Gwénaële Calvès1 analyse une lettre adressée par François Héran aux professeurs d’histoire-géographie. Publiée dans La Vie des idées2, cette lettre explique comment organiser un cours consacré à la liberté d’expression. Examinant les propositions de l’auteur, Gwénaële Calvès montre qu’elles reposent sur une double confusion « à laquelle il est à peine croyable qu’un tel auteur ait pu céder ».
Dans une lettre aux professeurs d’histoire-géographie récemment publiée par La Vie des idées2b, François Héran explique aux professeurs de collèges et lycées la manière dont il convient d’organiser un cours d’enseignement moral et civique (EMC) consacré à la liberté d’expression.
Il fixe à ses collègues de l’enseignement secondaire un cap qui les entraîne d’emblée très loin des programmes de l’Éducation nationale (et donc de leurs missions), puisqu’il leur demande de « défendre les valeurs républicaines sans nous isoler du reste du monde ». À cette fin, il leur propose une feuille de route où se dessinent deux parcours pédagogiques. Le premier amènerait les élèves à comprendre que l’exercice de la liberté d’expression, en France, doit « respecter toutes les croyances ». Le second leur montrerait que la liberté d’expression est dénuée d’ancrage dans la tradition juridique républicaine, car il s’agit d’un emprunt tardif au monde « anglo-saxon ».
Chacun des deux parcours conseillés par François Héran mène droit à une impasse. Leur tracé résulte en effet, dans l’un et l’autre cas, d’une grave confusion, à laquelle il est à peine croyable qu’un tel auteur ait pu céder.
D’un prétendu droit au respect des croyances religieuses
Confusion, d’abord, entre le droit positif et le droit rêvé par François Héran. Pour le dire tout net : il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses3. Il est bien sûr loisible à chacun de prôner la consécration d’un tel droit, qui viendrait limiter — à l’instar par exemple du droit au respect de la vie privée — divers usages de la liberté d’expression. Mais il est impossible d’affirmer, devant des élèves, que ce droit est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité.
« Liberté d’expression » : le mot et la chose
Confusion, ensuite, entre le mot et la chose. Selon François Héran, le fait que des textes constitutionnels ne mentionnent pas, expressis verbis, la « liberté d’expression », signifie qu’ils s’abstiennent de la protéger. C’est ce qui l’amène à soutenir, contre toute évidence historique, que le combat pour la liberté d’expression est, en France, une idée neuve4. Son raisonnement semble pouvoir être reconstitué de la façon suivante. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a proclamé que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (article 10), et elle a affirmé que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (article 11). Or selon François Héran, manifester ses opinions, ce n’est pas les exprimer, puisque les bases de données qu’il a pu consulter témoignent d’un usage rarissime, jusqu’au milieu du XXe siècle, du groupe de mots « liberté d’expression ». Pour la même raison, communiquer ses pensées à autrui, parler, écrire, imprimer librement, ce n’est pas vraiment faire usage de sa liberté d’expression, car l’expression « freedom of expression », explique l’auteur, n’a été « traduite en français » qu’en… 1950 ! Sous une plume aussi érudite que celle de François Héran, un tel argument est proprement ahurissant.
Dans la même veine littéraliste d’un primat du mot sur la chose, l’auteur « déduit » du titre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qu’elle « porte sur la liberté de la presse ». Elle régit en réalité, comme chacun sait — notamment les élèves qui ont suivi un cours d’EMC —, la quasi-totalité des usages publics de la liberté d’expression. Une caricature publiée dans Charlie Hebdo, mais aussi un tweet, un graffiti, un message sur Facebook, le collage d’une affiche…
Tels sont les objets qu’un cours sur la liberté d’expression pourrait choisir de soumettre à la réflexion des élèves. Ce cours doit porter, non pas sur la formule « liberté d’expression », mais bien sur la liberté d’expression elle-même : ses fondements, sa philosophie, ses composantes, ses limites, son régime juridique, en France ou dans d’autres pays.
Quels textes pour enseigner la liberté d’expression ?
Un cours, comme le rappelle François Héran, doit être nourri par l’étude de textes. « Retour aux textes », tel est son mot d’ordre. Mais dans une bibliothèque dont les premiers rayons remontent — au moins — aux Encyclopédistes, comment choisir ? Sans s’expliquer sur cette priorité, l’auteur conseille de « faire découvrir aux élèves des textes “ républicains ” restés un peu dans l’ombre ces derniers temps ». Il recommande tout particulièrement la célèbre lettre que Jules Ferry a adressée aux instituteurs, le 17 novembre 1883, dans le contexte d’un rejet massif, par la hiérarchie catholique, des programmes désormais a-religieux de l’école publique. L’invocation de ce texte de circonstance, dans la lecture résolument anachronique qu’en propose (à des professeurs d’histoire !) François Héran, permettrait — selon lui — aux parents d’élèves de s’opposer à des enseignements « outrageants » pour leurs croyances. Il est pourtant bien certain qu’aucun tribunal n’a jamais accueilli les recours formés par des familles à l’encontre de tel ou tel aspect des programmes : programmes, au début du XXe siècle, d’histoire, de morale et de français, programme de biologie ou d’éducation civique à partir des années 1980, programmes relatifs à la lutte contre les discriminations, depuis quelques années.
On ne comprend pas, surtout, le parti pris de l’auteur, qui consiste à centrer l’étude de la liberté d’expression sur la parole de l’État : contenu des programmes, obligations des agents. Outre la lettre de Jules Ferry, l’autre texte que François Héran suggère d’étudier concerne, lui aussi, les pouvoirs publics, et les pouvoirs publics exclusivement. Il s’agit de la disposition constitutionnelle qui énonce que « La République respecte toutes les croyances ». Introduite à la veille du référendum de 1958 pour rassurer l’électorat catholique, cette disposition, totalement marginale dans la construction laïque et dénuée de tout rapport avec la liberté d’expression, invite l’État à ne pas s’immiscer dans les questions religieuses. Elle ne signifie en aucun cas que « toutes les religions méritent le respect ». Elle impose simplement à l’État et à ses agents de s’abstenir de tout jugement sur la valeur de telle ou telle croyance, dès lors que son expression ne contrevient pas à l’ordre public. Quant aux citoyens, ils sont bien sûr libres de critiquer à leur guise, y compris en des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier. L’élève qui aura suivi un cours inspiré par les conseils de François Héran n’aura pas appris cela, ce qui est hautement regrettable.
Mieux vaudrait, selon nous, donner la priorité à des textes qui invitent les élèves à saisir l’importance de la liberté d’expression, avant de leur proposer une réflexion sur les restrictions diverses et variées5 qui encadrent, dans tous les pays du monde, son exercice.
Quelles références au droit ?
Les enseignants chargés des cours d’EMC, qui sont souvent — mais pas exclusivement — des historiens ou des géographes, sont amenés à mobiliser un certain nombre de textes juridiques. Leur formation initiale ne les a pas préparés à cet exercice, qu’ils parviennent toutefois aisément à maîtriser, en se reportant aux nombreuses ressources pédagogiques élaborées par les institutions publiques, et en appliquant les règles de méthode qu’ils mettent habituellement en œuvre dans leur propre discipline.
Il est fondamental qu’ils s’en remettent, ici, à leur jugement, tout en se réservant la possibilité de solliciter, le cas échéant, l’éclairage de juristes. De juristes, c’est-à-dire de gens dont le métier est de produire ou d’étudier le droit. De juristes, plutôt que de sociologues, de politistes, d’historiens, ou, comme dans le cas qui nous occupe, de démographes. Que connaît François Héran au droit de la liberté d’expression ? Rien. Dans une première version de sa lettre aux professeurs d’histoire-géographie, il leur avait doctement expliqué que « la liberté d’expression est une notion encore absente » de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Un professeur de collège ou lycée, qu’on imagine interloqué par une telle affirmation, s’est permis de signaler à l’éminent auteur que l’article 19 de la Déclaration, dont le rayonnement international est incontesté, énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression ». Dont acte : la lettre de François Héran aux professeurs d’histoire-géographie, mise en ligne le 30 octobre dernier, a été modifiée deux jours plus tard sur le site de La Vie des Idées6. Mais des versions fautives circulent sans doute très largement, et la version révisée est appelée à accueillir de nouveaux errata, par exemple lorsque l’auteur devra admettre que sa présentation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, loin de reposer sur des « données avérées », est complètement fantaisiste. « Pour la Cour européenne des droits de l’homme », écrit le démographe, « toute parole ou image, même offensante, alimente le débat public et, donc, sert la démocratie ». Il est pourtant si facile de savoir que c’est faux… 7
Samuel Paty
François Héran a découvert, à l’occasion de l’assassinat de Samuel Paty, un des dessins de presse dont l’étude, en classe, a valu à notre collègue d’être condamné à mort. La découverte a dû s’opérer sur internet : seul derrière son ordinateur, François Héran a été confronté, en 2020, à un dessin publié en 2012 dans un numéro de Charlie Hebdo. De l’environnement immédiat du dessin (rubrique où il figure, textes et caricatures qui le précèdent et le suivent, thème du numéro), il ignore manifestement tout. Il ne connaît pas davantage l’actualité — cinématographique, en l’occurrence — que le dessin entendait commenter. Sans disposer du moindre outil nécessaire à la compréhension de ce qu’il voit sur son écran, il décide que le dessin « visait l’islam tout court », et affirme que cette caricature « est nulle, réduite à sa fonction la plus dégradante, sans dimension artistique, humoristique ou politique ».
On voit là les ravages de la révolution contemporaine des modes de communication, qui a profondément déstabilisé la notion même de situation discursive, dont dépend toute production de sens (qui parle, où, quand, à qui, avec quels codes ?). Coupés de cet ancrage, les énoncés totalement décontextualisés qui circulent sur la toile ou les réseaux sociaux ne peuvent pas être compris. S’impose alors une lecture au premier degré, et son terrible cortège — désormais meurtrier — de contresens.
Faut-il s’y résigner ? Face à la vive dénonciation, par un grand savant comme François Héran, du support pédagogique choisi par Samuel Paty, nous nous sentons trahis, mais nous ne perdrons pas courage. Nous continuerons à œuvrer, patiemment, pour que nos élèves apprennent à déchiffrer, analyser, mettre en perspective, apprécier ou critiquer toutes les caricatures, d’hier et d’aujourd’hui.
Notes
1 – Professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, elle est notamment l’auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.
2 – François Héran, « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », La Vie des idées, 30 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geographie.html
2b – [NdE] Voir la référence à la note précédente.
3 – Pour une synthèse, on se permet de renvoyer à G. Calvès, « Sur un prétendu droit au respect des croyances religieuses», in A. Barb et D. Lacorne (dir.), Les politiques du blasphème : une perspective comparée, éd. Karthala, 2018, pp. 77-93.
4 – La même remarque vaudrait pour les États-Unis, où l’expression « free speech » l’emporte très largement, dans la langue des juristes comme dans la langue commune, sur la locution « freedom of expression ».
5 – Voir Calvès Gwénaële, « La liberté d’expression n’est pas la liberté de dire n’importe quoi », Constructif, 2020/2 (N° 56), p. 54-57. URL : https://www.cairn.info/revue-constructif-2020-2-page-54.htm
6 – Modification signalée – contrairement à d’autres ajouts et suppressions ultérieurs – sur le site La Vie des Idées par une note datée du 1er novembre.
7 – Voir G. Calvès « Avec l’affaire Mila, un vent mauvais s’abat sur la liberté d’expression », Le Monde, 4 février 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/04/gwenaele-calves-avec-l-affaire-mila-un-vent-mauvais-s-abat-sur-la-liberte-d-expression_6028318_3232.html