Jean-François Robinet1 a lu le volume de 773 pages Éric Weil. Philosopher avec Critique (Paris, Vrin, 2024) où sont publiés, annotés et présentés par les soins de Patrice Canivez, Gilbert Kirscher et Sylvie Patron les 157 articles et notes qu’Éric Weil a écrits pour la revue Critique entre 1946 et 1971. Les lecteurs d’Éric Weil y trouveront un complément utile pour l’approfondissement de sa philosophie ; ceux qui ne le connaissent pas y trouveront des jugements éclairés sur les moments décisifs de l’histoire.
Les articles de Critique au sein de l’œuvre d’Éric Weil
L’œuvre d’Éric Weil se déploie sur trois plans d’écriture. Le premier plan est celui du système. Dans la Logique de la philosophie (1950) Éric Weil recense toutes les philosophies produites au cours de l’histoire en les ramenant à leur noyau essentiel et irréductible, ce qu’il appelle une « catégorie » (philosophique). Et il ordonne les catégories en fonction de leur rapport à la raison et à la violence. Il prolonge et complète la Logique dans deux domaines qui ont rapport à l’action : Philosophie politique (1956) et Philosophie morale (1961). Par système il ne faut pas entendre l’affirmation exclusive d’un dogmatisme assuré de lui-même, mais la réalisation d’une cohérence conceptuelle soucieuse de la totalité envisagée. Mais Éric Weil (à la différence de Jean-Paul Sartre) ne donne guère d’illustrations des concepts développés.
Le deuxième plan d’écriture est constitué par des études sur des thèmes particuliers : la dialectique, le droit, la civilisation moderne, la nature, la réalité, ce qui fait l’objet des Essais et conférences I, II, III, et des études sur des auteurs, particulièrement Aristote, Kant et Hegel.
Philosopher avec Critique représente un troisième plan d’écriture, la recension et le compte rendu de livres qui paraissent entre 1946 et 1970. Éric Weil juge les publications de son temps en s’inscrivant dans une démarche qui lui est spécifique, celle du dialogue, comme le dit si bien Patrice Canivez dans l’introduction du livre. Ces articles donnent une illustration bien utile des concepts et des catégories développés dans le système. Signalons que certains articles substantiels de Critique sont déjà parus dans le volume II d’Essais et conférences.
La revue Critique, qui a pour sous-titre « Revue générale des publications françaises et étrangères », est fondée par Georges Bataille en 19452. Elle s’inscrit dans un espace de revues où figurent Esprit, fondé par Emmanuel Mounier et Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre. Georges Bataille demande à Éric Weil de l’aider. Éric Weil entre au comité de rédaction et il prend très rapidement une place importante. Nous savons que Georges Bataille et Éric Weil n’ont pas la même personnalité, ni les mêmes goûts. Georges Bataille est un fervent lecteur du marquis de Sade. Éric Weil préfère lire les poèmes de Goethe ! Cependant ils vont s’entendre pour travailler ensemble à la réussite de la revue. Ce qu’explique très bien Sylvie Patron dans sa présentation du livre3. Éric Weil apporte ses capacités linguistiques, son jugement éclairé et sa culture encyclopédique. Il suffit pour en mesurer l’étendue de visiter la bibliothèque qu’il a léguée à l’université de Lille 3.
De quoi parle Éric Weil dans ses articles ? De l’histoire dans sa plus grande actualité : l’histoire de la guerre et du nazisme (questions allemandes I, II, III), l’histoire de l’Europe avec la dualité entre l’Est et l’Ouest, le rôle des grands hommes au XXe siècle. Il parle aussi de certaines évolutions historiques qui donnent à penser : les origines du nationalisme, l’indépendance de la presse, la révolution au Royaume-Uni, l’Autriche-Hongrie. Il parle aussi d’auteurs, mais toujours dans la perspective de leur rapport à l’histoire, ainsi Berkeley, Pierre Bayle, John Law, Jean-Jacques Rousseau, Jacob Burckhardt. Et il donne des jugements qui nous permettent de comprendre ce qui constitue selon lui le sens de l’histoire.
Jugements sur l’actualité
L’Allemagne
Les premiers articles (1946-48) portent majoritairement sur l’Allemagne et sur la guerre, son passé et sa situation actuelle. Éric Weil donne une appréciation positive du livre d’Edmond Vermeil, Essai sur l’Allemagne. Essai d’explication, paru en 1945. Edmond Vermeil a compris sur quoi se fonde la « réussite » d’Hitler. Ce qu’Éric Weil résume ainsi : « La force de Hitler venait précisément de ce qu’il n’avait pas d’idée politique ; avec lui ‘ce n’est pas une doctrine qui triomphait, mais l’accouplement monstrueux de deux forces, celle l’Argent et celle de la fureur populaire ‘. (p. 331) Que résulta-t-il de ce triomphe ? L’action pour l’action, l’action à l’état pur. La doctrine est là pour donner un contenu à la masse, elle ne lie pas les chefs, qui ne sont liés par rien. La caste dirigeante de l’ancien régime a fait un marché de dupes. Maintenant c’est la race, consciente dans le Führer, qui agit sur la race inconsciente incarnée dans le peuple. La puissance brutale a trouvé son excuse idéologique » (p. 112). Edmond Vermeil explique la réussite d’Hitler plus profondément par le caractère allemand. L’Allemand a été faible dans son histoire. Il trouve dans le nazisme l’occasion d’exprimer une violence refoulée. Dans l’analyse du livre Éric Weil retrouve d’une certaine manière le schéma qu’il développe dans la catégorie de l’œuvre : le refus de l’universel, la création, le mythe adressé à la masse.
Comment vivent les Allemands sous le nazisme ? Éric Weil recense le livre étonnant de Hans Bernd Givesius : Jusqu’à la fin amère (1946). C’est l’un des rares opposants à Hitler qui a survécu à l’attentat du 20 juillet 1944. Il décrit très bien l’atmosphère de défiance qui existe dans tous les compartiments du régime nazi. Il y a eu quelques rares résistants : le général Beck, l’archevêque Gröber. Les communistes ne peuvent rien faire, car ils ont été décimés. Les socialistes, quant à eux, décident d’attendre le débarquement des alliés à l’ouest. Quant à la masse, « elle ne pouvait apercevoir le prix dont elle payait cette amélioration ; elle était séduite par l’idée d’un socialisme national qui, en apparence, avait procédé à une distribution plus égale du revenu national, tandis qu’en vérité il avait versé des acomptes des autres nations, dans l’intérêt d’une ‘communauté populaire’ où tous seraient riches du travail des autres » (p. 177). La résistance ne pouvait venir que de l’armée. Après Stalingrad la défaite de l’Allemagne devient de plus en plus claire. Certains généraux arrivent à organiser un attentat. Mais ils restent dans le cadre de la grande Allemagne réalisée par Hitler. Que veulent les généraux ? « S’ils avaient réussi, écrit Éric Weil, nous nous serions trouvés devant l’Allemagne de Guillaume II. Ce qui détourne ces hommes du nazisme, ce n’est pas son caractère réactionnaire, non plus son militarisme, son impérialisme, son agressivité : tous ces caractères n’étaient pas visibles pour un homme come M. Givesius, parce qu’ils lui semblaient des qualités plutôt que des tares : Ne vient-il pas de la droite ? […]. Non ce qui le choque, c’est que le nazisme est ‘révolutionnaire’ » (p. 128).
Comment expliquer la tragédie allemande ? Éric Weil l’explique par l’apolitisme des Allemands. « Les couches dirigeantes allemandes n’ont pas été ‘civilisées’, c’est-à-dire qu’elles n’ont jamais été ni à la cour ni à la ville : elles ont vécu dans leurs propriétés rurales ou dans les casernes. Le citoyen n’a jamais demandé à l’État autre chose qu’une bonne administration et la tranquillité, jamais une place à la table du conseil : l’État était une affaire de spécialistes. » (p. 193).
Marxisme et communisme
Après la guerre l’Europe est partagée en deux. À l’Est l’URSS avec les pays annexés par Staline, à l’Ouest les pays qui se réclament de la démocratie libérale et qui se mettent sous la protection des États-Unis. La frontière entre les deux blocs passe au milieu de l’Allemagne et au milieu de Berlin. C’est l’époque de « la guerre froide ». Comment Éric Weil comprend-il le marxisme et le communisme ?
Il est remarquable qu’il critique toutes les réductions du marxisme. Dans son livre Vie et doctrine de Karl Marx (p. 157) André Vène accumule une série de contresens sur la doctrine marxiste. Il est certes difficile de parler de Marx, car pour les marxistes il est au-dessus de toute discussion et pour les autres il est l’objet d’une répulsion irrationnelle. André Vène se veut objectif, mais il ne se donne guère la peine de lire Marx pour comprendre sa position centrale. Pour Weil l’option de Marx est claire : « Une seule chose importe à Marx, et c’est la liberté de l’homme… Marx était révolutionnaire avant tout – avant d’être économiste, avant d’être organisateur, avant d’être homme politique. Il était révolutionnaire, parce qu’il ne voulait pas comprendre la liberté, mais la réaliser » (p. 160). Éric Weil cite longuement à l’appui le texte qui se trouve à la fin du volume III du Capital : « Le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure […] C’est au-delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale » (p. 161).
Éric Weil ne souscrit pas au communisme dogmatique, répandu à l’époque. Il suffit de lire l’article « Pourquoi s’est apaisée la révolte ouvrière anglaise au XIXe siècle ? » (p. 339). Il évoque d’abord la condition ouvrière anglaise dans les années 1830 – 1840 et le mouvement révolutionnaire du chartisme. Qu’est ce qui a fait évoluer la condition ouvrière anglaise au XIXe siècle ? Ce n’est pas essentiellement l’augmentation du niveau de vie. « L’homme peut être content dans toute forme de société et pratiquement en toutes circonstances objectives – à une condition : que son existence ait un sens pour lui, c’est-à-dire que la communauté lui procure ce dont il a besoin pour se sentir membre, au sens fort, de la communauté. » (p. 342). Et il précise « La révolution a cédé à l’évolution en Grande-Bretagne parce que la loi des pauvres a été transformée, parce que l’instruction a été rendue accessible (accessible à tous, elle ne l’est devenue que de notre temps), parce que des parcs et des terrains de sport ont été ouverts, parce que l’eau courante et les égouts et les cabinets et le ramassage des ordures sont devenus obligatoires, parce que les Églises et les sectes se sont tournées vers le peuple – mais surtout, avant tout, par-dessus tout, parce que la journée de travail a été limitée » (p. 344).
Les États-Unis
Éric Weil rend hommage à Franklin Roosevelt à travers les livres de Robert E. Sherwood et John Gunther (1951) (p. 507). Élu président des États-Unis en 1932, Roosevelt prend en charge une Amérique en crise financière, économique et sociale. Pour y remédier il met en place une nouvelle politique, le New Deal d’inspiration keynésienne. Il procède à une réforme fiscale en majorant les droits de succession et en établissant des surtaxes sur les hauts revenus. Il mène une politique de grands travaux qui permet de donner du travail aux chômeurs. Et il impose la médiation de l’État dans le heurt entre les groupes sociaux. « Il n’y a pas de doute, Roosevelt a transformé le monde en transformant les États-Unis et la démocratie sociale a pris la succession de la démocratie formelle » (p. 515).
L’on voit que les articles d’Eric Weil sur le marxisme et le communisme s’inscrivent dans le prolongement de la catégorie de l’action, que l’on pourrait résumer par la célèbre phrase de Marx : « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières : il importe maintenant de le transformer »4.
Les leçons de l’histoire
Il n’est pas possible de résumer l’ensemble des articles, même en se limitant aux plus importants. C’est pourquoi on se contentera de deux ensembles d’articles, qui nous permettront de mieux comprendre comment Éric Weil définit le sens de l’histoire : un ensemble consacré à la Révolution en Angleterre, ce qui donne l’exemple d’une réussite historique, et un ensemble consacré à la nation et au destin des nationalités en Autriche-Hongrie, ce qui donne l’exemple d’un échec politique.
Le Royaume-Uni
Éric Weil consacre plusieurs textes à l’histoire du Royaume-Uni : « des principes fondamentaux du parlementarisme anglais » (p. 319), « la Restauration des Stuarts et les historiens anglais » (p. 525), « Du puritanisme à l’âge de raison, La Révolution puritaine et le problème de la justice sociale » (p. 548). Le XVIIe siècle anglais connaît deux révolutions. Les Stuarts (Jacques Ier et Charles Ier) essaient de gouverner sans le parlement dans une perspective absolutiste. Ce qui aboutit en 1642 à la guerre civile opposant les Cavaliers royalistes aux troupes du parlement, dirigées par Cromwell. La restauration des Stuarts en 1660 avec Charles II, puis son fils Jacques II, conduit également à un échec. Jacques II doit s’enfuir et c’est Guillaume d’Orange, le stathouder de Hollande, qui est appelé pour être roi en souscrivant d’abord à une déclaration des droits en 1689 ! « La mémoire de la Grande Rébellion facilita le rôle de la Couronne ; mais vingt-cinq ans de restauration suffirent à estomper le souvenir et quand, lourdement, Jacques II entreprit d’enseigner aux Anglais les bonnes manières politiques de Versailles, un rien suffit pour faire crouler l’échafaudage. Ni la nouvelle bourgeoisie, riche du commerce maritime, ni l’aristocratie, solidement retranchée dans ses immenses propriétés, ne se laissèrent traiter en sujets. » (p. 528). À quoi s’ajoute la méfiance d’une grande partie des Anglais à l’égard du catholicisme. La révolution de 1688 instaure de manière définitive une monarchie libérale et parlementaire. Éric Weil juge les auteurs : « Ni Sir Charles Petrie ni M. Turner ne nous ont donné une vue du XVIIe siècle anglais : la raison profonde en est – nous croyons l’avoir montré – qu’ils ont préféré le regarder par le mauvais bout, à partir de 1688, non à partir de 1640, et par de mauvaises lunettes, celle des Stuarts, non celle de Whigs qui, quelles qu’aient été leurs intentions, quel qu’ait été leur degré de conscience, ont créé la Grande-Bretagne qui est et avec laquelle nous vivons » (p. 530).5
Le thème de la nation
Éric Weil consacre de nombreux articles au thème de la nation : « Politique et bonne volonté » (p. 99), « les origines du nationalisme » (p. 237), « Le problème de l’État multinational : l’Autriche-Hongrie » (p. 585)6, dans lequel il s’interroge sur les raisons de l’échec de François-Joseph.
La nation est un lien communautaire fondé sur la tradition, qui est revendiquée pour faire l’unité d’un peuple. L’identité nationale devient la référence obligée dès lors que la structure féodale est dépassée au nom de la souveraineté populaire. La nation moderne est issue de la révolution anglaise, américaine et française aux XVIIe et XVIIIe siècles.
L’empire autrichien « s’est formé à partir d’un autre empire, celui des Allemands, comme marche en lutte contre les invasions et contre les marches d’autres empires, byzantins, slaves, néobyzantins avec les Turcs, néoslaves avec les Russes, et est devenu indépendant parce que son ancien centre de gravité, l’Allemagne l’a retranché de lui-même pour ne pas se laisser dominer par lui. Il y a un Empire du moyen Danube. » (p. 595). Cet empire doit affronter des difficultés, dont la principale est la multiplicité des nations et des langues. L’empire austro-hongrois a disparu en 1919 et il est tentant de dire que c’était inévitable, que tel était son destin. Éric Weil s’oppose à cette prévision rétrospective. Et il compare le rapport des Autrichiens avec les peuples non allemands au sort des Européens dans leurs relations avec des peuples non européens. L’éclatement de l’empire est dû aux erreurs politiques de François-Joseph qui a gouverné l’empire de 1848 à 1916. François-Joseph « a opté pour la grandeur. Il a jusqu’à son dernier jour adhéré à une idée d’honneur que Louis XIV avait été le dernier à suivre en toute sincérité et toute bonne foi. Il a opté pour le Saint-Empire mort, contre l’Empire autrichien encore à naître. » (p. 599). Toutes les réformes, par lesquelles les Habsbourg auraient pu limiter les rivalités entre les nationalités ont été faites trop tard. L’Empire d’Autriche s’engage dans des batailles perdues d’avance contre l’Italie ou contre l’Allemagne (1866). L’empereur s’appuie sur la noblesse en déclin au lieu de s’appuyer sur la bourgeoisie montante, il ne donne pas sa place au parti socialiste. « Lloyd George, devant les dernières propositions autrichiennes, disait : ‘Trop peu et trop tard’. Nul mot n’exprime mieux les faiblesses de la construction des Habsbourg. Trop peu, pourrait-on tout au plus corriger, parce que trop tard. » (p. 597).
La fin de l’histoire
Quel est le sens de l’histoire ? Quelle est sa finalité profonde ?
Il y a peut-être un article qui résume au mieux ce qu’Éric Weil veut dire lorsqu’il parle du sens de l’histoire. Il s’agit du texte intitulé « Sur le sens du mot liberté » (p. 259)7, où Éric Weil commente le livre de Bronislaw Malinowski Liberté et civilisation, publié en 1947.
Malinowski prétend se limiter aux sciences positives, en ce qui le concerne à l’anthropologie, mais ses réflexions sont parfaitement dans la continuité de la tradition philosophique qui va de Platon à Hegel.
De manière objective la liberté se trouve dans la médiation qui nous sépare de la nature, ce qu’on appelle civilisation. « La civilisation est la totalité des institutions grâce auxquelles les hommes, par le travail en commun, forment une nature au-dessus de la nature, des conditions qui leur permettent de survivre dans une indépendance de plus en plus grande des conditions primitivement données. […] elle est liberté dans et par le contrôle des conditions naturelles : sécurité de l’être humain qui vit sans peur, prospérité de celui qui n’est pas opprimé par le besoin. » (p. 263).
La liberté n’est pas l’arbitraire, l’anarchisme du sentiment, qui est érigé par certains en système. « La liberté de l’homme est la liberté dans la loi, sous la loi, par la loi » (p.265). Mais la civilisation en libérant l’homme de la servitude à l’égard de la nature l’expose au danger de la tyrannie. Dans la tyrannie se fait le partage entre les vrais hommes, ceux qui dirigent et les autres, employés par ceux qui commandent. Et en dehors de toute discussion critique les masses peuvent être trompées. « Un tel système est viable ; mais les qualités qu’il exige de ses citoyens de plein droit ne sont pas celles qui font avancer l’humanité : l’absence de réflexion, la haine de la critique, le culte de la violence ne prédestinent pas aux découvertes et aux perfectionnements de la civilisation, et si la propagande peut endormir la soif de justice des subjugués, elle finit par abrutir les détenteurs du pouvoir, qui n’ont qu’une seule tâche, celle de maintenir leur domination. Il n’y a de progrès que dans la liberté. » (p. 266).
La liberté se réalise aussi dans un certain libéralisme : le fait de donner de la valeur à l’individu et de lui donner la possibilité de participer à la discussion politique par l’intermédiaire des élections et du parlement.
Mais la démocratie libérale n’est possible qu’en temps de paix. Le danger de la guerre oblige le gouvernement à se tourner vers une forme concentrée du pouvoir. La guerre a certes joué un rôle positif dans l’histoire. Elle a permis aux peuples de s‘organiser, elle a permis la communication. Mais aujourd’hui, dit Éric Weil : « la guerre a donné tout ce qu’elle pouvait donner : dans la situation technique du monde moderne, toute guerre est au sens strict une guerre civile, dans laquelle ni l’organisation ni les communications intellectuelles n’ont rien à gagner mais tout à perdre. La fonction historique de la guerre comme facteur de progrès est finie. » (p. 268).
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Que nous apportent tous les textes publiés dans Critique, désormais réunis dans Philosopher avec Critique ?
Ces textes intéressent les lecteurs de la philosophie d’Eric Weil, car ils complètent utilement le système. Ces articles donnent des illustrations de certains passages du système, par exemple de la catégorie de l’œuvre lorsqu’il parle des livres sur le nazisme ou de l’action lorsqu’il parle des livres sur le marxisme.
Ils peuvent aussi intéresser ceux qui ne connaissent pas la philosophie weilienne, car ils donnent des jugements éclairés sur les moments décisifs de l’histoire, sur la réussite et les échecs des acteurs en rapport avec ce qui constitue la finalité profonde de l’histoire de l’humanité, la paix et la liberté.
Éric Weil Philosopher avec ‘Critique’, textes réunis, présentés et annotés par Patrice Canivez, Gilbert Kirscher et Sylvie patron, Paris, Vrin, 2024.
Notes
1 – Jean-François Robinet est professeur honoraire de philosophie en CPGE (classes préparatoires aux Grandes écoles). Voir aussi la recension de L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil d’Alain Deligne.
2 – Georges Bataille a fait l’École nationale des chartes et a travaillé à la bibliothèque nationale de Paris. C’est dire s’il connaît bien l’univers des livres et des éditeurs.
3 – Pour mieux comprendre les rapports entre les deux auteurs, il est utile de lire les livres de Sylvie Patron : Critique 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, éditions de l’IMEC, 1999; G. Bataille, E. Weil. À En-tête de Critique, Correspondance (1946-1951), Lignes, 2014.
4 – Idéologie allemande, thèses sur Feuerbach, 1846.
5 – Signalons qu’Éric Weil a écrit un texte complet intitulé « La Constitution anglaise », probablement juste après la Seconde guerre mondiale. Il est publié dans Essai sur la nature, l’histoire et la politique, Presses universitaires de Septentrion, 1999.
6 – Publié dans Essais et conférences, tome II.
7 – Publié également dans Essais et conférences, tome II.