de la liberté de conscience, on trouve Frédéric Desmons, Grand Maitre du Grand Orient et qui, à ce titre, est entré, lui, dans l’Histoire comme un important Grand Maitre…

Nous ne voulons pas accaparer plus longtemps les riches colonnes de Unité laïque/Mézetulle/Hiram.be et nous vous saurions gré de publier notre court communiqué. Écouter l’autre est aussi un droit, ne pensez-vous pas ?

Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis

Quentin Bérard poursuit ici une lecture de Cornelius Castoriadis1 qui soustrait cet auteur à la bienpensance dans laquelle il est convenu de l’enrôler. Il montre en quoi Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui – le « wokisme » – et fournit des outils pour en comprendre non seulement les manifestations, mais aussi les conditions d’émergence et l’historicité. Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est la rationalisation, l’expression spectaculaire et nuisible de l’effondrement de nos sociétés.

« L’idée de faire table rase de tout ce qui existe
est une folie conduisant au crime. »2

Les analyses de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « wokisme » pourraient se répartir en trois ensembles : celles qui le rattachent à la « French Theory », celles qui le font dériver de l’histoire du com­munisme et celles qui y décèlent un courant para-religieux. Salutaires et, finalement, complémentaires, ces approches se focalisent sur le seul angle idéologique, pouvant laisser croire que la lutte contre ces mou­vances envahissantes pourrait se limiter à ce terrain. Celui-ci est loin d’être négligeable mais, outre qu’il ouvre la porte à un retour aux vieilles momies idéologiques dites « de droite », il fait l’économie des condi­tions d’émergence du wokisme, c’est-à-dire des analyses de fond des sociétés occidentales contemporaines.

Consacrée à ces dernières, l’œuvre de Cornelius Castoriadis (1922-1997) permettrait peut-être, rétrospectivement, d’apporter quelques lumières sur ces pseudo-subversions contemporaines, alors comprises comme les signes d’un « délabrement de l’Occident » – pour reprendre sa célèbre formule – aujourd’hui extrêmement avancé. C’est à lui qu’il faudrait faire face, sous peine de mener un combat en ignorant les grandes lignes de forces qui en déterminent l’issue.

Entrelacement de la contestation et de l’apathie

La dissidence du trotskysme de C. Castoriadis en 1946 débute par une analyse de l’URSS (« quatre lettres, quatre mensonges »3) comme « société bureaucratique totale » le conduisant, au fil des années au sein puis, à partir de 1967 en dehors du groupe-revue Socialisme ou barbarie, à abandonner l’économisme marxiste au pro­fit d’une approche politique des sociétés humaines c’est-à-dire, et in fine, à leurs soubasse­ments psycho-cultu­rels, qu’il nommera leur institution imaginaire4. Dans la « patrie socialiste » comme dans les sociétés capita­listes, la dépossession des travailleurs relevait alors d’une exploitation économique mais se révélait, bien plus profondément et avant tout, une aliénation politique : la lutte des classes est avant tout un conflit entre dirigeants et exécutants, ouvrant sur la perspective d’une autogestion ou démocratie directe, souveraineté populaire structurée et organisée se réclamant autant des expériences révolutionnaires modernes que de l’Athènes antique, dont il se réclamera toute sa vie.

Dès les années 1950, la fin des grands mouvements ouvriers que C. Castoriadis relie à la bureaucratisa­tion des organisations ouvrières et son extension à tous les domaines de la vie le mènent à diagnostiquer la dépolitisa­tion déjà perceptible comme un « repli sur la sphère privée », une « privatisation généralisée ». Il note, en 1959 dans un article-bilan5 :

« Cette disparition de l’activité politique, et plus généralement ce que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe ouvrière ; elle est un phénomène général, que l’on constate chez toutes les catégories de la population et qui exprime la crise profonde de la société contemporaine. Envers ri­goureux de la bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant rejetées par elle. Elle est le signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer, la condam­nation radicale de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des significations sociales et des communautés. […] La signification de ce phénomène n’est pas simple : il y a là incontestablement un retrait, une incapacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n’est rien moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet de la politique telle qu’elle existe est d’une certaine façon le rejet en bloc de la so­ciété actuelle ; c’est le contenu de tous les “programmes” qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réfor­mistes ou “communistes” ne repré­sentent que des variantes du même type de sociétéMais elle est aussi rejet du type d’activité que repré­sente la politique telle qu’elle est pratiquée par les organisations traditionnelles : activité séparée de spé­cialistes coupés des préoccupations de la population, tissu de mensonges et de manipula­tions, farce gro­tesque aux conséquences souvent tragiques. La dépolitisation actuelle est tout autant indifférence que cri­tique de la séparation de la politique et de la vie, du mode d’existence artificiel de partis, des motivations intéressées des politiciens ».

Déjà largement encouragée par le développement de la société de consommation que Jean Baudrillard analy­sera plus tard, dans le sillage de la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre en 1947, ce « re­trait des gens dans la sphère privée » est donc une forme de contestation implicite. Parallèlement, les formes contestataires ex­plicites sortent du cadre institutionnel et débordent du monde du travail pour s’étendre dans tous les secteurs de la vie sociale, particulièrement dans le monde étudiant6, sans réellement trouver de ca­naux d’expression et mi­nant la vie sociale, comme C. Castoriadis le diagnostique en 1965 :

« Les gens sont mécontents, grognent, protestent ; les conflits sont incessants. Même si le mécontente­ment prend des formes différentes, cette société plus riche et plus prospère contient probablement davan­tage de ten­sions que la plupart des autres sociétés connues dans l’histoire. […] Au niveau officiel, des pou­voirs existants, de la presse, etc., il n’existe qu’une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi, et que rien n’est “mal”, pourvu que vous puis­siez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris. […] La socialisation au sens plus général, le sentiment que ce qui se passe dans la société est, après tout, aussi notre propre af­faire, que nous avons à faire quelque chose par rapport à la société, que nous en sommes responsables, se trouve profondé­ment disloqué. Cette dislo­cation renforce le cercle vicieux. Elle accroît l’apathie et multi­plie ses effets. »

Il ajoute :

« Mais il y a aussi un autre aspect, très important, de tous ces phé­nomènes de crise. Le temps ne me permet guère plus que de le mentionner. Lorsque nous parlons de crise, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une calamité physique qui s’est abattue sur la société contemporaine. S’il y a crise, c’est que les gens ne se soumettent pas passivement à l’organisation existante de la société, mais réa­gissent et luttent contre elle de nombreuses ma­nières. »7

Mais le constat d’échec s’ensuit de peu, provoquant la dissolution de Socialisme ou barbarie en 1967 :

« Nous pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient […] dé­passer les rapports immédiats de travail, progresser vers la mise en question explicite des relations so­ciales gé­nérales. En cela nous nous trompions. Ce développement n’a pas eu lieu […]. Cette reconstruction [théorique][…] nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la construction d’une organisation politique révolutionnaire. Cela s’avère aujourd’hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. »8

L’« échec bizarre » de Mai 68

Il est d’usage de se gausser de ce diagnostic désabusé dressé quelques mois avant le jaillissement de Mai 68, qui semble le démentir : c’est ne rien comprendre à ce qui était visé ni à ce qui est advenu depuis. Car voilà le point nodal de l’analyse socio-politique des « Trente Glorieuses » faite par C. Castoriadis : l’organi­sation de la société et son fonctionnement échappent de plus en plus à la volonté populaire, à la fois cause et conséquence d’une dépolitisation profonde en même temps que d’une contestation souterraine généralisée, toutes deux corrodant l’ensemble des ins­titutions, des rapports sociaux et des valeurs culturelles, sans opposer de réelle alternative politique. Cette tension va croître et s’ap­profondir au fil des décen­nies et C. Castoriadis ne cessera d’y revenir.

C’est bien sûr elle qui éclate au grand jour au printemps 1968. Analysant sur-le-champ « les événe­ments » dans un texte fort, C. Castoriadis salue avec enthousiasme la « Commune étudiante » et en décrit les premiers ef­fets tout en déplorant l’irrationalisme, l’arbitraire, l’outrance ou l’inconséquence des insurgés qui n’ouvrent sur aucune perspective. C’est à la fois la consécration des analyses de Socialisme ou barbarie et le constat réitéré que ce nouveau type de contestation générale de la société n’accouche finalement de rien : ni discours cohérents, ni organes d’auto-gouvernement, ni formes d’organisations nouvelles, ni projets de so­ciété conséquents :

« Que la société, ou une de ses sections, soit capable de déchirer pour un moment les voiles qui l’enveloppent et de sauter au-delà de son ombre, le problème n’est pas là. Là, il n’est que posé ; c’est pour cela qu’il est posé. Il ne s’agit pas de vivre une nuit d’amour. Il s’agit de vivre toute une vie d’amour. Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy [respectivement secrétaire général du PC de 1964 à 1969 et secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982], ce n’est pas parce que les ouvriers russes [de 1917] ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables — et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir. »9

Cet « échec bizarre »10 de Mai 68, comme il le qualifiera, cet auto-effondrement du mouvement, C. Castoriad­is l’impute, fondamentalement et derrière le refus de la société française d’aller plus loin, à la difficul­té de

« se dégager de la représentation de la politique – et de l’institution – comme fief exclusif de l’État (qui continue lui-même à incarner, même dans les sociétés les plus modernes, la figure d’un pouvoir de droit divin) comme ne s’appartenant qu’à lui-même. C’est ainsi que la modernité, la politique en tant qu’activité collective (et non pas profession spécialisée) n’a pu jusqu’ici être présente que comme spasme et paroxysme, accès de fièvre, d’en­thousiasme et de rage, réaction à un excès de Pouvoir toujours à la fois hostile et inévitable, ennemi et fatalité – bref que comme “Révolution”. »11

Il notera, presque vingt ans plus tard :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujour­d’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »12

L’intelligentsia et la rationalisation de l’échec

Mais ce n’est pas ce bilan qui est tiré par l’intelligentsia de l’époque. Car, bien plus grave que son simple échec, Mai 68 marque le véritable point de départ de la rationalisation idéologico-intellectuelle de cette impuiss­ance que les « intellectuels » subversifs paléo-marxistes, structuralistes, post-situationnistes ou heideggeriens vont opérer dès après-coup et jusqu’à aujourd’hui. C. Castoriadis écrira, quinze ans plus tard :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limita­tions, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu rai­son, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engage­ment ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le su­jet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philo­sophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). […] pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en Mai-Juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une “sensibilité radicale”, le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague “subversion”, convenait admirablement. ». Voilà ainsi oc­cultée l’« immense difficulté à prolonger positivement la critique de l’ordre des choses existant, [cette] im­possibilité d’assumer la visée d’autonomie comme autonomie à la fois in­dividuelle et sociale en instaurant un autogouvernement collectif […] »13

C. Castoriadis corrigera ainsi le titre du livre d’Alain Renaut et de Luc Ferry de 1986, La pensée 68, qui décortiquait les discours des Foucault, Derrida, Bourdieu, et Deleuze (les auteurs précisent a posteriori qu’ils auraient pu faire de même avec Heidegger, Marcuse, Althusser et Lacan)14 :

« Le contresens de Ferry et Re­naut est total : la “pensée 68” est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l’impuissance de l’homme devant ses propres créations ; et c’est le sentiment d’im­puissance, de découragement, de fatigue qu’ils sont venus, après 68, légitimer. »15

Tel est le rôle historique de ces « divertis­seurs » :

« On peut chercher à la loupe chez Sartre, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Fou­cault, Barthes, etc., une seule phrase qui, de près ou de loin, soit pertinente soit pour la préparation de Mai, soit pour sa compréhension après coup. On ne la trouvera pas. Nos intellectuels parlent-ils pour ne rien dire ? Non point. Ils parlent pour que les gens pensent à côté»16

Aspects de la subversion anomique

Les grands jalons de cette rationalisation de l’impuissance sont dès lors posés pour les prochaines décen­nies : toutes les impasses politico-intellectuelles rencontrées par les mouvements contestataires des années suivantes se retrouvent présentées comme des « lignes de fuites », pour reprendre une expression deleu­zienne dont la noto­riété n’a jamais faibli. Ainsi :

« Ce fait élémentaire [l’a-socialité radicale de la psyché humaine], même s’il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été for­mulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n’est que moyennant son occul­tation que depuis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles variétés de confusion et de mystification – la glorifica­tion du “désir” et de la “libido”, la découverte d’un désir “mimétique”, et la dernière camelote lancée par la publicité de l’industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-“religieux”. Tous tant qu’ils sont, et quoi qu’ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat : la fiction d’un “indivi­du” qui viendrait au monde plei­nement achevé et déterminé quant à l’essentiel, et que la société – la socia­lité comme telle – corromprait, oppri­merait, asservirait»17

De là l’obsession de la « récupération ». En mai-juin 1968, déjà, C. Castoriadis avertissait les étudiants :

« Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. […] La récupération, on ne l’évite pas en refusant de se définir. L’arbitraire, on ne l’évite pas en refu­sant de s’organiser collectivement, plutôt on y court. »

Les insurgés sont victimes de ce qu’il nommait, dix ans auparavant, « le primitivisme anti-organisationnel »18 fondé sur « le présupposé que toute organisation collec­tive dans la période contemporaine est condamnée à la bureaucratisation »19. C’est la traduction concrète de cette fixation sur une « récupération » par un « système » à la fois omniprésent et omni­potent20, aujourd’hui tellement incorporée qu’elle n’est même plus exprimée :

« Les gens ont l’illusion de pouvoir sortir [de la tragédie et du risque qu’est l’histoire], et l’expriment par cette demande : produisez-moi un système institutionnel qui garanti­ra que cela ne tournera jamais mal ; démontrez-moi qu’une révo­lution ne dégénérera jamais, ou que tel mouve­ment ne sera jamais récupéré par le système existant. »21

Et pourtant :

« Dire qu’aussi longtemps que le régime subsiste, il récupère tout, c’est une tautologie. Mais est-ce parce que le système récupère ou intègre la liberté de la presse, par exemple, que nous allons nous en désintéresser ? […] Ici encore, il faut dénoncer ce préjugé ab­solutiste pseudo-révolutionnaire, selon lequel il y aurait une coupure radicale et totale, ou bien on serait récupé­ré à 100 % par le système. »22

Cette posture de « retrait contestataire » conduit logiquement à des « […] utopies incohérentes : on ne peut pas évacuer purement et simplement le problème de la production, pas plus que celui de la coordina­tion des ac­tivités collectives. On a parfois l’impression qu’on assiste actuellement à un renouveau de la my­thologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuis­sance. »23

C’est ainsi que, à la fin des « années 68 », C. Castoriadis constate l’éparpillement des courants contesta­taires en « groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. »24. Cet écla­tement est ra­tionalisé sous la forme de ce que Castoriadis nomme le « révoltisme » qui

« […] semble au­jourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le “fondement” philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’his­toire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence im­médiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »25

Si la société est aliénée et aliénante dans son principe même, ontologiquement, que pourrait bien y faire une minorité (inexplicablement, notons-le) éclairée et lucide ? La « déconst­ruire », pardi, dans le sillage de la mode structuraliste que C. Castoriadis nommera « l’idéologie fran­çaise »26 et dont on connaît la postérité :

« Les “généalogies“, les “archéologies“ et les “déconstructions“, si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »27

Il décrypte :

« Pour une bonne partie, l’idéologie et la mystification déconstructionniste s’ap­puient sur la “culpabilité“ de l’Occident : elles procèdent, brièvement parlant, d’un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d’autono­mie, de responsabilité. »28

C. Castoriadis n’est pas moins affligé de voir ses contemporains se mystifier en contemplant, ailleurs, des sociétés radicalement meilleures, du côté des cultures extra-européennes, après la Russie stalinienne et la Chine maoïste :

« Les espoirs mis par les révolutionnaires ou certains idéologues dans le prolétariat s’affaiblissent ou s’évanouissent ; cependant, au lieu d’une analyse et d’une critique de la nouvelle situa­tion du capitalisme, ces espoirs sont purement et simplement reportés ailleurs. C’est cela, l’essence de ces opérations suprêmement dérisoires qu’ont été, pour les intellectuels d’ici, le fanonisme, le tiers-mondisme “révolutionnaire”, le guévarisme, etc. et ce n’est évidemment pas un hasard si elles ont eu l’appui de ces paradigmes de confusionnisme qu’a été Sartre, ou d’autres scribes mineurs qui depuis ont, du reste, com­plètement retourné leurs vestes. »29

C’est là, bien sûr, le « Tiers-mondisme » et ses nombreuses et actuelles vies ultérieures, l’idéalisation des cultures et sociétés non-occidentales, « opérations déri­soires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »30

Car c’est, ici comme presque partout, la matrice millénariste marxiste qui ressurgit :

« Il est affligeant de voir de jeunes militants s’aliéner dans un activisme irréfléchi et proclamer que ce qui leur importe c’est l’action, non pas la philosophie. Car, lorsqu’on regarde en quoi consiste leur action et de quoi sont faites les idées de leurs tracts et de leurs affiches, on constate qu’elles ne sont que des sous-produits des écrits d’un philosophe socio­logue allemand du XIXe siècle, nommé Karl Marx. Et, lorsqu’on regarde d’un peu près les écrits de Marx, c’est Hegel et Aristote qu’on y trouve. »31

Idem, entre dix exemples, du côté de cer­tains courants techno-critiques, qui ne font souvent que renverser la technophilie marxiste : « Il est pourtant légitime de se demander si [chez eux], au niveau le plus profond, il y a par rapport à Marx autre chose de changé que le signe algébrique affectant la même essence du technique. »32

Rien d’étonnant, à cette aune, que tous ces mouvements aient accompagné l’énorme contre-offensive oligarchique de la fin des années 1970 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques an­nées ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie “libérale” a su capter le mou­vement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. »33

En fin de compte, « le résultat final est la nullité, le vide total du “discours subversif” contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique “de gauche” »34 – ou, plus précisément : « le “discours dominant” d’un certain milieu “contestataire” au­jourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’im­porte quoi. »35 Ce « n’importe quoi » pseudo-subversif, difficile de ne pas l’invoquer aujourd’hui de­vant le plein déploiement contemporain de la bêtise militante, pour reprendre la catégorie de Pierre-André Taguieff36.

Anticipations du wokisme

Car comment ne pas voir que chacune de ces caractéristiques, pointées il y a quarante ou cinquante ans, se retrouve aujourd’hui, mais encore dégradée et amplifiée, dans le « wokisme » contemporain ? Glorifica­tion de « sa subjectivité » propre et de « son désir » idéalisés ; refus de véritables organisations au profit de groupes affini­taires, de réseaux, de bandes, etc. ; entretien d’utopies plus ou moins délirantes ou, dans tous les cas, profondé­ment ineptes ; divisions à l’infini des thématiques, des tendances et des « sensibilités » au gré des « petites différences » ; appel à l’addition incohérente des révoltes de chacun (dans une « intersec­tionnalité » lunaire) ; achar­nement à « déconstruire » l’Occident – et lui seul ! – dans toutes ses dimen­sions ; auto-mystification passionnée vis-à-vis des cultures extra-occidentales ; usure des schémas marxistes jusqu’à la corde messianique judéo-chrétienne…

Rien de ce que C. Castoriadis décrivait ne manque aujourd’hui et, face à une société de plus en plus étrangère à elle-même, le repli sur la sphère privée fait maintenant corps avec les contestations les plus radi­cales et les plus infantiles. Le célèbre slogan féministe « le personnel est politique », par exemple, serait à inverser : la poli­tique n’est plus au­jourd’hui que l’ensemble des préoccupations personnelles (y compris carriériste) :

« […] 300 000 manifestants contre les fusées Pershing ; des dizaines de milliers de manifestants à Francfort contre l’extension de l’aéroport ; mais pas un seul manifestant contre l’instauration de la terreur militaire en Pologne. On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la des­truction d’un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mon­diale contempo­raine. »37

C’est ainsi que Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui, que le wokisme semble subsumer. On trouvera facilement dans son œuvre38 de multiples propos éreintant toujours de manière lapidaire les générations précédentes de nos insurrec­tionnalistes contemporains, écologistes plus ou moins « décoloniaux », néo- et pseudo-fémi­nistes et leurs dégé­nérescences plus ou moins dégenrées, artistes engagés et journalistes-militants, néo-pé­dagogistes, pacifistes ré­dempteurs, islamo-gauchistes ou promoteurs du multiculturalisme, etc. À « la socié­té des lobbies et des hob­bies »39 que C. Castoriadis fustigeait, il faut maintenant rajouter celle des « lubies ».

« Ces mouvements [des années 1960-70] ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surpre­nant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un pro­jet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des ré­gimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société “politique” actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses inté­rêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »40

Bien sûr, chacune des causes invoquées est l’héritière d’un courant contestataire (auquel elle peut se référer) qui apparten­ait en plein à ce que C. Castoriadis appelle le projet d’autonomie individuelle et collective, lequel s’est déployé en Occident du haut Moyen Âge à la Renaissance, puis des Lumières aux Révolutions classiques jusqu’aux mouvements ouvriers et à leurs prolongements. Mais son « éclipse » actuelle, comme il le diagnosti­quait, n’en fait plus qu’une grotesque caricature et ce n’est pas surprenant : « Ni “traditionaliste” ni créa­trice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit un rapport au passé sur un mode qui, lui, re­présente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. »41

L’important est ici de comprendre que ces courants contestataires, dont le « wokisme » n’est que le der­nier avatar, font, pour C. Castoriadis, partie intégrante de notre déliquescence civilisationnelle, sont à la fois causes et symptômes de ce « délabrement de l’Occident », puisqu’ils sont l’autre face d’un monde simulta­nément techno-bureaucratisé et fortement anomique :

« Comment s’étonner aussi que tant de jeunes, qui refusent leur transformation en animaux logistiques mais le plus souvent n’ont pas, précisément en fonction du système qui les a “éduqués”, la possibilité de montrer l’incon­sistance théorique de ce système, donnent souvent à leur révolte des formes irrationalistes ? »42

Le « wokisme », symptôme de l’anomie occidentale

Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est une des expressions les plus spectaculaires et nuisibles de l’effondrement de nos sociétés et fait corps avec elle. Plus : il en est la rationalisation, la verbali­sation décri­vant ce processus immanent d’authentique décivilisation, pour reprendre le terme de Norbert Elias, comme une perspective désirable et désirée, envisagée comme une entreprise consciente et délibérée menés par une avant-garde éclairée – qui l’approfondit en retour.

Cette éducation qui n’éduque plus, par exemple, C. Castoriadis l’a décrite dès 196543 et y revient sou­vent :

« Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d’années, écrit-il en 1982, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu’est-ce qui est transmis, et qu’est-ce qui doit être transmis, et d’après quels critères ? […] il connaît aussi une crise de la relation éducative : le type traditionnel de l’autorité s’est effondré, et des types nouveaux – le maître-copain, par exemple – n’ar­rivent ni à se définir, ni à s’affirmer, ni à se propager. […] Autrefois – il n’y a guère – toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l’être. »44

La cause, ici encore, c’est

« l’effritement et la désintégration des rôles traditionnels – homme, femme, parents, enfants – et sa consé­quence : la désorientation informe des nouvelles générations. [L’as­pect ambivalent des] mouvements des vingt dernières années vaut aussi dans ce domaine (bien que le pro­cessus remonte, dans le cas de la famille, à beau­coup plus loin, et qu’il soit déjà vieux de trois quarts de siècle dans les pays les plus « évolués »). La désintégra­tion des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ces effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désin­tégration et l’anomie. »45

Cette anomie s’est peu à peu instituée dans tout le corps social, s’incarnant dans ce que C. Castoriadis appelle le « type anthropologique », le type d’être humain fabriqué par sa société et qu’il façonne en retour, et dont il diagnostique une « mutation » (que reprendra plus tard Marcel Gauchet46) :

« Nous touchons là un facteur fonda­mental […] : l’intime solidarité entre un régime social et le type an­thropologique (ou l’éven­tail de tels types) né­cessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capi­talisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonction­naire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une sorte de fierté. De tels personnages deviennent incon­cevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pour­quoi ils se­raient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthro­pologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est en train de dis­paraître »47

Le nouveau type anthropologique – aussi bien décrit par un Jean-Pierre Le Goff que par un Philippe Mu­ray, par exemple – se distingue par la superbe ignorance de son inscription sociale-historique le faisant récu­ser haut tout attachement et nourrir parallèlement une coupable passion grégaire :

« Le caractère de l’époque, aussi bien au niveau de la vie quotidienne qu’à celui de la culture, n’est pas l’« individualisme » mais son opposé, le conformisme généralisé et le collage. Confor­misme qui n’est pos­sible qu’à condition qu’il n’y ait pas de noyau d’identité important et solide. […] c’est ce “Nous” qui se dis­loque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait maté­riel, tangible, l’indice d’un pro­cessus de dé-socialisation –, et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininter­rompues d’assistance. »48

Illusion monstrueuse d’un individu qui ne veut plus « faire société », s’en croit libéré – c’est la promesse la plus intime faite par la société de consommation aussi bien que par les dynamiques « wokes » – et de ce fait s’y livre pieds et poings liés :

« […] il est im­médiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de pré­former quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domina­tion ou de pouvoir explicite pour l’amener à… Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l’apparence de la “spontanéité” la plus complète et la réalité de l’hétéronomie la plus totale possible. »49

soit une servitude volontaire quasi-complète.

Disparition conjointe de l’individu au sens fort du terme et de la société comme auto-représentation collect­ive,

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et va­loriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »50

On retrouve ici le rejet d’une collectivité dans laquelle les individus ne se reconnaissent plus, rejet constaté dès les an­nées 1950 et sur lequel il revient vingt ans plus tard :

« Cette contestation généralisée signifiait ipso facto – produit et cause – la dislocation progressive à la fois du système de règles de la société établie et de l’adhésion inté­riorisée des indi­vidus à ces règles. Brièvement parlant, et en grossissement : pas une loi actuellement, qui soit observée pour des motivations autres que la sanction pénale. La crise de la culture contemporaine – comme celle de la production – ne peut être vue simplement comme une « inadaptation » ni même comme un “conflit” entre les forces nou­velles et les formes anciennes. En cela aussi, le capitalisme est une nou­veauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée “dans les flancs de l’ancienne so­ciété”. »51

Il détaille :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’éléva­tion du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images ap­paraissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des dé­cennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son ave­nir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 52

Le paradoxe est que ce vide est valorisé, auto-entretenu et rationalisé par la critique radicale et tous azi­muts que les mobilisations des dernières décennies ont opéré, sans autre but qu’elles-mêmes :

« L’idée que les signi­fications sociales sont simplement contingentes semble bien à la base de la décomposition progres­sive du tissu social dans le monde contemporain. »53 ; « Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhé­sion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »54

Réapparaît ici la convergence, déjà évoquée, de la contestation généralisée avec les mécanismes du « capitalisme bureaucratique » puisque son « moyen le plus formidable a été la destruction de toutes les significa­tions sociales précédentes et l’instillation dans l’âme de tous ou presque de la rage d’acquérir ce qui, dans la sphère de chacun, est ou apparaît acces­sible, et pour cela accepter pratiquement tout »55.

On remarquera au passage que cette dernière formulation fonde la stratégie syndicale contemporaine qui ne parle qu’en termes de dédommagements pécuniaires et de moyens financiers, quoi qu’il se passe quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne.

Consommation et contestation, avant-hier antinomiques, hier en écho et aujourd’hui indémêlables56, dé­bouchent sur une crise généralisée, inédite dans sa nature comme dans son ampleur :

« Or, ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contempo­rain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper ou sur-socialisation (fac­tuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un “rejet” de la vie sociale, des autres, de la nécessi­té de l’institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, “l’État, c’est le mal”, est de­venu aujourd’hui : “la so­ciété, c’est le mal ”. Je ne parle pas ici des pseudo-philosophes confus de l’époque (qui du reste expriment sur ce point, sans le savoir, un mouvement historique qui les dépasse de loin), mais, d’abord, du “vécu subjectif” de plus en plus typique de l’homme contemporain. »57

Il de­mande :

« l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes et dans l’absence d’actes. L’homme contemporain se comporte comme si l’existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l’empêche d’éviter »58

L’impossible retour à l’hétéronomie

Ce rapport d’étrangeté entre l’individu et sa société est celui de l’homme contemporain, oscillant sans cesse entre le désir passionné de se fondre dans la masse et le besoin infini de se singulariser, auxquels le niveau de vie et le consumérisme de classe répondent tout autant que l’affirmation identitaire et militante pseudo-subver­sive. Les origines de cette curiosité historique plongent dans les processus concomitants de la fin des mou­vements ou­vriers, qui visaient une refondation de la société, et l’affranchissement d’institutions sociales, politiques et écono­miques qui ne semblent plus avoir de comptes à rendre. La formulation même du pro­blème par C. Castoriadis interdit donc toute tentation « réactionnaire » ou simplement « conservatrice » cherchant à « revenir » à un ordre antérieur, plus raisonnable, plus normal, plus traditionnel. Humainement compréhensible, ce mouvement de ba­lancier aisément prévisible se heurte au vide politique envahissant du « repli sur la sphère privée » que C. Casto­riadis évoquait en 1986 en compagnie de Christopher Lasch :

« Un jour à la fois, si je prends cette belle expression, est ce que j’appelle l’absence de projet – à la fois chez l’individu et dans la société elle-même. Trente ans plus tôt, soixante ans plus tôt, les gens de gauche vous parlaient du grand soir de la révolution, et les gens de droite du progrès infini, etc. Et mainte­nant personne n’ose exprimer un projet grandiose ou même modérément raisonnable qui dépasse le budget ou les prochaines élections. »59

En effet, affirme-t-il dès 1978 :

« La conservation stricto sensu, le maintien des choses rigoureusement en l’état où elles sont, est évidemment, depuis longtemps, la forme la plus pure de l’utopie. Aussi bien la Droite est-elle nécessairement réformiste. Même lorsqu’ils continuent — rarement — à s’intituler conser­vateurs, ses partis ne le sont pas, plus exactement ils ne le sont que dans la mesure où, aujourd’hui, conser­ver implique de réfor­mer constamment. Si l’on veut être plus explicite et spécifique, l’on remarquera que la Droite a été contaminée par la Gauche — après la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est que depuis lors qu’elle n’ose plus se présenter pour ce qu’elle est, et que presque personne ne se dit plus “de droite”. »60

Il précise :

« Il est clair que les idéo­logies traditionnelles de la « gauche » sont en faillite, et que les gens s’en aperçoivent de plus en plus. C’est ce qui donne, dans certains cas (Reagan et Thatcher sont les plus évi­dents et les plus importants), ce regain de force à une droite qui est tout autant en faillite idéologique, tout autant incapable d’avoir une idée “réaction­naire” nouvelle. Mais il est tout aussi clair que ce sont là seule­ment des symptômes de quelque chose de beau­coup plus profond, qui est la crise et la décomposition des sociétés occidentales. »61

Les cris d’orfraie sur « le retour du fascisme » que la « gauche » entonne face au fantôme d’un retour de la « droite » lui paraissent donc profondément vains :

« Au plus pourrait-on avoir une sorte d’autoritarisme mou, mais pour aller plus loin il faudrait autre chose. La crise ne suffit pas ; pour faire un mouvement fasciste ou totalitaire il faut une capacité de croire et un déclen­chement de passion, branchés l’un sur l’autre, l’un nourrissant l’autre. Ni la première, ni le se­cond n’existent dans la société actuelle. C’est pourquoi toutes les sectes d’extrême droite comme d’extrême gauche sont condamnées à des gesticulations dérisoires. Elles jouent de petits rôles, marionnettes margi­nales dans le spec­tacle politique global, mais sans plus. »62

Au fond, les appels à « refonder » des croyances collectives ne peuvent qu’échouer :

« […] il y a l’idée que seul un mythe pourrait fonder l’adhésion de la société à ses institutions. Vous sa­vez que c’était déjà l’idée de Platon : le “noble mensonge”. Mais l’affaire est simple. Dès que l’on a parlé de “noble mensonge”, le mensonge est devenu mensonge et le qualificatif de “noble” n’y change rien. On le voit aujourd’hui avec les grotesques gesticulations de ceux qui veulent fabriquer, sur commande, une re­naissance de la religiosité pour de prétendues raisons “politiques”. Je présume que ces tentatives mercan­tiles doivent provo­quer la nausée de ceux qui restent vraiment croyants. Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu’il est plein, autrement ils n’obéiront pas à la loi. Quelle misère ! »63

Les fondements anthropologiques de l’hétéronomie ont été sapés pour l’occidental moyen, pris dans l’anomie depuis deux ou trois générations, barrant toute possibilité de réinstaurer un ordre traditionnel indis­cutable. C. Castoriadis fait remarquer que ce n’est pas le cas des types anthropologiques extra-occidentaux, notamment musulmans, qui introduisent sur les territoires européens un régime social ethnoreligieux quasi­ment inconnu dans l’Europe historique64.

Réinvention du projet d’autonomie ?

La marge d’une restauration, ou refondation, du projet d’autonomie est étroite. C. Castoriadis ne main­tient aucun des dogmes du « progressisme », qu’il critique fondamentalement dans toutes leurs dimensions histo­riques, politiques, culturelles, techno-scientifiques et surtout philosophiques. Tout au contraire, il n’a cessé de prôner, comme tout révolutionnaire conséquent, une réappropriation du passé, de l’histoire, des tra­ditions, des racines civilisationnelles, et particulièrement celles gréco-occidentales :

« Je ne conçois pas une nouvelle création historique pouvant s’opposer efficacement et lucidement à cet in­forme bazar dans lequel nous vivons, si elle n’instaure pas un nouvel et fécond rapport à la tradition. Être révolutionnaire ne signifie pas déclarer d’emblée, comme le faisait Sieyès, que tout le passé est une “absur­dité gothique”. […] Cela ne signifie pas restauration des valeurs traditionnelles comme telles ou parce qu’elles sont traditionnelles, mais une attitude critique qui peut reconnaître des valeurs qui ont été perdues. Je ne vois pas, par exemple, comment on peut éviter de re-valider l’idée de responsabilité, ou, oserai-je dire, la valeur de lec­ture très attentive d’un texte, qui sont en train de disparaître. »65

C’est ainsi que

« Nous avons à opposer à la fausse modernité comme à la fausse subversion (qu’elles s’expriment dans les supermarchés ou dans les dis­cours de certains gauchistes égarés) une reprise et une recréation de notre historicité, de notre mode d’historici­sation. Il n’y aura transformation sociale radicale, nouvelle société, société autonome que dans et par une nou­velle conscience historique, qui implique à la fois une restaura­tion de la valeur de la tradition et une autre atti­tude face à cette tradition, une autre articulation entre celle-ci et les tâches du présent / avenir. »66

Plus concrè­tement :

« Une véritable libération des énergies, en France et ailleurs, passe par la marginalisation de tous les partis politiques existants, la création par le peuple de nouvelles formes d’organisation politique, fondée sur la démocratie, la participation de tous, la responsabilité de chacun à l’égard des affaires communes – bref, par la renaissance d’une véritable pensée et passion politique, qui serait en même temps lucide sur les résultats de l’histoire des deux derniers siècles. Rien ne dit que cela est fatal, rien ne dit, non plus, que c’est impossible. »67

Ces considérations, déjà anciennes, peuvent paraître abstraites. Notamment parce que, face aux subver­sions nihilistes, elles semblent en appeler à des acteurs inexistants. Mais c’est oublier que le « wokisme » est l’œuvre d’une minorité, à la fois dominante et bruyante, urbaine et aisée, qui s’est affirmée dans les uni­versités, les mé­dias, la « culture » en lien avec divers milieux oligarchiques. Hors cette caste mondialisée existent des peuples, en voie de liquidation, dans lesquels C. Castoriadis reconnaît facilement le maintien vestigial d’une common de­cency pour reprendre le terme de Georges Orwell. C’est ainsi que l’on peut com­prendre le récent mouvement des « Gilets jaunes », immédiatement pris dans un extraordinaire mépris de classe et victime d’un entrisme gau­chiste massif et presque immédiat, qui l’aura finalement discrédité et épuisé68. Il appartient en plein à ce réveil des peuples que les différents secteurs oligarchiques nomment « po­pulisme ». La confusion extrême de ce dernier, sa porosité à la démagogie, ses tendances aux complo­tismes, ses errances idéologiques sont les produits inévitables de ces dernières décennies que l’on vient de parcourir. Et d’autant plus qu’ils sont maintenus loin des « trésors perdus des révolutions mo­dernes » qu’évoquait Hannah Arendt par une radicalité chic « tissée de salive »69 qui reprend aujourd’hui, peu à peu, des traits totalitaires, ouvrant grand la porte aux néo-obscurantismes70 (islamisme, racialisme, communautarisme) qui déferlent.

Notes

1 Voir l’article publié en décembre 2023 « Castoriadis et les bienpensants ». Quentin Bérard est fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 Cornelius Castoriadis, « L’effondrement du marxisme-léninisme », 1990. Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgois ou du Seuil, etc., puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de première publication). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

4 Titre de son œuvre phare L’institution imaginaire de la société (Seuil, 1975).

6 « La jeunesse étudiante » 1963.

9 « La révolution anticipée », 1968. Ce sera une des trajectoires intellectuelles de cette période que de parvenir à formuler que la révolution russe de février 1917 incarnée par ses organes d’auto-gouvernements avait été interrompue par ce qui n’aura été finalement qu’un putsch bolchevique mené en octobre.

11 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

12 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987.

13 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

14 La pensée 68, Gallimard 1986 (rééd. 1988).

15 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

16 « Les divertisseurs », 1977.

18 « Prolétariat et organisation, II », 1959, dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2 (Écrits politiques, 1945-1997, II), Éditions du Sandre, 2012. À propos de la « question de l’organisation » au sein de SouB et qui sera le motif de la rupture avec Claude Lefort, cf. « Notes sur l’organisation des collectifs démocratiques », Lieux Communs, 2015.

19 «  Les coordinations de 1986-1988  », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, p. 9-13.

20 Cf. « Post-gauchisme et neo-management », Quentin et Nafissa, revue EcoRev’, 16 février 2007.

23 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987, op. cit.

26 « La psychanalyse : projet et élucidation », 1977, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978), cf. aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

27 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

30 Ibid.

31 « Réflexions sur le développement et la rationalité », 1977, dans Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II (Seuil, 1986).

32 « Technique », 1973.

33 « Nous traversons une basse époque », 1986, réédité dans Une société à la dérive (Seuil 2005), cf aussi « Les coordinations de 1986-1988 », op. cit.

34 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

36 Le nouvel âge de la bêtise, éd. L’Observatoire, 2023.

37 « La crise des sociétés occidentaless », 1982, op. cit.

38 … ou dans notre article « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.

39 « L’industrie du vide », 1978.

40 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

41 Ibid.

42 « Science moderne et interrogation philosophique », 1973, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978).

43 « La crise de la société moderne », 1965, op. cit.

44 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

45 Ibid.

46 « Essai de psychologie contemporaine » in La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

47 « La montée de l’insignifiance », 1993, op. cit.

48 « La crise du processus identificatoire », 1989, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe Tome 4, Seuil, réed. 2007,

50 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

51 « Pourquoi je ne suis plus marxiste », 1974, op. cit., voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

54 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

56 On lira, par exemple, de Joseph Heath, Andrew Potter ; Révolte Consommée, Le mythe de la contre-culture, éditions Naïve, 2004 (réed. L’Échappée, 2023).

57  « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

58 Ibid.

60 Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

61 « La gauche en 1985 », 1985.

62 « Psychanalyse et société II », 1983, op. cit.

65 « La crise du processus identificatoire », 1989, op. cit.

67 « La gauche en 1985 », 1985, op. cit.

68 Cf. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, 6-13 décembre 2019.

70 Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.

7 octobre 2024, la France discréditée

Le premier anniversaire du pogrom du 7 octobre 2023 fait apparaître, à travers un Président apeuré et une gauche bienpensante prompte à s’incliner devant l’agenda communautariste de LFI, une France discréditée, intimidée par les menées terroristes génocidaires qui visent aujourd’hui la desctruction d’Israël et qui sont une menace pour tous les États démocratiques.

7 octobre 2023 : un massacre à visée génocidaire, avec toutes les atrocités qu’on sait, est perpétré par l’incursion violente d’une organisation terroriste sur le sol israélien1.

12 novembre 2023 : les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale appellent à une marche Pour la République et contre l’antisémitisme. Mais le Président de la République ne fait aucun geste pour saluer ce rassemblement. Dans sa déclaration de Berne, trois jours après2, tentant de justifier cette abstention remarquée, il invite à bien distinguer les différentes formes d’antisémitisme. La France Insoumise reçoit le message et s’empresse d’applaudir par la voix de Mathilde Panot3. Traduction : c’est bien de lutter contre l’antisémitisme, mais il y a des formes d’antisémitisme qu’il vaut mieux ne pas trop dénoncer ; de peur de « mettre les musulmans au pilori » il est préférable et plus confortable, en matière d’antisémitisme, de regarder du côté du Rassemblement national et de son fameux « ADN »4.

Un an après, à la veille de l’anniversaire du pogrom du 7 octobre, le Président de la République parachève prudence et vigilance en déclarant qu’il convient de cesser de livrer des armes à Israël – dont la France, bien entendu, reste un soutien indéfectible5. C’est à la fois ridicule (lesdites armes sont quantité négligeable), honteux et méprisable.

On peut comprendre que LFI se répande en clientélisme tapageur auprès d’un prolétariat de substitution inventé par les cols blancs de Terra Nova. On peut comprendre aussi que ce parti recherche l’intensification du désordre politique. Et jusqu’à présent l’ignominie a fonctionné : la gauche Terra-Nova ne s’est-elle pas muée en gauche Médine en s’alliant à LFI pour appeler au Nouveau Front populaire?6 Les élections législatives de juillet ont été l’occasion de déclarations vraiment héroïques : il y allait de la République qui, annonçait-on pompeusement, « le soir du 7 juillet » saurait « reconnaître les siens »7. On voit aujourd’hui l’effet de ce glorieux rempart : ce n’est pas tant le RN qui dicte la politique française aujourd’hui que l’agenda communautariste de la France insoumise, à grands renforts d’intimidation et d’inversion victimaire. Cette politique trahit et discrédite la France.

N’oublions pas l’effet moral. Il est vrai que, maintenant que cette gauche bienpensante a réussi cet été à sauver quelques strapontins, elle peut verser des larmes de crocodile et se répandre aujourd’hui en tweets commémorant le pogrom du 7 octobre 2023. L’ouvrier de la onzième heure n’oublie pas de convertir en vertu son honteux investissement.

Mais par quel intérêt, par quel lamentable calcul expliquer une telle veulerie de la part du Président de la République, qui ne peut plus se représenter, et qui est même lâché par bien des siens ? Certains feront remarquer que sa vertueuse déclaration a été faite dans un cadre international, dans un sommet de la francophonie : il y a peut-être une piste de ce côté, mais c’est encore prêter beaucoup de rationalité à un Président qui ne cesse, en discréditant sa personne, de discréditer la France.

Pendant ce temps, le nombre d’actes antisémites en France a considérablement augmenté8.

Notes

1 – Voir le Bloc-notes du 9 novembre 2023 https://www.mezetulle.fr/pour-la-republique-et-contre-lantisemitisme-marchons-le-12-novembre-on-y-va/
Sur les visées des attaques terroristes perpétrées par l’islam politique et leur finalité génocidaire et destructrice, voir la charte du Hamas citée dans cet article https://www.mezetulle.fr/hamas-terrorisme-au-service-dune-visee-planetaire/

4 – Voir Samuël Tomei « Sus à l’extrême (droite) » https://www.mezetulle.fr/sus-a-lextreme-droite/

6 – Voir Guy Konopnicki « La gauche s’unit contre tout ce qui la constituait » https://www.mezetulle.fr/la-gauche-sunit-contre-tout-ce-qui-la-constituait-par-guy-konopnicki/ ; Philippe Foussier « La gauche, meilleure alliée de l’extrême droite » https://www.mezetulle.fr/la-gauche-meilleure-alliee-de-lextreme-droite/ ; Catherine Kintzler « Un grand chantier républicain sur un champ de ruines » https://www.mezetulle.fr/un-grand-chantier-republicain-sur-un-champ-de-ruines/

7 – « Le 7 juillet au soir, notre République laïque, démocratique et sociale reconnaîtra les siens » : c’est la conclusion du Communiqué du Comité Laïcité République du 3 juillet 2023 https://www.laicite-republique.org/le-comite-laicite-republique-appelle-tous-les-citoyens-a-s-opposer-aux.html . A la lecture d’une telle péroraison qui serait menaçante si elle n’était pas ridicule, j’ai peine à dire que je suis membre fondateur de ce Comité dont je continue, malgré ce faux pas, à soutenir l’irréprochable action laïque.

La gauche, meilleure alliée de l’extrême droite

Philippe Foussier revient sur la longue dérive de la gauche depuis l’application de la note de Terra Nova (2011) proclamant « la fin de la coalition ouvrière ». Aveugle aux fractures sociale et territoriale, la gauche a favorisé une politique de désindustrialisation et d’affaiblissement des services publics. Cette mutation fut accompagnée par l’abandon des Lumières1, l’adoption du différentialisme et de la « cancel culture », la réhabilitation du concept de « race », l’exaltation des liens coutumiers. Comment s’étonner alors que « l’ensemble de cette gauche [se soit] retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à l’antisémitisme » et à l’intégrisme religieux ? Peut-on espérer que cette gauche suicidaire redevienne elle-même en cessant de labourer un terrain d’accueil pour l’extrême droite ?

[Tribune publiée en ligne le 5 juillet 2024 dans La Voix de l’Hexagone 2 . Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.]

La scène se déroule quelques petites semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Le comité de campagne de Lionel Jospin est réuni à Paris quand l’un de ses membres les plus éminents, Pierre Mauroy, sentant se vérifier le décrochage de l’électorat populaire, alerte ses camarades et surtout le candidat : « Il faut utiliser les mots de travailleurs, d’ouvriers ou d’employés, ce ne sont pas des gros mots ! La classe ouvrière existe toujours ». Puis le 21 avril confirma le pressentiment de l’élu nordiste : la gauche fut éliminée du second tour au bénéfice de l’extrême droite. Une première fois et hélas pas la dernière, preuve sans doute que peu de leçons ont été tirées de cet événement.

Il y a 22 ans, il aurait pourtant été loisible à la gauche d’analyser cette réalité et de s’efforcer d’en enrayer la logique. Tout au contraire, elle a appliqué consciencieusement ce qu’une note de la très distinguée Fondation Terra Nova a théorisé en 2011 (Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?). Y sont inscrits tous les ingrédients qui ont mobilisé la gauche depuis deux décennies : « la fin de la coalition ouvrière » au profit d’une nouvelle majorité composée de quatre grands groupes : les diplômés ; les jeunes ; les minorités et les quartiers populaires ; les femmes. On ne s’étonnera pas que ce qui était déjà en germe depuis la fin du XXe siècle connaisse une progression foudroyante : le sociétal en lieu et place du social, l’écriture inclusive et les méga-bassines plutôt que les conditions de vie au travail et l’augmentation du pouvoir d’achat. A l’encontre de son histoire, la gauche au pouvoir s’est aussi illustrée dans son accompagnement zélé de la désindustrialisation du pays et dans l’affaiblissement des services publics. Malgré les alertes, elle a dédaigné l’accroissement saisissant d’une fracture territoriale se superposant à la fracture sociale, concentrant son attention sur les habitants des métropoles. En se caricaturant elle-même, une fraction d’entre elle, la « gauche caviar », a ajouté à cette réalité un mépris social qui a accentué le divorce d’avec les classes populaires.

Mais la mutation de la gauche ne s’est pas arrêtée en si mauvais chemin. Elle a tout aussi consciencieusement rejoint l’extrême droite sur son propre terrain idéologique et culturel. Opposé plus ou moins ouvertement aux Lumières, prônant l’essentialisme et le différentialisme plutôt que l’universalisme, exaltant l’ordre naturel et l’ordre divin, préférant le groupe à l’individu, pratiquant la méfiance voire la défiance à l’égard de la raison et de la science, exaltant les liens organiques, culturels, familiaux, les racines et la souche, les coutumes locales avec leurs adeptes régionalistes, complaisant à l’égard de certains intégrismes religieux, ce terrain idéologique et culturel, la gauche l’a largement fait sien en quelques décennies. Une partie non négligeable de la gauche est devenue ouvertement identitaire en plagiant l’extrême droite tant dans son registre conceptuel que lexical. Elle s’est à l’occasion illustrée dans la « cancel culture », menaçant la liberté d’expression dans les universités et dans les disciplines artistiques comme l’extrême droite le pratiquait jadis.

C’est en effet de ses rangs que la réhabilitation du concept de « race », pourtant disqualifié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est venu. La lutte des races a remplacé la lutte des classes. C’est de ses rangs que sont venues les réunions associatives, politiques et syndicales, les manifestations de rue dans lesquelles les participants sont triés en fonction de leur taux de mélanine, les « racisés » d’un côté, les blancs de l’autre. On pourra objecter que les grands leaders de la gauche n’ont pas eux-mêmes validé ces concepts. Mais en revanche on constatera tout autant qu’ils n’ont jamais pris la moindre distance avec les structures qui les encourageaient, qu’ils n’ont jamais établi de « cordon sanitaire » avec des courants qui allaient puiser leurs références dans le corpus théorique de l’extrême droite. Une séquence aurait pourtant pu donner lieu à la mise en place d’un tel cordon sanitaire, quand la gauche dite « radicale » est allée manifester aux côtés d’intégristes religieux le 10 novembre 2019. Il n’en a rien été. De même, la complaisance d’une certaine gauche vis-à-vis de l’antisémitisme n’a fait l’objet d’aucune prise de distance tangible, et l’ensemble de cette gauche s’est retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à cette dérive idéologique. Une sorte de fuite en avant en direction de tous les marqueurs politico-culturels qui avaient été la chasse gardée de l’extrême droite depuis des décennies, l’obsession pour la race et l’antisémitisme en tête. Ceux qui au sein de la gauche ont sonné l’alarme face à ces dérives ont été marginalisés, vilipendés, stigmatisés. Un tweet du 17 février 2021 de Renaud Camus, l’inventeur du concept de « grand remplacement » éclaire cette « convergence des luttes » entre les identitaires de gauche et de droite :

« On critique l’extrême gauche, les islamo-gauchistes, les Black Live Matters, les abolitionnistes culturels et tout ça. Mais ce sont tout de même eux qui nous auront sortis de cette ridicule parenthèse antiraciste et pseudoscientifique selon laquelle les races n’existaient pas. Merci ».

La critique des Lumières est une constante pluriséculaire à l’extrême droite. En s’y opposant, elle doit même aux Lumières sa naissance et sa relative prospérité. La gauche avait fait sienne la référence à l’universalisme, précisément en entendant arracher les individus à leurs conditions de naissance, à leurs héritages, à leurs origines. En exaltant les « différences » plutôt que les ressemblances, en mettant en exergue le concept de « diversité » en lieu et place de celui d’égalité, elle est venue progressivement braconner sur les terres d’une extrême droite qui a toujours assuré qu’il n’y avait pas d’unité du genre humain et que les hommes étaient le produit d’une culture, d’une terre, d’une religion, de coutumes, etc. La gauche est venue pratiquer -dans ses actes comme dans son registre lexical- l’assignation à résidence ethnique, religieuse et culturelle, conformément au cahier des charges idéologique de l’extrême droite. Les théories mobilisées par les « indigénistes » et les « décoloniaux » en constituent une illustration éloquente. En incorporant sans précaution les courants de l’écologie politique les plus hostiles au progrès, cette gauche a tout autant exalté le localisme et le lien à la nature comme l’aversion pour le rationalisme qui étaient, là encore, l’apanage du corpus politique de l’extrême droite. Comment oublier que le « pape » de l’écologie politique française, René Dumont, fut longtemps un soutien du régime de Vichy, rédacteur fervent de l’hebdomadaire de propagande La Terre française ?

Ajoutons à cela qu’à la fin du siècle dernier, la gauche a abandonné ce qui appartenait pourtant à son patrimoine à qui voulait bien en disposer. L’extrême droite ne s’est pas faite prier, même si elle a injecté un tout autre contenu aux références qui étaient celles, pluriséculaires, de la gauche : la nation, le drapeau tricolore, la Marseillaise, la devise et la fière filiation à la République, la laïcité, le patriotisme tel que les soldats de l’an II l’avaient incarné. La gauche a parallèlement incorporé en son sein les marqueurs du gauchisme en se rapprochant de groupes activistes parfois violents, en cautionnant leurs exactions et en étant finalement entrainée dans une spirale propice à la prospérité de l’extrême droite : la gauche a réussi à incarner le désordre. L’extrême droite ne pouvait espérer de meilleurs « opposants » pour consolider sa respectabilité.

Ce qui peut relier l’ensemble de ces dérives, c’est probablement le primat donné aux intérêts particuliers sur l’intérêt général, la préférence pour une vision communautarisée de la société, une société d’ordre finalement, où le groupe -ethnique, religieux- l’emporte sur l’individu, où les liens organiques priment sur les liens civiques, où les hommes et les femmes sont davantage reconnus pour leur appartenance à un ou des groupes que pour leurs vertus individuelles et leurs qualités propres. Conformément aux enseignements de Gramsci, cette gauche suicidaire a méticuleusement balisé le terrain culturel qui allait le jour venu accueillir la prise de pouvoir de l’extrême droite.

Pour combattre l’extrême droite, la gauche disposait de la recette. Ce n’est qu’en redevenant elle-même -en cessant de plagier ce courant qui aurait dû demeurer son antithèse- qu’elle pourra(it) s’y consacrer efficacement.

1– Voir la recension par Philippe Foussier du livre de Stéphanie Roza La Gauche contre les Lumières https://www.mezetulle.fr/la-gauche-contre-les-lumieres-de-stephanie-roza-lu-par-p-foussier/

La notion d’islamophobie et la liberté d’expression

La force de l’article de Benjamin Straehli1 vient de ce qu’il examine les principales définitions savantes de l’islamophobie associant hostilité envers la religion elle-même et hostilité envers les personnes. L’auteur remarque que cette association s’accompagne d’une distinction entre les différentes critiques envers la religion en fonction de leur intensité ou de leur portée, ce qui a pour conséquence que seule une critique très modérée pourrait éviter d’être « islamophobe ». On peut donc s’interroger non seulement sur la validité de cette conséquence, mais aussi sur l’effet qu’aurait l’introduction de l’islamophobie au nombre des délits.

Depuis plus de vingt-cinq ans, des chercheurs, des mouvement politiques, des institutions, militent pour l’emploi du mot « islamophobie », en le présentant comme le nom d’un mal à combattre. Dès les premiers textes publiés en ce sens, ce mot a fait l’objet d’une interrogation : la critique de la religion musulmane fait-elle partie de ce que l’on appelle « islamophobie », et combattre cette dernière implique-t-il donc de réduire la liberté de critiquer les religions ? Les partisans de l’emploi de ce terme se défendent habituellement contre cette interprétation, et prétendent faire une distinction entre critique légitime et propos islamophobe. Cette défense est-elle convaincante ? Il s’agit ici de le vérifier en procédant à l’examen des principales définitions savantes qui ont été proposées de la notion d’islamophobie. Cet examen nous amènera à conclure que les inquiétudes pour la liberté d’expression sont parfaitement fondées, la promotion du mot « islamophobie » étant bel et bien liée à une idéologie qui recèle de graves dangers.

Les origines du mot

Houda Asal, qui milite elle-même contre les phénomènes regroupés sous le nom d’islamophobie, et pour l’emploi de ce terme, en a fait l’histoire dans un article publié en 20142. Elle y indique que le mot a été utilisé dès les années 1910 et 1920, en français, par certains administrateurs des colonies et certains savants, pour désigner aussi bien l’inégalité imposée aux musulmans par le pouvoir colonial, que les préjugés d’érudits au sujet de l’islam. En anglais, on le trouve dans un texte d’Edward Said publié en 1985.

Néanmoins, souligne Asal, c’est seulement à partir de 1997 que la notion s’est véritablement imposée dans le débat public, sous l’impulsion du think tank Runnymede Trust, qui a publié cette année-là un rapport qui est rapidement devenu une référence incontournable. À la suite de cette publication, de nombreux mouvements politiques ont affiché leur volonté de lutter contre l’islamophobie, tandis que des discussions savantes se déployaient quant à la pertinence de la notion, et la meilleure manière de la définir.
Avant de nous pencher sur ces discussions, soulignons la différence, quant à leur origine, entre le mot « antisémitisme » et le mot « islamophobie », aujourd’hui présentés, dans le programme du « Nouveau Front populaire », comme les noms de deux maux qu’il s’agirait de combattre dans un même effort. Le mot « antisémitisme » est devenu d’un usage commun après que Wilhelm Marr eut désigné ainsi sa propre hostilité envers les Juifs3, hostilité fondée, non sur la critique des croyances et valeurs du judaïsme, mais sur une idée de la prétendue race que le peuple juif serait censé constituer. Ce terme a donc été forgé dans le but de désigner autre chose que la critique de la religion. Au contraire, c’est bien pour nommer l’hostilité envers la religion musulmane elle-même, sans considération de « race », que le mot « islamophobie » a été jugé indispensable.

La première définition du Runnymede Trust

En 1997, la publication Islamophobia : A Challenge For Us All, habituellement désignée sous le nom de Runnymede Report, déclarait que le mot « islamophobie » rassemblait trois éléments : une hostilité infondée envers l’islam, les discriminations envers les musulmans qui sont la conséquence de cette hostilité, et l’exclusion des musulmans en politique ou plus généralement dans les affaires socialement importantes4.

De ces trois traits, c’est le premier qui suscite la perplexité. Même les adversaires les plus virulents d’une religion peuvent bien admettre l’idée générale que tout sentiment hostile envers elle n’est pas nécessairement justifié, et que parmi les raisons avancées pour la rejeter, il y en ait de mauvaises. Mais établir que l’hostilité qu’exprime un certain propos est infondée, cela revient à réfuter le propos en question. S’agit-il donc, pour lutter contre l’islamophobie comme le Runnymede Trust invite à la faire, de prendre une par une les critiques adressées à l’islam, de les soumettre à examen, et de dénoncer celles qui se révéleraient infondées ?

Plutôt que de chercher ainsi à remplir le tonneau des Danaïdes, les auteurs proposent une série de critères pour distinguer une « vision fermée » et une « vision ouverte » de l’islam5. Certaines des caractéristiques de la « vision fermée » l’associent à des opinions dont l’histoire des religions peut facilement montrer la fausseté : par exemple, selon le rapport, c’est faire preuve d’une vision fermée que de croire que l’islam est un bloc monolithique, sans évolution au cours du temps, et sans interaction avec d’autres cultures. D’autres traits de la vision fermée semblent plutôt consister à ignorer les règles d’un débat contradictoire : ainsi, est-il précisé, c’est se montrer fermé que de refuser de prendre au sérieux les critiques de l’Occident qui pourraient venir de l’islam. D’autres encore renvoient à un projet politique condamnable, la « vision fermée » pouvant consister à prétendre que les désaccords avec l’islam justifieraient des discriminations envers ses fidèles. Mais certains des critères proposés sont bien plus contestables. Ainsi, une « vision ouverte » implique-t-elle de considérer que l’islam, comparé à « l’Occident » (et non à une autre religion), est « également digne de respect », partant ainsi du principe qu’une religion en tant que telle mérite d’être respectée, ce qui va bien sûr beaucoup plus loin que de respecter simplement la liberté de culte de ses adeptes. En outre, pour que l’on puisse parler de vision ouverte, « l’islam [doit être] vu comme partenaire effectif ou potentiel » pour la résolution de problèmes communs. Ce n’est donc pas seulement avec les personnes de confession musulmane qu’il s’agirait de coopérer, mais bien avec l’islam lui-même.

On comprend que si une religion doit être considérée comme digne de respect, ainsi que comme une partenaire pour l’action politique, les critiques qu’il sera admissible de lui adresser devront rester fort modérées, et compatibles avec un jugement globalement favorable. Une critique radicale, qui conclurait que l’islam dans son ensemble est néfaste, serait nécessairement, en vertu de ces critères, déclarée « islamophobe ». C’est pourquoi il a très tôt été reconnu que la promotion du mot « islamophobie » par le Runnymede Trust était au fond une invitation à l’autocensure pour toute personne désireuse de critiquer l’islam. C’est l’une des principales objections adressées par Kenan Malik à la notion d’islamophobie, dans son essai The Islamophobia Myth en 20056. Constatant que cette notion sert à réunir, dans la plus grande confusion, haine ou discrimination envers les personnes, d’une part, et critique de la religion, d’autre part, il déclare que ses propres travaux sur la situation des musulmans en Grande-Bretagne l’amènent à considérer que « […] dans la réalité les musulmans ne sont pas si discriminés qu’on le croit souvent – mais l’islam devrait être davantage critiqué. » (traduction personnelle)

La proposition d’Erik Bleich

Malgré cette objection, l’usage du mot « islamophobie » n’a fait que se répandre dans les années ultérieures. De multiples discussions ont eu lieu dans la sphère académique quant à la pertinence de la notion et à la meilleure manière de la définir : peur de l’islam, préjugés et stéréotypes envers l’islam ou envers les musulmans ? Erik Bleich a publié en 2011 un article faisant le point sur ces débats, et sur la nécessité de proposer une nouvelle définition7. Sa préoccupation est celle d’un chercheur en sciences sociales, qui veut faire de la notion d’islamophobie un concept scientifique, utilisable à ce titre dans la recherche. Or, constate-t-il, la notion a émergé dans le contexte de débats politiques, et se trouve chargée pour cette raison d’une importante dimension normative, l’islamophobie étant présentée comme un mal social, et comme une attitude « infondée », « injuste ». Cela rend difficile d’en faire le nom d’un phénomène objectivement mesurable. En outre, quand on regroupe sous ce même nom les préjugés et les discriminations auxquelles ils peuvent conduire, on se prive, dans la terminologie même, des moyens de distinguer la cause et son effet. D’un autre côté, estime Bleich, puisque le mot s’est imposé dans les débats, l’éviter en sociologie conduirait la science à perdre de sa capacité à expliquer un phénomène social dont le public est devenu conscient. Il faut donc reconstruire la définition, pour rendre la notion réellement utilisable dans la démarche scientifique, sans pour autant l’éloigner trop de l’usage qui en est fait spontanément dans les débats politiques.

Il propose alors de définir l’islamophobie comme « des attitudes ou émotions négatives indifférenciées à l’encontre de l’islam ou des musulmans » (p. 1585, traduction personnelle). Il choisit donc de ne pas inclure les discriminations dans la définition, jugeant qu’elles doivent être considérées comme une conséquence de l’islamophobie, et non comme l’islamophobie elle-même. Néanmoins, elles constituent bien le phénomène qui justifie l’élaboration même de la notion : c’est parce que les attitudes et émotions négatives sont susceptibles de causer des discriminations qu’il vaut la peine de se doter d’un mot, « islamophobie », pour les étudier. Bleich préfère insister sur les émotions plutôt que sur les préjugés, car elles inclineraient davantage leurs porteurs vers un comportement discriminatoire. La précision selon laquelle ces attitudes et émotions doivent être « indifférenciées », signifie qu’une personne ne ferait pas preuve d’islamophobie si elle est hostile à une pratique qu’elle juge liée à une interprétation erronée de l’islam, propre à un courant particulier. Il serait en revanche islamophobe d’éprouver de l’hostilité envers l’islam dans son ensemble. L’intérêt de cette précision, selon Bleich, tient au fait qu’il est vraisemblable qu’une personne hostile à tout l’islam soit plus encline à discriminer les musulmans, qu’une personne qui n’en condamne que certaines interprétations. On voit qu’en pratique, la définition de Bleich conduit à une classification similaire à celle du Runnymede Report : la critique de l’islam n’est pas islamophobe tant qu’elle ne vise que des versions particulières de l’islam, elle le devient quand elle rejette l’islam tout entier. Enfin, regrouper sous le même terme l’hostilité envers la religion et l’hostilité envers les personnes qui y adhèrent ne lui paraît pas poser problème : il en va de même, argue-t-il, d’une notion telle que « l’anti-américanisme », qui désigne aussi bien le rejet de la politique des États-Unis, que celui des citoyens américains.

L’essentiel de l’article est ensuite consacré à des considérations fort intéressantes sur les difficultés méthodologiques rencontrées quand on cherche à mesurer le phénomène ainsi défini. Ces considérations tombent en dehors de notre sujet, mais il y figure un détail qui mérite d’être noté. Bleich indique, à la page 1590, que si une personne déclare ne pas vouloir avoir des musulmans pour voisins, ce n’est pas forcément un signe d’islamophobie : ce pourrait être une conséquence d’un rejet plus général de toutes les religions. Il faut donc apparemment comprendre que l’hostilité envers l’islam n’est pas non plus islamophobe si elle n’est qu’une composante d’une hostilité envers toute religion. Il n’y aurait lieu de parler d’islamophobie que quand c’est l’islam seul qui est rejeté. Cette précision est toutefois assez étonnante, car on ne voit guère comment elle pourrait découler de la définition de l’islamophobie donnée précédemment dans l’article.

On peut remarquer qu’en France, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, dans son rapport de 2016 sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, a décidé d’employer le mot « islamophobie », en en donnant une définition qui ressemble fort à celle de Bleich : « attitude d’hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l’islam. »8 Ainsi, l’hostilité envers la religion elle-même, pourvu qu’elle soit « systématique », est bien islamophobe.

Le second rapport du Runnymede Trust

En 2017, le Runnymede Trust a publié Islamophobia : Still A Challenge For Us All, déjà cité en note. Revenant sur les débats suscités par la notion, ainsi que sur l’évolution des phénomènes sociaux qu’elle désigne et sur les recherches menées à leur sujet, ce rapport présente la définition donnée en 1997 comme toujours valable (p. 7). Il s’agirait donc bien, toujours, de rassembler sous ce terme, aussi bien « l’hostilité infondée envers l’islam » que les discriminations qui sont censées en résulter. Néanmoins, les auteurs indiquent qu’il leur paraît judicieux de souligner particulièrement le second aspect, et proposent en conséquence une nouvelle définition : l’islamophobie serait « le racisme dirigé contre les musulmans », le mot « racisme » renvoyant ici aux discriminations.

Bien conscients de l’étonnement que peut susciter cette idée de racisme, là où il n’est pas question de race mais de religion, les auteurs rétorquent à cette objection que toutes les formes de racisme ont toujours inclus un élément culturel, attribuant des comportement culturels aberrants aux populations visées (p. 8). L’absurdité de l’argument saute aux yeux : de ce que tout racisme prend aussi pour cible la culture de la population déclarée inférieure, et non pas seulement des traits morphologiques, on ne saurait conclure que l’hostilité envers un élément culturel est une condition suffisante pour parler de racisme. L’introduction de cette notion, dans une question déjà passablement embrouillée, ne semble guère servir qu’à ajouter encore de la confusion.

Les auteurs ont également pris note de l’argument selon lequel on doit être libre de critiquer l’islam. Ils déclarent n’avoir rien à objecter à ce principe, mais craignent qu’en critiquant la notion d’islamophobie au nom de la liberté d’expression, on ne détourne surtout les yeux des discriminations subies par les musulmans (p. 7-8). On pourrait toutefois se demander pourquoi ils tiennent tant à cette notion, si ce sont bien les discriminations qui les préoccupent principalement : ne serait-il pas préférable d’employer simplement le mot « discrimination », plutôt qu’un terme ambigu qui peut renvoyer aussi à la critique de la religion ? La réponse à cette question semble se trouver dans le chapitre rédigé par Claire Alexander, « Raceing Islamophobia » (p. 13-15). Revenant sur la définition proposée en 1997, elle déclare que les discriminations sont inséparables de « l’hostilité infondée envers l’islam », car elles en seraient la conséquence (p. 13). Le nouveau Runnymede Report refuse donc délibérément de prendre en compte l’argument de Bleich, selon lequel il serait préférable de ne pas employer le même mot pour désigner la cause et l’effet. Pour faire la différence entre une critique raisonnable et une hostilité infondée, nous sommes renvoyés à la distinction de 1997 entre « vision ouverte » et « vision fermée », dont nous avons déjà vu quelles conséquences elle entraîne quand il s’agit de dire si une critique est islamophobe ou non.

Il faut toutefois saluer la démarche des éditeurs qui, dans la troisième partie du rapport, ont laissé la parole à divers auteurs pour exposer leur propre point de vue sur le sujet : parmi eux se trouve Kenan Malik, l’un des plus fermes adversaires de la notion d’islamophobie. Son texte, « Fear, Indifference and Engagement : Rethinking the Challenge of Anti-Muslim Bigotry » (p. 73-77), dénonce avec vigueur la confusion que cette notion établit entre critique et haine.

Terminons par une remarque au sujet des discriminations sur lesquelles le rapport entend attirer l’attention. Anthony Heath et Asma Mustafa, dans le chapitre intitulé « Poverty and the Labour Market », font un constat qui peut paraître étonnant : vingt ans après que le Runnymede Trust eut imposé le mot « islamophobie » dans le débat public en Grande-Bretagne, on ne trouve pas d’expériences de terrain qui aient été réalisées pour mesurer les discriminations à l’embauche dont seraient victimes les musulmans britanniques. Les auteurs sont amenés à donner pour modèle d’une recherche de ce genre, une étude réalisée en France9. Pour dissocier les discriminations raciales des discriminations proprement religieuses, et mesurer ces dernières, l’étude a consisté à solliciter des entretiens d’embauche en envoyant notamment des CV fictifs. Pour aller à l’essentiel, mentionnons-en seulement deux dont l’unique différence réside dans l’appartenance religieuse qu’ils suggèrent : tous deux sont censés être le CV d’une femme d’origine sénégalaise, au même niveau d’étude et d’expérience professionnelle, mais l’une porte le prénom « Marie » et a été bénévole au Secours catholique, l’autre s’appelle Khadija et a été bénévole pour le Secours islamique. L’expérience montre que « Marie » reçoit nettement plus de réponses que « Khadija ». Cette étude met donc bien en évidence la réalité des discriminations envers les musulmans. Mais, ferons-nous remarquer, le mot « islamophobie » n’y est pas employé. Les trois mêmes auteurs, dans un article de 201610, ont réussi à établir, par le biais d’un jeu permettant d’offrir de petites sommes d’argent à d’autres joueurs, que les Français non musulmans ont tendance à se montrer moins généreux envers ceux qu’ils perçoivent comme musulmans, et qu’ils le sont d’autant moins que les musulmans sont perçus comme plus nombreux. Le mot « islamophobie » n’y figure que dans une citation d’une politicienne britannique. Enfin, en 2017, Marie-Anne Valfort a mis au jour des préjugés sur les hommes musulmans, amenant ces derniers à être particulièrement discriminés à l’embauche11. Là encore, le mot « islamophobie » n’apparaît pas. Dans toutes ces études, il n’est question que de discriminations, de préjugés, de stéréotypes, de biais… Et la première est présentée comme un modèle du genre dans le Runnymede Report de 2017. On en vient alors à se poser la question : pour étudier les discriminations et leurs causes, est-il bien utile d’employer le mot « islamophobie », si les études sur lesquelles s’appuient les promoteurs du mot eux-mêmes ont l’air de très bien s’en passer ?

Conclusion

Nous avons examiné plusieurs publications, parmi les plus importantes, qui visent à promouvoir la notion d’islamophobie. Un premier constat s’impose : à chaque fois, la notion est bien censée rassembler hostilité envers la religion elle-même, et hostilité envers les personnes. Le deuxième constat est que tout en s’efforçant de maintenir la liberté de critiquer la religion, par une distinction entre une critique islamophobe et une critique qui ne l’est pas, les auteurs élaborent des définitions qui ont nécessairement pour conséquence que seule une critique très modérée, n’empêchant pas de conserver un jugement globalement favorable sur l’islam, peut éviter d’être « islamophobe ». Si l’on cherche à appliquer ces définitions, on en vient à considérer comme « propos islamophobe », par exemple, la proposition suivante : « Le Coran n’est qu’un tissu d’inepties et le monde serait meilleur si tous les musulmans abandonnaient leur religion. »

On peut bien, en sociologie, prendre pour objet d’étude les sentiments hostiles envers l’islam, et s’intéresser à leurs causes et conséquences sociales, indépendamment de la question de savoir s’ils sont légitimes ou non. Et les sociologues sont libres d’appeler cet objet d’étude « islamophobie ». Tous ceux qui pensent que l’islam est digne de respect doivent, par ailleurs, pouvoir exposer publiquement leur arguments en sa faveur. Le pouvoir politique, de son côté, a le devoir, au nom de la liberté de conscience, de lutter contre les discriminations dont sont victimes les fidèles d’une religion. Mais cette lutte ne doit pas servir de prétexte à censurer la critique radicale de la religion. Dire qu’une critique radicale suscite des sentiments hostiles envers la religion concernée, et que ces sentiments hostiles peuvent causer des discriminations, n’est pas un argument valable : il faut trouver le moyen de lutter contre les discriminations autrement.

C’est précisément à cette exigence que le « Nouveau Front Populaire » tourne le dos, en annonçant vouloir faire punir par la justice les auteurs de « propos islamophobes ». Il est urgent que les membres de cette coalition s’expliquent sur ce qu’ils entendent par là, et qu’ils corrigent cette formulation s’ils ne comptent lutter que contre les appels à la violence ou aux discriminations. Les définitions usuelles de l’islamophobie ne permettent pas de maintenir la liberté complète de soumettre la religion à un examen critique, si l’islamophobie elle-même devient un délit.

Notes

1 – Benjamin Straehli est professeur de philosophie au lycée Jean Zay de Jarny (Meurthe-et-Moselle). Voir sur Mezetulle, du même auteur : Le « racisme systémique » selon Eric Fassin.

2 – Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie 2014/1, volume V, p. 13-29. URL : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-13.htm (consulté le 16 juin 2024).

3 – Wilhelm Marr, Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum – Vom nicht confessionellen Standpunkt aus betrachtet, Berne, Costenoble, 1879.

4 – Le texte complet du rapport de 1997 n’est pas librement accessible sur internet, mais le Runnymede Trust a mis en ligne un résumé accompagné d’un bon de commande : https://cdn.prod.website-files.com/61488f992b58e687f1108c7c/617bfd6cf1456219c2c4bc5c_islamophobia.pdf (consulté le 17 juin 2024). Cependant, le rapport de 2017, Islamophobia : Still A Challenge For Us All, est en libre accès en ligne, et la définition de 1997 s’y trouve rappelée à la page 1 (https://cdn.prod.website-files.com/61488f992b58e687f1108c7c/61bcd30e26cca7688f7a5808_Islamophobia%20Report%202018%20FINAL.pdf, consulté le 17 juin 2024).

5 – Un tableau présentant ces différences se trouve à la deuxième page du résumé en ligne du rapport.

7 – Erik Bleich, « What Is Islamophobia and How Much Is There ? Theorizing and Measuring an Emergent comparative Concept », American Behavioral Scientist, novembre 2011, p. 1581-1600 (URL : https://www.researchgate.net/publication/228195168_What_Is_Islamophobia_and_How_Much_Is_There_Theorizing_and_Measuring_an_Emerging_Comparative_Concept, consulté le 17 juin 2024).

8 – Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, La documentation française, 2016, p. 24 (URL : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/2021-04/Rapport%20racisme%202016.pdf, consulté le 17 juin 2024).

9 – Claire Adida, David Laitin, Marie-Anne Valfort, « Identifying Barriers to Muslim Integration in France », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2010, n°107, p. 22384-22390. URL : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1015550107 (consulté le 18 juin 2024).

10 – Claire Adida, David Laitin, Marie-Anne Valfort, « ‌“One Muslim Is Enough ! Evidence from a Field Experiment in France », Annals of Economics and Statistics, n°121/122, juin 2016, p. 121-160 (URL : https://ideas.repec.org/a/adr/anecst/y2016i121-122p121-160.html, consulté le 18 juin 2024).

11 – Marie-Anne Valfort, « La religion, facteur de discrimination à l’embauche en France ? », Revue économique, 2017, vol. 68, p. 895-907 (URL : https://www.cairn.info/revue-economique-2017-5-page-895.htm&wt.src=pdf, consulté le 18 juin 2024).

Un grand chantier républicain sur un champ de ruines

Un peuple se mobilise dans les urnes et fait savoir aux responsables politiques qui l’abandonnent depuis 40 ans que la coupe est pleine. Après avoir avalé – mais pas digéré – la calamiteuse expérience du référendum de 2005 où on lui a signifié que son avis ne compte pas, il réclame la sécurité (condition première de toute association politique), des services publics qui fonctionnent, une école qui instruit, une juste répartition des recettes et des dépenses publiques, le contrôle de l’immigration illégale comme le fait la gauche danoise. Il réclame qu’on lui rende le poids politique de sa parole. Il est grand temps de changer de politique.

Vous n’y êtes pas ! À en croire de fins esprits, il faudrait remonter en deçà de ce constat ringard : le mal vient de plus loin ou plutôt de plus profond, c’est une question d’émotion1. La populace se laisse dominer par ses émotions, et elle vote mal. N’est-ce pas ce qu’on a entendu lors du référendum de 1992 – le « Non » était le fait des « non éduqués » ?  N’est-ce pas ce qu’on entend dans les commentaires condescendants qui glosent sur la fracture entre les métropoles (forcément plus « éclairées » – l’alliance entre clientélisme social et idéologie bobo y est en effet lumineuse) et les « périphéries ».

Ce vote de travers, ce vote contre-nature, ce vote « populiste » serait dû à une disposition psychique mal diagnostiquée et à un manque d’empathie de la part des élites. Ces bonnes fées ne se penchent pas assez sur le berceau de l’enfant qu’elles devraient câliner en faisant davantage de « pédagogie ». Les menaces (« on va vers la guerre civile si tu continues à mal voter ») et les leçons de morale (« tu n’as pas honte de voter pour la coulée brune ? ») ne fonctionnent plus.

Comme si le peuple français manquait de discernement et d’expérience politique.

Mais il y a des solutions. Un petit coup d’écologie, un petit coup de féminisme, une couche de vernis décentralisateur (il faut que ça sente le neuf !). Soyons inventifs, un peu d’audace dans nos futures alliances, un peu d’esprit d’innovation sociétal dans l’air du temps et ça ira mieux : la bête électorale va se calmer, revenir sagement et religieusement au bercail ?

Un tel mépris et une telle ignorance me semblent caractériser l’entêtement aveugle dans une politique que « la gauche » encourage depuis des décennies – quand elle ne la mène pas elle-même à grands renforts de privatisations et de démantèlement des services publics. Les choses ont donc suivi leur cours : après la gauche caviar, la gauche Terra Nova fait maintenant place à la gauche Médine (admirons le progrès), avec l’aide des rituelles opérations « castor » (on pourrait dire aussi « agitation de trouillomètre ») à répétition. On « fait barrage » tous les 4-5 ans et on poursuit la même politique. On continue à laisser tomber dans le caniveau les objets républicains – souveraineté nationale, laïcité, sécurité, universalisme, école publique exigeante fondée sur l’instruction, maillage de services publics forts sur tout le territoire… Le RN n’a plus qu’à les ramasser pour les accommoder à sa sauce. En outre, le tour de passe-passe produit une entourloupe surnuméraire : la performance négative devient autoréalisatrice. Il n’y a plus qu’à dire que les objets que je viens d’énumérer, non seulement sont ringards et sentent le caniveau, mais qu’ils caractérisent les politiques « populistes d’extrême droite » : la preuve, c’est que le RN les propose !

Ces objets, il ne fallait pas les abandonner, il fallait les cultiver, les travailler, les porter à leur maximum d’intensité pour ne jamais renoncer à faire de la France un modèle politique et social, un lieu où chacun est traité à l’égal de tout autre comme une singularité et non assigné à une appartenance, un lieu d’excellence. Les « barrages » vertueux, jusqu’à présent, n’ont fait que différer ce travail gigantesque, quand ils ne lui ont pas fait obstacle en le chargeant de leurs décombres. Un grand chantier républicain pourra-t-il enfin s’installer et déblayer ce champ de ruines ?

1 – L’article d’Arnaud Gonzague publié le 28 juin dans Le Nouvel Obs est un bon exemple de cette pseudo critique des politiques qui se sont succédé depuis des décennies. Sous couvert d’une lecture du livre de Marc Bloch, L’Etrange défaite, il réduit un mouvement politique à des questions d’humeur https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20240628.OBS90367/lire-l-etrange-defaite-de-marc-bloch-et-croire-a-la-victoire.html

Sus à l’extrême (droite)

Placé ironiquement du point de vue des « assiégés » par les « extrêmes », le texte de Samuël Tomei analyse impitoyablement l’état d’esprit de bien des militants, et surtout des responsables, prétendument républicains. En se faisant pendant des décennies les complices des pires ennemis de la République, après avoir laissé détruire –  entre autres – le patriotisme universaliste, la laïcité, l’école républicaine, l’ordre public, l’intégration, les services publics, « nous » voilà, chevaliers du camp du bien, réduits à brandir une tenaille identitaire faussement équilibrée et, à coups d’idées floues et de dénis, à peindre l’ennemi sous les traits que nous voulons qu’il ait.

Le réflexe obsidional s’impose : la République est en danger, défendons-la. Nous sommes tous (toutes et tous, puisque progressistes), bien sûr, contre l’extrémisme (surtout celui de droite), contre le populisme, contre les identitaires de toute sorte, et nous sommes toutes et tous les chevalières et les chevaliers d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ! Mais il nous faut remplir trois conditions : ne jamais définir les termes, combattre la « tenaille identitaire » et avancer que l’ennemi, qui doit ressembler à son portrait-robot, pratique la taqiya.

Ne jamais définir les termes

L’extrémisme, si l’on en croit Pierre-André Taguieff, cumule trois éléments : la légitimation de la violence comme méthode de résolution des problèmes politiques ; l’intolérance et le sectarisme ; le fanatisme impliquant l’intransigeantisme, le manichéisme et le jusqu’au-boutisme, qui supposent qu’on place la défense de la Cause au-dessus de tout1. Christophe Bourseiller considère que « l’extrémiste se veut au-dessus des lois. Il rejette la société présente et ne reconnaît aucune des institutions. Il dénonce en vrac la police, l’armée, la justice, le système fiscal2… ». Examiner quel parti ou quel groupe à l’Assemblée cumule le plus, aujourd’hui, ces critères conduirait-il à faire pencher la balance d’un côté plus que de l’autre, à détourner notre regard de celui qu’on a désigné comme l’ennemi principal ? On verra plus loin qu’il existe une parade. Pour l’heure, « pas une voix » pour telle extrême !

De même, prenons garde de définir le populisme. Entrer dans les détails conduirait à se demander si le phénomène de 2017, qui a conduit à l’Élysée le plus jeune des présidents de la République, ne relèverait pas d’une sorte de populisme : rejet des élites en place (dont pourtant on provient…), appel direct au peuple, promesse d’un peu tout révolutionner, dépassement du clivage droite-gauche, homme providentiel, etc. De plus, à lire les spécialistes de la question, on pense à Alexandre Dorna3, on verrait qu’il existe un populisme républicain dont l’archétype est Gambetta… On dénoncera donc sans précision la montée des populismes, surtout celui de droite, le national-populisme (pour évoquer dans l’inconscient de ses interlocuteurs le national-socialisme).

Commencer de donner un tant soit peu de contenu aux termes positifs est tout aussi périlleux. Prenons chacun des quatre principes qui définissent – constitutionnellement – la République : à les articuler, on se rend compte à quel point, depuis une soixantaine d’années, nous, républicains, nous qui votons pour la gauche ou la droite de gouvernement, les avons, avec ces dernières, trahis, et à quel point nous persistons. Nous avons laissé, au nom du « droit à la différence », le virus du différentialisme miner l’indivisibilité, l’hystérie identitaire et l’hétéronomie affouiller la laïcité – qui est conjugaison, on ne le rappellera jamais assez, de la souveraineté de l’individu et de la souveraineté nationale –, la technocratie dégrader la démocratie, et la logique néo-libérale dévorer la politique sociale (variante : nous avons troqué le social pour le sociétal)4. Nous avons par ailleurs laissé pulvériser le cœur battant de la République : un système d’enseignement censé former non des agents économiques employables mais des citoyens critiques d’une République indéfiniment perfectible5. Bref, nous devons nous aveugler et aveugler les autres sur le fait que nous fûmes, bon gré mal gré, pendant ces soixante dernières années, complices des pires ennemis de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale – qui doit toutefois demeurer notre mantra puisque c’est sur elle que nous avons fondé notre légitimité. Il n’est pas jusqu’à l’universalisme que nous devons prôner avec autant de force que de flou.

Rester vague, donc, tout en donnant l’impression qu’on a théorisé le danger.

Combattre la « tenaille identitaire »

Belle trouvaille à cet égard que la « tenaille identitaire » ! Car même si, historiquement (« Bloc des gauches », « Union de la gauche », « gauche plurielle », « Nouveau Front populaire » – on notera au passage la dégradation), c’est l’extrême droite qui nous effraie le plus, la théorie de la tenaille permet de répondre à ceux qui voudraient nous montrer que le danger est aujourd’hui du côté gauche, de renvoyer dos à dos les « extrêmes », de trancher du sage et de prendre la posture du résistant, cela sans le moindre effort – et tant pis si c’est tacher la mémoire des vrais Résistants, ceux qui ont risqué leur vie, car on ne risque pas la sienne à transpercer des ennemis fantomatiques. Cette théorie fut conçue et le plus ardemment défendue par le Printemps républicain, moins pour donner sens à la réalité que pour s’insérer dans le jeu macronien : je lutte en même temps contre les identitaires de gauche et contre les identitaires de droite, au nom de l’universalisme républicain. Les élections législatives de 2022 ont sanctionné l’échec de la stratégie partisane du Printemps républicain, resté hors-jeu par décision olympienne, malgré le silence de ce mouvement sur deux points essentiels pour tout républicain, mais ici susceptibles de faire obstacle au grand mouvement devant nous mener à la fusion euro-atlantiste néo-libérale promise : la souveraineté nationale et l’école républicaine.

Reste que cette idée de tenaille a survécu et il convient aux chevaliers et aux chevalières du Bien de s’y tenir – encore une fois, pour échapper à l’accusation de déni du danger provenant de la gauche de la gauche. Le secret de son efficacité est de faire croire que les deux mâchoires sont sinon symétriques, du moins d’égale intensité – sinon ce n’est plus une tenaille – et donc que, non en soi (ce que nous admettrons tous) mais dans les faits, l’identitarisme de gauche se montre aussi dangereux pour les Lumières que l’identitarisme de droite. Pour l’identitarisme côté gauche on dénoncera l’islamismo-gauchisme et, pour ne pas être soupçonné de complaisance avec la droite de la droite, on ajoutera systématiquement qu’on la combat avec la même force ; cela, même si c’est l’islamisme qui, par les attentats terroristes qu’il a perpétrés, a causé la mort de centaines de personnes en France ; même si c’est lui qui est la source de l’antisémitisme à cause duquel les Français juifs et plus généralement les juifs vivant en France ne se sentent plus en sécurité.

Le fantasme est la réalité et donc l’ennemi pratique la taqiya

Quand on objectera que, selon d’avisés politologues6, l’extrême droite, celle, par exemple, définie dans le décret de dissolution de l’association Civitas7, ne représente en France que quelques milliers de personnes, lesquelles ne se reconnaissent en rien dans un leader qui a poussé la provocation jusqu’à dîner avec des francs-maçons8, quand on aura voulu nous démontrer par A plus B que tous les partis évoluent, que ceux contre lesquels on nous enjoint de « faire digue », la gauche castor ne devant pas mourir, n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient au moment de leur fondation, reste l’argument ultime. Ce parti dont certains croient qu’il a changé, qu’il a rompu avec les anciens dignitaires antisémites, identitaires, cathos-tradis, nostalgiques des régimes autoritaires du XXe siècle, avec les pourfendeurs de la Révolution française et de ses principes, avec son antigaullisme viscéral, parti qui aurait rompu, malgré quelques scories amenées à disparaître, avec son passé, nous ment : il pratique la taqiya – il simule et dissimule, il a un agenda secret. Il faut donc, quitte à transgresser nos principes, passer de la police de la pensée à la police des intentions cachées. Nous répondrons en effet d’un air pénétré : « Oui, certes, mais chassez le naturel… ».

Si votre interlocuteur insiste sur son combat contre l’antisémitisme, vous pourriez certes toujours avancer que l’extrême droite a remplacé les juifs par les musulmans, mais cet artifice est celui de l’extrême gauche contre laquelle vous êtes aussi censé lutter (vous êtes en effet coincés par la tenaille identitaire)… Pour en revenir à nos bruns moutons, vous soutiendrez qu’une « armée de réserve » (elle compterait « plusieurs milliers de militants néo-fascistes » en Europe) « attend l’accession au pouvoir du Rassemblement national pour passer à l’action9 ». Mais les mauvais esprits sont tenaces qui chercheront à vous pousser dans vos retranchements : avant l’accession au pouvoir à Rome de la (forcément) « néo-fasciste » Giorgia Meloni, ne promettiez-vous pas huile de ricin à profusion, retour du manganello10, raids sanglants perpétrés par l’armée de réserve de milices néo-fascistes et répression de la franc-maçonnerie11 ? Sans oublier le torpillage de l’Union européenne. Or la dictatrice, in fine, se distingue-t-elle vraiment, dans sa pratique du pouvoir, d’un dirigeant démocrate-chrétien des années 1980 ? Elle a certes pratiqué la simulation et la dissimulation avant d’exercer le pouvoir mais c’était pour devenir désespérément légaliste, atlantiste et européiste… Ses alliances européennes, précisément ? On pourra toujours essayer d’inquiéter avec l’internationale noire (en passant donc sous silence le fait que les extrêmes droites ne sont finalement pas en position de force au sein du Parlement européen).

Il faut à tout prix que l’ennemi ait les traits que nous voulons qu’il ait car, nous étant dépouillés de tout ce qui faisait notre force – les principes républicains – nous nous retrouverions bien nus en face d’un mouvement qui ne serait plus anti-républicain et qui serait même devenu pas moins républicain que nous… Mais espérons : viendra bien enfin le jour où il enfilera sa chemise noire !

Conclusion : l’impossibilité de faire autrement

L’avenir est ouvert et rien ne dit que la tenaille identitaire ne sera pas un jour réalité : peut-être les identitaires de droite deviendront-ils aussi puissants que ceux de gauche – mais il y a de la marge pour que le cauchemar devienne réalité tant l’idéologie wokiste – diversitaire, anti-humaniste et anti-universaliste –, s’est répandue, vite et fort, dans les milieux culturels et intellectuels (l’enseignement supérieur en est désormais le foyer12). On peut interpréter de plusieurs manières l’obsession d’une extrême droite fossilisée, ce refus de voir que le danger pour les principes républicains vient d’ailleurs, cette pathétique manie de rejouer les années 1930 – comme si la bête immonde reproduisait des monstres identiques à eux-mêmes ! Il y a d’abord la paresse : trouver de nouveaux outils d’analyse pour appréhender des phénomènes nouveaux coûte. Il y a ensuite cette terrible hypothèse : que le parti ennemi passe d’un républicanisme de pure opportunité, il occupe le créneau que nous avons abandonné, à un républicanisme de conviction…, qu’il finisse par admettre que le pays a vraiment besoin d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, d’un patriotisme universaliste, d’un système d’enseignement fondé sur l’excellence, le mérite, besoin qu’on redonne sens aux mots peuple, nation, souveraineté nationale, intégration, assimilation, service public, ordre public… Qui dit en effet qu’un jour, pour l’ennemi, la reconnaissance de ce besoin ne se réduira plus, comme pour nous désormais, à un plan com’ ? Rien du tout ici d’un appel au vote mais tout d’un appel pressant à l’esprit (auto)critique, à la nécessité péguyste de « voir ce qu’on voit » et d’en tirer les conséquences.

Notes

1 – Pierre-André Taguieff, Qui est l’extrémiste ?, Intervalles, Paris, 2022, p. 160.

2 – Christophe Bourseiller, La France en colères, Paris, Cerf, 2024, p. 14.

3 – Alexandre Dorna, Le leader charismatique, Desclée de Brower, Paris, 1998 ; Le populisme, Paris, PUF (QSJ ?), 1999 ; Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?, Paris, Bréal, 2012.

4 – Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Verdier, 2009 (1984).

6 – « Ceci étant, la mouvance d’ultra-droite reste réduite à 3 000 individus environ, elle progresse très peu sur la longue durée. Et ni le RN ni Reconquête ! n’ont intérêt à se diaboliser en accueillant en leur sein des radicaux qui, d’ailleurs, les trouvent trop prudents. » Jean-Yves Camus, Le Figaro Vox, 28 novembre 2023 ; « Ainsi, la France insoumise n’est pas à proprement parler un mouvement d’extrême gauche, puisqu’elle agit dans un cadre légal et souhaite parvenir à la magistrature suprême par la voie électorale », note Christophe Bourseiller (op. cit., p. 81-82) qui établit le même constat pour le RN puisque postulant que « l’extrémiste lutte pour un changement radical de société et veut y parvenir par la violence » (p. 161.)

8 – « Bardella chez les francs-maçons ! La Grande Loge nationale de France [sic] a reçu le patron du RN pour un déjeuner très select. Au menu : immigration, insécurité… mais pas un mot sur Le Pen père et sur le FN qui voulaient la disparition des francs-macs… » (Tweet du Canard enchaîné du 21 février 2024)

9 – Renaud Dély, L’assiégé – Dans la tête de Dominique Venner, le gourou caché de l’extrême droite, JC Lattès, 2024, p. 236. Cette excellente biographie romancée (« Dans la tête de… »), instructive et bien menée, de cette figure archétypale de l’extrême droite, montre de fait à quel point le RN de 2024 n’est pas, idéologiquement, d’extrême droite…

10 – Matraque, bâton.

11 – Samuël Tomei, « L’extrême droite en Italie, quelles conséquences pour les francs-maçons », entretien paru sur le site Hiram.be, 28 septembre 2022 (https://www.hiram.be/lextreme-droite-en-italie-quelle-consequence-pour-les-francs-macons/).

12 – Voir « L’université à la renverse », dossier, Humanisme, n° 329, Décembre 2020.

La gauche s’unit contre tout ce qui la constituait (par Guy Konopnicki)

Guy Konopnicki a publié le 12 juin sur sa page Facebook1 ce magnifique et très lucide texte au sujet du soi-disant « Nouveau Front Populaire », dominé par LFI, qui va présenter des candidats aux élections législatives 2024. Il rappelle fortement les grandes lignes politiques du Front populaire de 1935 – « le vrai ». A contrario il montre comment la gauche aujourd’hui « s’unit […] contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique » et, par ses rejets sectaires, barre la route à la constitution pourtant nécessaire d’une majorité de redressement républicain.
Je m’empresse de le reprendre ci-dessous en remerciant l’auteur pour son aimable autorisation et en m’associant à son analyse et à son appel.

La gauche se prétend Front Populaire, alors même que le peuple- les ouvriers, les artisans et les paysans- a massivement voté pour le Rassemblement National. On ne saurait combattre l’extrême-droite en niant cette réalité. Les raisons de ce vote sont connues, les travailleurs des villes et des campagnes, qui cotisent et payent leurs impôts, sont en situation d’insécurité, sur le plan social et dans leur vie quotidienne.

Il faut être aveugle pour croire qu’une alliance dominée par LFI les arrachera à l’extrême-droite. LFI a encouragé tous les désordres, jusqu’à soutenir, il y a un an, les jeunes pillards des banlieues, dont nul n’ignore qu’ils ont cessé immédiatement leur mouvement sur l’ordre des trafiquants qui tiennent l’économie parallèle des cités. Les travailleurs des centres commerciaux, qui avaient perdu des journées de travail, pouvaient bien balayer. Par la suite, LFI n’a cessé de donner l’exemple du désordre, à l’Assemblée Nationale, avant de mener une campagne centrée sur Gaza. Chaque image des manifestations et blocages de facs ou de lycée fait voter RN. Au soir des élections européennes et le lendemain, devant la réunion des « gauches », les manifs ont recommencé. On y voyait toutes sortes de drapeaux, mais pas un seul drapeau tricolore. Le Front Populaire, le vrai, a commencé par le serment du 14 juillet 1935, sur la place de la Bastille et il a triomphé sous les couleurs de la France. Les communistes, les socialistes, les radicaux ainsi que la CGT réunifiée de 1935-36 avaient décidé de ne pas laisser la nation et ses symboles aux fascistes. Le 14 juillet 1935, tous chantaient ensemble la Marseillaise.

Or la seconde raison du vote RN, c’est la peur de voir la France affaiblie par la mondialisation et rongée de l’intérieur par le communautarisme. La gauche oublie, quand elle ne la renie pas, sa réponse historique, qui est l’intégration de tous par la laïcité de la République. LFI a ouvertement joué avec le séparatisme, en faisant campagne sur Gaza, pour engranger les voix des quartiers islamisés. Les « dérapages » antisémites de Mélenchon et de ses séides visaient cet électorat.

La gauche s’unit donc contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique… Pis ! Elle part au combat en amalgamant le centre et la droite républicaine à l’extrême-droite, interdisant la constitution d’une majorité de redressement républicain.

La seule alternative au RN serait pourtant un rassemblement dans l’esprit des gouvernements de la Libération, où les communistes, les socialistes, le MRP et les gaullistes travaillèrent ensemble au relèvement de la France. Pour justifier le prétendu Front Populaire, on ose citer Aragon : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat »… Ce poème2 est dédié à deux patriotes fusillés par les nazis, Gabriel Péri, député communiste, et le capitaine Honoré D’Estienne d’Orves, aristocrate, passé de l’Action française au catholicisme social. Nous sommes fort loin du sectarisme de notre prétendue gauche.

Ce n’est pas avec un front rétréci que nous répondrons à l’urgence de rétablir la confiance entre les Français et la République. Ni avec de petits bricolages politiques conçus dans les salons de l’Élysée. J’attends, j’espère, un appel fort de personnalités politiques, venues de la gauche, du centre et de la droite républicaine, décidées ensemble à rétablir une République qui répond aux attentes des citoyens.

Notes

1 – Lien vers la publication d’origine. Relayée par l’auteur sur X  et sur Instagram. Guy Konopnicki est écrivain, voir la notice Babelio avec bibliographie https://www.babelio.com/auteur/Guy-Konopnicki/24633 .